Claude Callens
2000-2020
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Claude Callens
2000-2020
Ce travail n’est impressionnant que par son volume. En effet, pour le mener à bien il aurait fallu quelque génie ou, plus pratiquement, une équipe de spécialistes, théologiens, philosophes, moralistes, historiens, économistes, sociologues, politologues, polémologues, tous, en plus, versés en doctrine sociale chrétienne et en collaboration étroite et durable. ! Autant dire, dans ces conditions, que le projet était irréalisable.
Je m’y suis attelé pendant vingt ans sans avoir strictement aucune des compétences requises. Tout au plus voulais-je, au départ, mettre au propre, en deux cents pages, les préparations des cours de morale sociale que j’ai donnés durant près de cinquante ans, au hasard des demandes. Tout d’abord, par exemple, à partir de 1978 dans les Centres étudiants de formation et d’action culturelle et sociale à Namur, Bruxelles, Louvain-la-Neuve, Mons et Liège ; puis plus systématiquement de 1995 à 2019 aux Séminaire et Studium Notre-Dame à Namur ; de 1993 à 2005, à l’Ecole de la Foi de Namur et, de 2006 à 2019, à l’Institut supérieur de théologie du diocèse de Tournai.
Au fil des découvertes et des interrogations, les 200 pages prévues sont devenues 2.200…
Il ne s’agit certes pas d’une présentation exhaustive de l’enseignement social chrétien qui prétendrait faire concurrence au Compendium de la doctrine sociale de l’Église[1] qui, depuis 2005, est « un instrument très adapté » dont le pape Francois « recommande vivement l’utilisation et l’étude »[2]. Mon travail se veut beaucoup plus simplement une défense et illustration de quelques thèmes fondamentaux de cette doctrine sociale. Défense et illustration appuyées presque exclusivement sur des lectures en langue française qui ne sont pas nécessairement empruntées aux plus grands spécialistes reconnus…. Une défense et illustration qui fait aussi la part belle aux textes de base qu’il était bon que les étudiants découvrent.
Non seulement, le résultat est à revoir et à corriger en raison de l’incompétence de l’auteur mais il restera toujours, par nature, incomplet. Bien d’autres thèmes pourraient être abordés mais, plus fondamentalement, comme l’écrivait un grand connaisseur de la doctrine sociale de l’Église en se référant lui-même à deux autres spécialistes, la doctrine sociale de l’Église « est beaucoup moins déterminée et figée que nous ne sommes parfois tentés de le croire […]. Elle consiste en un « projet social » dont papes et docteurs s’efforcent, pour faire face aux exigences de l’époque, de déterminer toujours plus exactement les lignes directrices, au moyen d’une « méthode d’analyse » inspirée par la foi et basée sur une anthropologie religieuse, en vue d’« éveiller les hommes à une prise de conscience personnelle et réfléchie de la signification de leur foi pour la vie économique et sociale » […]. Il ne faut point s’étonner que l’expression de cette doctrine, à une date donnée et sur un point limité, puisse présenter quelque imprécision. »[3] Il faudra donc veiller à l’actualiser sans cesse pour incarner opportunément les principes fondamentaux sur lesquels elle doit se construire.
Il faudra aussi revoir certaines dates et fonctions de quelques auteurs car le temps a passé. De plus, le lecteur s’efforcera, je l’espère, de pardonner quelques répétitions… Mais elles ne choqueront peut-être que ceux qui auraient la folie de lire l’ensemble.
Appel est donc lancé à toutes les bonnes volontés pour améliorer cet essai, ne serait-ce que pour signaler coquilles, distractions, fautes diverses. Le manuscrit, en effet, vu sa masse, n’a pas trouvé de correcteur. Le lecteur occasionnel et bienveillant est invité à « cliquer » sur la rubrique « rapporter un problème » en haut et à droite de la page et suivre les instructions. Merci à lui, d’avance !
Claude Callens
29 juin 2020, fête des saints Pierre et Paul
P.S. Un grand merci à Bruno, l’informaticien surdoué et patient qui a réalisé ce site.
Nous aurons à peine accompli tout ce qui dépend de nous, que Dieu prendra ce petit travail qui n’est rien, l’unira à sa grandeur et lui donnera tant de prix qu’il en sera lui-même la récompense.
Devant les formes graves d’injustice sociale et économique ou de corruption politique dont sont victimes des peuples et des nations entiers, s’élève la réaction indignée de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction de la nécessité d’un renouveau radical personnel et social propre à assurer la justice, la solidarité, l’honnêteté et la transparence.
La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient.
La vie politique est aujourd’hui discréditée en bien des pays. Elle semble osciller entre la dictature et l’anarchie en passant, le plus souvent, par un subtil mélange des deux. Dans les « démocraties occidentales » qui sont présentées comme des modèles ou du moins comme des images du mieux possible à défaut de perfection improbable, bien des déséquilibres, des incohérences et des scandales disloquent le tissu social et déroutent ou découragent les citoyens. L’économisme semble maître de tout quand ce n’est pas purement et simplement le goût du lucre, des pratiques maffieuses se sont généralisées, la politisation de la vie décourage bien des initiatives, la société se brise en contrastes profonds et graves comme le monde d’ailleurs soumis à l’égoïsme de puissants lobbies. Dans ce contexte désenchanté, la culture enfin paraît désespérément chercher sa voie à moins qu’elle n’exalte déjà le désespoir ou le cynisme.
Le monde profane est à la recherche de son sens et d’hommes désintéressés et intègres qui auraient à cœur de servir dans une perspective qui garantirait à chacun le respect de sa dignité, le juste exercice de sa liberté et la possibilité de réaliser, avec le moins d’entraves possible, toutes les exigences de sa vocation naturelle et spirituelle. Il faudrait en somme retrouver la juste efficacité du service politique en même temps que sa relativité puisque, par définition, la cité idéale est irréalisable et que, de toute façon, pour le croyant, « aucune réalisation temporelle ne s’identifie avec le Royaume de Dieu »[1].
Si l’on se place à un point de vue plus vaste et que l’on considère le monde dans son ensemble, on ne peut être que violemment frappé, cette fois, par la gravité des problèmes qui se posent dans la gestion et même pour la survie de la planète et de l’humanité. Là aussi et plus qu’ailleurs, face aux injustices et aux dysfonctionnements, on attend d’urgence des solutions qui reposent enfin sur une vision correcte et complète de la valeur de chaque être là où il se trouve. On ne peut plus vivre de courts termes, de courtes vues, de pragmatisme quotidien. Il semble plus que temps d’apprendre à construire chaque société et finalement le monde en fonction de l’homme tel qu’il est dans l’intégralité de son être et non plus d’abord en fonction d’une image d’homme mutilée, de plans peut-être cohérents mais irréels, comme on ne peut plus vivre dans la seule perspective de la rentabilité prioritaire ou de la durée d’une carrière.
L’Église catholique propose à tous les hommes une vision de la société qui repose sur la réalité humaine dans toute sa complexité et qui ne pense les structures indispensables, les organisations nécessaires et les plans vitaux qu’en fonction du bonheur de l’homme matériel et spirituel. Dans sa « doctrine sociale »[2] (en abrégé DSE), l’Église, avec assurance et sans complexe, peut se permettre ce discours parce qu’elle est, réellement et quoi qu’on pense, « experte en humanité »[3], ainsi que nous le verrons.
Fondée sur l’homme dans sa vérité intégrale, dans ses caractères permanents et universels, la doctrine sociale de l’Église est d’une éternelle actualité. Toutefois, l’époque contemporaine, marquée profondément et gravement par le matérialisme, l’athéisme ou le fondamentalisme religieux, en rend l’application toujours plus urgente et cruciale pour l’humanisation, voire la sauvegarde d’un monde qui l’a trop souvent ignorée ou méprisée en maints endroits et à maintes époques. Or, aujourd’hui, sous la pression des faits (misère matérielle du tiers-monde et du quart-monde, misère morale et spirituelle des nantis, guerres et génocides, totalitarismes sournois ou violents, injustices sociales et économiques, corruptions, prévarications et trafics, etc.) de plus en plus de personnes, parfois fort éloignées du christianisme, reconnaissent les vertus de certaines valeurs essentielles de l’enseignement social catholique ou redécouvrent, sans toujours s’en rendre compte, des principes que l’Église n’a jamais cessé de proclamer, en particulier depuis le XIXe siècle. Ainsi en est-il de la protection de l’environnement, de la distinction des pouvoirs temporel et spirituel, de la décentralisation et du rétablissement des corps intermédiaires, de la religion comme lien social, de l’indépendance des syndicats, du respect de la vie, de la femme, des tâches maternelles et familiales, du rôle du père, ou encore de la liberté d’enseignement. Il n’est pas rare de retrouver ces valeurs chez des hommes de pensée ou d’action qui ne se réclament ni de l’Église catholique ni même d’une foi quelconque.
La DSE est donc destinée, comme tout le message chrétien d’ailleurs, à tous les hommes de bonne volonté quels qu’ils soient. Elle ne réclame pas nécessairement, au point de départ, du moins, la foi de son interlocuteur. Les grands principes évangéliques dont elle s’inspire, ont de quoi séduire par leur sens profond de l’humanité. De plus, dans son développement interne et historique, la DSE a fait appel aussi aux sciences humaines, à la philosophie et à l’expérience. Elle peut donc se présenter au jugement de la raison et interpeller ainsi tout homme, quelles que soient ses opinions ou croyances.
Toutefois, quelques principes fondamentaux de l’enseignement social ne peuvent bien se comprendre qu’à la lumière de certaines données de foi que l’incroyant ou le non-chrétien pourront admettre au titre d’idées « éclairantes » ou d’hypothèses qu’ils jugent si les prémisses douteuses à leurs yeux ne conduisent pas finalement à une conception de l’homme et de sa vie sociale qui répond mieux à leur souci de dignité, d’harmonie et de paix. Arrivés à ce point, ils se rendront compte que la mise en application de la DSE réclame une conversion, au moins morale, de chacun de nous. Puisque l’homme est sa « route privilégiée »[4], l’Église ne compte pas d’abord sur une modifications des structures pour changer l’homme ensuite. En effet, cette voie est non seulement contraire à son architecture mais elle introduit, presque immanquablement, l’arbitraire dans la gestion politique. À l’inverse, la DSE invite l’homme à changer pour qu’il puisse changer la société à sa mesure. S’il faut que la société s’adapte à la nature profonde de l’homme, encore faut-il que cette nature tende à être réalisée avec le maximum de plénitude possible, au préalable ou en même temps. La féconde nécessité de cette perspective n’a pas échappé, par exemple, au philosophe rationaliste que fut Alain même si sa vision est un peu caricaturale. Examinant ce qui sépare le socialisme du christianisme, il écrit[5]: « L’esprit socialiste cherche toujours à modifier l’ordre humain en le prenant par le bas ou par le dessous. Par exemple, n’attendons point que l’ouvrier ait le goût de l’étude pour lui donner des loisirs ; n’attendons point que l’instruction et la culture de tous réalisent un ordre politique meilleur ; mais faisons agir les intérêts : changeons d’après cela l’ordre politique ; l’instruction et la culture de tous en résulteront. Il faut d’abord modifier les conditions de travail qui portent tout le reste(…). L’idée chrétienne lui est tout à fait contraire. L’organisation politique est, selon le chrétien, toujours médiocre, souvent mauvaise, parce que l’esprit en chacun marche tête en bas. Il faut premièrement redresser l’individu, afin qu’il juge bas ce qui est bas, et vénérable ce qui est vénérable(…). Tel est le mouvement évangélique, au regard de quoi tout socialisme est un pharisaïsme sauvé. » Même si, comme nous le verrons au dernier chapitre, les transformations des structures et des personnes doivent aller de pair, il est évidemment hasardeux d’imposer la meilleure loi du monde à des citoyens qui n’en veulent pas, ne peuvent la comprendre ou sont incapables de la vivre. Il est toujours nécessaire d’éduquer et de s’éduquer.
L’application de la DSE demande donc honnêteté et courage. Elle réclame, en fait, une longue patience. Une patience qui, dans sa douceur et sa persévérance, ne peut être sous-tendue que par l’amour et, en définitive, par la foi. En effet, l’ampleur de la tâche, les résistances de l’égoïsme et la force du péché useront les meilleures dispositions et terniront tous les rêves si l’on ne demande les forces surnaturelles qui seules inscriront, dans la durée et l’efficacité, les velléités généreuses qui ne manqueront jamais de fleurir dans la découverte de cet enseignement social si attirant par ailleurs.
La raison séduite ne portera tous ses fruits qu’à travers la prière et les sacrements et avec la grâce de Dieu. Prétendre le contraire serait malhonnête et dangereux. Ceci dit et parce que nous devons être très attachés à l’idée que le message chrétien est destiné à tout homme de bonne volonté et qu’il peut réellement le satisfaire, ne craignons pas de nous adresser aux incroyants et aux non-chrétiens[6]. Nous voulons montrer la cohérence de la DSE et son sens profond de l’homme. Non seulement, tout homme, quelle que soit sa conviction, est préoccupé par l’amélioration du monde et est indispensable à sa construction mais, de plus, en constatant la pertinence et comme la « délicatesse » de cette doctrine, chacun percevra peut-être, à travers le sens que prend la société, le sens même de l’homme.
Écrit pour les femmes et les hommes du XXIe siècle, cet essai se veut plus pratique que savant. Bien sûr, il se doit de reprendre principes et normes fondamentaux « qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère »[7]. Ces éléments sous-tendent la DSE, l’expliquent et la justifient mais ils doivent s’inscrire dans l’actualité, inspirer la transformation du monde d’aujourd’hui dont certains problèmes ne sont, d’ailleurs, que des problèmes éternels. C’est pourquoi l’enseignement de Jean-Paul II et de ses commentateurs sera privilégié sans qu’on néglige pour autant l’enseignement des prédécesseurs. Le message actuel de l’Église n’abolit pas les discours précédents qui se réfèrent aux mêmes fondements, il les suppose et y renvoie continuellement. Les réalités mouvantes du monde et certaines urgences expliquent les insistances particulières ou de relatives nouveautés mais elles s’inscrivent toujours dans la continuité de la Tradition qui s’enracine dans des principes intangibles inscrits dans la nature même de l’homme et au cœur de l’espérance chrétienne.
En vertu de l’évolution constante du monde, ce travail devra être régulièrement revu, élagué ou augmenté. L’Église n’a pas cessé d’écrire sa doctrine sociale et elle ne cessera de le faire qu’à la fin des temps. Cet enseignement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est définitivement provisoire. Non que l’Église puisse brûler ce qu’elle a adoré ou vice versa, mais, dans la mesure où l’histoire des hommes est fluctuante, toujours riche d’orientations nouvelles et à la merci d’une divine surprise de l’Esprit Saint comme d’une perversion nouvelle, l’Église doit veiller continuellement à répondre, éclairée par ses principes fondateurs, aux sollicitations nouvelles du monde[8]. La réalité sociale à laquelle Centesimus annus s’intéresse est différente, à certains égards, de celle qui poussait Léon XIII à écrire Rerum novarum. Et demain, des événements amèneront un autre pape à publier une nouvelle encyclique sur les questions du jour.
Le lecteur comprendra, nous l’espérons, qu’il n’est ni possible ni utile de réfléchir ici à tous les problèmes de l’heure d’autant plus que certains sont très régulièrement abordés dans des études très diverses. Ainsi ne trouvera-t-on pas grand chose ici sur la vie conjugale ou les questions « bio-éthiques ». Ces sujets sont capitaux mais comme ils sont remarquablement traités dans de nombreux ouvrages. Je ne me risquerai pas à répéter avec maladresse ce que d’excellents auteurs ont publié.
J’ai choisi des questions d’actualité, certes, mais sur lesquelles, en général, on ne connaît pas bien la position de l’Église, à moins qu’on ne l’ignore tout à fait : écologie, démographie, guerre, démocratie, culture, etc., sont des thèmes incontestablement moins fréquents dans les vulgarisations. Or il y a, sur ces matières, des idées riches et salvatrices peut-être.
Ajoutons encore que tel ou tel aspect de la pensée de l’Église pourra être développé ultérieurement à travers une monographie, par exemple. Ainsi en sera-t-il, si Dieu le veut, de la représentation du corps et de la sexualité dans l’image contemporaine. Problème que Jean-Paul II a étudié et sur lequel il a développé, dans l’ignorance presque générale, des considérations extrêmement fécondes et pour l’art et pour la moralité.
Contrairement à ce que j’ai fait précédemment[9], je ne m’en tiendrai pas seulement à l’exposé de la doctrine de l’Église mais je tenterai de l’expliquer ou de la conforter en empruntant à l’histoire ou à l’actualité des témoignages susceptibles de la rendre crédibles aux yeux de ceux qui, avec raison, sans doute, ne peuvent s’en tenir au pur et simple principe d’autorité. Le temps du « Roma locuta est »[10] est passé !
Parler de la doctrine sociale de l’Église, n’est-ce pas parler d’une morale ? Voilà un mot qui résonne désagréablement à nos oreilles aujourd’hui ! Ne vaudrait-iol pas mieux parler d’une éthique ? Éthique est un mot très en vogue, qui ne rebute pas nos contemporains.
Toute communauté, vit suivant des règles, depuis la famille jusqu’à la communauté européenne, voire la communauté des nations unies en passant par l’école, la commune, l’association sportive, le syndicat, la région et tous les autres rassemblements humains petits ou grands.
Ces règles sont le plus souvent écrites mais elles peuvent ne pas l’être. Il est rare que dans une famille, par exemple, on affiche un règlement de conduite. Si on le fait parfois, c’est, par exemple, pour une répartition équitable entre les enfants de certaines tâches bien particulières comme mettre la table, faire la vaisselle, etc. Dans une famille, ce sont plutôt des habitudes, des coutumes qui, par la proximité des membres, les ajustent plus ou moins bien les uns aux autres.
Donc, toute société, petite ou grande, et surtout si les personnes viennent d’horizons culturels très divers, a besoin pour se constituer et perdurer d’établir un code, de définir des recommandations, des préceptes, des statuts, des lois. Cet ensemble de règles ne constitue pas encore ce qu’on appelle une éthique mais son substrat
Éthique est un mot d’origine grecque formé sur ethos (ήθος) qui désigne le séjour habituel, la demeure, le caractère habituel, la coutume, l’usage, la manière d’être, le caractère, les mœurs. À l’origine, chez Aristote, ethicon n’est autre que la morale, c’est-à-dire, expliquent les dictionnaires, cette partie de la philosophie qui rassemble les principes qui sont à la base de la conduite de quelqu’un (Larousse), les valeurs qui orientent et motivent nos actions. Plus savamment, l’éthique est « la science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal ».[11]
Simplement, on peut dire, dans un premier temps, qu’éthique et morale désignent la même réalité. Éthique étant d’origine grecque et morale d’origine latine (mores : les mœurs).
Au fil du temps, les choses se sont compliquées. Beaucoup d’auteurs donnant des sens différents à ces mots. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer toutes les définitions diverses qui ont été données. Chaque auteur ayant sa conception. Certains disent que la morale donne les fondements tandis que l’éthique applique la morale à des domaines particuliers ; dans ce sens, l’éthique économique ou l’éthique politique se réfèrent aux mêmes principes fondamentaux. D’autres disent que la morale est la norme qui impose un devoir, ce que je dois faire ou ne pas faire tandis que l’éthique est un appel à l’action, donne une orientation. D’autres encore diront que l’éthique est la science de la morale. Bref, nous sommes devant un foisonnement de sens.
Ce qui est sûr et clair c’est qu’aujourd’hui, l’évocation de la morale renvoie à une époque lointaine, à une attitude obsolète et intolérable, celle de vouloir faire la morale aux uns ou aux autres.
Pour bien comprendre cette attitude largement répandue, il faut se rendre compte que durant la seconde moitié du XXe siècle s’est produite en Europe occidentale une véritable révolution culturelle. Une révolution culturelle qui n’a pas connu, comme en Chine, des exécutions sommaires et des camps de travail mais, malgré sa douceur, cette révolution fut très profonde. Pour l’identifier, voyons comment elle s’est passée dans l’école.
L’enfant qui entre à l’école primaire au lendemain de la seconde guerre mondiale se trouve d’emblée confronté à des exigences d’ordre moral qui s’expriment, par exemple, dans les « bulletins » qui vont sanctionner son parcours et qui sont conçus conformément à la loi.[12]
On y lit, en introduction : « Ce « Livret de notes » a été médité spécialement à votre intention. Les conseils et les pensées qu’il contient vous apprendront comment vous devez faire pour vous perfectionner chaque jour, comment vous devez remplir vos devoirs envers vos parents, vos professeurs et vos condisciples.
Si vous les comprenez bien et si vous les mettez en pratique dans votre vie journalière, incontestablement vous grandirez en sagesse et en force.
Continuez vos efforts pour faire le bien et avoir le mal en horreur. Vous répondrez ainsi à ce que désirent vos parents, à ce que souhaitent vos professeurs.
Mais ne l’oubliez pas, tout dépend de vous. »
Cet avertissement insiste donc sur les devoirs de l’élève et considère que le bien à faire et le mal à éviter sont connus. Suit un Extrait de la législation scolaire qui insiste sur la propreté, la bonne tenue, l’obéissance, le respect. Chaque page réservée aux cotes du mois est précédée d’une injonction appelant l’élève à aimer l’école, son maître, ses camarades, stimulant l’assiduité, l’attention, l’étude, le soin des cahiers et des livres, la lecture de bons livres. À la fin, une série d’Aphorismes recommandent le calme, la politesse, la décence, la tempérance, l’épargne, la sobriété, l’hygiène et invitent à bannir le vol, le mensonge, à fuir les mauvaises fréquentations. Bref, tout le travail scolaire est ainsi encadré par des considérations morales qui, notons-le, ne sont pas justifiées, semblent aller de soi, partagées par les parents et les enseignants.
Une fois le cursus primaire terminé, l’élève va retrouver le même esprit à l’école secondaire. En témoigne, par exemple, la devise de l’Athénée de Namur : Fais ce que dois, advienne que pourra. Et le chant de l’école souligne : « Fidèles au devoir, forgeons notre savoir ! ». Plus tard, à l’université, le jeune qui se destine à l’enseignement apprend que « tout professeur est d’abord un professeur de morale… ».[13]
De la maison à l’université donc, l’étudiant est, à cette époque, confronté à la même morale bien établie, une morale du devoir, mais une morale qui semble aller de soi, rarement justifiée. Il y a un bien et un mal qui s’imposent. Cette expérience n’a rien d’exceptionnel, on peut, loin de chez nous, mais à la même époque, en trouver une confirmation.
Albert Camus (1913-1960), dans son dernier roman autobiographique[14] inachevé, témoigne du même genre d’éducation : « Personne, en vérité, n’avait jamais appris à l’enfant ce qui était bien ou ce qui était mal. Certaines choses étaient interdites et les infractions sévèrement sanctionnées. D’autres pas. Seuls ses instituteurs, lorsque le programme leur en laissait le temps, leur parlaient parfois de morale, mais là encore les interdictions étaient plus précises que les explications. »
Toute la culture de cette époque est imprégnée d’une morale, qu’on appelle hétéronomique, c’est-à-dire où la loi, la règle (nomos) vient d’un autre (heteros) que moi, des parents, des professeurs, des patrons, des ministres[15]. Et les principes de cette morale étaient certainement les mêmes à l’école catholique qui en ajoutait d’autres bien sûr à caractère religieux.
Cependant, dans les années 90, le ministère diffuse à travers les écoles de l’État une brochure intitulée Mon école comme je la veux ![16]
Ce document nous révèle que nous sommes désormais entrés dans une autre culture où, si l’on parle encore de devoirs, on insiste surtout sur les droits à exercer pour que l’école soit comme je la veux ! Même si ce titre paraît quelque peu démagogique, il reflète bien la nouvelle culture, celle de l’autonomie, de la revendication des droits, celle où c’est moi finalement qui décide de ce qui bien ou mal. Culture du désir comme en témoigne cette publicité imaginée par une banque qui énumère nos désirs d’objets plus ou moins coûteux sous le titre accrocheur « Je voudrais… ». Désirs qui, ici, peuvent être exaucés par l’argent que votre banque se fera un plaisir de vous prêter pour que vous puissiez « vivre pleinement », être heureux d’un bonheur matériel.
On peut parler d’une révolution culturelle. En effet, le contraste est saisissant si l’on confronte les insistances respectives : au lieu de la loi extérieure, j’impose mon je ; face aux devoirs se dressent mes droits ; il ne s’agit plus d’abord de connaître, d’obéir, de recevoir mais plutôt de vouloir, de réclamer et d’obtenir ; à l’autorité toute puissante et incontestée, du père, du maître, du professeur, du patron, s’oppose ma liberté.
Ceux qui ont fait un peu de philosophie constateront que la morale hétéronomique renvoie clairement à la pensée d’Emmanuel Kant (1724-1804) pour qui le véritable bien n’est pas d’être heureux mais de mériter d’être heureux. Autrement dit, le devoir doit primer sur la recherche du bonheur. Dans cet esprit, une action est morale quand non seulement elle est conforme au devoir mais encore quand elle est accomplie par devoir : « Lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement bon, ce n’est pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale ; il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse […]. »[17]
La culture de l’autonomie, elle, peut se donner comme représentant Jean-Paul Sartre (1905-1980) qui conteste radicalement la perspective de Kant en écrivant[18] : « …il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir… L’auteur justifie sa position en expliquant que « tout est permis si Dieu n’existe pas […]. Si […] Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. »
Il s’agit certes de positions extrêmes mais elles éclairent et justifient intellectuellement l’attitude de ceux qui considèrent qu’ils sont seuls maîtres de leur destinée et seuls référents de leur conduite. Réellement, dans cette perspective, le sujet fait exactement ce qu’il veut parce qu’il le veut. Un slogan, en néerlandais dit : « Mijn wil is wet ».[19]
Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, nous pouvons nous demander quelles sont les causes de cette mutation culturelle bien identifiée. Il y a plusieurs raisons dont le développement nous entraînerait trop loin de notre véritable sujet. Disons simplement que l’expérience des régimes totalitaires qui ont fleuri en Europe notamment dans la première moitié du XXe siècle ainsi que les mutations sociales qui sont intervenues après leur chute ont stimulé un appétit de liberté. À cela s’ajoute un engouement pour la raison scientifique qui a dévalorisé toute autre raison, philosophique ou religieuse. Ainsi, la morale chrétienne s’est trouvée mise en question. Enfin, il est sûr que la volonté d’autonomie a été et est encore une réaction contre le moralisme qu’il soit d’ailleurs laïc ou chrétien. L’avènement du sujet comme source de valeur fonde l’individualisme (moi d’abord !) et le relativisme (rien n’est vrai ou faux, bon ou mauvais en soi !) qui peuvent déboucher sur l’agressivité et la violence.[20]
Albert Camus écrivait[21] déjà au lendemain de la seconde guerre mondiale : « Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. »
Mais ne nous attardons pas aux causes multiples de cette révolution. Évaluons plutôt ses enjeux.
Une société construite par et dans une culture hétéronomique est incontestablement une société cohérente et ordonnée mais, en même temps, une société où les personnalités risquent d’être étouffées, où règnent le conformisme, l’incompréhension, l’inquiétude et qui suscite finalement la révolte.
Une société qui vit, comme la nôtre, dans une culture de l’autonomie, reconnaît certes la liberté personnelle mais la morale au sens classique du terme est dissoute dans les volontés particulières. La cohésion sociale est ébranlée par l’individualisme et elle est aussi, comme la précédente, traversée par l’inquiétude, le conformisme et peut déboucher sur la révolte quand le « moi » n’est pas écouté. La dissolution morale et sociale peut, en partie expliquer le succès de certains mouvements populistes mais aussi de l’Islam y compris dans sa forme la plus radicale, réactions suscitées par la nostalgie d’un ordre.
Le problème qui se pose à nous est le suivant : si chacun décide de ce qui est bien ou mal, comment faire vivre ensemble harmonieusement des hommes qui vivent selon des principes différents ? Quel ciment social peut-on espérer ? C’est la question que se pose Guy Haarscher, philosophe, professeur à l’ULB. Comme les hommes ne font plus confiance ni à Dieu ni à la Raison (Kant), le risque est grand de sombrer dans l’anarchie ou la dictature. Il écrit[22] : « Il n’est pas irrationnel que quelqu’un se soucie à tel point de son pur intérêt personnel qu’il accepte sans sourciller l’annihilation d’une communauté entière… »
Un autre philosophe contemporain[23] confirme que dans notre société très libérale, « toutes les valeurs qui paraissaient encore évidentes ou sacrées aux yeux des générations précédentes » ont été noyées, selon l’expression bien connue de Marx et Engels, « dans les eaux glacées du calcul égoïste »[24] Il écrit : « Dans ces conditions, il ne peut donc plus exister la moindre base légitime - c’est-à-dire qu’on ne puisse aussitôt diaboliser comme « conservatrice », « réactionnaire » ou « phobique » - pour endiguer le déferlement continu des nouvelles revendications « sociétales » et de menaces de recours aux tribunaux correspondantes. Au nom de quoi, en effet, irait-on par exemple pénaliser la pédophilie, dès lors que les partenaires sexuels sont supposés consentants […][25] ? Ou bien refuser aux enfants le droit de voter dès l’âge de neuf ans, ou celui de choisir de nouveaux parents à partir de leur douzième année […] ? Ou encore le droit pour un individu de sexe masculin d’exiger de la collectivité qu’elle reconnaisse officiellement qu’il est réellement une femme, pour une Américaine blanche qu’elle est réellement une Noire […] ou pour une anorexique qu’elle est réellement obèse ? »[26]
Reste-t-il tout de même des limites ? Des valeurs communes ? Oui, des valeurs floues ou mal fondées comme la tolérance, mais peut-on tout tolérer ? Les valeurs encore plus ou moins partagées sont surtout des valeurs négatives : on est contre l’extrême-droite, contre le conservatisme, contre le fondamentalisme, contre le capitalisme libéral mais sans qu’on définisse précisément ces notions ; on est contre la pédophilie mais, en 1996, lors de l’éclatement de l’affaire Dutroux, face à l’émotion populaire, un homme politique mettait en garde la population : « qu’on ne vienne pas nous parler de morale ! » Et on a oublié que dans les années 50-80, dans l’efflorescence de la culture de l’autonomie, films et romans vantaient pédophilie et inceste qui ont toujours aujourd’hui leurs partisans avérés. Ne m’a-t-on pas appris à faire ce que je veux ?
Vous me direz : nous avons des lois ! Certes, mais elles sont fluctuantes en démocratie, livrées au décompte des volontés individuelles[27], et ne consacrent-elles pas, quand on y regarde de près, des biens particuliers ?
Restent les droits de l’homme, objecterez-vous. Des droits présentés, dans le Préambule de la Déclaration universelle de 1948, comme universels indivisibles, fondamentaux et inaliénables. Voilà donc, apparemment, de bonnes balises, de solides garde-fous. Le problème est qu’aujourd’hui ils sont de plus en plus contestés ou en conflit avec l’obsession démocratique. Nous y reviendrons.
Il faut aussi se rendre compte que, face à moi, à la limite, face à mes désirs érigés en droits, l’autre devient un ennemi, une entrave à ma liberté. Le mal, dans le fond, vient de l’autre, du patron, du professeur, du gouvernement. Ainsi, face à la pauvreté dans le Tiers-Monde, certains riches diront qu’elle est due aux pauvres eux-mêmes, certains pauvres qu’elle est due aux riches. Personne ne se met en question !
Comme l’écrit Alain Finkielkraut[28] : « …aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. »
Bref, dans cette déroute de la morale pulvérisée par l’avènement du moi, la notion d’éthique, elle, semble se maintenir mais comment ? Nous allons le voir mais auparavant, prenons acte de ce diagnostic porté par le célèbre sociologue Edgar Morin[29] : « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. »
Alors que « la morale commande », ce qui nous est désormais insupportable, « l’éthique, elle, recommande », selon la définition du philosophe André Comte-Sponville[30].
Et il est indéniable que le mot éthique connaît un grand succès. Nous entendons chaque jour parler d’éthique politique, d’éthique des affaires, d’éthique de l’entreprise, d’éthique sportive, de bioéthique, d’éthique commerciale, d’éthique de l’informatique, d’éthique environnementale ou ethnoéthique, d’éthique animale, d’éthique militaire, d’éthique médicale, d’éthique financière, de roboéthique (éthique appliquée à la robotique), d’éthique du dialogue social…. Des spécialistes s’investissent dans la métaéthique qui analyse les normes éthiques. Enfin, on parle d’éthique déontologique lorsque l’éthique aboutit à la définition d’une déontologie professionnelle (déontologie des médecins, des avocats, des architectes, etc..). Ajoutons à cette liste non exhaustive apparemment les colloques, les commissions régulièrement organisés.
Prenons acte tout d’abord de cette diversité. Il y a des éthiques et non une éthique. En tout cas, ce phénomène semble au moins indiquer le besoin de règles dans divers domaines d’activité. Mais il ne peut s’agir d’un retour à la morale car celle-ci ne comporte, dit-on que des valeurs négatives, des interdits, des contraintes tandis que l’éthique, elle, parlerait de valeurs positives, de liberté, de solidarité. La morale s’exprime, on l’a vu, en termes de devoirs, signe d’une culture morte, prétend-on, tandis que les éthiques indiquent des repères, font des recommandations fruits d’une culture démocratique.[31]
Désormais, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas, elles ne prétendent dirent ce qui est bien ou mal en soi. Elles sont l’affaire de spécialistes, d’orientations philosophiques diverses, de formations diverses qui, au sein de commissions, vont élaborer, sur telle question, dans tel domaine, une éthique qui sera une expression démocratique, le fruit d’un consensus obtenu au terme de négociations et de compromis. Elles sont, par nature, mouvantes et fluctuantes puisqu’elles sont tributaires des rencontres de quelques « spécialistes » à un moment donné sur un sujet donné.
Ces éthiques ne concernent que les affaires publiques. Sur le plan personnel, chaque conscience est considérée comme autonome, cadrée seulement par les lois du moment, par des éthiques changeantes.
En tout cas, il n’y a plus de normes fixes puisqu’il n’y a plus, de bien ou de mal en soi. Tout au plus peut-on déceler, à travers la fortune actuelle du mot « éthique », l’aveu timide, discret de l’impossibilité de vivre ensemble sans quelque accord tout fragile soit-il, l’aveu voilé du danger d’une liberté totale alors que la liberté humaine est relative puisqu’elle est l’aspiration à l’illimité d’un être limité.
Ce qui est finalement en question dans cette opposition entre morale et éthique, c’est le problème de la liberté. On rejette la morale comme contraire à la liberté et on accepte des éthiques comme nécessaires à la liberté pour qu’elle ne dégénère pas en licence pure et simple.
Loi et liberté s’excluent-elles nécessairement ?
N’y aurait-il pas des règles, des lois libératrices ?
C’est ce que nous devrons examiner.
Il est nécessaire de se demander si l’Église a le droit de s’exprimer sur des questions politiques, sociales, économiques, voire culturelles, mais il faut tout d’abord constater l’existence, depuis longtemps, d’un souci pour les « problèmes » du monde qui s’est traduit, en particulier, depuis le XIXe siècle, par ce qu’on a appelé, très souvent, la doctrine sociale de l’Église.
Dès l’origine et au fil des siècles, non seulement le Magistère mais aussi les Pères de l’Église, des théologiens se sont penchés sur la société et ont développé un certain nombre d’idées, de recommandations ou d’interdictions pour orienter la vie des citoyens et la conformer le mieux possible à l’idéal évangélique. Ainsi, très tôt, trouve-t-on des textes très engagés et courageux sur la destination universelle des biens et le droit des pauvres, l’esclavage, les rapports entre l’Église et le pouvoir politique, l’usure[1]. Conciles, décrets et bulles[2] officialisent les principes. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin commente la Politique d’Aristote, médite sur l’exercice du pouvoir politique dans le De regno ad regem Cypri, et, dans la Somme théologique, développe un traité de la justice et des lois. De même, deux siècles plus tard, dans l’ouvrage homonyme d’Antoine de Florence, nous trouvons une vue globale de la vie économique, Eugène IV publie une bulle sur la traite des noirs, Callixte III s’attaque à l’usure. Au XVIe siècle, éclairé entre autres par la Très brève relation de la destruction des Indiens de Bartolomeo de Las Casas, le grand théologien Francisco de Vitoria, dans ses Leçons sur les Indiens et sur le droit à la guerre, jette les bases du droit international, et du droit à la liberté religieuse tout en éclairant ce que doivent être les justes rapports entre le pouvoir du pape et de l’empereur. Les problèmes étant récurrents puisque les hommes, de génération en génération, restent pécheurs, Léon X revient sur la question de l’usure. Au XVIIe siècle, Francisco Suarez (De legibus), Robert Bellarmin traiteront de questions « politiques ». Le pontificat de Benoît XIV (1740-1758) est riche en enseignements sociaux : Immensa pastorum (la question raciale), Acerbi plane (la destination universelle des biens), Vix pervenit (l’usure), Ex commissio nobis (le droit des pauvres). A la fin du siècle, Pie VI lance son fameux bref[3] Quod aliquantum sur les droits de l’homme et les rapports entre les pouvoirs spirituel et temporel (1791).
Cette courte énumération qui est très loin évidemment d’être exhaustive nous montre qu’en tous temps l’Église a prêté attention aux problèmes du monde. Mais, on ne peut, durant ces dix-huit premiers siècles, parler de doctrine sociale dans la mesure où nous avons affaire, dans tous les cas, à des interventions ou réflexions ponctuelles sur des sujets précis.
C’est au XIXe siècle qu’apparaît la doctrine sociale. d’une part, des événements considérables ont bouleversé l’Europe. Que ce soit la Révolution française ou la révolution industrielle, les sociétés subissent de profondes et douloureuses mutations. Elles ne laissent pas les chrétiens indifférents. Si Pie IX (Quanta cura et le Syllabus) part, en 1864, en guerre contre les nouvelles idéologies, d’autres s’efforcent de repenser la société et de trouver remèdes aux maux qui la déstructurent. Le P. Taparelli d’Azeglio publie un Essai théorique de droit naturel basé sur les faits et un Essai sur les principes philosophiques de l’économie politiques. En Allemagne et en Suisse, Mgr Ketteler et Mgr Mermillod, d’autres ailleurs, réagissent aux graves problèmes que connaît la société. Ils préparent la voie à Léon XIII qui, dans de nombreuses encycliques[4], va constituer la première réflexion synthétique et structurée de l’Église sur la société. Réflexion qui se poursuivra sans discontinuer à partir de cette fondation.
Depuis le pontificat fondateur de Léon XIII, les auteurs semblent hésiter sur le nom à donner à cette réflexion plus systématique de l’Église. On a ainsi accolé l’adjectif « social » à « pensée », « discours », « question », « message », « Royauté », « ordre », « catholicisme », « philosophie », « éthique », « morale », « évangile », « magistère », « enseignement », « doctrine »[5]. Dans les textes officiels, ce sont les termes « enseignement » et « doctrine » qui, progressivement, au cours du XXe siècle, se sont imposés.
Certains auteurs font la distinction entre doctrine et enseignement. Ainsi Carlo Caffara considère qu’enseignement social de l’Église désigne « l’ensemble des vérités et normes morales enseignées par le magistère de l’Église et ayant pour objet la nature et l’organisation de la société humaine » tandis que la doctrine sociale chrétienne rassemble les « indications pratiques adressées à ceux qui acceptent l’enseignement social pour les aider à transformer les diverses structures économiques, politiques, etc., de la société »[6]. Mais, dans un texte officiel, les définitions sont inversées : « « Doctrine » en effet souligne davantage l’aspect théorique du problème et « enseignement » l’aspect historique et pratique »[7] !
En fait, comme le précise immédiatement, le document utilisé, les deux termes y sont employés indistinctement car « l’un et l’autre veulent indiquer la même réalité. Leur usage alterné dans le magistère social de l’Église, aussi bien le magistère solennel qu’ordinaire, pontifical et épiscopal, indique l’équivalence réciproque ».
C’est Jean-Paul II, semble-t-il, qui a mis fin aux hésitations en employant les deux mots indifféremment, comme s’ils étaient synonymes, avec une prédilection assez nette pour l’expression, « doctrine sociale »[8].
Des commentateurs récents privilégient les mots « éthique » et « morale », en se référant, implicitement ou explicitement à l’encyclique Centesimus annus (CA)[9] : « L’Église reçoit de la Révélation divine le « sens de l’homme ». « Pour connaître l’homme, l’homme intégral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aussitôt après il citait sainte Catherine de Sienne qui exprimait sous forme de prière la même idée : « Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature »[10]. L’anthropologie chrétienne est donc en réalité un chapitre de la théologie et, pour la même raison, la doctrine sociale de l’Église, en s’occupant de l’homme, en s’intéressant à lui et à sa manière de se comporter dans le monde, « appartient (…) au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale »[11] ». Comme ce texte nous le suggère, en classant la doctrine sociale dans la théologie morale, nous pouvons, sans crainte et sans complexe, à l’écoute de ce que l’Église elle-même nous dit, passer d’une appellation à l’autre sans autre intention que de varier le style.
Les hésitations et les tâtonnements dans le choix d’une appellation s’expliquent, sans doute mais en partie, par le fait que d’aucuns contestent à l’Église le droit ou la capacité de développer une doctrine sociale. d’autres répugnent peut-être à utiliser une étiquette qui, à certaine époque, ou sous certaine latitude, a acquis mauvaise réputation[12]. Mais, plus profondément et pour rendre compte des difficultés que les meilleurs auteurs, les plus fidèles à l’Église, ont eues pour nommer cet aspect de son message, il faut se pencher sur la nature particulière de la matière en cause.
Comme nous le constaterons, le discours de l’Église sur la société, est à la fois, pour reprendre le distinguo établi par certains, un enseignement et une doctrine. C’est-à-dire à la fois un ensemble de vérités, de principes et des normes pratiques pour incarner ces principes dans la réalité historique toujours mouvante. Ou mieux encore pour reprendre la description du cardinal Ratzinger : des principes fondamentaux, des critères de jugement et des directives d’action[13]. « Essentiellement orienté vers l’action, écrit-il, cet enseignement se développe en fonction des circonstances changeantes de l’histoire. C’est pourquoi, avec des principes toujours valables, il comporte aussi des jugements contingents. loin de constituer un système clos, il demeure constamment ouvert aux questions nouvelles qui ne cessent de se présenter (…) »[14].
De plus, si la doctrine sociale parle des « œuvres », ces œuvres ne peuvent se passer de la foi, comme nous le verrons à plusieurs reprises. Comme l’affirme un auteur, « la doctrine sociale témoigne d’un choix radical pour l’amour qui permet, par l’amour, une transformation de l’homme. Si elle implique un changement de certaines pratiques ou structures sociales (que vaut la foi sans les œuvres ? Jc 2, 17), elle suppose, plus radicalement, un changement de l’homme. La mise en application de la doctrine sociale suppose une conversion intérieure, une metanoia radicale. Autrement dit, la doctrine sociale est intrinsèquement spirituelle. Elle parle des œuvres certes, mais aussi de la foi (que valent les œuvres sans la foi ?). De l’action sans doute, mais en même temps de la vie intérieure, de la prière, de l’amour. Pour faire bref, la doctrine sociale est une voie spirituelle (d’où, à nouveau, on sent combien il importe de nuancer le mot « doctrine » pour l’admettre ici »[15]. La conjugaison entre les œuvres et la foi, entre le temporel et le spirituel, n’exclut pas, nous verrons pourquoi, la collaboration avec les incroyants ou des personnes appartenant à d’autres religions mais elle montre qu’aucun mot ne peut rendre compte exactement de la nécessité de considérer cette « matière » comme faisant partie intégrante du message chrétien. En effet, « la doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui même en tant qu’« être social ». Mais seule la foi lui révèle pleinement sa véritable identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de l’Église qui, en s’appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la philosophie, se propose d’assister l’homme sur le chemin du salut »[16]. Il ressort de cette description que cette doctrine peut séduire l’intelligence et qu’elle peut être, par le fait même, un instrument de dialogue entre chrétiens, avec les non-chrétiens et les athées. Mais en même temps, sous peine de déformation et d’inefficacité, elle ne prend son sens véritable et n’acquiert sa force transformatrice que sous l’éclairage de la foi en un Dieu qui crée, aime et sauve. Comme nous le verrons au dernier chapitre, « pour que la société humaine présente avec la plus parfaite fidélité l’image du Royaume de Dieu, le secours d’en haut est absolument nécessaire »[17].
Si le mot doctrine a fait difficulté, l’adjectif « social », lui, se retrouve presque partout. Mais, quel sens lui donner ? La restriction de sens la plus forte consiste à réduire l’action sociale chrétienne aux « bonnes œuvres ». L’action sociale ne serait que ce qu’on appelle habituellement une action caritative. Certes, les pauvres - et le sens de ce mot est plus complexe qu’on ne le pense - occupent une place centrale dans le souci de l’Église. Mais la « charité » n’est pas un substitut de la justice. M. Schooyans[18] a dénoncé cette dérive qui n’est pas neuve : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonne œuvres. C’est l’époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à toute une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique (…). »
Or, et de manière très nette, le Concile Vatican II a affirmé qu’« il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice » [19]. Bien des pauvretés (la faim, la chômage, la drogue, le décrochage scolaire, l’immigration, la violence, la prostitution, etc.) sont souvent les conséquences de désordres économiques, sociaux, politiques, internationaux. Vis-à-vis de ces problèmes, les « bonnes œuvres » pourront apparaître comme insignifiantes voire hypocrites car l’aumône peut être un alibi qui vous libère de réformes plus radicales. Comme le dit encore Michel Schooyans, l’aide internationale, par exemple, n’est le plus souvent, qu’une « feuille de vigne » qui camoufle le jeu des intérêt[20].
Si la charité ne peut remplacer la justice, la justice ne peut être séparée de la charité. Non seulement la justice sans charité, nous le verrons, devient vite injustice mais, de plus, bien des misères ne peuvent être atteintes que ponctuellement et personnellement car elles échappent aux structures. Par ailleurs, aucune loi ne peut vraiment y guérir la pire des misères qui est spirituelle. Ainsi, peu après la fin de la première guerre mondiale, Pie XI écrivait : « Fidèles à Notre mission, Nous eûmes, auprès des conférences où les États vainqueurs débattaient le sort des peuples, à défendre la cause de la charité en même temps que de la justice, surtout en les priant d’accorder la considération qu’ils méritent aux intérêts spirituels dont la valeur n’est pas inférieure mais supérieure à celle des intérêts temporels » [21]. C’est peut-être ce souci qui a poussé le même pontife à parler de « charité politique » : « Le domaine de la politique, qui regarde les intérêts de la société tout entière… est le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion »[22].
L’expression reprise notamment par Jean-Paul II[23] a aussi le mérite de faire entendre que le mot « social » ne peut pas être non plus réduit au domaine étroit de la « question sociale ». Certes, Léon XIII dans Rerum novarum (RN)(1891) se penche sur la condition des ouvriers à la fin du XIXe siècle mais ses réflexions touchent tout naturellement à tous les aspects de la vie en société car la situation dramatique d’une frange importante de la population a des causes économiques, politiques, morales et religieuses. La réflexion de l’Église s’est d’ailleurs très vite élargie de manière explicite et délibérée à une foule de nouveaux problèmes qui touchent la vie des hommes en société. Si depuis le commencement, la doctrine sociale de l’Église a réfléchi sur les idéologies, la démocratie, l’origine du pouvoir civil, les relations Église-État, progressivement son attention s’est portée sur les media, le développement des peuples, l’endettement international, l’environnement, etc.. Depuis le concile Vatican II, le problème de la culture a été de plus en plus présent dans l’enseignement chrétien à tel point que certains ont pu penser qu’un jour l’Église développerait, à côté de sa doctrine sociale, une doctrine culturelle.
Nous poserons au point C la question fondamentale de savoir pourquoi l’Église se penche sur les questions sociales et si elle a le droit de le faire mais, à cet endroit, notons simplement qu’il vaut peut-être mieux parler de doctrine sociale de l’Église que de doctrine sociale chrétienne. Non pas que cette dernière expression doive être bannie. Une fois encore, ne nous enfermons pas dans une querelle de mots que l’Église elle-même évite mais, comme nous allons le voir, en étudiant les sources de cette doctrine, la référence à l’Église évite bien des ambiguïtés.
Il s’agit de l’Ancien et du Nouveau testament. Il n’est pas question pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la première. En réalité, beaucoup sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien testament sont aussi « divinement inspirés » et « conservent une valeur impérissable ».[1] « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu, dans sa justice et sa miséricorde, agit avec les hommes. Cres livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. »[2] Et le concile nous donne un bon conseil dans notre approche de ces deux Testaments indissociables : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la nouvelle Alliance (cf. Lc 22, 20 ; 1 Cor 11, 25), néanmoins, les livres de l’Ancien Testament intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mt 5, 17 ; Lc 24, 27 ; RM 16, 25-26 ; 2 Cor 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. » [3]
Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion[4], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures.[5] En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome[6] où il s’était établi en 140.
Jean-Paul II déclare, avec un aplomb qui paraîtra outrecuidant à la plupart, qu’« il n’y a pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile »[7]. Comment entendre cette affirmation ?
Il va de soi que si l’Église développe une la doctrine sociale comme faisant partie intégrante du message chrétien, c’est que cette doctrine est liée d’une manière ou d’une autre à la Révélation dont l’Église est l’interprète et la gardienne. Partout, il est clairement dit que le « riche patrimoine » de l’enseignement social chrétien a été acquis progressivement en puisant d’abord à la parole de Dieu[8].
Or, Jésus-Christ en fondant l’Église, « ne lui a donné aucun mandat ni fixé aucune fin d’ordre culturel. Le but que le Christ lui assigne est strictement religieux (…). L’Église doit conduire les hommes à Dieu, afin qu’ils se livrent à lui sans réserve (…). L’Église ne peut jamais perdre de vue ce but strictement religieux, surnaturel. Le sens de toutes ses activités, jusqu’au dernier canon de son Code, ne peut être que d’y concourir directement ou indirectement[9] ». La constitution Gaudium et spes qui cite ce texte, précise plus nettement encore que « la mission que le Christ a confiée à son Église n’est ni d’ordre politique, ni d’ordre économique ou social: le but qu’il lui a assigné est d’ordre religieux »[10]. Mais il n’empêche, comme nous le savons, que Gaudium et spes (GS), le plus long des textes conciliaires, est entièrement consacré aux problèmes temporels.
Se pose donc le problème de l’interprétation de la parole de Dieu.
Quatre lectures me paraissent tout à fait contestables.
a. La lecture littérale. On peut s’attacher à la lettre et appliquer ce qui est dit, tel quel, quand la parole semble avoir une portée sociale, ce qui est le cas en de très nombreux endroits de l’Écriture. C’est la tendance de ceux qu’on a appelés les protestants « sociaux »[11] ou des puritains pour qui la bible est « le code religieux, moral, social, liturgique politique. La Bible dit tout, renferme tout, renseigne sur tout »[12].
Cette tendance ne peut conduire qu’à des aberrations. André Manaranche[13] fait remarquer à juste titre que Jésus est « en amont de l’éthique économique et sociale comme de l’éthique tout court »[14]. Il note que jésus, travailleur à Nazareth, n’a pas enseigné une théologie du travail, qu’il s’en prend au souci de la vie quotidienne (Mt 6, 32-33), qu’il invite à ne pas perdre son temps à des problèmes de propriété, de pouvoir et d’institutions (Lc 12, 14 ; 22, 25-26 ; Mt 17, 27) car les biens matériels ne peuvent remplacer le Royaume (Lc 16, 13). Qui plus est, certaines paraboles peuvent être considérées comme « immorales », que ce soit celle de l’intendant infidèle (Lc 16, 1-8), celle des ouvriers envoyés à la vigne ( Mt 20, 1-16) ou encore celle des talents (Mt 25, 29). Dans l’Ancien Testament, peut-on appliquer telle quelle la condamnation du prêt à intérêt (Ex 22, 24 ; Lv 25, 36 ; Dt 23, 20) sans faire la distinction entre l’usure, le prêt à la consommation et le prêt à la production ? Va-t-on aussi fondre le droit de la guerre sur certaines pratiques, à nos yeux, barbares édictées lois du Seigneur[15] ?
b. La lecture sélective ou orientée. Elle se caractérise par l’identification du message chrétien à une option politique particulière[16]. Longtemps, dans les milieux socialistes, a traîné l’idée que Jésus-Christ était le premier des socialistes. Au XIXe siècle de telles affirmations ne sont pas rares: « Les communistes sont les disciples, les initiateurs et les continuateurs de Jésus-Christ. Respectez donc une doctrine prêchée par Jésus-Christ »[17]. d’autres constatent: « L’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de l’Egalité, de la Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes choses que la nation révolutionnaire a commencé et finira par réaliser »[18]. Fidel Castro déclarait en 1999: « Jésus est un grand révolutionnaire social »[19].
On sait aussi comment certaines théologies de la libération ont subverti le langage de l’Écriture pour en faire une lecture essentiellement politique à la lumière du marxisme[20].
Par contre, beaucoup considèrent Paul comme un penseur conservateur de l’ordre établi[21]. Face aux revendications, aux contestations de toutes sortes, quelques-uns utilisent les Écritures pour défendre l’ordre établi.
On connaît aussi la démarche suivie par Bossuet dans sa « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte »[22]. L’auteur se livre aussi à une lecture littérale mais, en plus, orientée. En effet, alors que les grands théologiens de saint Thomas à saint Bellarmin ont, comme nous le verrons, une position très nuancée à propos de la monarchie, le célèbre évêque déclare « la monarchie héréditaire, de mâle en mâle[23], d’aîné en aîné » le meilleur régime. En même temps, il affirme qu’on doit s’attacher à la forme de gouvernement qu’on trouve dans son pays, que si l’autorité royale est sacrée, la personne des rois l’est aussi et qu’ils ont le droit de conquête. Il est clair que Bossuet qui, par ailleurs, bien inspiré par une lecture juste de l’Écriture établit un art politique sain, cherche ici à justifier le régime et le politique de Louis XIV.
La lecture la plus aberrante et la plus partisane a été celle de certains Anglo-saxons, notamment, qui, au XVIIIe et XIXe siècles justifiaient la traite des noirs par la Bible. ils « commettaient un contresens total et faisaient dire au texte sacré ce qu’il ne dit pas. Il n’y a dans l’Écriture aucune malédiction proférée envers une race quelconque, considérée comme telle »[24]. Il faut en effet beaucoup de malhonnêteté intellectuelle ou un aveuglement invincible pour lire dans la postérité de Noé (Gn 10, 1) ou dans le récit de la tour de Babel (Gn XI, 9) une quelconque hiérarchie des races. Il n’empêche qu’en 1772, un certain révérend Thomas Thompson publie une brochure intitulée Comment le commerce des esclaves noirs sur la côte d’Afrique respecte les principes d’humanité et les lois de la religion révélée. En 1852, le révérend Josiah Priest fait paraître A Bible defence of slavery ; enfin, dans son ouvrage intitulé The Negro as a beast or in the image of God, C. Carroll (1900) prétend établir le « preuves bibliques et scientifiques démontrant que les noirs n’appartiennent pas à la famille humaine »[25].
c. La lecture restrictive. Elle mène à croire que la parole de Dieu ne s’adresse qu’à la vie individuelle, privée, spirituelle.
On la trouve chez ceux que Lugan appelait les protestants orthodoxes[26], chez les catholiques individualistes ou libéraux[27] pour lesquels il s’agit de sauver l’âme, voire son âme, chez ceux qu’on pourrait appeler surnaturalistes et qui ne s’attachent qu’aux choses d’« en haut ».
Or comme le fait remarquer Manaranche, si l’Écriture n’est pas un traité de morale personnelle et encore moins un traité de morale sociale, la parole est créatrice de communauté. Avant lui, Lugan avait fait remarquer que, malgré son détachement apparent vis-à-vis des problèmes sociaux, Jésus est « le plus universel docteur social que la terre entendit jamais »[28] car Jésus s’adresse à un être social non à un anachorète ! La conversion doit être totale puisque l’homme est un être de relations.
d. La lecture laïcisée. Elle consiste à vider le message de toute surnaturalité.
J. Maritain[29] accuse ainsi Rousseau d’avoir « dénaturé l’Évangile en l’arrachant à l’ordre surnaturel, en transposant certains aspects fondamentaux du christianisme dans le plan de la simple nature »[30]. Ainsi, la volonté générale toujours infaillible révélée par le vote est nécessairement l’expression de ma vraie volonté. C’est « une transposition absurde du cas du croyant qui, en demandant dans la prière ce qu’il estime convenable, demande et veut cependant avant tout que la volonté de Dieu soit faite »[31]. Quand Rousseau parle de la bonté naturelle de l’homme, il pense « que l’homme a vécu à l’origine dans un paradis purement naturel de bonheur et de bonté, et que la nature elle-même assure désormais l’office que remplissait la grâce dans la conception catholique. (…) Un tel état de bonheur et de bonté, de parfaite justice et d’innocence, d’exemption du travail servile et de la souffrance, est naturel à l’homme c’est-à-dire essentiellement exigé par notre nature »[32]. L’égalitarisme évangélique n’est plus « l’attestation de l’égale dépendance de tous à l’égard d’un même Maître, d’un Dieu transcendant souverainement libre » mais inspire « une égale revendication d’indépendance formulée par tous au nom du dieu immanent de la Nature »[33].
Le Père Sertillanges, dans sa lecture de Marx[34], souligne aussi ce que celui-ci doit aux Écritures mais, pour l’auteur du Capital, l’homme te la nature sont devenus Dieu. La communion est ici réduite aux intérêts matériels, le Royaume n’est que la cité future communiste au terme d’une « rédemption », d’une « résurrection » comme il l’écrit lui-même. Ce que Marx conçoit, commente le Père Sertillanges, « après la réalisation de son communisme idéal, est une parousie laïque ; c’est le Corps mystique du Christ arrivé à son achèvement, c’est-à-dire l’humanité entièrement spiritualisée, quasi divinisée ».
Bien consciente des difficultés et des dérapages possibles, l’Église nous propose son éclairage. La prolifération, dans la deuxième moitié du XXe siècle, de théologies de la libération qui utilisaient en tous sens les Écritures, fut l’occasion, pour la Congrégation de la Doctrine de la Foi, d’une mise au point fort intéressante[35].
Le document invite à réfléchir à l’aspiration à la libération face aux injustices, aux pauvretés et aux oppressions « à la lumière de la spécificité du message de la Révélation, authentiquement interprété par le magistère de l’Église » (III, 4).
Il apparaît ainsi que « la servitude la plus radicale est la servitude du péché. Les autres formes de servitude trouvent donc dans la servitude du péché leur ultime racine » (IV, 2). Il n’est donc pas possible de réduire le message à un appel pur et simple à l’action politique.
Ainsi, si, dans l’Exode, la libération « est ordonnée à la fondation du Peuple de Dieu et au culte de l’Alliance célébrés au Mont Sinaï (Ex 24) », (…) (elle) ne peut être ramenée à une libération de nature principalement et exclusivement politique » (IV, 3).
Dans les Psaumes, « c’est de Dieu qu’on attend le salut et le remède. Dieu, et non l’homme, a pouvoir de changer les situations de détresse » (IV, 5)[36]. Les Prophètes dénoncent sévèrement les iniquités mais, dans chaque cas, « la justice à l’égard de Dieu et la justice à l’égard des hommes sont inséparables » (IV, 6)
Dans le Nouveau Testament, les exigences précédentes sont « radicalisées, comme le montre le discours sur les Béatitudes[37]. La conversion et le renouvellement doivent s’opérer dans le tréfonds du cœur » (IV, 7). Tout homme devient le prochain et « ceux qui souffrent ou qui sont persécutés sont identifiés au Christ. la perfection que Jésus demande à ses disciples (Mt 5, 18) consiste dans le devoir d’être miséricordieux « comme votre Père esst miséricordieux » (Lc 6, 36) » (IV, 10).
De tout ce qui précède, il ressort que « le péché est le mal le plus profond qui atteint l’homme au cœur de sa personnalité. la première libération, référence de toutes les autres, est celle du péché.
C’est sans doute pour marquer le caractère radical de l’affranchissement apporté par le Christ, offert à tous les hommes, qu’ils soient politiquement libres ou esclaves, que le nouveau testament n’exige pas d’abord, comme présupposé à l’entrée dans cette liberté, un changement de condition politique et sociale » (IV, 12-13).
La mise au point de Libertatis nuntius est lourde de conséquences. Il n’est pas question d’y lire un quelconque désengagement par rapport à l’action sociale et politique car si l’Écriture insiste sur le péché ou la vertu personnels, péché et vertu impliquent un être social et ont eux-mêmes des conséquences sociales. Le péché, pour ne parler que de lui, n’est-il pas une rupture avec Dieu et avec les hommes ? La Congrégation pour la doctrine de la foi met en garde contre une réduction laïque des textes sacrés qui nous priverait en fait de la seule force de transformation efficace et respectueuse de la liberté humaine.
La vraie révolution - et j’insisterai continuellement sur ce point - doit se réaliser par l’évangélisation et l’action politique. L’évangélisation doit aller jusqu’à la transformation des réalités temporelles et celle-ci trouvera, par l’évangélisation, ses justifications ultimes et son juste dynamisme.
Certes, Libertatis nuntius va, par la suite, se concentrer sur les lectures marxistes de l’Écriture, il n’empêche que son analyse vaut pour toute politique qui voudrait faire l’économie d’une conversion en profondeur de ses acteurs.
Pour s’en convaincre, on peut lire les conclusions que l’Instruction donne à cet endroit : « On ne saurait (…) restreindre la champ du péché, dont le premier effet est d’introduire le désordre dans la relation entre l’homme et dieu, à ce qu’on appelle le « péché social ». A vrai dire, seule une juste doctrine du péché permet d’insister sur la gravité de ses effets sociaux.
On ne saurait non plus localiser le mal principalement et uniquement dans les « structures » économiques, sociales ou politiques mauvaises, comme si tous les autres maux découlaient comme de leur cause de ces structures, de sorte que la création d’un « homme nouveau » dépendrait de l’instauration de structures économiques et sociopolitiques différentes. Certes, il y a des structures iniques et génératrices d’iniquités, qu’il faut avoir le courage de changer. fruit de l’action de l’homme, les structures, bonnes ou mauvaises, sont des conséquences avant d’être les causes. La racine du mal réside donc dans les personnes libres et responsables, qui doivent être converties par la grâce de Jésus-Christ, pour vivre et agir en créatures nouvelles, dans l’amour du prochain, la recherche efficace de la justice, de la maîtrise de soi et de l’exercice des vertus (Cf. Jc 2, 14, 26).
En posant comme premier impératif la révolution radicale des rapports sociaux et en critiquant, à partir de là, la recherche de la perfection personnelle, on s’engage sur le chemin de la négation du sens de la personne et de sa transcendance, et on ruine l’éthique et son fondement qui est le caractère absolu de la distinction du bien et du mal. d’ailleurs, la charité étant le principe de l’authentique perfection, cette dernière ne faut pas se concevoir sans ouverture à autrui et esprit de service. »
La « politique » chrétienne est donc profondément différente de la pratique politique actuelle qui prétend construire et entretenir, entre le domaine public et le cœur de l’homme, une cloison dont elle régule elle-même l’étanchéité.
La spécificité chrétienne n’a pas échappé au célèbre penseur humaniste Alain[38]. A propos de l’« esprit socialiste », il écrit que celui-ci « cherche toujours à modifier l’ordre humain en le prenant par le bas ou par le dessous. Par exemple, n’attendons point que l’ouvrier ait le goût de l’étude pour lui donner des loisirs ; n’attendons point que l’instruction et la culture de tous réalisent un ordre politique meilleur ; mais faisons agir les intérêts ; changeons d’après cela l’ordre politique ; l’instruction et la culture de tous en résulteront. Il faut d’abord modifier les conditions de travail qui portent tout le reste (…). L’idée chrétienne lui est tout à fait contraire. L’organisation politique est, selon le chrétien, toujours médiocre, souvent mauvaise, parce que l’esprit en chacun marche tête en bas. Il faut premièrement redresser l’individu, afin qu’il juge bas ce qui est bas, et vénérable ce qui est vénérable (…). Tel est le mouvement évangélique, au regard de quoi tout socialisme est un pharisaïsme sauvé »[39].
Même si la description paraît, à certains égards, un peu caricaturale, Alain a parfaitement compris que l’action sociale chrétienne doit, d’une manière ou d’une autre, par un chemin naturel ou surnaturel, tôt ou tard, interpeller la personne au plus profond d’elle-même.
Nous conservons en mémoire tout ce qui a été dit précédemment, persuadés que dans les manifestations de « péché social », « les vraies responsabilités restent évidemment celles des personnes, étant donné que la structure sociale en tant que telle n’est pas le sujet d’actes moraux »[40]. Cependant, comme « le péché personnel a toujours une dimension sociale »[41], il est impensable que les Écritures ne puissent servir à l’élaboration d’une doctrine sociale.
Je ne fais qu’indiquer ici un certains nombres de textes que nous aurons l’occasion d’examiner plus en profondeur par la suite.
Nous verrons que les trois premiers chapitres de la Genèse offrent à la théologie morale des fondements particulièrement féconds. Et, dans l’Exode, les 10 paroles (ou commandements) sont particulièrement riches de conséquences sociales. Il suffit de consulter le Catéchisme de l’Église catholique (CEC) pour s’en rendre compte[42].
Outre ces deux extraits incontournables, nombreux sont les passages de l’Ancien testament qui nourriront la réflexion de l’Église sur le droit de propriété, ses limites et l’aide due aux pauvres[43]. De leur côté, les prophètes « dénoncent l’hypocrisie d’un culte apparent qui cache l’injustice réelle »[44].
Jésus, envoyé de Dieu, n’annonce pas une action politique ou sociale [45] mais un combat intérieur contre les forces du mal. Sa mission est de libérer les hommes du péché. Comme beaucoup de Juifs, à l’époque, attendent un messie temporel qui les délivrera de l’occupant et assurera la suprématie d’Israël, il n’est pas facile de faire comprendre qu’il s’agit d’un appel à un renouvellement spirituel. Jésus, pour faire saisir le vrai sens de sa prédication va utiliser ce qu’on a pu appeler une pédagogie « ascensionnelle » qui part du concret. Ainsi, les auditeurs sont-ils invités à passer du souci du corps au souci de l’âme. Ainsi, le concept de pauvreté évangélique ne renvoie pas seulement à toutes les formes possibles de privations et de frustrations mais il tend, à travers elles, à susciter la disposition spirituelle de détachement, de dépouillement, d’abandon total dans les mains du Père. De même, lorsque Jésus s’en prend aux riches, son intention n’est pas de provoquer une lutte de classes mais d’ébranler ceux qui refusent de redevenir comme de petits enfants qui attendent tout du Père avec confiance. Les pauvres évangélisés sont aussi bien le sourd, l’aveugle, la femme adultère ou la Samaritaine que les « nantis » Nicodème, Zachée ou Joseph d’Arimathie.
Il n’y a pas de message plus universel ni plus puissant que celui de l’Évangile puisque l’appel à la conversion qui le constitue permettra à l’homme qui coopère à la Grâce de pratiquer le premier et le second commandements : « …Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. (…) Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt, 22 ; 37-39). En effet, la vie intérieure renouvelée par l’Amour s’exprime dans la charité fraternelle qui irradie désormais la vie de toutes les communautés humaines. Certes, comme nous allons le voir, cette charité fraternelle peut être plus ou moins favorisée ou freinée par les conditions juridiques, sociales, économiques, culturelles, dans lesquelles l’homme vit mais il n’empêche que si l’homme ne change pas dans son cœur, aucune réforme de structure, de système ne résoudra la « question sociale ».
L’amour fraternel pratiqué et vivifié par la relation à Dieu source de tout amour, rendrait inutiles bien des réglementations, plus supportables les inévitables malheurs du monde et dissiperait nombre de misères !
La conversion insufflée par l’Esprit nouveau inspire - et tout le Nouveau Testament en témoigne - des vertus[46] dont on devine aisément les conséquences sociales : non seulement les vertus « sociales » de douceur, d’amour de la justice, de miséricorde, de pureté, d’amour de la paix, de patience, de pardon, de courage, d’hospitalité, d’humilité, etc., mais aussi et plus précisément, le respect de soi, du prochain et de la femme, l’indissolubilité du mariage et le respect mutuel des époux, le rôle fondamental de la mère et l’importance de la paternité, l’obéissance du serviteur et le devoir des maîtres, l’origine et le sens de l’autorité, les limites du pouvoir civil et l’obéissance civique, la distinction des pouvoirs spirituel et temporel, la condamnation de l’individualisme et l’exaltation de la solidarité, la dignité du travail et le juste salaire.
On appelle Pères de l’Église ces auteurs[1] de l’antiquité chrétienne qui par leurs écrits et par leurs œuvres sont considérés par les chrétiens de toute confession comme des guides autorisés en fonction surtout de leur ancienneté et de leur orthodoxie face aux hérésies. certains furent évêques, papes. L’un ou l’autre fut proclamé docteur de l’Église.
Ils contribuent à l’élaboration de la doctrine sociale de l’Église dans la mesure où, comme on l’a écrit, ils ont jeté les bases solides de ce qu’on pourrait appeler le « droit du pauvre »[2]. Pour eux, la foi ne peut être séparée de la charité envers les pauvres pour qui l’Église a une attention prioritaire. Mais il n’y a pas de charité si la justice n’est pas d’abord pratiquée. Les Pères dénoncent les injustices (l’oppression, le luxe, le salaire insuffisant, l’inégalité, l’esclavage, etc.) et avertissent les riches, pour qu’ils ne se perdent pas, du danger de la richesse. Les Écritures leur enseignent que nous ne sommes pas propriétaires des biens de la création mais administrateurs car ils sont destinés à tous les hommes, fondamentalement égaux et sociaux par nature. La propriété privée est source de graves désordres si elle ne tient pas compte de ces limites importantes qui invitent au partage des biens.
Nous retrouverons ces réflexions au cœur de l’enseignement contemporain lorsque les souverains pontifes aborderont le thème du travail ou du développement des peuples.
Il va de soi que la raison est déjà à l’œuvre dans l’effort théologique qui cherche à réfléchir sur la foi.
Mais, on constate que la philosophie gréco-latine en particulier a été, dès Léon XIII et son encyclique Aeterni patris (1879), un instrument privilégié. A l’instar de saint Thomas d’Aquin qui servira de phare à la plupart des moralistes chrétiens, Léon XIII n’hésite pas à utiliser des concepts essentiels offerts par la pensée païenne comme ceux de « loi naturelle », d’« amitié »[1] ou encore de « justice commutative » et de « justice distributive »[2].
Ainsi, Pie XII n’hésite pas à écrire que la loi naturelle est « le fondement sur lequel s’appuie la doctrine sociale de l’Église »[3]. Jean XXIII, tout comme ses prédécesseurs, en précisera les conséquences et répétera, en philosophe: « Le fondement de toute société bien ordonnée et féconde, c’est le principe que tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même, il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns et les autres, ensemble et immédiatement, de sa nature ; aussi sont-ils universels, inviolables, inaliénables »[4].
Dans les documents conciliaires, Dignitatis huamnae[5] élabore, dans la première partie, sa « doctrine générale sur la liberté religieuse » (libertatis religiosae ratio generalis) qui est une approche rationnelle[6] avant de développer, dans la seconde partie « la liberté religieuse à la lumière de la Révélation » (libertatis religiosae sub luce revelationis).
Le Catéchisme de l’Église catholique[7] ne renie pas ce langage et présente la « loi morale naturelle »
Même si, à la suite du Concile et pour les raisons évoquées plus loin, l’approche théologique a été privilégiée, la philosophie n’est pas abandonnée pour autant, comme le prouve le CEC lui-même.
C’eût été étonnant avec un souverain pontife comme Jean-Paul II qui fut lui-même philosophe[8]. Très bon connaisseur de saint Thomas, il va s’intéresser à la philosophie moderne, à Max Scheler (1874-1928) en particulier, et étudier la possibilité d’utiliser certains aspects de la phénoménologie et des philosophies de la subjectivité pour, dans sa mission d’évangélisation, mieux rencontrer la mentalité de l’homme contemporain. Le titre de sa thèse, en 1953, indique déjà clairement son projet : « Considérations sur la possibilité de construire une éthique chrétienne sur les bases du système de Max Scheler »[9]
Les fruits de cette recherche sont connus. Deux livres dont l’un renouvelle l’approche de la morale sexuelle (Amour et responsabilité, Société d’éditions internationales, 1965) et l’autre développe deux concepts fondamentaux dans la réflexion sociale et politique moderne : la participation et la solidarité (Personne et acte, Le Centurion, 1983). Très officiellement, l’encyclique Veritatis splendor (1993) et surtout Fides et ratio (1998) montreront clairement les rapports entre la foi et la raison. Le fruit le plus visible de sa phénoménologie se révèle, dans les discours du Pape : sa sensibilité au vécu des personnes auxquelles il s’adresse, perçu comme de l’intérieur.
Pour apprendre aux hommes à vivre le plus fidèlement possible selon l’Évangile dans toutes les situations concrètes, particulières et changeantes de leur vie, à des époques diverses et dans des contextes extrêmement variés, l’Église doit, sous peine d’impertinence et d’inefficacité, étudier la nature des problèmes réels rencontrés par les hommes et les structures précises dans lesquelles ils essayent de vivre. C’est pourquoi l’Église ne peut se passer de l’expérience des hommes, des sciences humaines, de la philosophie et de la tradition qui est la mémoire de l’Église. Comme l’explique très bien la Congrégation pour la doctrine de la Foi[10] : « L’enseignement social de l’Église est né de la rencontre du message évangélique et de ses exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain et dans la justice avec des problèmes émanant de la vie en société. Il s’est constitué comme une doctrine, en usant des ressources de la sagesse et des sciences humaines, porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral. (…) il requiert la contribution de tous les charismes, expériences et compétences » [11].
Sans cette confrontation, les « politiques » tirées immédiatement et uniquement des Écritures risquent l’utopie ou la récupération partisane. P. de Laubier[12] se montre ainsi, et avec raison, nous semble-t-il, très sévère, pour rester dans le domaine catholique, vis-à-vis du livre célèbre de Bossuet, « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » [13]. Dans la perspective de l’illustre évêque, l’histoire du peuple juif devient le modèle dont les nations chrétiennes doivent s’inspirer. En fait, Bossuet cherche à justifier la monarchie de droit divin de telle manière que le monarque est quasi déifié. Il en résulta un renforcement des tendances gallicanes qui contribuèrent à tarir la réflexion sociale chrétienne au XVIIIe siècle[14], précisément au moment où bouillonnaient de nouvelles théories politiques et sociales. L’espèce de césaro-papisme plus ou moins larvé de l’Église de France au XVIIIe siècle, confondant les pouvoirs temporel et spirituel, a suscité la réaction anti-chrétienne que l’on sait[15].
Le recours aux sciences humaines est assez récent. Certains auteurs ontreproché à Léon XIII cette lacune. Sans mettre en question la qualité et l’intérêt de la philosophie sociale contenue dans RN, L. Duquesne de la Vinelle[16] note que les recommandations concrètes de l’encyclique « auraient sans doute été différentes si elles avaient pu s’appuyer sur une perception moins inexacte et une analyse moins rudimentaire des faits et des problèmes d’organisation économique ». De son côté, Roger Aubert[17] confirme qu’en ce qui concerne les analyses sociologiques, « elles ne sont pas totalement absentes (…) mais elles restent superficielles ».
Progressivement, l’enseignement de l’Église va s’appuyer sur des analyses plus fines des situations en faisant appel à des spécialistes chrétiens ou non.
On constate que Pie XI (QA) ne condamne plus globalement le socialisme comme précédemment mais offre des critères précis qui permettront au lecteur de repérer le type de socialisme qui demeure incompatible avec la vision chrétienne.
Pie XII révèle, dans ses innombrables discours, une connaissance très précise des milieux professionnels auxquels il s’adresse et de leurs problèmes spécifiques.
Paul VI, en 1971, établit clairement le rôle que les sciences humaines peuvent jouer tout en soulignant leurs limites dans la réflexion chrétienne : « Le soupçon des sciences humaines atteint le chrétien plus que d’autres, mais ne le trouve pas désarmé. Car, Nous l’écrivons Nous-même dans « Populorum progressio », c’est là que se situe l’apport spécifique de l’Église aux civilisations : « Communiant aux meilleures aspirations des hommes et souffrant de les voir insatisfaites, l’Église désire les aider à atteindre leur plein épanouissement, et c’est pourquoi elle leur propose ce qu’elle possède en propre : une vision globale de l’homme et de l’humanité » (…). Faudrait-il alors que l’Église conteste les sciences humaines dans leur démarche et dénonce leur prétention ? Comme pour les sciences de la nature, l’Église fait confiance à cette recherche et invite les chrétiens à y être activement présents (GS, 36). Animés par la même exigence scientifique et le désir de mieux connaître l’homme, mais en même temps éclairés par leur foi, les chrétiens adonnés aux sciences humaines ouvriront un dialogue, qui s’annonce fructueux, entre l’Église et ce champ nouveau de découvertes. certes chaque discipline scientifique ne pourra saisir, dans sa particularité, qu’un aspect partiel mais vrai de l’homme ; la totalité et le sens lui échappent. Mais à l’intérieur de ces limites, les sciences humaines assurent une fonction positive que l’Église reconnaît volontiers. Elles peuvent même élargir les perspectives de la liberté humaine plus largement que les conditionnements perçus ne le laissent prévoir. Elles pourraient aussi aider la morale chrétienne, qui verra sans doute son champ se limiter lorsqu’il s’agit de proposer certains modèles sociaux, tandis que sa fonction de critique et de dépassement se renforcera en montrant le caractère relatif des comportements et des valeurs que telle société présentait comme définitives et inhérentes à la nature même de l’homme. Condition à la fois indispensable et insuffisante d’une meilleure découverte de l’humain, ces sciences sont un langage de plus en plus complexe, mais qui élargit, plus qu’il ne comble, le mystère du cœur de l’homme et n’apporte pas la réponse complète et définitive au désir qui monte du plus profond de son être »[18].
Plus nettement encore, Jean-Paul II confirmera : « La doctrine sociale, aujourd’hui surtout, s’occupe de l’homme en tant qu’intégré dans le réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social ». Mais seule la foi lui révèle pleinement sa véritable identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de l’Église qui, en s’appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la philosophie, se propose d’assister l’homme sur le chemin du salut[19]. … la doctrine sociale a une importante dimension interdisciplinaire[20]. Pour mieux incarner l’unique vérité concernant l’homme dans des contextes sociaux, économiques et politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les diverses disciplines qui s’occupent de l’homme, elle en assimile les apports et elle les aide à s’orienter, dans une perspective plus vaste, vers le service de la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa vocation »[21].
Ainsi, pour bien préparer le centenaire de Rerum novarum, Jean-Paul II a souhaité que s’organise un séminaire où d’éminents économistes du monde entier discuteraient de manière « franche et informelle sur quelques aspects de la relation entre les valeurs éthiques et la réalité économique »[22]. Le colloque eut lieu le 5 novembre 1990 et réunit 15 personnalités de premier plan issues de prestigieuses universités (Stanford, Londres, Louvain, Harvard, Collège de France, Venise, Kiel, Tokyo et Bologne). Parmi elles, un Prix Nobel d’économie (Kenneth J. Arrow) et un ministre polonais (Witold Trzeciakowski)[23].
Il est important de le savoir car l’accusation d’incompétence est aussi récurrente que gratuite[24].
Après avoir évoqué l’apport des sciences humaines, Jean-Paul II ajoute: « A côté de la dimension interdisciplinaire, il faut rappeler aussi la dimension pratique et, en un sens, expérimentale de cette doctrine. Elle se situe à la rencontre de la vie et de la conscience chrétienne avec les situations du monde, et elle se manifeste dans les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les politiciens et les hommes d’État pour lui donner sa forme et son application dans l’histoire »[25].
Cette rencontre entre l’esprit chrétien, d’une part, les conjonctures variées du monde (les « choses nouvelles ») et les tentatives concrètes de remédiation ou d’organisation, d’autre part, a eu lieu dès la fondation de la doctrine sociale chrétienne. Cette constatation doit nous permettre de nuancer aussi la sévérité des auteurs qui se plaignent de la pauvreté de l’analyse sociologique des anciennes encycliques.
Penchons-nous avec Roger Aubert précisément sur la genèse de Rerum novarum[26]. Léon XIII n’est pas un penseur en chambre, coupé de la réalité sociale, enfermé dans un schéma simpliste ou caricatural.
Rerum novarum se situe dans la continuité des documents pontificaux précédents mais il consacre aussi des initiatives doctrinales et pratiques qui n’ont pas attendu que Rome parle pour se développer.
Léon XIII avait été nonce apostolique en Belgique et il s’y était intéressé aux problèmes soulevés par l’industrialisation et l’extension du capitalisme. Il avait lu et médité les oeuvres de Monseigneur von Ketteler (1811-1877), évêque de Mayence, « mon grand prédécesseur » dira le pape. Il suivit aussi les travaux de l’« Union pour les études sociales » qui réunissait à Rome, des personnalités de diverses nationalités, préoccupées par les problèmes sociaux. Parmi elles : Mgr Mermillod (1824-1892), évêque de Genève en exil et futur cardinal. Quand il rentra en Suisse, il constitua l’Union de Fribourg où se rencontrèrent Français, Autrichiens, Italiens, Allemands. Léon XIII fut tenu au courant de leurs réflexions par des rapports qui lui étaient transmis ou lors d’audiences à Rome[27].
Quatre événements vont pousser Léon XIII à intervenir officiellement. Aux États-Unis, en 1887, le cardinal Gibbons (1834-1921) entreprend de défendre auprès du Saint-Office[28], la première organisation ouvrière américaine (« Knights of Labour » : « Les chevaliers du travail ») qui avait été condamnée.[29] En 1889, le cardinal Manning (1807-1892), archevêque de Westminster, apporte son appui à la grève des dockers de Londres. En 1890, Guillaume II décide de réunir à Berlin une conférence internationale du travail. Enfin, et surtout peut-être, naît en 1890 une controverse entre catholiques sociaux. Monseigneur Doutreloux (1837-1901) aidé de l’abbé Pottier (1849-1923), professeur au Séminaire, réunit un Congrès social international[30] où est défendue notamment l’idée de la nécessité d’une intervention de l’État dans la vie économique. Léon Harmel s’opposa à cette thèse tant et si bien que les opposants groupés autour de Monseigneur Freppel, évêque d’Angers, organisèrent, la même année, un autre congrès. Cette dispute entre catholiques bien intentionnés menaçait de se développer. Ce danger incita Léon XIII à trancher et il le fit en publiant Rerum novarum (1891) où il donnait raison, sur plusieurs points importants, à l’Ecole de Liège.
La rédaction d’une encyclique n’est donc pas une pure production intellectuelle, théorique, détachée de la réalité. Même si, en tout cas, à l’époque, l’analyse sociologique paraît insuffisante à nos yeux, le message communiqué n’est pas une simple construction de l’esprit, strictement doctrinale. Elle repose sur d’autres travaux et sur une observation du terrain.
A consulter une liste des documents pontificaux consacrés aux problèmes de la société, on ne peut qu’être frappé par une certaine continuité.
Dans Rerum novarum, la recherche des racines du mal et des remèdes appropriés a été si profonde, si fondamentale que régulièrement, dans des contextes différents, les pontifes ont profité d’une date anniversaire de la publication de la célèbre encyclique pour faire le point sur les problèmes de la société contemporaine. Ainsi en est-il de Quadragesimo anno (QA) de Pie XI (1931), du Radiomessage pour le cinquantième anniversaise de Rerum novarum de Pie XII (1941), de Mater et magistra (MM) de Jean XXIII (1961), d’Octogesima adveniens (OA) de Paul VI (1971), de Laborem exercens (LE) et de Centesimus annus (CA) de Jean-Paul II (1991). Il ne s’agit pas d’entretenir un pieux souvenir comme devant un monument aux morts mais de rappeler régulièrement que les « principes, critères et directives » restent valables puisqu’ils sont enracinés dans la parole de Dieu, construits ou éclairés par les forces limitées mais bien réelles de la raison humaine. Ils n’ont jamais changé et ne changeront pas.
Toutefois, dans la mesure même où les souverains pontifes reviennent à l’enseignement fondateur de Léon XIII, c’est visiblement parce qu’ils estiment que des éléments nouveaux doivent être pris en considération pour que l’enseignement social de l’Église reste pertinent et efficace face aux sociétés et à leur évolution.
Trois facteurs interviennent dans la modernisation constante de la doctrine sociale que l’Église, jusqu’à la fin des temps, devra réécrire.
Tout d’abord, les temps changent, les hommes modifient les lois et les structures qu’ils créent, leur mentalité, elle aussi, subit des mutations. Le socialisme dont parle Léon XIII dans Quod apostolici muneris (1878) et dans Rerum novarum n’a plus exactement le même visage en 1931 et Pie XI (QA) en tient compte tout en précisant la condamnation du communisme athée (Divini redemptoris, 1937). E ; 1971, Paul VI (OA) doit encore nuancer la pensée de son prédécesseur sur le socialisme.
d’autre part, de nouveaux problèmes apparaissent. Pie XI doit réagir face à l’apparition du fascisme (Non abbiamo bisogno, 1931), du nazisme (Mit brennender Sorge, 1937) ; Paul VI éveille la conscience chrétienne aux « exigences de la justice entre pays inégalement développés » (MM, 1961) ; devant les troubles que jettent dans les esprits certaines théologies de la libération, la Congrégation pour la doctrine de la foi intervient (Libertatis nuntius (1984) et Libertatis conscientia (1986)) ; Jean-Paul II dénonce les excès de la société de consommation et insiste sur la nécessité de l’écologie (CA, 1991). Les crises économiques et financières pousseront Benoît XVI à prendre position dans Caritas in veritate (CV 2009). En 2015, François reviendra sur la crise écologique (Laudato si’)
Enfin, toutes les tribulations du monde réclament et les mutations culturelles, à certains moments, des adaptations pédagogiques. A ce point de vue, le pontificat de Pie XII amorce un tournant dans l’enseignement de l’Église[1]. Jusque là, les papes, tout en proposant la conception chrétienne de la société, ont réagi devant les erreurs diffusées et incarnées durant le XIXe siècle et le début du XXe à propos de l’origine du pouvoir civil (Léon XIII, Diuturnum illud, 1881), des relations entre l’Église et l’État (Léon XIII, Immortale Dei, 1885 ; Pie X, Vehementer nos, 1906 ; Pie XI, Quas primas, 1925), de la liberté (Léon XIII, Libertas praestantissimum, 1888), de l’organisation économique et sociale (RN ; Pie X, Singulari quadam, 1912 ; QA), de la démocratie (Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892 ; Graves de communi, 1902), de l’engagement politique des chrétiens (Léon XIII, Sapientiae christianae, 1890 ; Pie X, Lettre sur le « Sillon »), des races (Léon XIII, In plurimis, 1888), de l’argent (Léon XIII, Custodi, 1892), de la guerre (Benoît XV, Ubi primum, 1914 ; Dès le début, 1917 ; Pie XI, Radiomessage, 1938 ; Pie XII, Radiomessage, 1939), des relations internationales (Léon XIII, Praeclara gratulationis, 1894 ; Pie XI, Ubi arcano, 1922), etc..
Pie XII, tout au début de son pontificat, dans l’encyclique Summi pontificatus (1939), dénoncera encore, comme ses prédécesseurs, une fausse conception de l’État mais, par la suite , il s’attachera surtout à jeter les bases d’une construction ou d’une reconstructuion sociale chrétienne. Il n’y aura pas de grande encyclique sociale sous son pontificat mais des centaines de discours très concrets adressés aux catégories professionnelles les plus diverses pour orienter humainement et chrétiennement leurs activités. En même temps, le pape accentue deux thèmes qui deviendront des thèmes majeurs par la suite : la solidarité et les droits de l’homme.
Le Concile Vatican II va poursuivre dans la direction prise par Pie XII et confirmée par Jean XXIII. On constate dans la constitution pastorale Gaudium et spes (GS, 1965)[2] consacrée au rôle de « l’Église dans le monde de ce temps » que la réfutation des erreurs a cédé la place à une approche très positive des problèmes du monde. Attentive aux aspirations des hommes contemporains, l’Église affirme qu’elle peut aider à y répondre et propose ses solutions. En même temps, alors que dans l’enseignement social, depuis Léon XIII, la philosophie était au moins aussi souvent sollicitée que la théologie, cette fois, l’approche théologique l’emporte car l’athéisme ambiant de la deuxième moitié du XXe siècle réclame le rappel des fondements ultimes. Plus que jamais, le lien entre évangélisation et action temporelle a besoin d’être souligné. C’était moins urgent dans des sociétés comme celles du XIXe siècle qui étaient encore très chrétiennes ne fût-ce que culturellement.
Valeur de cet enseignement ?
Quelle autorité attribuer à un enseignement qui compte les deux aspects décrits ci-dessus ? Une réponse récente est donnée dans Centesimus annus : « La présente encyclique, écrit Jean-Paul II, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son Magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre du Magistère »[3].
Nous aurons l’occasion d’étudier les principes fondamentaux auxquels Jean-Paul II fait allusion. Principes immuables puisqu’ils découlent de la nature même de l’homme. Ces principes éclairent des situations changeantes, par définition, et connaîtront des incarnations différentes selon les époques et les lieux. Cette réalité montre déjà clairement que la doctrine sociale de l’Église n’appartient pas au domaine de l’idéologie. Nous y reviendrons.
Le mot « idéologie » est un mot difficile à définir[1]. Dans le vocabulaire courant, il désigne tout simplement, la « doctrine qui inspire ou paraît inspirer un gouvernement ou un parti »[2]. Ce sens général ne soulève évidemment pas de difficultés. Par contre, dans la mouvance marxiste, le mot a pris un sens plus précis. L’idéologie, écrit Engels, est « un ensemble d’idées vivant d’une vie indépendante et uniquement soumis à ses propres lois. Le fait que les conditions d’existence matérielle des hommes, dans le cerveau desquels se poursuit ce processus idéologique, déterminent en dernière analyse le cours de ce processus, ce fait reste entièrement ignoré d’eux, sinon c’en serait fini de toute idéologie »[3]. Très concrètement, Marx et ses disciples visaient « l’ensemble des idées et représentations que la classe dominante produit à partir de sa situation de force, pour défendre ses intérêts de classe et pour consolider sa domination »[4]. A partir de là, idéologie est devenu un terme péjoratif qui désigne un système de pensée qui refuse de voir la réalité dans toute sa complexité, sa diversité, ses changements, voire ses contradictions. Elle simplifie le réel pour qu’il soit conforme aux idées qu’elle s’est forgées a priori ou en ne considérant qu’un aspect des choses. Elle est, par le fait même, imperméable à l’expérience tout en prétendant prévoir et expliquer tous les événements. Enfin, elle a de l’histoire et des êtres, une vision manichéenne : elle incarne le Bien et tout ce qu’elle n’est pas est le Mal[5].
On comprend qu’il est grave alors de présenter la doctrine sociale de l’Église comme une idéologie[6]. Or, tout ce que nous avons vu précédemment prouve le contraire. Le corps de doctrine interpelle l’histoire et se laisse interpeller par elle. Attentive aux signes des temps[7], l’Église invite à examiner de près les idéologies[8]et les événements du monde. Ouverte à l’expérience et aux sciences profanes, la doctrine sociale « n’est pas un discours homogène ; il faut, au contraire, y distinguer divers niveaux, et en reconnaître les composantes qui sont d’inégale importance et d’inégale valeur[9]. Cela tient à la nature même d’un discours pastoral qui suppose un diagnostic portant sur « l’actualité historique » et le souci d’éclairer la pratique. Se vérifie ainsi un va-et-vient entre l’énoncé doctrinal des principes et le jugement pastoral prudentiel ; or qui dit prudence dit nécessairement part de contingence. Mais d’autre part, il n’y a pas de jugement prudentiel qui ne s’appuie sur des principes vrais »[10].
Dans Centesimus annus, Jean-Paul II confirmera : « N’étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne cherche nullement _ enfermer dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites. Cependant l’Église, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la liberté »[11].
Fruit d’un dialogue entre la foi et la raison, entre la Révélation et le monde, la doctrine sociale de l’Église « a, par elle-même, la valeur d’un instrument d’évangélisation »[12]. Et Mgr Nguyen Van Thuan[13] de préciser encore : « un instrument privilégié du dialogue avec la société nouvelle », et « d’évangélisation », car la doctrine sociale de l’Église « rencontre les personnes dans leur situation concrète de recherche de plus de justice et de vérité ».
Le lien essentiel et existentiel entre les « œuvres » et la foi peut suggérer que le débat classique entre la méthode « descendante » qui consiste à déduire de la foi les exigences sociales et la méthode « ascendante » qui tente, à partir de la raison d’établir les conditions d’accueil de la foi, est un faux débat. Comme l’écrit Mgr Walter Kasper: « Les deux traditions se retrouvent non seulement dans les documents du Concile, mais également dans l’enseignement de Jean-Paul II » [14]. d’une part, une foi cohérente doit se vivre dans toutes ses conséquences et transformer tous les aspects de l’existence humaine sans exception et d’autre part, l’effort persévérant d’humaniser, le plus pleinement possible, le monde et la société, ne peut être éclairé et soutenu que par la foi. Il n’est pas superflu de rappeler ici que le même problème se pose en morale conjugale. On peut y adhérer, par exemple, pour des raisons économiques ou écologiques ou encore par pure obéissance au Magistère de l’Église. Mais on constatera souvent que sans éclairage théologique, sans prière ni sacrements, cette morale se dessèche en moralisme ou se dissout sous l’action du modèle social ambiant dans la mesure où toute une culture contemporaine érotisée contredit l’attitude recommandée par l’Église.
Depuis Vatican II, l’Église, tout en continuant à garder les deux voies, comme l’écrit Mgr Kasper, a eu tout de même tendance à privilégier la méthode « descendante ». Pour des raisons œcuméniques, nous allons le voir. Pour cause de déchristianisation, nous l’avons déjà dit. Pour s’ouvrir aussi aux cultures qui ont grandi loin des concepts gréco-latins du droit naturel ; que ce soient les cultures non-européennes ou la culture très pluraliste du monde occidental. Enfin, l’Église veut éviter, en commençant par les fondements ultimes, un « consensus minimaliste ».
Si, idéalement, il est souhaitable de faire tout le trajet proposé par la vision chrétienne, dans le sens ascendant ou descendant, il est clair, que dans la réalité, bien des obstacles surgiront et empêcheront de cheminer plus avant. Mais, dans tous les cas, il peut être opportun d’évoquer les conditions de la cohérence chrétienne,
Il est nécessaire de commencer par rencontrer les préoccupations de son interlocuteur et d’avoir le sens des étapes.
Avec certains, c’est par le biais de la philosophie, des sciences humaines ou, tout simplement, comme cela arrive très souvent aujourd’hui, au cours d’expériences heureuses ou malheureuses que l’échange pourra commencer.
Avec d’autres, c’est l’affirmation de la foi en un Dieu unique ou de la divinité du Christ que le dialogue s’installera.
Nous aurons l’occasion, dans le dernier chapitre, de méditer plus particulièrement la rencontre du message chrétien et du monde dans lequel nous vivons, matérialiste ou livré aux superstitions. C’est pourquoi nous nous bornerons ici à développer un peu les perspectives offertes par le souci social de l’Église d’accentuer le rapprochement entre les Églises chrétiennes.
Roger Mehl[15] a écrit, à l’époque de Jean XXIII, une synthèse éclairante des positions protestantes[16]. Dès l’abord, il souligne très fortement l’« embarras de la conscience chrétienne devant l’éthique sociale »[17] dans la mesure où cette conscience individuelle se sent interpellée au plus profond d’elle-même par un texte sacré qui est le texte de la Bible.
A travers l’histoire, les protestants ont réagi de manières très différentes.
Le piétisme sépare les deux « règnes », celui de Dieu et celui de César. L’éthique sociale est affaire de césar, c’est-à-dire de l’État. L’Église, quant à elle, est neutre sur le plan économique ou social. elle est confinée dans le souci de l’âme et de la vie privée.
C’est la tendance d’un certain luthéranisme[18] que Mehl critique non seulement sur un plan sociologique en dénonçant l’« idée insoutenable et ruineuse d’une séparation radicale en l’homme entre la personne individuelle et l’être social »[19] mais il s’attaque aussi à cette conception d’un point de vue théologique en rappelant l’« affirmation néotestamentaire de la Seigneurerie du Christ glorifié sur l’Église et sur le monde » ; négliger cela, c’est « aller dans le sens où la sécularisation pousse l’Église »[20].
Mehl dénonce également le biblicisme naïf de ceux qui utilisent « tel ou tel verset biblique ou tel ou tel ensemble de versets pour en déduire immédiatement une règle d’action. (…) des préceptes bibliques concrets relatifs à une situation donnée et ayant pour visée la mise en évidence de l’action rédemptrice de Dieu sont transformés en règles universelles d’éthique sociale »[21]. Telle est la tentation d’un certain calvinisme qui, avec de tels principes de lecture, a pris des positions contestables et a privilégié l’Ancien testament au détriment du Nouveau.
Il est indéniable que les grandes conférences œcuméniques organisées à Stockholm (1925) ou à Oxford (1937) ont sensibilisé les Églises protestantes à des problèmes d’éthique sociale[22]. Depuis lors, le Conseil œcuménique des Églises n’a cessé de prendre position sur toute une série de questions sociales. Toutefois, beaucoup de protestants critiquent les déclarations du Conseil qu’ils jugent trop engagées et souvent mal engagées car appuyées par des justifications contestables[23].
Ayant pris ses distances par rapport aux « désengagés » et aux « littéralistes », Mehl se penche sur les encycliques de Jean XXIII[24]. Il note la volonté du Saint père de rattacher la doctrine sociale au droit naturel. Il juge cette référence « inconsistante » dans une civilisation qui n’est plus chrétienne, ce qui semble rejoindre la préoccupation des Pères conciliaires. Mais il va plus loin, soulignant le « caractère relatif et sociologique » du droit naturel. Cette affirmation n’est guère convaincante dans la mesure où l’auteur simplifie quelque peu la position de l’Église. Nous verrons en effet plus loin qu’il n’est pas possible de déduire le caractère évolutif du droit naturel du fait que Jean XXIII approuverait un certain socialisme alors que l’Église auparavant se serait attachée à la diffusion de la propriété privée.
En fait, la position protestante en la matière s’explique par une louable et très sourcilleuse exaltation de la foi qui rejette un peu trop vite au second plan les forces naturelles de l’intelligence. Mehl, et beaucoup de protestants auront ce réflexe, refuse de donner la priorité au discernement naturel sur le discernement spirituel qui est, dit-il, « l’une des promesses majeures faites au croyant ». Il est bien entendu, pour le catholique, que la priorité pédagogique n’implique pas une priorité absolue, essentielle. Mais le protestant persiste en écrivant qu’il n’y a pas d’universalité de la raison qui est toujours située historiquement : l’unique « universalité concrète » est celle de « la Seigneurerie du Christ ».
En somme, le seul fondement possible d’une éthique sociale chrétienne est la parole de Dieu. Et R. Mehl de se réjouir, malgré certaines réserves, que le concile Vatican II, dans Gaudium et spes, rejoigne les préoccupations de l’Église réformée : « il faut souligner, écrit-il, que son mérite inaliénable est précisément de s’ouvrir par une description biblique de l’homme et de sa destinée »[25].
Le Nouveau Testament fonde une éthique sociale en offrant une double vision nouvelle : celle de l’homme devenu, en Jésus-Christ, un frère dont je suis responsable et celle de la marche de l’humanité vers un Royaume déjà inséré dans notre histoire.
L’Évangile crée ainsi un « esprit » qui nous permet de réaliser analogiquement dans la société ce que le Ressuscité réalise déjà dans l’Église qui est son corps. Analogiquement car il n’y pas d’identité entre l’Église et le monde mais il n’y a pas de coupure non plus entre les deux[26]. Fruit d’un « esprit », l’action sociale se greffera sur le témoignage dont elle est indissociable plus que sur les fameux principes auxquels l’Église catholique fait constamment référence.
Il y a donc entre l’accentuation théologique qui marque la doctrine sociale de l’Église depuis Vatican II et les exigences protestantes une convergence intéressante et prometteuse.
Certains théologiens protestants vont plus loin que Mehl et découvrent à partir de l’Évangile des exigences plus précises. Le célèbre pasteur Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), grand résistant au nazisme, parlera des « mandats divins » qui ne concernent pas seulement l’Église mais aussi le mariage, le travail et l’autorité. Il mettra en évidence des droits et devoirs naturels indispensables à la vie de l’Église et de la société. N. H. Soe qui ne cache pas sa sympathie pour Jacques Maritain et pour le pape Jean XXIII essaiera de repenser le droit naturel tandis que l’Allemand H. Gollwitzer (1908-1993) n’hésitera pas à proposer des « principes directeurs » qui doivent guider l’engagement chrétien en politique.
Sur le terrain, il n’est pas rare, dans des pays comme l’Allemagne, déjà avant la seconde guerre mondiale, ou la Suisse, au sein, par exemple, du Centre patronal de Lausanne, de rencontrer des groupes mixtes engagés dans la réflexion et dans l’animation de certains secteurs de la société.
En 1991, avant la publication de l’encyclique Centesimus annus, mais pour célébrer conjointement le centenaire de l’encyclique Rerum novarum et le premier congrès social-chrétien de l’Église réformée des Pays-Bas (1891), l’UNIAPAC (Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise) a publié un ensemble de réflexions et de documents sur l’enteprise[27]. On y affirme, à propos de l’entreprise, bien sûr, que « le discours social des Églises protestantes rejoint dans ses lignes essentielles l’enseignement de l’Église catholique ». Les auteurs notent toutefois qu’« il se caractérise par une approche plus générale, d’autre part sources sont diffuses. Aucun texte n’exprime, globalement et de façon autorisée, l’enseignement des Églises protestantes dans ce domaine »[28].
Néanmoins, on peut lire, sous la plume du Dr Adrian Kouwenhowen[29] et à propos de la chute du communisme, ces considérations qui ne sont pas très éloignées, nous le verrons, des réflexions qui seront développées dans Centesimus annus. Après avoir analysé les tares de l’économie centralisée, l’auteur reconnaît la libre concurrence comme « l’expression d’un droit fondamental d’initiative personnelle reconnu à l’être humain » et qui « s’inscrit donc parfaitement dans les traditions de la pensée sociale-chrétienne. Le fait que l’aspiration à la liberté ne doive pas être illimitée s’y inscrit également. Les activités économiques et les initiatives de chaque individu doivent être mesurées à partir de normes et de valeurs fondées sur la conception de la vie et du monde, telles que la solidarité, la responsabilité au sein de la société et l’équité sociale ». Enfin, le Dr Kouwenhowen conclut : « C’est sur ce terrain commun que la doctrine sociale catholique et la pensée sociale chrétienne protestante se sont rencontrées au cours des dernières années »[30].
En 1998, le P. Jean-Yves Calvez[31] et une personnalité russe, Anatole Krassikov[32], ont publié conjointement à Moscou et à Paris, des réflexions catholiques et orthodoxes sur la question de l’éthique sociale.
Krassikov[33] déclare d’emblée qu’« à la différence des catholiques romains, l’Église de la majorité des croyants de Russie a pendant mille ans de son histoire été pratiquement toujours dans la dépendance du pouvoir séculier qui s’est servi d’elle comme d’un ministère de l’idéologie pour la justification de sa politique ». Et donc il ne faut pas s’étonner que « l’Église orthodoxe russe n’ait pas jusqu’à ce jour élaboré sa propre doctrine sociale, une doctrine sociale se distinguant des programmes des gouvernants de l’époque tsariste d’abord, de l’époque soviétique ensuite »[34].
La situation a changé à partir de 1988, après la célébration du millénaire du baptême de la Russie. Ainsi, en 1990, le nouveau patriarche de Moscou, Alexis II, a déclaré, le jour même de son intronisation : « Notre Église - nous le voyons clairement - se met sur le chemin d’un ample service de la société. Au temps de difficiles transformations - d’importance capitale - pour notre pays, l’Église ne reste pas simple spectatrice sans participer aux événements en cours: elle appuie tous les efforts inspirés par le bien et l’humanité qu’entreprend aujourd’hui notre société pour la résolution des problèmes de la construction d’une vie établie sur des principes de légalité et de justice »[35].
En 1994, l’assemblée des archevêques reconnaît la nécessité d’élaborer une doctrine sociale et à partir de 1997, un groupe de travail s’est mis à l’oeuvre[36].
La tâche n’est pas simple. Selon Krassikov toujours, l’Église russe se trouve devant trois difficultés. Tout d’abord, elle n’a aucune expérience en la matière[37]. De plus, elle manque de théologiens non seulement capables de porter un regard critique sur l’histoire de l’Église orthodoxe et de la Russie mais aussi qui soient au courant de ce qui existe ailleurs comme réflexion sociale. Enfin, l’Église russe connaît de fortes pressions nationalistes et anti-œcuméniques.
J.-Y. Calvez, sur le témoignage d’autres collaborateurs russes souligne encore deux autres difficultés. Nombre d’orthodoxes craignent d’une part que la spécificité chrétienne ne se dissolve dans la recherche de valeurs humaines communes et, d’autre part, dénient toute valeur à la morale naturelle.
Il est donc clair devant de telles réticentes qui nous rappellent celles des protestants, que le dialogue avec les orthodoxes peut être aussi facilité par l’approche théologique de la doctrine sociale, à partir des Écritures.
Malgré tous les obstacles énumérés, quelques signes encourageants de dialogue peuvent être signalés. Ainsi, durant l’automne 1999, divers colloques sur l’enseignement social chrétien, les droits de l’homme, la famille, etc., ont été l’occasion de rencontres entre la minorité catholique et les milieux orthodoxes[38]. Le métropolite de Smolensk et Kalingrad, Kirill[39], déclarait lors du 7e Congrès œcuménique de Bose (Italie), en 1999: « L’Église, en Russie, a le devoir de sauver le peuple russe. Elle doit insuffler une dynamique évangélique dans la vie privée de chaque citoyen aussi bien que dans la vie civile de la nation elle-même. Aujourd’hui, nous avons en Russie un grand nombre de croyants, de pratiquants scrupuleux, mais qui ne comprennent même pas quand on leur parle de la relation qu’il peut y avoir entre leur foi et leur vie quotidienne dans la cité.
Nous souhaitons un renouveau de la foi chez les Russes, car nous sommes convaincus que c’est ainsi que l’on pourra reconstruire très concrètement des relations qui permettront à la société de se forger une identité propre respectée, de se développer économiquement, et d’avoir un rôle pacificateur dans le monde ». C’est la doctrine sociale catholique qui servira, en 2000, de référence à une version orthodoxe « élaborée sur la base d’une expérience de plusieurs années (…). Nous ne voulons pas nous replier sur nous-mêmes ; nous voulons être témoins dans le monde (…) »[40].
Et le 16 août 2000, l’Assemblée plénière des 144 évêques de l’Église orthodoxe russe réunie à Moscou a adopté « un document d’une centaine de pages développant les conceptions d’une véritable doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe […]. Sont abordées les relations Église-État (stricte séparation, droit à la désobéissance civile en cas de conflit), l’engagement chrétien dans la vie politique et sociale, la justice (partage équitable du produit du travail mais reconnaissance du bien-fondé de la propriété privée), la suppression souhaitable de la peine de mort, la politique de la famille (importance du mariage, opposition à l’avortement), la morale sexuelle, la bioéthique, la protection de l’environnement et des relations entre l’Église et les médias. »[41]
Le kérygme possède un contenu inévitablement social.
Certains passages de l’Évangile ont tellement frappé les esprits à travers le temps qu’ils font partie du bagage culturel de la plupart des hommes, chrétiens ou non.
Ainsi en est-il sans doute du miracle de la multiplication des pains[1] et de la parabole du bon Samaritain[2].
Jésus y manifeste sa sollicitude pour les hommes dans la réalité concrète de leur vie et spécialement pour l’homme qui souffre. A cette occasion, Jésus fait rappeler l’essentiel de la Loi[3] : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée[4] ; et ton prochain comme toi-même[5] ». Deux « commandements » indissociables.
Si la vie chrétienne consiste à imiter le Christ, on ne voit pas comment nous pourrions échapper au souci de l’autre et des conditions de son existence[6].
Comme nous l’avons déjà vu, le Christ ne prêche pas une révolution politique et sociale et, à sa suite, l’Église « convoque » les hommes au salut. Mais ces hommes qui doivent être sauvés sont des êtres de chair et de sang, des êtres bien concrets, qui ont une culture, qui travaillent, qui sont reliés à d’autres hommes selon des formes très diverses d’association, etc.. Le salut s’adresse donc à l’homme dans son intégralité, à des personnes, façonnées par une histoire particulière, des paysages, des rencontres, une éducation, des structures et des œuvres : « Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur »[7].
Le Christ emploie d’ailleurs des images très fortes pour nous éveiller à une vie sociale active. Sur la montagne, il interpelle la foule, chacun d’entre nous : « Vous êtes le sel de la terre. Si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors et foulé par les hommes.
Vous êtes la lumière du monde. Une ville sise en haut d’une montagne ne peut rester cachée ; on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire afin d’éclairer tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise si bien devant les hommes, qu’à la vue de vos bonnes œuvres, ils glorifient notre Père qui est dans les cieux »[8]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer la bonne nouvelle mais bien aussi d’agir, de réaliser de « bonnes œuvres »[9]. L’enseignement de Jésus sur le jugement dernier le confirme de manière saisissante : « Lorsque le Fils de l’Homme reviendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, il siégera sur son trône glorieux. Toutes les nations seront assemblées devant lui. Il séparera les uns d’avec les autres, comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors, à ceux qui sont à droite, le Roi dira : Venez, les brebis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile, et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous bien pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu, et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait.
Ensuite il se tournera vers ceux qui sont à sa gauche : Retirez-vous de moi, dira-t-il, maudits, allez au feu éternel destiné au diable et à ses anges. Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’étais sans asile, et vous ne m’avez pas accueilli ; mal vêtu, et vous ne m’avez pas couvert ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. A leur tour, ils diront: Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé ou assoiffé, sans asile ou mal vêtu, malade ou en prison, sans t’assister ? Il leur répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous avez omis de le faire à l’un de ces petits, c’est à moi-même que vous avez omis de le faire.
Et ces derniers iront au châtiment éternel, tandis que les justes iront à la vie éternelle »[10].
Non seulement, le Christ, en s’incarnant s’est uni à tout homme confirmé ainsi dans son statut d’être créé à l’image de Dieu et doté dorénavant d’une dignité extraordinaire qui rejaillit sur tous les aspects de sa vie mais, plus particulièrement encore, le Christ s’identifie aux plus démunis. Dès lors, servir l’homme et spécialement le plus pauvre, devient un service religieux, inspiré par Dieu et qui touche Dieu lui-même[11].
On peut aussi rappeler l’invitation à la prière continuelle[12]. Déjà dans l’Ancien Testament, il était dit que : « L’homme qui tiendra sa volonté dans la loi du Seigneur et la méditera nuit et jour donnera du fruit »[13]. Dans le Nouveau Testament, la demande est plus précise encore et son exigence peut paraître dérangeante : « Il faut toujours prier et ne jamais cesser de prier »[14] ; « Veillez en priant à tout moment »[15] ; « Ayez soin de demeurer dans la prière, veillez dans la prière »[16] ; « Soit que nous soyons éveillés, soit que nous dormions, vivons toujours avec Jésus »[17] ; « Priez sans jamais cesser »[18]. Cette invitation peut paraître irréaliste à première vue et pourtant l’enseignement le plus constant de l’Église la confirme : « Il n’y a qu’un chemin pour arriver à Dieu, écrivait Thérèse d’Avila, c’est la prière ; si l’on vous en indique un autre, on vous trompe ». La réponse du bon sens a été de nombreuses fois donnée. ainsi, Thomas d’Aquin explique : « L’homme prie tant qu’il agit dans son cœur, dans ses paroles, ses actions, de façon à tendre vers Dieu et ainsi celui qui ordonne toute sa vie à Dieu prie toujours »[19].
Notre conversion doit être totale. Elle ne peut se limiter à certains aspects de notre vie : toutes nos activités comme notre vie intérieure doivent être religieuses, c’est-à-dire reliées à Dieu et à sa Parole.
Le concile Vatican II a innové en consacrant son plus long document à l’insertion de l’Église dans le monde. Toute la première partie de Gaudium et spes est consacrée à nous persuader que l’Église ne peut renoncer à l’animation du monde qu’en se reniant elle-même.
Les arguments seront théologiques et philosophiques.
Il s’agit d’abord de convaincre nos contemporains, volontiers individualistes, du caractère communautaire de la vocation de l’homme. L’homme ne se sauve pas seul. Gaudium et spes, en cet endroit, reprend l’enseignement de Lumen gentium sur le peuple de Dieu[1].
Par leur origine commune et parce qu’ils sont destinés à une même fin qui est Dieu lui-même, tous les hommes sont frères, et appelés à l’amour mutuel, à l’image d’ailleurs d’un Dieu trine[2]. Dieu fait alliance avec un peuple et lorsqu’il s’incarne, il « entre dans le jeu de la solidarité ». Il s’insère dans une culture et une société bien déterminée. Dans sa prédication, il appelle à l’unité, au don de soi et à la mission universelle. Par sa mort, sa résurrection et le don de son Esprit, une nouvelle communion fraternelle est instituée et réalisée en son propre Corps qui est l’Église. La solidarité des membres de ce Corps ne doit pas cesser de croître[3].
La raison, de son côté, « fait apparaître qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale (…) ». C’est « par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon toutes ses capacités et peut répondre à sa vocation (…) ».
Mais si les personnes humaines reçoivent beaucoup de la vie sociale pour l’accomplissement de leur vocation, même religieuse, on ne peut cependant pas nier que les hommes, du fait des contextes sociaux dans lesquels ils vivent et baignent dès leur enfance, se trouvent souvent détournés du bien et portés au mal. Certes, les désordres, si souvent rencontrés dans l’ordre social, proviennent en partie des tensions existant au sein des structures économiques, politiques et sociales. Mais, plus radicalement, ils proviennent de l’orgueil et de l’égoïsme des hommes, qui pervertissent aussi le climat social. Là où l’ordre des choses a été vicié par les suites du péché, l’homme déjà enclin au mal par naissance, éprouve de nouvelles incitations qui le poussent à pécher : sans efforts acharnés, sans l’aide de la grâce, il ne saurait les vaincre ».[4].
Il est clair que l’état de la société importe à la croissance humaine que ce soit dans les plans physique, psychologique, intellectuel, moral ou religieux. Or, « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu »[5].
Comment, dans ces conditions, l’Église pourrait-elle se désintéresser des affaires du « monde » ?
S’il est important de rappeler aux individualistes chrétiens ou non, le caractère social de leur personnalité et de leur vocation, il faut aussi contester une vision fort répandue et qui consiste, pour des raisons religieuses ou sociales, à considérer l’homme comme impie ou présomptueux lorsqu’il veut changer les circonstances de sa vie. Le monde est imparfait sous le regard d’un Dieu tout-puissant ! N’est-ce pas orgueil, injure, folie, péché, de prétendre apporter quelque correction à cette création que Dieu lui-même respecte ?
Gaudium et spes répond sans ambigüité : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers: en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.
Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.
Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plu s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant »[6].
Cet enseignement de Vatican II est bien conforme à toute la tradition de l’Église même s’il n’a jamais été aussi longuement développé dans le passé.
Dans Centesimus annus, Jean-Paul II rappelait que pour l’Église, « le message social de l’Évangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant tout comme un fondement et une motivation de l’action. Stimulés par ce message, quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux pauvres, montrant qu’en dépit des différences de provenance sociale, une convivialité harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de l’Évangile, au cours des siècles, les moines ont cultivé la terre, les religieux et religieuses ont fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, les confréries ainsi que des hommes et des femmes de toutes conditions se sont engagés en faveur des nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les paroles du Christ « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester un vœu pieux mais devenir un engagement concret de leur vie »[1]. Et il ne s’agit pas simplement de charité au sens commun du terme car le pape précise que « l’amour pour l’homme, et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l’Église voit le Christ, se traduit concrètement par la promotion de la justice »[2].
Ces considérations montrent que naturellement, pourrait-on dire, le chrétien poussé par l’Évangile, s’engage dans l’action sociale. Progressivement toutefois et particulièrement au moment où la société ambiante se déchristianise ou propose un mode de vie qui contredit le message du Christ, apparaît la nécessité d’une évolution politique qui permette à la foi de vivre, de croître et de produire ses effets dans l’ensemble de la société.
Ainsi, prêchant sur le devoir des Rois, Bossuet[3] évoquant le combat de la vertu et du vice à l’intérieur des sociétés, précise d’abord que le vice ne peut être extirpé par la force mais par l’exemple de la vertu du prince. Est-ce suffisant « pour faire régner Jésus-Christ » ? Non. Les vices « dissipés » par l’exemple, il faut que la vertu soit favorisée. Telle est la mission du prince ainsi que saint Grégoire[4] l’écrivait à l’empereur Maurice[5] : « C’est pour cela que la puissance souveraine vous a été accordée d’en haut sur tous les hommes ; afin que la vertu soit aidée, afin que la voie du ciel soit élargie, et que l’empire terrestre serve à l’empire du ciel »[6].
Pie XII développe la même idée dans une formule forte : « De la forme donnée à la société conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes… »[7] .
Jean XXIII précise et explique[8] que « le bien commun embrasse l’ensemble des conditions de vie en société qui permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus complète et plus aisée[9]. Composé d’un corps et d’une âme immortelle, l’homme ne peut, au cours de cette existence mortelle, satisfaire à toutes les requêtes de sa nature ni atteindre le bonheur parfait. Aussi les moyens mis en œuvre au profit du bien commun ne peuvent-ils faire obstacle au salut éternel des hommes, mais encore doivent-ils les y aider positivement. »
Il faut donc conjointement changer le monde pour que la croissance spirituelle soit possible et favorisée et changer les cœurs dans la mesure où bien des maux sociaux trouvent leur origine dans le péché des hommes.
L’évangélisation du « monde » est inévitable et nécessaire. L’homme étant un être de relations, l’évangéliser c’est évangéliser ses relations. On sait que « la foi sans les œuvres est une foi morte ». Et les « œuvres » représentent précisément tout ce qui transforme le monde, le rend plus humain, plus conforme au plan de Dieu. De même que le fidéisme[10] finit par détruire la foi, le refus ou l’impossibilité de vivre l’Évangile dans toutes ses conséquences terrestres, l’étouffe et la dessèche.
La société est indispensable à la croissance de l’homme. Et le chemin vers Dieu, on l’a dit et répété, peut être rendu plus facile ou plus difficile suivant la culture, le système politique ou économique. Comment l’Église, dès lors, pourrait-elle, de manière crédible et efficace, parler de la conversion de l’homme, de sa libération du péché sans tenir compte du contexte dans lequel il vit et qui, en bien ou en mal, l’influence.
Léon XIII estime qu’il a le droit et le devoir d’intervenir dans la question sociale parce que l’état des mœurs met en péril la foi. Et Paul VI parlera au nom de l’« humanisme intégral », au nom de l’homme considéré dans l’intégralité de son être matériel et spirituel.
Le concile Vatican II sera aussi l’occasion, pour l’Église, de développer sa pensée sur la liberté religieuse.
Ce droit formulé de manière solennelle par la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (1948)[1] stipule que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’e, privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Il est clair que la religion ne peut être confinée au seul domaine privé ; d’autant plus que ce droit est associé à d’autres: liberté d’opinion et d’expression, liberté de réunion et d’association, liberté politique, syndicale, etc. qui, en principe, ne peuvent subir de discrimination en fonction précisément des convictions philosophiques ou religieuses.
C’est face aux totalitarismes modernes que l’Église, au XXe siècle, a développé sa réflexion sur la liberté religieuse, réflexion qui inspira plusieurs artisans de la Déclaration universelle. Pie XI, face au fascisme défend « les droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et « la liberté des consciences »[2]. Contre le communisme, il rappellera les « prérogatives » dont Dieu a doté l’homme, c’est-à-dire ses différents droits, et déclarera que la société « ne peut lui en rendre, par principe, l’usage impossible »[3]. Puis, face au nazisme, il proclamera que « l’homme en tant que personne possède les droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger(…) Le croyant a un droit inaliénable à professer sa foi et à la revivre comme elle veut être vécue. Des lois qui étouffent ou rendent difficiles la profession et la pratique de cette foi sont en contradiction avec le droit naturel »[4]. On trouvera ensuite dans l’oeuvre de Pie XII[5] la première déclaration « ecclésiastique » des droits fondamentaux de la personne humaine. Jean XXIII dans Pacem in terris[6] poursuivra cette réflexion qui culminera au Concile, en 1965, dans la déclaration Dignitatis humanae[7].
Ce texte important consacré au « droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse » définit plus précisément que la Déclaration de 1948 la liberté religieuse. « Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ». Cette proclamation est essentielle pour au moins deux raisons. Tout d’abord vu qu’elle touche au plus intime de la personne humaine, cette liberté peut être reconnue comme la plus fondamentale, comme le point de départ logique[8] de toutes les autres libertés qui semblent en découler puisque l’homme religieux ou non est un être social qui se prolonge et prolonge ses convictions dans tous les domaines de son existence. Mais cette déclaration est aussi historiquement importante, à une époque où, à côté de l’intolérance traditionnelle de certains militantismes athées, apparaissent des intégrismes et des groupements sectaires nouveaux. C’est pourquoi, vu son objet, elle s’adresse à tous les hommes et à toutes les collectivités, quelles que soient leurs traditions culturelles. C’est pourquoi aussi, avant de développer des arguments théologiques, la déclaration présente une réflexion philosophique qui fonde le droit à la liberté religieuse sur la nature même de l’homme et établit, par le fait même, sa transcendance[9] sur le pouvoir civil. Nous y reviendrons au chapitre suivant.
Ce n’est donc pas un privilège[10] mais un droit universel et primordial que l’Église invoque et en vertu duquel « il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[11].
Beaucoup de nos contemporains contestent à l’Église le droit de se pencher sur les affaires du « monde » et souhaiteraient confiner son action au domaine privé. Ils redoutent, comme dit Gaudium et spes, « un lien trop étroit entre l’activité concrète et la religion : ils y voient un danger pour l’autonomie des hommes, des sociétés et des sciences »[1].
La réponse du Concile est nuancée mais capitale pour comprendre comment l’Église envisage son action dans le monde : « Si, par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu. Bien plus, celui qui s’efforce avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient les êtres et les fait ce qu’ils sont. A ce propos, qu’on nous permette de déplorer certaines attitudes qui ont existé parmi les chrétiens eux-mêmes, insuffisamment avertis de la légitime autonomie de la science. Sources de tensions et de conflits, elles ont conduit beaucoup d’esprits jusqu’à penser que science et foi s’opposaient.
Mais si, par « autonomie du temporel », on veut dire que les choses créées ne dépendent pas de Dieu, et que l’homme peut en disposer sans référence au Créateur, la fausseté de tels propos ne peut échapper à quiconque reconnaît Dieu. En effet, la créature sans Créateur s’évanouit. Du reste, tous les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont toujours entendu la voix de Dieu et sa manifestation, dans le langage des créatures. Et même, l’oubli de Dieu rend opaque la créature elle-même ».
Il n’y a donc pas de séparation, entre le domaine temporel et le domaine spirituel, comme on l’entend trop souvent, mais une distinction qui sauvegarde les spécificités en présence au sein d’un même monde.
Distinguer pour unir est le titre très significatif d’un ouvrage de Jacques Maritain. Selon le philosophe, « il semble que le cours des temps modernes soit placé sous le signe de la disjonction de la chair et de l’esprit, ou de la dislocation progressive de la figure humaine. (…) L’homme cependant est chair et esprit non pas liés par un fil, mais unis en substance. Que les choses humaines cessent d’être à la mesure du composé humain, les unes demandant leur nombre aux énergies de la matière, les autres aux exigences d’une spiritualité désincarnée, c’est pour l’homme un écartèlement métaphysique épouvantable. On peut croire que la figure de ce monde passera le jour où cette élongation sera devenue telle que notre cœur éclatera »[2].
On trouve la même inquiétude chez Albert Camus : « Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Dans la mesure où ils n’envisagent plus la complexité du monde mais en compartimentent les différents aspects, Camus n’hésite pas à les comparer à une taupe qui méditerait[3] !
Il est normal que l’Église catholique cherche à justifier son engagement mondain puisque depuis son origine elle s’est investie dans les problèmes temporels. Elle estime que c’est son devoir, sa mission et donc son droit le plus strict. Nous avons vu que de plus en plus les Églises protestantes, longtemps critiques vis-à-vis de la ligne de conduite catholique, partagent le même souci social avec des arguments semblables.
Mais des penseurs non chrétiens voire oppsés au christianisme nous onfortent dans l’idée que l’Église doit rester agissante dans le monde, au sens où nous avons pris cette expression.
On se souvient peut-être des analyses proposées par Henri Bergson[1] dans son célèbre ouvrage Les deux sources de la morale et de la religion[2]. Il souligne une opposition relative entre, d’une part, la morale close et la religion statique et, d’autre part, la morale ouverte et la religion dynamique. d’un côté, les règles imposées par une société déterminée rendent possible la vie en commun. Ce sont des obligations et des habitudes qui répondent à une sorte d’instinct social naturel. Dans cette société close, la cohésion sociale est renforcée par la croyance naturelle à des forces impersonnelles qui s’expriment dans la magie et la sorcellerie ou en un Dieu suprême, souverain incontesté. d’un autre côté, apparaissent des personnalités exceptionnelles, prophètes, saints, sages, qui interpellent le conformisme social dont ils se sont libérés au nom au nom d’une charité universelle, d’une mystique qui a retrouvé l’élan vital. Pour Bergson, une influence mutuelle s’exerce au profit des deux parties : l’obligation sociale soutient la charité universelle et celle-ci adoucit les rigueurs de la loi.
On peut penser que l’opposition signalée se renforce à certaines époques où la société se ferme aux appels des héros. Il semble que ce soit le cas aujourd’hui où la culture ambiante dresse en face des héros inspirés par l’Amour créateur, ses propres modèles élevés au rang de petits dieux mais bien conformes au schéma de la société close, c’est-à-dire fermée à toute verticalité, à toute dimension qui la dépasse et la met en question[3]
Tout homme est, bon gré mal gré, dans une certaine mesure, à l’image de la société qui le nourrit, société « qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne ». Il ne faut pas sous-estimer le poids de ce conformisme social et même si un héros nous appelle à « l’élan de la vie », le modèle social agit comme un frein d’autant plus puissant que la contradiction est grande entre le saint, le sage, le prophète et le « monde ».
Dans cette optique, l’appel de notre héros, Jésus-Christ, heurte, à maints égards les canons de la morale sociale telle que nous la vivons dans nos sociétés dites développées. Il est difficile à des hommes dont l’individualisme a été exacerbé dans un univers qui exalte le pluralisme, le profit, la réussite matérielle et le plaisir immédiat de trouver séduisante la figure du Christ souffrant ! Le modèle social l’emporte tout naturellement sur le modèle christique. Pour vivre, celui-ci doit convertir la société de telle manière que la vboie du ciel soit plus aisée comme disait saint Grégoire.
Les oppositions les plus radicales au message chrétien témoignent également mais indirectement de l’importance de l’incarnation du message chrétien.
Ainsi, au XVIIIe siècle, la philosophie des « lumières »[4] va s’efforcer de séculariser[5] la société, c’est-à-dire de rompre le lien entre le spirituel et le temporel, confinant ainsi au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.
Si, dans les Lettres anglaises[6], après avoir loué toutes les facettes de la civilisation anglaise, Voltaire consacre une dernière lettre à Pascal, c’est pour écarter une vision nuisible à l’établissement d’une société moderne, c’est-à- dire, une société « peuplée, opulente, policée »[7]. En effet, l’inquiétude métaphysique que Pascal tentait de glisser dans l’esprit du libertin de son temps risque de rendre très relative l’invitation voltairienne à se consacrer, sans se poser trop de questions, à la production des richesses indispensables au bonheur de l’homme. Le paradis n’est-il pas où nous sommes ? En même temps, Voltaire s’efforcera d’écarter la raison du domaine de la foi. Car Pascal nous interpelle d’abord au fond de notre incroyance et par là risque de toucher tous les hommes. Voltaire va donc, se déguiser en défenseur de la pureté de la foi et condamner comme impie, orgueilleuse et insensée la tentative pascalienne d’ébranler le matérialisme de son interlocuteur par des raisonnements.
Comme l’écrit Jean-Paul II, « la foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition »[8]. C’est le drame du fidéisme que joue Voltaire et dont il a compris la force destructrice sous des apparences respectueuses.
De même, sans enracinement social, le message chrétien dépérit. Cette loi n’a pas échappé aux ennemis de la religion, persuadés que cette rupture est plus efficace qu’un sermon athée. Tout le XVIIIe siècle témoigne des efforts pour éliminer la présence agissante de l’Église au sein des réalités temporelles. Le film de Roland Joffé, Mission[9], a révélé au grand public en 1986, l’action destructrice du Marquis de Pombal[10], qui inspira, en tant que Secrétaire d’État pendant 27 ans, un sécularisme musclé au Portugal et dans les colonies. Les Jésuites[11] sont particulièrement visés parce qu’ils étaient efficaces, au Paraguay notamment, auprès des Indiens Guarani qui trouvent dans les « réductions » organisées par les Pères non seulement une protection contre le servage colonial et les razzias des chasseurs d’esclaves mais aussi une structure de développement économique et personnel qui respecte l’enracinement culturel des indigènes tout en leur apportant la « bonne nouvelle ». Les « réductions » espagnoles cédées au Portugal subirent les assauts de Pombal qui finalement, en 1759 expulsa les membres de la Compagnie de tous les territoires portugais. L’autoritaire marquis ne fut pas seul attelé à ce travail : le ministre et secrétaire d’État Choiseul[12] en France, d’Aranda[13] en Espagne, Du Tillot[14] dans le duché de Parme et de Plaisance, Tanucci[15] dans le royaume de Naples, suivirent la même voie. Ces attaques d’inspiration maçonnique aboutiront à la dissolution de la Compagnie de Jésus en 1773 par le pape Clément XIV[16].
Cette politique laïciste nourrie dans les « sociétés de pensée » va porter un coup terrible à l’évangélisation. Une argumentation athée ou antichrétienne, à l’expérience, ne porte guère de fruits. Elle pousse le croyant à répondre argument pour argument et à renforcer sa conviction en exerçant sa raison. Autrement efficace et donc dangereux, le slogan unique de la laïcité contemporaine : la religion est une affaire strictement privée[17].
L’auteur de L’homme révolté a confirmé cette analyse en donnant à la mort de Louis XVI une valeur symbolique très significative : la mort du prince chrétien marque la fin d’une forme de présence chrétienne au « monde ». « Le 21 janvier[18], avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé(…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et, avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle »[19]. Restera à l’Église la tâche de s’adapter à la situation nouvelle et d’inventer à travers la démocratie, comme nous le verrons plus loin, une nouvelle manière d’« incarner le Dieu chrétien ».
Après le XVIIIe siècle, les philosophies « du soupçon »[20] poursuivront et amplifieront ce travail de rupture. Ainsi en est-il de toute la mouvance marxiste-léniniste. Lénine[21] écrit que « la lutte anti-religieuse ne peut se borner à des prêches abstraits. Elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement, qui tend à supprimer les racines de la religion »[22].
C’est dans cet esprit et au sein même du socialisme « démocratique » qu’il est demandé aux chrétiens de ne pas tenter d’insérer dans la société civile leurs options religieuses qui doivent rester strictement privées. Ainsi à la question de savoir si des chrétiens peuvent militer au sein du parti socialiste, il est répondu qu’ils « doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique. on peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité »[23].
Ces témoignages nous montrent qu’une attitude réservée, sans implication sociale, de la part des chrétiens est proprement suicidaire. La doctrine sociale n’est pas facultative.
Toutefois, si les textes de Vatican II (Gaudium et spes et Dignitatis humanae) cités plus haut nous révèlent l’importance du « politique » dans l’évangélisation (qui est un droit et un devoir), ils soulignent en même temps la relativité du « politique ». Il est clair que dans la perspective chrétienne évoquée, l’organisation du monde n’est pas une fin en soi, même si elle est indispensable, puisque l’homme est, par nature, un être social. Il n’est pas inutile, à cet endroit, de relire le « principe et fondement » de saint Ignace[1]: « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu, notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ». Certes, ce texte a comme but de placer le retraitant dans les meilleures dispositions possibles c’est-à-dire dans une attitude d’« indifférence » spirituelle qui le rende totalement disponible à Dieu, il n’empêche qu’il peut servir aussi à illustrer notre propos et à le justifier.
En effet, l’origine et la fin de l’homme se situant au delà du « monde », en Dieu, tout le reste, communautés, biens, etc., non seulement ne sont que des moyens au service de cette fin mais encore ne sont que des moyens soumis à un choix moral, utilisables « dans la mesure où ». Il n’est pas possible, dans cette optique, d’accorder à l’organisation sociale, aussi bonne fût-elle, aux performances économiques ou à quelque projet strictement humain, la priorité absolue ou, pire, encore, de les « diviniser » ou d’en diviniser les représentants ou les incarnations, comme on l’a trop souvent vu durant ce XXe siècle à travers des leaders « charismatiques » de toutes sortes.
Est exclue donc toute conception politique qui serait fermée sur le temporel, qui confondrait tel « royaume », aussi parfait puisse-t-il être, avec le Royaume. La « politique » est au service des hommes pour les aider à grandir dans leur humanité intégrale. Rappelons-nous le rôle attribué par saint Grégoire à la « puissance souveraine ». Elle doit aider la vertu mais ce n’est pas elle qui définit la vertu ou la crée ; elle doit élargir la voie du ciel mais ce n’est pas elle qui la trace.
Rappelons-nous l’avertissement de saint Paul : « …nous n’avons pas ici-bas de cité permanente , mais nous sommes en quête de la cité future »[2].
A toutes les époques surgissent des utopies parfois tenaces qui promettent le paradis sur terre. Paradis qui, soit dit en passant, a, par certains aspects, des allures de société communiste. Platon[3] nous en offre un premier exemple célèbre avec la République. Il tentera de mettre en pratique ses idées auprès de Denys, tyran de Syracuse[4]. Ce sera un échec mais il persistera à croire que « les races humaines ne verront pas leurs maux cesser avant que n’aient accédé aux charges de l’État ceux qui pratiquent la philosophie, ou encore que ceux qui ont le pouvoir ne deviennent réellement philosophes »[5]. A sa suite, bien d’autres tenteront de préciser le rêve en imaginant des constructions plus séduisantes les unes que les autres. Le dominicain italien Tommaso Campanella[6] proposera la Cité du Soleil. Thomas More[7] appellera sa cité parfaite Utopie. Ce nom restera désormais pour désigner les projets de ce genre. On peut encore citer, en Angleterre, la République d’Oceana de James Harrington[8]. Dans tous les cas, la raison philosophique prétend apporter la solution politique qui nous permettra enfin de vivre heureux.
Souvent aussi le paradis terrestre est présenté comme l’aboutissement de l’histoire. Cette tentation remonte sans doute à Joachim de Flore[9] qui « aurait transformé l’espérance chrétienne de l’accomplissement eschatologique en une utopie temporelle »[10]. Le cardinal de Lubac[11] reconnaissait le joachimisme « dans le processus de sécularisation qui, trahissant l’Évangile, transforme en utopies sociales la recherche du royaume de Dieu »[12]. Pour Joachim de Flore, l’histoire se déroule selon un schéma trinitaire : après le règne du Père (c’est l’Ancien testament et le temps des laïcs) et celui du Fils (le Nouveau Testament et le temps des clercs et de Pierre), va venir le temps de l’Esprit (celui de la vie monastique et de Jean), le troisième règne où l’Église concrète que nous connaissons et qui est l’œuvre du Fils, sera dépassée par une Église spirituelle. Ce rêve d’un nouvel âge où les vicissitudes présentes auront disparu, H. de Lubac en suit la trace jusqu’à nos jours. Certes, cette vision va nourrir des oppositions à l’Église institutionnelle mais aussi des messianismes temporels qui sécularisent la pensée de Joachim[13].
Cette vision d’un temps en progrès s’est développée aussi en dehors de toute influence trinitaire. Ainsi, Charles Fourier[14], l’inventeur des célèbres phalanstères, affirmera qu’après les périodes successives d’édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, nous allons arriver à l’état de garantisme qui nous mènera à l’harmonie parfaite.
Enfin, bien des sectes, aujourd’hui comme hier, invitent à se retirer du monde « normal » pour construire de petites sociétés où vont régner la vertu, la vérité, la vraie foi selon des règles de vie réputées parfaites. Pour n’évoquer que des sectes inoffensives et anciennes comme celle des Quakers ou des Amish, et sans discuter du bien-fondé de leurs principes, constatons simplement qu’elles ne peuvent vivre que par la protection de la grande société qui les entoure, les protège et leur garantit la liberté de conscience et de religion…
Les hommes rêvent d’une société idéale mais ils doivent lucidement reconnaître que le monde, des origines jusqu’au dernier jour, est livré à un dur combat entre le bien et le mal et, comme dit Gaudium et spes[15], « engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure ». La difficulté ne peut justifier aucune démission, aucun découragement car le chrétien sait « que toutes les activités humaines, quotidiennement déviées par l’orgueil de l’homme et l’amour désordonné de soi, ont besoin d’être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ ».
Tout homme croyant ou non fait l’expérience douloureuse de la précarité, de la méchanceté et tout esprit lucide sait qu’il en sera toujours ainsi et que toute œuvre même si elle est bien intentionnée et donne de bons fruits, est soumise à l’usure, à la fatigue, aux accidents de l’histoire et aux assauts de l’orgueil, de l’égoïsme et de la jalousie.
Mais, mystérieusement, le rêve de la cité idéale sous-tendu par l’irrépressible besoin de bonheur, lui taraude l’esprit et le pousse à ne pas se satisfaire de l’état présent. Toutes les transformations du monde sont nées d’une volonté de progrès même s’il a souvent pris le visage de la barbarie. Certains, comme Thomas More et comme bien des poètes, se sont contentés de décrire la vie parfaite ; d’autres, comme Platon, se sont heurtés à la dure réalité de l’incarnation ; d’autres encore, comme les successeurs de Marx, ont voulu, coûte que coûte, et même dans le sang, soumettre le monde à leurs constructions intellectuelles.
Il semble bien que l’homme soit ainsi un être emporté sans cesse par le désir d’un mieux terrestre.
Le message évangélique éclaire singulièrement cette tension interne et les heurts qu’elle provoque dans notre existence[16].
« Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre, agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir[17], mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière ».
La force du perfectionnement humain et de la transformation du monde, c’est l’amour. Amour de Dieu et des hommes. Par le Christ, nous savons que cette voie « est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain ». Certes, comme son frère incroyant, le chrétien est confronté aux difficultés et doit porter, comme son Seigneur et à sa suite, « cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix » mais « s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu ». En effet, « ce qui a été semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité. La charité et ses œuvres demeureront » puisque, comme il a été promis, « ce que vaut le travail de chacun, le feu l’éprouvera. Si l’ouvrage construit résiste, l’ouvrier recevra sa récompense »[18].
Le Seigneur promet en effet des « cieux nouveaux » et « une terre nouvelle »[19] « où règnera la justice et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme ».
En attendant, notre action dans le monde n’est certainement pas superflue : « … l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir ».
« … ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d’amour et de paix »[20] ».
Gaudium et spes ajoute encore que « mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra ».
La cité idéale sera donc réalisée à la fin des temps, par la grâce de Dieu, initié par la résurrection du Christ. Le Christ en est l’initiateur et le réalisateur ultime. Ce n’est pas l’homme qui peut, par ses seules forces, l’établir même si sa collaboration, dérisoire par rapport au don promis, est précieux pour le bien-être et le salut du monde comme pour hâter l’instauration du Royaume. Notre rôle est de faire grandir l’image du Royaume dans nos royaumes pour offrir à Dieu ce qui deviendra « une offrande agréable ». Le dessein de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre »[21]
Sans vouloir nous attarder à ce qui risque d’être considéré comme un plaidoyer « pro domo », signalons tout de même quelques bienfaits sociaux qui découlent de la présence agissante de l’Église et des chrétiens.
L’Église offre aux hommes, à travers l’Évangile, une réponse aux questions essentielles qu’ils se posent sur leur existence et son sens. Elle est utile à chaque homme puisqu’elle défend, comme nous le verrons, la dignité de tout être humain et l’ensemble de ses droits, quels que soient son âge, son état de santé, sa culture, sa race, sa position sociale, sa philosophie ou sa religion.
L’Évangile est une force inégalable de transformation personnelle et sociale puisqu’il « annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l’amour de tous »[1].
L’Évangile libère l’homme de ce qui l’entrave, le diminue, l’altère. Pour répondre, en 1946, à certaines critiques contre les chrétiens, le philosophe Gustave Thibon répliqua : « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche, nous ne sommes même pas d’en haut, nous sommes de partout. Nous sommes las de mutiler l’homme ; que ce soit pour l’accabler comme à droite ou pour l’adorer comme à gauche, nous sommes las de le séparer de Dieu. Nous n’abandonnerons pas un atome de la vérité totale qui est la nôtre. Au nom de quoi nous attaque-t-on ? Nos adversaires sont-ils pour le peuple ? Nous le sommes. Pour la liberté ? Nous le sommes. Pour l’autorité ? Nous le sommes. Pour la race, pour l’État, pour le justice ? Nous sommes tout cela, mais pour chaque chose à sa place. On ne peut nous frapper qu’en nous arrachant nos propres membres. Nous sommes pour chaque partie, étant pour le tout. Nous ne voulons rien diviniser de la réalité humaine et sociale parce que nous avons déjà un Dieu ; nous ne voulons rien repousser non plus parce que tout est sorti de ce Dieu. Nous ne sommes contre rien. Ou plutôt, car le néant est agissant aujourd’hui, nous sommes contre le rien. Devant chaque idole, nous défendons la réalité que l’idole écrase. Sous quelque fard qu’il se présentent, nous disons non à tous les visages de la mort. »[2]
Vivre selon l’Évangile développe toute une série d’attitudes qui ne sont pas sans conséquences sociales majeures. Ainsi en est-il de l’amour de la paix et de la justice, de la patience et due pardon, du courage et de l’humilité, de l’hospitalité. En même temps, lma parole de Dieu nous révèle l’importance du mariage et de la solidarité, le vrai sens de l’autorité et de l’obéissance, la dignité et le respect du travail, le devoir d’agir pour le bien commun, etc..
Il est évident que toute société ne peut que gagner à rassembler des citoyens honnêtes et loyaux, qui ne trahissent pas la parole donnée. Bien des contraintes, bien des contrats et bien des contrôles seraient inutiles. L’administration et la justice en verrait leur tâche simplifiée !
L’Église s’engage partout à aider et promouvoir tout ce qui est bon et juste dans les institutions humaines pour autant que cette tâche soit compatible avec sa mission. C’est ainsi que des états athées profitent des bienfaits sociaux apportés par le christianisme notamment à travers les œuvres d’enseignement et les œuvres caritatives comme à travers l’engagement loyal, nécessaire et multiforme des laïcs chrétiens dans tous les domaines de la vie publique. Il suffit de lire les discours prononcés par certains chefs d’États non chrétiens, lors d’une visite du Souverain Pontife, pour s’en rendre compte. Ils ne peuvent que se réjouir de la présence sur leurs territoires d’écoles, d’œuvres et d’hôpitaux gérés par des chrétiens.
Révélant le sens de la vie et le fondement de la dignité humaine, l’Église offre peut-être le service le plus précieux qui soit pour rendre les sociétés vraiment humaines, c’est-à-dire respectueuses de toute personne dans ses dimensions corporelles et spirituelles. On ne voit que trop actuellement, dans les parties du monde qui sont les plus déchristianisées, les ravages du nihilisme ambiant[3]. Paraphrasant Dostoïevski, on peut se demander pourquoi, si Dieu n’existe pas, tout ne serait-il pas permis ? Au nom de quoi refuser la barbarie des individus ou des états ? Au nom de l’Homme ? Mais qu’est-ce que l’homme ? Au nom d’une nature humaine ? Mais d’où vient cette nature ? Nous voilà revenus au point de départ !
Une morale laïque peut-elle satisfaire notre esprit ? Sartre pensait que non : si l’on refuse, comme lui, toute intervention divine, l’homme ne peut être que ce qu’il a projeté d’être[4].
L’unité politique, si on veut qu’elle échappe à la contrainte pure, est tributaire de l’unité des cœurs et des esprits et cette unité peut être singulièrement vive chez des hommes convaincus que nous sommes tous, malgré nos différences légitimes, les fils d’un même Père, appelés à s’aimer les uns les autres en préfiguration du grand rassemblement dans le Royaume où s’accomplira parfaitement la promesse déjà réalisée par le baptême : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car, dans le Christ Jésus, vous ne faites tous qu’un » (Gal. 3, 28). L’histoire européenne et particulièrement l’histoire de Belgique révèlent clairement les rapports entre la christianisation et la construction de l’unité et inversément les désagrégations sociales et politiques liées à la déchristianisation. Le Père Georges Chantraine[5] a attiré, naguère, l’attention sur ce phénomène. La diversité belge a été, au fil des siècles, soudée par le catholicisme, « ciment de cette construction sociale et culturelle » et particulièrement aux moments où la foi catholique était menacée. Si bien que « la désagrégation de l’unité belge aurait été impossible et impensable dans un pays où le catholicisme serait demeuré vivant ». Dès lors, la situation politique de la Belgique épuisée par des querelles linguistiques et partisanes entretenues, ruinée par des constructions communautaires complexes et paralysantes, « montre la nécessité et l’urgence d’une nouvelle évangélisation. Celle-ci est indispensable non seulement pour que le Christ soit connu de tous les hommes et de toutes les femmes qui vivent dans la Belgique actuelle, mais encore pour que le pays retrouve son âme et une cohésion (…) ». Cette analyse peut être instructive pour l’Europe elle-même. « La Belgique offre, en effet, à l’Europe l’exemple d’un pays qui se désagrège à mesure qu’il cesse d’être, par le fond du cœur et par la cohésion sociale, chrétien et catholique(…). La Belgique, en effet, est aux confins de nombreux courants qui ont traversé l’histoire de l’Europe. d’autre part, l’Europe elle-même a trouvé dans le christianisme, et d’abord dans le catholicisme, sa cohésion. Pas plus que la Belgique, elle ne pourra trouver une unité nouvelle en dehors de la religion du Christ, et plus particulièrement en dehors de l’élan et de la cohésion qu’elle peut recevoir de l’Église catholique ». Une telle affirmation ne répondait-elle pas, à l’avance, à l’inquiétude exprimée par l’ancien président de la Commission européenne J. Delors[6] : « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique…. Si dans les dix ans qui viennent nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie. »
De plus, puisque l’Église, en tant qu’autorité morale au service de tous cette fois, n’est liée à aucune forme particulière de culture ou de régime politique et qu’elle n’a pas d’intérêts matériels propres à défendre, elle peut intervenir avec désintéressement personnel et avec le seul souci de servir l’entente et la paix, dans les relations et les conflits humains.
L’existence d’États pontificaux depuis le VIIIe siècle jusqu’au 2 octobre 1870, date de l’annexion de Rome par l’Italie, a parfois jeté un voile sur la dimension profondément et authentiquement pacifique de l’Évangile. Mais à partir de cette date, l’action du Souverain Pontife et du Saint-Siège paraîtra vraiment désintéressée et ne cessera de porter des fruits dont l’importance sera inversement proportionnelle à l’exigüité du territoire reconnu souverain par le traité du Latran, le 11 février 1929[7].
Il n’est pas inutile d’évoquer un peu la diplomatie romaine[8].
En 1870, 14 États entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ; au 1er janvier 1999, ils étaient 169.
d’innombrables concordats, conventions et accords seront signés avec divers États : 6 sous Léon XIII ; une quarantaine sous Pie XI, une trentaine sous Pie XII, une quarantaine sous Paul VI et une soixantaine sous Jean-Paul II.
Soulignons surtout les nombreux arbitrages[9] assurés par le Saint-Siège auprès de nations en conflit, souvent pour des questions de frontière. Bien des guerres furent ainsi évitées. Ce fut le cas , par exemple, en 1979. La médiation du Saint-Siège a été demandée par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force, le Saint-Siège a accepté. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape[10].
Le Saint-Siège est aussi très actif sur le plan de la diplomatie multilatérale. Non seulement, il est présent dans toutes les grandes instances internationales et a adhéré aux grandes conventions internationales mais il intervient aussi directement avant, pendant et après les conflits. Ce fut le cas de Benoît XV appelant, en vain, à la paix durant la Grande Guerre puis exprimant le vœu d’une organisation internationale[11], de Pie XI intervenant en faveur du peuple russe affamé (1922) ou en condamnant la course aux armements[12]. Dès 1939, Pie XII relance l’idée d’une organisation internationale[13], il en appellera aussi constamment à la paix et agira en ce sens notamment pour sauver le plus possible de vies humaines[14].Pour sa part, Jean-Paul II interviendra et plaidera pour la paix lors de la guerre des Malouines (1982), du Golfe (1990-1991), des innombrables conflits dans l’ex-Yougoslavie et de toutes les guerres plus ou moins oubliées en Afrique ou dans l’ancien empire soviétique, par exemple.
Par ailleurs, l’Église a besoin des hommes, de leur expérience, de leurs sciences, de leur culture pour s’incarner. Le concile Vatican II a beaucoup insisté sur cette relation dans un passage relativement long mais très explicite:
« L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées des diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. A vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut en même temps un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours où les choses vont si vite et où les façons de penser sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines, et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée.
Comme elle possède une structure sociale visible, signe de son unité dans le Christ, l’Église peut aussi être enrichie, et elle l’est effectivement, par le déroulement de la vie sociale : non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine au plan familial, culturel, économique et social, politique (tant au niveau national qu’au niveau international), apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale, pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Église reconnaît que de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire. »[15]
A condition qu’elle soit étudiée dans son ensemble et dans les textes fondamentaux[1], la doctrine sociale de l’Église a tout pour séduire un esprit exigeant et honnête. il n’empêche que bien des malentendus naissent à propos des modalités de son application. Il convient donc de les lever.
Comme nous l’avons vu, l’Église a pour mission d’annoncer l’Évangile à tout homme. Cet homme, n’est pas un être désincarné. Il est né dans un pays déterminé, a été nourri d’une culture particulière. Il travaille, subit ou exerce un pouvoir politique, etc.. C’est cet homme, tout entier, dans l’intégralité de sa nature spirituelle et corporelle, c’est cet être de relations, personnel et social que l’Église veut servir.
Eclairé par cette bonne nouvelle, l’homme, membre du « peuple de Dieu », laïc, prêtre ou religieux, s’efforce d’y conformer son cœur et son esprit mais aussi toutes ses actions, dans quelque situation qu’il soit. Il devient, dans toutes les circonstances de sa vie, témoin de l’Évangile, en pensée, en paroles et en acte.
Par ailleurs, comme toutes les choses créées dépendent de Dieu, l’homme ne peut en disposer sans référence au Créateur[1]. Dès lors, il faut « construire le monde tel que Dieu le veut »[2]. Il y a et il doit y avoir, dira le Concile « compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ».[3]
Il serait donc absurde de rejeter l’engagement temporel[1] sous prétexte que le « Royaume n’est pas de ce monde » ou que la foi suffit et il serait incohérent de s’engager sans tenir compte des exigences de sa foi. Le concile Vatican II n’a pas hésité à considérer ce « divorce » comme une des « plus graves erreurs de notre temps ». Il n’est pas inutile de relire ce texte[2] qui s’adresse surtout aux laïcs (les précisions sur les « tâches terrestres » l’insinuent) : « Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et l’autre cité[3], à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (cf. He 13,14), croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (cf. 2 Th 3, 6-13 ; Ep 4, 28). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l’Ancien Testament, les prophètes le dénonçaient avec véhémence et, dans le Nouveau testament avec plus de force encore, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (cf. Mt 23, 3-33 ; Mc 7, 10-13). Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ».
L’indifférence aux tâches terrestres qu’on peut appeler « surnaturalisme », risque d’être sanctionnée tôt ou tard dans les faits et, indépendamment de son égoïsme plus ou moins latent, ne peut se vivre, en définitive, sans quelque désagrément.
L’autre attitude qui consiste à vivre les activités profanes sans les pénétrer des exigences de la foi, en athée, pourrait-on dire, est très répandue. C’est la raison pour laquelle, sans doute, le texte s’y attarde davantage et dans des termes très sévères dans la mesure où les chrétiens qui vivent cette séparation portent un contre-témoignage scandaleux sans même s’en rendre compte la plupart du temps. C’est une déviation fréquente qu’il convient de dénoncer sans relâche car, outre sa propre inconsistance, elle favorise, dans bien des cas l’injustice.
André Piettre[4] raconte à ce propos une histoire très édifiante, celle d’un grand industriel du Nord de la France, « qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !), mais dont la cause de béatification a été rejetée à Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire » ».
Ce « divorce » au niveau personnel existe aussi au niveau des communautés. Le même auteur rappelle l’attitude à nos yeux invraisemblable de l’Assemblée Nationale française qui, composée alors en majorité de chrétiens vota en 1873, par 398 voix contre 146, l’érection de la basilique de Montmartre, mais repoussa par 292 voix contre 281, la loi sur le repos obligatoire du dimanche[5] !
Il en fut parfois aussi de même en Belgique. Dans un pays catholique à plus de 90% à l’époque et malgré les efforts de quelques députés progressistes, le travail des femmes et des enfants fut considéré durant le XIXe siècle comme indispensable et maintenu par les majorités catholique et libérales. Quels sont les arguments avancés ? Si la femme et l’enfant travaillent, le père est moins exigeant en ce qui concerne son salaire. De plus, c’est au père que revient la responsabilité « de juger des besoins et des intérêts familiaux ». Enfin, le travail des enfants est un moyen de lutter contre le vagabondage.[6]
Mais si la séparation du spirituel et du temporel conduit à de telles aberrations, la confusion des deux domaines en produit tout autant.
Il ne suffit pas d’être un saint bien intentionné pour faire un bon chef d’entreprise ou un député efficace. Le Concile Vatican II l’a une fois de plus bien expliqué : « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath., cap. III). Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont »[1].
Chaque domaine de l’activité terrestre a ses lois et ses méthodes. Il réclame , sous peine d’inefficacité, la compétence appropriée. Si certaines vertus morales sont absolument indispensables dans l’engagement social, politique, économique ou culturel, elles ne peuvent suffire : « L’action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. il est donc juste qu’ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux »[2].
S’il faut distinguer mais non séparer les matières et les domaines d’action, il ne faut pas non plus confondre les rôles. En effet, la mission de tout chrétien ne s’exerce pas de manière unique mais selon l’état de vie de chacun[1]. Ainsi, « aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à coeur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre »[2].
A cet endroit, Gaudium et spes reprend l’enseignement de Lumen gentium qui déclarait déjà (n° 31) que « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, et en exreçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur »[3].
Telle est la tâche propre des laïcs[4] qui se trouvent ainsi, selon le mot de Pie XII « aux premières lignes de la vie de l’Église »[5].
Tâche propre mais non exclusive[6] précise GS. Les tâches d’enseignement et les œuvres caritatives sont effet dans le prolongement direct de la mission de l’Église tout entière, « mère et éducatrice des peuples ». mais pour ce qui est des autres tâches temporelles, on ne peut guère admettre qu’un rôle supplétif et temporaire pour les clercs (prêtres et religieux). Lors de son voyage en Amérique latine, en janvier 1979, Jean-Paul II a bien précisé qu’« il est nécessaire d’éviter les interférences indues et d’étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être »[7].
Vis-à-vis des « activités séculières », la tâche ordinaire des clercs est peut-être d’éclairer, de former, de conseiller, quand ils sont seuls au courant de la doctrine sociale chrétienne[8], mais surtout de nourrir et soutenir spirituellement les laïcs engagés. « qu’ils attendent des prêtres, souhaite le Concile, lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités »[9]. Plus précisément encore, « le devoir du prêtre est d’aider les laïcs à prendre conscience de leur rôle, de les former tant spirituellement que doctrinalement, de les accompagner dans l’action sociale, de participer à leurs fatigues et à leurs souffrances, de reconnaître l’importante fonction de leurs organisations au plan apostolique comme au plan de l’engagement social, de leur donner le témoignage d’une profonde sensibilité sociale. L’efficacité du message chrétien dépend donc, outre l’action de l’Esprit Saint, du style de vie et du témoignage pastoral du prêtre qui, en servant les hommes de manière évangélique, révèle le visage authentique de l’Église »[10].
Le texte précise encore : « Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l’Église de Dieu, qu’ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l’Évangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude, ils manifestent au monde un visage de l’Église d’après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu’ils fassent ainsi la preuve que l’Église, par sa seule présence, avec tous les dons qu’elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d’aujourd’hui a le plus grand besoin. qu’ils se mettent assidûment à l’étude, pour être capables d’assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec les hommes de toute opinion. Mais surtout, qu’ils gardent dans leur cœur ces paroles du Concile : « Parce que le genre humain, aujourd’hui de plus en plus, tend à l’unité civile, économique et sociale, il est d’autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l’humanité entière à l’unité de la famille de Dieu »[11]. »[12]
A travers l’histoire, cette vison n’a pas toujours été respectée, loin s’en faut. Il n’empêche que saint Thomas, par exemple, avait bien compris qu’au sein de l’Église la distinction des rôles était précieuse. Certes, il ne s’agit pas strictement de la distinction clerc -laïc mais le principe qu’il défend y conduit. Ce texte a pu aussi servir à justifier une hiérarchisation stricte des fonctions qu’une réflexion sur les expressions « service mutuel », « sollicitude mutuelle », sur l’idée de « participation » aurait pu corriger. Nous y reviendrons plus loin.[13]
Il écrit : « La diversité des états et des offices dans l’Église est requise pour trois choses.
d’abord, pour la perfection de l’Église elle-même. dans l’ordre naturel nous voyons la perfection, qui en Dieu est simple et unique, se réaliser chez les créatures sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la plénitude de la grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la tête. Elle se répand dans ses membres sous des formes diverses, pour que le corps de l’Église soit parfait. C’est la doctrine de saint Paul (Ep 4, 11-12) : « Il a établi lui-même certains comme apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres en qualité d’évangélistes, d’autres en qualité de pasteurs et de docteurs pour conduire les saints à la perfection. »
Elle est requise ensuite pour l’accomplissement des actions nécessaires à l’Église. Il faut, en effet, qu’à des actions diverses soient préposées des personnes différentes, si l’on veut que tout se fasse commodément et sans confusion. C’est la pensée de saint Paul (Rm 12, 4-5) : « Ainsi que dans notre corps, qui est un, nous avons plusieurs membres et que tous les membres ne font pas la même chose, nous ne faisons à nous tous qu’un seul corps dans le Christ. »
Enfin cette diversité intéresse la dignité et beauté de l’Église, qui consiste en un certain ordre. C’est ce que signifie cette parole: « Devant la sagesse de Salomon, devant les logements destinés à ses serviteurs et l’organisation en ordres distincts des gens qui le servaient, la reine de Saba était éperdue d’admiration. » (1 R 10, 4-5) Et saint Paul de son côté (2 Tm 2, 20) : Dans une grande maison, on ne trouve pas seulement des objets d’or et d’argent, mais de bois et d’argile. »
En réponse à quelques objections, saint Thomas précise :
« 1. La diversité des états et des offices n’empêche pas l’unité de l’Église. Cette unité, en effet, résulte de l’unité de la foi, de la charité, du service mutuel. Saint Paul a dit (Ep 4, 16) : C’est sous son influence (celle du Christ) que tout le corps est assemblé, à savoir par la foi, et unifié, à savoir par la charité, grâce aux divers organes de service, c’est-à-dire par le service mutuel. »
2. La nature n’emploie pas plusieurs choses là où il suffit d’une. mais elle ne se restreint pas davantage à une seule chose là où il en faut plusieurs. « Si tout le corps était l’œil, écrit saint Paul (1 Co 12, 17), où serait l’oreille ? » C’est pourquoi il fallait que, dans l’Église, corps du Christ, les membres fussent différenciés suivant la diversité des offices, états et grades.
3. Dans le corps physique, les membres, qui sont divers, sont contenus dans l’unité par l’action de l’esprit, qui est principe de la vie. Dans le corps de l’Église, pareillement, la paix entre les divers membres se conserve par la vertu du saint Esprit, dont saint Jean nous dit qu’il vivifie le corps de l’Église (Jn 6, 64). d’où le mot de saint Paul: « Attentifs à conserver l’unité de l’Esprit par le lien de la paix » (Ep 4, 3). Celui qui cherche son bien propre s’exclut de cette unité de l’Esprit, de même que, dans la cité terrestre, la paix disparaît lorsque les citoyens cherchent leur intérêt particulier. Autrement, la distinction des offices et des états est plutôt favorable au maintien de la paix tant de l’esprit que de la cité. Elle rend possible, en effet, la participation d’un plus grand nombre de personnes aux actes publics. C’est ce qui fait dire à saint Paul : « Dieu a disposé toutes choses pour qu’il n’y ait pas de schismes dans l’Église et que les membres, au contraire, soient remplis de sollicitude mutuelle. » (1 Co 12, 24-25). »[14]
Le rôle des prêtres est d’abord d’apporter aux laïcs « lumières et forces spirituelles ». Autrement dit, le rôle des clercs (pape, évêques, prêtres et religieux) est de soutenir l’action des laïcs, par le service sacramentel et par l’enseignement. Celui-ci, se limitant, si l’on peut dire, à la doctrine, sociale en l’occurrence, c’est-à-dire à un ensemble de « principes de réflexion », de « normes de jugement » et de « directives d’action »[1]. Aux laïcs de trouver comment appliquer concrètement cette doctrine suivant les situations particulières et changeantes dans lesquelles ils se trouvent. Leur revient donc la tâche d’élaborer des programmes, c’est-à-dire d’inventer les solutions techniques susceptibles de résoudre les problèmes qui se posent dans les différents domaines de l’activité temporelle. Si l’Église hiérarchique, « gardienne des mœurs et de la foi », est bien placée pour réfléchir aux conditions d’une économie conforme aux exigences évangéliques, nul n’est mieux placé que le chef d’entreprise pour appliquer concrètement, de la manière la plus adéquate, ces directives. C’est d’abord une question de compétence.
Il arrivera, tout naturellement, que la même doctrine puisse inspirer des programmes différents. Il n’y a là rien d’étonnant ni de scandaleux si tout se vit dans le dialogue, la charité et la recherche du bien commun. La vision chrétienne des choses inclinera les laïcs « à telle ou telle solution, selon les circonstances. mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun »[2]. Ainsi, en s’appuyant sur le même droit à la liberté d’enseignement[3], des chrétiens, suivant les circonstances, les opportunités, les traditions, peuvent penser faire vivre l’école catholique à travers un régime de subventions, par la technique du chèque scolaire, une utilisation appropriée de l’impôt ou une privatisation intégrale.
Cet enseignement est traditionnel. Pie X expliquait déjà en son temps qu’« il est aujourd’hui impossible de rétablir sous la même forme toutes les institutions qui ont pu être utiles et même les seules efficaces dans les siècles passé, si nombreuses sont les modifications radicales que le cours des temps introduit dans la société et dans la vie publique, et si multiples les besoins nouveaux que les circonstances changeantes ne cessent de susciter. Mais l’Église, en sa longue histoire, a toujours et en toute occasion lumineusement démontré qu’elle possède une vertu merveilleuse d’adaptation aux conditions variables de la société civile : sans jamais porter atteinte à l’intégrité ou à l’immuabilité de la foi, de la morale, et en sauvegardant toujours ses droits sacrés, elle se plie et s’accommode facilement en tout ce qui est contingent et accidentel, aux vicissitudes des temps et aux nouvelles exigences de la société »[4].
A la suite du Concile, Paul VI aussi attirera l’attention sur la grande diversité des situations dans lesquelles les chrétiens se trouvent placés. « Face à des situations aussi variées, il Nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays, de l’éclairer par la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile, de puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église (…). A ces communautés chrétiennes de discerner, avec l’aide de l’Esprit Saint, en communion avec les évêques responsables, en dialogue avec les autres frères chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, les options et les engagements qu’il convient de prendre pour opérer les transformations sociales, politiques et économiques qui s’avèrent nécessaires avec urgence en bien des cas »[5]. Et, dans le même document, le Saint Père rappellera cet inévitable et nécessaire pluralisme tout en soulignant ses dangers et ses limites : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents. L’Église invite tous les chrétiens à une double tâche d’animation et d’innovation afin de faire évoluer les structures pour les adapter aux vrais besoins actuels. Aux chrétiens qui paraissent, à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, elle demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre ; un examen loyal, de ses comportements et de leur rectitude suggérera à chacun une attitude de charité plus profonde qui, tout en reconnaissant les différences, n’en croit pas moins aux possibilités de convergence et d’unité. « Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare » (GS, 93).
Il est vrai que beaucoup, insérés dans les structures et les conditionnements modernes, sont déterminés par leurs habitudes de pensée, leurs fonctions, quand ce n’est pas par la sauvegarde d’intérêts matériels. d’autres ressentent si profondément les solidarités de classes et de cultures, qu’ils en viennent à partager sans réserve tous les jugements et les options de leur milieu. Chacun aura à cœur de s’éprouver soi-même et de faire surgir cette vraie liberté selon le Christ qui ouvre à l’universel au sein même des conditions plus particulières »[6].
Fidèles aux mêmes principes fondamentaux, les chrétiens peuvent construire des programmes différents non seulement parce que les situations diffèrent dans le temps et l’espace mais aussi parce qu’à la lumière des mêmes vérités, plusieurs solutions concrètes sont possibles. Des associations diverses, toutes chrétiennes d’inspiration, peuvent naître au au gré des sensibilités ou des accentuations. Des chrétiens peuvent très bien ainsi militer au sein de différents partis, à condition, bien sûr, que ceux-ci, dans leurs buts et moyens, n’imposent rien qui soit en contradiction avec le message chrétien[7].
Alexis II, élu en 1990, patriarche de Moscou et de toute la Russie, a lui aussi attiré l’attention sur la nécessaire « distinctions des pouvoirs » : « L’Église ne saurait rechercher ni une situation de domination dans le monde, ni un « status » politique quelconque (…) Séparée de l’État - certes pas de la société et du peuple comme le voulaient les adeptes communistes de la formule de séparation -, l’Église a la pleine liberté du soin des âmes pastoral et la pleine liberté de témoigner dans le pays de la Vérité, y compris celle de dire au gouvernement ce qui est juste, elle n’a pas à appuyer celui-ci inconditionnellement »[1].
Le Synode des archevêques de 1994 a déclaré indésirable que « des dignitaires ecclésiastiques appartiennent à des partis, mouvements, associations, blocs et autres organisations semblables, de caractère politique, et plus encore fassent campagne dans les élections »[2].
Kiril, métropolite de Smolensk et Kaliningrad déjà cité[3], confirme cette réorientation. Alors que « l’Église orthodoxe a toujours été sous le contrôle du gouvernement », elle a actuellement renoncé à tout pouvoir politique : « En 1992, nous aurions pu avoir la majorité à la Douma, grâce à tous les popes à qui on avait demandé d’être candidats ; mis nous avons choisi de nous retirer de tout engagement politique car, pour pouvoir critiquer le pouvoir, nous ne devons pas y avoir d’intérêts personnels ».
Il faut savoir, comme l’écrit un spécialiste, que « L’Islam est de soi une Communauté informée par une foi religieuse, centrée sur un Livre (le Coran) ; et elle tend à une réalisation directement temporelle dans la mesure même où les prescriptions qu’elle est chargée de faire respecter - c’est-à-dire les prescriptions coraniques - sont à la fois, indivisément d’ordre spirituel et temporel. »[4]
Pas de distinction donc. En 1939, le shaykh al-Maraghi qui était alors recteur de l’Université d’al-Azhar au Caire précisait : « Quant au fameux principe 'Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César’, il n’a pas de sens en Islam. »[5]
On sait notamment par l’histoire récente de l’Iran, comment le shi’isme a interprété cette absence de distinction. Dans cette façon de sentir de l’Islam, l’imam est un chef religieux et politique, « un homme élevé à une fonction qui le place au-dessus de la condition humaine habituelle. »[6]
Ailleurs, on assiste à un « aménagement du temporel à l’intérieur de normes positives divines »[7]. Même dans ce cas, on mesure la différence avec la vision chrétienne qui respecte la spécificité du temporel qu’elle guide, balise et informe à la lumière de la Révélation.
La situation est différente d’une Église à l’autre. Dans certains pays, si un pasteur acquiert un pouvoir politique, il est souhaitable qu’il abandonne son rôle religieux. Mais la règle n’est pas absolue. Dans d’autres pays, comme, en soi, la distinction entre clerc et laïc n’est pas nette, on trouve des pasteurs aux plus hautes fonctions. En 2012, Joachim Gauck, pasteur luthérien fut élu président de la République allemande. En février 2014, Alexandre Tourtchinov est élu président par intérim d’Ukraine. Aux États-Unis, le pasteur Mike Huckabee est élu, en 1996, gouverneur de l’Arkansas et fut candidat à l’investiture républicaine pour les élections présidentielles de 2008 et 2016. En 2016, le pasteur Marcelo Crivella est nommé maire de Rio de Janeiro. On ne compte plus les pasteurs anglicans, baptistes, évangéliques, pentecôtistes, réformés, luthériens ou méthodistes qui ont exercé ou exercent des responsabilités politiques aux États-Unis, bien sûr, mais aussi aux Pays-Bas, en Afrique du Sud, en Roumanie, en Irlande du Nord, en Finlande, Norvège, au Zimbabwe.[8]
Nous avons relevé[1], entre 1981 et 1990, près de 70 discours, lettres ou homélies où Jean-Paul II évoquait précisément cette nécessaire distinction entre temporel et spirituel, rôle du clerc et rôle du laïc. Ce ne sont que des échos de textes plus officiels qui, à la fin du XXe siècle, ont donné plus de solennité encore à ces principes. Citons le Document de la Sacrée Congrégation pour les religieux et les Instituts séculiers[2], la Déclaration de la Sacrée Congrégation pour le clergé[3], le Code de droit canonique[4], le Catéchisme de l’Église catholique[5] et le Directoire pour le ministère et la vie des prêtres[6].
Dans le langage politique officiel d’aujourd’hui, on se réfère au principe de la séparation de l’Église et de l’État. Mais que recouvre exactement cette expression ?
Si la séparation s’entend de manière absolue, elle est une manifestation d’un athéisme officiel qui ne laisse aucun espace de liberté à quelque religion que ce soit, les chrétiens ne peuvent l’accepter pas plus que tous les hommes de bonne volonté qui souscrivent à l’ensemble des droits de l’homme et donc au droit à la liberté religieuse qu’au moins tous les États signataires de la Charte des Nations-Unies doivent respecter[7]. Et sans se proclamer ouvertement athée, l’État qui se dirait indifférent au phénomène religieux, ne pourrait respecter sa propre volonté car comment pourrait-il penser et agir en faisant sans cesse abstraction de l’existence de citoyens qui non seulement ont une foi religieuse mais la manifestent de multiples façons ? L’État doit prendre position d’une manière ou d’une autre.
Si en parlant de séparation, on veut dire que l’État s’abstient de donner une reconnaissance légale et officielle à tel culte plutôt qu’à tel autre, il n’y a là rien de choquant, étant sauf, de toute façon, le droit à la liberté religieuse[8].
C’est notamment pour éviter toute confusion que l’Église parle de distinction et non de séparation. Mais, ce n’est bien sûr pas la raison la plus importante.
Le rappel de la distinction des pouvoirs et des compétences propres au clerc et au laïc s’explique notamment par des phénomènes fréquents de « laïcisation du clergé » et, parallèlement, de « cléricalisation du laïcat »[9].
On a connu dans l’histoire différentes manifestations de théocratie. C’'est, selon le dictionnaire[10], « un mode de gouvernement dans lequel l’autorité, qui est censée émaner directement de la Divinité, est exercée par une caste sacerdotale ou par un souverain considéré comme le représentant de Dieu sur la terre, parfois même comme un dieu incarné ». Par extension, le mot a pu désigner un « régime où l’Église, les prêtres jouent un rôle important ». Dans ce cas, on parlera plutôt de cléricalisme.
C’est, semble-t-il, l’historien juif Flavius Josèphe[11] qui a forgé le mot théocratie pour désigner un type de gouvernement institué par Moïse, selon lui, « plaçant en Dieu le pouvoir et la force »[12]. Le Christ, nous l’avons vu, établit la distinction entre les deux pouvoirs[13], son Royaume n’est pas de ce monde[14] et il refuse de régler les problèmes d’héritage[15]. Fidèle interprète de ces paroles, l’Église défendra la distinction. C’est le cas, par exemple de saint Gélase qui fut pape de 492 à 496. Dans une lettre à l’empereur de Constantinople Anastase (491-518), Gélase redéfinit les zones d’attribution face à l’intrusion impériale dans les affaires d’Église[16]. Il n’empêche qu’à partir du XIe siècle, apparaissent des tendances théocratiques chez certains Pontifes romains. On pense à Grégoire VII, Innocent III, Innocent IV et Boniface VIII. A cette époque, on pense que l’Église possède les « deux glaives » mais qu’elle remet au pouvoir temporel le « glaive temporel ». La distinction paraît sauve mais en fait, le pouvoir temporel est subordonné au pouvoir spirituel.
A l’époque moderne, on parle donc de cléricalisme mais ce mot est aussi très amigu. S’il s’agit, comme dit le dictionnaire (R) de l’« opinion de ceux qui sont partisans d’une immixtion du clergé dans la politique », un chrétien , pour toutes les raisons évoquées, est nécessairement anticlérical. Le problème est que ce mot est utilisé aussi pour désigner toute influence de l’Église sur la société. Ainsi certains considèrent-ils comme manifestations de cléricalisme réputé intolérable, l’existence non seulement d’écoles catholiques mais aussi de « groupements de scouts, patronages, maisons des ouvriers, cercles catholiques, confréries, organisations de voyages, pèlerinages, visites guidées (…), mensuels (…), hebdomadaires (…), quotidiens (…), petits journaux (…), la diffusion de plus en plus fréquente, par radio ou télévision, (…) de discours, homélies, sermons, messes de tous genres (…), c’est le pape qui tient le grand premier rôle. On n’a garde d’oublier, à jet continu, la musique d’inspiration religieuse (…) Retenons encore l’influence (…) des aumôniers de toute sorte - et leur multiplication -, non seulement à l’armée, mais aussi dans les groupements les plus divers : monde du théâtre ; sportifs ; automobilistes ; syndicats, etc. En s’introduisant partout, ils veulent par une politique de présence, neutraliser d’abord, orienter ensuite. On constatera sans peine que dans de nombreux domaines la réussite est complète, grâce au manque de caractère de ceux qui devraient les bouter dehors et les renvoyer à leurs églises et leurs couvents.
Notons encore qu’il existe, dans chaque commune, dans chaque hameau, un ou des hommes, curés de profession - payés par les contribuables - chargés de canaliser vers les organisations catholiques (…) »[17].
Cette description un peu vieillie (1959) qui voit des prêtres partout est tout de même inquiétante car elle inspire un esprit toujours présent et, à la limite, elle condamne toute visibilité et toute incarnation de l’Église. Il va sans dire que les chrétiens ne peuvent accepter un pareil étouffement.
Il est essentiel que le clerc se voue prioritairement à la formation des consciences afin de fortifier les bases spirituelles et morales de la société et qu’il puisse offrir de manière désintéressée et pacifique, à tous les hommes, dans quelque système ou régime qu’ils soient, son service. Il n’a pas, en principe, les compétences requises pour gérer les affaires temporelles. Et même s’il les avait, il vaut mieux qu’il se consacre à les transmettre à d’autres, c’est-à-dire au laïcat.
Le nouveau Code de droit canonique est aussi très clair à ce point de vue. Il établit que « les clercs éviteront ce qui, tout en restant correct, est cependant étranger à l’état clérical ». Il en déduit immédiatement qu’« il est interdit aux clercs de remplir les charges publiques qui comportent une participation à l’exercice du pouvoir civil »[18]. Mieux encore, le Code réunit dans le même canon (287) le principe (par. 1) selon lequel « les clercs s’appliqueront toujours et le plus possible à maintenir entre les hommes la paix et la concorde fondée sur la justice » et une des conséquences logiques de cette affirmation en prescrivant (par. 2) qu’« ils ne prendront pas une part active dans les partis politiques ni dans la direction des organisations syndicales, à moins que, au jugement de l’autorité ecclésiastique compétente, la défense des droits de l’Église ou la promotion du bien commun ne le requièrent. »
Le Catéchisme de l’Église catholique[19]confirme qu’« il n’appartient pas aux pasteurs de l’église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes. Elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs « d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisans de paix et de justice »[20] ».
La raison de cette interdiction est donc essentiellement le souci de l’unité à réaliser entre les catholiques, les chrétiens et finalement tous les hommes. Le décret conciliaire sur le ministère et la vie des prêtres , dit bien (n° 9) que « les prêtres sont placés au milieu des laïcs pour les conduire tous à l’unité dans l’amour « s’aimant les uns les autres d’un amour fraternel, rivalisant d’égards entre eux » (Rom. 12, 10). Ils ont donc à rapprocher les mentalités différentes, de telle manière que personne ne se sente étranger dans la communauté des chrétiens »[21]. En maints endroits, le décret insiste sur cette idée que les prêtres se doivent à tous (n° 3, 6, 22). De même dans le décret sur la formation des prêtres[22].
Ce problème fut abordé avec un courage exemplaire par Jean-Paul II lors de son voyage au Nicaragua en mars 1983. A l’époque, en effet, plusieurs prêtres faisaient partie du gouvernement sandiniste et le danger était réel de voir s’installer une nouvelle église, engagée politiquement et détachée de l’Église officielle. A Managua, le thème essentiel de l’homélie du saint Père fut donc l’unité de l’Église.
Condamnant les « magistères parallèles », le Saint Père précise que « l’unité de l’Église, cela veut dire que nous devons surmonter totalement toutes les tendances à la dissociation ; que nous devons réviser notre échelle de valeurs. Que nous devons soumettre nos conceptions des doctrines et nos projets pastoraux au magistère de l’Église représentée par le Pape et les Evêques. Cela s’applique également dans le domaine de la doctrine sociale de l’Église (…). Aucun chrétien, et encore moins toute personne ayant un titre spécial de consécration dans l’Église, ne peut prendre la responsabilité de rompre cette unité agissant en marge ou contre la volonté des évêques « que l’Esprit Saint a mis parmi nous pour guider l’Église de Dieu » (He 20, 20). (… ) Le Christ a confié aux évêques un ministère extrêmement important d’unité dans ses églises locales (cf. Lumen gentium, 26). C’est à eux qu’il incombe, en union avec le Pape et jamais sans lui (ib. 22), de promouvoir l’unité de l’Église et ainsi, construire dans cette unité les communautés, les groupes, les diverses tendances et catégories de personnes qui existent au sein d’une Église locale et au sein de la grande communauté de l’Église universelle. (…) Le devoir de construire et de maintenir l’unité est également la responsabilité de tous les membres de l’Église, liés en un même baptême, en une même profession de foi, liés par l’obéissance à l’évêque et fidèles au successeur de Pierre. Chers frères : ayez toujours présent à l’esprit que dans certains cas on ne peut uniquement sauver l’unité que lorsque chacun est capable de renoncer à des idées, à des projets et des engagements personnels, même s’ils sont bons -et cela d’autant plus quand ils n’ont pas la référence ecclésiale nécessaire ! - pour le bien suprême de la communion avec l’évêque, avec le Pape, avec toute l’Église. Une Église divisée, en effet, (…), ne pourra jamais accomplir sa mission de « sacrement », c’est-à-dire de signe et instrument d’unité dans le pays. » Et le pape de souligner « l’absurdité et le danger de se croire aux côtés - pour ne pas dire contraires - de l’Église construite autour de l’évêque, autre Église simplement « charismatique » mais pas institutionnelle, « neuve » mais pas traditionnelle, alternative et comme il est préconisé dernièrement, une Église populaire ».
Le 7 mars de la même année, au Guatemala, le Saint Père répétait, aux religieux et religieuses, au nom de l’unité, l’interdiction de « tout genre d’apostolat ou d’enseignement parallèle à celui des évêques ».
Certes, il y a des situations où seul le prêtre ou le religieux, en fonction de sa formation, est capable de répondre à certaines exigences temporelles. Ce fut le cas de bien des missionnaires, comme on l’a évoqué plus haut à propos des « réductions » du Paraguay mais l’expérience fut trop courte pour qu’on puisse la juger convenablement. Le missionnaire appelé d’abord à annoncer l’Évangile se trouve confronté à des urgences : nourrir, protéger, organiser une population, lui apprendre l’hygiène, la soigner, introduire certaines techniques libératrices, éliminer des pratiques dégradantes, etc.. Dans un premier temps, il est normal qu’il tente d’assumer tant bien que mal toutes ces tâches mais il ne s’agit que de suppléances et il devra veiller dès que possible à rendre telle ou telle fonction aux indigènes qu’il aura préalablement formés. A travers le monde et chez nous aussi, aux temps anciens, l’Evangélisation s’est ainsi accompagnée d’un progrès humain politique, économique, social et culturel qui fut progressivement pris en charge par les intéressés. On peut même ajouter que ces suppléances sont conditionnelles, soumises « au jugement de l’autorité ecclésiastique compétente » et requises par « la défense des droits de l’Église[23] ou la promotion du bien commun »[24]. Ces suppléances doivent aussi être impérativement temporaires. Jean-Paul II rappelait, à Puebla, le 28-1-1979, à la troisième Conférence épiscopale d’Amérique latine (CELAM) qu’« il faut étudier sérieusement quand des formes déterminées de suppléance ont leur raison d’être ». En Afrique[25], dans les dernières années du XXe siècle, de nombreux évêques en raison de leur sagesse et de leur indépendance ont été invités à participer à des « conférences nationales » organisées en vue d’une démocratisation des régimes. Ce fut le cas, par exemple de Mgr de Souza, archevêque de Cotonou au Bénin. En février 1990, il dirigea la Conférence nationale béninoise qui aboutit, un an plus tard, à la mise en place d’institutions démocratiques. Mgr de Souza s’est expliqué sur sa présence en politique[26] : « C’est (…) la conférence elle-même qui a proposé ma candidature devant 15 candidats. Dès lors tous les autres se sont désistés en faveur de ma personne. J’ai donc été élu sans avoir voulu ni brigué ce poste. Cherchant moi-même à comprendre ces faveurs des hommes sur moi, j’y ai trouvé trois raisons. d’abord, je ne fais part d’aucune tendance politique. Ensuite, ils cherchaient quelqu’un qui soit doté d’une certaine autorité morale et qui puisse faire l’unité de cette diversité de tendances et de couches sociales. Enfin quelqu’un qui ait une certaine habitude de la foule car il y avait tout de même 488 personnes à cette conférence nationale »[27]. Il n’empêche que Mgr de Souza est farouchement opposé à la présence des prêtres sur la scène politique : « Je maintiens mon opposition à cette présence, en tant que service ordinaire à rendre, ça ne me regarde pas. (…) Je dis que chacun a sa vocation et celle à laquelle sont appelés les prêtres, ce n’est pas la politique. (…) Notre métier à nous c’est d’être des messagers de la bonne nouvelle ». La décision de Mgr de Souza fut : « 12 mois pour rendre service et disparaître ». Nommé président du Haut Conseil de la République (assemblée législative provisoire), suite, sans doute, à des « mesures dilatoires », il garda ce poste après les élections de mars 1991[28]. Le 3 février 1993, Jean-Paul II, en visite au Bénin, déclare à la Conférence épiscopale : « Je suis heureux du grand service que la hiérarchie de ce pays, en la personne de Mgr Isidore de Souza, a rendu à la nation à une heure importante et je vous en félicite. d’une manière générale, je forme le vœu que celui qui a cru devoir accepter exceptionnellement, par esprit évangélique, une mission temporaire d’ordre politique, revienne sans tarder à sa mission propre, la charge d’âmes, pour laquelle il a reçu l’ordination »[29]. Le 1er mai 1993, Mgr de Souza annonçait sa décision de se retirer de la vie politique.
Malheureusement, en beaucoup d’endroits, à toutes les époques, la rétrocession n’eut pas lieu et, encore actuellement, les exemples de cléricalisme[30] ne manquent pas. Le cléricalisme est inacceptable car si le prêtre ou le religieux s’engage sur le terrain temporel, il risque d’affaiblir son rôle unique et irremplaçable et de compromettre l’unité et l’enseignement de l’Église dans les options particulières. En effet, « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »[31]. Ce sont les raisons pour lesquelles, l’Église et le pape Jean-Paul II se sont montrés particulièrement sévères vis-à-vis de prêtres engagés sur le terrain politique ou syndical alors que des laïcs auraient pu d’emblée remplir ces fonctions ou que les circonstances ne justifiaient pas ou plus la présence des clercs sur ces terrains. Certaines sanctions ont été prises aussi en fonction d’idées ou de comportements contraires à la doctrine catholique. On se souvient de l’Abbé Fulbert Youlou, Premier ministre et président de la République du Congo-Brazzaville de 1959 à 1963, du député européen Gianni Baget-Bozzo, élu en 1984 sur la liste du Parti socialiste italien, après avoir milité dans les rangs de la Démocratie chrétienne et avant de rejoindre Forza Italia de Silvio Berlusconi. On se souveint aussi des prêtres du gouvernement sandiniste au Nicaragua dans les années 80[32].
Le cléricalisme est inacceptable et dangereux car l’histoire montre qu’il entraîne presque automatiquement et même de la part des fidèles, un anticléricalisme qui ne s’arrête pas à la revendication légitime de l’autonomie du laïcat mais qui dans sa protestation emporte souvent toute la mission de l’Église. Dans ses Mémoires, Ch. d’Ydewalle a noté ce phénomène, à la fin du XIXe siècle, dans la campagne flamande où prêtres et évêques donnent des ordres temporels et en prennent à leur aise avec les laïcs dont « plusieurs se feront libéraux »[33]. Dans l’histoire du syndicalisme, la présence persistante de prêtres dirigeants a certainement contribué à un rejet de l’autorité de l’Église et dans le même mouvement de la doctrine de l’Église. La confusion était souvent d’autant plus forte qu’action syndicale et action religieuse étaient mêlées. On lit, par exemple, dans un ouvrage qui a servi de manuel dans la formation des élèves de l’Ecole centrale supérieure pour ouvriers chrétiens[34] : « Etant donné que l’Église a le droit de déterminer et d’enseigner les principes sur lesquels doit se baser une organisation ouvrière catholique ; étant donné le fait que l’organisation ouvrière doit s’occuper du relèvement moral et religieux de ses membres, l’autorité ecclésiastique a le droit de juger qu’il est non seulement utile mais encore nécessaire d’adjoindre à la direction des sociétés ouvrières chrétiennes un représentant de l’autorité religieuse.
L’autorité religieuse a le droit d’exiger que l’action d’une organisation ouvrière catholique ne soit jamais en contradiction avec l’action de l’autorité religieuse et de plus elle a le droit de demander à l’organisation ouvrière d’être un soutien efficace pour son action religieuse »[35]. Ce texte, assez représentatif[36], donne à l’« autorité religieuse » une place telle qu’il est difficile de penser que les « fidèles laïcs » agissent « de leur propre initiative »[37]. Cette « surveillance rapprochée », voire, cette mise sous tutelle du laïcat, a été souvent mal vécue et a suscité parmi les chrétiens une méfiance vis-à-vis de la hiérarchie et malheureusement vis-à-vis de son enseignement aussi. d’autre part, s’il y a confusion des rôles, il y a aussi, semble-t-il, confusion des missions : est-ce le rôle d’une organisation ouvrière de soutenir l’action religieuse de l’autorité ?
L’histoire récente de la Pologne illustre bien la question. Chacun sait la part importante prise par l’Église hiérarchique de Pologne dans la lutte contre la dictature communiste et dans les efforts qui ont suivi pour établir un régime plus démocratique. Là aussi, la présence envahissante et paternaliste de nombreux clercs et religieux a suscité dans les années nonante une réaction anticléricale chez les intellectuels catholiques qui ne s’est pas arrêtée à la contestation légitime d’un abus de pouvoir mais qui emporte dans bien des cas l’enseignement de l’Église[38].
Si le clergé a eu et a encore parfois tendance à vouloir gérer le temporel, il faut aussi dénoncer la tentation du pouvoir civil d’empiéter sur les prérogatives ecclésiales.
Cette tentation n’est pas réservée à l’histoire du christianisme. En effet, le « prince », avant le Christ et dehors de son influence, s’est très souvent paré d’un caractère divin ou du moins religieux. Son autorité, tout naturellement, s’étendit aux deux domaines. Dans l’antiquité, l’exemple le plus célèbre est celui de l’Égypte. Du temps de la prépondérance de la ville de Memphis, la royauté est présentée comme une réalité du monde des dieux et du monde des hommes. Le titre royal est d’ailleurs « Seigneur des deux pays ». Au cours de la IIIe dynastie, Héliopolis, le roi Djéser centralise le culte sous son autorité. Quant au sacrifice qui est la forme essentielle du culte, le seul officiant légitime est le pharaon puisqu’il est un être divin[39].
Même dans une société démocratique comme celle d’Athènes, au Ve siècle avant J.-C., le pouvoir politique s’étend jusqu’aux croyances puisque Socrate est notamment condamné pour n’avoir pas reconnu les dieux de la cité et avoir voulu introduire d’autres divinités nouvelles.
Rome n’a pas échappé à cette tendance très générale de sacraliser l’autorité politique. Auguste[40] devenant empereur-pontife renouait avec la vieille tradition de la royauté sacrée et de la Cité primitive où la religion était subordonnée à la vie politique. Ainsi le refus du culte impérial par les chrétiens fut considéré comme une trahison et justifia bon nombre de persécutions.
Il n’est donc pas étonnant étant donné les habitudes ancestrales et comme une propension naturelle à vouloir tout gouverner, que des princes chrétiens ne s’en soient pas tenus rigoureusement aux limites de leur charge.
C’est le fameux césaro-papisme défini comme une « tendance du pouvoir civil à régler lui-même avec autorité les questions d’ordre religieux, à être « Pape » en même temps que « César »[41].
On sait que par l’édit de Milan (313), l’empereur Constantin[42] en occident et l’empereur Licinius[43] en Orient accordèrent la liberté de culte au chrétiens. Toutefois, sous l’influence, semble-t-il, de l’évêque Eusèbe de Césarée[44], l’empereur Constantin, converti lui-même au christianisme, eut tendance à favoriser de plus en plus l’Église et à intervenir dans ses affaires[45]. Dès 324, il prit des mesures contre les païens et c’est lui qui, en 325, convoqua et présida le concile de Nicée.
F. Cayré note que « sans doute, Constantin ne se considérait que comme l’« évêque du dehors » (…), mais plusieurs actes de la fin de sa vie, favorables aux ariens, prouvent qu’il exagéra ce rôle. Son fils Constance[46] pénétra jusque dans les « lieux saints », suivant le mot de saint Athanase[47] : durant dix ans (351-361), il incarna le césaro-papisme sous les traits les plus odieux, et il n’eut que trop d’imitateurs en Orient »[48]. Il est vrai que la confusion des pouvoirs a marqué très profondément l’Orient[49]. En Occident, elle fut aussi très courante mais contrebalancée par des empiètements du pouvoir religieux sur le pouvoir laïc. L’Église s’est longtemps accommodée d’une certaine tutelle civile dans la mesure où celle-ci lui assurait protection et favorisait son action.
L’empereur chrétien, en somme, continue à être pontifex. La foi catholique va remplacer l’ancienne croyance officielle. L’hérésie deviendra ainsi un crime public. L’empereur établira que ceux qui refuseront de se soumettre à la foi catholique « devront s’attendre à être l’objet de la vengeance divine mais aussi à être châtiés par nous selon la décision que le Ciel nous a inspirée »[50] ; « Nous leur enlevons la faculté même de vivre selon le droit romain »[51].
L’empereur érige en lois civiles des principes religieux, il se mêle même de théologie. Ce sera encore le cas avec Charlemagne[52] qui interviendra, par exemple, lors du Concile de Francfort (794). Ses successeurs s’arrogeront de plus en plus l’élection des évêques et même du pape. Cette immixtion provoquera la querelle des investitures. L’Église entendant, à juste titre, se réserver l’investiture du pape[53] et des évêques. Le clerc n’est pas un fonctionnaire, son autorité est d’origine apostolique et sa mission n’est pas de sacraliser l’État. Dans sa réaction au césaro-papisme, l’Église, comme nous l’avons vu plus haut, sombra dans l’extrême opposé, tout aussi dommageable, que l’on a parfois nommé d’un terme bien explicite : le papo-césarisme.
En tout cas, face aux prétentions de l’empereur-pontifex, se dressèrent des saint Athanase, saint Basile[54], saint Hilaire de Poitiers[55], saint Ambroise de Milan[56] qui protestèrent, avec des succès divers, de l’indépendance de l’Église dans son domaine, tout en réclamant la protection de l’État : « l’empereur est dans l’Église, il n’est pas au-dessus de l’Église »[57].
On peut aussi rappeler que du XIVe au XVIIIe siècles, la France connut diverses formes de gallicanismes[58]. Sous Philippe le Bel notamment, les juristes justifièrent l’intervention du roi dans les affaires ecclésiastiques en recourant précisément à l’histoire des empereurs chrétiens et au droit romain. Les évêques profitèrent de ce gallicanisme royal pour protester contre l’ingérence romaine et défendre même l’idée de la supériorité des évêques réunis en concile sur le pape. Au fil des siècles les deux gallicanismes s’appuieront ainsi l’un sur l’autre. Au XVIIe siècle apparaîtra un gallicanisme « presbytéral ». Ce seront cette fois les curés qui contesteront l’autorité des évêques. Toutes ces tendances trouveront leur point d’aboutissement, lorsque la révolution décidera de soumettre le clergé à l’autorité civile par la Constitution civile du clergé en 1790. Curés et évêques devenaient des salariés de la nation, élus par les assemblées électorales des districts et départements.
Le concordat de 1801 signé par le Premier consul Bonaparte et Pie VII rétablit l’autorité du Saint-Siège mais, en ce qui concerne la nomination des évêques, le concordat reprend les anciennes dispositions datant du XVIe siècle : les nouveaux évêques sont présentés par le gouvernement à l’institution canonique relevant du pape. Bonaparte ajouta des Articles organiques qui reprirent de vieilles revendications gallicanes : « aucun acte du Saint-Siège, aucun décret des synodes étrangers et même des conciles œcuméniques, ne pouvait être reçu en France sans l’approbation du gouvernement ; aucun nonce ou légat ne pouvait intervenir dans les affaires de l’Église de France sans l’accord du gouvernement ; les évêques étaient tenus de résider dans leur diocèse, dont ils ne pouvaient sortir qu’avec l’autorisation gouvernementale ; une autorisation était également nécessaire pour établir séminaires et chapitres ; les séminaires étaient tenus d’enseigner la doctrine gallicane de la Déclaration du clergé de France de 1682 »[59]. Ce concordat resta grosso modo en vigueur jusqu’en 1905, date à laquelle, fut proclamée la séparation de l’Église et de l’État[60]. Toutefois, le Concordat de 1801 reste encore appliqué aujourd’hui dans les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin qui en 1905 étaient annexés à l’Allemagne[61].
En Europe et à travers le monde, de nombreux concordats établirent « une union plus ou moins étroite de l’Église et de l’État : les gouvernements reconnaissaient en général le catholicisme comme religion d’État et, en échange, le Saint-Siège abandonnait aux gouvernements des pouvoirs de contrôle plus ou moins étendus sur l’organisation et la vie interne de l’Église, en particulier sur la nomination des évêques »[62]. Au XXe siècle, et particulièrement à partir du pontificat de Pie XI, de nouveaux concordats furent signés, plus soucieux d’une distinction plus nette entre le spirituel et le temporel. En 1976, l’Espagne renonçait à son droit de co-nomination des évêques ; en 1984, l’État italien renonçait à tout contrôle politique ou administratif sur l’Église[63]
On se rappelle aussi que le Roi ou la Reine d’Angleterre est aujourd’hui encore « Gouverneur suprême de l’Église d’Angleterre » comme le stipule la Constitution. Les lois ecclésiastiques sont applicables devant les tribunaux civils et le primat de l’Église est désigné par le chef de gouvernement. Dans ces conditions, les catholiques sont exclus de la succession au trône et les évêques catholiques ne siègent pas d’office à la Chambre des lords comme leurs confrères anglicans.
La situation est d’autant plus étrange actuellement que les anglicans sont aujourd’hui moins nombreux que les catholiques.
De plus, la méconduite du Prince Charles et son divorce dans les années 90 ont suscité des mises en question[64].
On peut encore ajouter à ces exemples le cas des États qui s’octroient le monopole de l’éducation et des moyens de communication sociale. On assiste dans ces pays à une confiscation d’un pouvoir spirituel, même s’il n’est pas nécessairement confessionnel, par le pouvoir temporel. Comme nous allons le voir, la confusion temporel-spirituel, de quelque côté qu’elle s’exerce, est pas essence totalitaire. La situation peut être encore plus problématique dans ces pays qui ne tolèrent qu’une Église nationale. En 1957, fut fondée en Chine populaire l’Association patriotique des catholiques de Chine, contrôlée par le parti communiste.
Mais auparavant, rappelons aussi cette forme simple et fort répandue de « cléricalisation » du laïcat qui consiste à laisser croire que l’activité apostolique des laïcs se limite aux seuls ministères ecclésiaux. Très régulièrement, l’Église a mis les fidèles en garde contre cette dérive qui risque d’affaiblir la mission salvifique de l’Église en la confinant dans le seul spirituel[65].
rempart contre le totalitarisme.
La doctrine n’est pas nouvelle[66] et le pape Pie XII avait bien raison de trouver que l’expression « émancipation des laïcs » « rend un son un peu déplaisant » et est « historiquement inexacte »[67], comme si l’Église avait attendu la deuxième moitié du XXe siècle pour reconnaître la spécificité et la dignité des laïcs. Tout d’abord, le bon sens et la théologie établissent vite que la dignité du laïc est « antérieure à la distinction entre prêtre, religieux et laïc » et « que l’« état de vie » détermine la tâche dans le monde »[68]. On peut ajouter à cela que la parole du Christ « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »[69] qui affirme la primauté du spirituel sur le temporel, implique aussi, dans le contexte historique, un certain respect pour César. Ce loyalisme conditionné, comme nous le verrons, envers le pouvoir temporel sera souvent évoqué par saint Paul et saint Pierre, même sous la persécution : « Que chacun soit soumis aux puissances régnantes, car il n’y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu »[70]. Et saint Paul exhorte à prier en faveur des « Rois et des hommes au pouvoir afin qu’on puisse vivre en paix, en piété et en dignité »[71]. Pierre, de son côté, au lendemain de la persécution de Néron incite à la soumission[72]. Mais, en même temps, la formule, dans le contexte antique, en distinguant (et non en séparant) les deux pouvoirs[73], enlève, ipso facto, à l’État (César) une partie indue de ses attributions anciennes. En effet, comme l’écrit Fustel de Coulanges[74], « chez toutes les nations anciennes, le droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d’elle toutes les règles. Chez les perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres sacrés ou dans la tradition religieuse ». Aussi les chrétiens refusent-ils, par exemple, de se soumettre à un pouvoir qui aurait des prétentions religieuses, qui imposerait, comme à Rome, le culte impérial. L’exigence de la distinction des pouvoirs est une véritable révolution dans le monde antique. G. de Lagarde, plus récemment, le confirmait : « Un des plus grands bouleversements apportés par le christianisme dans l’ordre social a été d’imposer la distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre l’autorité religieuse et l’autorité politique, l’une incarnée par le clergé, l’autre par les princes ou les magistrats laïcs »[75]. Ce principe s’avéra, à travers l’histoire et en dépit des innombrables trahisons que nous avons signalées, extrêmement fécond. « d’une part, la politique fut définitivement affranchie des règles strictes que l’ancienne religion lui avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des usages sacrés, sans prendre l’avis des auspices et des oracles, sans conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La politique fut plus libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle de la loi morale ne la gêna plus. d’autre part, si l’État fut plus maître en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l’homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l’homme n’appartenait plus à la société que par une partie de lui-même »[76]. Le principe de la distinction des pouvoirs offre donc plus de libertés au « prince » tout en limitant ses appétits totalitaires. Ce dernier aspect a particulièrement séduit certains auteurs contemporains non-chrétiens. En effet, si les dictateurs sont de toutes les époques, il est certain que ce n’est qu’à l’époque contemporaine qu’ils ont pu, grâce aux techniques de contrôle et de communication massive, réaliser le vieux rêve totalitaire[77] qui est d’avoir un droit de regard sur toutes les activités humaines afin de créer un tout social harmonieux. Le système est d’autant plus parfait qu’il parvient à contrôler et à guider les pensées par la peur, la censure, la propagande, l’enseignement unique, etc.. Fascisme, nazisme et communisme s’efforcèrent de réaliser ce rêve en s’attribuant ou en tentant de confisquer tout pouvoir spirituel. L’Islam intégriste s’y attelle aujourd’hui par l’entremise de ses « ayatollahs » qui cumulent les fonctions du prêtre et du prince. Et, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le libéralisme lui-même, nous le verrons plus loin, secrète un certain totalitarisme[78]. Il est intéressant de constater que des auteurs athées ont compris à ce point de vue la force de résistance du christianisme. Déjà A. Malraux constatait que « la chrétienté n’avait pas été totalitaire: les États totalitaires sont nés de la volonté de trouver une totalité sans religion, et elle avait connu au moins le pape et l’empereur (…) »[79]. Au sein de la « nouvelle philosophie »[80], certains auteurs athées n’hésitent pas à donner comme cause essentielle au totalitarisme contemporain la « mort » de Dieu et à réhabiliter la monarchie parce qu’elle se référait à un Dieu dont la loi limitait le pouvoir temporel. Pour B.H. Lévy, « la première définition du totalitarisme, la seule qui l’embrasse et le comprenne au-delà de sa dimension politique, c’est tout simplement la régression païenne »[81]. Avant l’état moderne athée, « il n’y a pas de société qui ne se soit crue faite par un Autre, son authentique souverain, dont le Roi n’était jamais que le pâle et provisoire lieu-tenant ». Certes cet Autre peut être le peuple, mais un peuple « substitut de Dieu », ou Dieu lui-même. Ainsi, « de « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner »[82]. Dès lors, le « pari sur l’autre monde est la seule condition de possibilité d’une authentique liberté »[83].
Ajoutons encore pour terminer, que Léo Moulin, tout agnostique qu’il fût, considère comme un « apport, décisif, du christianisme à la formation de l’Europe : la distinction entre Dieu et César ». Même, ajoute-t-il, si « elle n’a pas toujours été observée, tant s’en faut ; mais elle a mis l’Occident, tant bien que mal, à l’abri des systèmes théocratiques et des césaro-papismes, ancêtres des totalitarismes modernes »[84].
L’histoire nous révèle donc à la fois la nécessité de cette distinction des pouvoirs mais aussi sa difficulté. Sa pratique n’est pas toujours sans risque comme en témoigne la mort de Thomas Becket assassiné en 1170 pour avoir résisté à l’arbitraire royal. Mais elle est possible. Joinville[85] raconte, à ce propos, une histoire exemplaire dont Louis IX, saint Louis, fut le héros : « Je le revis une autre fois à Paris, là où les prélats de France lui mandèrent qu’ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les ouïr. Et là était l’évêque Guy d’Auxerre, fils de Monseigneur Guillaume de Mello ; et il parla au roi pour tous les prélats en telle manière :
- Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques et évêques, m’ont dit que je vous dise que la chrétienté périt entre vos mains.
Le roi se signa et dit :
- Or me dites comment cela est.
- Sire, fit-il, c’est parce qu’on prise si peu les excommunications aujourd’hui que les gens se laissent mourir excommuniés avant qu’ils se fassent absoudre, et ne veulent pas faire satisfaction à l’Église. Ces seigneurs vous requièrent donc, Sire, pour l’amour de Dieu et parce que vous devez le faire, que vous commandiez à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui resteront excommuniés un an et un jour, qu’on les contraigne par la saisie de leurs biens à ce qu’ils se fassent absoudre.
A cela répondit le roi qu’il le leur commanderait volontiers pour tous ceux dont on lui donnerait la certitude qu’ils eussent tort. Et l’évêque dit que les prélats ne le feraient à aucun prix, qu’ils lui contestaient la juridiction de leurs causes. et le roi dit qu’il ne le ferait pas autrement : car ce serait contre Dieu et contre raison s’il contraignait les gens à se faire absoudre, quand les clercs leur feraient tort ».
Cette histoire est intéressante au moins à trois points de vue. Le laïc reste subordonné, en tant que chrétien, au pouvoir spirituel : saint Louis se rend auprès des évêques à leur demande, convoqué, dirait-on aujourd’hui, par la conférence épiscopale, et se signe quand on l’accuse de laisser dépérir la chrétienté. Mais, très habilement, saint Louis fait entendre à l’évêque que si les clercs tiennent à leur pouvoir propre (ils refusent de lui communiquer les preuves de culpabilité), lui aussi a conscience des limites de son propre pouvoir en vertu duquel il refuse d’obéir. Car la faute spirituelle (contre Dieu) de contraindre les consciences et d’attenter ainsi à la liberté religieuse, est ressentie comme une faute naturelle aussi, politique (contre la raison).
Aujourd’hui, on pourrait penser que la situation est plus claire et plus facile à vivre dans les régimes de séparation des pouvoirs. Mais il n’en est rien comme nous l’avons déjà dit.[86] Les pouvoirs actuels qui se construisent sur la laïcité -ou mieux sur le laïcisme-, c’est-à-dire sur ce « mouvement non confessionnel qui a lutté pour séparer le temporel du spirituel, le pouvoir du prince de celui du clerc » veulent « maintenir la religion dans le domaine spirituel »[87]. Ce mouvement peut se défendre d’être antireligieux, il n’empêche que, dans les faits, une telle politique est mutilante et destructrice. Il suffit, pour s’en convaincre, d’évoquer les recommandations laïques sur le plan très sensible et représentatif de l’enseignement. Alors que le droit à la liberté d’enseignement est reconnue comme un droit fondamental de l’homme et qu’il découle de la liberté religieuse, tout l’effort de la laïcité est « d’assurer la prééminence de l’enseignement officiel »[88] ou mieux encore de viser « au remplacement du pluralisme des écoles par des « écoles pluralistes » »[89] où les solutions ne seront pas conformées à un « a priori quelconque » mais « aux nécessités mêmes de l’existence »[90]. L’éducation sera l’œuvre de la collectivité nationale : « la communauté se doit de défendre l’enfant et de l’aider contre l’étroitesse de vue, les raisons souvent très subjectives invoquées par les parents pour assigner à leurs enfants, dès le départ, une orientation particulière qui est toujours appauvrissement et limitation »[91]. Derrière ce discours, on devine sans peine la volonté de repousser le plus possible toute référence à une transcendance pour ne plus laisser comme seule référence que les besoins et la volonté de la société. La position de la plupart des États vis-à-vis des « problèmes éthiques » conforte cette analyse.
Il y a incompatibilité entre la thèse de la séparation et celle de la distinction. Ainsi, devant le Parlement européen, c’est-à-dire devant des nations construites sur la séparation de pouvoirs, Jean-Paul II, après avoir évoqué le cléricalisme qui veut, dans la confusion des pouvoirs, bâtir un ordre sur la loi religieuse, a décrit l’attitude inverse « qui, ayant supprimé toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine. l’éthique n’a alors d’autre fondement que le consensus social, et la liberté individuelle d’autre frein que celui que la société estime devoir imposer pour la sauvegarde de celle d’autrui ». Cela dit, le Saint-Père rappela que « c’est dans l’humus du christianisme que l’Europe moderne a puisé le principe (…) proclamé pour la première fois par le Christ, de la distinction de « ce qui est à César » et de « ce qui est à Dieu » (cf. Mt 22, 21). (…) Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu.
La vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. Déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. (…) Toutes les familles de pensée de notre vieux continent devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme.(…) Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent »[92].
François confirmera : « Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelés à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. La société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme. »[93]
Et malgré tout, tos les clercs ont tout de même un rôle « politique » à jouer dans le cadre de leurs responsabilités propres, c’est-à-dire par la parole.
A l’exemple de Monseigneur Oscar Romera assassiné le 24 mars 1980 alors qu’il célébrait l’eucharistie. C’est bien sa parole qui était visée lui qui disait : « Nous ne pouvons isoler la parole de Dieu de la réalité historique dans laquelle elle est dite. Elle ne serait plus alors parole de Dieu, elle serait une histoire quelconque, un livre de piété, une Bible bien rangée dans notre bibliothèque. Or elle est parole de Dieu, c’est-à-dire qu’elle inspire, éclaire, contrecarre, rejette, magnifie ce qui se fait aujourd’hui dans notre société. »[94]
C’est la même conviction qui anima Monseigneur Monsengwo, en République démocratique du Congo » qui répondit à ceux qui lui reprochaient de se mêler de politique : « Il est de notre devoir en tant que chrétiens, de contribuer à tout ce qui fait grandir l’humain. or ce dont ont le plus besoin mes compariotes, c’est d’en finir avec le règne d el’arbitraire et de la violence, et de pouvoir prendre leur avenir en main. Nous ne pouvons rester sourds à cet appel. Voilà pourquoi nous avons décidé d’élever l’éducation électorale et civique au range de priorité pastorale pour toute l’Église. "
Le pasteur, s’il n’a pas, en principe, à agir sur le terrain politique en lieu et place des laîcs, sauf dans les cas évoqués ci-dessus, il ne peut se taire sauf si la parole aggraverait la situation, comme nous le verrons au temps de Pie XII.
On a parfois présenté la doctrine sociale de l’Église comme une « troisième voie » à côté du libéralisme et du marxisme ou entre les deux. Comme si elle était un compromis ou une synthèse. Il est bon de relire ce qu’en dit Jean-Paul II qui, tout au long de son enseignement, a été très attaché à souligner que la doctrine sociale n’est pas une troisième voie mais une « autre voie » : « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi »[1]. En effet, nous avons montré, dans le chapitre précédent, que cette doctrine était le contraire d’une idéologie, étant donné qu’elle s’efforce de confronter et de conjuguer, si possible, deux « vérités » : celle que l’Écriture nous révèle sur l’homme et celle que nous pouvons observer. La doctrine sociale de l’Église est « la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien »[2]. Cette doctrine est une « catégorie en soi » et partant une « autre voie » car son point de départ est l’homme considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible »[3], à la fois matériel et spirituel. Même si l’éclairage des sciences humaines est précieux et indispensable pour cerner le mieux possible la réalité humaine dans toute sa complexité, l’Église estime que c’est la Révélation divine qui nous dit le fin mot de la nature humaine[4]. La connaissance de Dieu est nécessaire à la connaissance de l’homme non seulement parce qu’on ne peut étudier l’homme en niant sa dimension spirituelle mais surtout parce que le Créateur mieux que quiconque peut nous parler de sa créature. L’incroyant peut en convenir au nom de la logique et accepter la référence théologique à titre d’hypothèse. Il pourra juger ensuite si cet « éclairage » renforce ou non la dignité de l’homme à laquelle il est attaché et s’il donne finalement plus d’humanité à la vie sociale et à l’ensemble des activités profanes.
Sans vouloir ici refaire le procès des idéologies, il faut bien constater qu’en ce qui concerne l’homme, elles n’en ont qu’une vue partielle et donc mutilante. Trop souvent, et nous aurons l’occasion d’y revenir, l’aventure humaine semble se réduire à une tension dialectique entre liberté et libertés[5], entre production et consommation, entre classes sociales antagonistes, propriété privée et propriété collective[6]. d’autres demandent à la biologie de tracer le destin de l’homme[7] ou ont décrété une fois pour toutes et plus radicalement la « mort de l’homme »[8]. Le succès de ces théories est assez paradoxal comme le faisait remarquer Jean-Paul II à Puebla[9] car « notre époque est sans doute celle où l’on a le plus écrit et parlé de l’homme, celle des humanismes et de l’anthropocentrisme ». Or, en même temps, « elle est l’époque des angoisses les plus profondes de l’homme sur sa propre identité et sur son destin personnel, l’époque du recul de l’homme à des niveaux jusqu’à présent insoupçonnés, l’époque des valeurs humaines piétinées comme on ne l’a jamais fait dans le passé. Comment expliquer ce paradoxe ? On peut dire qu’il s’agit du paradoxe inexorable de l’humanisme athée. C’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être (…). Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître, Jésus-Christ (…). Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église(…) ».
Plus exactement, de quel homme parlons-nous donc ? En effet, comme le disait le Saint Père lui-même, « il n’y a aujourd’hui dans le monde aucun programme qui, même avec des idéologies opposées quant à la conception du monde, ne mette l’homme au premier plan »[1]. Il est donc essentiel de définir l’homme dont il sera question. Cet homme sera évidemment le critère de jugement pour évaluer le degré d’humanité d’une société, d’une loi, d’un système politique ou économique, d’une culture.
La réponse nous dévoilera l’originalité radicale de la DSE et sa cohérence profonde car c’est à cette pierre angulaire que tous les aspects de la doctrine se réfèrent.
Si, dans son élaboration dynamique, la réflexion de l’Église s’est nourrie en même temps de la foi et de la raison, il peut être intéressant, bien que cette présentation soit un peu artificielle, de les dissocier momentanément pour permettre de mieux apprécier leurs apports respectifs.
S’il est vrai, comme nous le verrons, que seule la foi révèle à l’homme sa véritable identité[1], il n’empêche que « les sciences humaines et la philosophie aident à bien saisir que l’homme est situé au centre de la société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui-même en tant qu’« être social » ». L’approche rationnelle ne dit pas tout et passe, d’un point de vue chrétien, à côté de l’essentiel, mais, il ne faut pas pour autant la négliger pour plusieurs raisons. Et tout d’abord parce que nous sommes « raison ».
N’oublions pas non plus que la doctrine sociale de l’Église s’est historiquement constituée en recourant « à la théologie et à la philosophie, lesquelles lui donnent un fondement, et par le recours aux sciences humaines et sociales qui lui apportent un complément »[2]. Est-ce étonnant ? La morale, sociale ou personnelle, « ne naît pas avec le Christ, ni même avec la Bible »[3]. La Bible suppose tout un patrimoine moral sur lequel elle s’appuie. Elle « joue le rôle de norme première, ou fondamentale, à laquelle doivent être mesurées toutes les autres normes morales »[4]. La morale « chrétienne » se construit nécessairement sur la connaissance naturelle et sur la révélation.
Par ailleurs, il est bon de ne pas oublier que l’appel à la raison est fondamental dans le dialogue avec les non chrétiens et les non croyants. En agissant ainsi nous ne faisons que suivre l’exemple donné par l’Église elle-même dans la déclaration Dignitatis humanae[5]. « On y trouve exprimées, écrit Jean-Paul II[6], non seulement la conception théologique du problème, mais encore la conception qui part du droit naturel[7], c’est-à-dire d’un point de vue « purement humain », sur la base des prémisses dictées par l’expérience même de l’homme, par sa raison et par le sens de sa dignité ». De son côté, le Catéchisme de l’Église catholique, abordant le problème de la loi morale, étudie d’abord la loi morale naturelle, avant de passer à la révélation de la Loi[8].
Sur un plan plus général, lors du Symposium des évêques d’Europe, le cardinal Danneels déclarait que « le monde actuel a besoin d’une revalorisation et d’une discipline dans la recherche philosophique de la vérité. Sans une réflexion philosophique forte et saine, ajoutait-il, l’homme moderne est incapable de penser au-delà du visible et du monde empirique »[9]. N’oublions pas non plus que le pape Jean-Paul II a derrière lui une « carrière » philosophique particulièrement riche et instructive qui éclaire bien des aspects de son enseignement[10].
Faut-il rappeler l’encyclique Fides et ratio[11] qui précisément étudie les rapports entre la foi et la raison. Il y est dit clairement que même si notre raison est limitée et la Révélation décisive, « la théologie morale doit recourir à une conception philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des principes généraux d’une décision éthique »[12].
Un regard « naturel » sur l’homme n’est donc pas superflu. Ce regard peut être simplement celui du bon sens, « la chose du monde la mieux partagée »[13], affiné par une philosophie réaliste mais aussi par d’autres sciences, y compris la biologie qui peut tellement nous apprendre sur l’homme. Cette approche peut servir d’introduction, d’initiation, de préparation. Elle peut servir de vérification ou de confirmation[14]. Elle peut aussi tout simplement interpeller ou, mieux encore, débarrasser le terrain de la pensée des scories idéologiques qui l’encombreraient[15].
Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.
Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.
Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.[5]
En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.
Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non[6].
Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.
Certes, des philosophes comme Marx[8] ou Sartre[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.
Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête » [10]
Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.
En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry[11], contesta l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[12]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte[13] à répondre[14]avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre.
Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[15] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran[16] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme… ?
Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux »[17], parler de valeurs universelles[18] n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ? Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne Finkielkraut[19].Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[20]. Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de salut, de prétendre « enseigner toutes les nations »[21] ?
Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles, d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir interpellé biologie[22], psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en de lois »[23]. En fait, il y a « une et des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossible »[24].
L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est « universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes ». On notera que le Catéchisme[25], à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron[26] : « Il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.
C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H. Simon[27] : « la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver: un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».
La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles: « cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort: ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie »[28].
Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa nature à travers sa culture[29]. Limité et faible mais illimité dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune consommation ne peut le combler[30]. Aucun pouvoir non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre, l’autre, l’Autre.
P.-H. Simon peut conclure : »…l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »[31]
Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne[32] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.
L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les considérations d’Aristote[33] sur l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a trace de société et de culture[34]. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non écrite » qui la dépasserait et la limiterait[35].
Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le fait et l’exigence de la liberté[36].
Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la liberté est un bien précieux[37], une référence constante dans l’agir de nos contemporains[38]. Elle s’exerce, de manière visible, dans la créativité de l’homme. Lorsqu’Aristote dit que l’homme est un « animal politique », et non simplement un animal social, il souligne la capacité humaine d’organiser la société d’une manière ou d’un autre. Il n’est pas « programmé » comme l’animal dans la construction sociale. Par ailleurs, l’homme peut être défini aussi comme un « animal culturel », « sujet et artisan de la culture »[39]. Ici aussi se repère, plus manifestement et plus fondamentalement, la liberté humaine. Liberté relative car il est vrai que nous subissons un certain nombre de déterminismes. Nous ne nous choisissons pas complètement. Il n’empêche que, par nature, nous sommes des êtres intelligents et libres ou plus exactement des êtres disposés à l’intelligence et à la liberté car notre nature n’est pas une sorte de programmation ou d’instinct. Une préfiguration, dit P.-H. Simon.
Le philosophe allemand Robert Spaemann donne comme preuve et manifestation éminente de la liberté humaine, la capacité de promettre et de pardonner. Par la promesse, l’homme révèle son indépendance par rapport à son humeur et aux influences extérieures. Par la promesse, l’homme « réalise […] un degré plus élevé de liberté. » Mieux encore, le pardon est « un acte plus grand que la possibilité de promettre, parce que d’une certaine façon, c’est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne ».[40]
Toutefois, la liberté est une valeur ambigüe[41] et il convient de ne pas la confondre avec la licence de faire n’importe quoi qui n’est qu’un retour déguisé au hasard, aux conformismes sociaux ou au déterminisme des pulsions instinctives, des sensations et des sentiments. « Trop souvent, écrit Jean-Paul II[42], on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination… ». La liberté est un moyen offert à l’homme qui est capable par son intelligence de faire des choix dont il est responsable et, par sa volonté éclairée, de se conduire lui-même, de chercher ce qui est bien, ce qui est valeur pour lui, ce qui peut l’aider à devenir toujours plus homme. La liberté, c’est la capacité de choisir et de se réaliser en conformité avec sa nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence. Plus simplement encore, la liberté est un moyen au service de la vérité. Pour être libre, l’homme doit choisir et renoncer. Seule la vérité libère de ce qui limite, diminue, détruit la liberté. Certes, le chrétien pense immédiatement à l’affirmation évangélique: « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »[43]. Il sait que la vérité, ou mieux la Vérité, c’est le Christ lui-même, « Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience »[44]. Il n’empêche que la vérité naturelle est libératrice, comme l’ont bien compris des auteurs athées. Dans l’univers totalitaire imaginé par G. Orwell[45] dans son roman 1984, Winston Smith, le héros, travaille au Ministère de la Vérité à truquer les archives c’est-à-dire à remplacer les faits réels par les « vérités » officielles. Dégoûté par ce travail, privé de toute vie personnelle car chaque citoyen est sous surveillance constante, Winston Smith, entré en « dissidence » commence, en cachette, un journal intime où il écrit un jour cette idée révolutionnaire : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. lorsque cela est accordé, le reste suit »[46]. Plus tard, lorsque W. Smith sera arrêté, puis rééduqué, il se réconciliera avec la seule « vérité » possible : celle du pouvoir. O’Brien qui a pris en charge cette rééducation « leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. « il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? Oui. » Et il les vit… »[47]. tel est bien l’essence de l’État totalitaire : « ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée »[48]. Et lorsqu’à la chute du communisme en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, porté par la foule, improvisa son futur programme politique, il ne prononça que deux mots : « Vérité[49] et amour ». Tant il savait le poids du mensonge (vérité dialectique) et de la haine qu’il génère (lutte des classes) dans le système marxiste[50].
La vérité donc libère l’homme de ce qui limite, diminue, détruit sa liberté. Un système qui exalte la liberté au mépris de la vérité sombre dans l’inhumanité. mais inversement, la vérité ne peut se passer de liberté sinon elle engendre l’intolérance et mutile l’homme à sa manière. Cela se vérifie sur le terrain spirituel par des atteintes à la liberté religieuse et sur le terrain politique par la volonté d’imposer le « bien ». La solution n’est pas de relativiser toute « vérité » pour préserver la liberté qui serait considérée comme la valeur la plus haute. La solution s’esquisse à partir du moment où l’on s’aperçoit que « la transition de l’intolérance envers l’erreur dans le domaine logique à l’intolérance politique, qui se situe dans le domaine moral, n’est pas automatique »[51] et que l’on articule cette distinction sur celle des pouvoirs[52].
[53]
Nous parlons d’« une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine »[54]. L’esprit contemporain sceptique et relativiste aurait besoin de redécouvrir, une fois encore, la philosophie grecque qui, la première, a considéré « l’acte de connaître comme l’acte spirituel par excellence »[55]. A sa suite, toutes les grandes philosophies se sont attachées à reconnaître la possibilité de la vérité et à établir les conditions de sa recherche. Comme le disent avec force I. Mourral et L. Millet, « notre civilisation scientifico-technique priverait la culture d’une dimension essentielle si elle s’accompagnait d’une perte de l’amour du vrai, doublé de la souffrance de ne pas l’étreindre, du désir de le posséder qui affirme en même temps que, si aucun humain ne peut prétendre accéder à la vérité totale, du moins elle est et les esprits sont faits pour elle »[56]. Disons simplement ici que les enfants n’ignorent pas cette notion. Disons aussi qu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, c’est prétendre en dire une et que reconnaître l’existence d’une nature humaine, c’est reconnaître une vérité universelle[57]. Camus, très attaché, comme nous l’avons vu, à certains apports décisifs de la pensée grecque, a bien souligné l’importance de la question car « rien n’étant vari ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se monter le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[58]. B.-H. Lévy s’attache à montrer qu’une des conditions d’existence de l’intellectuel, c’est « la Vérité. La Vérité en soi. La Vérité en majesté. L’idée qu’elle existe, cette Vérité, qu’elle n’est ni un leurre ni une illusion et que si les intellectuels servent à quelque chose c’est à tenter d’en témoigner. (…) _ quoi bon les intellectuels s’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »[59]
Quant à définir globalement la vérité, la manière la plus simple n’est-elle pas de dire qu’elle est « une rencontre objective avec toute la réalité »[60] ?
Enfin, pour éviter tout malentendu, si nous parlons de vérité ce n’est pas que nous ayons la prétention de l’« avoir », de la « posséder ». Le pape Benoît XVI l’a bien expliqué : Si nous lisons aujourd’hui, par exemple, dans la Lettre de Jacques : « Vous êtes engendrés au moyen d’une parole de vérité », qui de nous oserait jouir de la vérité qui nous a été donnée ? Une question vient immédiatement à l’esprit : mais comment peut-on détenir la vérité ? C’est de l’intolérance ! L’idée de vérité et d’intolérance aujourd’hui ont pratiquement fusionné entre elles, et ainsi nous n’osons plus du tout croire à la vérité ou parler de la vérité. Elle semble être lointaine, elle semble quelque chose auquel il vaut mieux ne pas avoir recours. Personne ne peut dire : je détiens la vérité — telle est l’objection qui nous anime — et, en effet, personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous somme saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous. Je pense que nous devons apprendre à nouveau cette manière de « ne pas détenir la vérité ». De même que personne ne peut dire : j’ai des enfants — ils ne nous appartiennent pas, ils sont un don, et comme don de Dieu ils nous sont donnés pour une tâche — ainsi nous ne pouvons pas dire : je détiens la vérité, mais la vérité est venue vers nous et nous pousse. Nous devons apprendre à nous laisser animer par elle, à nous laisser conduire par elle. Et alors elle brillera à nouveau : si elle-même nous conduit et nous compénètre. »[61]
Plus simplement encore, on peut définir la vérité comme une « lumière »[62]. Personne ne peut dire qu’il la possède. Non seulement nous en avons besoin mais nous sommes tous « tenus » de la chercher et l’ayant connue, « de l’embrasser et de lui être fidèles »[63]. La vérité, écrit encore Benoît XVI, « l’Église la recherche, l’annonce sans relâche et[…] la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[64]
Benoît XVI parle d’une vérité « disséminée ». Partout des « semences de vérité ». Cette affirmation n’est pas neuve. Déjà au IIe siècle, saint Justin de Naplouse[65] écrivait dans son Apologie: « Car ce n’est pas seulement chez les Grecs et par la bouche de Socrate que le Verbe a fait entendre ainsi la vérité ; mais les barbares aussi ont été éclairés par le même Verbe revêtu d’une forme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ. »[66] « Les stoïciens ont établi en morale des principes justes : les poètes en ont exposé aussi, car la semence du verbe [logos spermaticos] est innée dans tout le genre humain. »[67]« Tous les principes justes que les philosophes et les législateurs ont découverts et exprimés, ils les doivent à ce qu’ils ont trouvé et contemplé partiellement du Verbe. C’est pour n’avoir pas connu tout le Verbe, qui est le Christ, qu’ils se sont souvent contredits eux-mêmes. »[68] Saint Justin se référait à l’Écriture. Déjà dans le livre de la Sagesse, on peut lire : « Oui, l’Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l’univers, il a connaissance de chaque son. »[69] Saint Jean développera cette révélation : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »[70] Jésus se définit ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. »[71] « l’Esprit de vérité » qui vient du Père éclaire tous les hommes.[72] Saint Thomas d’Aquin dira qu’aucun esprit n’est « tellement enténébré qu’il ne participe en rien à la lumière divine. En effet, toute vérité connue de qui que ce soit est due totalement à cette « lumière qui brille dans les ténèbres » ; car toute vérité, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit saint. »[73] Le Concile Vatican II confirmera : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique. »[74] « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l‘Église. »[75] Jean-Paul II reprendra textuellement l’expression de saint Justin : ,: Pour remédier à la rupture entre l’Évangile et la culture, « il faut que se réveille chez les disciples de Jésus-Christ ce regard de foi capable de découvrir les « semences de vérité » que l’Esprit Saint a semées chez nos contemporains. »[76]
Si une approche naturelle de l’homme n’est pas à négliger et révèle pas mal de caractères déterminants qui influeront sur la politique, l’économie, etc., il n’est pas inutile non plus de poser à la raison humaine la question de savoir si elle peut nous dire quelque chose de Dieu. Les deux questions sont d’ailleurs liées, semble-t-il. Est-il possible de s’interroger sur l’homme sans s’interroger sur Dieu ? Un fait peut interpeller aussi : c’est la destruction de l’homme dans les systèmes qui se sont construits sur des théories athées. Le nazisme et le communisme l’ont cruellement illustré. L’athéisme pratique des sociétés libérales n’est-il en rien responsable du désenchantement général et des menaces qui pèsent sur l’homme ? Nous interpelle aussi l’affirmation de Sartre selon laquelle il est impossible de fonder une morale laïque. Est-il possible d’évoquer la nature humaine (et donc la dignité de l’homme et ses droits) sans référence à un Dieu qui l’aurait conçue ? La question n’est pas négligeable car l’affirmation de l’existence ou de la non-existence de Dieu aura des conséquences sur la conception que l’on se fait de l’homme et sur le plan politique. [1].
Or la raison peut acquérir une certaine connaissance de Dieu. Ainsi en témoigne déjà l’Écriture sainte. Dans l’épître aux Romains, Paul justifie ainsi la colère de Dieu contre les « impies » et les « injustes » (ceux qui ne sont pas « ajustés » à Dieu) : « … ce qui peut être connu de Dieu est manifeste pour eux : Dieu, en effet, le leur a manifesté. Depuis la création du monde, ses perfections invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité apparaissent visibles à l’esprit, par ses œuvres. Ils sont donc inexcusables, puisque, connaissant Dieu, ils ne lui ont point donné la gloire qui lui convient, et ne lui ont point rendu grâce. Ils se sont alors égarés dans leurs vains raisonnements, et leur cœur insensé s’est rempli de ténèbres. tout en se vantant d’être sages, ils sont devenus fous : ils ont remplacé la gloire de Dieu incorruptible par des images représentant l’homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles »[2]. Saint Paul reprend ici un argument déjà présent dans le livre de la Sagesse et qui fut développé par la pensée grecque : « Ils sont insensés par nature, tous ceux qui ont ignoré Dieu, et qui, par les biens visibles, n’ont pu connaître Celui qui est, ni reconnaître l’Artisan en considérant ses œuvres »[3].
Non seulement toute la tradition chrétienne, ne pensons qu’à saint Anselme et saint Thomas d’Aquin, mais aussi toute l’histoire de la philosophie révèlent l’effort constant et comme obligé de la raison vers Dieu. « Dès lors qu’il cherche la réalité qui correspond à ses objets suprêmes : la vérité, le bien, le beau, la valeur, l’accord des esprits, l’existence du monde, l’être propre de l’homme, le philosophe pense à Dieu »[4]. Et I. Mourral et L. Millet précisent : « Depuis Platon, avec Aristote, Descartes, cent autres, et jusqu’à Bergson et aux philosophes spiritualistes du XXe siècle, la raison humaine affirme à juste titre l’existence d’un Etre Parfait ; on peut aussi montrer que le monde et l’homme dépendent absolument de lui, comme de leur créateur. Il donne à l’homme son essence spirituelle, par laquelle il est « image de Dieu » »[5].
Les chemins sont divers et les trouvailles parfois contestables. Il n’empêche que certaines démarches sont très interpellantes : les « voies »[6] de saint Thomas ou l’invitation que nous fait Maurice Blondel[7] de nous ouvrir à l’existence d’un être qu’on appelle Dieu parce qu’il paraît être la réponse la plus rationnelle à notre insatisfaction congénitale peuvent difficilement passer pour des élucubrations. Pensons aussi à la nouvelle apologétique ce Claude Bruaire, par exemple, qui tente de montrer que le christianisme est loin d’être une insulte pour la raison[8]. Le christianisme, écrit Marc Leclerc, « la philosophie ne peut pas en prouver la vérité, mais elle peut montrer sa cohérence par rapport à notre exigence la plus profonde »[9].
Jean-Paul II lui-même, qui, en philosophie, étudia les courants modernes et en particulier Max Scheler[10], a construit une anthropologie subjective qui affirme que le propre de la personne humaine est atteint dans la subjectivité, c’est-à-dire dans la réalité de l’homme conscient de soi comme sujet[11]. Cette vision a marqué la rédaction de Gaudium et spes et, à sa suite, tout l’enseignement du souverain pontife. En une sorte de synthèse, il a offert en 1983, d’octobre à décembre[12], une méditation sur l’homme particulièrement intéressante à partir d’une prise de conscience de ses expériences intérieures : le désir insatiable, la recherche du pourquoi, l’exigence de liberté, l’ouverture à la réalité objective, l’épreuve de la solitude, la découverte de la solidarité, l’aspiration à l’infini[13]. Cette analyse de la subjectivité révèle que l’homme a besoin d’un Autre, qu’il est en attente de Dieu et même du Christ[14].
Jean-Paul II fera encore appel à la philosophie, en 1985, dans une catéchèse consacrée au premier article du Credo[15] . Cette fois, le Saint Père aborde le problème d’une manière plus classique, en s’appuyant sur des éléments objectifs. Actualisant en partie les « voies » vers Dieu de saint Thomas d’Aquin, c’est à la science et à l’esthétique que le philosophe demande des « raisons valables pour admettre l’existence de Dieu »[16].
Nous venons de voir, en survol, ce qui fonde la dignité naturelle de l’homme qui se définit comme un être capable de s’autodéterminer, transcendant par rapport à la matière et ouvert à une transcendance que certains disent créatrice. Ces vérités précieuses ont été et sont le fruit de la lente et souvent difficile réflexion des hommes, l’œuvre sans cesse remise en question d’esprits rigoureux que le non-initié a parfois peine à suivre.
Le questionnement philosophique est inéluctable. Tout homme se pose la question de savoir si la vie a un sens et cherche la réponse définitive, la valeur suprême qui enfin le satisfera. En chacun, « ce qui demeure toujours vif est le désir de rejoindre la certitude de la vérité et de sa valeur absolue »[1] même si, à première vue, un certain nombre d’hommes semblent se contenter de la vie « ordinaire », de suivre les chemins offerts par une société et une culture où les interrogations essentielles ont, apparemment, céder la place à l’efficacité, aux plaisirs immédiats et aux conformismes les plus plats : « la nature limitée de la raison et l’inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle. d’autres intérêts d’ordres divers peuvent étouffer la vérité. Il arrive aussi que l’homme l’évite absolument, dès qu’il commence à l’entrevoir, parce qu’il en craint les exigences. Malgré cela, même quand il l’évite, c’est toujours la vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait fonder sa vie sur le doute, sur l’incertitude ou le mensonge ; une telle existence serait constamment menacée par la peur et par l’angoisse. On peut donc définir l’homme comme celui qui cherche la vérité »[2].
Certes, ce n’est pas toujours dans une forme strictement philosophique que s’effectue cette démarche mais la philosophie peut certainement aider la recherche et lui donner de la cohérence. Toutefois, le chemin n’est pas simple. Non seulement le langage de la philosophie n’est pas toujours immédiatement accessible mais la diversité des réponses risque de rendre le chemin hasardeux s’il n’est pas balisé[3]. La démarche philosophique assimilée à une méthode ascendante est inévitable, indispensable comme introduction, initiation, préparation ou comme vérification ou confirmation, utile, en tout cas, pour débarrasser le terrain de la pensée des scories idéologiques qui encombreraient la raison. Mais elle est insuffisante.
Nous allons voir que la Révélation (présumée si l’on veut) de Dieu sur lui-même et sur l’homme ne nie certes pas la révélation de l’intelligence mais la confirme, la précise, l’éclaire, l’exalte, d’une certaine manière, et surtout, la complète de manière décisive et inouïe, avec une force et une clarté qui épargnent du temps, de la sueur et ouvrent une perspective insoupçonnée. Il nous faudra moins d’efforts pour sentir[4] la profondeur de la révélation sur l’homme qu’il nous en faut pour découvrir au fil de lectures ardues les quelques vérités énumérées succinctement ci-dessus. « Il a été nécessaire, écrit saint Thomas, (…) pour le salut de l’homme, qu’il y eût, en dehors des sciences philosophiques que scrute la raison humaine, une doctrine différente, procédant de la révélation divine. Le motif en est d’abord que l’homme est destiné à atteindre Dieu selon que Dieu dépasse notre compréhension rationnelle ; car, dit le prophète, « l’œil n’a point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ». Or, ne faut-il pas qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes connaissent cette fin ? Une révélation était donc nécessaire, touchant des choses qui confèrent au salut de l’homme et qui dépassent notre humaine raison.
A l’égard même de ce que la raison est capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fallait instruire l’homme par la révélation ; car une connaissance rationnelle de Dieu n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De sa vérité cependant dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Combien donc n’était-il pas nécessaire, si l’on voulait procurer ce salut avec ampleur et certitude, de nous instruire des choses divines par une révélation divine ! »[5].
N’oublions pas toutefois que si l’approche théologique, à partir de la Parole de Dieu, est incomparablement plus généreuse que l’approche philosophique, elles ont besoin l’une de l’autre. Jean-Paul II l’a rappelé avec force : « La raison, privée de l’apport de la révélation, a pris des sentiers latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue son but final. La foi, privée de la raison, a mis l’accent sur le sentiment et l’expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle. Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir une force plus grande ; au contraire, elle tombe dans le grand danger d’être réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n’a plus une foi adulte en face d’elle n’est pas incitée à s’intéresser à la nouveauté et à la radicalité de l’être »[6].
Il n’empêche que le Créateur, mieux que quiconque, peut nous parler de sa créature et que la Révélation nous dit le fin mot de la nature humaine, vu sa dimension spirituelle. Elle éclaire singulièrement l’origine, la fin et la vocation de l’homme. Cet homme doit être considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible ».[7] Or on ne peut connaître l’homme en niant sa dimension spirituelle et en oubliant que son Créateur connaît mieux que quiconque sa créature. Ainsi, le drame de l’humanisme athée, « c’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre- sa recherche de l’infini- et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être. (…) Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître Jésus-Christ. (…) Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l ’Église. »[8]
Les trois premiers chapitres de la Genèse qui racontent notamment la création, sont particulièrement intéressants pour la connaissance de l’homme. On se rappellera que Jean-Paul II, a, du 5 septembre 1979 au 2 avril 1980, médité le mystère de l’homme et de la femme à la lumière de ces textes. Son intention était, entre autres, de préparer ainsi le Synode des évêques de 1980 qui devait traiter de la famille. Jean-Paul justifia sa démarche en déclarant qu’« une réflexion approfondie sur ce texte -à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique[1] primitif- permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie philosophique moderne et, principalement, contemporaine »[2].
Le Catéchisme précise : « La catéchèse sur la création revêt une importance capitale. Elle concerne les fondements mêmes de la vie humaine et chrétienne : car elle explicite la réponse de la foi chrétienne à la question élémentaire que les hommes de tous les temps se sont posée : »d’où venons-nous ? » « Où allons-nous ? » « Quelle est notre origine ? » « Quelle est notre fin ? » « d’où vient et où va tout ce qui existe ? » Les deux questions, celle de l’origine et celle de la fin, sont inséparables. Elles sont décisives pour le sens et l’orientation de notre vie et de notre agir »[3].
Un historien de la philosophie se pose toujours la question de savoir quel sera l’objet de son premier chapitre et, en général, il entame son parcours avec les philosophes grecs. Toutefois, Jean Brun[4] attire notre attention sur la différence qu’il faut faire entre les débuts et le Commencement: « Les débuts prennent toujours une suite ; […] les débuts dont nous sommes les auteurs impliquent l’existence d’un il y a leur ayant servi de moteur ou de repoussoir. En dépit de ce que voudrait nous laisser croire l’utilisation de plus en plus fréquente des termes mutation ou rupture, il n’y a pas de générations spontanées en histoire et tous les débuts sont les débuts de quelque chose à partir de quelque chose d’autre, ils impliquent un déjà là utilisé comme matériau. C’est pourquoi l’Histoire reste le domaine des débuts, il n’y a pas de véritable Commencement dans l’histoire. En outre, les débuts sont toujours des reprises de ce Même fondamental qui est au cœur de la condition humaine. Quelle que soit l’époque où ils vivent, quelle que soit la contrée où les hasards de leur naissance les ont fait naître, les hommes existent, aiment, souffrent et meurent ; sous des scénarios différents leurs pensées et leurs actes se trouvent toujours confrontés à ces éternelles expériences. Il ne faut donc pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts ».
Et nous en arrivons à l’affirmation-clé : « De ce Transhistorique[5] nous parle la Genèse, bien antérieure aux cosmogonies ioniennes et aux philosophies grecques les plus anciennes. La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire ».
Si Jean Brun envisage la Genèse en tant qu’elle interpelle, au cœur de nos problèmes existentiels, la raison philosophique, Léo Moulin, agnostique, en souligne le caractère résolument révolutionnaire « Les valeurs judéo-chrétiennes, écrit-il, sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen.
L’homme, créé à part des autres animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn. I, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. A ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe.
L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique »[6].
Les premiers chapitres de la Genèse contiennent un message révolutionnaire par rapport à l’époque mais aussi à toute époque, comme nous allons le voir, tellement révolutionnaire par rapport à nos tendances spontanées qu’il ne peut pas ne pas être inspiré.
Une toute petite phrase prononcée par Dieu, au début de la Genèse, contenait déjà tout ce que les sages depuis la Grèce nous ont péniblement appris au long des siècles et sans être parvenus encore à épuiser tout ce que cette formule laconique suggère : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance »[7]. On retrouve l’expression, au verset suivant, avec une précision fort intéressante : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa »[8].
Cette affirmation est, « inouïe, lapidaire dans sa forme, au point que l’on prend conscience avec peine qu’elle balaie tout un monde de mythes et de spéculation gnostique, de cynisme, d’idolâtrie et de phobie du sexe »[9]. De plus, nous allons le voir, elle nous engage politiquement.
La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures les plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de sa supériorité.
Notons aussi que la création de l’homme, comme l’indique Jean-Paul II, « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important… »[10] : « Faisons… », dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. d’autres ont vu, dans ce pluriel, une insinuation de la Trinité ce qui, de toute façon, souligne l’importance toute particulière du moment. « Dieu s’engage ici beaucoup plus profondément, écrit le P. Hamman, et plus personnellement que dans les autres œuvres de la création. d’où la triple répétition du verbe créer, au verset 27 »[11]. Après chaque « moment » de création, il est écrit que « Dieu vit que cela était bon » mais après la création de l’homme, le texte précise que Dieu « vit que cela était très bon » !
L’homme, irréductible au monde, même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité, est donc investi d’une dignité exceptionnelle : à l’image de Dieu ! Le Psaume 8 dira : « presque l’égal d’un dieu »[12]. Un extrait du Siracide souligne l’exceptionnelle intimité qui lie Dieu et sa créature:
« De la terre, Dieu a créé l’homme,
il l’a formé selon sa propre image ;
il l’a fait ensuite retourner à la terre.
Comme lui-même il l’a revêtu de force ;
il lui a marqué un temps et un nombre de jours,
il lui a donné pouvoir sur tout ce qui est sur la terre.
Il l’a fait craindre par toute créature,
il l’a fait maître des bêtes et des oiseaux.
De sa propre substance il lui a donné une aide qui lui ressemble
avec le discernement, une langue, des yeux, des oreilles,
un esprit pour penser ;
il les a remplis de savoir et d’intelligence.
Il a créé en eux la science de l’esprit,
il a rempli leur cœur de sagesse,
il leur a fait voir le bien et le mal.
Il a posé son regard sur leur cœur
pour lui montrer la grandeur de ses œuvres,
afin qu’ils célèbrent la sainteté de son Nom,
en le glorifiant pour ses merveilles,
et en publiant la magnificence de ses ouvrages.
Il leur a donné en outre l’instruction,
il les a nantis de la loi de vie ;
il a conclu avec eux un pacte éternel,
et leur a révélé ses jugements »[13].
Certes, l’homme « est créé de la terre », son nom même l’indique puisque adâma désigne le sol mais Dieu l’anime de son souffle. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux (Gn 2, 129-20) et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».
L’homme est à l’image de Dieu par ses facultés spirituelles donc, sa mémoire, son intelligence et sa volonté qui le rendent créateur à l’image de son Créateur mais il l’est aussi par son corps. Non pas au sens strict, bien sûr, mais c’est bien l’homme concret, dans sa bisexualité qui est créé à l’image de Dieu, « avec sa stature corporelle, dans son unité et sa globalité. La Bible ne connaît pas de dichotomie dans l’homme : il est l’image et ressemblance en tant et parce qu’il est homme »[14]. Saint Augustin, par exemple, verra dans la perception et le souvenir des « vestiges de la Trinité »[15] dans le corps de l’homme. Jean-Paul II insistera très souvent sur le fait que l’homme, dans son intégralité âme et corps, est à l’image de Dieu[16]. On peut le percevoir encore dans cette parole de Dieu : « Quiconque versera le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé, car Dieu a fait l’homme à son image »[17]. La dignité même du corps interpellera, à travers l’histoire de la violence judiciaire et guerrière, la conscience chrétienne[18]. L’Église parlera du droit et du devoir de légitime défense mais stipulera que « si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l’agresseur, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine ».
La dignité est commune à tous les hommes. En effet, « homme » doit être pris au sens collectif car le texte hébreu poursuit au pluriel : « qu’ils règnent sur les poissons de la mer… »[19]. De même, dans le second récit de la création (2, 5-24), Adam représente bien toute la race humaine[20]. Quel que soit le sexe, l’âge, la race, la culture, la religion, le statut social, l’état de santé, tous les hommes ont droit au même respect. Le racisme et toutes les formes possibles de discrimination sont condamnées[21]. En effet, ce Dieu est unique et Père de tous les hommes. Cette paternité rend possible une fraternité plus vivante que l’égalité fort abstraite de la nature humaine[22].
De plus, le texte de la Genèse rompt avec les pratiques anciennes [23]et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « Dieu vivant » du Japon, en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme et érige la conscience en juge absolu et unique[24] ou encore celle connexe d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives[25]. Comme disait un journaliste : « Les idoles sucrées ont remplacé les idoles sacrées ».
A l’image de Dieu, l’homme n’est pas Dieu. Son péché consistera précisément à accorder crédit à la promesse destructrice du démon: « …vous serez comme des dieux… »[26]. Promesse d’autant plus mensongère que l’homme est créé par Dieu et qu’il Lui est redevable de son être : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sans Dieu, l’homme est poussière.
Tout créateur a des droits sur sa création fruit de sa volonté, de son intelligence, de son amour. Dieu en créant le monde et l’homme manifeste un plan dont l’homme peut, par ses forces naturelles, découvrir certains aspects. Ce plan révélé dans l’Ancien Testament est condensé dans la Loi de Moïse (les dix commandements ou Décalogue) qui pose les fondements de la vocation de l’homme[28]. On suppose que l’homme, pour réaliser le plus pleinement possible sa vocation d’homme, respectera ce « mode d’emploi ». A l’image d’un Dieu juste[29], l’homme doit s’efforcer d’être juste lui-même, c’est-à-dire de faire la volonté de Dieu révélée par la Loi. La justice sociale consistera à accorder la société à la volonté de Dieu.
Cette vision s’oppose bien sûr à l’ »autodéification » dénoncée par Jean Brun, à ce qu’on peut appeler l’idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire… L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence »[30]. Le président tchèque qui écrit ces lignes a fait la triste expérience de cet orgueil politique qui caractérise le prince totalitaire, maître de la Loi. J.-J. Rousseau en a brossé le portrait dans son Contrat social, sous les traits du « législateur »[31]. « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple, écrit-il, doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine (…). Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain (…) ».Ce texte décrit, à l’avance, le portrait d’un « prince » que le monde contemporain a, pour son plus grand malheur, appris à connaître. Le « législateur » de Rousseau, homme exceptionnel pour une mission exceptionnelle, n’est-il pas investi de pouvoirs quasi-divins ? Ne s’est-il pas incarné dans ces « guides » qui ont marqué cruellement l’histoire et qui étaient animés d’une « ambition métaphysique »: « l’édification, après la mort de Dieu, d’une cité de l’homme enfin divinisé »[32] ? C’est la tâche de l’état totalitaire, « état du politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) Il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui, c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[33]
Créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence du péché. En effet, Dieu donne comme mission à l’homme de soumettre la terre[34] et place l’homme « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder […] l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs »[35] et cela avant qu’il ne pèche. Donc « l’homme doit imiter Dieu lorsqu’il travaille comme lorsqu’il se repose, étant donné que Dieu lui-même a voulu lui présenter son œuvre créatrice sous la forme du travail et sous celle du repos »[36] . La peine est une conséquence du péché mais non le travail.
Plus fondamentalement, l’homme est le seul être créé à l’image de Dieu[37]. Cette qualité n’est évoquée pour aucune autre créature. Cette révélation s’inscrit donc en faux contre les panthéismes[38], paganismes[39], animismes[40], totémismes[41], de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments, qui ont sacralisé ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature est indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux » (Thalès), soit par l’idée que la matière est impure (Platon) et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables[42].
Aujourd’hui, se répand une tendance à resacraliser la nature. C’est le fait de certains penseurs et de certains mouvements qui se réclament de ce qu’on appelle la « deep ecology » (écologie profonde)[43]. L’expression a été créée par le philosophe norvégien Arne Naess et traduit une opposition au principe selon lequel l’humanité serait au-dessus de la nature. Les écologistes « profonds » récusent l’anthropocentrisme et adhèrent à un égalitarisme biocentrique. Il y a pour eux une égalité de droits entre les différentes espèces étant entendu que l’espèce humaine est une espèce parmi les autres. La nature qui dans la conception chrétienne est objet de devoirs, devient sujet de droits. Toute différence entre les personnes et les choses est donc abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or, la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu[44], n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[45]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte[46]. L’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire[47]. Le chrétien est naturellement écologiste, à la manière de saint François[48] ou encore à la manière de saint Ignace qui recommande d’utiliser la création autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.
« A l’image de Dieu, il le créa, homme et femme, il les créa ». [49] La différence de sexe n’altère en rien l’égale dignité[50] mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création.
L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance[51]. Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté familiale. Elle apparaît comme la cellule de base de la société (« Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre… »[52]), antérieure à l’État qui doit être au service des familles, auservice de la vie sociale.
L’homme est donc social par nature : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée »[53]). Cette affirmation sera contestée par certains philosophes politiques comme Hobbes, Locke ou Rousseau qui construiront leurs systèmes sur l’idée que l’homme est un loup pour l’homme ou simplement sur le fait qu’originellement, l’homme est un être solitaire.
La sociabilité établie par le texte de la Genèse est une fraternité puisque tous les hommes sont fils du même Père. Cette fraternité qui mesurera les relations entre les hommes et entre les groupes humains, ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité entre les hommes. En effet, si, parmi les animaux, l’homme ne trouve pas une « aide qui lui fût assortie », devant la femme, il s’écrie : « Voilà maintenant l’os de mes os et la chair de ma chair »[54]. La femme est égale, en dignité, à l’homme. Faite d’une des « côtes »[55] de l’homme, « à côté » de l’homme, elle lui est semblable tout en étant autre. Elle est l’aide assortie. De la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. On se souviendra de cette réflexion du Christ à Catherine de Sienne à propos des différences qui existent dans la répartition des dons et des biens: « J’ai voulu, dit le Seigneur, qu’ils eussent besoin les uns des autres ».[56]
Dans une telle perspective, peut-on concevoir que la doctrine chrétienne puisse s’accommoder de l’individualisme ou, à l’opposé, des massifications où chacun se dissout dans l’ensemble et n’existe plus que par et dans l’ensemble ?
La perspective ouverte par la Genèse marie l’originalité de chaque être avec le bien commun de toute l’humanité puisque tous ces individus qui portent un nom différent ont le même besoin de Dieu, des autres, de la terre et du travail.
La sociabilité implique la nécessité de l’autorité politique sans laquelle, nous le verrons, aucune société ne peut subsister. L’autorité politique, la suzeraineté, n’est donc pas une conséquence du péché comme toute une tradition en véhicula l’idée durant le moyen-âge. Pas plus que le travail ou la sexualité, le pouvoir civil n’est une malédiction.
Il est essentiel de retenir que le pouvoir est donné à tous les hommes puisqu’ils sont tous à l’image de Dieu et que le texte de la Genèse ne fait acception de personne. Ce n’est que dans un second temps que les hommes déterminent les modalités de l’exercice du pouvoir. Nous verrons qu’une lecture attentive et humble de la Genèse aurait évité les querelles qui furent intenses parfois entre partisans de la monarchie et partisans de la démocratie.[57] Puisque tous les hommes sont investis de la capacité de pouvoir qu’inclut leur caractère social, l’important n’est-il pas de trouver des formules pour assurer la participation du plus grand nombre ?
Le pouvoir de l’homme ne se traduit pas seulement dans les relations entre les hommes mais aussi dans la relation de l’homme avec les choses, dans la gestion économique de la terre.[58] Ici aussi, force est de constater que la terre est donnée à tous les hommes indistinctement. Nous découvrons que les biens sont destinés à tous les hommes. La terre est un bien commun et la destination universelle des biens devra mesurer l’accès à la propriété. Nous en reparlerons, bien sûr.
On peut déduire aussi de ce qui vient d’être dit le principe de la libre circulation des personnes puisque la terre est donnée à tous: « …répandez-vous sur la terre », dit Dieu[59]..
Enfin, notons que Dieu ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée mais qu’il en charge l’homme qu’il a doté des pouvoirs nécessaires. Nous trouvons déjà ici appliqué le principe de subsidiarité (Dieu -pouvoir supérieur- laisse aux hommes -pouvoirs inférieurs- le libre exercice de leurs capacités) tel qu’il sera défini plus loin dans l’enseignement des papes contemporains, ainsi que l’affirmation de ce que le concile Vatican II appellera la juste autonomie des réalités terrestres. C’est l’homme qui soumet les animaux et les nomme, c’est lui qui est chargé de cultiver et de garder le sol. On lit dans le Siracide à propos de Dieu : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[60]
L’homme créé reçoit donc une mission et des directives : être fécond, régner, dominer, cultiver et garder le jardin, ne pas manger du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, donner un nom aux animaux. Dieu a donc un plan, il trace un chemin pour l’homme. Après le déluge qui punira les hommes de leur méchanceté, Dieu répétera son intention à Noé et à ses fils dans les termes mêmes employés devant Adam : « Soyez féconds, multipliez-vous et remplissez la terre »[61].
Dieu établit une première loi de vie, un ensemble de devoirs à respecter. La révélation de ces devoirs atteste que l’homme a le pouvoir de les réaliser c’est-à-dire qu’il en a la capacité et l’autorisation. La liberté donc. Comme le commente Jean-Paul II, l’homme « porte en soi le reflet de la puissance de Dieu, qui se manifeste en particulier dans la faculté de l’intelligence et de la libre volonté. L’homme est un sujet autonome, source de ses propres actions, tout en maintenant les caractéristiques de sa dépendance de Dieu son Créateur… »[62].
Nous trouvons ici une première manifestation d’une conjugaison permanente dans l’enseignement chrétien : la conjugaison de la loi et de la liberté, du devoir et du droit. La liberté de l’homme est presque illimitée : « Tu peux manger du fruit de tous les arbres du jardin ; mais le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas… »[63]. Il existe une limite morale à l’action de l’homme : ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Son agir est mesuré par la vérité de la Parole de Dieu : « …du jour où tu en mangerais, tu mourrais certainement »[64]. Apparaît d’emblée le drame de la liberté humaine : le rêve d’une liberté illimitée, le rêve d’être comme Dieu : « …le jour où vous en mangerez, dit le serpent, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal »[65]. Cette tentation sera permanente tout au long de l’histoire humaine et, comme dans la Genèse, elle débouchera sur l’asservissement, que ce soit à soi-même, à la force du bras ou à celle du nombre.
L’homme est créé pour la paix. A preuve cet extrait : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. A toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante »[66] André Wénin commente ainsi ce passage : Dieu qui vient d’inviter l’homme à maîtriser les animaux, « dispense leur nourriture aux humains d’abord, aux animaux ensuite en réalité, c’est un chemin de douceur qu’il suggère de la sorte. En effet, juste après avoir intimé à l’humanité le devoir de maîtriser les animaux, Dieu lui donne à manger les céréales et les fruits, pour un menu uniquement végétal : il suggère ainsi à l’humanité qu’il lui est possible de maîtriser l’animal sans le tuer. Les humains sont ainsi invités à mettre une limite à l’exercice de leur pouvoir sur le monde animal, à ne pas déployer leur maîtrise jusque dans ses potentialités violentes, qui consisteraient à tuer l’animal puis à le manger. Bref, sur le devoir de maîtrise vient se greffer une discrète invitation à exercer cette maîtrise de façon douce, non violente, dans la libre acceptation d’une limite qui correspond au respect de la vie et de la place de l’autre. L’humain qui le fera se réalisera à l’image du Dieu du sabbat […]. »[67] A fortiori s’il ne s’agit plus d’animaux mais d’être humains !
Le texte de la Genèse nous révèle aussi la grande intimité qui règne entre Dieu et les hommes. Dieu apparaît comme le principe, le compagnon et la fin de l’existence humaine. Même après que l’homme l’a trahi, Dieu, avant de chasser Adam et Eve du jardin d’Eden, manifeste sa sollicitude : « Le Seigneur fit à Adam et à sa femme des habits de peau, dont il les revêtit »[68].
L’Écriture précise encore que « Dieu a créé l’homme incorruptible ». « L’homme, commente Jean-Paul II, est donc créé pour l’immortalité et après le péché il ne cesse pas d’être image de Dieu, même s’il est soumis à la mort »[69]. Dieu est et reste l’horizon ultime de l’homme.
Dans sa vie personnelle comme dans sa vie communautaire, chacun est invité à préserver sa relation privilégiée avec son Créateur, au moins en respectant la loi qu’Il a établie. Toute organisation politique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur le temporel, qui refuse tout en deçà, tout par delà, tout au delà de la destinée humaine sera une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices.
L’intimité avec Dieu se vit tout particulièrement le jour du sabbat: « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[70] Le futur pape Benoît XVI a mis en évidence la profondeur de ce texte : « Le sabbat dévoile la signification intérieure de l’alliance entre Dieu et l’homme, et fait apparaître le sens et l’intention du récit de la Genèse : la Création est le lieu de l’Alliance, elle a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. La liberté et l’égalité entre les hommes que le sabbat instaure ne doivent pas être envisagées d’un point de vue anthropologique ou sociologique seulement. Cette liberté et cette égalité n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. L’alliance s’établit sur une relation : Dieu se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu. La réponse de l’homme au Dieu qui lui veut du bien est l’amour ; et aimer Dieu, c’est l’adorer. Si la Création est l’espace de l’alliance, le lieu de la rencontre et de l’amour entre Dieu et l’homme, elle est donc destinée à être l’espace de l’adoration. »[71]
Le début de la Genèse nous raconte donc aussi la « chute originelle »[72]. Le péché d’Adam est le prototype de tous les péchés que les hommes peuvent commettre. De quoi s’agit-il sinon d’un refus de dépendance ? La liberté donnée à l’homme ne s’accommode d’aucune limite. L’intelligence et la volonté humaines ne peuvent supporter qu’une autre intelligence, même réputée supérieure, qu’une autre volonté, dite toute-puissante, les mesurent et les guident.
Pour reprendre le vocabulaire médité, l’homme pécheur ne se contente pas d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu, il veut être Dieu ou du moins consent à la tentation de le devenir. En effet, s’il y a orgueil, il y a aussi faiblesse. La femme et l’homme se laissent tenter. Le péché n’est donc pas nécessairement une rupture totale, délibérée, définitive Le péché est certes une rupture d’alliance mais il serait peut-être plus juste de dire, comme saint Augustin,[73] qu’il est le lieu de la « dissemblance »[74].
Jean-Paul II[75]le définira comme une « aliénation ». L’homme qui croit être lui-même, pleinement, en suivant ses propres voies, en oubliant « la vérité de Dieu et de l’homme », en se livrant à ses désirs de possession et de jouissance, en se gardant pour soi, « étranger » (alienus) à Dieu, devient aussi « étranger » à lui-même et aux autres.
Toutefois, pour revenir à la définition de l’homme, à l’image et à la ressemblance de Dieu, il est essentiel de se rappeler que malgré le péché, malgré la punition, Dieu reste aux côtés de l’homme. Non seulement « Le Seigneur Dieu fit pour l’homme et sa femme des tuniques de peau dont il les revêtit. »[76] mais il entendit, à travers la malédiction du tentateur, une étrange promesse : « Entre toi (tentateur) et la femme, je mettrai la haine, entre ton lignage et le sien. Celui-ci te blessera à la tête, et toi tu le blesseras au talon »[77]. Sans doute, l’auteur biblique pensait-il à la descendance de la femme[78] et « au combat de l’humanité, constamment blessée et finalement victorieuse contre le mal »[79]. Mais peu à peu s’esquisse la figure d’un Rédempteur qui vaincra le mal[80].
Comme le dit le livre de la Sagesse, « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de la perte des vivants. Il a tout créé pour que tout subsiste ; les créatures du monde sont salutaires, en elles il n’est aucun poison de mort, et l’Hadès[81] ne règne pas sur la terre, car la justice et immortelle »[82].
Si Dieu ne veut pas la destruction du pécheur, si malgré toutes les infidélités de son peuple, il renouvelle son alliance avec lui, après le Déluge puis, après la libération d’Égypte, sur le mont Sinaï, c’est que l’homme reste « capable de Dieu ». Saint Augustin précise que « l’image peut être usée au point de n’apparaître presque plus, elle peut être enténébrée et défigurée, elle peut être claire et belle, elle ne cesse pas d’être. (…) Lors même que l’âme (…) se trouve souillée et défigurée par la perte de la participation divine, elle reste néanmoins image de Dieu ; car ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capacité de Dieu, qu’elle peut participer à Dieu »[83]. C’est pourquoi, explique saint Augustin, « Les sacrements peuvent être possédés et administrés par ceux qui sont l’ivraie du dedans, non pour leur salut, mais pour leur perte qui les destine au feu ; ils peuvent l’être aussi par ceux qui sont l’ivraie du dehors et qui les ont reçus de l’ivraie du dedans entrée en dissidence, car la dissidence ne les leur a pas fait perdre. En voici la preuve indubitable : à leur retour, on ne les redonne pas à ceux d’entre eux qui s’étaient retirés et qui viennent à rentrer. »[84]
Politiquement, cette réalité est importante car la question s’est posée souvent, à travers l’histoire chrétienne et malgré la salut apporté par Jésus-Christ, de savoir si le péché n’enlevait pas à l’homme son pouvoir, c’est-à-dire, sa capacité et son droit de gouverner les hommes et de dominer la terre.
Or, parlant du rôle de la Sagesse dans l’histoire, l’auteur inspiré écrit : « Le premier homme, le père du monde qui fut créé seul, c’est elle qui veilla sur lui, le délivra de son propre péché, et lui donna le pouvoir de régner sur toutes choses »[85]. A.-G. Hamman qui commente ce texte dit bien qu’ »Adam garde, après sa faute, la domination sur le monde et reçoit même une force renouvelée pour l’exercer »[86].
Il n’empêche qu’actuellement encore cette affirmation est parfois mise en doute. Ainsi, l’affaire « Monica Lewinsky » qui occupa l’opinion publique américaine et mondiale à la fin de 1998 et au début de 1999 reposa le problème qui avait suscité, au moyen-âge, plus que de vives discussions : le péché est-il un empêchement à l’exercice du pouvoir ? Bill Clinton accusé d’avoir eu une relation extraconjugale avec une stagiaire de la maison Blanche chercha d’abord à nier le fait et à intriguer pour sauver son honorabilité. Confondu, il vit son pouvoir mis en question, principalement, par un certain nombre d’opposants politiques.
On ne peut rien comprendre à ce qui s’est passé aux États-Unis sans tenir compte de l’influence toujours forte du puritanisme sur la vie publique américaine. Le puritanisme est un état d’esprit qui apparaît en Angleterre au XVIe siècle. Le puritain a un seul culte poussé à l’extrême : celui de la Bible qui lui sert de code religieux, liturgique, moral, social et politique. Héritier du calvinisme, il croit à la prédestination et se sait prédestiné par son goût de la Bible. Comme Calvin, il pense que l’homme est radicalement corrompu par le péché originel. Impuissant à observer la loi divine dans son esprit, il ne peut observer rigoureusement la loi qu’extérieurement. Cette apparence respectable, cette honorabilité visible est le signe de la prédestination. Dans cet esprit, l’apparition publique du péché est inquiétante : elle insinue que l’homme est damné…
Peut-on laisser le pouvoir à un pécheur patent et donc damné ?
Bien avant le puritanisme historique, cette question fut au centre de l’œuvre et de l’action de John Wyclif ou Wycliff (1320?-1384), professeur de théologie à Oxford. Scandalisé, à juste titre, par l’attitude de l’Église de son temps, qui mêle allégrement spirituel et temporel, outré par le spectacle donné, au moment du Grand schisme, par le pape Urbain VI (pape de 1378-1389), déséquilibré violent qui met les cardinaux récalcitrants à la torture et rivalise avec son concurrent l’antipape Clément VII (1342-1394) pour gagner des partisans à coups d’indulgences, Wyclif va entamer une réflexion sur le pouvoir civil et religieux qui le conduira à des outrances. Certes, sa pensée a évolué. Elle est se nuance ou se contredit parfois. Elle se propose, à certains moments, comme un idéal. Il n’empêche qu’elle lance dans le monde et surtout auprès des esprits simples un ferment révolutionnaire destructeur aussi bien pour le pouvoir temporel que pour le pouvoir ecclésiastique que sa doctrine vise tout particulièrement[87].
L’idée centrale de Wyclif est que l’homme en état de péché mortel ne peut avoir ni suzeraineté ni propriété. Son péché n’est pardonné que s’il y a expiation. Dans ce cas, Dieu pardonnera. Bien des gens en tireront la conclusion que si le péché mortel fait perdre la propriété et la suzeraineté, il n’est pas possible de supporter le supérieur civil (ou ecclésiastique) qui paraît un pécheur avéré.[88]
Dès 1377, le pape Grégoire XI condamna la doctrine de Wyclif et, en 1382, 24 propositions furent condamnées au Concile de Londres.
Wyclif eut, en Bohême, un disciple zélé : Jan Hus (1369-1415). Les 45 thèses du célèbre réformateur qui furent censurées au Concile de Constance en 1415 étaient tirées mot pour mot de l’œuvre de Wyclif. En grande partie, son œuvre De ecclesia est un plagiat pur et simple de l’ouvrage du même nom de Wyclif. En 1418, deux bulles de Martin V répéteront la condamnation (Inter cunctas et In eminentia). Hus fut condamné à être brûlé vif. il est, depuis lors, considéré en Tchéquie comme un héros et un martyr de l’identité nationale.[89]
Les thèses de Wyclif ont eu la vie dure. Si Martin Luther prit nettement ses distances par rapport à ces théories, il est certain qu’elles doivent persister dans la mémoire de quelques groupes réformés et de chrétiens marginaux sur le vieux continent et en Amérique[90].
En tout cas, au XVIe siècle, la nécessité du lien que Wyclif établissait entre l’état de grâce et la légitimité du pouvoir et de la propriété guidait bien des esprits au sein même du monde catholique.
Des autorités religieuses et civiles estimaient que les Espagnols pouvaient s’emparer des terres des Indiens et déposer leurs chefs dans la mesure où ces « sauvages » vivaient visiblement en état de péché mortel vu leurs actes barbares, cruels et contre nature.
Un théologien dominicain va se dresser contre cette politique coloniale et contre la théorie qui la justifiait. Il s’agit de Francisco de Vitoria (1483-1546). Comme Wyclif, il est scandalisé par bien des pratiques civiles et ecclésiastiques. Il ne se privera pas non plus de critiques acerbes contre certains prélats plus préoccupés de leur confort que de leur mission, contre l’accumulation des bénéfices. Lui aussi sera choqué par les querelles et même les guerres que se font les chrétiens. Mais Vitoria ne se laisse pas emporter. Au contraire, ses indignations seront le départ d’une réflexion tranquille et courageuse[91], si rigoureuse et si claire qu’elle aurait émerveillé son maître saint Thomas[92].
En 1539, il prononce, dans son université de Salamanque, deux leçons sur les Indiens : De Indis et De iure belli qui auront un retentissement extraordinaire et changeront la politique coloniale espagnole[93].
Vitoria y conteste la thèse centrale de Wyclif. Pour le maître espagnol, « ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens… il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé.. »[94]. L’affirmation est claire : « Le péché mortel n’empêche pas d’avoir un pouvoir civil »[95]. Entre autres arguments appuyés sur la raison ou les Écritures, Vitoria justifie sa position en recourant à la théologie de l’« image de Dieu » : « Le pouvoir, écrit-il, se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel »[96].
Aux yeux de la théologie catholique, l’infidélité conjugale du président américain et le zèle déployé pour la cacher, ne sont pas une raison suffisante pour contester son pouvoir civil et chercher à le lui enlever. Depuis saint Thomas, les théologiens ont beaucoup réfléchi au droit de résistance face au pouvoir mais, dans tous les cas, si l’on peut même envisager la déposition du prince, voire sa mort, ce n’est qu’en vertu d’une tyrannie grave, persistante et irrémédiable et selon de prudentes modalités. En termes modernes, le pouvoir devient contestable lorsqu’il s’exerce au détriment du bien commun. Le « prince » doit être jugé selon le bien commun et non d’après des règles religieuses ou morales. Si Bill Clinton était un mauvais président qui, dans l’intérêt de la nation, devait céder sa place, ce ne pouvait être qu’en vertu de sa gestion politique elle-même et non en vertu de sa concupiscence.[97] La punition politique ne doit sanctionner qu’une faute politique claire et nette car on peut toujours avancer des arguties tendant à insinuer que celui qui ne sait se conduire en privé n’est pas capable de conduire l’État. C’est un peu léger. Si la politique, contrairement au machiavélisme ambiant, ne peut faire fi de la morale, la politique ne se confond pas avec la morale. L’homme le plus saint n’est pas nécessairement, du simple fait de sa sainteté, un grand homme politique. Encore faut-il qu’il ait les compétences très temporelles nécessaires. Si Ferdinand III de Castille (1200?-1252) fut un grand roi et un saint (en grande partie parce qu’il fut un grand roi), tous les grands hommes d’État n’ont certainement pas été des saints, malheureusement.
Rappelons aussi les invitations nettes de Paul à respecter l’autorité. Certes, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes si l’autorité qui vient toujours de Dieu, contredit la volonté de Dieu. A part cela, l’autorité est respectable indépendamment de la personne qui l’exerce. Paul enseigne cela aux Romains tout en étant bien conscient que le détenteur de l’autorité, à ce moment-là était loin d’être un saint ![98] Léon XIII rappellera cette doctrine dans l’encyclique Sapientiae christianae[99] invitant les chrétiens à respecter l’autorité « même quand elle réside dans un mandataire indigne ». La résistance et l’opposition ne se justifient que face à des lois ou à des prescriptions « en contradiction ouverte avec la loi divine » ou « contraires aux devoirs imposés par la religion ».
Il est louable que les populations aspirent à être représentées par des hommes et des femmes politiques irréprochables à tout point de vue. Elles témoignent dans ce désir non seulement d’une bonne santé morale mais aussi peut-être d’un rêve plus ou moins inconscient, celui d’un Père à qui on ne pardonnera rien s’il vient à décevoir. Toutefois, outre que les populations souhaitent en face d’elles une vertu qu’elles n’ont pas nécessairement, il est certain aussi que, dans la concurrence politique, on est parfois tenté de faire flèche de tout bois pour discréditer l’adversaire et de ressusciter, sans le savoir, l’exigence d’impeccabilité qui égara l’esprit de Wycliff.
En Tchéquie également, dans la patrie de Jan Hus, on chercha à perdre le très inspiré président Vaclav Havel[100], coupable de n’être pas resté veuf assez longtemps après le décès de son épouse Olga[101] et d’avoir épousé une « saltimbanque ».[102]
En Belgique , dans son message de Noël 1999, rappelez-vous, le roi Albert II évoqua la crise que son couple avait traversée 30 ans auparavant[103] et qu’il avait surmontée depuis longtemps. Quelques jours plus tard, un juriste[104] écrivait sa joie de voir le Roi « avouer qu’il a été un homme normal, traçant sa vie loin des préceptes religieux » et révéler ainsi « un divorce profond entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Il concluait qu’il était « interdit désormais au Roi de sortir de son rôle constitutionnel ». Et de préciser : « Il ne peut plus être question à l’avenir de délivrer des messages moraux dont tous savent que celui qui les énonce est le premier à ne pas en tenir compte ». Si la cohésion même du pays n’était en cause, « la logique voudrait qu’il s’en aille ».
Mais, en réalité, quoi de plus chrétien que de reconnaître publiquement ses faiblesses ? Quoi de plus chrétien que de ne pas céder aux crises mais de les surmonter pour « retrouver une entente et un amour profonds »[105] ? Et pour couronner ce beau et courageux message moral, n’est-ce pas très chrétien de dire : « si certains qui rencontrent aujourd’hui des problèmes analogues pouvaient retirer de notre expérience vécue quelque motif d’espérer, nous en serions si heureux »[106] ?
Tous les hommes, chrétiens compris, sont pécheurs mais les chrétiens croient à la grâce du pardon et en vivent ! L’aveu d’une faute n’est pas un signe de rupture. Au contraire, c’est la réaffirmation de l’alliance, de la réconciliation ! Dans son discours, Albert II témoignait, en fait, d’une profonde intimité avec les « préceptes religieux », d’un accord parfait « entre sa morale proclamée et son comportement personnel ». Le Roi, en l’occurrence, délivrait son plus clair message moral et le contestataire, sans le savoir, réagissait en intégriste ou en puritain.[107]
Se référer à l’homme intégral dans la construction d’une société humaine, c’est donc tenir compte aussi de son péché. Jean-Paul II le dit avec la plus grande netteté : « toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité de pécheur et de juste »[108]. N’oublions pas la sage mise en garde de Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».[109]
Il n’y a pas de société idéale.[110] La société est plus ou moins à l’image du Royaume mais elle n’est pas et ne sera jamais le Royaume. L’homme, à l’image de Dieu, n’est pas Dieu. Avec la grâce du Seigneur miséricordieux, il peut restaurer l’image de Dieu altérée par le péché, accentuer sa ressemblance divine mais la première condition est de ne pas se prendre pour Dieu, et se reconnaître pécheur[111]. Tout homme est pécheur car qui peut se dire semblable à Dieu ?
Le Christ ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion La patience de Dieu doit inspirer notre comportement dans tous les aspects de notre vie et nous invite à la prudence dans la gestion des affaires temporelles.
Jean-Paul II a montré le danger d’une conception politique qui ferait fi de la faiblesse humaine ou qui voudrait la paralyser, la rendre inoffensive, par des structures appropriées : : « …l’homme, créé pour la liberté, porte en lui la blessure du péché originel qui l’attire continuellement vers le mal et fait qu’il a besoin de rédemption. Non seulement cette doctrine fait partie intégrante de la Révélation chrétienne, mais elle a une grande valeur herméneutique[112] car elle aide à comprendre la réalité humaine. L’homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. l’ordre social sera d’autant plus ferme qu’il tiendra davantage compte de ce fait et qu’il n’opposera pas l’intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais qu’il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. en effet, là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[113]. Sont visés dans ce texte les régimes inspirés par le marxisme. Leur erreur est de ne pas respecter la nature pécheresse de l’homme et de le débarrasser de force des manifestations de son égoïsme qui le pousse à rechercher son intérêt privé. Cet angélisme obligatoire construit un système artificiel nécessairement inhumain. Nous verrons plus loin comment l’Église propose de « coordonner » l’intérêt personnel et celui de la société, de marier la liberté et la solidarité. L’Église acceptera la propriété privée bien que dans la Genèse la terre soit clairement donnée à tous les hommes. Mais le message chrétien place l’homme dans une tension où le droit à la propriété privée est sans cesse mesuré et limité par la volonté du Créateur, en l’occurrence, la destination universelle des biens. Ce n’est pas par la force que l’égoïsme doit être vaincu mais par la conversion qui marie le don éminent de la liberté et l’exigence de la vérité révélée même si certaines mesures coercitives doivent parfois être prises pour lutter contre des excès.
Dans le même ordre d’esprit, si la division des hommes en nations est un mal au regard de l’unité du genre humain, de la nécessaire solidarité entre les hommes et de la volonté du Christ de rassembler tous les hommes, l’internationalisme qui veut briser les repliements, les autarcies et les tendances impérialistes est un mal aussi dans la mesure où il prétend réaliser immédiatement, au sein d’une humanité pécheresse, un idéal eschatologique. Le morcellement en nations est donc, malgré l’imperfection de la situation et le grave danger du nationalisme, une « économie provisoire », comme dit le Catéchisme, mais une économie à préserver : « Une fois l’unité du genre humain morcelée par le péché, Dieu cherche tout d’abord à sauver l’humanité en passant par chacune de ses parties. L’alliance avec Noé d’après le déluge exprime le principe de l’Economie divine envers les « nations », c’est-à-dire envers les hommes regroupés « d’après leurs pays, chacun selon sa langue, et selon leurs clans » (Gn 10, 5). Cet ordre à la fois cosmique, social et religieux de la pluralité des nations, confié par la providence divine à la garde des anges, est destiné à limiter l’orgueil d’une humanité déchue qui, unanime dans sa perversité, voudrait faire par elle-même son unité à la manière de Babel. Mais, à cause du péché, le polythéisme ainsi que l’idolâtrie de la nation et de son chef menacent sans cesse d’une perversion païenne cette économie provisoire. L’alliance avec Noé est en vigueur tant que dure le temps des nations, jusqu’à la proclamation universelle de l’Évangile »[114].
Sensible à la menace totalitaire, d’où qu’elle vienne, et à l’intolérance qu’entraîne la recherche forcenée de la pureté, B.-H. Lévy, quelque incroyant qu’il soit, confirme l’analyse de l’Église en saluant cet aspect classique de son enseignement : « …qu’il y ait un lieu en ce monde ou, en tout cas dans nos sociétés ou continue d’être dit que la condition humaine ne peut pas faire l’impasse sur la question du mal, du péché, de l’interdit, qu’il s’y trouve une poignée d’hommes et, parmi eux, un pape pour rappeler que l’espèce ne fera jamais complètement l’économie de sa part noire ou maudite, est peut-être difficile à entendre - ce n’en est pas moins une bonne nouvelle parce que c’est un gage de civilisation et un rempart contre la barbarie »[115]. « Nul mieux qu’un catholique ne sait les dangers de la pureté. Nul, plus que lui, ,ne s’assigne le devoir de lutter contre une volonté dont il sait qu’elle est la forme générique de toutes les hérésies. »[116]
De même, l’agnostique Léo Moulin dit son admiration pour la conception de l’homme et de la société que le christianisme a diffusée et s’en explique : « Si maintenant on me demande d’où est venue une aussi juste conception de l’homme - et, avec elle, cette juste conception de la Cité et de l’Histoire que tant de politiques et tant de moralistes découvrent aujourd’hui seulement et peut-être trop tard, je dirai en toute ingénuité que j’en vois l’origine dans le récit - mythe ou allégorie, comme on voudra - du péché originel. Tel que le raconte la Genèse, il contient, écrit un des leaders de la gauche travailliste, le député R. Crossman[117], une conception infiniment plus juste que celle du bon sauvage de Rousseau ou celle de la société sans classes de Karl Marx. Qui pourrait en douter ? Car si elle met l’accent sur tout ce que le cœur de l’homme recèle de bestialité à peine atténuée par des siècles de civilisation, et toujours prête à se déchaîner - ce qui doit inciter à n’avoir qu’une confiance modérée dans l’utilisation qu’il peut faire de son pouvoir -elle n’en affirme pas moins aussi son invincible noblesse - combien instable, combien indécise et sans cesse remise en question - et partant, ses droits au cheminement vers la lumière, cette forme assagie et plus sûre de la philosophie du progrès. Sur cette conception d’un optimisme nuancé ou d’un pessimisme calculé, il est possible de bâtir - la preuve en est donnée depuis près de deux mille ans par l’Église, depuis plus de seize cents ans par les instituts religieux - sur des fondements mieux assurés que ceux des très incertaines sociétés d’aujourd’hui, vacillant entre les gouffres de l’anarchie et l’épaisse menace d’un monde grégarisé, soumis aux impératifs d’une science sans conscience, d’une technocratie sans âme et d’un bien-être mortel »[118].
C’est avec beaucoup de lucidité aussi et une grande et douloureuse expérience que Vaclav Havel dénonce l’illusion d’une société parfaite: « Le paradis n’a pas triomphé et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire »[119].
Ces considérations doivent nous inciter à l’humilité et à la patience, nous persuader qu’il n’y a pas de cité idéale, même catholique[120], et qu’en rêver pour cette terre est dangereux, sauf si le rêve stimule la volonté de travailler à l’amélioration de la cité terrestre. A toute époque se sont fait jour des utopies et des projets de sociétés parfaites. L’histoire montre que les tentatives de réalisation sont meurtrières car elles prennent l’homme pour ce qu’il n’est pas et tentent, jamais de gré mais toujours de force, de le mouler dans le rêve. Il n’y aura jamais ici bas que l’imperfection. Il faut tendre à améliorer sans cesse les conditions de vie des hommes sans se prendre pour Dieu ni confondre cité terrestre et cité céleste. Qui veut faire l’ange fait la bête. En morale comme en politique. Les sociétés parfaites dont les hommes ont rêvé ou qu’ils ont tenté de construire, sont liées souvent à des lectures hérétiques de la Bible[121] et ont pris, d’une manière ou d’une autre, une forme communiste et anti-chrétienne qui, lorsqu’elle a abouti dans les faits, a produit les malheurs que l’on sait[122].
Nous aurions pu commencer par le Nouveau Testament et nous contenter de sa révélation car « le Christ, dans la révélation du mystère du Père et de son Amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation[1]. C’est dans le Christ, « image du Dieu invisible » (Col 1, 15), que l’homme a été créé à « l’image et à la ressemblance du Créateur. C’est dans le Christ rédempteur et sauveur, que l’image divine, altérée dans l’homme par le premier péché, a été restaurée dans sa beauté originelle et ennoblie de la grâce de Dieu »[2].
C’est évidemment un grand mystère surnaturel que cette « initiative du Christ qui entre dans l’histoire pour la racheter et pour indiquer à l’homme la voie du retour à l’intimité originelle avec Dieu. Cette initiative est un mystère également parce qu’impensable comme telle de la part de l’homme, en ce sens qu’elle est absolument gratuite, fruit de la libre initiative de Dieu. Ce mystère possède toutefois la surprenante capacité de cueillir l’homme à la racine, de répondre à ses aspirations à l’infini, de combler la soif d’être, de bien, de vrai et de beau qui l’agite. En un mot, c’est la réponse séduisante et concrète, imprévisible et encore moins exigible, et cependant présagée par toute expérience humaine sérieuse.
La rédemption du Christ est donc raisonnable et convaincante, car elle possède simultanément les deux caractéristiques de la gratuité absolue et de la surprenante correspondance à la nature intime de l’homme »[3].
Plus précisément encore, quand on dit que le Christ est le Rédempteur de l’homme, cela signifie qu’il est le Rédempteur « de tout homme et de tout l’homme, de l’homme qui cherche le bonheur, la joie, la vérité, le bien, l’amour, la justice, la paix, la beauté et qui, bien souvent, reste inassouvi, frustré, déçu dans ses attentes et dans ses espérances les plus profondes ; en arrivant même à des situations de dissociation intérieure, sinon de désespoir, à cause du contraste continuel entre ce qu’il veut et désire, et ce qu’il parvient en réalité à obtenir.
Quand donc l’Église, forte de la force de la foi, proclame que pour l’homme assoiffé d’absolu qui porte en soi l’image de Dieu, l’unique réponse est le Christ, elle fait non pas de la rhétorique, mais une annonce que le Christ libère de l’esclavage le plus dégradant, comme l’est celui du péché qui est refus de l’amour de dieu et donc refus des autres et dégradation de soi-même. Grâce à son œuvre salvifique, le Christ a ramené l’homme à sa dignité originaire de créature issue, par un geste d’amour, des mains du Créateur »[4].
Toutefois, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. on peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature »[5].
Le Nouveau Testament n’abolit pas l’Ancien mais le confirme, l’approfondit, le prolonge, l’exhausse, le complète et en définitive l’accomplit. Le Christ, en effet, est la Parole unique de toute l’Écriture Sainte, « unique parfaite et indépassable »[6] : « Rappelez-vous, écrit saint Augustin, que c’est une même Parole de Dieu qui s’étend dans toutes les Écritures, que c’est un même Verbe qui résonne dans la bouche de tous les écrivains sacrés, lui qui, étant au commencement Dieu auprès de Dieu, n’y a pas besoin de syllabes parce qu’il n’y est pas soumis au temps »[7]. La Catéchisme le confirme : « L’unité des deux testaments découle de l’unité du dessein de Dieu et de sa Révélation. L’Ancien Testament prépare le Nouveau, alors que celui-ci accomplit l’Ancien ; les deux s’éclairent mutuellement ; les deux sont vraie Parole de Dieu »[8].
« Incarnation », explique Benoît XVI, « dérive du latin « incarnatio ». Saint Ignace d’Antioche — fin du premier siècle — et, surtout, saint Irénée, ont utilisé ce terme en réfléchissant sur le Prologue de l’Évangile de saint Jean, en particulier sur l’expression : « Et le Verbe s’est fait chair » (Jn 1, 14). Ici, la parole « chair », selon l’usage juif, indique l’homme dans son intégralité, tout l’homme, mais précisément sous l’aspect de sa caducité et temporalité, de sa pauvreté et contingence. Cela pour nous dire que le salut apporté par Dieu qui s’est fait chair en Jésus de Nazareth touche l’homme dans sa réalité concrète et dans toutes les situations où il se trouve. Dieu a assumé la condition humaine pour la guérir de tout ce qui la sépare de Lui, pour nous permettre de l’appeler, dans son Fils unique, par le nom d’« Abba, Père », et être véritablement fils de Dieu. »[9] Les Pères de l’Église le disaient clairement : « C’est la raison pour laquelle le Verbe s’est fait homme et le Fils de Dieu, Fils de l’homme : afin que l’homme, en entrant en communion avec le Verbe et en recevant ainsi la filiation divine, devienne fils de Dieu »[10] ; « Car le Fils de Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu »[11]. Saint Thomas confirme : « Le Fils unique de Dieu, voulant que nous participions à sa divinité, assuma notre nature, afin que Lui, fait homme, fit les hommes Dieu »[12]
Dieu incarné, Jésus, vrai Dieu et vrai homme, élève en chaque homme la nature humaine à une dignité sans égale dans la création et qui réclame un respect proportionné.
Après avoir rappelé la dignité naturelle d’un être doué d’intelligence et de volonté libre, Jean XXIII déclare que « si Nous considérons la dignité humaine à la lumière des vérités révélées par Dieu, Nous ne pouvons que la situer bien plus haut encore. Les hommes ont été rachetés par le sang du Christ Jésus, faits par la grâce enfants et amis de Dieu et institués héritiers de la gloire éternelle »[13].
Nous en verrons toutes les conséquences dans les chapitres suivants.
Notons d’emblée que l’incarnation ouvre dans l’histoire un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » « Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[14] Sans pour autant, comme nous l’avons dit, que ce chemin de progrès n’aboutisse ici-bas à une cité idéale : « Le renouveau actuel de l’eschatologie nous a remis en présence du mystère du Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu est en état de tension. Il est entré dans le monde, il est déjà « réalisé » et cependant il est toujours « à venir », objet de notre espérance. Jamais il ne trouvera sur cette terre son accomplissement, et cependant il n’est pas absent. Son mode d’être est celui de la tension et de l’impulsion. […] Le Royaume de Dieu est un royaume de paix parfaite, universelle et perpétuelle. Mais cette paix appartient au Royaume de Dieu, elle ne trouve pas sa réalisation dans notre histoire. […] Nous savons avec toute la certitude de la foi qu’elle ne se réalisera pas dans le temps de ce monde. […] La paix perpétuelle n’est pas pour autant une idée creuse. Elle est une impulsion permanente et une exigence sans repos. »[15] Par le fait même, cette révélation ultime « ne stérilise nullement l’effort que l’homme exerce depuis toujours et ne cesse d’exercer pour fonder dans sa propre nature sa dignité de personne et pour établir les droits fondamentaux qui doivent être garantis à chacun par ses semblables et par toutes les institutions. On peut même dire que cet effort s’en trouve exalté conformément à la logique en vertu de laquelle « le chrétien » fait découvrir « l’humain » et la grâce sa nature. »[16]
Dieu nous rejoint dans notre histoire, nos problèmes, nos faiblesses prenant sur lui le péché du monde. A sa suite, nous ne pouvons nous retirer dans quelque tour d’ivoire mais nous sommes invités à nous engager au service des autres, à les rejoindre dans leur histoire, leurs problèmes, leurs faiblesses. L’indifférence est proscrite et aucun alibi même spirituel ne peut justifier notre absence. Les « choses » du monde sont certes imparfaites mais elles ne sont pas « mauvaises » en elles-mêmes puisque Dieu lui-même les a pratiquées : il s’est vêtu, il s’est nourri, il a grandi dans une famille, il a travaillé. Toutes ces réalités pratiquées par Dieu s’en trouvent investies d’une valeur que bien des civilisations ont négligées ou contestées.
Ainsi, pour ne parler que du travail, nous savons depuis le livre de la Genèse, qu’il n’est pas une malédiction. Au contraire, par le travail, l’homme participe à l’œuvre de Dieu. Cette vérité est soulignée davantage encore par le Christ qui s’est uni, par la pratique, à chaque travailleur. Les gens de son pays l’identifient comme « le charpentier »[17], fils de charpentier[18]. Ici aussi, une révolution s’amorce car le monde antique a souvent considéré le travail, surtout manuel, comme une servitude à laisser aux êtres considérés comme inférieurs : esclaves, femmes, ilotes, parias, etc.. De grands penseurs comme Platon[19] ou Cicéron[20] avalisent cette tendance qui perdurera malgré les évocations plus positives chez les poètes[21], par exemple. Même si Aristote réhabilite la matière considérée comme impure par Platon, et rejoint ainsi l’Ancien Testament qui nous dit que la terre est « bonne », il reprend et justifie, même s’il y apporte de timides nuances, la doctrine, largement admise à l’époque, de l’esclavage : « l’esclave est, écrit-il, un instrument précédant les autres instruments »[22]. Le christianisme, qui ne méprise ni ne sacralise le monde, qui a restauré tout homme dans la dignité de fils de Dieu et rendu leur honneur à tous les travailleurs va mettre en question l’ordre social et économique ancien. Lentement mais sûrement[23]. Aristote avait écrit que « si les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient de la cithare, alors, les chefs d’artisans n’auraient pas besoin d’ouvriers, ni les maîtres, d’esclaves »[24].
Que s’est-il passé ? Jean Gimpel n’a pas hésité, à propos du Moyen Age et en particulier de la période qui va du XIe au XIIIème, de parler de véritable révolution industrielle[25]. d’une part, l’Antiquité ne mit pas en pratique toute une série de connaissances théoriques qu’elle possédait et, d’autre part, elle ne fit qu’un emploi limité des machines qu’elle avait mis au point. Ainsi l’engrenage et la force de la vapeur furent principalement utilisés pour animer des jouets et des automates. « Les Romains n’eurent jamais, comme les cisterciens, une vraie politique de mécanisation. Si quelques moulins (…) fonctionnaient grâce à l’énergie hydraulique, les autres utilisaient l’énergie humaine des esclaves »[26]. Les Romains ont sans doute craint que la généralisation de la mécanisation, techniquement possible, n’ait des effets sociaux et économiques pervers. En témoigne, entre autres, l’historien Suétone qui raconte que l’empereur Vespasien[27] « récompensa libéralement un ingénieur qui avait inventé un appareil pour transporter, à peu de frais, d’énormes colonnes sur le Capitole. mais il n’utilisa pas l’appareil, disant que cela l’aurait empêché de nourrir le petit peuple »[28]. Ce ne sont pas les machines qui ont libéré les esclaves, c’est l’esprit nouveau distillé par le christianisme qui a provoqué le déclin de l’esclavage, offert la terre à l’initiative d’hommes nouveaux et donné à la technologie et à l’économie un dynamisme jamais atteint. J. Gimpel note encore que « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen Age qui a permis l’essor technologique » au contraire de l’Église orthodoxe grecque qui y fit obstacle[29].
Léo Moulin confirme : « Aussi longtemps que l’esclave ne fut qu’une machine, les arts mécaniques furent méprisés. Le jour où apparut la volonté, humaine et humaniste entre toutes, d’abolir l’esclavage, l’homme dut chercher à alléger la peine des hommes par le travail des machines. L’ère de la technique était née, en réponse à l’affirmation de la dignité humaine »[30].
Nous progressons à petits pas, nous trébuchons parfois, nous revenons en arrière à d’autres moments mais lentement avec l’aide de Dieu nous pouvons avancer, rendre nos royaumes terrestres plus à l’image du Royaume. Il y a entre le Christ et nous une connivence que la plupart ne soupçonnent pas. Mais « …nous devons purifier notre mémoire chrétienne, en reconnaissant que, si le monde est encore si peu transformé, apparemment, par la nouveauté du Christ, c’est parce que, dans le passé et aujourd’hui encore, nous avons fait barrage aux sources de la grâce et les empêchons de couler par l’accumulation de nos médiocrités. Au lieu d’être, dans le Christ, une « création nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17), nous nous sommes « modelés sur le monde présent » (cf. Rm 12, 2). Face à la jeunesse du Christ, nous devons donc demander pardon pour ce monde vieilli dont nous sommes les complices. »[31]
Jésus, le Christ, meurt et ressuscite pour notre salut et le salut du monde. Cet événement unique et central manifeste Dieu et son dessein . Il est le fondement d’une espérance inouïe pour chacun de nous et pour la communauté humaine.
Si en Adam qui représente l’humanité, tous les hommes sont pécheurs, dans le Christ qui offre sa vie en sacrifice de pardon, tous les hommes sont réconciliés[32]. Le Christ, comme le montre saint Paul, est le nouvel Adam[33].
Comme l’écrivent les évêques de Belgique, « Dieu ne se résigne pas à la mort de l’homme. Et il ne veut pas non plus que l’homme lui-même s’y résigne. Au contraire, il l’appelle à participer à cette grande délivrance de l’égoïsme meurtrier. L’homme se résignerait à la mort s’il n’aspirait qu’aux réalités de la terre. Car la terre, livrée à elle-même, ne contient pas le ferment de l’immortalité »[34]. Par sa mort, le Christ nous libère du péché et par sa résurrection, il nous ouvre la voie d’une vie nouvelle[35]. Certes, le péché continue à nous guetter et nous mourrons, comme n’importe quel païen mais nous pouvons, si nous acceptons le don de Dieu[36], nous libérer du péché, faire croître en nous la ressemblance de Dieu et faire croître dans le monde l’image du Royaume. La mort, elle, change radicalement de sens, elle n’est plus fin mais commencement, entrée dans la vie éternelle[37].
Nous parlions de connivence entre le Christ et nous. Il est intéressant de constater que la rédemption est au cœur de nos espoirs les plus intimes, de notre aspiration viscérale à un bonheur qui ne s’identifie pas au monde visible. Pascal en témoigne dans son projet d’Apologie de la religion chrétienne. Plus près de nous, et à la suite de Pascal, le philosophe Maurice Blondel[38] s’appuyant sur notre aspiration à l’infini et à notre tentation d’autosuffisance montre qu’il est illusoire de penser s’arrêter dans l’action, « de croire qu’on en a fait assez, qu’il n’y a plus rien à découvrir, […] nous pouvons provisoirement faire taire en nous le désir d’infini qui nous constitue, en n’y prêtant plus attention, en cédant au découragement ou en décrétant arbitrairement que telle idole que nous avons choisie nous satisfait entièrement ; toutefois, même endormie et anesthésiée, l’inquiétude fondamentale demeure, elle ronge de l’intérieur toute fausse satisfaction et engendre l’ennui. » Or, la lecture de Blondel nous révèle que « s’arrêter prématurément dans la recherche vitale de l’adéquation intérieure est illégitime et contredit notre aspiration la plus profonde. Elle nous laisse dès lors devant la grande et inévitable alternative : ou bien nous enfermer dans notre fausse suffisance, illusoire et mortelle, et nous condamner ainsi à être éternellement déçus ; ou bien recevoir d’en haut, humblement, cette adéquation convoitée. »[39] Ainsi sommes-nous invités à ne jamais nous arrêter de chercher ce qui peut véritablement nous satisfaire c’est-à-dire ce qui correspond à notre désir d’infini.
Désir d’infini qui nous constitue comme nous constitue aussi, semble-t-il, notre besoin de rédemption. En témoignent la structure profonde des contes de fée de tous pays qui se construisent sur un schéma de chute et de résurrection grâce à un autre qui est peut-être une figure inconsciente ou pressentie de l’Autre.[40] De son côté, le grand critique de cinéma Henri Agel[41] a mis en évidence, dans un certain nombre de film des meilleurs réalisateurs de tous pays, une structure de chute et de renaissance où un tiers joue un rôle salvateur.[42]
La mort et la résurrection du Christ sont le témoignage le plus grand de l’amour de Dieu Elle révèlent aussi définitivement[43] un Dieu trine : un seul Dieu en trois personnes distinctes. Dieu est unique mais non pas solitaire[44]. Ce mystère de la Trinité esquissé dans l’Ancien Testament[45], manifesté dans le Nouveau, nous dit que Dieu est amour. Amour qui se manifeste aussi, « à l’extérieur », par la création et plus encore par l’incarnation du Fils qui témoigne que Dieu veut nous associer, à notre manière, à son amour dont le comble est d’avoir donné sa vie pour nous permettre d’y accéder. »L’amour du Père et du Fils, explique A.-M. Léonard, n’est pas statique. Il est en perpétuel mouvement, non point par défaut mais par excès de réalité. Il est toujours en surcroît de lui-même, en acte de surabondance, car le Père et le Fils n’ont jamais fini de s’aimer. Cette surabondance interne, ce surcroît intime de l’amour divin s’exprime dans l’Esprit Saint, en la personne duquel s’atteste la fécondité éternelle de l’amour qui unit le Père et le Fils »[46].
A l’image d’un Dieu trine et rédempteur, nous sommes donc appelés aussi à la communion avec les autres hommes mais sans dissoudre notre propre dimension personnelle, comme les Personnes qui restent distinctes en un seul Dieu,. L’homme est un être personnel et communautaire, il ne faudra jamais oublier de conjuguer ces deux caractères dans les différents domaines de la construction sociale et particulièrement dans la promotion des valeurs de solidarité et de charité politique.
Dieu est Amour et cet amour est manifesté aux hommes par Jésus. L’homme rempli de cet Esprit d’amour devient fils adoptif de Dieu, peut vaincre le péché et s’ouvre à la vraie connaissance de lui-même, du prochain et de Dieu. Comme le dit Jean-Paul II : « Le Christ nous indique l’amour comme voie d’accès à la Vérité ultime, qui, en dernier ressort, est Lui-même. La pleine réalisation de la dignité de l’homme ne s’obtient que dans le dynamisme d’amour qui conduit un être à la rencontre de l’autre et l’ouvre ainsi à la transcendante présence de Celui qui en s’incarnant « s’est uni de certaine manière à chaque homme » (Gaudium et spes, 22) »[47]. Le sens de la vie est désormais clair : aimer l’autre comme Dieu nous aime[48]. Encore faut-il se débarrasser du voile que le romantisme a déposé sur cette notion d’amour. L’amour dont nous parle la Bible n’est pas égocentrique ni possessif, purement sentimental ni capricieux. L’amour révélé aux hommes est comme Dieu : fidèle, patient et miséricordieux : « L’amour prend patience, l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s’irrite pas, il n’entretient pas de rancune, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve qa joie dans la vérité... »[49]. Tel est l’amour de Dieu, tel doit être notre amour : il est l’effet de la grâce de Dieu et implique la mobilisation de notre volonté.
La résurrection dont parlent les chrétiens est plus que la vie de l’âme immortelle après la mort. Cette idée est présente en dehors du christianisme et a été défendue par nombre de philosophes. Il s’agit, selon la Révélation, d’une résurrection de la chair c’est-à-dire que les corps mortels reprendront vie, transfigurés : « Si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son Esprit qui habite en vous »[50].
C’est dire, mieux encore que dans la Genèse, si l’homme tout entier est investi d’une dignité particulière : « Le corps est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu, qui a ressuscité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance. Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ ? […] Glorifiez donc Dieu dans votre corps. »[51]
C’est dire aussi que quel que soit le résultat humain de nos actions, elles ne sont pas perdues. Ce qui peut être très réconfortant : « Le disciple qui prie se tient au service du Seigneur ; il ne s’accroche pas au succès, encore moins à l’échec. Il se réjouit seulement de ce que son nom se trouve inscrit dans les cieux (cf. Lc 10, 20). A la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4, 9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne et que, sans lui, nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 5). Et alors – c’est la deuxième conviction – celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’amour, de la Résurrection. »[52]
Mais cette réalité nous investit aussi d’une grande responsabilité.
A l’image d’un Dieu éternel, mort et ressuscité dans son Fils Jésus, l’homme est appelé à vivre éternellement. Cette réalité qui nourrit l’optimisme chrétien importe au respect de tous les hommes présents et à venir et n’est donc pas sans conséquence aux points de vue écologique et politique. « Voici comment s’est exprimé, avec regret, A. C. Jemolo[53] : « je ne vois pas comment l’homme, s’il n’était plus habité par l’idée de l’outre-tombe, saurait renoncer à tous les biens qu’il est à même de posséder dans le souci de conserver sa vie sur la terre. Plus qu’à la déception qui surgit après tout bouleversement politique, je pense ici à la déception face aux mythes de tous les philanthropes: celle de la solidarité humaine. Les solidarités se forment uniquement afin de combattre quelqu’un : « travailleurs du monde entier, unissez-vous », cela est opératoire dans le cadre de la lutte contre le capitalisme, mais dans aucun régime on ne voit un renoncement spontané pour secourir les plus pauvres, les pays du tiers monde. Tout le monde pleure sur les peuples qui meurent de faim, mais personne ne dit : « je renonce à un peu du mien en leur faveur ». Combien plus facile est de jeter la faute sur les systèmes politiques, le colonialisme, les gouvernements. Renoncer à quelque chose pour assurer la continuité de la vie sur la terre suppose qu’on se sente vraiment comme une seule famille, et une famille qui pense devoir continuer - tel l’agriculteur qui plantait un arbre à longue croissance, des fruits duquel seuls les neveux pourraient jouir - ; je crains que ce ne soit précisément cette conscience qui manque, et qu’aucune philosophie ne sache la créer ». Une religion d’immortalité - et tel est le christianisme - peut donner la force nécessaire à l’accomplissement de ces devoirs supra-individuels, force que Jemolo voit tant manquer en l’homme-masse désacralisé d’aujourd’hui »[54]. De son côté, et dans le même ordre d’esprit, Vaclav Havel a montré l’importance d’un « ailleurs » dans la formation de la conscience politique : « La vraie politique, la seule vraiment digne de ce nom et au demeurant la seule que je consens à pratiquer, est tout simplement la politique au service du prochain. Au service de la cité. Au service de ceux qui viendront après nous. Son fondement est éthique, car ce n’est que la mise en pratique de la responsabilité de chacun, envers et au nom de l’ensemble de la communauté.
Une telle responsabilité reste authentique - au sens d’une « responsabilité supérieure » - uniquement parce qu’elle repose sur un fondement métaphysique : en fait, elle se nourrit de la certitude consciente ou inconsciente que rien ne s’arrête avec notre mort dans la mesure où tout est enregistré quelque part ailleurs, quelque part « au-dessus » de nous, dans ce que j’ai jadis appelé « la mémoire de l’être », composante indissociable de l’ordre mystérieux de l’univers, de la nature et de la vie que les croyants appellent Dieu et au jugement duquel tout est soumis.
Rien à faire : la vraie conscience et la vraie responsabilité ne s’expliquent que comme une expression du postulat implicite qu’on nous observe « d’en-haut », que « là-haut » tout est vu, que rien ne sera oublié, et que, par conséquent, le temps terrestre n’a pas le pouvoir d’effacer de notre âme le remords lié à une défaillance « ici-bas » : car notre âme pressent qu’elle n’est pas seule au courant de cette défaillance »[55].
Dieu est mort et ressuscité pour notre salut et le salut du monde. Le péché et la mort sont désormais vaincus. Nous savons que par la grâce de Dieu, en nous convertissant au Christ, nous pouvons hâter la venue du Royaume, « l’avènement du jour de Dieu »[56]. Selon la promesse du seigneur, ce que les chrétiens attendent, ce sont « des cieux nouveaux et une terre nouvelle, où habitera la justice »[57].
On pourrait penser que cet avènement promis et donc inéluctable dispense le chrétien de tout engagement dans le monde. Il n’en est rien. Le concile Vatican II le rappelle : « ...l’attente de la terre nouvelle, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine »[58].
Jean-Paul II[59] le répète : »La vertu fondamentale de l’espérance, d’une part, pousse le chrétien à ne pas perdre de vue le but dernier qui donne son sens et sa valeur à toute son existence, et, d’autre part, elle lui donne de fermes et profondes raisons de s’engager quotidiennement dans la transformation de la réalité pour la rendre conforme au projet de Dieu ». Les chrétiens doivent sans cesse ranimer « leur espérance en l’avènement définitif du royaume de Dieu, en le préparant jour après jour dans leur vie intérieure, dans la communauté chrétienne à laquelle ils appartiennent », mais aussi, ajoute le Saint-Père, « dans le milieu social où ils sont insérés et ainsi dans l’histoire du monde »[60]. « C’est, commente Mgr Léonard, la logique même de la foi chrétienne où Dieu lui-même assume notre humanité afin de la porter intérieurement à son salut et à son épanouissement. Dès lors, impossible d’espérer le salut ultime de l’homme sans, sur les traces de Jésus, chercher à le libérer de ses aliénations actuelles et l’honorer dans sa dignité présente »[61]. Il ne faut jamais oublier qu’en Jésus, vrai Dieu et vrai homme, les deux natures ne sont ni séparées ni confondues mais unies et « sauvegardées dans leur consistance propre ». Dès lors, « le Fils de Dieu apparaît d’autant plus comme Dieu qu’il a été capable d’assumer la nature humaine, et Jésus est d’autant plus homme que son humanité est unie à sa personnalité divine de Verbe éternel du Père. Semblablement, l’espérance chrétienne spécifique appelle les libérations humaines et elle est d’autant plus vraie qu’elle s’y exprime sans pouvoir cependant s’y épuiser ; et les libérations humaines appellent, selon leur logique propre, le salut ultime visé par l’espérance chrétienne, et elles sont d’autant plus vraiment humaines qu’elles s’ouvrent à l’espérance chrétienne sans pourtant s’y dissoudre »[62].
Travailler à la transformation du monde ne sera jamais vain ni désespéré car « à la base de l’action du disciple, il y a deux convictions essentielles. d’abord que Dieu nous a aimés le premier, qu’il ne cesse de nous aimer, que nous vivons par lui (cf. 1 Jn 4,9), par sa grâce, comme le sarment sur le cep de vigne, et que, sans lui, nous ne pourrions rien faire (cf. Jn 15,5). Et alors - c’est la deuxième conviction - celui qui s’ouvre ainsi à la miséricorde divine reçoit force et énergie pour suivre Jésus et se consacrer à construire un monde conforme à l’Évangile, un monde marqué par la charité de Jésus. Il le fait au prix de la croix, dans la certitude de la victoire finale de l’Amour, de la Résurrection »[63]
Telles sont les raisons de ce qu’on pourrait appeler l’« optimisme » politique du chrétien. Optimisme réaliste car il reste conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché. mais, en même temps, le chrétien sait que le mal n’aura pas le dernier mot. Il est donc inopportun de reprocher aux chrétiens cet optimisme. Certes, comme l’a vu Bernanos, celui-ci peut être un « ersatz de l’espérance »[64] mais, dans la perspective chrétienne, on comprendra volontiers qu’il soit lié à l’espérance.
Des chrétiens s’inquiètent parfois, au milieu des horreurs et des injustices du monde, que l’Église ne s’attarde pas davantage à leur dénonciation et à leur condamnation[65]. Ainsi certains ont-ils regretté que le Concile Vatican II, dans sa Constitution Gaudium et spes (Joie et espoir !) n’ait pas évoqué, entre autres, les drames des populations soumises au communisme. Le document conciliaire pècherait, d’ailleurs, sur un plan plus général, par son parti-pris optimiste[66]. Depuis fort longtemps, les papes ont mis leurs contemporains en garde contre les erreurs socialistes ou communistes. La dénonciation du mal culmine dans l’encyclique Divini redemptoris de 1937[67]. La condamnation, nécessaire, du mal ne l’a pas empêché de se propager. Au moment où le Concile se réunit, une vaste partie du monde est soumise au communisme. L’Église va proposer une nouvelle pédagogie qui s’amorce déjà avec Pie XII : il s’agit de montrer aux hommes que les nobles aspirations (liberté, dignité, justice, etc.) qu’ils nourrissent face aux problèmes très concrets de leur époque, rejoignent les préoccupations de l’Église peuvent trouver grâce à son enseignement des possibilités de réalisation satisfaisante. Cette pédagogie fait appel à ce qu’il y a de plus élevé dans l’homme et fait confiance, comme le Seigneur[68], à sa conscience éclairée pour en tirer le meilleur parti. La sagesse populaire ne dit-elle pas qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace ? Il s’agit d’un optimisme réaliste, sans utopie, car il est conscient de l’existence toujours pernicieuse du péché qui se manifeste dans les structures qui, au lieu de servir l’homme, se retournent contre lui. Mais si les temps sont difficiles sous maints aspects, plutôt que de s’épuiser dans la simple dénonciation des maux, il vaut mieux proposer, sans peur, des solutions audacieuses, compatibles avec la foi, qui amélioreront la situation ou la modifieront de fond en comble. Il existe des millions de personnes à l’esprit constructif qui veulent la paix, la liberté, la justice et la dignité dans leurs communautés de vie. L’Église cherche à les aider en leur montrant que le christianisme répond vraiment à leur attente, à ces besoins positifs que nous décelons à côté des ombres du monde.
Paul VI, en son temps, a répondu à ce reproche d’optimisme : « Un critère imprègne tout cet enseignement du Concile : l’optimisme. Oui, l’Église a regardé le monde un peu comme Dieu lui-même, après la création, a regardé son œuvre admirable et immense. Dieu, dit l’Écriture, vit que toutes les choses qu’il avait créées étaient bonnes. L’Église a voulu aujourd’hui considérer le monde dans toutes ses expressions, cosmiques, humaines, historiques, culturelles et sociales, etc., et elle a voulu considérer toutes choses avec une immense admiration, avec un grand respect, avec une sympathie maternelle, avec un amour généreux. Non pas que l’Église ait fermé les yeux sur les maux de l’homme, sur le péché qui est la ruine fondamentale, la mort, et aussi la lisère, la faim, la souffrance, la discorde, la guerre, l’ignorance, la caducité de la vie et des choses et de l’homme, multiple et toujours menaçante. Non, elle n’a pas fermé les yeux sur ces maux, mais elle les a regardés avec un amour plus grand, comme le malheureux abandonné à moitié mort sur la route de Jéricho. »[69]
Il est certain que cette pédagogie a eu un rôle plus ou moins déterminant, selon les pays, dans l’effondrement des systèmes communistes[70].
d’une manière générale et sans nier les malheurs du temps, on peut déceler ce que Jean-Paul II appelle des « signes d’espérance », signes de l’action de l’Esprit dans le monde. « Il convient, écrit-il, que l’on mette en valeur et que l’on approfondisse les signes d’espérance présents en cette fin de siècle, malgré les ombres qui les dissimulent souvent à nos yeux : dans le domaine civil, les progrès réalisés par la science, par la technique et surtout par la médecine au service de la vie humaine, un sens plus grand de responsabilité à l’égard de l’environnement, les efforts pour rétablir la paix et la justice partout où elles ont été violées, la volonté de réconciliation et de solidarité entre les différents peuples, en particulier dans les rapports complexes entre le Nord et le Sud du monde… ; dans le domaine ecclésial, une écoute plus attentive de la voix de l’Esprit par l’accueil des charismes et la promotion du laïcat, le dévouement ardent à la cause de l’unité de tous les chrétiens, l’importance accordée au dialogue avec les religions et avec la culture contemporaine… »[71]
J’ajouterai à cette liste, une perception plus aigüe de la dignité de tout homme, une meilleure compréhension des droits de l’homme, de la distinction entre le spirituel et le temporel, de la relativité des régimes politiques, de la liberté religieuse et bien d’autres progrès que nous développerons au gré des chapitres suivants.
Enfin, plus tard, nous nous reposerons la question de savoir si la promesse d’une civilisation de l’amour est un mythe mobilisateur ou si elle correspond à la certitude de la présence agissante de l’Esprit dans le cœur des hommes.
En tout cas, le pape Benoît XVI, s’appuyant sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure[72], affirme que l’histoire est un chemin de progrès : « les oeuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent. » Benoît XVI explique que « pour saint Bonaventure le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. […] Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure recoinnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. »[73] Ce progrès, intellectuel et spirituel d’abord, n’est pas automatique. il est tributaire d’une meilleure intelligence de la Parole de Dieu et d’un bon usage de la raison. Aussi a-t-il fallu du temps, des siècles pour comprendre et accepter la nécessaire distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ; pour comprendre et accepter une « saine laïcité de l’État » ; pour passer de la tolérance à la liberté religieuse ; pour reconnaître que les « laïcs sont en première ligne » ; pour élaborer une théologie du travail, une théologie de la nature, une théologie du corps, etc..[74]
La présence permanente et agissante de l’amour divin requiert de toujours marier l’amour et l’exigence de justice.[75]
Avec beaucoup de lucidité, le Concile Vatican II a affirmé qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on offre comme un don de la charité ce qui est déjà dû en justice. Que disparaisse la cause des maux et pas seulement leurs effets et que l’aide apportée s’organise de telle sorte que les bénéficiaires se libèrent peu à peu de leur dépendance à l’égard d’autrui et deviennent capables de se suffire. »[76]. Mais l’amour humain, à l’image de l’amour divin, nous pousse à procurer à l’autre ce qui lui est nécessaire, ce qui lui est dû pour qu’il puisse poursuivre ses fins naturelles et surnaturelles, réaliser pleinement sa nature d’homme appelé à restaurer en lui l’image de Dieu. La justice a besoin de l’amour pour être appliquée. La loi la meilleure peut rester lettre morte sans un souffle venu du plus profond de nous-mêmes. Nous verrons qu’il ne suffit pas de condamner l’esclavage pour qu’il disparaisse, qu’il ne suffit pas de proclamer universellement les droits de l’homme pour qu’ils soient respectés et que la proximité, le compagnonnage et la communauté de destin ne créent pas nécessairement une solidarité dynamique.
Sans la pulsion de l’amour, la meilleure loi risque de rester lettre morte.
De plus, la justice a toujours besoin du regard de l’amour miséricordieux. Car, comme le dit Jean-Paul II, « la rigoureuse application de la loi peut souvent entraîner la plus grande injustice »[77]. Le bon sens l’atteste[78] et parfois l’exprime en termes rudes qui sont autant de mises en garde : « L’instinct de justice est peut-être le plus destructeur de tous » ; « Le désir de justice est une des formes les plus efficaces de la haine de l’homme pour l’homme » ![79].
La sagesse païenne l’avait pressenti. C’est tout le sens profond de l’Electre d’Euripide, par exemple. S’il est juste de punir les assassins, est-il vraiment juste de tuer sa propre mère, fût-elle indigne ? N’est-ce pas un autre excès ?[80] Le Grec pose la question et ne peut que suggérer une insaisissable et incertaine modération. L’aventure chrétienne a éclairé singulièrement cette intuition en proclamant : « Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde »[81]. Or le monde dans lequel nous sommes, bien en deçà des scrupules de la pensée grecque, considère trop souvent la justice comme une exigence pure et dure dont les manifestations épouvantaient déjà Camus au lendemain de la guerre : « Les Grecs qui se sont interrogés pendant des siècles sur ce qui est juste ne pourraient rien comprendre à notre idée de la justice. L’équité, pour eux, supposait une limite tandis que notre continent se convulse à la recherche d’une justice qu’il veut totale »[82]. Sans la mesure de la vérité entière sur l’homme, qui nous le fait aimer comme Dieu l’aime, sans la mesure de l’amour qui conduit à cette vérité, la justice ne peut être que « totale », insatisfaisante et finalement destructrice car « rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[83]. Cette réflexion est sans doute juste mais elle est insuffisante. En effet, une justice balisée par le bien et le mal risque d’être impitoyable et de produire de néfastes effets.
A l’image de Dieu - le seul Juste - qui reste fidèle malgré les
infidélités de son peuple, à l’image du Christ qui empêche la lapidation
de la femme adultère, nous ne pouvons pas oublier que la destinée de
chaque homme, sa conscience et son histoire, nous échappent, que seul
Dieu - le Miséricordieux - peut sonder les cœurs. Nous savons aussi que
la revendication pure et simple de la justice se vit dans l’impatience
et se traduit aisément dans la violence. La vraie justice humaine, à
l’image de celle de Dieu, doit se soucier de la « conversion du pécheur »,
de son salut éternel et du cheminement nécessaire à la
conversion.[84] L’action juste doit surtout veiller à placer le
pécheur dans les conditions ou circonstances qui lui permettront de
mieux orienter sa vie.[85], avec la circonstance
aggravante d’avoir, par privation de soins, entraîné la mort [de deux
d’entre elles], elle a été condamnée à trente ans de réclusion. En 2012,
soit après 16 ans d’emprisonnement, le tribunal d’application des peines
lui a octroyé la libération conditionnelle moyennant, entre autres, la
disposition d’un logement. Cette décision qui a rencontré une forte
opposition dans la population, a pu s’appliquer parce que Mme martin a
reçu l’hébergement » chez les religieuses citées. A la fin de son
analyse juridique et rationnelle, X. Dijon, déclare : « Le combat que
mène la société politique contre le mal prend souvent la forme de
l’emprisonnement du coupable. Mais, en-deçà de cette pratique à la fois
rétributive et préventive, la société ne doit-elle pas s’interroger sur
la profondeur à laquelle se noue le lien social que le crime est venu
briser ? Car si l’auteur du forfait doit réfléchir à la gravité de son
acte en vue d’arriver à cette seule vraie « peine » qu’est le regret de la
faute commise, la société, de son côté, peut s’interroger également sur
les carences dont elle s’est rendue coupable, d’abord dans la prévention
du crime, puis dans sa répression. Dans la mesure, en effet, où la peine
vise à rétablir le lien rompu par la violation de la norme commune, il
revient à la société de creuser sa propre intériorité pour mesurer à
quel point ses membres sont liés les uns aux autres par une fraternité
qui dépasse d’emblée tous les positivismes que le droit a inventés pour
justifier les peines qu’il inflige.
Si après mûre réflexion, des personnes consacrées décident de poser le
geste d’accueil que la personne condamnée ne rencontrait pas ailleurs,
on en admirera la convenance. N’est-ce pas en effet le commun
engagement de ces personnes à vivre radicalement la conversio morum
qui révèle à la société sur quelle Bonté secrète elle peut s’appuyer
quand elle entreprend de lutter contre le mal ? » (Michelle Martin au
monastère de Malonne, « L’abîme appelle l’abîme », in Vies consacrées,
janvier-février 2013, pp. 33-47).
] Ceci n’empêche que
l’autorité compétente (parents, éducateurs, autorités publiques) a le
droit et le devoir de punir. La punition est, dans de nombreux cas, une
des « conditions » d’une réorientation. Comme le dit très bien le
Catéchisme, « la peine a pour premier effet de compenser le désordre
introduit par la faute. Quand cette peine est volontairement acceptée
par le coupable, elle a valeur d’expiation. De plus, la peine a pour
effet de préserver l’ordre public et la sécurité des personnes. Enfin,
la peine a valeur médicinale, elle doit, dans la mesure du possible,
contribuer à l’amendement du coupable »[86].
L’amour ici est patience et désir de pardonner (mais le pardon suppose
le repentir). L’amour proscrit également la colère, la haine et la
vengeance. Or, nous savons, pour en être les témoins chaque jour, que,
dans l’ordre social et politique, la violence arme facilement le bras de
la justice des hommes[87]. Et ceux-ci comprennent
mal l’attitude de l’Église face à un certain nombre de situations
intolérables. On a reproché et on reproche encore bien souvent à
l’Église son attitude devant les régimes iniques inspirés par le
fascisme, le communisme ou le nazisme. Certes, il y eut les
condamnations théoriques de ces idéologies[88] mais beaucoup auraient
souhaité des prises de position plus engagées et plus constantes. C’est
le cas, par exemple, d’A. Besançon[89], excellent
connaisseur du marxisme-léninisme. Quelques mois avant l’effondrement
des régimes communistes en Europe, il publiait un
article[90] où il
critiquait la politique du dialogue menée par Lech Walesa[91], le leader du syndicat « Solidarnosc », dénonçait l’apathie du
peuple polonais, le silence du pape qui aurait pu et dû, selon l’auteur,
appeler au combat révolutionnaire[92].
L’auteur enfin tournait en dérision les neuvaines, pèlerinages, messes
et autres activités semblables, dérisoires à ses yeux. Mgr Joseph
Zycinski[93], évêque de Tarnow, a
répondu[94]
que la vie humaine est trop précieuse pour l’Église pour risquer un bain
de sang comme en 1956 à Budapest et que les Polonais, bien dans la ligne
des Évangiles, avaient préféré la raison à la violence et la « force de
l’argument » à l’« argument de la force ». Il faisait aussi remarquer
que le peuple polonais ne se contenta pas de messes, neuvaines et
pèlerinages mais participa, sous des formes diverses et multiples à une
vaste entreprise de formation intellectuelle, morale et politique qui
finalement, avec la grâce de Dieu sollicitée, renversa le régime sans
effusion de sang. L’histoire, à la fin de l’année 1989, donna raison à
l’évêque contre l’« expert »[95].
Il est admirable et significatif que le changement de régime n’ait pas entraîné de règlements de comptes comme on l’a vu ailleurs en d’autres circonstances. Le lynchage, la vindicte populaire aveugle ou l’exécution sommaire ne sont pas dans l’esprit chrétien. Maurice Clavel[96], naguère, a très bien expliqué les raisons de la retenue qu’il avait manifestée lors d’une émission télévisée : « Je rappelai que le premier christianisme avait été lancé dans le monde par un ancien bourreau et de chrétiens, saint Paul. Cela pour dire qu’au plus fort de ma lutte politique contre un Franco et un Pinochet, je ne puis…les considérer comme d’une autre espèce que la mienne, ni comme des damnés : rien n’est sûr, rien n’est joué avant l’heure suprême. et tant pis, je l’avoue, si cela m’affaiblit. Tant pis si je ne suis pas tout entier à ma colère, si je suis divisé entre le temporel et le spirituel. Je maintiendrai cette division. Autrement c’est l’Inquisition : on sait qu’il y en a de tout bord »[97].
Le Pasteur R. Wurmbrand[98] qui connut la prison, en Roumanie communiste, puis l’exil durant 25 ans, raconte[99] qu’en juin 1990, de retour dans son pays, il a stupéfié son auditoire en déclarant : « « Je regrette de n’avoir pas été ici quand Ceaucescu[100] a été jugé[101]. J’aurais pris sa défense. » Je m’avançais, ajoute-t-il, sur un terrain dangereux. C’était comme de dire aux Juifs : « J’aurais défendu Hitler qui a fait tuer 6 millions des vôtres. » M’adressant à la foule inquiète, j’ai continué : « Je vais vous dire ce que j’aurais dit pour sa défense. » « J’ai été en prison avec un fonctionnaire de la police qui, pendant la guerre, avait arrêté un jeune communiste surpris en train de répandre des tracts, ce qui était interdit à l’époque. Ce fonctionnaire de la police se considérait comme chrétien. Même en prison, il faisait souvent le signe de la croix et disait des prières devant moi. Cet homme avait eu devant lui un délinquant de 15 ans, membre d’un groupe de jeunes athées[102]. Au lieu de lui enseigner l’Évangile avec amour, il battit sévèrement ce jeune garçon. Chaque coup qui lui était asséné par un chrétien endurcissait ce garçon dans sa foi athée. Le nom de ce garçon était Ceaucescu. Les communistes sont-ils les seuls fautifs ? Ne sommes-nous pas coupables nous aussi de n’avoir pas su créer une atmosphère dans laquelle de jeunes rebelles n’auraient pas rejoint les communistes ou d’autres malfaiteurs mais se seraient mis du côté du « rebelle » Jésus pour combattre le mal avec les armes de l’amour[103] ? Un prêtre a été jeté dans ma cellule quand j’étais en prison. Il avait été maltraité et saignait. Nous lui avons lavé le visage et donné à boire. Quand il revint à lui, je lui demandai: « Pouvez-vous dire la prière « Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font » ? Il répondit : « Non, ma prière serait : « Père, pardonne-moi et pardonne-leur » parce que si j’avais été un meilleur prêtre, ils ne seraient peut-être pas devenus des tortionnaires. » La foule comprit. Je les ai gagnés à la devise de notre mission : « Haïssez le communisme mais aimez les communistes. Vous leur devez ça. Ils sont en danger de destruction éternelle. » Le même principe s’applique à chaque plaie sociale ou familiale. Je n’accepte aucune plainte de quelqu’un contre une autre personne sans qu’elle ne soit accompagnée de la confession de sa propre culpabilité et d’un désir passionné de gagner son offenseur pour Jésus-Christ. »
La Pasteur Wurmbrand rappelle, par ailleurs, les dernières paroles d’un homme politique roumain mort dans les prisons communistes, Juliu Maniu: « Quand cette dictature sera renversée, ce sera le devoir d’honneur de chaque croyant de risquer sa peau pour sauver les communistes de la colère de la foule »[104].
Nous verrons aussi dans le chapitre consacré à la guerre, la position très nuancée de justice et de miséricorde qui inspira les interventions de Jean-Paul II durant la guerre du Golfe (1991). C’est à cette occasion que Guy Gilbert lança sa fameuse lettre « Saddam, je t’aime bien » qui illustre parfaitement l’attitude chrétienne face à toute injustice.
Disons dès à présent que la miséricorde a une valeur « politique ». Dieu à l’image de qui nous sommes faits, est miséricordieux « parce qu’il sait de quelle pâte nous sommes faits ».[105] Etymologiquement, être miséricordieux signifie : « je compatis (misereor) dans le cœur (corde) ». La miséricorde permet de tracer un trait d’union entre les religions. De plus, elle nous invite à ne pas condamner d’abord, à ne pas ridiculiser, à ne pas diaboliser l’adversaire mais plutôt à se mettre à sa place et ainsi nous amener à comprendre ses raisons. Cette attitude est utile dans les relations sociales, internationales et dans les confrontations politiques.[106] Comme disait Sœur Faustine : « L’humanité ne trouvera pas la paix tant qu’elle ne se tournera pas avec confiance vers le mystère de la Miséricorde de Dieu. »[107] Et quand le mal est fait, nous sommes appelés à pardonner. Le philosophe R. Spaemann, ne nous a-t-il pas défini l’homme comme « un animal qui peut promettre et pardonner ». ?[108] Non seulement, l’homme est plus grand que son péché, on ne peut l’y réduire en lui disant, par exemple : « tu es comme ça ». Mais, de plus, le pardon est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne. On n’est pas défini par ce que l’on fait mais par ce que l’on est. En pardonnant, on rend à l’autre sa liberté, on ne l’enferme pas dans son passé. Nous sommes tous invités à changer, à nous convertir : c’est ce que le Christ demande. Nous lui resistons en affirmant : « Je suis comme ça ».
aux déficiences de l’amour.
Si j’aime mon prochain, quel qu’il soit et en quelque circonstance qu’il soit, je n’hésiterai pas à secourir l’inconnu qui se noie. Et si ma sensibilité au malheur d’autrui et à la valeur de la vie humaine s’émousse, la loi me rappellera à l’ordre en me menaçant d’une punition si je ne porte pas « assistance à personne en danger ». Si j’aime l’instruction, il est inutile de me répéter qu’elle est obligatoire et si j’aime profondément le Christ, je souhaiterai communier chaque jour et les « commandements de l’Église » me paraîtront bien timides ou dérisoires. L’amour de Dieu et des autres, à la limite rend la loi inutile. Mais comme je suis pécheur, elle reste nécessaire. Plus l’amour de Dieu se perd, plus l’amour de l’homme se perd, plus le péché se répand, plus la loi est nécessaire, plus l’exercice de la justice devient important. L’appareil juridique de nos pays grossit de jour en jour. Certes, les sociétés modernes sont confrontées à des problèmes de plus en plus complexes mais il est certain que quantité de lois sont réclamées par les raffinements de la malice humaine. Là où la parole donnée, la confiance suffisaient, il a fallu construire des codes qui s’allongent à chaque manquement nouveau. On pourrait dire, en raccourci, qu’il faut choisir entre la conscience morale ou les gendarmes. Jusqu’au jour oµ l’on se rend compte qu’il arrive aux gendarmes eux-mêmes d’oublier la loi. On crée alors une police des polices pour nous rassurer jusqu’au jour où l’on découvre quelque corruption dans son propre fonctionnement… Bon nombre de « dysfonctionnements » ne sont ainsi que les conséquences d’un manque de conscience professionnelle dû à la paresse, au manque de motivation, à la routine, à l’indifférence. Inversement, l’amour libère[109], plus il est vif et plus il rend superflus les injonctions, les menaces et les contrôles mais il va de soi que nos cœurs sont souvent tièdes, distraits ou livrés à l’égoïsme….
Celle-ci peut se construire sur la raison tandis que l’amour né d’une conversion mystérieuse, irrationnelle, pourrait-on dire, dans la mesure où l’amour naît de l’amour. Souvenons-nous de l’Antigone de Sophocle. Ce personnage a hanté et hante encore notre imaginaire parce qu’il l’a perçu, qu’il le veuille ou non, à travers une culture qui a été profondément marquée par le christianisme. Antigone est l’héroïne qui recueille tous nos suffrages mais il n’en a sans doute pas été de même pour les spectateurs contemporains de Sophocle. En tout cas, l’intention du célèbre tragique était de mettre en garde contre toute forme d’excès. Non seulement ceux de Créon mais aussi ceux de sa nièce. On se rappelle que les deux frères d’Antigone, Etéocle et Polynice, sont en rivalité pour le pouvoir à Thèbes. Polynice vient assiéger la ville avec les Argiens. Les deux frères sont tués. Créon refuse la sépulture au traître Polynice. Antigone désobéit et va jeter de la terre sur le corps du proscrit. Dans ce passage célèbre, Antigone invoque l’amour:
A. je ne vois pas de honte à honorer un frère
C. N’était-ce pas ton sang aussi que l’autre mort ?
A. C’était mon sang lui-même, et de père et de mère
C. Comment honorer l’un sans faire injure à l’autre ?
A. Il te désavouerait, cet autre, dans sa tombe
C. Non, car il n’eut de toi que ce qu’obtint l’impie
A. Il est tombé en frère et non point en esclave
C. Mais pillant son pays que l’autre défendait
A. L’Hadès veut, malgré tout, pour tous des lois égales
C. Le juste et le méchant n’ont pas les mêmes droits
A. Qui sait si, chez les morts, cette règle est sacrée ?
C. L’ennemi même mort n’est jamais un ami
A. Mon partage n’est pas la haine, mais l’amour
C. Une fois chez les morts, aime-les si tu veux, mais jamais, moi vivant, femme ne régnera (v. 511-525)[110].
Les arguments de Créon sont sages[111] mais Antigone dépasse cette rationalité bien humaine. Elle place le débat à une hauteur inaccessible pour Créon comme pour le spectateur. Si l’on peut s’effaroucher de la démesure de Créon (qui reconnaît finalement son excès)[112], il faut aussi redouter celle d’Antigone.[113] Il est symptomatique de constater que le chœur tout au long des quatre premiers épisodes appuie Créon et tance Antigone. La dernière parole du chœur à Antigone le montre bien : « Mais qui de son pouvoir se montre soucieux ne peut souffrir d’être nargué ; et n’écoutant que toi, tu meurs de ta folie » (v. 873-875). Ce n’est que dans le 5e épisode et dans l’exode que le chœur, suite à la prise de position de Tirésias et aux suicides d’Hémon et d’Eurydice, changera son jugement. Le Coryphée conclura: « Garder prudence est, de loin, du bonheur le meilleur gage » (v. 1347-1348). Telle est la leçon que le dramaturge veut tirer de l’histoire tragique.
Par la suite, sous l’influence précisément d’une religion où Dieu lui-même donne sa vie pour ceux qu’il aime et même s’ils l’ont trahi, Antigone sera admirée sans réserve. Il suffit de voir combien de fois le personnage a inspiré les artistes de différentes époques et sensibilités[114]. On en a fait une héroïne préchrétienne[115] ou le porte-parole de la résistance à l’arbitraire[116].
L’amour d’Antigone est un amour désintéressé et bienveillant, ce que les Grecs appelaient la philia et que les Latins appelleront caritas. Ch. Moeller[117] n’hésite pas à écrire qu’elle « est presque une mystique: les lois « non écrites », pour lesquelles elle meurt, sont des coutumes religieuses, celles de la vieille société attique, qu’elle défend en face des innovations des sophistes pour lesquels la loi est l’arbitraire du prince. (…) Elle proclame les droits de la piété religieuse, de l’amour fraternel.(…) Elle (…) est juste, parce qu’elle n’a pas commis de crime, parce qu’elle a pratiqué les vertus ordinaires de l’homme, mais surtout parce qu’elle a accompli un acte exceptionnel de vertu, le sacrifice d’elle-même à une réalité invisible, religieuse »[118].
Peut-on pour autant considérer que l’amour manifesté par Antigone au prix de sa vie s’identifie parfaitement à l’amour chrétien ? S’il en est ainsi, l’amour chrétien n’a rien de spécifiquement chrétien au sens strict puisqu’il ne devrait rien au Christ. A y regarder de plus près, on constate d’une part, qu’Antigone , du moins au début, prétend agir pour la gloire, la beauté du geste : « Il m’est beau de trouver en ce geste la mort » (v.72) : « Pouvais-je cependant plus de gloire acquérir que de mettre au tombeau mon frère bien-aimé ? » (v. 502-503). A l’approche du supplice, cette justification lui paraîtra bien dérisoire. De même, se dissipera sa froide et très stoïcienne indifférence vis-à-vis de l’heure de sa mort[119]. Face à l’exécution de la sentence, se creuse en elle douloureusement un sentiment de vide. Elle est confrontée ce que Moeller appelle « le paradoxe du juste souffrant » qui révèle cruellement les limites de la seule justice. Antigone doute et se lamente : « Quelle divine loi ai-je donc profanée ? Hélas ! Pourquoi lever vers le Ciel mes regards ? Quel secours invoquer ? Je me suis clairement, par ma piété même, acquis le nom d’impie. Mais si ce que j’endure est approuvé des dieux, les peines me feront avouer que j’ai tort ; et si l’erreur est là, puissé-je n’y subir que ce que j’en reçois sans aucune justice » (v. 921-928). Et son sursaut de fierté au dernier moment n’est sans doute pas sans amertume: « Regardez bien dignitaires thébains, à quel supplice - et sur l’ordre de qui ! - l’on traîne en moi, seul reste de vos rois, la seule et juste piété » (v. 940-943). L’amour fraternel s’est mêlé d’amour-propre et se heurte à présent à une obscurité et à une solitude totales. Elle perd la lumière et l’hymen promis, et va vers l’abîme, sans consolation ni consolateur, sans espérance ni sauveur : le ciel est vide. Et elle se suicide pour échapper à la souffrance radicalement absurde.
Il est beau de mourir pour le respect d’une loi mais ce sacrifice est, d’une certaine manière, profondément inhumain et frustrant. A l’opposé, le martyr chrétien témoigne d’une Présence, d’un Dieu qui est Amour [120], qui s’est fait le Juste souffrant pour nous rejoindre au fond de notre détresse, source et fin de tout amour. L’amour d’Antigone n’est qu’un amour humain, noble peut-être mais fragile et d’une certaine manière toujours égocentrique puisqu’il apparaît comme sa propre cause et sa propre fin[121].
Si l’amour d’Antigone, au nom d’une loi supérieure et bien identifiée (enterrer les morts) la pousse à transgresser la justice humaine, c’est-à-dire la loi établie par Créon, l’amour chrétien pénètre les relations humaines et le lien au monde, d’une lumière qui les dépasse certes mais les transforme de l’intérieur et les anime d’une joie particulière[122]. L’amour est désormais la seule loi[123] : « Aimez vos ennemis […]. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. […] aimez vos ennemis… »[124]
Le Christ ne fait acception de personne[125] et dissout la tripartition fonctionnelle et les sociétés à ordres qu’elle a engendrées.[126] Dans le monde indo-européen, on retrouve une division de la société en trois classes hiérarchisées et définies par les fonctions exercées par leurs membres. Hiérarchie qui peut être le reflet d’une triade de divinités. Ainsi, aura-t-on une classe religieuse, une classe militaire et une classe productrice. Avec des nunaces on retrouve cette tripartion aussi bien en Inde qu’en Grèce, à Rome, en Gaule ou encore dans les pays nordiques
A propos de l’ancien Régime, de le fameuse « monarchie absolue de droit divin »,où nous retrouvons les trois ordres (Clergé, noblesse et tiers état) un ancien archevêque français ne craint pas d’écrire qu’« En réalité, la société de l’ancien régime, malgré les apparences, n’était pas plus chrétienne que la nouvelle »
Il avance trois arguments : « par principe : aucune réalisation temporelle ne peut s’identifier au Règne du Christ ; Louis XIV avait essayé de revenir à l’unité « sacrale » des deux ordres, en « domestiquant » le clergé à la cour, et en imposant par la violence l’unité de foi à tous ses sujets ; enfin, autre retour au paganisme, cette société se voulait une société à « ordres ». Elle avait tenté de rétablir entre les hommes une différence de nature (basée sur la naissance) et non pas seulement une différence de fonctions. »[127]
Dès l’Ancien testament, dans isaïe, nous trouvons l’annonce d’une alliance particulière entre le Seigneur et le pauvre:
« L’Esprit du Seigneur Dieu est sur moi. Le Seigneur, en effet, a fait de moi un messie, il m’a envoyé porter joyeux message aux humiliés, panser ceux qui ont le cœur brisé, proclamer aux captifs l’évasion, aux prisonniers l’éblouissement, proclamer l’année de la faveur du Seigneur, le jour de la vengeance de notre Dieu, réconforter tous les endeuillés, mettre aux endeuillés de Sion un diadème, oui, leur donner ce diadème et non pas de la cendre, un onguent marquant l’enthousiasme, et non pas la langueur. […] Car moi, le Seigneur, j’aime le droit, je hais le vol enrobé de perfidie, je donnerai fidèlement votre récompense : je conclurai pour vous une alliance perpétuelle. »[128]
Ce texte ne peut être clairement compris qu’à travers le Nouveau Testament où le Christ se fera pauvre parmi les pauvres au point de s’identifier à chacun d’entre eux comme le révèle l’évangile selon saint Matthieu : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, accompagné de tous les anges, alors il siégera sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les hommes les uns des autres, comme le berger sépare ses brbis des chèvres. Il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez les brebis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. » Alors les justes lui répondront : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? Qaund nous ets-il arrivé de te voir étranger et de te recueillir, nu et de te vêtir ? Quabnd nous est-il arrivé de te voir malade ou en prison, et de venir à toi ? » Et le roi leur répondra : « En vérité, je voyus le déclare, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » Alors il dira à ceux qui seront à sa gauche : « Allez-vous-en loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Car j’ai eu faim et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif et vous ne m’avez pas donné à boire ; j’éatis un étranger et vous ne m’avez pas recueilli ; nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité. » Alors eux aussi répondront: « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ? » Alors il leur répondra : « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » Et ils s’en ironrt, ceux-ci au châtiment éternel, et les justes à la vie éternelle. »[129]
Paul explique que Jésus-Christ « s’est dépouillé prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes […] il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. »[130] « Pour vous, dit-il, de riche qu’il était, s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté. »[131]
En conséquence, les Pères de l’Église diront : « Prêtons « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ. »[132] Ou encore: « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres […] Quand un pauvre a faim,
le Christ est dans le besoin. […] Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans aucun doute le Christ qui vient. »[133]
*
Ce survol sommaire de quelques dimensions essentielles du message chrétien nous fait pressentir que toutes les questions qu’aborde la réflexion sociale et politique, en général, vont être éclairées d’un jour foncièrement original et unique.
A première vue, le message n’a rien d’original puisqu’à l’instar de tous les pouvoirs du monde, pourrait-on dire, « l’Église indique la façon de construire la cité en fonction de l’homme, dans le respect de l’homme »[134].
Mais cet homme est reconnu comme « quelqu’un qui a été pensé de toute éternité et choisi de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom »[135]. Et cela change tout…
[1]
La raison et la Révélation nous ont appris à mieux connaître mieux ce que c’est que l’homme, sa nature.[2]
Nous savons que « la vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église de même qu’elle est la base de la vraie libération »[3]. Encore faut-il ne pas oublier ce que nous avons appris sur l’homme[4]. Il s’agit de l’homme considéré dans l’intégralité de son être, de « l’homme tout entier, dans sa constitution spirituelle et corporelle, dans ce qui le manifeste comme sujet extérieurement et intérieurement. L’homme adapté, dans sa structure visible à toutes les créatures du monde visible et, en même temps, intérieurement allié à la sagesse éternelle »[5].
Bien des humanismes ne prennent vraiment en considération qu’un aspect de l’homme et insistent soit sur sa structure biologique, soit sur son psychisme, soit sur ses capacités transformatrices. On ne peut certainement pas « l’envisager uniquement comme la résultante de toutes les conditions concrètes de son existence, comme la résultante - pour ne citer qu’un exemple - des relations de production qui prévalent à une époque déterminée »[6]. En effet, « l’homme a une nature foncièrement différente de celle des animaux. Sa nature comprend la faculté d’autodétermination fondée sur la réflexion, et qui se manifeste dans le fait que l’homme, en agissant, choisit ce qu’il veut faire. On appelle cette faculté le libre-arbitre. Du fait que l’homme en tant que personne est doté du libre-arbitre, il est aussi maître de lui-même »[7].
Cette liberté est le signe le plus manifeste de la nature spirituelle de l’homme, de sa transcendance donc définie comme une supériorité par rapport à la matière et aux autres créatures visibles comme par rapport aux conditions de son existence, aux structures économiques ou politiques. Cette supériorité, nous l’expérimentons intérieurement dans notre capacité de résister aux sollicitations du corps, de dominer la nature et en ressentant une aspiration à Dieu ou, du moins, à l’infini, à l’éternité. Mais pour vivre pleinement notre transcendance, nous devons reconnaître au-dessus de nous la Transcendance infinie de Dieu qui explique, anime et guide la nôtre ; accepter les exigences de notre nature spirituelle qui ne peut laisser au corps et à ses appétits la conduite de notre vie ; enfin, accepter la réalité objective du monde que nous prétendons utiliser. En somme, comme nous l’avons déjà vu, nous ne sommes libres que dans la mesure où nous nous ouvrons à la vérité intégrale sur nous-mêmes, le monde et Dieu, à ce que l’on appelle « la sagesse éternelle ».
Notre liberté est donc conditionnelle. Elle n’est pas un but en soi mais un moyen de chercher notre bien, de devenir toujours plus homme. Elle est capacité de choisir et de nous réaliser en conformité avec notre nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence ou mieux encore par la Parole. Pou être libres, nous sommes contraints de choisir et donc de renoncer à ce qui peut nous limiter, nous appauvrir et, à la limite, détruire notre liberté.
Un acte libre est certes un acte intelligent mais nous ne sommes donc jamais parfaitement puisque notre intelligence est limitée. Elle doit être éduquée, informée, formée. Elle est toujours partielle, discursive, sujette à l’erreur, tributaire d’une culture, d’habitudes, de l’état de notre santé. Nos connaissances sont acquises lentement et progressivement, entourées de mystères. De plus, notre volonté ne suit pas nécessairement les chemins indiqués par l’intelligence, sans cesse perturbée, déviée, tentée[8].
La liberté est donc sans cesse à conquérir, à élargir, dans l’humilité et la patience. Heureusement nous ne sommes pas livrés à nous-mêmes mais soutenus par l’Esprit qui nous affranchit.
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Pour croître, une plante a besoin de certaines conditions favorables: une terre, une humidité, un ensoleillement et un environnement appropriés. De même, pour restaurer et faire grandir en lui l’image de Dieu ou, tout simplement - si Dieu reste une hypothèse - pour être toujours plus humain, l’homme a besoin aussi que certaines « règles » soient respectées sinon son développement sera hasardeux ou compromis. Ces « règles » ou « conditions » de croissance touchent en même temps la personne et la société puisque l’homme est un être personnel et social. L’image du Royaume se précise au fur et à mesure que l’image de Dieu se recompose.
Le croyant protestera peut-être, à cet endroit, en faisant remarquer que la grâce de Dieu suffit au progrès de l’homme et de la société dans leur vocation surnaturelle. En effet, la grâce, nous dit le catéchisme[2], est le « secours gratuit » que Dieu nous accorde pour le connaître, l’aimer, le suivre. C’est par ce « don gratuit » qui nous fait participer à la vie de Dieu, qui ne dépend que de l’initiative de Dieu et donc qui « échappe à notre expérience », que la justice et la sainteté peuvent régner et rayonner. La grâce serait donc la seule « condition » indispensable à la maturation personnelle et sociale. Et cette grâce n’est-elle pas acquise, a priori, à tous les hommes ?
Cette réflexion ne peut faire fi de ce que nous savons déjà : l’homme a été créé à l’image de Dieu, libre et capable de connaître et d’aimer Dieu. Il peut ignorer, négliger, refuser le don de Dieu. Il peut l’accueillir et coopérer avec la grâce divine par son intelligence et sa volonté[3]. La grâce n’est pas une force qui agirait en nous, malgré nous. Comment le mal moral serait-il possible alors ? L’homme n’est évidemment pas une créature programmée par son génial inventeur mais l’enfant d’un Père parfait sans cesse soucieux de sa progéniture, toujours prêt à l’aider mais qui respecte sa liberté. Dans la recherche de Dieu comme dans l’exercice de l’amour de Dieu et des hommes, nous collaborons avec la grâce offerte et reçue.
C’est dans cette alliance avec la » sagesse éternelle » que « l’homme doit croître et se développer comme homme »[4].
Par notre raison, nous l’avons déjà dit, nous pouvons découvrir quelques indications sur la manière de réaliser notre vie personnelle et communautaire. Nous sommes capables de discerner le bien et le mal, le vrai et le faux. C’est cette raison qui établit ce qu’on appelle la loi naturelle qui énonce les principes premiers et essentiels de la vie morale[5]. Tous les hommes, parce que doués de raison, peuvent la découvrir et y adhérer mais le péché a brouillé les pistes et il n’est pas toujours aisé de les retrouver et de les suivre. Il est néanmoins intéressant et très encourageant de constater l’effort accompli au XXe siècle, après les horreurs guerrières de ce temps, pour établir une liste de « conditions » indispensables au bien-être des hommes et des sociétés : leur formulation la plus universellement connue se trouve dans la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée et proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies, le 10 décembre 1948.
Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.
Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.
Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.[5]
En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.
Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non[6].
Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.
Certes, des philosophes comme Marx[8] ou Sartre[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.
Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête » [10]
Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.
En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry[11], contesta l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[12]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte[13] à répondre[14]avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre.
Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[15] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran[16] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme… ?
Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux »[17], parler de valeurs universelles[18] n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ? Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne Finkielkraut[19].Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[20]. Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de salut, de prétendre « enseigner toutes les nations »[21] ?
Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles, d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir interpellé biologie[22], psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en de lois »[23]. En fait, il y a « une et des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossible »[24].
L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est « universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes ». On notera que le Catéchisme[25], à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron[26] : « Il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.
C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H. Simon[27] : « la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver: un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».
La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles: « cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort: ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie »[28].
Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa nature à travers sa culture[29]. Limité et faible mais illimité dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune consommation ne peut le combler[30]. Aucun pouvoir non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre, l’autre, l’Autre.
P.-H. Simon peut conclure : »…l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »[31]
Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne[32] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.
L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les considérations d’Aristote[33] sur l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a trace de société et de culture[34]. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non écrite » qui la dépasserait et la limiterait[35].
Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le fait et l’exigence de la liberté[36].
Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la liberté est un bien précieux[37], une référence constante dans l’agir de nos contemporains[38]. Elle s’exerce, de manière visible, dans la créativité de l’homme. Lorsqu’Aristote dit que l’homme est un « animal politique », et non simplement un animal social, il souligne la capacité humaine d’organiser la société d’une manière ou d’un autre. Il n’est pas « programmé » comme l’animal dans la construction sociale. Par ailleurs, l’homme peut être défini aussi comme un « animal culturel », « sujet et artisan de la culture »[39]. Ici aussi se repère, plus manifestement et plus fondamentalement, la liberté humaine. Liberté relative car il est vrai que nous subissons un certain nombre de déterminismes. Nous ne nous choisissons pas complètement. Il n’empêche que, par nature, nous sommes des êtres intelligents et libres ou plus exactement des êtres disposés à l’intelligence et à la liberté car notre nature n’est pas une sorte de programmation ou d’instinct. Une préfiguration, dit P.-H. Simon.
Le philosophe allemand Robert Spaemann donne comme preuve et manifestation éminente de la liberté humaine, la capacité de promettre et de pardonner. Par la promesse, l’homme révèle son indépendance par rapport à son humeur et aux influences extérieures. Par la promesse, l’homme « réalise […] un degré plus élevé de liberté. » Mieux encore, le pardon est « un acte plus grand que la possibilité de promettre, parce que d’une certaine façon, c’est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne ».[40]
Toutefois, la liberté est une valeur ambigüe[41] et il convient de ne pas la confondre avec la licence de faire n’importe quoi qui n’est qu’un retour déguisé au hasard, aux conformismes sociaux ou au déterminisme des pulsions instinctives, des sensations et des sentiments. « Trop souvent, écrit Jean-Paul II[42], on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination… ». La liberté est un moyen offert à l’homme qui est capable par son intelligence de faire des choix dont il est responsable et, par sa volonté éclairée, de se conduire lui-même, de chercher ce qui est bien, ce qui est valeur pour lui, ce qui peut l’aider à devenir toujours plus homme. La liberté, c’est la capacité de choisir et de se réaliser en conformité avec sa nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence. Plus simplement encore, la liberté est un moyen au service de la vérité. Pour être libre, l’homme doit choisir et renoncer. Seule la vérité libère de ce qui limite, diminue, détruit la liberté. Certes, le chrétien pense immédiatement à l’affirmation évangélique: « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »[43]. Il sait que la vérité, ou mieux la Vérité, c’est le Christ lui-même, « Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience »[44]. Il n’empêche que la vérité naturelle est libératrice, comme l’ont bien compris des auteurs athées. Dans l’univers totalitaire imaginé par G. Orwell[45] dans son roman 1984, Winston Smith, le héros, travaille au Ministère de la Vérité à truquer les archives c’est-à-dire à remplacer les faits réels par les « vérités » officielles. Dégoûté par ce travail, privé de toute vie personnelle car chaque citoyen est sous surveillance constante, Winston Smith, entré en « dissidence » commence, en cachette, un journal intime où il écrit un jour cette idée révolutionnaire : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. lorsque cela est accordé, le reste suit »[46]. Plus tard, lorsque W. Smith sera arrêté, puis rééduqué, il se réconciliera avec la seule « vérité » possible : celle du pouvoir. O’Brien qui a pris en charge cette rééducation « leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. « il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? Oui. » Et il les vit… »[47]. tel est bien l’essence de l’État totalitaire : « ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée »[48]. Et lorsqu’à la chute du communisme en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, porté par la foule, improvisa son futur programme politique, il ne prononça que deux mots : « Vérité[49] et amour ». Tant il savait le poids du mensonge (vérité dialectique) et de la haine qu’il génère (lutte des classes) dans le système marxiste[50].
La vérité donc libère l’homme de ce qui limite, diminue, détruit sa liberté. Un système qui exalte la liberté au mépris de la vérité sombre dans l’inhumanité. mais inversement, la vérité ne peut se passer de liberté sinon elle engendre l’intolérance et mutile l’homme à sa manière. Cela se vérifie sur le terrain spirituel par des atteintes à la liberté religieuse et sur le terrain politique par la volonté d’imposer le « bien ». La solution n’est pas de relativiser toute « vérité » pour préserver la liberté qui serait considérée comme la valeur la plus haute. La solution s’esquisse à partir du moment où l’on s’aperçoit que « la transition de l’intolérance envers l’erreur dans le domaine logique à l’intolérance politique, qui se situe dans le domaine moral, n’est pas automatique »[51] et que l’on articule cette distinction sur celle des pouvoirs[52].
[53]
Nous parlons d’« une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine »[54]. L’esprit contemporain sceptique et relativiste aurait besoin de redécouvrir, une fois encore, la philosophie grecque qui, la première, a considéré « l’acte de connaître comme l’acte spirituel par excellence »[55]. A sa suite, toutes les grandes philosophies se sont attachées à reconnaître la possibilité de la vérité et à établir les conditions de sa recherche. Comme le disent avec force I. Mourral et L. Millet, « notre civilisation scientifico-technique priverait la culture d’une dimension essentielle si elle s’accompagnait d’une perte de l’amour du vrai, doublé de la souffrance de ne pas l’étreindre, du désir de le posséder qui affirme en même temps que, si aucun humain ne peut prétendre accéder à la vérité totale, du moins elle est et les esprits sont faits pour elle »[56]. Disons simplement ici que les enfants n’ignorent pas cette notion. Disons aussi qu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, c’est prétendre en dire une et que reconnaître l’existence d’une nature humaine, c’est reconnaître une vérité universelle[57]. Camus, très attaché, comme nous l’avons vu, à certains apports décisifs de la pensée grecque, a bien souligné l’importance de la question car « rien n’étant vari ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se monter le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[58]. B.-H. Lévy s’attache à montrer qu’une des conditions d’existence de l’intellectuel, c’est « la Vérité. La Vérité en soi. La Vérité en majesté. L’idée qu’elle existe, cette Vérité, qu’elle n’est ni un leurre ni une illusion et que si les intellectuels servent à quelque chose c’est à tenter d’en témoigner. (…) _ quoi bon les intellectuels s’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »[59]
Quant à définir globalement la vérité, la manière la plus simple n’est-elle pas de dire qu’elle est « une rencontre objective avec toute la réalité »[60] ?
Enfin, pour éviter tout malentendu, si nous parlons de vérité ce n’est pas que nous ayons la prétention de l’« avoir », de la « posséder ». Le pape Benoît XVI l’a bien expliqué : Si nous lisons aujourd’hui, par exemple, dans la Lettre de Jacques : « Vous êtes engendrés au moyen d’une parole de vérité », qui de nous oserait jouir de la vérité qui nous a été donnée ? Une question vient immédiatement à l’esprit : mais comment peut-on détenir la vérité ? C’est de l’intolérance ! L’idée de vérité et d’intolérance aujourd’hui ont pratiquement fusionné entre elles, et ainsi nous n’osons plus du tout croire à la vérité ou parler de la vérité. Elle semble être lointaine, elle semble quelque chose auquel il vaut mieux ne pas avoir recours. Personne ne peut dire : je détiens la vérité — telle est l’objection qui nous anime — et, en effet, personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous somme saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous. Je pense que nous devons apprendre à nouveau cette manière de « ne pas détenir la vérité ». De même que personne ne peut dire : j’ai des enfants — ils ne nous appartiennent pas, ils sont un don, et comme don de Dieu ils nous sont donnés pour une tâche — ainsi nous ne pouvons pas dire : je détiens la vérité, mais la vérité est venue vers nous et nous pousse. Nous devons apprendre à nous laisser animer par elle, à nous laisser conduire par elle. Et alors elle brillera à nouveau : si elle-même nous conduit et nous compénètre. »[61]
Plus simplement encore, on peut définir la vérité comme une « lumière »[62]. Personne ne peut dire qu’il la possède. Non seulement nous en avons besoin mais nous sommes tous « tenus » de la chercher et l’ayant connue, « de l’embrasser et de lui être fidèles »[63]. La vérité, écrit encore Benoît XVI, « l’Église la recherche, l’annonce sans relâche et[…] la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[64]
Benoît XVI parle d’une vérité « disséminée ». Partout des « semences de vérité ». Cette affirmation n’est pas neuve. Déjà au IIe siècle, saint Justin de Naplouse[65] écrivait dans son Apologie: « Car ce n’est pas seulement chez les Grecs et par la bouche de Socrate que le Verbe a fait entendre ainsi la vérité ; mais les barbares aussi ont été éclairés par le même Verbe revêtu d’une forme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ. »[66] « Les stoïciens ont établi en morale des principes justes : les poètes en ont exposé aussi, car la semence du verbe [logos spermaticos] est innée dans tout le genre humain. »[67]« Tous les principes justes que les philosophes et les législateurs ont découverts et exprimés, ils les doivent à ce qu’ils ont trouvé et contemplé partiellement du Verbe. C’est pour n’avoir pas connu tout le Verbe, qui est le Christ, qu’ils se sont souvent contredits eux-mêmes. »[68] Saint Justin se référait à l’Écriture. Déjà dans le livre de la Sagesse, on peut lire : « Oui, l’Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l’univers, il a connaissance de chaque son. »[69] Saint Jean développera cette révélation : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »[70] Jésus se définit ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. »[71] « l’Esprit de vérité » qui vient du Père éclaire tous les hommes.[72] Saint Thomas d’Aquin dira qu’aucun esprit n’est « tellement enténébré qu’il ne participe en rien à la lumière divine. En effet, toute vérité connue de qui que ce soit est due totalement à cette « lumière qui brille dans les ténèbres » ; car toute vérité, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit saint. »[73]Le Concile Vatican II confirmera : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique. »[74] « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l‘Église. »[75] Jean-Paul II reprendra textuellement l’expression de saint Justin : ,: Pour remédier à la rupture entre l’Évangile et la culture, « il faut que se réveille chez les disciples de Jésus-Christ ce regard de foi capable de découvrir les « semences de vérité » que l’Esprit Saint a semées chez nos contemporains. »[76]
Il est vain de chercher une formulation des droits de l’homme telle que nous l’entendons aujourd’hui à l’époque de l’empire romain. La société est considérée comme nécessaire au développement de l’homme dans la paix et l’ordre. Chacun y a une fonction à remplir. Des ajustements sont possibles mais l’harmonie doit être préservée. L’empire effondré, le chaos et la violence menaçant, l’Église va s’efforcer de restaurer un ordre religieux qui absorbera le politique. C’est la féodalité qui assignera une place à chacun et structurera la société en vue de l’accomplissement de sa destinée surnaturelle[1]. Ce qui est « droit » et juste, c’est de « s’ajuster » à la volonté de Dieu. Toutefois, l’esprit évangélique inspire des attitudes qui, imprégnées de l’idée de la dignité de l’homme suggèrent que l’on ne peut se conduire n’importe comment avec les hommes, que particulièrement le pauvre et la conscience humaine doivent être respectés.
Les textes bibliques étaient suffisamment explicites pour que la cause du pauvre soit ardemment défendue. Dans l’Ancien Testament, Dieu déclare déjà : « Il ne manquera jamais de pauvres dans le pays ; aussi je te donne cet ordre : ouvre ta main à ton frère indigent ou pauvre qui sera dans ton pays »[2]. Isaïe gourmande les gens de Sodome et de Gomorrhe et laisse éclater la colère du Seigneur contre leurs sacrifices abondants, leurs offrandes, leurs fêtes et leurs cultes : « Apprenez à faire le bien, recherchez le droit, protégez l’opprimé ; rendez justice à l’orphelin, défendez la veuve »[3]. Le Nouveau Testament, d’une certaine manière est encore plus radical, non en fonction du langage rude du Magnificat[4] mais surtout à cause de l’identification du Christ au plus petit. Rappelons-nous ce que Jésus dit en évoquant le jugement dernier : « Alors, à ceux qui sont à sa droite, le Roi dira : Venez, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous est destiné depuis la création du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile et vous m’avez accueilli ; mal vêtu, et vous m’avez couvert ; malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi. Les justes répondront : Seigneur, quand avons-nous pu te voir affamé et te donner à manger, assoiffé et te donner à boire ? Quand avons-nous pu te voir sans asile, et t’accueillir ; mal vêtu et te couvrir ? Quand avons-nous bien pu te voir malade ou en prison, et venir à toi ? Le Roi répondra : Oui, je vous le déclare, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères que voici, c’est à moi-même que vous l’avez fait »[5]. Ce texte très fort illustre parfaitement la similitude des deux commandements, de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain. Il justifie à lui seul l’engagement social du chrétien dans la mesure où la petitesse dont il est question ou la pauvreté, si l’on préfère, n’est pas la pauvreté bienheureuse des « béatitudes »[6] qui est confiance en Dieu, détachement, sobriété, disponibilité à partager, à pardonner, à compatir, à écouter la parole de Dieu, sens de la justice et faim du Royaume des cieux[7]. La pauvreté visée est due à une carence, une privation, c’est une pauvreté qui opprime, qui nous empêche de grandir dans notre humanité. Elle doit donc être combattue sous toutes ses formes, comme l’indique le texte. Le Christ, tout au long de sa vie prend fait et cause pour le pauvre, celui qui souffre d’infirmités physiques ou psychiques, le solitaire, l’exilé, l’opprimé. Toutes les misères matérielles, intellectuelles, spirituelles sont prises en compte. Et la pauvreté absolue qui contient et résume toutes les autres pauvretés est d’être privé de Dieu à cause du péché.
Non seulement le Christ se penche sur toute pauvreté mais il s’est fait pauvre. Lui, le tout-puissant, l’éternel et le « tout innocence » a porté sur la croix toutes nos souffrances, tout ce que nous redoutons. Il a vécu la solitude, l’abandon, la peur, la douleur, le désespoir, le mépris, l’incompréhension, la haine, l’indifférence, la soif, la nudité, l’injustice et la mort. Saint Paul parlera de la « libéralité de notre Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir par sa pauvreté »[8]. Le Christ est le pauvre et tout pauvre nous renvoie à lui. Voilà ce qui justifie ce qu’on a appelé, à l’époque moderne, l’« option préférentielle »[9] de l’Église pour les pauvres. Cette « préférence » atteste en même temps la suréminence de la dignité humaine indépendamment de l’état dans lequel l’homme se trouve. L’attention à l’autre et le respect qu’on lui manifeste est, en effet, très ambigu. Respectons-nous son titre, sa puissance, son autorité, son savoir, son habileté, sa force, sa richesse ou le respectons-nous du simple fait qu’il est un homme ? Croyons-nous à la dignité humaine dans le dépouillement total ? C’est pourquoi le respect de l’enfant et plus encore de l’enfant à naître (« le plus petit des miens ») vérifie la profondeur du respect dû à l’homme parce qu’il est homme, à l’image de Dieu et pour nulle autre raison. L’enfant à naître est dans l’ordre humain le plus pauvre des pauvres parce qu’il dépend totalement de l’autre. Il n’a aucune autonomie, aucun pouvoir, aucune capacité, il est totalement livré à la volonté de l’autre et aux événements. C’est pourquoi l’Église répète volontiers que le premier des droits de l’homme est le droit à la vie non seulement parce qu’il faut que l’homme vive pour accéder aux autres droits mais aussi parce que celui-ci mesure le sens même de l’humanité dans une société.[10]
Notons que l’option préférentielle pour les pauvres n’implique pas un amour exclusif. Il indique une priorité. C’est à celui qui a le plus besoin des autres (de la société) que les autres (la société) doivent porter secours. C’est le plus petit qui a le plus besoin de grandir et non le plus grand « Le pauvre, explique A. Durand, est, par définition, celui qui est davantage dans le besoin qu’un autre. Il est en situation d’inégalité par rapport aux autres. Il faut donc une inégalité de traitement en sa faveur - pour remédier à l’inégalité première dans laquelle il se trouve »[11]. Les riches ne sont donc pas rejetés. On peut même dire qu’ils sont nécessaires aux pauvres à condition, bien sûr, que la richesse soit, d’une manière ou d’une autre partagée, comme nous le verrons en étudiant le problème du droit à la propriété privée. Jésus a des amis parmi eux (Zachée, Nicodème…). L’invective contre les riches ne peut être interprétée, dans le langage moderne, comme une opposition à la bourgeoisie, une haine des nantis. Le riche visé c’est celui qui refuse de redevenir comme un petit enfant, c’est celui qui attend tout de lui-même et non des autres ou de Dieu. Jean-Paul II a bien éclairé la question en disant : « L’Église a toujours proclamé son amour préférentiel pour les pauvres. Le langage est peut-être neuf mais la réalité ne l’est pas. L’Église n’a pas adopté non plus une vue étroite de la pauvreté et du pauvre. Certainement, la pauvreté est souvent une question de privation matérielle. Mais c’est aussi un problème d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés humaines et le résultat d’une violation des droits humains et de la dignité humaine. Il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’être pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide »[12].
Le texte de l’Évangile selon saint Matthieu, cité plus haut a inspiré des formules fortes qui ont incontestablement été à l’origine des innombrables œuvres caritatives chrétiennes et qui ont, le fait doit être souligné, une portée universelle par leur formulation.
Saint Grégoire de Naziance[13] s’écrie : « Prêtons assistance au Christ, secourons le Christ, nourrissons le Christ, habillons le Christ, accueillons le Christ, honorons le Christ ». Et, continuant à paraphraser l’évocation du jugement dernier, il affirme clairement que ceux qui seront « maudits », rejetés « au feu éternel » ne le seront pas « parce qu’ils ont dérobé le bien d’autrui, ni parce qu’ils ont pillé des temples, commis des adultères, perpétré d’autres crimes, mais parce qu’ils ont négligé le Christ en la personne des pauvres »[14]. Saint Césaire d’Arles[15] utilise le même langage puissant : « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim dans tous les pauvres(…) Quand un pauvre a faim, le Christ est dans le besoin (…) Chaque fois qu’un pauvre approche de ta maison, c’est sans doute le Christ qui vient »[16]. B. de Las Casas[17] dont nous allons reparler et qui a joué un rôle capital dans la constitution d’un droit international dans sa défense des Indiens d’Amérique, écrit dans son Histoire des Indes : « Je laisse aux Indes Jésus-Christ, notre Dieu, flagellé, affligé et crucifié, non une fois, mais des millions de fois ».
Comme les objurgations ne suffisent pas, des mesures concrètes seront prises ici et là suivant les circonstances. Souvent, étant donné la confusion entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ce sont des conciles locaux qui prennent les décisions qui s’imposent. Ainsi, le concile de Francfort, en 794, après une grave famine, « fixe un prix limite pour la vente du pain et des grains, qu’il est interdit à tout laïque ou ecclésiastique de dépasser « en temps d’abondance comme de cherté » »[18]. Ainsi en sera-t-il aussi vis-à-vis de ces autres pauvres institutionnalisés par les sociétés antiques que sont les esclaves, privés de la libre disposition de soi. Conformément à l’esprit évangélique[19], tous les hommes, quels qu’ils soient ont la même dignité d’enfants de Dieu. Comme l’écrit saint Paul : « Vous tous qui êtes baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ : désormais, il n’y a plus entre vous de Grec ou de Juif, de citoyen libre ou d’esclave, de distinction homme et femme ; tous, vous ne faites qu’un dans le Christ »[20]. Comme nous l’avons vu précédemment, l’Église s’efforça d’humaniser les relations maître-esclave en défendant les droits fondamentaux de la personne: droit de fonder une famille ou de conserver la virginité, droit de pratiquer sa religion, droit d’accéder au sacerdoce, droit d’être traité avec humanité et justice.
Aux discours généraux correspondront des prises de position précises suivant les circonstances : des dizaines de conciles régionaux, du Ve au VIIIe siècles vont tâcher, d’une manière ou d’une autre, d’adoucir le sort des esclaves et de défendre leurs droits fondamentaux. Des actions concrètes suivront aussi : durant 7 siècles, du XIe à la fin du XVIIIe siècle, les ordres hospitaliers puis tous les ordres religieux vont s’employer à racheter aux musulmans, en particulier, des millions d’esclaves
Vu l’intérêt économique de l’esclavage, il faudra attendre le XIXe siècle pour que des mesures politiques soient prises
On voit que le rappel des devoirs envers les pauvres, liés à l’amour pour le Christ, impliquent le respect des droits des plus démunis. On connaît la célèbre parole du cardinal Cardijn : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[21]. C’était dire que son prix, aux yeux de Dieu, est incommensurable. Et ce qui est vrai du jeune travailleur l’est de tout homme aussi petit, aussi désarmé, aussi misérable fût-il. L’esclave comme le petit enfant à naître valent plus que les royaumes du monde[22]. Ce n’est pas simplement une belle formule mais une réalité qu’ont vécue des personnalités exceptionnelles pétries de ce sens aigu du respect. On peut évoquer ici les figures illustres et exemplaires de la Princesse Isabelle, régente du Brésil et de Baudouin Ier, roi des Belges[23]. La première signa, le 13 mai 1888 la « loi d’Or » qui abolissait l’esclavage. Elle savait qu’elle risquait de perdre son trône, ce qui arriva. Les grands propriétaires, furieux de la décision princière, destituèrent l’Empereur et proclamèrent la République. Le 30 mars 1990, le roi Baudouin refusait de sanctionner une loi libéralisant l’avortement, bien conscient du risque qu’il prenait. Les ministres, constatant l’impossibilité de régner sanctionnèrent et promulguèrent eux-mêmes la loi. Le geste du Roi eut un retentissement considérable tant en Belgique qu’à l’étranger et ne fit qu’accroître l’admiration de la population pour ce roi qui fut plus qu’un roi, « le berger de son peuple »[24].
On peut lier aussi à ces devoirs envers les pauvres, les tentatives de l’Église pour protéger les non-belligérants, les non-armés durant les guerres
Aux Xe et XIe siècle, on peut évoquer les efforts de l’Église pour juguler les guerres en rappelant le respect dû aux non-combattants par l’établissement de la « Paix de Dieu »[25] qui plaçait sous la protection de l’Église le clergé, les paysans, les pauvres, les marchands. Ceux qui attentaient à leurs personnes et à leurs biens étaient menacés d’excommunication. La mesure n’eut pas les effets escomptés et l’Église établit alors la Trêve de Dieu[26] qui rappelait aux combattants leurs devoirs religieux en interdisant, sous peine d’excommunication, de se battre du samedi à trois heures après-midi au lundi à six heures, puis du mercredi soir au lundi matin. Par la suite, les combats furent interdits durant l’Avent jusqu’au premier dimanche après l’Epiphanie, durant le carême, depuis le dimanche de la Septuagésime[27] jusqu’au premier dimanche après Pâques, du dimanche des Rogations[28] à l’octave[29] de Pentecôte et durant toutes les fêtes importantes. Au total, environ 254 jours par an. L’échec relatif de ces mesures s’explique par l’absence, à l’époque et en maints endroits, d’une autorité publique efficace et par l’insuffisance du sens chrétien des belligérants. La leçon est toujours valable pour aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin[30]. Quoi qu’il en soit, s’esquisse un droit de la guerre que nous évoquerons plus en détail au chapitre VII.
Comme envers les pauvres, l’Église va aussi, à certains moments, rappeler aux chrétiens leurs devoirs vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas leur foi. Ainsi s’esquisse indirectement l’idée d’un droit de la conscience, du droit à la liberté religieuse. Ce droit, bien que trahi, plus que les autres peut-être, tout au long de l’histoire, est très clairement établi par les interprètes les plus fidèles à l’Évangile car les textes sont innombrables qui montrent que Dieu s’adresse à notre liberté et nous laisse le choix de le suivre ou non[31].
Il faut toutefois reconnaître que c’est dans une situation d’oppression que les premiers chrétiens vont réclamer le droit de vivre, en privé et en public, leur foi. Il pouvaient s’appuyer sur l’Edit de Cyrus (538 av. J.C.) complété par Darius[32], roi de Perse, qui autorisa les Juifs à reconstruire leur temple détruit par Nabuchodonosor en 586, leur accorda des subsides à cette fin ainsi que tout ce qui était nécessaire pour les sacrifices[33]. Face au pouvoir impérial qui divinisait l’empereur et qui les persécutait dans leurs corps et dans leurs pensées, les chrétiens demandent la liberté de suivre leur religion. Par l’Edit de Milan en 313, les empereurs (non chrétiens) Constantin et Licinius « donnent aux chrétiens et à tout le monde le libre choix de suivre la religion qu’ils veulent »[34]. Les chrétiens furent satisfaits, ils ne demandaient rien de plus. Tertullien (125-220) écrivait : « Que l’un rende un culte à Dieu, l’autre à Jupiter ; que l’un tende vers le ciel ses mains suppliantes, l’autre vers l’autel de la Bonne Foi. (…) Car prenez garde que cela ne concoure pas à un crime d’irréligion, d’exclure la liberté de religion et d’interdire le choix de la divinité, de sorte qu’il ne me soit pas permis de rendre un culte à qui je veux, mais que je sois astreint à rendre un culte à qui je ne veux pas. Personne ne veut recevoir des hommages à contre-gré, même un homme ! » ( Apologeticum XXIV, 6)[35].
Un sain régime de liberté religieuse suppose évidemment que le pouvoir temporel se distingue du pouvoir spirituel. Or, la situation va très rapidement se compliquer à partir de 383 au moment où l’empereur Gratien sous l’influence de saint Ambroise va faire du christianisme la religion officielle de l’Empire. A sa suite et jusqu’à la révolution française, on ne peut plus guère parler de liberté religieuse mais de tolérance et d’intolérance car le prince a désormais tendance à utiliser la religion pour maintenir la cohésion sociale[36]. Toute déviance religieuse est une menace pour l’État. Il faut mesurer ici le poids des traditions car l’histoire juive, romaine ou germanique tend à imposer l’idée d’une religion officielle. Ainsi s’installe le césaro-papisme[37] ou la théocratie[38]. Les rois catholiques, protecteurs de l’Église, défenseurs de la foi, nommeront les évêques. Les princes protestants appliqueront la célèbre formule cujus regio, ejus religio[39] et même Hobbes[40] estimera qu’il faut se conformer à la religion du Roi. Il faut attendre le XIXe siècle pour que lentement réapparaisse le principe de la liberté religieuse qui trouvera sa meilleure expression dans la Déclaration Dignitatis humanae.
Il n’empêche que tout au long d’une l’histoire pleine d’intolérance, se rencontrent de belles exceptions : des chrétiens rappelleront, en paroles ou en actes, le droit à la liberté religieuse même s’ils sont trop peu nombreux.
Ainsi, saint Grégoire le Grand, pape (590-604) écrit à l’évêque de Naples Paschase : « Ceux qui désirent, avec une intention sincère, amener à la foi droite les gens étrangers à la religion chrétienne, doivent s’y efforcer par des moyens doux et non durs, de peur que les attaques ne rejettent au loin ceux dont la raison, ramenée à la sérénité pouvait émouvoir l’esprit. Car tous ceux qui veulent agir autrement et, sous ce prétexte apparent, les couper de la pratique habituelle de leur culte, ceux-là s’avèrent soucieux de faire leurs propres affaires plus que celles de Dieu.
Or, les Juifs qui habitent Naples se sont plaints à nous en attestant que certains s’efforcent sans raison de les écarter de certaines solennités de leurs fêtes, de telle sorte qu’il ne leur soit pas permis de célébrer les solennités de leurs fêtes comme cala leur avait été permis, à eux-mêmes jusqu’à maintenant et à leurs parents depuis des temps très reculés. Que si les choses s’avèrent être telles, elles paraissent bien ne servir absolument à rien. Car quelle utilité y a-t-il lorsque, même si on les en empêche en dépit d’un long usage, le fait ne profite en rien à leur foi et à leur conversion ? Ou bien pourquoi établirions-nous pour les Juifs des règles précisant comment ils doivent célébrer leurs cérémonies, si nous ne pouvons pas les gagner par là ? Il faut donc faire en sorte que, entraînés plutôt par la raison et la douceur, ils veuillent nous suivre, non nous fuir, afin qu’en leur montrant que ce que nous disons vient de leurs propres livres, ils puissent se tourner, avec l’aide de Dieu, vers le sein de la Mère Église.
C’est pourquoi il faut que ta Fraternité les presse certes par ses monitions, autant qu’elle le pourra avec l’aide de Dieu, de se convertir, et qu’elle ne permette pas de les inquiéter de nouveau au sujet de leurs solennités, mais que tous aient la libre autorisation d’observer et de célébrer toutes leurs festivités et leurs féries, comme ils s’y sont adonnés jusqu’à maintenant » (Lettre XII, 12)[41]. Il ne s’agit pas de tolérer un moindre mal mais bien d’affirmer un droit des personnes. d’autant plus que la croyance visée n’est pas « fausse » mais qu’elle n’est pas encore parvenue à son plein accomplissement.
Au VIIIe siècle, Alcuin[42] qui fut le plus proche conseiller officieux de Charlemagne « insiste sur le besoin d’user de douceur à l’égard des infidèles de l’Allemagne et de ne forcer personne à recevoir le baptême »[43]. A propos du baptême imposé de force aux Saxons par Charlemagne, il écrit : « La foi est un acte de volonté et non un acte de contrainte ; on attire l’homme à la foi, on ne peut l’y forcer…. Vous pousserez ce peuple au baptême ; mais vous ne lui ferez pas faire un pas vers la religion…. Ce n’est pas ainsi qu’ont procédé Jésus-)Christ et ses apôtres. »[44]
Le 15 septembre 1199, le pape Innocent III promulgue la Constitution Licet perfidia[45] Judaeorum. Dans ce document consacré aux Juifs, « Innocent III, écrit P. Grelot, interdit aux fidèles de les opprimer ou de les empêcher de pratiquer leur culte. (…) Aucun chrétien n’a le droit de les obliger par violence à venir au baptême malgré eux, sans qu’ils le veuillent. S’il en est qui demandent spontanément à devenir chrétiens par motif de foi, il faut vérifier qu’il en est bien ainsi ». Et l’auteur de citer la raison donnée par le Souverain Pontife : « …personne n’est regardé comme ayant la vraie foi chrétienne, si l’on ne sait pas qu’il vient au baptême des chrétiens spontanément, mais si c’est contre son gré. En outre, il importe qu’aucun chrétien n’ose léser personne d’entre eux, ou leur retirer leursbiens par violence, ou modifier, en quelque région qu’ils habitent, les bonnes coutumes qu’ils auront eues jusqu’ici ». P. Grelot précise encore que « cette prescription s’applique pour l’observation de leurs fêtes et de leurs temps sacrés, de sorte qu’on n’a pas le droit de les obliger à des services ou des travaux qui ne conviendraient pas durant ces temps-là (cf. le chômage du sabbat et des fêtes). Le respect des morts et des cimetières est également rappelé, et ceux qui contreviendraient à ces ordres encourent une peine d’excommunication. La seule réserve concerne l’obligation, pour les Juifs, de ne rien entreprendre qui aurait pour but la subversion de la foi chrétienne qui est, ne l’oublions pas, la base de la société médiévale où la religion est intégrée à la culture »[46].
Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin fera la distinction entre les infidèles à la foi reçue et ceux qui ne l’ont jamais reçue. S’il admet la contrainte vis-à-vis des premiers parce qu’ils n’ont pas tenu leur promesse, il l’interdit pour les seconds : « Parmi les infidèles, il y en a, comme les Gentils et les Juifs, qui n’ont jamais reçu la foi. De tels infidèles, il n’y a aucunement à les pousser vers la foi pour qu’ils croient, parce que croire est un acte de volonté. »[47].
On peut évoquer la figure de Ferdinand III , roi de Castille et de Leon, »[48]. S’il fut implacable pour les manichéens[49]qui représentaient une grave menace non seulement pour la foi catholique mais aussi pour les mœurs publiques, il fit preuve de tolérance vis-à-vis des musulmans. Dans sa lutte contre l’envahisseur, « il n’exerça aucune violence, ni même aucune pression pour amener les vaincus à changer de religion ; il ne prohiba point la profession ni la pratique de l’islamisme »[50]. Certains faits sont révélateurs. Ainsi, lors du siège de Jaen, en 1245, Ferdinand vainquit les troupes de Mohammed Ben Alahmar venu à la rescousse pour sauver la place. Craignant que Ferdinand, sur sa lancée, ne lui enlève Grenade, le Maure souhaita devenir vassal du Roi. Le royaume de Grenade fut ainsi laissé à Mohammed qui en échange reconnut le roi de Castille comme suzerain. Il fut admis aux séances des Cortès et aux fêtes de la cour, comme les autres vassaux. Ferdinand « n’eut pas d’allié ni d’ami plus fidèle que ce prince mahométan » et, à la mort de Ferdinand, « il prescrivit dans ses états un deuil général et public, mais en outre il envoya cent cavaliers maures porter chacun au tombeau de Ferdinand un cierge de cire blanche, en leur commandant de faire le voyage à pied, afin qu’ils donnassent ainsi une marque plus sensible de respect envers ce grand prince. Chaque année tant qu’il vécut, il renouvela le même tribut d’hommage, le jour anniversaire de la mort du saint roi, et, par un édit, il obligea à perpétuité ses successeurs à s’acquitter d’une semblable offrande ». Ce rite pieux fut observé jusqu’à la prise de Grenade, en 1492.[51]
En 1248, lors de la prise de Séville, Ferdinand manifesta la même mansuétude, rare en cette époque musclée. Les habitants eurent le droit de rester chez eux, « en conservant leur liberté et leurs biens et en n’étant assujettis à aucune taxe extraordinaire ; ils pouvaient au contraire, s’ils le préféraient, vendre leurs biens et s’expatrier ; un délai d’un mois était accordé à ceux qui voudraient user de cette faculté ; des bêtes de somme et des voitures seraient fournies à ceux qui émigreraient en Espagne, des galères à ceux qui passeraient en Afrique. Enfin, le vali[52] recevait la permission de demeurer à Séville, et une forte pension lui était assignée pour son entretien ».[53] Trois cent mille Maures quittèrent le royaume. Certains se rendirent à Jerez, à Niebla, en Afrique, mais la plupart s’établirent dans le royaume de Grenade.
C’est Ferdinand, lui, qui sera canonisé par Clément X en 1671 et non Ferdinand V (Ferdinand II d’Aragon) dit « le catholique » qui unifia presque complètement la péninsule, mit fin à la domination maure et encouragea l’Inquisition au nom de la « catholique Espagne ». Ce n’est pas non plus Philippe III qui, en 1609, chassa d’Espagne tous les Maures qui restaient fidèles à l’Islam….[54]
Le fait est d’autant plus remarquable que lorsque le pape Grégoire IX sollicita l’aide de Ferdinand contre l’empereur Frédéric II, Ferdinand refusa (comme Louis IX de France d’ailleurs) mais proposa sa médiation si le Pape abandonnait ses velléités belliqueuses. Or Frédéric II avait été excommunié au concile de Lyon (1245) et avait indûment pris possession des biens qui revenaient à la femme de Ferdinand, Beatrix, fille de l’empereur Philippe de Souabe.[55]
On peut aussi évoquer la Pologne du XVIe siècle, qui, sous l’impulsion des Jagellons, et notamment de Sigismond Ier et de Sigismond II, s’étendait, à l’époque de l’Oder jusqu’au delà du Dniepr, des Carpates au golfe de Riga. Ce fut, « un des pays les plus tolérants de l’Europe, où fleurissait l’humanisme (Copernic[56]), où les juifs trouvaient refuge de même que les frères moraves[57], où la diffusion des idées calvinistes et luthériennes contribuait encore à donner une extraordinaire animation à la vie intellectuelle »[58]. Il se trouva même un moment où les protestants auront la majorité à la Diète[59] alors que les masses demeuraient catholiques.
Sigismond II peut-être instruit par l’opposition que son mariage avec une protestante avait provoquée avait décidé qu’il n’obligerait jamais qui que ce soit à se convertir par la force. La liberté religieuse pratiquée fut officiellement instituée en 1573 par la charte confédérale de Varsovie. La noblesse polonaise tenta de gagner d’autres pays à sa politique de tolérance qui fut souvent admirée à l’étranger[60].
L’éminente dignité de l’homme, corps et âme, place à la base de tous les devoirs et droits de l’homme le devoir envers le pauvre ( et nous ajoutons : jusqu’au plus pauvre : l’enfant à naître) et le droit à la liberté religieuse. Pour que l’homme croisse, sa vie et sa conscience doivent être protégées. Sinon, il est vain de parler d’autres droits[61].
C’est l’unité humaine, matérielle et spirituelle, qui poussera Jean-Paul II à dire, presque en même temps, que le droit à la vie « constitue la condition primordiale nécessaire de tout autre droit humain »[62] et que « la liberté religieuse (…) est à la base de toutes les autres libertés et (…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de cette dignité même qu’est la personne humaine »[63].
C’est le souci de cette même unité qui animera Bartlomeo de Las Casas qui, au moment où l’Europe se déchirait en guerres de religion, reprend l’idée de liberté religieuse et en fait le fondement du droit des Indiens. A une époque aussi où l’Europe se contentait « de l’argument aristotélicien du théologien écossais John Major, professeur à Paris (+1550). En 1509 il nota que les Espagnols avaient le droit de régner sur les Indiens comme « les Grecs sur les barbares ». Puisque les Indiens sont des « esclaves par nature », « la première personne qui les conquiert » est en droit de les gouverner. les Indiens étaient donc considérés comme appartenant à une humanité moindre et née pour servir. »[64]
Il ne manque pas d’auteurs[65], et dès le XVIe siècle, pour souligner les « exagérations » de Las Casas dans sa description de la « conquête » espagnole, affirmer que la colonisation espagnole fut exemplaire, sauf durant la période colombine (1493-1500) et que Las Casas la mit en péril par son pacifisme et son « indianisme » naïfs. Je dirai que l’exagération a eu le mérite d’attirer l’attention sur des questions fondamentales qui nous interpellent encore aujourd’hui et qui sont tout à fait pertinentes, comme nous allons le voir. La rude contestation de Las Casas a permis certainement aux théologiens et aux juristes de faire progresser leur réflexion.
Las Casas[66], prêtre espagnol installé à Cuba, reçut en 1512, du gouverneur de l’île, une « encomienda » c’est-à-dire un domaine et une certaine quantité d’Indiens qui devaient payer à leur maître (encomendero) , en or, en nature ou en travail, le tribut dû à la Couronne d’Espagne. En échange, l’encomendero devait, dans une parfaite confusion du temporel et du spirituel, protéger, « civiliser » et convertir au christianisme les Indiens « confiés » (encomendados)[67]. En réalité, les Indiens étaient dépossédés de leurs terres[68] et pratiquement réduits en esclavage[69]. Comme aux autres colons, cette possession ne cause aucun problème de conscience à Las Casas. Au contraire, il resta sourd et même opposé aux prédications des dominicains[70] qui dénonçaient les abus. L’un de ces religieux lui refusa même un jour l’absolution parce qu’il ne voulait pas renoncer à son encomienda. Sa « conversion » eut lieu à la Pentecôte 1514, à la lecture de ce passage de l’Ancien Testament à propos des sacrifices : " Sacrifice d’un bien mal acquis, offrande souillée, et les railleries des injustes, n’atteignent pas Dieu. Le seigneur ne se donne qu’à ceux qui l’attendent dans la voie de la vérité et de la justice. Le Très-Haut n’approuve pas les dons des injustes, il ne regarde point les oblations des iniques ; il ne remet pas les péchés même en échange de sacrifices. Offrir un sacrifice pris sur le bien des pauvres, c’est égorger le fils sous les yeux de son père »[71]. A partir de ce moment, il se fit le défenseur des Indiens et plaida leur cause auprès du roi et des dignitaires de l’Église. Malgré les oppositions fortes et persistantes des propriétaires et de nombreux ecclésiastiques, ses idées triomphèrent du moins dans les textes officiels tant de Rome[72] que de Madrid[73].
La démarche de Las Casas est particulièrement exemplaire parce qu’elle est réaliste et parce que la défense des droits temporels des Indiens découle de l’affirmation de la liberté religieuse. Comme l’a bien remarqué Ph. I. André-Vincent, « le tort fait aux indiens en les privant de l’Évangile est le plus grand, et d’ailleurs il contient tous les autres. pour n’avoir pas entendu l’appel de Dieu dans les Indiens, leurs maîtres espagnols les traitent comme des bêtes. »[74]
C’est la pensée de saint Thomas d’Aquin qui permit à Las Casas de trouver les arguments nécessaires à son combat en faveur des Indiens. Plusieurs auteurs qui se sont penchés sur l’histoire des droits de l’homme ne craignent pas de présenter la pensée de l’illustre théologien comme révolutionnaire en la matière[75]. En effet, en utilisant les outils fournis par la philosophie grecque, en distinguant, sans les séparer, l’ordre de la grâce et celui de la nature, saint Thomas établit la dignité naturelle de l’homme, de tout homme chrétien ou non, libre et raisonnable, capable donc de s’autodéterminer, de reconnaître les biens qui doivent guider son action : « …la créature raisonnable est soumise à la divine providence d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même à cette providence, en pourvoyant à ses propres intérêts en même temps qu’à ceux des autres. En cette créature, il y a donc une participation à la loi éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui lui conviennent. C’est précisément cette participation à la Loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée la loi naturelle.[76] (…). Mais parce que le bien a valeur de fin, et le mal, valeur du contraire, il s’ensuit que la raison humaine saisit comme des biens, partant comme dignes d’être réalisées, toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement ; par contre, elle envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes. C’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle. En effet, l’homme se sent d’abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances : en ce sens que toute substance quelconque recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle. En second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc… En troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : par exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre. »[77] Cette présentation des « inclinations naturelles » de l’homme est intéressante car elle met en lumière ses besoins fondamentaux en s’appuyant sur ce que Jean-Paul II appellera la subjectivité de l’homme. Le mot est certes ambigu car les pulsions irrationnelles font aussi partie du sujet. Dans la pensée du Saint Père[78], le sujet est nécessairement l’animal raisonnable de la philosophie classique. Dans cette optique, le sujet ressent les exigences de sa nature propre et les vrais désirs de l’homme sont ceux qui sont conformes à sa nature.[79] On sait que la pensée de saint Thomas, par sa nouveauté, heurta pas mal d’esprits mais devint très rapidement la doctrine de la plupart des théologiens dominicains, en Espagne, en particulier, où elle fut imposée dès 1309 à Saragosse[80].
Dans une démonstration qu’il veut rigoureuse et qui utilise la Somme théologique, Las Casas affirme que tous les infidèles sont brebis du Christ et membres de son Corps en étant des sujets « en puissance »[81] puisqu’ils ne sont pas encore baptisés. Comme le pape est le Vicaire du Christ, il « est le pasteur universel de tous les infidèles de son temps . il l’est à la place du Christ et donc à la manière du Christ. […] Et s’il existe, comme disent les juristes, deux sortes de juridiction, l’une coercitive, l’autre volontaire, seule cette dernière est en vigueur sur les infidèles. Quant à cela… le Souverain Pontife a donc pouvoir sur tous les infidèles du monde de son temps, sans user toutefois d’aucune contrainte, pour les convier, les persuader, les prier de venir, en recevant la foi et le saint baptême, aux noces du Fils de Dieu. Pour cela, il leur enverra des ministres capables, serviteurs de Dieu, vrais prédicateurs de l’Évangile. Mais si les païens ne veulent pas les accueillir, il ne peut les contraindre ni exercer sur eux aucune violence. Car le Christ n’a pas mandé autre chose que de prêcher, d’enseigner, de manifester son Évangile à toutes les nations, sans faire de différence ; et qu’on laisse chacun libre de croire ou de ne pas croire, à volonté ; et le châtiment de ceux qui ne voudront pas croire n’est pas une peine temporelle ni aucune chose de ce siècle : Il l’a réservé pour le Jugement dernier.
Et en voici la raison. Le comportement immémorial général et naturel de la divine Providence dans le gouvernement du monde a toujours été de mouvoir, de disposer et de porter toutes choses à leur fin suavement, sans violence, sans lourdeur, sans déplaisir ni tristesse aucune. Et voici pourquoi. entre toutes les natures, Dieu a une providence très singulière pour la nature humaine, Il a un souci singulier des hommes formés à son image et à sa ressemblance. Il les a faits libres, maîtres de leurs actes et d’eux-mêmes, les dotant du libre arbitre et d’une volonté très libre qui ne peut d’aucune manière être forcée ; or croire est un acte de la volonté. A cause de tout cela, la bonté infinie n’a pas voulu que pour sa sainte foi (qu’Il a voulue pour le salut des hommes et la perfection de la nature), soit brisée la loi de sa Providence universelle et naturelle en faisant violence et inspirant la crainte à qui ne voudrait pas la recevoir selon sa naturelle inclination. Il s’en est donc remis au libre vouloir de la volonté. Comme les hommes se perdirent par cela ; ainsi par cela même ils se sauvent. Et c’est pourquoi donner la foi de force ou en faisant pression est contre la justice qui implique rectitude de la volonté, comme dit saint Thomas (3a q. 44a, 3). »[82]
Cette reconnaissance sans ambiguïté de la liberté des Indiens va amener Las Casas à concevoir d’une autre manière ce que nous appellerions aujourd’hui : l’intégration des Indiens. Il faut se rappeler que la justification de la « mission » de l’Espagne dans son empire est l’évangélisation[83]. C’est l’évangélisation qui justifie et réglemente l’intégration. Celle-ci prolongeant l’évangélisation doit se faire comme elle par persuasion et consentement. Las Casas militera donc contre l’encomienda qui tente de reproduire une structure féodale européenne qui ne tient aucun compte des réalités indigènes[84] et qui a fait « des Indes un champ de culture pour attentat aux commandements de Dieu, depuis le 5e jusqu’au dernier »[85]. Il plaide contre le déracinement des Indiens, pour le respect des hiérarchies traditionnelles, pour la création de nouvelles communautés qui fixent les nomades et leur permettent de mieux résister à l’abri de leurs institutions : c’est le projet des reducciones (rassemblements) conçu, avant Las Casas, par le dominicain Pedro de Cordoba[86]. Las Casas s’élèvera aussi, bien sûr, contre ceux[87] qui prétendent combattre la paganisme et apporter l’Évangile avec l’épée : c’est « impie et mahométan », dira-t-il. Il réclama pour les religieux le droit de précéder les soldats et de les exclure de leur territoire de mission.[88]
Ce que Las Casas découvrit et défendit in vivo, fut développé, à la même époque, théoriquement par un professeur de l’université de Salamanque : Francisco de Vitoria (1492-1546), dominicain comme Las Casas. S’appuyant également sur saint Thomas, il enseigna que le péché (les sacrifices humains des Aztèques, par exemple) ne fait pas perdre le pouvoir politique, condamne la prise de possession des territoires indiens, l’évangélisation par la force. Mais, plus radical et plus moderne que Las Casas, il conteste l’idée d’un pouvoir temporel universel du pape (le Royaume du Christ n’est pas de ce monde). C’est en vertu de cette idée qu’Alexandre VI s’était cru autorisé à transmettre son pouvoir à la Couronne d’Espagne pour les terres de l’ouest. Dès lors, le pouvoir de l’Empereur sur le reste du monde est illusoire et même, « en admettant que l’empereur soit le maître du monde, il ne pourrait pas, pour autant, occuper les territoires des barbares, ni instituer de nouveaux maîtres, ni déposer les anciens, ni percevoir des impôts. Ceux-là même, en effet, qui attribuent à l’empereur un pouvoir sur le monde, ne disent pas qu’il a sur lui un pouvoir de possession, mais seulement un pouvoir de juridiction. Or ce droit ne l’autorise pas à annexer des provinces à son profit personnel, ni à distribuer, à son gré, des places fortes et même des terres. de ce qui précède, il ressort donc clairement que les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens, en vertu du pouvoir universel de l’empereur »[89]. Vitoria et Las Casas travailleront ensemble à la préparation de la « grande controverse » de Valladolid qui inspira les « lois nouvelles ». Vitoria mort, ses disciples Melchior Cano[90] et Domingo de Soto[91] appuyèrent Las Casas lors de la seconde assemblée (junta) de Valladolid en 1550-1551 qui maintint en vigueur les « lois nouvelles »[92].
La politique américaine de l’Espagne a préservé les Indiens d’un génocide auquel n’ont pas échappé leurs frères d’Amérique du Nord. Certes, l’Amérique latine n’a pas eu, loin s’en faut, le dynamisme économique des États-Unis. Les Indiens étaient trop affaiblis par l’invasion microbienne provoquée par l’arrivée des colons[93] et, selon l’expression de Dumont, « trop protégés »[94]. Il n’empêche qu’en Amérique espagnole, la population reste aujourd’hui encore majoritairement indienne alors qu’au Nord, « l’Indien n’a survécu qu’à dose homéopathique »[95].
Dans le Sud, « ce n’est qu’au XIXe siècle que commencera le vrai servage imposé au peuple indien par la dépossession de ses terres au bénéfice des propriétaires d’haciendas. Mais c’est qu’alors l’indépendance des pays d’Amérique espagnole libérera les capitalistes créoles (ou récemment immigrés) de l’ancien contrôle royal métropolitain, et que le laïcisme triomphant (avec l’aide protestante nord-américaine) dépouillera et démantèlera l’Église inspiratrice, malgré ses faiblesses, de l’ancienne dilection légale à l’égard des Indiens »[96].
Retenons de ce rapide survol historique les protestations en faveur de la liberté religieuse des juifs et des païens et en faveur des pauvres, des faibles, des déracinés, des exploités, des spoliés à l’intérieur d’un ordre qui, dans ses fondements et par sa fin, est essentiellement religieux.
Notons aussi que ce sont des théologiens qui ont fourni les instruments intellectuels nécessaires au juste respect des personnes, de leur conscience et de leurs biens et qui ont parfois veillé à leur mise en œuvre. Ceci n’a rien d’étonnant, le message évangélique y conduisait mais il avait et a encore contre lui le poids des habitudes mondaines. Même le très controversé Ernest Renan[97] a reconnu cet aspect libérateur du message chrétien : « Grâce à Jésus, les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, sont arrivés à constituer un pouvoir nouveau, le pouvoir spirituel »[98].
Il n’y a pas là de « droits de l’homme » au sens moderne du terme, c’est-à-dire, de droits subjectifs au nom desquels des individus s’élèvent contre toutes sortes de tyrannies et de privations. Las Casas demande qu’on rende aux Indiens leurs terres, leurs chefs, leur conscience, ce qui leur est dû objectivement ou mieux ce qui leur appartient, pour qu’ils puissent vivre dignement. Il réclame ce à quoi ils ont droit et non un « droit à » : quand il dit « les droits des Indiens », il entend : « les lois des Indiens »[99]. Il n’empêche qu’il s’appuie sur un principe capital et décisif très aristotélicien mais rétabli par saint Thomas : l’homme est par nature social et capable par sa raison d’organiser cette société[100]. Cette nature et cette capacité sont respectables puisqu’elles sont créées par Dieu et même si elles doivent être évangélisées et « baptisées » pour produire des effets plus riches humainement.
Autrement dit, l’unité de pensée ou de foi dont rêve toute société ne peut s’imposer d’en haut mais doit se construire par le bas, par la conversion libre et personnelle de chaque individu. Cette idée fait son chemin difficilement dans l’histoire car elle semble, dès l’abord, menacer la cohésion et la paix des sociétés. De tout temps, on a considéré la religion ou l’idéologie comme le meilleur ciment social. Et l’idée est juste mais telle qu’elle fut souvent appliquée, elle a engendré souffrances et contestations légitimes. Le « prince » (entendons « le pouvoir politique ») contestera la prétention temporelle universelle du pape mais l’autorité du « prince » qui, sur son domaine, prétend être aussi incontesté que le Pape ou Dieu lui-même, sera en butte à des réclamations d’autonomie.
pouvoirs.
Le sens de la dignité ontologique va inspirer une contestation de l’étendue des pouvoirs.
Dans les principautés de Lotharingie, au cours des XIe et XIIe siècles, au moment où les villes se constituent, apparaît un mouvement d’émancipation communale qui va se traduire par l’établissement de chartes et d’autres documents qui sont des contrats bilatéraux où sont consignés les privilèges ou libertés des communes. Elles restèrent souvent en vigueur jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le prince devait toujours jurer de les observer avant de recevoir le serment de ses sujets et de prendre possession de ses pouvoirs. La plus ancienne est celle de Huy en 1066. On peut citer aussi la grande charte concédée par le Prince-évêque de Liège Albert de Cuyck[101], en 1196, qui énumère avec une grande précision les droits et les devoirs du prince comme ceux des bourgeois. Les chartes des communes flamandes s’inspirèrent de la charte d’Arras. il est intéressant de noter qu’outre les problèmes de justice et de fiscalité, sont reconnues aux habitants du bourg : la liberté de commerce, de mariage, de domicile, de port d’armes et d’usage de la langue maternelle. La garantie de ces libertés était évidemment un élément susceptible d’attirer les gens vers les villes.
Aux XIVe siècle, les luttes sociales se soldèrent par de nouvelles chartes collectives ou provinciales comme celle de Cortenberg (1312), la Charte romane et la Charte wallonne (1314), la Paix de Fexhe en 1316 qui sera la base du droit public liégeois jusqu’au XVIIIe siècle. La charte de la Joyeuse Entrée[102] de 1356 qui « servit de base au droit constitutionnel brabançon jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, stipulait l’indivisibilité du duché et consacrait le partage du pouvoir entre le prince et le pays. Aucune guerre ne pouvait être déclarée, aucun traité signé sans l’assentiment des trois ordres - noblesse, clergé, tiers -, qui votaient en toute indépendance les impôts et la frappe des monnaies et avaient seuls droit aux emplois publics. La liberté individuelle et l’inviolabilité du domicile privé étaient assurés ainsi que le droit de révolte contre le prince, dans l’éventualité où celui-ci violerait ses engagements »[103].
En Angleterre, en 1215 (le 15 juin), les barons imposent la Magna Carta au roi Jean sans Terre. Elle tendait à revitaliser les libertés accordées depuis 1100 par Henri Ier puis par ses successeurs. Elle proclamait la liberté de l’Église et en particulier les élections épiscopales. Imitée à travers l’Europe, elle limite les pouvoirs du roi sur les individus et les corporations. L’article 39 est resté célèbre par sa nouveauté et parce qu’il annonce la Pétition des droits de 1628[104] et l’Habeas corpus de 1679[105] : « Aucun homme libre ne sera arrêté, emprisonné ou privé de ses biens, ou mis hors la loi ou exilé, ou lésé de quelque façon que ce soit. Nous (le roi) n’irons pas à l’encontre de cet homme libre, Nous n’enverrons personne contre lui, sauf en vertu d’un jugement légal de ses pairs, conformément à la loi du pays »[106]. L’article 61 accordait un véritable droit à l’insurrection si le prince ne respectait pas ses promesses. on peut dire que c’est en vertu de cet article que Jean sans Terre fut déposé (1216) puisque dès le 24 août 1215, il était parvenu à obtenir du pape Innocent III l’annulation de cette charte[107]. Après la mort de Jean sans Terre (1216) elle fut remaniée et confirmée en 1225 par Henri III.
En 1689, après la révolution de 1688 qui renversa Jacques II, le Bill of Rights est imposé à Guillaume III d’Orange et à son épouse Marie II. Cette déclaration reconnaissait au Parlement « le droit de se réunir à son gré, de voter l’impôt, de veiller à l’exécution des lois, et aux citoyens le droit d’élire leurs représentants et d’être jugés par des jurys »[108].
Toutes ces chartes et déclarations s’inscrivent dans des situations précises et concrètes. Elles ont une portée limitée et répondent à des besoins, à des revendications. Elles ont souvent pour but de limiter un pouvoir supérieur jugé arbitraire. Il n’y a pas de contestation de l’ordre religieux et beaucoup d’entre elles sont approuvées par les dignitaires ecclésiastiques locaux. Elles traduisent les désirs d’une société et témoignent d’un esprit revendicatif et ont sans doute progressivement contribué à élargir et renforcer cette mentalité.
Comme saint Grégoire le Grand ou Las Casas, les bourgeois, les barons et les parlementaires réagissent contre des abus. De même, encore, la Déclaration du clergé de France, ou Déclaration en quatre articles (1682) proteste contre les abus de la papauté[109].
Par contre, ce qui sépare saint Grégoire et Las casas des bourgeois, barons, parlementaires et représentants de l’Église de France au XVIIe siècle, c’est que les deux premiers revendiquent une justice pour les autres en fonction de biens objectifs alors que les seconds revendiquent en leur nom propre et réclament pour eux un certain nombre de biens. Le problème est de savoir si ces biens sont purement subjectifs ou s’ils correspondent à des besoins essentiels de la nature humaine.
A ce point de vue, l’apport de la pensée de saint Thomas a été décisif. A partir de la nature humaine, elle établit l’objectivité d’un certains nombre de biens nécessaires à l’homme et qui sont en même temps l’objet d’une inclination de l’homme. L’homme en ressent, dans sa subjectivité, le besoin. Est « droit » (non tordu) ce qui est bon en soi. Ce bien qui le constitue, le construit personnellement et socialement, l’homme est capable de le rechercher et de l’atteindre à condition que liberté lui soit laissée de le faire.
De ce droit naturel s’inspirera un droit positif qui établit un certain nombre de lois particulières et concrètes en fonction des circonstances toujours mouvantes où l’action des hommes s’inscrit. L’essentiel est que les « droits premiers » restent saufs lorsqu’ils sont impliqués dans une décision.
Dans tout ce qui précède, on peut voir la défense de droits »subjectifs« dans la mesure où leur exercice est nécessaire au sujet pour être sujet. Mais nous allons voir apparaître des droits « subjectifs » qui sont des revendications pures et simples du sujet hors de toute nécessité.
Alors que dans la conception traditionnelle, un ensemble de droits découlaient de la dignité ontologique de l’homme comme autant de conditions indispensables à son complet épanouissement (« au nom de ma dignité, je réclame… »), va surgir progressivement une autre vision de la dignité humaine qui n’est plus première ou donnée mais qui se conquiert au gré des droits exigés par un sujet qui est son propre et unique créateur[110] : « je réclame contre le pouvoir -et plus simplement contre l’étendue du pouvoir- des libertés qui assureront ma dignité ».
Le problème va se poser, pour la conscience chrétienne, lorsque, indépendamment de la loi naturelle, l’homme va considérer de son propre chef et comme bien ce à quoi il aspire et tout ce à quoi il aspire. Nous entrons dans une conception strictement subjective ou d’une conception consensuelle. La volonté humaine ou le contrat social qui en découle peut coïncider avec le bien objectif de l’homme mais ce n’est qu’accidentellement. La revendication du sujet (moi, je) se traduira, dans tous les cas semble-t-il, dans un langage objectif (l’homme a droit à) qui renforce la confusion que le mot droit contient déjà. Dans la réalité, nous verrons que la notion de ce qui est « droit » peut s’élargir et varier à l’infini. Autrement dit encore, tout le droit devient positif. Même s’il se pare du langage-masque du droit naturel, il ne s’y réfère pas ou peu. d’où vient cette tendance subjective ? Elle est inscrite dans la réaction compréhensive à l’abus mais elle va être systématisée, conceptualisée par divers courants de pensée.[111]
Les prophètes d’un nouveau monde
Certaines tendances extrémistes issues du protestantisme ont nourri cette tendance relativement libertaire.
Nous avons déjà rapidement évoqué les anabaptistes[112] qui, au nom de la seule foi, rejetaient le baptême des enfants mais aussi l’autorité de la Bible. Ils refusent tout intermédiaire extérieur entre Dieu et le croyant. Sûrs de la proximité de la fin du monde et du règne de l’Esprit dans l’égalité et la fraternité, ils luttèrent contre toute forme d’organisation et fomentèrent au XVIe siècle des révoltes anti-ecclésiastiques et politiques violentes qui leur valut l’opposition farouche de Luther, de Zwingli[113] aussi bien que des catholiques[114].
Nettement plus modérés sont les Quakers de George Fox[115]. Ils refusent aussi l’autorité des Églises et même de la Bible. Sans culte, sans sacrements, sans ministres, ils prétendent se laisser conduire par le seul Esprit-Saint. A la différence des anabaptistes, ils sont objecteurs de conscience et sont d’ardents défenseurs des libertés et de l’égalité entre les hommes. Persécutés en Angleterre, ils ont émigrés aux États-Unis où William Penn[116] fonda en 1682 la colonie de Pennsylvanie qui se dota d’une constitution qui ne fut pas sans influence sur la Constitution américaine, le siècle suivant[117].
Sur le plan religieux et politique, les puritains jouèrent un rôle important. John Cnox[118], après un exil à Genève, joua un rôle essentiel dans l’établissement de l’Église protestante d’Ecosse. A la recherche de la religion la plus pure, adversaire de la monarchie, il obtint du parlement le rejet de l’autorité pontificale et l’interdiction, sous peine de mort, du culte catholique[119]. Persécutés, les puritains émigrèrent sur la côte Est des États-Unis[120]
Sur le terrain politique, il faut évoquer les niveleurs (levellers) de John Lilburne[121] . Opposés à la monarchie, ils prônent un large suffrage universel masculin[122], la tolérance religieuse. Ils défendent les libertés civiles, cherchent à imposer l’exercice de la souveraineté par le peuple. Ainsi, dans l’armée, ils feront admettre, un temps[123], que dans les conseils, les simples soldats aient voix au chapitre comme les officiers. Ils eurent une certaine influence sur les Quakers[124].
Des philosophes[125] contribuèrent aussi largement è imposer l’idée d’un sujet unique source des droits
Ainsi, Thomas Hobbes[126] écrit-il dans son Léviathan (1651) : « Le droit naturel que les écrivains ont l’habitude de nommer jus naturale, est la liberté que possède tout homme d’user de son pouvoir propre comme il veut lui-même en vue de la préservation de sa propre nature, c’est-à-dire de sa propre vie ; par conséquent de faire tout ce que, de son propre jugement, et par sa raison naturelle, il imagine en fait de moyens les plus efficients ». Originellement, c’est-à-dire à l’« état de nature », l’homme est mû uniquement par l’intérêt personnel, ne cherche que son bien propre et a droit à tout ce qu’il juge utile pour lui. L’homme n’est donc pas pour ce philosophe naturellement social. Au contraire, il est en état de guerre avec les autres hommes. La seule loi est celle du plus fort. Pour échapper à cet état misérable, la raison demande la paix qui ne peut s’obtenir que par un contrat qui constitue la société et qui exige que chacun renonce à son droit sur toutes choses. Ce sont les lois ou plus exactement le « prince » qui fait les lois qui déterminera le bien et le mal et qui détiendra même l’autorité suprême dans le domaine religieux. Ainsi passe-t-on d’une conception libertaire de l’homme à une conception totalitaire de la société.
John Locke[127], lui, imaginera un système libéral sur la même conception mythique d’un homme qui a tous les droits[128] et qui décide d’entrer en société par un contrat qui garantit tous ses droits hormis celui de coercition ou de punition. Nous retrouverons, bien sûr, cette conception, chez J.-J. Rousseau[129], d’un homme originel, absolument libre et solitaire, qui décide de passer à l’état de société par contrat. Cette vision d’un homme qui n’est pas naturellement social, est contraire à tout ce que la philosophie a prétendu depuis Aristote et à toutes les recherches scientifiques sur l’homme primitif. Elle est lourde de conséquences au point de vue du droit. Celui-ci n’est plus relié à Dieu ni déduit de la loi naturelle que le Créateur a inscrite dans sa créature, le droit « nouveau » que Hobbes appelle encore jus naturale est « déploiement de l’action libre de l’individu qu’aucune loi ne vient entraver : émanation du sujet même, authentique droit subjectif »[130]. Liberté illimitée, absolue qui « ne souffre de limite que de l’intérieur, de la Raison subjective de l’individu » (le besoin de paix)[131]. La société (issue d’un contrat) est le produit de la volonté humaine. « Il suit de là, écrit Maritain[132], que la société n’a pas pour premier auteur Dieu auteur de l’ordre naturel, mais la volonté de l’homme, et que la génération du droit civil est la destruction du droit naturel…. » . En fait, quand Hobbes et ses successeurs emploient le mot « nature », c’est dans un sens différent de celui que nous avons précisé précédemment. Saint Thomas déjà avait souligné ce phénomène : « Une chose est dite de droit naturel de deux façons : d’une part, parce que la nature y incline, par exemple: « Il ne faut pas être injuste envers autrui ». d’autre part, parce que la nature ne suggère pas le contraire : ainsi pourrions-nous dire qu’il est de droit naturel que l’homme soit nu, parce que la nature ne l’a pas doté de vêtement ; c’est l’art qui l’a découvert. C’est précisément de la sorte que « la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous[133] »_ sont dites de droit naturel : en ce sens que la distinction des possessions et la dépendance ne sont pas imposées par la nature, mais par la raison des hommes pour l’utilité de la vie humaine »[134]. Dans ce passage, comme l’a très bien vu Maritain[135], on remarque que « le mot « nature » peut être pris au sens métaphysique d’« essence » comportant une certaine finalité. Est naturel alors ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l’essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique et en définitive par l’auteur de l’être. Et il peut être pris au sens matériel d’« état primitif » donné en fait. Est naturel alors ce qui se trouve exister de fait avant tout développement dû à l’intelligence »[136].
C’est cet « état primitif » qui ne correspond à aucune réalité observée, que Hobbes et Rousseau prennent comme point de départ.[137]
Cette vision très individualiste (l’homme n’est pas naturellement -à l’origine - social mais bon) et libertaire ( la liberté de l’homme - à l’origine - est totale) va inspirer les premières grandes déclarations de la fin du XVIIIe siècle.
La Déclaration d’indépendance des États-Unis (4-7-1776) rédigée par Thomas Jefferson (1743-1826)[138] est intéressante à ce point de vue. Elle est essentiellement inspirée par la volonté particulière des anciennes colonies anglaises de se séparer du Royaume Uni, mais elle veut se référer néanmoins à des droits « naturels », universels. Dans l’introduction on peut lire : « Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur »[139].
La fin et donc la justification du pouvoir politique sont clairement affirmées : c’est la garantie des droits « naturels » inaliénables puisqu’inscrits par le Créateur dans sa créature. Les droits inaliénables étant saufs, la forme de gouvernement, elle, dépend de la volonté des hommes (ce raisonnement tout schématique et orienté qu’il soit, nous le verrons, n’est pas faux). Notons toutefois que l’énumération des droits « fondamentaux » est très courte sans doute, dira-t-on, dans la mesure où ce texte a pour objectif premier de justifier la séparation entre les futurs États-Unis et l’ancienne métropole en fonction notamment de la politique fiscale unilatérale de la Grande-Bretagne mais leur formulation est néanmoins très significative. Même si le Créateur est invoqué, on ne peut s’empêcher d’entrevoir un « état primitif » mythique seule source des droits. L’égalité dans laquelle l’homme a été créé, est-elle égalité quant à l’essence ou égalité quant à l’état ? On peut se poser la question dans la mesure où, par exemple, Rousseau les confond. Si le droit à la vie correspond bien à un droit objectif, ne risquons-nous pas de sombrer en pleine subjectivité avec le droit à la liberté[140] et à la recherche du bonheur ? L’absence de précisions ou de nuances laisse la porte ouverte à toutes les interprétations et en tout cas suggère un droit illimité. Mais on se rappellera que, pour Alexis de Tocqueville (1805-1859)[141], si la démocratie américaine est parvenue à éviter les dangers qui menacent de tels systèmes, l’anarchie ou l’étatisme, c’est grâce à une forte imprégnation morale héritée du protestantisme. (puritanisme) Notons que la Déclaration américaine n’a soulevé aucune objection à Rome. Les catholiques américains y ont souscrit et s’y sont référés pour que leurs droits civiques et religieux soient réellement respectés dans certains états.
On sait que cette déclaration n’a soulevé aucune objection à Rome et que les catholiques américains s’y sont référés pour que leurs droits civiques et religieux soient respectés. Elle a eu une énorme influence sur les mouvements de libération en Amérique latine mais n’a qu’un peu inspiré les révolutionnaires français dans un contexte très différent.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en août 1789 sera l’objet de nombreuses critiques alors que les textes anglais et américains n’ont guère suscité d’inquiétude doctrinale. Ainsi, L’archevêque de Baltimore John Carroll qui fut un patriote engagé aux côtés de Benjamin Franklin, très attaché à l’application de la Déclaration notamment en ce qui concerne la liberté religieuse, détesta la révolution française[142].
Dès 1790, en Angleterre, l’homme politique et philosophe Edmund Burke (1728-1797) publie ses Réflexions sur la révolution française. Ce témoignage est intéressant car ce libéral s’était montré favorable aux revendications américaines. Partisan de la révolution anglaise de 1688 et persuadé que le fondement d’une société doit être contractuel, il n’en porte pas moins un jugement sévère sur la révolution française qu’il oppose à la révolution anglaise de 1688. En particulier, il reproche aux « droits de l’homme » d’être purement théoriques, abstraits et intemporels alors que les réformes doivent tenir compte des réalités concrètes et particulières qui sont le produit d’une histoire.
Karl Marx (1818-1883) dans La question juive[143] leur reprochera d’être des droits individuels et, en somme, l’expression d’une classe : la bourgeoisie[144]. Cette critique sera reprise par M. Villey qui montre que déjà chez Locke comme plus tard dans le texte de la déclaration française, c’est le droit de la bourgeoisie qui est proclamé[145]. Même remarque chez M. Schooyans : avant celle de 1948, les déclarations « portent toutes sur des droits fondamentaux, certes, mais qui sont proclamés, concrètement, au bénéfice d’un groupe particulier : noblesse ou bourgeoisie par exemple » [146].
Si on en doutait, il suffirait de voir comment la Déclaration a été appliquée dans le domaine économique et social. Le Décret du baron d’Allarde, le 17-3-1791, établit un impôt « sur ceux qui débitent les productions ou les marchandises » : la patente. Il s’agit d’une avance, reconnaît d’Allarde lui-même, que le producteur fera payer au consommateur. Le décret lie le vote de cet impôt à l’abolition des jurandes et des maîtrises[147] puisque les privilèges sont abolis et déclare que cette abolition est « un grand bienfait pour l’industrie et le commerce ».
Dans le même esprit, trois mois plus tard, le 14-6-1791, est édictée la loi Le Chapelier[148]. La grève est désormais interdite et toute association ou coalition d’ouvriers ou de patrons est déclarée illégale. Ces derniers, vu leur petit nombre, pouvaient toujours s’entendre secrètement et ne souffrirent guère de cette loi mais elle laissa la classe ouvrière durant tout le XIXe siècle désarmée face au capitalisme[149].
Notons aussi que la déclaration américaine reconnaît que c’est Dieu qui a doué l’homme des droits cités, la française cite Dieu déguisé sous l’appellation Etre suprême comme simple témoin de la reconnaissance des droits par l’assemblée des représentants du peuple : « L’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence de l’Etre suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen… ».[150]
Toutefois, ce n’est pas la Déclaration (26-8) qui provoqua la réaction du pape Pie VI[151], ni la suppression de la dîme ecclésiastique (4-8)[152], ni la nationalisation des biens du clergé (2-11-1789), ni la suppression des vœux monastiques (12-2-1790) mais la Constitution civile du clergé votée le 12 juillet 1790 et sanctionnée par le roi le 24 août[153]. Elle vise à séparer l’Église de France du Saint-Siège : évêques et prêtres élus par les assemblées électorales, devenaient fonctionnaires salariés, les diocèses étaient redessinés. Durant la préparation de cette constitution marquée à la fois par le gallicanisme latent et la pratique démocratique, le Saint Père avait envoyé des brefs à certains prélats et au Roi pour les mettre en garde. Le 10 juillet 1790 notamment, il prévient le Roi : « Si vous approuvez les décrets relatifs au clergé, vous entraînez par cela même votre nation entière dans l’erreur, le royaume dans le schisme, et vous allumez peut-être une guerre de religion. »[154] 17-8-90: « Il appartient à l’Église seule, à l’exclusion de toute assemblée purement politique, de statuer sur les choses spirituelles ». d’autres admonestations restèrent sans effet alors que le pouvoir commençait à appliquer les nouvelles lois. Après avoir reçu l’Exposition des principes (10 octobre 1790) signée par 110 évêques français qui expriment leurs craintes et sollicitent l’avis du Saint Père, après avoir soumis cette Constitution à une congrégation, Pie VI envoie aux prélats de France le bref Quod aliquantum le 10 mars 1791 où il leur demande, à son tour, leur avis et où il développe un certain nombre de critiques. Celles-ci seront confirmées le 13 avril 1791 par le bref Caritas qui, sur l’avis d’une commission cardinalice réunie 3 fois, « condamne formellement comme schismatique et hérétique la constitution, casse et annule toutes les élections épiscopales faites sans son consentement, suspend les prélats consécrateurs, annule les nouvelles délimitations des diocèses, menace d’excommunication les intrus. »[155] La bulle Auctorem fidei condamnera officiellement la constitution civile du clergé. C’est donc la liberté de l’Église qui préoccupe d’abord et légitimement Pie VI. Il voit dans la constitution et dans le serment qu’on réclame des prêtres pour appliquer les décrets une attaque contre la religion catholique. L’intention du pape « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer, serait renouveler une calomnie… »[156]. Mais il critique au passage, parce qu’ils touchent à la sociabilité et in fine à la religion, sans citer le document, les articles 10 et 11 de la déclaration[157] : « … on établit comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ; droit monstrueux, qui paraît cependant à l’assemblée résulter de l’égalité et de la liberté naturelles à tous les hommes. Mais que pouvait-il y avoir de plus insensé, que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui semble étouffer la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme, et le seul qui le distingue des animaux ? »[158]
Alors que la Déclaration ne reconnaît comme limite à la liberté que la loi, le pape lui rappelle que la première limite à la liberté est la raison même de l’homme et, par elle, sous-entendu, la vérité et en particulier la détermination du bien et du mal : « Dieu après avoir créé l’homme, après l’avoir établi dans un lieu de délices, ne le menaça-t-il pas de la mort s’il mangeait du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal ? Et par cette première défense ne mit-il pas des bornes à sa liberté ? Lorsque dans la suite sa désobéissance l’eut rendu coupable, ne lui imposa-t-il pas de nouvelles obligations par l’organe de Moïse ? et quoiqu’il eût laissé à son libre arbitre le pouvoir de se déterminer pour le bien ou pour le mal, ne l’environna-t-il pas de préceptes et de commandements, qui pouvaient le sauver s’il voulait les accomplir ?'.(Ecclésiastique 15, 15-16). » Le pape souligne donc une incompatibilité entre la liberté proclamée et les 10 paroles divines.
De même, il montre que la vision nouvelle trahit la nature de la société telle que Dieu l’a conçue. C’est à la raison de nouveau que le pape emprunte un autre argument contre cette égalité et cette liberté effrénée qui fait de l’homme une « monade isolée, repliée sur elle-même » comme l’écrivait Marx[159]. Pie VI semble avoir perçu la racine de mal contemporain grandissant : l’individualisme. L’homme n’est-il pas naturellement social et donc soumis dès l’enfance à des supérieurs, puis à des lois qui régissent cette société ? Dès lors, l’égalité et la liberté proclamées ne sont que « des chimères et des mots vides de sens » mais qui portent préjudice à la religion et à l’autorité civile.: « Peut-on […] ignorer que l’homme n’a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables ? car telle est la faiblesse de la nature, que les hommes, pour se conserver, ont besoin du secours mutuel les uns des autres ; et voilà pourquoi Dieu leur a donné la raison et l’usage de la parole, pour les mettre en état de réclamer l’assistance d’autrui, et de secourir à leur tour ceux qui imploreraient leur appui. C’est donc la nature elle-même qui a rapproché les hommes et les a réunis en société ; en outre, puisque l’usage que l’homme doit faire de sa raison consiste essentiellement à reconnaître son souverain Auteur, à l’honorer, à l’admirer, à lui rapporter sa personne et tout son être ; puisque dès l’enfance, il faut qu’il soit soumis à ceux qui ont sur lui la supériorité de l’âge ; qu’il se laisse gouverner et instruire par leurs leçons ; qu’il apprenne d’eux à régler sa vie d’après les lois de la raison, de la société et de la religion […] ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une association civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. […] et ce n’est pas tant du contrat social[160] que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. »[161]
Ferme et net dans la défense des droits de l’Église et de la foi, Pie VI qui, au début de son pontificat avait évoqué les progrès de l’athéisme (encyclique Inscrutabili divinae sapientiae, 25-12-1775), a-t-il mesuré l’ampleur de l’offensive politique et philosophique qui agite l’Europe entière durant ce siècle ni l’impact social de la révolution ? En effet, toute l’Europe est en proie à des courants de pensée qui mette en question l’Église, sa doctrine et son chef : les plus célèbres sont le despotisme éclairé[162] et le jansénisme[163] qui influencèrent peu ou prou des conceptions concordantes: fébronianisme[164] , joséphisme en Allemagne et aux Pays-Bas[165], ricciisme[166]en Italie, despotisme éclairé en Prusse et en Russie, anticléricalisme maçonnique au Portugal (pombalisme[167]), en Italie, en Espagne, carbonarisme[168] à Naples, léopoldisme en Autriche, Bohême, Hongrie, Toscane[169]. Tous les gouvernements pratiquent le régalisme[170]. Les souverains rêvent de mettre sous leur autorité une église nationale aussi indépendante que possible de Rome. Dans ces remous intellectuels et religieux, la papauté se montre relativement faible. En témoigne la suppression de la Compagnie de Jésus décidée par Clément XIV (bref Dominus ac redemptor) et poursuivie par ses successeurs. Un autre élément a semble-t-il, affaibli la position des souverains pontifes de l’époque, c’est leur pouvoir temporel étendu à de nombreux territoires en Italie et hors de l’Italie qui seront la proie facile des conquêtes des armées de la révolution et de Bonaparte.
De Pie VI à Pie IX, les papes héritiers d’une Rome terne et affaiblie au XVIIIe siècle ont été confrontés à l’éloignement parfois même doctrinal des églises nationales, Ils ont constaté les dégâts civils et religieux des révolutions à travers l’Europe et en particulier les attaques féroces et sanglantes contre l’Église et les croyants. Ils se sont vus menacés dans leurs biens (États pontificaux) et dans leur vie. Ils n’avaient sans doute ni l’indépendance d’esprit ni les instruments intellectuels nécessaires pour une juste et pertinente réaction. On peut ainsi regretter que l’analyse des proclamation, déclarations et constitutions présentant les libertés n’ait pas été plus profonde car, comme nous le verrons plus loin, elles présentent de nombreuses lacunes dans la présentation d’un certain nombre de droits dont la valeur est indiscutable.
En définitive le choc de la révolution et de l’impérialisme napoléonien sera salutaire à l’Église qui va très vite retrouver sa vigueur et sa fidélité doctrinale.
Pie VII (pape de 1800 à 1823) rétablit la Compagnie de Jésus en 1814 par la Constitution Sollicitudo omnium Ecclesiarum et tenta de réorganiser l’Église par des concordats plus ou moins heureux pour améliorer le sort des catholiques en Europe et de reconstituer les États pontificaux. Comme son prédécesseur, il s’inquiète de l’influence des libertés de cultes, de conscience et de presse sur la foi catholique car, écrit-il, « on confond la vérité avec l’erreur, et l’on met au rang des sectes hérétiques et même de la perfidie judaïque, l’Epouse sainte et immaculée du Christ hors de laquelle il ne peut y avoir de salut »[171].
Léon XII (pape de 1823 à 1829) continua à défendre le sort des catholiques en Europe. Il va également réagir aux idées philosophiques du temps avec l’encyclique Ubi Primum (5-5-1824) contre l’indifférentisme en matière de religion et la constitution Quo graviora mala (13-5-1825) contre la secte des francs-maçons. Pie VIII (pape de 1829 à 1830) vécut trop peu de temps.
C’est Grégoire XVI (pape de 1831 à 1846), qui va, solennellement, dans l’encyclique Mirari vos de 1832, reprendre et développer les critiques ponctuelles de ses prédécesseurs contre les libertés révolutionnaires[172]. « Une des causes les plus fécondes de tous ces malheurs de l’Église, c’est l’indifférentisme, c’est à savoir cette funeste opinion qui professe que toutes les croyances sont bonnes pour le salut éternel, à condition que les mœurs soient réglées selon la justice et l’honnêteté. C’est de cette source corrompue que dérive l’opinion absurde et erronée d’après laquelle il faut affirmer et revendiquer pour n’importe qui la liberté de conscience. A cette erreur pestilentielle, la voie est préparée par la liberté d’opinion, pleine et immodérée, qui progresse au grand détriment de la société civile et ecclésiastique, et que plusieurs néanmoins, avec une souveraine impudence, prétendent mettre au service de la religion. C’est au même but que tend cette abominable liberté de la presse, qu’on ne saurait assez exécrer et détester, et que certains prétendent réclamer et promouvoir avec tant d’audace…. Ayant appris que cette liberté impudente de la presse ébranle la fidélité due aux princes et allume partout les flambeaux de la rébellion, nous engageons les évêques à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel…. Il est bien clair que l’union des deux pouvoirs, qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique, est partiellement redoutée par les partisans de cette impudente liberté dont il a été parlé plus haut. »
Le ton est rude et la pensée sans nuances : le rapport liberté-vérité est mal présenté, l’obéissance à César simplifiée et, à la séparation des pouvoirs, le pape oppose, sans préciser, l’union des pouvoirs. Ce sont là des maladresses, de notre point de vue, mais, vu l’époque et ses troubles qui menaçaient le Saint Siège lui-même, il était peut-être difficile de faire mieux[173].
C’est dans la même ligne que Pie IX (pape de 1846 à 1878) publia l’encyclique Quanta cura (8 décembre 1864)[174]. Il oppose le droit de l’Église à certains droits « modernes » présentés comme anticatholiques et qui sont proclamés en opposition avec l’« éternelle loi naturelle » et la « droite raison ». Ainsi, fustige-t-il, à la suite de Grégoire XVI, la liberté de conscience et des cultes par la quelle « les citoyens ont droit à l’entière liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions quelles qu’elles soient, par les moyens de la parole, de l’imprimé ou toute autre méthode sans que l’autorité civile ni ecclésiastique puisse lui imposer une limite ». C’est ce « sans limite » qui est contestable. la constitution Dignitatis humanae rappellera les « justes limites » (n°2) de l’ordre public juste » (n°3 et 4), le respect « du bien commun » (n°6), « selon les règles juridiques, conformes à l’ordre moral objectif » (n°7), le devoir de chercher la vérité et, une fois qu’elle est connue, de l’embrasser et de lui être fidèle (n°1 et 3). La liberté est ainsi mesurée par le bien et le vrai[175]. C’est très exactement ce que disait Pie IX en citant le pape saint Innocent I (pape de 401 à 417) : « il n’y a rien de plus mortel, rien qui nous précipite autant dans le malheur, nous expose autant à tous les dangers, que de penser qu’il nous peut suffire d’avoir reçu le libre-arbitre en naissant ; sans avoir à rien demander de plus à dieu ; c’est-à-dire, qu’oubliant notre Créateur, nous renions son pouvoir sur nous pour manifester notre liberté »[176].
Le pape ne peut non plus admettre que les droits des parents, le droit d’instruction et d’éducation « découlent et dépendent » de la loi civile seule dans la mesure où la famille est, selon la raison même, antérieure à l’État et tributaire d’abord d’un droit naturel que la loi civile doit respecter. La Déclaration sur l’éducation chrétienne dira clairement: « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs » (n°3).
Par ailleurs, Pie IX défend la liberté de l’Église contestée par des pouvoirs civils qui prétendent se soumettre, en maints domaines, le pouvoir ecclésiastique. Le concile Vatican II a réaffirmé avec force la liberté de l’Église, « sacrée » dit le n°13 qu’il faudrait citer en entier.
Reste l’épineuse et capitale question de la distinction des pouvoirs qui n’est peut-être pas suffisamment précisée dans ce texte, pas plus que dans bien des textes précédents. Pie IX s’insurge contre la séparation des pouvoirs (conformément à la doctrine constante de l’Église) au nom de la nécessité de ce qu’il appelle une « mutuelle alliance » et « concorde ». Il est bien entendu que ces mots ne peuvent cacher une confusion de pouvoirs légitimement crainte et dénoncée par les sociétés civiles de l’époque. De nouveau, la possession et la défense des États pontificaux entretiennent l’ambigüité. A ce point de vue, la perte de ces États et la réduction à l’État du Vatican actuel seront une très bonne chose[177].
En somme, l’attitude de l’Église, de Pie VI à Pie IX peut paraître défensive. Mais l’opposition de l’Église s’est concentrée sur les libertés d’expression et de conscience car elles pouvaient entrer en conflit avec la volonté de Dieu. Il est d’ailleurs apparu progressivement que la proclamation de 1798, reprise dans les textes constitutionnels ultérieurs avait bien des intentions et des effets antireligieux.
\e. L’affirmation des droits : la force suspecte devient libératrice
Le pontificat de Léon XIII (pape de 1878-1903) marque un tournant important dans l’histoire de l’Église. Non pas que les principes aient changé mais du fait que Léon XIII va repenser en profondeur la stratégie de l’Église vis-à-vis des « choses nouvelles ».
d’une part, pour le problème qui nous concerne ici, il définira clairement, avec une rigueur très philosophique ce qu’est la liberté dans l’encyclique Libertas praestantissimum (1888) et montrera son lien nécessaire avec la vérité : « La liberté, bien excellent de la nature et apanage exclusif des êtres doués d’intelligence, confère à l’homme une dignité en vertu de laquelle il est laissé entre les mains de son conseil (Si 15, 14) et devient le maître de ses actes. ». C’est en fonction de cette relation que le pape fera de nouveau, comme ses prédécesseurs la critique des libertés « dites modernes » (cultes, expression, enseignement, conscience) qui veulent faire fi des vérités surnaturelle et naturelle mais, cette fois, « distinguant en elles le bien de ce qui lui est contraire, Nous avons en même temps établi que tout ce que ces libertés contiennent de bon est aussi ancien que la vérité, et que l’Église l’a toujours approuvé avec empressement et l’a admis effectivement dans la pratique. »[178]
De plus, conscient « du poids accablant de la faiblesse humaine » et sachant, à son époque, « à quelles conditions de vie sont soumis…hommes et choses », le pape déclare que l’Église « tout en n’accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, (…) ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont le pouvoir public croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir ou à conserver »[179]. La tolérance chrétienne n’est donc pas une tolérance doctrinale mais pratique qui tient compte et des personnes et des circonstances.
d’autre part, dans l’encyclique Rerum novarum (1891), face aux menaces politiques, économiques et sociales que les doctrines nouvelles (socialisme et libéralisme), rappellera, par exemple, les « devoirs mutuels » des ouvriers et des patrons mais affirmera que « les droits doivent partout être religieusement respectés ». Il citera : « le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d’en user comme bon lui semblera », le droit au juste salaire et à l’épargne, le « droit de propriété mobilière et immobilière » et ses limites, « le droit naturel et primordial de tout homme au mariage » et à la procréation ; il parlera de l’attribution à la famille de « certains droits et devoirs absolument indépendants de l’État » ; le « droit à l’existence », au travail, aux secours publics en cas de nécessité, au respect de son corps et de sa vie religieuse qui doit être primordiale, à l’instruction religieuse, à un environnement moral sain, au repos. Sont aussi envisagées les droits particuliers de la femme et de l’enfant et la nécessité des associations[180], etc..
Alors que 1789 proclamait les droits d’un individu et que la Constitution du 3 septembre 1791 proclamait qu’« il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers »[181], l’encyclique rappelle des droits sociaux et familiaux fondamentaux.
Pie XI (pape de 1922 à 1939) reprendra tout cela dans Quadragesimo anno (1931) en l’adaptant aux circonstances nouvelles, quarante ans après Rerum novarum. Mais il faut noter, dans l’enseignement de ce pape, deux points très importants qui marqueront désormais l’enseignement de l’Église.
Tout d’abord, le Souverain Pontife note la convergence de certaines mesures ou aspirations avec l’enseignement de l’Église : « …les hommes d’État… ont adopté un grand nombre de dispositions en tel accord avec les principes et les directives de Léon XIII qu’il semble qu’on les en ait expressément tirées ». Et plus loin, à propos du socialisme, il écrit : « On dirait que le socialisme, effrayé par ses propres principes et par les conséquences qu’en tire le communisme, se tourne vers les doctrines de la vérité chrétienne et, pour ainsi dire, se rapproche d’elles : on ne peut nier, en effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens ». L’Église, aura de plus en plus tendance, et Gaudium et spes consacrera cette perspective, à montrer que les aspirations des hommes ce temps, leurs revendications les plus profondes et manifestes, trouveront en réalité dans le message chrétien leur vraie satisfaction. Une manière de dire que les droits subjectifs les plus vivement ressentis correspondent à un certains nombre de valeurs ou de droits objectifs qui sont inscrits dans la nature humaine telle que Dieu l’a voulue et restaurée dans son Fils.
Deuxièmement, comme Léon XIII face à l’injustice sociale engendrée par le capitalisme libéral, Pie XI protestera contre l’injustice politique au nom des droits de la personne. La disparition de la chrétienté sous les coups de la pensée révolutionnaire a livré l’Europe et puis le monde à des idéologies destructrices. Le libéralisme avait disloqué les sociétés, le communisme, le fascisme et le nazisme entreprirent de recréer un ordre totalitaire[182]. Dans Non abbiamo bisogno (1931), Pie XI parlera des « droits sacrés et inviolables des âmes et de l’Église » et de son combat pour « la liberté des consciences » et il précisera: « non pas (comme certains, par inadvertance peut-être, Nous l’ont fait dire) pour la liberté de conscience, manière de parler équivoque et trop souvent utilisée pour signifier l’absolue indépendance de la conscience, chose absurde en une âme créée et rachetée par Dieu ». Mit brennender Sorge (1937) dira du nazisme que « dans la vie nationale, il méconnaît, par l’amalgame qu’il fait des considérations de droit et d’utilité[183], le fait fondamental, que l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger ». Divini Redemptoris (1937), rappellera les « prérogatives » (DR) dont Dieu a doté les hommes : « le droit à la vie, à l’intégrité du corps, aux moyens nécessaires à l’existence ; le droit de tendre à sa fin dernière dans la voie tracée par Dieu ; le droit d’association, de propriété, et le droit d’user de cette propriété »
Confronté aussi à l’oubli de Dieu dans les sociétés, au retour du paganisme et à l’installation de régimes où l’État se substitue au Tout-Puissant, Pie XII (pape de 1939 à 1958) rappelle dans l’Encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939) que « là où l’on revendique une autonomie fondée seulement sur une morale utilitaire, le droit humain lui-même perd justement dans ses applications les plus onéreuses l’autorité morale qui lui est nécessaire, comme condition essentielle, pour être reconnu et pour postuler même des sacrifices ». Il rappellera également que le Créateur a donné à l’homme et à la famille, par nature antérieurs à l’État, « des forces et des droits ». Au cœur de la guerre, le Saint Père énumérera dans son radio-message de Noël 1942 Con sempre les conditions d’une véritable paix qui ne peut se construire que sur le respect des « droits fondamentaux de la personne » mais aussi des droits de la famille, du travailleur et du citoyen, dans la mesure où « à travers tous les changements et toutes les transformations, la fin de toute vie sociale reste identique, sacrée, obligatoire : le développement des valeurs personnelles de l’homme en tant qu’il est image de Dieu ». L’homme, dira-t-il ailleurs, est « une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables d’où dérive et où tend toute sa vie sociale »[184].
d’une certaine manière, on peut considérer que l’encyclique Pacem in terris (1963) sera l’amplification de cette doctrine. En effet, la première partie du document s’ouvre sur une référence à l’enseignement de Pie XII avant de développer « une suite de droits de nature » (n° 12-29).
On sait depuis comment Jean-Paul II s’est fait vraiment aux yeux du monde entier le champion des droits de l’homme qui sont devenus le thème majeur de tout son enseignement social[185].
Ainsi donc, l’Église s’est progressivement rendu compte que la défense des droits de l’homme importait à sa mission face à l’envahissement du pouvoir temporel qui empiétait sur ses prérogatives, face à une laïcité agressive qui retreignait la liberté scolaire et face aux diverses formes de totalitarisme qui font fi de la dignité, de l’identité et de la vie humaines.[186]
On comprendra aisément, vu toutes les prises de position qui précèdent, que cette Déclaration ne posa pas les mêmes problèmes à la conscience chrétienne que la déclaration de 1789. La Déclaration de 1948 est le fruit d’un compromis entre des tendances diverses et des chrétiens y participèrent[1]. Entre les travaux préparatoires, la proposition de la Commission des droits de l’homme en 1947 et le texte final, des modifications furent apportées pour que le texte recueille finalement la plus large majorité possible auprès des pays représentés.
Le langage du Préambule nous paraît familier, conforme à ce que nous avons de l’homme. Il y est question de « la reconnaissance de la dignité et des droits égaux, inaliénables et inhérents à tous les membres de la famille des êtres humains, constitue la base de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » (§ 1). Un peu plus loin, on affirme que les droits de l’homme sont « fondamentaux » et on réaffirme « la dignité et la valeur de la personne humaine » et les « droits égaux » (§ 5). On veut promouvoir le « respect universel des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (§ 6). Enfin, la déclaration est présentée comme « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations » (§ 8).[2]
Ceci étant dit, arrêtons-nous à l’article 1, lors des travaux préparatoires, il était proposé simplement : « Tous les hommes sont libres et égaux ». La Commission fut plus explicite : « Tous les hommes sont frères. ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Le texte final déclare : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Que constatons-nous ?
Tout d’abord, que la référence à la nature a été supprimée. Certains avaient proposé d’écrire carrément que les hommes étaient « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Cette dernière formule fut rejetée : certains délégués voulaient éviter un débat métaphysique qui attribue soit à la nature soit à Dieu les caractéristiques humaines fondamentales.
Entre la version de la Commission et la version finale il y a aussi une inversion à propos de la fraternité. Dire d’emblée que les hommes sont frères affirme un état qui ne peut se comprendre bien, vu les mésententes dans le monde, que si ces hommes ont le même Père… Dans la version finale, la fraternité est présentée comme un esprit à acquérir.
Les êtres humains ont remplacé les hommes simplement pour inclure les femmes.
Enfin, la raison et la conscience sont reconnus comme des dons mais des dons anonymes. Pour ne choquer personne ; on a évité de citer la nature ou Dieu.
Par ailleurs, on remarque que le pronom et est repris quatre fois dans le texte de 1948. Le premier relie l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de l’égalité. Le deuxième relie la dignité objective et les droits du sujet. Le troisième relie la raison, puissance d’objectivité, et la conscience qui est perception des singularités. Le quatrième est intéressant car il relie l’être (doués) et l’obligation morale (doivent) : la nature qui a été effacée revient discrètement, alliant la constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale fondamentale.
Le Saint-Siège protesta en vain contre le refus de certains pays[3] d’inscrire dans l’article 1er que tous les hommes sont « créés à l’image et à la ressemblance de Dieu » mais les papes ne craindront pas de se référer à ce document même s’il n’est pas complètement satisfaisant. « Nous n’ignorons pas, écrira Jean XXIII dans Pacem in terris (1963), que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées[4]. Cependant, Nous considérons cette Déclaration comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ». Jean XXIII écrit cela après avoir longuement développé ce que l’on pourrait considérer comme une autre Déclaration décrivant les droits « universels, inviolables, inaliénables », selon l’expression de Pie XII, de la personne et des communautés, précisant leur source, les devoirs qui y sont liés, la responsabilité des pouvoirs publics et de la communauté mondiale. Aucun texte émanant de la société civile n’a une telle cohérence, ni une telle précision. De même, la Déclaration conciliaire Dignitatis humanae sur la liberté religieuse (1965) qui apporte un complément fondamental pourrait servir de modèle à bien des constitutions civiles qui n’arrivent pas à éviter la contradiction et les conflits dans l’application de l’article 18 de la Déclaration de 1948.
Malgré les réserves et les objections possibles, Paul VI, rappellera d’abord, manière de compléter le fondement de la déclaration, que « la dignité humaine a sa racine dans l’image et le reflet de Dieu qui sont en chacun des hommes. par là, toutes les personnes sont essentiellement égales entre elles. Le développement personnel intégral est manifestation de cette image de Dieu en nous. » Il ajoutera que « dans le moment que nous vivons, l’Église a pris une plus vive conscience de cette vérité. Elle croit très fermement que la promotion des droits de l’homme est une requête de l’Évangile, et qu’elle doit occuper une place centrale dans son ministère ».[5]
Même écho favorable et même correction dans Gaudium et spes: « L’Église, en vertu de l’Évangile qui lui a été confié, proclame les droits des hommes, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notre temps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits. Ce mouvement toutefois doit être imprégné de l’esprit de l’Évangile et garanti contre toute idée de fausse autonomie. Nous sommes, en effet, exposés à la tentation d’estimer que nos droits personnels ne sont pleinement maintenus que lorsque nous sommes dégagés de toute norme de la loi divine. mais en suivant cette voie, la dignité humaine, loin d’être sauvée, s’évanouit. »[6]
Jean-Paul II a été considéré, à juste titre, comme le champion des droits de l’homme et il a pris position à de nombreuse reprises pour souligner leur intérêt mais aussi leur carence : « Le respect des droits inaliénables de la personne humaine est à la base de tout. Toute menace contre les droits de l’homme, que ce soit dans le cadre de ses biens spirituels ou dans celui de ses biens matériels, fait violence à cette dimension fondamentale ».[7] Cette Déclaration « est claire parce qu’elle reconnaît les droits qu’elle proclame, elle ne le confère pas »[8] ce qui est un point positif. Pour le reste, comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II a un regret : « Sans aucun doute, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 ne présente pas les fondements anthropologiques et éthiques des droits de l’homme qu’elle proclame. » Et précisément, « dans ce domaine, « l’Église catholique a une contribution irremplaçable à apporter, car elle proclame que c’est dans la dimension transcendante de la personne que se situe la source de sa dignité et de ses droits inviolables ». C’est pourquoi « l’Église est convaincue de servir la cause des droits de l’homme lorsque, fidèle à sa foi et à sa mission, elle proclame que la dignité de la personne a son fondement dans sa qualité de créature faite à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Discours au Corps diplomatique, n .7. cf. OR n.3 du 10 janvier 1989). L’Église est convaincue que dans la reconnaissance de ce fondement anthropologique et éthique des droits de l’homme se trouve la meilleure protection contre toute violation et abus de ceux-ci » [9] « Les droits de l’homme ont été inscrits dans l’ordre de la création par le créateur lui-même. On ne peut parler ici de concession faite par des institutions humaines, gouvernements ou organisations internationales, ces institutions n’expriment que ce que Dieu a inscrit dans l’ordre qu’il a lui-même créé. »[10]
Aujourd’hui, nous vivons une situation très paradoxale au moins à deux points de vue. Partout dans le monde et sans cesse, il est fait référence aux droits de l’homme, dans toute circonstance vécue comme une injustice. Jamais ils n’ont été aussi systématiquement évoqués mais jamais non plus ils n’ont été aussi sévèrement mis en question voire contestés dans les milieux intellectuels et politiques. Même au sein de l’Église, certains ont fait remarquer que traditionnellement - le décalogue en témoigne - on a proclamé des devoirs plutôt que des droits. Pire, ne faut-il pas plutôt écouter la mise en garde de Grégoire XVI que l’avis finalement positif de Jean-Paul II ?
Plus généralement, que leur reproche-ton ?
Il est manifeste que le XXe siècle qui a tant fait pour la proclamation et la reconnaissance des droits de l’homme a connu de massives et abominables violations de ces droits à tel point que l’on peut se poser la question de l’efficacité de la déclaration de 1948 ainsi que de toutes les déclarations complémentaires qui ont suivi comme aussi de tous les textes qui, dans les sociétés civiles passées les ont esquissées.
Les très libérales constitutions anglaises qui ont fait rêver bien des intellectuels européens, dès le XVIIIe siècle, n’ont pas empêché les exactions contre les catholiques irlandais, en particulier.
Si le 12 juin 1776, quelques planteurs de Virginie proclament que « tous les hommes sont par nature libres et indépendants et qu’ils jouissent de certains droits à l’égard de la société, droits dont ils ne sauraient priver leur postérité, droit à la vie et à la liberté » mais ils n’ont pas étendu ces principes à leurs esclaves[1]. L’esclavage sera aboli en 1862 par A. Lincoln mais il fut à l’origine de la guerre de Sécession et certains états, détournant la loi maintinrent une politique ségrégationniste jusque dans les années 1960.
Si l’article 1 de la Déclaration française de 1798 affirme que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », la règle ne fut appliquée dans les colonies qu’en 1793 et uniquement en Guadeloupe et à St Domingue.[2] En 1802, Bonaparte rétablit l’esclavage. Ce n’est qu’en 1848 que l’esclavage sera, en principe, aboli partout mais de 1848 à 1870, les décrets d’abolition seront mal appliqués ou amendés.[3]
Alors que les actes, conventions et déclarations antiesclavagistes se sont multipliés à partir du XIXe siècle, l’esclavage traditionnel n’a toujours pas disparu principalement dans les pays sous influence islamique[4]. Malgré la Déclaration des droits de l’enfant (1969), des centaines de milliers d’enfants sont achetés ou enlevés pour le travail clandestin et la prostitution, non seulement dans le Tiers-Monde mais aussi en Europe[5]. En décembre 1996, un « trafic d’esclaves » entre Lagos et Bruxelles fut démantelé : il s’agissait de femmes noires vendues à des proxénètes[6].
On pourrait évoquer aussi le sort des femmes dans des pays comme la Mauritanie qui a aboli l’esclavage en 1980 seulement, an Afghanistan, au Pakistan, etc. ; le travail clandestin organisé par des « négriers »[7] ; l’esclavage des camps de concentration, etc.. L’esclavage antique fut souvent beaucoup moins barbare, l’esclave étant souvent traité comme l’enfant de la maison.[8]
Ni la déclaration de 1948, ni l’Onu n’ont pu empêché de graves conflits (Corée, Vietnam, Liban, Yougoslavie,…) ni de véritables génocides (Biafra, Cambodge, Yougoslavie, Rwanda,…).
Chaque année, le rapport d’Amnesty International rapporte quantité d’atteintes aux droits de l’homme jusque dans les démocraties « avancées » qui ont les premières milité pour la rédaction et la ratification de toutes les déclarations humanitaires et leur insertion dans toutes les constitutions nationales et internationales. Au lendemain d’une guerre mondiale horrible, le préambule de la Déclaration de 1948 affirmait que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité ». Un demi siècle plus tard, et malgré tous les efforts de diffusion et d’éducation, on est contraint de reconnaître que la barbarie se porte bien.
Si la plupart des pays du monde ont souscrit à la Déclaration de 1948, ils ne l’interprètent pas tous de la même manière.
Dans les pays qui sont encore marqués par le marxisme, les droits de l’homme prennent un sens particulier sous l’influence de l’idéologie collectiviste. Ainsi, « ce que l’on concède aux individus ne peut jamais être considéré comme quelque chose de privé au sens strict ; en dernière analyse, il doit être ordonné au bénéfice de la collectivité et considéré comme appartenant à celle-ci (…). Le critère du bien et du mal est exclusivement le sens de l’évolution de l’« histoire » en route vers le collectivisme. En conséquence, la conscience individuelle des citoyens n’est pas une voix propre à chacun d’entre eux. Elle est la voix de la collectivité en tant que celle-ci se reflète dans les individus »[1]. Il est symptomatique que la Constitution de la république populaire de Chine[2], au contraire des Constitutions occidentales, consacre son premier chapitre à l’État et à ses différents organes. Le chapitre II aborde les droits et les devoirs fondamentaux des citoyens mais l’article 51 précise que « les citoyens de la République populaire de Chine ne doivent pas, dans l’exercice de leurs libertés et de leurs droits, porter atteinte à l’intérêt de l’État, de la société et de la collectivité… »[3].
Dans les pays « développés », les Déclarations sont souvent interprétées dans le sens d’une autonomie absolue. Les droits y sont vécus de manière égoïste. Chacun recherche son propre intérêt et les valeurs spirituelles et morales ayant perdu leur primauté, il s’agit surtout de profiter le plus possible du bien-être matériel et des plaisirs de la société de consommation. « Le « naturalisme » fait fréquemment perdre le sens des valeurs supérieures. L’individualisme amène les personnes à se préoccuper de leurs seuls intérêts. Une fausse volonté d’autonomie, le laxisme pratique, le prétendu « droit à la différence » amollissent le sens des responsabilités et la résolution de se soumettre aux normes morales. Il s’ensuit que beaucoup supportent mal les restrictions qu’ils devraient imposer à leur propre liberté, en raison des obligations qu’engendrent le souci du bien commun et le respect dû aux droits et aux libertés des autres personnes »[4].
Dans les pays du tiers-monde, la tendance est de donner la priorité aux droits écologiques et aux droits de solidarité. « Les « peuples nouveaux » souhaitent avant tout voir valoriser et conserver leurs cultures propres, accroître leur indépendance politique, favoriser les progrès techniques et économiques. C’est bien pourquoi, dans ces pays, l’aspect social des droits de la personne humaine est mis au premier plan. »[5]
Nous avons vu que dès le XVIIe siècle apparaît une mentalité qui ne fera que s’accentuer à l’époque contemporaine : l’homme part à la conquête de sa dignité en réclamant de plus en plus de droits. Il ne s’agit pas seulement de revendiquer les droits fondamentaux qui découlent de la nature même de l’homme et qui sont indispensables à sa vie et à sa croissance en tant qu’homme. Il s’agit ici d’ériger en droit tout désir suscité par une volonté égalitariste et par une volonté de toute-puissance sur sa propre destinée. Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’avoir, de faire, d’être ce que l’autre a, fait, est ? Pourquoi, si la science le permet, ne pourrais-je changer de sexe, avoir un enfant sans partenaire, choisir son sexe, la couleur de ses yeux ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de garder ou non l’enfant que je porte, de choisir ma mort, etc. ?
Il arrive souvent qu’un geste exceptionnel soit de nouveau réclamé comme un dû. Si vous avez été bon avec moi, pourquoi ne le seriez-vous pas encore ? Un droit, une fois acquis, devient intouchable, sacré. Même si les circonstances changent, il devra coûte que coûte être respecté.
Chantal Delsol propose une explication fort intéressante de ce phénomène[1]. Dans la conception chrétienne, l’homme reçoit sa dignité. Elle découle de sa nature même d’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il s’agit d’une dignité ontologique. A lui de manifester cette dignité que rien ne peut lui enlever. Les droits découlent de cette dignité, y sont reliés, sont définis et mesurés par elle. On est passé aujourd’hui à une autre vision : la dignité de l’homme découle des droits que la société lui reconnaît. Mais cette dignité est toujours menacée puisque les droits sont liés au contingent. C’est pourquoi le contemporain qui ne perçoit plus la part de sacré qui est en lui a tendance à sacraliser les droits. De même que, pour le chrétien, le respect dû à l’homme, à tous les hommes reconnus égaux par essence, ne se limite pas, la quête des droits est aujourd’hui sans limite, à la recherche d’une égalité problématique.
L’oubli de notre origine et de notre salut a certes permis l’émergence de cet état d’esprit mais l’idéologie du progrès y a contribué aussi. Pour cette idéologie, « le bonheur humain ne saurait provenir que d’une accumulation, d’une superposition sans fin de libertés, de sécurités, d’enrichissements et de loisirs »[2].
Ajoutons encore au chapitre des causes la conjugaison de l’individualisme et du scepticisme ambiants qui poussent chacun à choisir sa vérité et à suivre sa seule conscience. L’on ne s’étonnera plus d’assister, dans cette mouvance, à une croissance exponentielle des droits.
Désormais, « Les droits ouvrent aujourd’hui tout prétexte aux revendications de la complaisance. Tout ce dont l’homme contemporain a besoin ou envie, tout ce qui lui paraît désirable ou souhaitable sans réflexion, devient l’objet d’un droit exigé. (…) Ce ne sont pas seulement les désirs ou même les caprices qui appellent des droits, mais les expressions de la sentimentalité instinctive, ou de l’indignation superficielle ». C’est « l’émotion égoïste ou généreuse » qui commande et réclame. La coutume aussi : « un droit finit par se justifier irrémédiablement pour avoir seulement une fois existé ». On assiste à « l’immortalisation des droits acquis ».[3]
Ainsi, à partir des années 80, Il sera de plus en plus question d’inclure de nouveaux droits dans la Déclaration de 1948, comme le droit à l’avortement, à divers modèles de famille, à l’homosexualité[4].
Dans la presse et dans l’édition, on assiste très souvent des revendications en tous sens. On se souvient peut-être du livre de Paul Lafargue, le gendre de Lénine qui défendait Le droit à la paresse. En 2003-2004, la campagne « Vivre ensemble »[5] avait choisi comme slogan : « La dignité j’y ai droit ! ». Citons encore en vrac : « Les voyagistes promettent d’assurer le droit au soleil »[6] ; « Allemagne : victoire pour le droit à uriner debout »[7] ; « Viagra féminin : les femmes aussi ont droit à l’orgasme ! »[8] ; « Accès à des personnes prostituées est un droit de l’homme ? Vraiment ? »[9] ; « Du droit de ne pas être né »[10] ; « Uriner est un droit fondamental »[11] ; « Une revendication : le « droit à l’oubli » »[12] ; le « Droit à l’indépendance »[13] ; « le droit au blasphème »[14] ; « le droit de porter des armes »[15] ; « la dépénalisation de l’inceste fraternel en débat »[16] ; « le droit au suicide assisté »[17] ; etc..
Guy Haarscher commente ainsi cette inflation : « On risque ce faisant tout d’abord d’affaiblir les droits de première génération en vidant le principe de l’égalité devant la loi de tout contenu, les exceptions se multipliant de façon inflationniste. En second lieu, on suscite inévitablement un processus d’arbitrage qui, à n’en pas douter, aura les effets les plus désastreux : comme on ne peut d’évidence satisfaire toutes ces demandes à la fois – exigences qui, rappelons-le, sont formulées en termes de droits de l’homme, […] -, il faut tout naturellement en refuser certaines, et de plus en plus au fur et à mesure que les revendications se font nombreuses. Dès lors on risque d’habituer le public au fait qu’après tout, les droits de l’homme ne constituent que des exigences catégorielles, et qu’il est donc tout à fait légitime de ne pas toujours les satisfaire. La conséquence en sera inéluctablement un affaiblissement de l’exigence initiale des droits de l’homme dans l’esprit des citoyens : on aura oublié que l’exigence première concernait la lutte contre l’arbitraire, que ce combat ne souffre pas d’exceptions, que la sûreté se trouve bafouée dans la plupart des pays du monde, et qu’en ce qui concerne cette dernière, nul accommodement n’est acceptable, aucun marchandage envisageable. [..] L’inflation des revendications exprimées dans le langage des libertés fondamentales les affaiblit à terme […]. »[18]
En Belgique, les parents des enfants disparus réclament le droit d’accéder aux dossiers judiciaires ; les transporteurs de fonds réclament le droit à la sécurité contre les agressions ; les riverains des aéroports s’insurgent contre le bruit au nom du droit au sommeil La référence aux droits de l’homme apparaît à nos contemporains comme un moyen de résistance et de critique vis-à-vis de toute politique, politique pourtant inscrite dans des lois qui sont le fruit d’un consensus démocratique. Se pose donc un problème : puisque le droit positif se veut autonome, pur reflet de la volonté du plus grand nombre, au nom de quoi, d’autres volontés minoritaires peuvent-elles s’élever contre lui ? De plus, comme toute autorité, en démocratie, trouve sa source dans la volonté du peuple, et s’exprime à travers un droit essentiellement positif donc révisable, l’évocation de droits de l’homme universels et immuables n’introduit-elle pas une contradiction ? Comme l’écrivait déjà Rousseau : « en tout état de cause, un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures ; cat, s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a droit de l’en empêcher ? «[1]
La démocratie telle qu’elle est le plus souvent pratiquée aujourd’hui pose donc un problème qui a touché aussi les organisations internationales gardiennes des droits « inaliénables et imprescriptibles » (1948). En effet, certaines voix et non des moindres paraissent vouloir nuancer une telle qualification : « En tant que processus de synthèse, les droits de l’homme sont, par essence, des droits en mouvement. (…) Ils ont à la fois pour objet d’exprimer des commandements immuables et d’énoncer un moment de la conscience historique. Ils sont dons, tout ensemble, absolus et situés »[2].
On ne peut s’empêcher de penser à cette définition qu’Antonio Gramsci donnait de la nature humaine : « La nature humaine est la totalité des relations sociales historiquement déterminées. »[3]
On assiste aussi à une relativisation des droits par rapport au sexe, à l’âge, à la qualité de vie. Après les droits de l’enfant, il est question de plus en plus de droits de la femme[4]. Il est question aussi définir des droits suivant l’état de la santé ou la situation économique des individus ou des populations.[5]
Nous avons vu aussi que nombreux sont ceux qui parlent des droits de l’animal et de la nature. C’est aussi une manière de relativiser les droits de l’homme.
Laurent Fourquet, spécialiste en sciences sociales[6] va plus loin. La morale aujourd’hui est dévalorisée car elle prétendait se construire sur des valeurs intangibles. Désormais, est « moral » si le mot peut encore s’employer, celui qui évolue « en permanence dans ses jugements, autrement dit » celui qui adapte « sans cesse ses jugements moraux au contexte nouveau, lui-même résultat des mentalités, pratiques et techniques nouvelles. » En réalité, nous assistons ainsi à « la subordination de la morale à la mode » c’est-à-dire à la vision du monde de « la bourgeoisie urbaine mondialisée » et à son intérêt. En définitive, « le succès, dans tout domaine, porte avec lui sa justification morale ». Est moral, ce qui est moderne. « Tout ce qui plaît, ce qui triomphe présentement dans la société […] est moral en soi, précisément parce qu’il plaît et triomphe. De même que dans le domaine des affaires et de la politique, le « succès » d’un homme ou d’une femme, c’est-à-dire en pratique l’accroissement de sa fortune ou d’une pratique rend cette opinion et cette pratique nécessairement juste. » Pour le moment, bien sûr. La société fait « du « succès », et donc, du pouvoir de l’opinion, la boussole ultime de ses choix décisifs. »[7] Comme quoi quand je pense faire ce que je veux, je n’ai qu’une illusion de liberté.[8]
Une forme particulière de relativisation est spécialement à la mode à la fin du XXe siècle suite à la reconnaissance de la diversité des cultures et à l’effacement du concept de culture universelle ou de culture humaniste.
La Déclaration de 1948 est le produit d’une culture précise, occidentale, marquée par des concepts gréco-latins et chrétiens et d’une époque traumatisée par une guerre mondiale. Que peut-elle signifier ou valoir pour l’homme d’une autre culture et d’une autre histoire ?.
Il est vrai que l’idée même des droits de l’homme, qu’on le veuille ou non, est née dans une culture qui a été profondément marquée par le christianisme et même si certaines formulations et même certains de ces droits sont tout à fait contraires au message chrétien[1]. Les Déclarations de droits pourront paraître étranges à certains peuples comme les peuples asiatiques plus habitués à la proclamation des devoirs et des responsabilités[2].
d’autres vont chercher à interpréter la problématique des droits à travers leur propre culture ou à en réécrire la déclaration en tenant compte de l’extrême diversité des modes de vie et de pensée.
Ainsi existe-t-il une Déclaration universelle des droits de l’homme en Islam proclamée par le Conseil islamique pour l’Europe, le 19 septembre 1981. Le fait même de rédiger une déclaration islamique révèle la volonté de marquer une différence avec la Déclaration de 1948, tout en évoquant par la forme et certaines affirmations les textes occidentaux. On a fait remarquer aussi que les traductions s’éloignaient parfois très sensiblement du texte arabe « comme si les versions en langues occidentales visaient à rassurer les non-musulmans et à leur exposer l’éthique islamique en des termes acceptables pour un esprit pénétré des principes modernes des droits de l’homme (bref, en termes laïques). La version arabe semble plutôt destinée à satisfaire des esprits habitués à une vision classiques de la Loi de l’Islam »[3].
Quoi qu’il en soit, cette déclaration est réellement et profondément islamique. Dès le préambule, il est affirmé que les « Droits de l’homme » ont été définis « par Loi divine » voici quatorze siècles.[4] Cette Loi divine, la Sari’a[5], mesure en fait tous les droits énumérés par la suite.
Quelques exemples. A propos du droit à la vie (Art. 1), « Tous les êtres humains constituent une même famille dont les membres sont unis par leur soumission à Dieu et leur appartenance à la postérité d’Adam. Tous les hommes, sans distinction de race, de couleur, de langue, de religion, de sexe, d’appartenance politique, de situation sociale ou de tout autre considération, sont égaux en dignité, en devoir et en responsabilité. La vraie foi, qui permet à l’homme de s’accomplir, est la garantie de la consolidation de cette dignité. (…) La vie de l’homme est sacrée (…) Et personne n’est autorisé à y porter atteinte (…). Ce caractère sacré ne saurait lui être retiré que par l’autorité de la Loi islamique et conformément aux dispositions qu’elle stipule à ce sujet ».
A propos de la femme (art. 6) : « a) La femme est l’égale de l’homme au
plan de la dignité humaine. Elle a autant de droits que de devoirs. Elle
jouit de sa personnalité civile et de l’autonomie financière, ainsi que
du droit de conserver son prénom et son patronyme.
b) La charge d’entretenir la famille et la responsabilité de veiller sur
elle incombent au mari. »
A propos de la liberté de pensée, de croyance et de parole (Art.12): « Chaque personne a le droit de penser et de croire, et donc d’exprimer ce qu’elle pense et croit, sans que quiconque ne vienne s’y mêler ou le lui interdire, aussi longtemps qu’elle s’en tient dans les limites générales que la Loi islamique a stipulées en la matière ».
A propos du droit de fonder une famille (Art. 19) : « Chacun des époux a, vis-à-vis de l’autre, des droits et des devoirs équivalents, que la Loi islamique a particulièrement définis : « Les femmes ont des droits équivalents à leurs obligations, et conformément à l’usage. Les hommes ont cependant une prééminence sur elles » (2, 228). Il appartient au père d’assurer l’éducation de ses enfants, physiquement, moralement et religieusement, conformément à la croyance et à la Loi religieuse qui sont les siennes. Il a seul la responsabilité de choisir l’orientation qu’il entend donner à leur vie (…) ».
Pour qu’il n’y ait aucune ambigüité quant au rôle de la charria : Art. 19 d : « Il ne peut y avoir ni délit, ni peine, en l’absence de dispositions prévues par la charria. » Art. 24: « Tous les droits et libertés énoncés dans la présente déclaration sont soumis à la charria. » Art. 25: « La Charria est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration. »
Notons qu’à côté de cette Déclaration, existe aussi une Charte arabe des droits de l’homme (2004) qui présente quelques sensibles différences. Voici quelques extraits:
« Préambule (extrait)
Rejetant toutes les formes de racisme et le sionisme qui constituent une violation des droits de l’homme et une menace pour la paix et la sécurité internationales, consciente du lien étroit existant entre les droits de l’homme et la paix et la sécurité internationales, réaffirmant les principes de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et tenant compte de la Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam, les États parties au Pacte conviennent :
Article premier
La présente Charte vise, dans le cadre de l’identité nationale des États arabes et du sentiment d’appartenance à une civilisation commune, à réaliser les objectifs suivants : de ce qui suit :
Article 2
c) Toutes les formes de racisme, le sionisme, l’occupation et la domination étrangères constituent une entrave à la dignité de l’homme et un obstacle majeur à l’exercice des droits fondamentaux des peuples ; il est impératif de condamner leur pratique sous toutes ses formes et de veiller à leur élimination ;
Article 3
c) L’homme et la femme sont égaux sur le plan de la dignité humaine, des droits et des devoirs dans le cadre de la discrimination positive instituée au profit de la femme par la charia islamique et les autres lois divines et par les législations et les instruments internationaux. En conséquence, chaque État partie à la présente Charte s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la parité des chances et l’égalité effective entre l’homme et la femme dans l’exercice de tous les droits énoncés dans la présente Charte.
Article 6
La peine de mort ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves conformément aux lois en vigueur au moment où le crime est commis et en vertu d’un jugement définitif rendu par un tribunal compétent. Toute personne condamnée à la peine de mort a le droit de solliciter la grâce ou l’allégement de sa peine.
Article 7
a) La peine de mort ne peut être prononcée contre des personnes âgées de moins de 18 ans sauf disposition contraire de la législation en vigueur au moment de l’infraction ;
b) La peine de mort ne peut être exécutée sur la personne d’une femme enceinte tant qu’elle n’a pas accouché ou d’une mère qui allaite que deux années après l’accouchement, dans tous les cas l’intérêt du nourrisson prime.
Article 30
b) La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ou de pratiquer individuellement ou collectivement les rites de sa religion ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires dans une société tolérante, respectueuse des libertés et des droits de l’homme pour la protection de la sûreté publique, de l’ordre public, de la santé publique ou de la moralité publique ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui ;
Article 43
Aucune disposition de la présente Charte ne sera interprétée de façon à porter atteinte aux droits et aux libertés protégés par les lois internes des États parties ou énoncés dans les instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’homme que les États parties ont adoptés ou ratifiés, y compris les droits de la femme, de l’enfant et des personnes appartenant à des minorités. »[6]
Le danger est que chaque communauté ait sa déclaration
A l’opposé de ces déclarations très inculturées, certains veulent, au contraire, ouvrir la Déclaration de 1948 à toutes les cultures. Ils tentent de concilier une certaine universalité avec l’infinie diversité humaine. « Il n’est de vérité que relative, écrit Joseph Yacoub[[7], fût-elle celle des droits de l’homme. S’il est vrai que les droits de l’homme ont pour fondement des valeurs essentielles, intrinsèquement inhérentes à tous les hommes et à toutes les cultures, il n’en demeure pas moins qu’elles se déclinent différemment et relèvent de civilisations qui ont des conceptions du monde, d’un dieu, de la société ou de l’homme fort différentes ». Dès lors, l’auteur propose une réécriture de la Déclaration. Ainsi, l’article premier deviendrait : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits dans la diversité des civilisations, le pluralisme des cultures et la relativité des valeurs. L’universalisme s’acquiert. c’est une conquête et il est la synthèse et le dépassement d’une pluralité de singularités culturelles et de valeurs.
Ils ont des droits individuels, des droits collectifs et des droits communautaires, qui sont indivisibles, interdépendants et intimement liés. Aucun de ces droits n’occupe une position prééminente par rapport aux autres. Les droits civils et politiques ne sauraient être dissociés des droits économiques, sociaux et culturels. La personne est à la fois individu et communauté. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ». Sont en italiques les additions de Yacoub. Elles révèlent en fait une double relativisation : d’une part, dans la volonté, comme nous avons dit, de permettre à toute culture de se retrouver dans cette nouvelle version mais d’autre part aussi dans le refus de hiérarchiser les droits[8].
Vu l’abondance et la gravité des critiques émises, on pourrait se demander si la référence aux droits de l’homme n’est pas à abandonner. Peu osent défendre ouvertement cette position extrême, aux antipodes de la sensibilité contemporaine très attachée à ces droits, comme nous l’avons vu.
Mais, comment marier concrètement le désir d’une certaine universalité, le respect de la pluralité des cultures et de ce que Yacoub appelle « la relativité/universalité des valeurs »[9] ? Tous les droits sont-ils vraiment sur le même plan d’importance et de dignité ?
[1]
C’est la voie la plus souvent évoquée et pratiquée dans les assemblées et conférences internationales. Au lieu de référer les droits de l’homme, ne fût-ce qu’implicitement, à un droit naturel ressenti comme trop occidental, trop chrétien, trop marqué philosophiquement, ils seront désormais l’objet de discussions qui devront tendre vers l’universel. M. Schooyans souligne à ce point de vue l’influence du philosophe américain John Rawls[1] « célèbre pour sa conception de la justice procédurale, qui aboutit à réduire la justice à l’équité[2] et à la fairness (loyauté). Cette conception de l’équité est également sous-jacente au « nouveau paradigme ». Celui-ci ignore les catégories de bien et de mal, ressortissant à l’éthique de la conviction, qui fourniraient des normes de conduite. Or, selon la nouvelle éthique - celle du nouveau paradigme -, la norme morale doit être cherchée dans l’agreement, la fairness : l’ouverture loyale aux idées d’autrui, la tolérance pour toutes les opinions. L’éthique sera procédurale : ce qui est correct (right) ou faux (wrong) résultera d’une décision consensuelle, conventionnelle, issue - s’il le faut - d’un vote. Une décision « démocratique » sera une décision issue d’un vote majoritaire »[3]. Cette procédure peut paraître idéale, dans la mesure où elle semble parfaitement démocratique. Mais, comme le fait aussi remarquer M. Schooyans, « ce qui caractérise la démocratie est antérieur à l’usage de la règle de la majorité, sur base de laquelle fonctionne un régime de ce type. Cependant, la démocratie ne se caractérise pas d’abord par un mode de fonctionnement des sociétés. Au sens moderne du mot, la démocratie se définit essentiellement par un consensus fondamental de tout le corps social portant sur le droit de tout homme à vivre, et à vivre dans la dignité. C’est d’abord ce droit qui doit être promu et protégé (…). Par conséquent, c’est la nécessité de cette protection qui justifie le législateur à réprimer les agissements des individus qui s’arrogent le « droit » de disposer de la vie, de la liberté ou des biens d’autrui »[4].
Antidémocratique, à ce niveau-là, la technique du consensus dissout la notion même de droit de l’homme puisque le consensus est tributaire de l’évolution des cultures et de leur importance respective. Elle ouvre la porte à de nouvelles tyrannies, celle du désir et celle de la violence civile. Si l’homme n’est plus qu’ »un individu, appelé à se donner des vérités, à se donner une éthique », il n’est plus une personne ouverte à un ordre qui le dépasse et l’englobe mais »une unité de force, d’intérêt et de jouissance. Cette anthropologie entraîne aussitôt une conception purement empirique de la valeur. Les valeurs s’expriment et se mesurent dans la fréquence des choix que l’on observe entre les individus. Les valeurs, c’est finalement ce qui fait plaisir aux individus. Or ces valeurs-là ne peuvent que diviser les hommes. Cette conception de la valeur est donc, à terme, non seulement destructrice du tissu social, mais elle est également le prolégomène à une nouvelle barbarie.
Il s’ensuit que chaque fois qu’au nom de cette nouvelle conception des droits de l’homme, on propose de « nouveaux droits » individuels - droit à l’homosexualité, à l’avortement, à l’euthanasie, etc. -, on avance d’un cran dans la marche conduisant à la sacralisation civile de la violence. Cependant, pour faire bonne mesure, le droit à la violence individuelle devra être protégé par la violence des institutions. Cette violence-ci sera d’ailleurs double : elle portera certes sur les corps, devenus « disponibles », mais elle portera surtout sur le moi psychologique des individus.
Car la meilleure façon de juguler la contestation et la déviance, c’est de les prévenir en imposant à l’universalité des hommes la même « nouvelle éthique » consignée dans des conventions ayant force de loi. Par sa nature même, cette « nouvelle éthique » sera donc intolérante, sans quoi elle ne pourrait procurer aucune uniformisation des individus »[5].
Devant la revendication subjectiviste apparemment illimitée de nouveaux droits qui tôt ou tard portent préjudice aux droits d’autres individus, Chantal Delsol convaincue que « nous ne pouvons plus aujourd’hui énoncer des normes morales absolues », estime possible de définir des « biens » et une hiérarchie de « biens » en se fondant sur l’« image avérée du malheur ». Si la morale ne peut plus décréter le bon comportement, peut-être l’expérience pourra « nous apprendre certains traits de ce qu’est la « vie malheureuse » ». Il s’agit, bien sûr, de « l’expérience répétée, étudiée, statistiquement traduite » qui seule peut mettre en question un droit[1]. Ainsi, si l’on constate statistiquement que l’enfant sans père est source de problèmes divers, le droit de la mère célibataire à l’enfant pourra-t-il perdre sa légitimité.
On voit tout de suite la fragilité d’une telle norme livrée au jeu des circonstances, des sensibilités, des cultures. De plus, même si certains comportements génèrent de manière indubitable des effets nocifs, ceux-ci ne sont pas nécessairement toujours immédiatement perceptibles et certains dégâts ne sont pas toujours faciles à mesurer[2].
Enfin chacun sait, d’expérience, que la nocivité reconnue d’un mode de vie se heurte au roc de la liberté individuelle. Sinon le tabac serait interdit depuis longtemps et les comportements sexuels à risques bannis.
Le philosophe agnostique Guy Haarscher est bien conscient que les droits de l’homme seraient plus consistants et sauveraient leur intention universaliste s’il était possible de les enraciner dans l’existence d’un Dieu créateur. Mais Dieu est mort et l’Église qui était la gardienne des normes a vu son influence rétrécir comme peau de chagrin. Pour comble de malheur, il n’est plus possible non plus de les fonder sur une métaphysique rationaliste dans la mesure où cette discipline est aussi dévalorisée que la religion, de toute façon réservée à une poignée d’intellectuels et battue en brèche par l’individualisme..
Alors, quelle solidité offrir aux droits de l’homme ? Comment les légitimer ? Ils sont pourtant indispensables car l’homme moderne est menacé de deux grands maux : « le machiavélisme politique » qui se préoccupe plus d’efficacité que de moralité de moyens et risque de nous livrer à des « princes » sans scrupules et surtout l’« hédonisme radical » qui nous rend égoïstes, indifférents à autrui, dissout le corps social. Face à cette dérive, « il est nécessaire qu’un cran d’arrêt soit installé, sans quoi la pente de désenchantement menant au nihilisme du « tout est permis », « tout est possible » sera dévalée avant que l’intellectuel « humaniste » ait simplement le temps de se retourner »[1].
Au terme de sa réflexion, Guy Haarscher dresse un bilan désenchanté: « notre hédonisme de protégés ne garantit nullement notre engagement pour le droit de tous (nous sommes à maints égards des humanistes imaginaires) ; le machiavélisme des gouvernants ne « lâchera » des droits qu’au profit de ceux qui sont capables de les imposer. Dans les deux cas, le sort des véritables destinataires de cette morale - les humiliés et offensés incapables de peser par eux-mêmes sur les Realpolitiker, ou d’intéresser réellement les hédonistes assoupis de l’Occident tardif - est sans espoir. Et s’il fallait se porter au delà du machiavélisme et de l’hédonisme pour fonder une morale de l’extrême urgence et garantir les droits de ceux qui se trouvent en deçà de tout combat possible, du moins dans l’immédiat, nous nous trouverions confrontés à la crise de la religion et à celle tout aussi inéluctable, de la métaphysique rationaliste. Alors que reste-t-il ? » Il répond : « Cette éducation, justement, cette volonté – sans appui, sans filet protecteur, sans Grand Cosmos accueillant pour la justifier – de transmettre l’héritage, de continuer. »[2]
La seule solution éminemment fragile est puisque, du fait de notre éducation, nous croyons à la nécessité et à l’universalité des droits de l’homme, d’éduquer les autres à y croire aussi et encore.[3]
L’auteur se rend parfaitement compte de l’extrême précarité de cette attitude dont X. Dijon a perçu le danger car, écrit-il, comment l’entêtement de ce philosophe courageux et désespéré « résistera-t-il aux autres convictions, tout aussi têtues peut-être, qui disent elles, le contraire des droits de l’homme ? Subjectivité pour subjectivité, rien désormais ne départage les croyances (…) Aucune instance ne tranchera puisque l’histoire contemporaine a vu s’effacer la juridiction à compétence universelle (…) En effet, le monothéisme judéo-chrétien a perdu sa raison d’être publique, remplacé par la laïcité d’un côté, le paganisme de l’autre ; de même la raison des Lumières décidément trop abstraite au regard soit de la singularité individuelle soit de la particularité nationale, a perdu tout le crédit dont elle avait besoin pour régir le cours des choses politiques. Or si l’universalité inhérente à la nature humaine ne relève plus d’aucune instance tierce qui en jugerait, si donc ladite universalité ne réside plus que dans les convictions purement subjectives des humains qui l’estiment telle ou telle, pourra-t-elle jamais s’exprimer ailleurs que dans le rapport de force, lequel, privé de raison précisément, tournerait bientôt à la violence ? »[4]
Le président tchèque Vaclav Havel a puisé dans son expérience de dissident sous le régime communiste une réflexion qui vaut la peine d’être méditée[1]. « Durant ces longues années de dissidence, écrit-il, une question assez bizarre, presque hérétique, me venait souvent à l’esprit. Je me demandais pourquoi l’homme était appelé à jouir de tels ou tels droits, quelle en était l’origine, qui avait décrété qu’ils nous appartenaient et d’où venait notre certitude tranquille que nous étions même habilités à avoir des droits. (…) Plus j’y réfléchissais, plus j’inclinais vers l’opinion que l’origine profonde de ces droits se trouve sûrement quelque part bien en deçà d’un quelconque accord. Bref j’étais de moins en moins convaincu que des principes tels que le droit à la vie, la liberté de pensée, le respect de la dignité humaine ou l’égalité devant la loi méritaient sacrifice simplement parce qu’on se serait entendu à les juger raisonnables, adéquats à nos besoins, ou fonctionnels pour favoriser la coexistence des humains sur la terre.(…) Si les droits de l’homme nous apparaissent aujourd’hui sous une forme déterminée par la situation de notre civilisation contemporaine, l’ensemble des valeurs et des impératifs dont ils sont l’expression prend en revanche sa source ailleurs : dans notre expérience intérieure, profonde et foncièrement archétypale du monde et de nous-mêmes dans le monde. (…) Autrement dit, le concept des droits de la personne n’est qu’une des manifestations actuelles de ce qu’on pourrait appeler un ordre éthique dont l’existence compte parmi les expériences fondamentales de cet être conscient qu’est l’homme. » Vaclav Havel se pose alors la question de savoir si ces droits de l’homme sont réellement universels, si leur marque euro-américaine leur permet vraiment de s’imposer à d’autres cultures. Sa position est nette : « Si nous ne voyons dans les droits de l’homme que le simple produit d’un accord sociétal, la réponse à cette question est claire : rien ne nous autorise à demander que les respecte quelqu’un d’extérieur qui n’a pas conclu cet accord ou n’a pas participé à son élaboration. (…) Mais si nous acceptons de reconnaître que le respect des droits de l’homme comme exigence ou impératif politique n’est qu’une expression politique des engagements moraux qui s’ancrent dans l’expérience humaine universelle de l’absolu, alors le scepticisme relativiste ne se justifie plus. Ce qui ne signifie pas que tout soit gagné. Pourtant, cela ouvre au moins une voie : on ne peut défendre avec succès l’universalité des droits de la personne que si l’on s’efforce de chercher ensemble ce qu’une majorité de cultures a de commun et de réviser d’une manière originale les sources les plus profondes de nos diverses cultures. (…) La voie d’une réelle universalité ne réside donc pas dans le compromis entre diverses altérités contemporaines, mais dans la recherche commune de l’expérience commune la plus fondamentale que l’homme a de l’univers et de lui-même en son sein. »
Nous voilà donc invités à chercher en deçà du compromis, en deçà d’un consensus démocratique qui risque de ressembler au plus petit dénominateur commun[2] une loi morale inscrite dans le cœur des hommes. Il se peut qu’en scrutant « l’expérience spirituelle universelle de l’humanité », nous nous rendions compte que quelqu’un la résume et l’identifie !
Il est indécent d’invoquer la permanence du mal et de dénoncer l’illusion d’une bonté universelle pour affirmer la naïveté obsolète des droits de l’homme. Il est indispensable au contraire de réfléchir très sérieusement aux moyens intellectuels et politiques qui rendraient plus efficace la référence aux droits de l’homme.
En effet, elle est devenue à travers le monde un espoir pour beaucoup d’hommes dans la mesure où elle permet d’évaluer la qualité humaine des politiques en place. La première urgence, accessible à tous, est de rendre le discours sur les droits de l’homme plus cohérent et de lui donner l’assise solide qui semble lui manquer.
Pour éviter les interprétations délétères et les larmoiements sur l’inefficacité de la référence aux droits de l’homme, il faut, me semble-t-il, respecter ces 6 conditions:
Certains juristes trouvent l’expression « droits de l’homme » pléonastique dans la mesure où l’homme seul peut être sujet de droits et de devoirs. « d’un continent à l’autre, disait Jean-Paul II, d’un milieu culturel à l’autre, on prend conscience de ce bien commun le plus précieux qu’est, au fond, l’homme lui-même »[1]. Lors de l’Assemblée plénière de l’Académie pontificale des sciences sociales en 2009, il fut clairement affirmé que « les droits de l’homme ne trouvent leur fondement ni dans la volonté de l’homme ni dans ses désirs, mais dans l’anthropologie de l’ordre naturel. »[2]
Néanmoins, il est de plus en plus fréquent d’entendre parler aujourd’hui des droits des animaux ou plus largement des droits de la nature.
Influencé par la pensée de Jeremy Bentham[3] qui défendait l’idée que les individus ne conçoivent leurs intérêts que sous le rapport du plaisir et de la peine, le philosophe australien Peter Singer[4] en vint à affirmer que dans la mesure où tous les êtres sont capables de souffrir ou d’éprouver du plaisir, ils doivent être considérés comme moralement égaux[5]. Dès lors, il est aussi immoral de manger la chair des animaux ou les produits d’origine animale que d’être anthropophage. L’idéal donc est le végétarisme ou même le véganisme. En attendant que les habitudes culturelles et économiques changent, il faut prendre soin des animaux. Un autre philosophe, américain cette fois, Tom Regan[6] s’oppose à cet utilitarisme et tient un autre raisonnement : nous traitons avec respect les êtres non rationnels comme les tout petits enfants, les personnes lourdement handicapées et les vieillards séniles, parce que chacun se soucie de sa vie, est « sujet d’une vie » malgré son manque de rationalité. Or l’animal aussi est « sujet d’une vie ». Il ne peut donc être traité comme un moyen. Il établit tout de même une hiérarchie entre les êtres en fonction des biens à perdre dans le cas où il faudrait choisir entre l’homme et l’animal lors d’une catastrophe ou d’un accident par exemple. Comme l’homme a davantage à perdre dans la mort, il devrait avoir priorité sur l’animal.
Dans la mouvance de ces penseurs, une Déclaration Universelle des Droits de l’animal a été proclamée solennellement le 15 octobre 1978 à la Maison de l’UNESCO à Paris. Elle constitue une prise de position philosophique sur les rapports qui doivent désormais s’instaurer entre l’espèce humaine et les autres espèces animales. Son texte révisé par la Ligue Internationale des Droits de l’Animal en 1989, a été rendu public en 1990.
On lit dans le Préambule (c’est nous qui soulignons):
« Considérant que la Vie est une, tous les êtres vivants ayant une origine commune et s’étant différenciés au cours de l’évolution des espèces,
Considérant que tout être vivant possède des droits naturels et que tout animal doté d’un système nerveux possède des droits particuliers,
Considérant que le mépris, voire la simple méconnaissance de ces droits naturels provoquent de graves atteintes à la Nature et conduisent l’homme à commettre des crimes envers les animaux,
Considérant que la coexistence des espèces dans le monde implique la reconnaissance par l’espèce humaine du droit à l’existence des autres espèces animales,
Considérant que le respect des animaux par l’homme est inséparable du respect des hommes entre eux,
Il est proclamé ce qui suit… »
Et voici les 10 articles de la déclaration:
Article premier
Tous les animaux ont des droits égaux à l’existence
dans le cadre des équilibres biologiques.
Cette égalité n’occulte pas la diversité des espèces et des individus.
Article 2
Toute vie animale a droit au respect.
Article 3
Aucun animal ne doit être soumis à de mauvais traitements ou à des actes cruels.
Si la mise à mort d’un animal est nécessaire, elle doit être instantanée, indolore et non génératrice d’angoisse.
L’animal mort doit être traité avec décence.
Article 4
L’animal sauvage a le droit de vivre libre dans son milieu naturel, et de s’y reproduire.
La privation prolongée de sa liberté, la chasse et la pêche de loisir, ainsi que toute utilisation de l’animal sauvage à d’autres fins que vitales, sont contraires à ce droit.
Article 5
L’animal que l’homme tient sous sa dépendance a droit à un entretien et à des soins attentifs.
Il ne doit en aucun cas être abandonné, ou mis à mort de manière injustifiée.
Toutes les formes d’élevage et d’utilisation de l’animal doivent respecter la physiologie et le comportement propres à l’espèce.
Les exhibitions, les spectacles, les films utilisant des animaux doivent aussi respecter leur dignité et ne comporter aucune violence.
Article 6
L’expérimentation sur l’animal impliquant une souffrance physique ou psychique viole les droits de l’animal.
Les méthodes de remplacement doivent être développées et systématiquement mises en œuvre.
Article 7
Tout acte impliquant sans nécessité la mort d’un animal et toute décision conduisant à un tel acte constituent un crime contre la vie.
Article 8
Tout acte compromettant la survie d’une espèce sauvage, et toute décision conduisant à un tel acte constituent un génocide, c’est à dire un crime contre l’espèce.
Le massacre des animaux sauvages, la pollution et la destruction des biotopes sont des génocides.
Article 9
*La personnalité juridique de l’animal et ses droits* doivent être reconnus par la loi.
La défense et la sauvegarde de l’animal doivent avoir des représentants au sein des organismes gouvernementaux.
Article 10
L’éducation et l’instruction publique doivent conduire l’homme, dès son enfance, à observer, à comprendre, et à respecter les animaux. _
On a relevé au passage, l’insistance sur l’existence de droits alors que la valeur de l’animal étant bien reconnue, ils ne peuvent en soi qu’être l’objet de devoirs de notre part.
On assiste, d’une certaine manière, à un retour du paganisme antique qui sacralisait les éléments de la nature ou à des religions primitives, panthéistes ou hylozoïstes[7]. Aujourd’hui s’y ajoutent, ici et là, une certaine misanthropie et un anti-judéo-christianisme affiché. Le livre de la Genèse aurait initié et justifié la destruction de la nature ou du moins son exploitation sans limites.
Cette idée qui n’est pas sans danger est le cheval de bataille de la deep ecology (écologie profonde)[8]. Ce courant de pensée s’élève contre le principe qui veut que l’humanité soit au-dessus de la nature, autrement dit contre l’anthropocentrisme qui place l’homme au centre de la création. La deep ecology se prononce pour un « égalitarisme biocentrique » où les différentes espèces jouissent d’une égalité de droits. La nature n’est plus objet de devoirs de la part de l’homme mais sujet de droits, comme lui. Il n’y adonc plus de différence entre personnes et choses. Cette conception relativement nouvelle car on peut y voir un avatar du paganisme antique exerce une influence certaine sur quelques mouvements écologistes[9]. On en trouve l’exposé ou l’écho chez de nombreux auteurs[10]. La deep ecology ne se contente pas d’établir une curieuse égalité entre tous les éléments de la nature car, dans la mesure où elle considère l’homme comme une menace pour l’équilibre naturel, elle se montre volontiers misanthrope. Ce caractère apparaît notamment dès que l’on aborde la question de la surpopulation sur laquelle nous reviendrons. Et les critiques peuvent s’en donner à cœur joie : « Lorsqu’on en vient à soutenir, écrit l’un d’eux, que le nombre idéal d’êtres humains au regard des besoins des êtres non humains serait de 500 millions (James Lovelock), voire de 100 millions (Arne Naess[11]), j’aimerais qu’on nous explique au juste comment on entend mettre en œuvre cet objectif hautement philanthropique. car, là encore, les rêves des écologistes radicaux tournent souvent au cauchemar, à l’instar de ce programme de mort tranquillement élaboré par William Aiken[12] et publié dans un ouvrage collectif jouissant d’une excellente réputation : « Une mortalité humaine massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90% de nos effectifs » »[13]. Dans le même esprit, un Vert déclare : « Il faut tarir à la source la surproduction d’enfants dans le tiers monde. (…) Il y a des données biologiques prioritaires : ou ils crèvent, ou ils ne viennent pas au monde »[14]. Et le prince Philip, duc d’Edimbourg[15], président de World Wild Fund International déplore qu’il n’y ait pas « de gardiens de l’humanité pour éliminer le surplus de population »[16].
Quelle que soit la motivation de ces prises de position radicales, défense de la nature, sauvegarde de la prospérité, c’est bien l’affirmation d’une « égalité biocentrique », l’oubli de la spécificité humaine, de la dignité particulière de l’homme qui doit être mise en cause. Que dire ? sinon répéter ce qu’écrit notamment H. Jonas[17] : « Concernant (…) l’idée que la nature doit être considérée comme partenaire d’une relation de type contractuel : à mon avis, cela n’est pas cohérent d’un point de vue philosophique. (…) La nature n’est pas un sujet de droit. N’est sujet de droit qu’un sujet qui peut émettre des revendications à mon égard et reconnaître que j’ai des droits en retour vis-à-vis de lui ; des droits soumis à un arbitrage en raison de la réciprocité des droits et des devoirs. N’ayant pas d’obligations à notre égard, la nature n’a pas non plus de droits au sens d’un sujet de droit »[18]
Il est donc aberrant de parler de droit de la nature, droit des animaux, ou encore comme c’est le cas dans certains mouvements nationalistes de droit du sol. Cette référence au droit du sol, nourrit, en maints endroits, xénophobie et nationalisme. Et ce n’est pas récent : la formule « être né dans une étable ne fait pas d’un homme un cheval »[19] a fait florès sous des formes diverses. Sous le sigle du Forum national, social, radical, en France, on peut lire ce slogan : « Au sang qui a coulé sur le sol sacré de l’Europe, nous ajouterons le sang de nos ennemis. » Cette sacralisation du sol se retrouve un peu partout de Lhassa la céleste, ville interdite à certains territoires musulmans réservés aux croyants. On sait que le territoire autour des villes saintes de La Mecque et de Médine est haram, c’est-à-dire sacré et interdit aux non-musulmans.
On a beaucoup parlé, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, d’État islamique, de Daech, du Shâm[20] qui couvre grosso modo, dans le Coran, le sud de la Turquie, l’Irak, la Syrie, la Jordanie, Israël, la bande de Gaza et une partie de l’Égypte. « Les mérites du Shâm…voilà un sujet qui ne manquera pas d’étonner et de susciter la curiosité de plus d’un !
Pourtant le Shâm n’est-il pas cette région bénie qui entoure la Mosquée Eloignée de Jérusalem dont Allah dit : « Gloire à Celui qui, de nuit, fit voyager son Serviteur (Muhammad) de la Mosquée Sacrée à la Mosquée Eloignée (Al-Aqsa) dont Nous avons béni les alentours , afin de lui faire voir certaines de nos merveilles… » ? (Al-Isra, V.1)
L’Avenir même de l’Islam et des musulmans est lié à celui du Shâm et de ses habitants. Le Prophète Muhammad dit en effet : « Une fois les troubles installés, la foi règnera au Shâm. » Il dit aussi : « Si les gens du Shâm se dépravent, c’est qu’il n’y a plus de bien parmi vous. " Bien en plus, c’est le devenir de l’humanité entière qui sera scellé au Shâm, puisqu’il est la Terre du Rassemblement ultime et de la Résurrection, comme l’a affirmé le Messager d’Allah. »[21] En principe, une terre qui est gouvernée ou a été gouvernée par les musulmans est une terre réservée aux musulmans où les non-musulmans sont des dhimmi, des protégés qui doivent reconnaître la suprématie de l’Islam et par un impôt spécial appelé jizya.
On sait aussi que droit du sol (comme le droit du sang) intervient dans certains pays dans l’attribution de la nationalité. Ce qui pose problème à l’époque de grandes migrations et à maint étudiant en droit lorsqu’il doit répondre à la question de savoir quelle est la nationalité d’un enfant dont le père est guatémaltèque, la mère congolaise et qui naît dans un avion russe qui les mène en Indonésie, au moment où l’avion survole la Chine ?[22]
Nous avons déjà précédemment évoqué quelques « oublis » dans l’application des principes généreux affirmés solennellement dans quelques textes célèbres. Ainsi, aux États-Unis, les esclaves n’ont pu jouir immédiatement des droits naturels reconnus et les noirs ont subi très longtemps une scandaleuse discrimination. La Déclaration française de 1789 est, de manière évidente un texte bourgeois. Ce caractère a été très tôt souligné par Hegel[23] et par Marx : « Aucun des prétendus Droits de l’homme ne dépasse (…) l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est, membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé »[24]. En témoigne l’article 2 qui citent les quatre « droits naturels et imprescriptibles » : « la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». En témoigne mieux encore l’article 17 qui affirme que la propriété est « un droit inviolable et sacré »[25].En témoigne aussi l’oubli des esclaves des colonies…[26].
Les droits fondamentaux ne peuvent être les droits des riches au détriment des pauvres pas plus que les droits des adultes sur les plus petits ou ceux des bien portants sur les malades, les infirmes ou les handicapés. Or nous assistons souvent aujourd’hui à « une guerre des puissants contre les faibles »[27].
En ce qui concerne l’enfant, en particulier, les instances internationales se sont bien rendu compte que son respect méritait une attention particulière. En 1924 déjà, la Déclaration de Genève sur les droits de l’enfant établissait la nécessité d’une protection spéciale. Le 20 novembre 1959, la Déclaration des droits de l’enfant fut adoptée à l’unanimité. Mais cette charte de principes moraux était sans valeur contraignante pour les États. Aussi, de 1979 à 1989, on travailla à l’élaboration d’une Convention sur les droits de l’enfant qui aura force de loi pour les pays qui la ratifieront[28]. Ce sera le cas du Saint-Siège, avec quelques réserves[29]. A cette occasion, l’observateur permanent auprès des Nations-Unies déclara : « Nous aurions souhaité que les droits de l’enfant soient depuis longtemps formellement codifiés, bien avant l’adoption d’autres documents spécifiques sur les droits de l’homme, car l’enfant représente l’objet primordial des droits de l’homme et, vu son état de dépendance absolu, il exige et a besoin d’une protection absolue. la clef pour comprendre correctement et respecter les droits des enfants se base sur la claire reconnaissance de leur nature humaine. ce ne sont pas les gouvernants ou les adultes qui décident de garantir à l’enfant ses droits. C’est la nature humaine de l’enfant qui constitue le fondement inviolable et inaliénable des droits de l’enfant, indépendamment du niveau de développement de sa précieuse existence ou de l’opportunité ou de la non-opportunité de sa présence »[30].
Protéger l’enfant, c’est protéger la famille et par voie de conséquence, tout l’ordre humain[31]. C’est pourquoi les évêques de Belgique ont protesté avec une vigueur rare contre la loi de 1990 dépénalisant l’avortement : « Conscients de notre devoir envers la société et de la mission prophétique de l’Église à l’égard du monde, nous devons réaffirmer une fois encore que la loi votée est une loi injuste. Nous ne nous y rallierons jamais. Nous ne pouvons accepter que le législateur en arrive, au nom de la liberté individuelle, à sacrifier le droit à la vie d’êtres humains sans défense. Nous ne pouvons que déplorer la suppression de la protection de l’État à tant d’enfants engendrés, dont la vie est ainsi abandonnée à l’arbitraire de personnes privées. Nous devons le redire clairement : sur ce point, notre État à céder à la violence. Il a accepté que la volonté des plus forts l’emporte sur les droits et les besoins fondamentaux des plus faibles, des plus fragiles et des plus dépendants. C’est là un pas vers la dégradation de la moralité publique et du respect envers la personne humaine. Un pas qui suscite aussi la crainte d’être suivi de bien d’autres. Nous pensons ici aux mouvements en faveur de l’euthanasie des malades incurables et des personnes âgées. celle-ci aboutirait logiquement à la suppression des êtres humains handicapés. Une fois violé le principe du respect fondamental de la vie des innocents, pourra-t-on encore s’arrêter en chemin ? C’est pourquoi nous le redisons avec force : la loi de dépénalisation de l’avortement est une loi inacceptable. Elle ne fait pas honneur à notre pays. Et nous espérons fermement que le législateur se ressaisira à l’avenir »[32]. Cette « culture de mort » doit faire place à une culture de la solidarité[33]. Jean-Paul II dira : Le premier droit de l’enfant est celui de « naître dans une véritable famille, un droit dont le respect a toujours été problématique et qui connaît aujourd’hui de nouvelles formes de violation dues au développement des techniques génétiques. »[34]
Il semble particulièrement difficile de reconnaître les droits d’un homme qui est présumé coupable de quelque manquement à ces mêmes droits. Et pourtant, l’impartialité est indispensable. Nous sentons déjà à cet endroit combien il est important que la reconnaissance et la surveillance des droits s’opère dans un cadre institutionnel et légal.
A contre-courant de l’opinion publique internationale qui, en 1998, applaudit à la mise en résidence surveillée, à Londres, de l’ancien dictateur chilien Pinochet[35], un journaliste[36] fit remarquer « qu’en l’absence d’un Code clair et de règles de procédure nettes, le monde est parti pour une jolie pagaille ». En effet, si « un « petit juge » espagnol a pu « braquer » à Londres un général chilien porteur d’un passeport valide afin de l’attraire devant un tribunal qui ne serait ni international ni chilien », bien des hommes politiques n’oseront plus s’aventurer hors des frontières de leur pays ! Mais cette affaire a aussi montrer la partialité de l’opinion qui se réjouit du coup de force à l’encontre de Pinochet mais laisse en paix d’autres illustres dictateurs.
Ainsi, l’écrivain Mario Vargas[37] a fait remarquer[38] qu’ »une des rares personnalités qui ait reçu la nouvelle de l’arrestation de Pinochet sans allégresse, et même avec un certain inconfort, a été - de façon très surprenante - Fidel Castro[39]. Il se trouvait à Porto, au Portugal (…). Il s’en tint, en tirant sur sa barbe jaunie, à ce commentaire: cette arrestation était sans doute une « ingérence » et il était étonnant que cela se produise, compte tenu des bons services que le Chili avait rendus à la Grande-Bretagne durant la guerre des Malouines[40]. Rien de plus ». Or, ajoutait Vargas, « quelqu’un reproche-t-il à Castro les milliers de Cubains emprisonnés, torturés, assassinés, et le million et demi d’exilés ? Quelqu’un ose-t-il mentionner simplement que cela fait quatre décennies que Cuba ignore ce que sont des élections libres, liberté d’expression, pluralisme, exercice de la critique, liberté de voyage ou de pensée, et qu’en raison de sa désastreuse politique économique le peuple cubain meurt littéralement de faim et que l’île est devenue le paradis de la prostitution touristique ? »
On ne peut donc laisser l’appréciation des droits à l’arbitraire des consciences et des sensibilités. Si l’on veut que les droits de tout homme soient respectés, il faut aussi que la justice soit appliquée sous le contrôle d’une instance qui dépasse les passions humaines et les intérêts économiques ou politiques.
Est reconnu non seulement le droit à liberté religieuse, en privé et en public, mais aussi le droit à la liberté d’opinion et d’expression. Toutefois, ces droits semblent appliqués sélectivement comme en témoigne l’« affaire Buttiglione »[41]. En 2004, ce philosophe et homme politique italien, démocrate chrétien, est pressenti pour occuper le poste de Commissaire européen en charge de la justice, des libertés et de la sécurité. Ce projet suscite une vive polémique en fonction des prises de position publiques de l’intéressé au sein des commissions du Parlement européen, considérées comme hostiles à l’homosexualité et favorables à une vision « rétrograde » de la famille. Le vote d’une motion de défiance obtient 27 voix contre 26. Or, que s’est-il passé ? Lors de sa comparution devant la commission, on l’interrogea notamment sur ce qui serait sa position face au problème de l’homosexualité. Sa réponse fit la distinction classique entre le for interne et le for externe, entre son opinion personnelle et les lois qu’il serait obligé de respecter et de faire respecter. Normalement, cette réponse suffisait et était juste. Mais on lui a demandé de préciser son opinion personnelle, ce qui ne regardait personne. C’est cette réponse-là qui fut jugée insatisfaisante et il fut contraint de démissionner. Que conclure ? qu’un chrétien ne peut être considéré comme un citoyen comme un autre alors que dans le même temps, on appelle les musulmans à s’intégrer comme citoyens alors qu’au for interne ils sont parfois très loin des positions officielles.
A ce propos, le sociologue Olivier Roy a réprouvé explicitement les chrétiens qui sont réservés quant aux droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) mais s’abstient de juger position semblable chez les musulmans[42]. Ainsi, les droits de l’homme se présentent comme universels et sont défendus comme tels en Occident mais ils perdent leur caractère prétendument commun à tous les hommes lorsqu’il s’agit d’une culture non occidentale au nom de l’égalité des cultures qu’en principe non ne peut juger avec nos critères.[43]
Une politique qui se veut cohérente et au service de l’homme intégral ne peut, évidemment, sélectionner les droits objectifs, au gré de son intérêt. C’est l’homme tout entier qui doit être respecté, de la conception à la mort naturelle. Ce sont tous ses besoins fondamentaux, personnels et sociaux, corporels et spirituels qui doivent trouver le meilleur cadre possible où ils puissent être satisfaits. On a reproché, à juste titre, à la Déclaration de 1789 d’être individualiste. On a dit qu’elle avait été faite pour des enfants trouvés et des célibataires[44]. L’homme dont il est question paraît fort abstrait. Il est propriétaire mais il est sans famille, n’appartient à aucune communauté locale, professionnelle ou culturelle et il est, comme nous l’avons déjà vu, sans Dieu[45]. En 1948, l’aspect communautaire apparaît davantage : reconnaissance de la famille comme « élément naturel et fondamental de la société » qui « a droit à la protection de la société et de l’État » (art. 16) ; reconnaissance de la propriété collective (art. 17), de la liberté de réunion et d’association (art. 20), du droit à la sécurité sociale (art. 22), du droit syndical (art. 23), de la liberté d’enseignement (art. 26), de religion (art. 16, 18, 19, 26) ; de plus, l’article 22, dit que toute personne « est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité… », mais sans préciser davantage. Il faudra attendre 1966 (16 décembre) pour que soient adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. On peut aussi citer la Charte des droits et des devoirs économiques des États du 12 décembre 1974.
La Commission « Iustitia et Pax » a établi une liste brève des « libertés et droits fondamentaux » suivis des « droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels » qui s’appuie sur l’enseignement de Pie XII, Jean XXIII, de Paul VI et du Concile Vatican II, couvrant ainsi tous les aspects de la vie humaine[46]. De plus, considérant que « les droits de l’individu ont une dimension foncièrement sociale qui trouve dans la famille son expression innée et vitale », le Saint-Siège a présenté une « Charte des droits de la famille » et a invité « instamment tous les États, les Organisations internationales et toutes les Institutions et personnes intéressées à promouvoir le respect de ces droits et à assurer leur reconnaissance effective et leur mise en application »[47]. Il s’agit d’un développement particulièrement intéressant et précieux de l’extrait de l’article 16 de la Déclaration de 1948, essentiel mais trop lapidaire. Ainsi l’Église prend-elle une fois de plus l’initiative, comme elle l’avait déjà fait au Concile Vatican II en développant et précisant le droit à la liberté religieuse dans la Déclaration Dignitatis humanae.
C’est-à-dire des droits qui découlent réellement de la nature même de l’homme et non de sa volonté ou de la décision d’une assemblée, aussi large soit-elle. Droits, fondés en vérité, qui établissent les conditions indispensables à la croissance de l’homme considéré dans son intégralité spirituelle et corporelle. Ces droits fondamentaux correspondent évidemment à des aspirations essentielles de l’homme, à des exigences de sa liberté, mais il est hasardeux de s’en tenir à la seule subjectivité de l’individu dans la mesure où elle risque de l’entraîner à la revendication permanente, irraisonnée et irresponsable et jusqu’au caprice. Des juristes très critiques ont beau jeu alors de relever et pourfendre le droit au soleil dérivé du droit aux loisirs qui est lui-même une extension du droit au repos. Ironiquement, on pourra, en poursuivant cette logique, proposer d’ajouter dans le même esprit le « droit à la neige »[48]. On parle de droit à la santé et même d’être en bonne santé là où il faudrait simplement parle de droit d’être soigné. car que peut signifier le droit à la santé d’un cancéreux inguérissable ? Les Américains reconnaissent le « droit de chercher et d’obtenir le bonheur »[49] qui est une expression bien floue et, à la limite, vide de sens. Des pédagogues parlent du droit à l’erreur et des sexologues du droit à l’orgasme[50] ; Il est courant aussi de se référer au droit à la différence qui recouvre souvent le droit à l’homosexualité mais qui peut s’étendre, pourquoi pas ?, à toute déviance ou extravagance. Du droit à la différence on arrive très naturellement au droit à l’équivalence comme en témoigne l’adoption par le Parlement européen le 8 février 1994 d’une résolution en faveur de l’égalité des droits des homosexuels qui n’est pas simplement le refus légitime d’injustes discriminations mais l’approbation juridique d’une pratique et la reconnaissance, ipso facto, d’un droit à l’adoption. Du droit au travail, on passe aisément au droit à l’emploi, parfaitement irréaliste dans un contexte de crise comme dans d’ailleurs dans une période faste. Certains réclament le droit à la retraite à 60 ans, d’autres à 55 ans et demain à 50 ans ?[51] Comment établir la valeur de la vie humaine si on reconnaît en même temps le droit à la vie et le droit à l’avortement ou à l’euthanasie ? Entraîné ainsi par le mouvement incessant de ses envies on peut même, sans s’en rendre compte tout d’abord, s’autodétruire.
Interrogé par un journaliste sur un prétendu « droit de l’enfant à une sexualité consentante », le cardinal Danneels répondait qu’« il y a là une profonde ambiguïté. d’abord qu’est-ce qu’un consentement de l’enfant ? Pour consentir il faut être armé d’une certaine connaissance de ce à quoi on consent. Or, un enfant ne connaît pas suffisamment la nature de la sexualité. L’enfant a pu être séduit, mais pas consentir sciemment : il est ignorant de la réalité de la sexualité. interrogez des gens qui s’occupent d’enfants victimes de la pédophilie : vous aurez des réponses sérieuses et convaincantes. ces enfants ne sont pas épanouis. On n’a pas promu leurs droits…. Les « droits de l’enfant » ? Cette expression relève d’un discours académique. Mais chez les médecins, on parlera autrement de ce que les enfants ont vécu. La pédophilie provoque de nombreux ravages chez les enfants, même si on les prétend consentants »[52].
Il est de même scandaleux de parler du droit à l’enfant. Comme l’écrivait déjà en son temps Simone de Beauvoir, « les enfants ne sont pas les ersatz de l’amour, ils ne remplacent pas un but de vie brisée, ils ne sont pas du matériel destiné à remplir le vide de notre vie ; ils sont une responsabilité et un lourd devoir… Ils ne sont ni le jouet des parents, ni l’accomplissement de leur besoin de vivre, ni les succédanés de leurs ambitions insatisfaites »[53]
Pour éviter donc les revendications immodérées du « moi », il importe d’en revenir au seul fondement sûr des droits qui est la nature même de l’homme. Comme l’écrit un éminent juriste, « détachés de leur référence à la nature, les droits de l’homme apparaissent en effet comme une série de revendications individuelles aussi peu fondées que l’arbitraire du pouvoir auquel elles s’opposent »[54]. Le drame des Déclarations modernes de 1789 à 1948 est qu’elle ont voulu se présenter comme « naturelles »[55] sans se référer explicitement et rigoureusement à cette nature.
Nous retrouvons ici la nécessité déjà évoquée de mesurer la liberté à la vérité. Comme l’écrit Jean-Paul II : « …le vrai droit de l’homme est la victoire sur lui-même pour vivre en conformité avec une conscience droite. Sans la conscience fondamentale des normes morales, la vie humaine et la dignité de l’homme sont exposées à la décadence et à la destruction »[56]. La mentalité contemporaine a oublié ce principe. Mais il se peut que l’Église ait, jadis et trop souvent, entendu la parole « la vérité vous rendra libres »[57] d’une manière un peu étroite considérant que la proclamation de la vérité était première et suffisait à libérer l’homme de son péché. S’en est suivi peut-être une pratique trop directive qui a pu dégénérer en autoritarisme. La sacralisation de l’autorité politique tend à identifier la vérité et l’autorité alors que le rôle du « prince » est d’être au service de la vérité.
Selon Mgr Walter Kasper, c’est le cardinal Karol Wojtyla qui le 25 septembre 1964, au Concile Vatican II, démontra « que la vérité ne peut être connue et reconnue que dans la liberté, et que, par conséquent, la reconnaissance de la vérité présuppose la reconnaissance de la liberté religieuse. Mais, par ailleurs, la liberté se fonde sur la vérité qui la précède ; la liberté existe en fonction de la vérité et elle trouve son achèvement dans la reconnaissance de celle-ci »[58].
On peut proposer alors cette définition d’un droit objectif : « Tout homme a droit à ce qui lui est nécessaire pour se développer et pour atteindre la perfection de son être dans les limites du bien commun » (notion que nous étudierons plus loin)[59].
Apparaît ici encore la nécessité de bien s’entendre donc sur le sens que l’on donne au mot « homme ». On peut affirmer que « si les droits de l’homme sont violés dans la réalisation des programmes qui les invoquent c’est qu’il y a erreur sur l’homme »[60] ou, en tout cas, qu’il risque d’y en avoir une.
Encore faut-il que, dans la pratique, la défense des droits fondamentaux soit impartiale. Or il faut bien reconnaître que la « conscience internationale » applique parfois deux poids deux mesures. La liberté d’opinion et d’expression et la liberté religieuse sont incontestablement les plus maltraitées.[61]
Peut-on se passer de reconnaître Dieu comme source des droits dans la mesure où il est le créateur de l’homme dans lequel son plan est inscrit sous la forme de ce que nous appelons « nature humaine » ? Seul Dieu est souverain et c’est abusivement et dangereusement qu’on parle de souveraineté du peuple ou de souveraineté nationale ! Si l’on parle de droits de l’homme objectifs, concrets, et universels, on en arrive à devoir parler des droits de Dieu puisqu’il est créateur de cette nature humaine dont découlent les droits. Sinon, ils ne sont que le fruit d’une volonté changeante.
Ce lien entre doits de Dieu et droit de l’homme est perceptible dès l’Ancien testament comme le montre le décalogue ou encore ce passage où Isaïe déclare : « ne crains pas, car je t’ai racheté, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi »[62]. Le Nouveau Testament va consacrer ce lien : « Dans l’Évangile, dira le P. Wresinski, les droits de l’homme sont l’expression des droits de Dieu. »[63] La dignité de la nature humaine est proclamée dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme comme l’a rappelé le Concile de Chalcédoine (451)[64]. Cette intime parenté de Dieu et de l’homme va transformer la notion de loi et de droit.
Isidore de Séville[65] est, semble-t-il[66], un des premier à avoir affirmé que le droit naturel est un droit divin. Gratien[67], dans son célèbre Décret[68] parlera aussi de « la loi naturelle ou divine ». Sans doute fallut-il longtemps pour que cette idée soit approfondie et mise en œuvre mais l’histoire prouve sa justesse en révélant qu’il faut, dans l’intérêt même des droits de l’homme ne jamais les dissocier des droits de Dieu, des droits qu’il a sur sa créature. La Déclaration de l’indépendance des États-Unis (1776) évoque « les lois de la nature et du Dieu de la nature » reconnaît que « les hommes sont doués par leur créateur de certains droits inaliénables » et avoue sa « ferme confiance dans la protection de la divine Providence ». et l’article XVIII de la Déclaration des droits de Virginie (1776) établit la liberté religieuse[69] en même temps que « le devoir réciproque de tous les Citoyens de pratiquer la tolérance chrétienne, l’amour et la charité les uns envers les autres ».
Par contre, la Déclaration française de 1789[70], ne reconnaît pas en Dieu le créateur des droits[71] même s’ils sont dits « naturels, inaliénables et sacrés » ; l’Assemblée nationale pour les proclamer se met « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême »[72]. Si l’on veut bien distinguer Dieu sous cette appellation bizarre, il n’est plus ici qu’un simple spectateur qui bientôt ne sera plus convié. Cette attitude était sans doute plus honnête et plus cohérente car l’évocation ou l’invocation de Dieu, sous une forme ou l’autre, n’est qu’une manière de solenniser les textes sans vouloir évidemment tirer toutes les conséquences logiques d’une réelle reconnaissance du pouvoir de Dieu[73]. Toujours est-il que la mise à l’écart de Dieu, plus manifeste encore dans la Constitution du 3 septembre 1791, a été accompagnée de violations massives et sanglantes des droits que la Révolution proclamait. Au nom des « droits naturels », la Constitution de 1791 supprime les corporations, ne reconnaît plus les vœux religieux et déclare que les biens destinés aux dépenses du culte appartiennent à la nation. Or, parmi les droits « naturels » cités, se trouvent la liberté de s’assembler, d’exercer le culte religieux auquel le citoyen est attaché et l’inviolabilité des propriétés ! On connaît aussi le prix humain de cette révolution[74] qui ne fut pas seulement antichrétienne[75] mais fondamentalement antireligieuse comme en témoignent les tendances antisémites manifestées à l’époque[76].
La suite de l’histoire confirme ce que la révolution française avait montré : si les droits de Dieu ne sont pas respectés, les droits de l’homme ne le seront pas non plus malgré leur proclamations solennelles. Les expériences communistes et nazie le prouvent spectaculairement. Si Dieu n’est pas le premier servi, l’homme est desservi. Lors de la béatification du Père Rupert Mayer[77], victime du nazisme, Jean-Paul II déclarait : « On entend beaucoup parler aujourd’hui, des droits de l’homme. Dans de très nombreux pays, ils sont violés. Mais on ne parle pas des droits de Dieu. Et pourtant, droits de l’homme et droits de Dieu sont étroitement liés. Là où Dieu et sa loi ne sont pas respectés, l’homme non plus ne peut faire prévaloir ses droits. Nous l’avons constaté en toute clarté à la lumière du comportement des dirigeants nationaux-socialistes. Ils ne se sont pas intéressés à Dieu et ont poursuivi ses serviteurs ; et c’est ainsi qu’ils ont aussi traité inhumainement les hommes, à Dachau, aux portes de Munich, tout comme à Auschwitz, aux portes de mon ancienne résidence épiscopale de Cracovie. Aujourd’hui encore vaut ce principe: les droits de Dieu et les droits de l’homme sont respectés ensemble ou ils sont violés ensemble. Notre vie ne sera alors en bon ordre que si nos rapports avec Dieu sont en bon ordre. C’est pourquoi le Père Rupert Mayer déclarait, à la vue de la détresse qui ravageait la terre entière durant la dernière guerre : « Notre époque actuelle est une mise en garde effroyablement sérieuse à l’adresse des peuples de la terre pour qu’ils reviennent à Dieu. Rien ne peut se passer de Dieu ! »[78] Aujourd’hui encore, cette maxime de notre bienheureux n’a rien perdu de sa véracité. Aujourd’hui encore, il s’agit de donner à Dieu ce qui appartient à Dieu. Ce n’est qu’alors que sera aussi donné à l’homme ce qui appartient à l’homme »[79].
Aujourd’hui rien n’a changé de par le monde et il est inutile de revenir sur les infamies, les crimes et les injustices qui remplissent l’actualité. Le mépris de l’homme, de sa vie, de sa dignité, de sa foi est au diapason de l’oubli de Dieu[80].
Ainsi se vérifie tragiquement la nécessité d’ajuster l’agir humain à la volonté divine, comme le montrait la loi de Moïse, comme le montrent le « commandement nouveau » qui lie l’amour de Dieu et l’amour de l’homme ou encore le Notre Père, « le résumé de tout l’Évangile »[81]. Dès lors les droits de l’homme, comme l’écrit Mgr Walter Kasper[82] « ne sont pas en conflit avec les droits de Dieu ; au contraire, suivant en cela saint Thomas d’Aquin, on fonde les droits à la liberté de l’homme sur la participation de la raison humaine à la loi de Dieu ». A ce moment on peut parler vraiment de droits naturels, innés, disent certains[83], inaliénables et sacrés. Ce n’est qu’abusivement qu’une assemblée peut, après délibération et compromis, octroyer de tels adjectifs à des droits qui ne dépendraient en fait que de sa seule volonté. Des droits inaliénables ne peuvent être concédés par un État mais simplement reconnus puisqu’ils lui sont antérieurs.
Lors de la célébration du bicentenaire des traités de Versailles et de Paris (1783) qui mirent fin à la guerre d’indépendance des États-Unis, le cardinal Lustiger releva, dans le « texte magnifique » de la Déclaration d’indépendance, la phrase « Le Créateur des hommes les a dotés de certains droits inaliénables ». S’adressant aux délégués américains[84], il la commenta en ces termes particulièrement nets : « Il y a là le fondement qui permet aux hommes d’affronter leurs propres contradictions et leurs inconséquences. En effet, l’espérance dont vous étiez porteurs consiste à reconnaître à tout homme les mêmes droits fondamentaux. Il est donc décisif pour l’avenir de l’humanité, de mettre l’énoncé de ces droits fondamentaux à l’abri de l’arbitraire et des tyrannies. Ils ne doivent pas dépendre des fluctuations d’une opinion majoritaire en un temps ou en un lieu donné. Il faut donc pour cela établir qu’ils ne résultent pas seulement d’une libre convention entre les hommes. ils ne sont pas seulement le fruit d’un contrat social, fût-il supposé fondateur de la société. Ils naissent d’un pacte, d’une alliance encore plus fondamentale que les libres conventions humaines. Et il n’est pas au pouvoir de l’homme de modifier ce pacte. Il s’agit de l’Alliance qui lie à leur Créateur les hommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme le dit votre Déclaration d’indépendance, ces droits sont inaliénables, car c’est Dieu qui en a doté les hommes, tous les hommes. Et il n’est pas permis à l’homme de réduire ou de limiter, de prescrire ou d’altérer cette générosité créatrice ». Evoquant les martyrs de la Révolution française, il rappelait à la suite du Saint-Père[85] que la violation du droit fondamental à la liberté religieuse est « l’un des points sensibles à quoi peut se reconnaître la violation ou le respect de tout droit de tout homme »[86]. Le Concile Vatican II avait aussi bien établit la relation entre la liberté humaine et la vérité divine : « Si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur et de l’histoire humaine et de l’histoire du salut, cet ordre divin lui-même, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l’homme, la rétablit et la confirme »[87]. Dans la perspective de la « fausse autonomie » c’est-à-dire celle qui prétend se passer de toute référence à Dieu, « la dignité de la personne humaine, loin d’être sauvegardée, s’évanouit »[88]. L’enjeu est de taille : si les droits de l’homme sont une force de résistance à l’oppression et à l’injustice, ils ne peuvent se passer de Dieu. « La relation fondamentale de la personne à Dieu fonde une limite opposable à tout pouvoir humain: à une condition, que Dieu existe pour les personnes et pour la société[89] ». L’évangélisation est donc indispensable à la liberté politique et le droit à la liberté religieuse peut être considéré comme fondateur des autres droits. En effet, amputée de sa relation à Dieu, « la personne n’a plus de droit individuel supérieur à la loi, elle se réduit à ses relations sociales : elle a perdu sa transcendance »[90].
« Universels, inviolables, inaliénables », les droits objectifs sont des limites à la volonté de puissance de l’État puisqu’ils sont antérieurs aux différents pouvoirs qui structurent les sociétés mais aucun droit, tout « universel, inviolable, inaliénable » qu’il soit, n’est illimité ou inconditionné. Le problème est d’importance particulière aujourd’hui car la vulgarisation des droits subjectifs et revendicatifs a été propice à la propagation, surtout chez les plus jeunes, d’un droit simplifié et sans limites qui se traduit dans le langage courant par l’expression: « je fais ce que je veux ». Cette « philosophie » génère nombre de frustrations dans la mesure où personne ne peut jamais faire ce qu’il veut en fonction des limitations physiques, intellectuelles, psychologiques et sociales. Elle génère aussi, par le fait même nombre de révoltes intérieures ou manifestes.
Aucun droit ne peut s’exercer sans restriction ni réserve. Pour 6 raisons.
Rappelons ce que nous avons vu il y a un instant : les droits humains sont limités par les droits de Dieu qui les balisent, les mesurent, les justifient et les fondent
Tous les droits n’ont pas la même importance, comme le suggèrent les
deux Pactes relatifs aux droits civils et politiques de 1966: ceux-ci
sont reconnus « à un moindre degré »[91]. La
Commission théologique internationale[92] y fait référence et rappelle que « certains droits sont à ce point
fondamentaux qu’on ne peut jamais les récuser sans mettre en danger la
dignité des personnes humaines ». Et de citer le droit à la vie,
l’égalité fondamentale, la liberté de pensée, de conscience et de
religion. Viennent ensuite d’autres droits qui « se situent à un degré
inférieur bien que, dans leurs racines, ils soient eux aussi essentiels.
On peut songer ici à des droits civils, politiques, économiques,
sociaux, culturels pour des personnes particulières. Sous certains
aspects, en effet, ils peuvent apparaître seulement comme des
conséquences contingentes des droits fondamentaux. leur réalisation
pratique et les conditions de leur application parfaite ne sont pas
indépendantes des circonstances historiques et géographiques. Dès lors,
ces droits peuvent apparaître moins tangibles dans des circonstances
difficiles pour autant bien sûr qu’ainsi on n’en arrive pas à nier les
droits fondamentaux eux-mêmes. » En troisième rang « certains droits de
l’homme peuvent être considérés comme des postulats de l’idéal qui
s’impose et du progrès commandé par la généralisation commune de
'l’humanisation » plutôt que comme des exigences strictes du droit des
gens et des normes strictement obligatoires. Ces droits relèvent de
« l’idéal commun » de l’humanité auquel doivent tendre tous ceux qui ont
une responsabilité envers le bien commun. il en va de même pour ceux qui
exercent les responsabilités politiques et qui sont soucieux de
respecter les vœux de tous les citoyens. En certains cas, s’imposeront
aussi des « mesures progressives, d’ordre international ». »
Il est facile de comprendre cette hiérarchie. Les droits exprimant les
besoins de l’homme, tous le besoins pour essentiels qu’ils soient n’ont
pas tous intrinsèquement la même valeur ou plu exactement la même
profondeur humaine ou la même urgence. Il en va donc de même pour les
droits.
C’est, comme l’a dit, par exemple, Jean-Paul II à la suite de Jean XXIII
et de Pie XII[93], dans la
« dignité de la personne que les droits de l’homme trouvent leur source
immédiate ». La personne, c’est-à-dire cette nature douée d’intelligence
et de volonté libre dont nous avons parlé[94] est « l’excellence de l’homme » mais « elle n’en est pas le
tout »[95].
Sans négliger, par angélisme, les conditions concrètes de
l’existence, on peut donc considérer que les droits qui touchent ainsi
au « cœur » de ce qui est le plus spécifiquement humain soient
privilégiés. Ainsi considère-t-on que le droit à la liberté religieuse
est primordial. Le droit tout aussi fondamental de choisir une éducation
conforme à ses convictions religieuses découle du précédent et peut être
considéré de « moindre degré ». Il est clair que le droit au loisir est
secondaire par rapport au droit au travail qui le justifie.
Certains droits, on vient de le dire, peuvent être limités par les
circonstances voire suspendus. L’article 22 de 1948 sur la sécurité
sociale et les droits économiques sociaux et culturels, précise bien
qu’il faut, par nécessité, tenir compte « de l’organisation et des
ressources de chaque pays ». On ne peut, en fonction de la liberté
d’expression, octroyer à tous quelques minutes d’antenne ou une rubrique
dans un quotidien. Comment répondre au droit au travail en période de
crise ? Bien des constitutions prévoient des limites au droit à
l’inviolabilité du domicile, au droit de manifestation ou de grève pour
des raisons de sécurité ou d’intérêt général. Le droit au mariage est
assorti de conditions pour lui conserver son sens véritable et éviter
des fraudes.[96]
De plus, des situations exceptionnelles (catastrophe, danger, guerre,
menace terroriste, etc.) dûment reconnues par l’autorité responsable
peuvent exiger, pour certains droits[97], des dérogations ou des
suspensions[98].
Tous les textes et même le plus libéral et le plus individualiste de
tous, celui de 1789, reconnaissent que « l’exercice des droits naturels
de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres
de la société la jouissance de ces mêmes droits » (art. 4, 1789). Les
« bornes » ne peuvent être fixées par les individus eux-mêmes, elles
seront donc déterminées par la Loi, nous dit le même document.
Le droit de l’un à la propriété privée est limité par le droit de
l’autre à accéder également à la propriété privée. L’interdiction de
fumer dans les lieux publics se justifie par la nécessité de préserver
la santé de ceux qui ne fument pas.
Un droit peut être limité par un autre droit. Ainsi en est-il, comme nous le verrons du droit à la propriété privée et du droit au travail souvent en conflit. On a souvent aussi évoqué le conflit entre la liberté et l’égalité ; entre les droits individuels et les droits collectifs qui se traduit souvent aujourd’hui, comme nous le verrons également, par la douloureuse dialectique entre les droits fondamentaux de la personne et le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »[99] qui couvre, en bien des cas, l’arbitraire et le crime. Plusieurs auteurs évoquent la « concurrence » entre le droit de grève et le droit des usagers, le droit de grève et le droit au travail ; la liberté du commerce et de l’industrie et le droit à un environnement sain ; le droit de la femme et le droit à la vie ; le droit à la vie et le droit à la légitime défense ; le droit au respect de la vie privée, au droit à l’information[100] ; la liberté d’expression et le droit à la réputation[101] ; etc. J.-B. d’Onorio commente : « Si les droits de l’homme sont des droits positifs absolus, ils deviennent juridiquement auto-contradictoires ». Et le bon sens en déduira rapidement la nécessité de compromis pour que les différents droits puissent coexister[102]. Mais cette politique n’est qu’un pis-aller dans la mesure où elle requiert l’intervention constante de juridictions diverses qui puissent arbitrer ces conflits incessants et inéluctables. Les équilibres sont fragiles, aléatoires, sans cesse remis en cause. Il faut donc trouver ou retrouver une ordonnance qui dépasse les volontés et les tensions humaines, accepter que les droits soient limités « par l’ordre naturel, l’ordre objectif du droit, car Dieu est le seul absolu face à l’homme qui fait figure de faux absolu… »[103].
Les droits sont liés à des devoirs correspondants.
Si les devoirs de la loi mosaïque suggéraient des libertés, les droits
modernes ne peuvent s’exercer de manière cohérente et efficace sans la
reconnaissance active d’obligations connexes. L’expression « les droits
et les devoirs » est extrêmement fréquente[104] dans le langage
magistériel et tellement présente dans les contextes solennels que la
formule « les droits » apparaît comme un raccourci pratique qui
sous-entend le couple inséparable « droits-devoirs ». Déjà en 1789,
certains membres de l’Assemblée nationale avaient souhaité qu’une liste
de devoirs accompagne celle des droits[105]. Il n’en
resta que la formule « droits et devoirs » dans le Préambule, sans plus.
Mais bien des constitutions ultérieures dans de nombreux pays
intégreront des devoirs[106].
En 1942, Pie XII rappelle que « …l’obligation demeure pour chaque
membre de la famille humaine de réaliser ses fins immuables, quels que
soient le législateur et l’autorité à qui il est soumis. Par conséquent,
demeure aussi pour toujours sans qu’aucune opposition puisse l’abolir,
le droit inaliénable de l’homme, qu’amis et ennemis doivent
reconnaître, à un ordre et à une pratique juridiques, dont le devoir
essentiel est de servir le bien commun. »[107]
Dans Pacem in terris, Jean XXIII, après avoir rappelé quelques
« droits de nature », soulignera le rapport indissoluble entre les
droits et les devoirs. En effet, c’est la même loi naturelle qui
« confère les uns » et « impose les autres » : « Le fondement de toute
société bien ordonnée et féconde, c’est le principe que tout être humain
est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de
volonté libre. Par là même, il est sujet de droits et de devoirs
découlant les uns des autres, ensemble et immédiatement, de sa nature:
aussi sont-ils universels, inviolables, inaliénables. […] Jusqu’ici ,
Nous avons rappelé une suite de droits de nature. Chez l’homme, leur
sujet, ils sont liés à autant de devoirs. La loi naturelle confère les
uns, impose les autres ; de cette loi, ils tiennent leur origine, leur
persistance et leur force indéfectible. »[108]
Contrairement à la sensibilité moderne, peut-être faudrait-il insister
sur le lien du devoir et du droit plutôt que du droit et du devoir. Car
la tendance de l’homme est l’égoïsme et la volonté de puissance. Il faut
souvent qu’il fasse un effort pour sortir de lui-même, s’oublier un peu
et considérer l’autre dans toute sa dignité et ses droits. Est-ce que
spontanément les hommes se portent au secours des autres, sont prêts à
partager, à se sacrifier ? Le cardinal Cardijn disait avec beaucoup de
sagesse, de courage et de lucidité qu’ »une personne a essentiellement
des devoirs. Elle doit se réaliser, devenir de plus en plus personne. La
personne n’est pas comme le petit animal qui devient nécessairement ce
qu’il doit devenir. Une personne progresse et doit devenir toujours plus
personne. (…) Elle a ici-bas une vocation, elle doit répondre à un
appel de Dieu ».[109]
Avant lui, la philosophe Simon Weil[110] avait bien perçu cette primauté du devoir : « La notion
d’obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative.
Un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par
l’obligation à laquelle il correspond ; l’accomplissement effectif d’un
droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes
qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L’obligation
est efficace dès qu’elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle
reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un
droit qui n’est reconnu par personne n’est pas grand-chose. […]
Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs parmi lesquels
se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de
son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour
quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent
des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l’univers
n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations. »[111]
On pourrait encore ajouter que le premier devoir de l’homme est d’être
heureux, ce qui correspond à son désir le plus fondamental. En fonction
de cette finalité, il est des chemins à suivre et d’autres à éviter. Tel
est l’objet des 10 paroles prononcées sur le Sinaï, pour que l’homme
devienne ce qu’il est.
Le lien entre droits et devoirs est perceptible à trois niveaux:
Au niveau personnel tout d’abord. Chaque droit que je revendique ou que j’exerce doit être moralement justifié. De plus, il engage ma responsabilité : « le droit à la vie entraîne le devoir d’en prendre soin, de la conserver ; le droit à une existence décente comporte le devoir de se conduire avec dignité ; au droit de chercher librement le vrai répond le devoir d’approfondir et d’élargir cette recherche »[112]. Le droit à la liberté religieuse, aussi fondamental soit-il, implique le devoir « de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église » et, une fois connue, « de l’embrasser et de lui être fidèle »[113].
Au niveau social, il ne suffit pas de reconnaître et de respecter le droit de l’autre, il faut, sous peine de vider les droits de leur sens, travailler à leur satisfaction. Le devoir d’assistance à personne en danger accompagne le droit à la vie. Le devoir d’évangéliser va de pair avec le droit à la liberté religieuse : « …la vérité doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à sa nature sociale, à savoir par une libre recherche, par le moyen de l’enseignement ou de l’éducation, de l’échange et du dialogue par lesquels les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la quête de la vérité » ; « Les groupes religieux ont aussi le droit de ne pas être empêchés d’enseigner et de manifester leur foi publiquement, de vive voix et par écrit ».[114]
Au niveau politique, chacun doit s’employer à construire une société où,
précisément, les droits et les devoirs pourront s’exercer. De leur côté,
les pouvoirs publics ont comme mission de réaliser le bien commun
c’est-à-dire « l’ensemble des conditions de vie en société qui
permettent à l’homme d’atteindre sa perfection propre de façon plus
complète et plus aisée »[115]. Or, pour la pensée contemporaine, ce bien commun « réside
surtout dans la sauvegarde des droits et devoirs de la personne
humaine »[116].
Un ordre se crée grâce à de l’effort de tous et s’impose à tous. La
liberté s’exercera donc dans le respect de « l’ordre public
juste »[117], des règles juridiques
« conformes à l’ordre moral objectif »[118].
Les droits objectifs et fondamentaux, personnels et communautaires
s’inscrivent dans le respect et la recherche du bien commun qu’ils
constituent et qui les limite. Nous l’avons déjà vu : « Tout homme a
droit à ce qui lui est nécessaire pour se développer et pour atteindre
la perfection de son être » mais « dans les limites du bien
commun »[119].
Promoteurs et protecteurs des droits et devoirs humains, les pouvoirs
publics ont le droit et le devoir de sanctionner les manquements mais on
ne peut fonder le respect des droits uniquement sur des rapports de
force. La société en deviendrait inhumaine : « elle comprimerait
nécessairement la liberté des hommes, au lieu d’aider et d’encourager
celle-ci à se développer et à se perfectionner »[120]. l’idéal auquel il faut tendre est que l’individu soit
« mû par conviction personnelle, de sa propre initiative, par son sens
des responsabilités, et non sous l’effet de contraintes ou de pressions
extérieures »[121].
Nous sommes donc de nouveau acculés à l’éducation et à l’évangélisation…[122].
Peut-être faudrait-il relire ce qu’écrivait ce rabbin : « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, […] en ce début de XXIe siècle, ce sont les dix paroles bibliques qui réactualisent les droits de l’Homme. »[1]
Pour donner un avenir aux droits de l’homme, c’est-à-dire à l’homme, à sa croissance d’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, le chemin tracé à New-York en 1948 doit aller au Sinaï, passer par la montagne pour entendre si possible le Sermon[2] avant de revenir à la presqu’île de Manhattan…
La Déclaration de 1948 « exprime l’idéal commun à atteindre » ; des « mesures progressives d’ordre national et international » doivent être prises car « on n’est pas encore parvenu au terme du chemin à parcourir, comme en témoignent les nombreux travaux des Commissions « ad hoc », instituées pour préciser l’application des principes, pour élaborer des instruments juridiques adéquats et pour examiner les violations des droits de l’homme partout où elles se produisent ». De plus, il faut « que les responsables de la vie publique agissent avec une détermination renouvelée ».
L’Église, pour sa part, « a reçu de son fondateur Jésus-Christ le devoir de proclamer l’égale dignité de toutes les personnes en tant qu’enfants de Dieu » et tient à « réaffirmer les fondements transcendants des droits humains et d’encourager las actions dynamiques menées en notre temps pour promouvoir ces droits » qui « sont fondés en Dieu Créateur »[3].
S’il faut revoir le discours sur les droits de l’homme, le compléter, le préciser, l’approfondir, s’il faut aussi, évidemment, que les autorités compétentes fassent respecter ces droits, avec une détermination renouvelée, il ne faut pas oublier que la meilleure autorité est celle de la conscience : « …les normes juridiques que l’on a soigneusement formulées et solennellement proclamées ne suffisent à assurer la dignité de personnes humaines. Il faut aussi que les hommes se convertissent dans leur cœur, qu’ils se renouvellent dans la charité du Christ et qu’ils s’efforcent de vivre selon les exigences de la justice sociale et des impératifs moraux, dont ils auront pris conscience dans leur retour à Dieu »[4]. Sans cela, toutes les déclarations du monde, aussi solennelles, aussi parfaites soient-elles n’empêcheront aucun crime. Notre époque le prouve : jamais on n’a tant parlé de ces droits et jamais peut-être n’ont-ils été autant ni aussi massivement transgressés et contestés. Une déclaration de droits, une constitution sont révisables. La constitution irlandaise est exemplaire à maints égards. Elle s’ouvre sur l’invocation de la Sainte Trinité et du Seigneur Jésus-Christ. Elle peut être considérée dans les chapitres « sensibles » comme la traduction constitutionnelle la plus parfaite de l’enseignement social chrétien en ce qui concerne la famille, l’éducation, la propriété ou la religion. Mais en 1995, un referendum introduisait le divorce dans la législation. Les esprits évoluent, en bien ou en mal. Si les consciences ne sont pas convaincues, elles modifieront bien des articles encore.
On ne peut faire l’économie de la préparation purificatrice que nous propose l’Ancien Testament, notamment à travers les fameux commandements[5]. Ils représentent l’exigence minimale, raisonnable, de toute vie en société, en deçà de laquelle la barbarie s’installe Nous l’expérimentons chaque jour, hélas, Il ne faut pas sous-estimer l’universalité de cette loi mosaïque. Tout impérative et négative soit-elle, elle me parle directement au fond de ma conscience : le « tu » s’adresse bien à moi et m’interpelle plus personnellement que « l’homme » ou « le citoyen » universel auquel la volonté humaine ou mieux l’espoir d’une assemblée humaine veut m’identifier.
On ne peut non plus faire l’économie du chemin de sanctification révélé par le Nouveau Testament, indispensable à la simple humanisation des rapports humains. Le « commandement nouveau », et le sermon sur la montagne[6] me donnent la clé du bonheur : c’est l’amour de Dieu qui seul me permettra de vivre comme il convient avec les autres hommes.
Si je suis pénétré de l’amour de Dieu, abandonné à son amour, voué à aimer comme il aime, je n’ai plus besoin d’aucune loi : le Christ est ma loi, ma constitution et ma déclaration universelle[7]. Davantage encore : il est ma vie et mes œuvres. Evangéliser est le plus grande œuvre de justice sociale et économique, la plus grande œuvre de libération politique, la plus urgente, la plus efficace qui soit si l’on prend la peine d’y réfléchir et d’en tirer toutes les conséquences pratiques.
La fin du XXe siècle est une période particulièrement troublée politiquement. Bien des « maisons » sont devenues très instables. L’effondrement des régimes marxistes en Europe a laissé bien des nations désorientées. L’apprentissage de la liberté s’est fait souvent dans les pires difficultés et n’a pas apporté aux populations la stabilité et le bien-être rêvés. Ici ou là, à travers des tentatives démocratiques fragiles et décevantes, les populations ont parfois été prises par la nostalgie de l’ordre ancien. Les communistes, sous quelque étiquette socialiste, sont parfois revenus au pouvoir et des régions entières ont connu la guerre civile[1].
Dans le même temps, les démocraties occidentales révèlent de graves tares : corruption, clientélisme, particratie, népotisme[2], concussion[3], entraves à la justice, etc.. Certains appareils d’État sont noyautés par la maffia. Les populations révoltées ou méfiantes se détournent de la vie politique ou accordent leurs suffrages à des formations extrémistes. Par ailleurs, la fascination d’une économie de marché sans limites ni balises ranime des pratiques sauvages qui disloquent les sociétés sous les yeux de politiques impuissants ou complices..
Dans le tiers-monde, l’anarchie, la dictature et l’exploitation continuent à s’entremêler sur un lit de misère persistante.
Dans cet ébranlement général, le fondamentalisme religieux mobilise des peuples entiers au service d’un ordre divin strict[4] et l’ouverture de la Chine communiste et de la république populaire de Cuba à une économie de marché fait à nouveau rêver d’un marxisme souriant certains esprits désorientés..
L’Europe occidentale, dans la plupart des cas, part plutôt à la recherche d’une « nouvelle citoyenneté », d’une « nouvelle culture politique » qui pourrait « réinventer la démocratie »[5].
Par la voix du prophète Ahia de Silo, le Seigneur dit à Jéroboam : « Tu seras roi d’Israël. et si tu obéis à tous mes ordres, si tu marches dans mes voies, si tu fais le bien à mes yeux en observant mes préceptes et mes commandements comme l’a fait David, mon serviteur, je serai avec toi. Je te bâtirai une maison stable, comme je l’ai fait pour David, et je te donnerai Israël »[1]. Quel est donc ce « bien » à faire pour que la « maison » soit stable ?
Il n’est pas inutile de rappeler quelques principes fondamentaux que nous avons médités dans les chapitres précédents et qui vont éclairer dorénavant les problèmes politiques, sociaux et économiques qu’il nous faut aborder.
Une société humaine se fonde sur le respect de la dignité transcendante de tous les hommes, tous créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et tous « appelés à la même fin, Dieu lui-même »[2]. Elle se fonde donc sur le respect des droits fondamentaux de toute personne. Ces droits, nous l’avons vu, découlent de la nature même de l’homme. Ils ne dépendent pas de la société. Ils lui sont antérieurs et une société ne peut fonder sa légitimité que sur le respect de ces droits. En ce sens, l’homme est supérieur à la société.
L’homme est un être social, par nature, et est donc, d’une certaine manière soumis à la société. Non seulement il a besoin des autres, pour se développer, en fonction de l’inégalité des « talents »[3] mais il doit respecter l’autre, puisqu’il lui est égal en dignité, comme s’il s’agissait de lui-même, attentif à la défense de ses droits légitimes et à la croissance de son humanité. Et l’autre, c’est d’abord le plus faible, le plus petit, le plus démuni[4]. Même l’ennemi, en tant que personne, a droit à une certaine bienveillance[5].
Etre social n’est pas une aliénation puisque « par l’échange avec autrui, la réciprocité des services et le dialogue avec ses frères, l’homme développe ses virtualités » et « répond ainsi à sa vocation »[6].
Ces considérations générales ne sont pas sans conséquences sur le plan politique et il serait vain d’espérer humaniser la société sans en tenir compte. La question n’est pas de savoir d’abord s’il convient de vivre sous tel ou tel régime mais plutôt de connaître les besoins réels de l’homme pour y adapter les structures et les institutions.
Quand nous pensons à l’homme, deux tendances apparemment contradictoires apparaissent. d’une part il est poussé par un besoin de liberté, une aspiration à l’autonomie qui est le signe le plus sûr de sa transcendance par rapport au reste de la création. Et il se fait qu’il est capable de s’autodéterminer, de choisir entre différents biens et de poursuivre celui qu’il a élu. Mais d’autre part, il a besoin des autres non seulement parce qu’il est incapable de pourvoir seul à tous ses besoins mais aussi parce que les autres lui permettent de grandir. Le petit enfant ne peut développer ses potentialités humaines sans l’assistance de l’autre. Sans l’autre humain, il ne peut acquérir le langage ni développer sa pensée. Quel que soit le patrimoine génétique, quels que soient les dons, ses capacités latentes ne peuvent se réaliser facilement sans un environnement favorable[1]. Il en va de même pour les groupes humains. Une famille peut-elle subvenir seule à tous les besoins de ses membres ? A-t-elle toutes les compétences ? A un niveau très élémentaire, un petit groupe d’individus peut survivre un certain temps en autarcie. Mais, la croissance intellectuelle et, à long terme, la survie ne peuvent être assurées. Un groupe restreint et isolé résistera-t-il longtemps aux maladies, aux catastrophes naturelles, à la consanguinité ? Pourra-t-il progresser dans les différents aspects de la créativité humaine ? Plus l’homme croît ou veut croître, plus il a besoin d’associations et institutions diverses « en vue d’atteindre des objectifs qui excèdent les capacités individuelles »[2].
Le développement de l’homme et des groupes exige donc un certain nombre de conditions très larges si l’on veut donner à chacun le maximum de possibilités pour grandir. Cet « ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres d’atteindre leur perfection, d’une façon plus totale et plus aisée »[3] constitue le bien commun[4].
[1]
Le bien commun comprend les biens spirituels et les biens matériels indispensables, compte tenu des disponibilités réelles de la collectivité concernée, étant bien entendu que « l’ordre des choses doit être subordonné à l’ordre des personnes, et non l’inverse »[2]. Si chaque communauté a un but particulier et possède des règles spécifiques, « la personne humaine est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales »[3].
Le bien commun suppose donc d’abord le respect de la personne et de sa transcendance, le respect de ses droits objectifs, fondamentaux et inaliénables. Il réclame l’accomplissement des devoirs sociaux et veille à ce que chacun puisse accéder à la nourriture, au vêtement, à un abri, au travail, aux soins de santé, à l’éducation, la culture, l’information, etc.. Il veille aussi au milieu naturel et humain ainsi qu’au patrimoine culturel[4]. Enfin, le bien commun implique également la paix entre les personnes et les groupes et donc la justice et la sécurité.
La notion de bien commun est, par nature très large et, en partie, fluctuante comme le montre bien cette description de Jacques Maritain: « Ce qui constitue le bien commun de la société politique, ce n’est pas seulement l’ensemble des biens ou services d’utilité publique ou d’intérêt national (routes, ports, écoles, etc.) que suppose l’organisation de la vie commune, ni les bonnes finances de l’État, ni sa puissance militaire, ce n’est pas seulement le réseau de justes lois, de bonnes coutumes et de sages institutions qui donnent sa structure à la nation, ni l’héritage de ses grands souvenirs historiques, de ses symboles et de ses gloires, de ses traditions vivantes et de ses trésors de culture. Le bien commun comprend toutes ses choses, mais bien plus encore, et de plus profond et de plus humain: car il enveloppe aussi et avant tout la somme elle-même…, il enveloppe la somme ou l’intégration sociologique de tout ce qu’il y a de conscience civique, de vertus politiques et de sens du droit et de la liberté, et de tout ce qu’il y a d’activité, de prospérité matérielle et de richesses de l’esprit, de sagesse héréditaire inconsciemment mise en œuvre, de rectitude morale, de justice, d’amitié, de bonheur et de vertu, et d’héroïsme, dans les vies individuelles des membres de la communauté, selon que tout cela est, et dans une certaine mesure, communicable, et se reverse dans une certaine mesure sur chacun, et aide ainsi chacun à parfaire sa vie et sa liberté de personne. C’est tout cela qui fait la bonne vie humaine de la multitude »[5].
Chaque communauté, grande ou petite, possède son bien commun, la famille comme la commune, l’entreprise comme l’école. Mais le rôle propre de l’État est de défendre et promouvoir le bien commun des citoyens et de tous les groupes sociaux. De plus, tous les hommes à travers le monde jouissant de la même dignité et les relations d’interdépendance s’intensifiant, il y a aussi un bien commun universel auquel doivent veiller des organisations appropriées.
Le bien commun rassemble les hommes qui le servent et qui en reçoivent de multiples bienfaits. Comme l’écrit Michael Novak, « la personne libre est destinée à la construction du bien commun ; le bien commun est destiné à la perfection des personnes libres »[6].
Ce bien commun, par nature, dépasse chaque société : il agit un peu comme un idéal qu’il faut sans cesse construire et préserver. Il est un peu à la société ce que la nature est à l’homme. Il comporte, comme nous venons de le voir, un aspect fondamental et universel constitué par la primauté de toute personne humaine, quelles que soient les circonstances, et un aspect évolutif et particulier, tributaire de l’espace et du temps.
Il est universel puisqu’il « est représenté, écrit Riccardo Petrella, par l’existence de l’autre » et que « l’importance primordiale de « l’existence de l’autre » est à la base de toute société et de toute culture, qu’elle soit judéo-chrétienne, islamique, bouddhiste, shintoïste, laïque… C’est parce qu’il existe un « toi » (l’altérité) que le « moi » existe. L’existence de l’autre est également une condition nécessaire et indispensable pour et dans le vécu humain et social »[7].
Il est évolutif et doit être sans cesse construit et reconstruit puisque « l’objet du bien commun est la richesse commune, à savoir l’ensemble des principes, des règles, des institutions et des moyens qui permettent de promouvoir et garantir l’existence de tous les membres d’une communauté humaine. Sur le plan immatériel, l’un des éléments du bien commun est constitué par le triptyque reconnaissance-respect-tolérance dans les relations avec l’autre. Sur le plan matériel, le bien commun se structure autour du droit de l’accès juste pour tous à l’alimentation, au logement, à l’énergie, à l’éducation, à la santé, au transport, à l’information, à la démocratie et à l’expression artistique »[8].Sa réalisation est donc tributaire des volontés humaines mais aussi des possibilités offertes par les circonstances où elles s’exercent et de la nature même du type de société auquel on a affaire.
G. Fessard a bien expliqué cette dialectique de l’universel et du particulier, c’est-à-dire du droit et du fait, en précisant que le bien commun est le bien d’une communauté particulière qui s’universalise en communauté du bien. Comme bien de la communauté, il se définit comme « la somme des biens privés et publics, matériels et moraux, qu’intègre une société donnée », autrement dit, sa prospérité objective et concrète. Mais aucune communauté ne peut être close sur elle-même. Elle contredirait, dans ce cas, « le désir de l’être universel qui est en l’homme plus profond encore que cet égoïsme ». Le bien de la communauté s’ouvre à la communauté du bien par « la participation illimitée à tout bien possible qui lui est reconnue sous forme de « droits ». Droits universels, droits de l’homme comme tel »[9]. « La communauté particulière doit inclure dans son « intérêt général » comme le plus général de tous, le respect des droits de l’homme et la réalisation de cette Communauté du bien qui peut se communiquer identiquement à tous: celle-ci deviendra du coup le moyen par lequel s’universalise la Bien de la communauté particulière. Et d’autre part chacun doit user de ses droits universels pour assurer d’abord le bien de sa communauté particulière : celle-ci par là même servira de moyen qui réalise et détermine la Communauté du bien. (…) Cette réciprocité d’action est véritablement l’âme, le nœud vital, le lien substantiel du Bien commun. Aussi, pour être distinguée des deux aspects opposés qu’elle unit, mérite-t-elle d’être appelée Bien de la Communion.
Sous le nom de Bien commun, C’est à ce Bien de la Communion que l’autorité et les membres de la communauté doivent formellement viser »[10].
« Viser » car la communion n’est jamais acquise une fois pour toutes. En effet, la rencontre nécessaire du particulier et de l’universel génère et explique la perpétuelle tension de la vie politique telle qu’elle s’exprime, par exemple, dans les options des partis en présence en démocratie. Supprimer cette tension c’est verser dans l’anarchie ou la dictature. Le souci de la prospérité ne peut faire l’économie du respect des droits de l’homme et vice versa.
Est-il dès lors possible d’imaginer une société sans une forme quelconque d’autorité ? C’est le rêve de l’anarchisme qui, considérant que l’homme est digne d’une confiance absolue et destiné à une liberté totale, déclare que l’obéissance est une abdication et prêche la destruction de l’État[1].
Non seulement les théoriciens anarchistes ou anarchisants[2] furent la cible de la droite comme de la gauche mais la tentative d’instaurer en Catalogne, en 1936, une république anarchiste fut écrasée par les forces communistes en 1937. Nicolas Ivanovitch Boukharine [3] et E. Preobrajensky[4], dans leur manuel L’A.B.C. du communisme (1919), préconisèrent la « rotation sociale » pour supprimer l’État et éviter la bureaucratie et le fonctionnarisme. Jamais ce principe qui suppose tout de même une autorité organisant la rotation, ne fut mis en pratique et l’URSS a connu, non le dépérissement de l’État mais son hypertrophie. En Chine populaire, en 1966, la révolution culturelle fut lancée par Mao Tsé-toung pour briser l’influence de Liu Chao-chi alors président de la république, renverser les « révisionnistes », fonctionnaires, technocrates et économistes. C’est la jeunesse (les « gardes rouges ») qui fut, avec l’armée, le fer de lance de cette gigantesque contestation des pouvoirs établis[5]. Cette période anarchiste s’acheva en 1968 avec l’installation de comités révolutionnaires à travers toute la Chine, formés de militaires, de gardes rouges et de cadres du parti fidèles à Mao. Dans un premier temps, c’est l’armée qui fut la clé du pouvoir avant de céder la place, de nouveau, au parti reconstruit.
La juste exigence de liberté ne s’oppose pas, au contraire, à l’établissement de l’autorité pas plus d’ailleurs que la juste exigence d’égalité.
« Les sociétés égalitaires, écrit Chantal Delsol, peuvent promouvoir, de grands efforts et de grand mérite, l’égalité des chances, mais elles ne feront pas disparaître les disparités entre les hommes, en dépit du regret de certains. Les sociétés construites autour de l’idéal d’égalité ne suppriment pas l’autorité. d’une part elles la réduisent au fonctionnel, d’autre part, elles la déplacent, et celle-ci vient se loger dans les plis plus ou moins visibles de la relation sociale. En dépit de l’égalitarisme qui caractérise les sociétés modernes, on peut prédire que l’autorité n’est pas vouée à disparaître.
Aucune société ne peut fonctionner sans autorité... »[6]
On peut aller plus loin encore et considérer qu’en démocratie, l’autorité politique suppose l’égalité des citoyens. Aristote l’avait bien remarqué : « …il existe une forme d’autorité qui s’exerce sur des personnes de même race et des hommes libres ; c’est celle, en effet, que nous désignons du nom d’autorité politique, et que celui qui gouverne doit apprendre en pratiquant lui-même l’obéissance, comme on apprend à commander la cavalerie, ou une armée, ou une division, ou une compagnie, après avoir servi dans la cavalerie ou l’armée, ou dans une division ou une compagnie. Aussi a-t-on raison de dire ceci encore, qu’on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste _ avoir la science du gouvernements des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre »[7].
Même si, comme l’a montré G. Fessard, « … à l’origine du lien social que l’autorité a pour mission de faire croître, toujours l’apparition du droit est précédée par le déploiement d’une force charismatique chez le chef né, créatrice et éducatrice chez le père, ou simplement dominatrice chez le maître »[1] ; même si la force reste présente dans toute société par la police et l’armée ; même si l’on s’accorde pour dire que, dans certaines situations extrêmes, l’autorité et la force peuvent se confondre, aucun pouvoir ne peut se fonder moralement sur la violence[2]. « .La force seule ne crée pas le droit »[3]. Un tel pouvoir est contraire, on en conviendra, à la nature de l’homme, à sa liberté et à sa raison.
La question de la légitimité de l’autorité est importante, notamment pour un chrétien, dans la mesure où nombreux sont les textes qui de manière claire et péremptoire affirment le devoir d’obéissance à l’autorité. Le quatrième commandement qui ouvre la seconde table de la loi[1] : « Honore ton père et ta mère… » s’étend « aux devoirs des élèves à l’égard du maître, des employés à l’égard des employeurs, des subordonnés à l’égard de leurs chefs, des citoyens à l’égard de leur patrie, de ceux qui l’administrent ou la gouvernent »[2]. Saint Paul confirme et justifie cette exigence : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par Lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes »[3].
Sans explication, de tels textes risquent de surprendre ou de choquer tant nous sommes sensibles aujourd’hui aux revendications de la liberté et aux abus ou négligences des autorités[4]. S’il y eut des milieux, à certaines époques, Dieu sait par quel miracle, où l’officier, le magistrat, le maître, le prêtre, le ministre ou le chef d’entreprise était au dessus de tout soupçon, maint scandale contemporain a renversé cette opinion et insinué largement l’idée que toute autorité était en soi suspecte : « tous des profiteurs », entend-on communément.
Or, quand le Christ dit au gouverneur romain Ponce Pilate qui le juge: « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en-haut »[5], il s’appuie sur une tradition testamentaire traduite par la loi mosaïque, comme nous venons de le voir, ou par les Proverbes[6] et corrige une tradition païenne largement répandue. On en trouve témoignage, par exemple, dans l’Iliade où Homère écrit que « le sceptre est à celui qu’il plût au ciel d’élire pour régner sur la foule et lui donner des lois »[7]. Ici, c’est le dépositaire de l’autorité qui a été choisi alors que le Christ parle de l’autorité dont une personne a été investie.
La source de toute autorité est Dieu dans la mesure où Dieu est la seule autorité puisqu’il a tout créé. L’étymologie[8] elle-même établit ce lien. Le latin auctoritas (autorité) est dérivé de auctor (auteur). Le créateur n’a-t-il pas autorité sur son œuvre ? C’est le Créateur qui donne comme mission à l’homme de régner sur la terre, de la soumettre, de donner un nom aux animaux[9]. Dieu délègue donc, pourrait-on dire, quelque chose de son pouvoir aux hommes. Ne sont-ils pas faits à l’image de Dieu et donc investis aussi d’une certaine autorité ?
C’est dans ce sens que l’on dit que l’autorité est naturelle, voulue par Dieu et déléguée aux hommes sous diverses formes, selon leurs fonctions et compétences.
Malgré la diversité des régimes à travers l’histoire, la doctrine de l’Église n’a pas changé en cette matière. faisant bien la distinction entre la source de l’autorité et la personne qui l’exerce.
Saint Jean Chrysostome, dans un commentaire l’épître aux Romains, écrit: « -Il n’y a point de pouvoir qui ne vienne de Dieu. -Que dites-vous ? Tout prince est donc constitué de Dieu ! -Je ne dis point cela puisque je ne parle d’aucun prince en particulier, mais de la chose elle-même, c’est-à-dire de la puissance… L’apôtre ne dit pas qu’il n’y a point de prince qui ne vienne de Dieu, mais il dit, en parlant de la chose elle-même, qu’il n’y a point de puissance qui ne dérive de Dieu »[10]. Cette distinction est capitale non seulement parce qu’elle établit une frontière utile entre l’indignité éventuelle de la personne et la dignité de la fonction mais aussi parce qu’elle inanité des querelles qui ont opposé à certains moments de l’histoire les partisans de la royauté, considérée comme seule « divine » et ceux de la démocratie. Léon XIII, par exemple, encore confronté à ces querelles, en France notamment, rappela opportunément l’antique principe : « Ceux qui président au gouvernement de la chose publique peuvent bien être élus par la volonté et le jugement de la multitude. Mais si ce choix désigne le gouvernant, il ne lui confère pas l’autorité de gouverner, il désigne la personne qui en sera investie »[11] ; « Le pouvoir public ne peut venir que de Dieu… Tout ce qu’il y a d’autorité parmi les hommes procède de Dieu » « Ces principes ne réprouvent en soi aucune des différentes formes de gouvernement . La souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique… Bien plus, on ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement »[12].
Cette mise au point sera très utile quand nous aborderons le problème du régime politique.
Bien des réticences face à la notion d’autorité seraient dissipées si l’on prenait la peine d’expliquer le rôle réel de l’autorité.
Les pouvoirs de l’autorité impliquent la responsabilité de ceux qui les exercent. Cette autorité n’est pas discrétionnaire puisqu’elle est reçue : chacun en est redevable à Dieu, comme Adam. Dieu lui a fait confiance dans la gestion du jardin. Mais le premier homme n’a pas respecté les consignes et en subit les conséquences.
L’autorité, précise saint Paul, « est au service de Dieu pour te conduire au bien. (…) elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal » [1].
Cette affirmation inaugure dans l’histoire une conception révolutionnaire. Jusque là, c’est la force qui était, la plupart du temps, la source de l’autorité et si le chef s’était toujours volontiers présenté comme inspiré, élu par la divinité voire comme dieu lui-même et donc tout-puissant, totalement libre de ses actes, désormais il est investi d’une force dont il est redevable. Tout n’est pas permis. L’autorité reçue de Dieu reste au service de ce Dieu, mesurée par Sa volonté[2]. « Elle est au service de Dieu, dit saint Paul, pour te conduire au bien. Mais si tu fais le mal, crains ; ce n’est pas en vain qu’elle porte l’épée : elle est ministre de Dieu pour faire justice et exercer une juste colère contre celui qui fait le mal »[3]. Dieu est « le souverain des rois de la terre »[4] ?
Comme l’a bien compris B.-H. Lévy[5], dans la conception chrétienne, chaque prince « n’était jamais que la pâle et provisoire lieu-tenant », tenant lieu d’un Autre. « De « droit divin », la monarchie l’était, mais c’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner ». Et de citer Louis XIV : « La parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi » ; ou encore, cette harangue d’Achille de Harlay à Henri III[6]: « Nous avons, Sire, deux sortes de lois, les unes sont les lois et ordonnances des rois, les autres sont les ordonnances du royaume, qui sont immuables et inviolables, par lesquelles vous êtes monté au trône royal. Aussi devez-vous observer les lois de l’état du royaume, qui ne peuvent être violées sans révoquer en doute votre propre puissance et souveraineté ». Si dans ces citations, la « loi » désigne bien la loi de Dieu, elles nous offrent le schéma idéal des rapports d’autorité dans l’ordre politique qu’il soit monarchique ou démocratique comme nous le verrons plus loin.
Les Anciens ont eu peut-être l’intuition de cette nouveauté. N’est-ce pas à cette loi, loi « non écrite » qu’Antigone, dans la tragédie de Sophocle, se réfère pour contester et enfreindre l’ordre injuste de Créon. Elle justifie sa désobéissance à l’édit interdisant la sépulture à son frère rebelle en déclarant : « C’est que Zeus, à mes yeux, n’en était pas l’auteur, et qu’au foyer des dieux souterrains, la justice n’a point de telles lois fait présent aux humains. J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine »[7]. Aristote citera ce passage et commentera : « Une loi commune est celle qui vient de la nature, car il y a un juste et un injuste naturellement universels, que tous les peuples devinent sans qu’il y ait pour cela entre eux ni communication préalable ni convention. C’est là ce que dit littéralement l’Antigone de Sophocle quand elle soutient qu’il est juste d’ensevelir Polynice malgré la défense qui en a été faite, attendu que c’était là un droit de la nature »[8].
Le pouvoir injuste, totalitaire même, dans le langage moderne, naît de l’irrespect de la loi « non écrite », de la loi de Dieu. L’autorité perd sa légitimité lorsqu’elle dénonce son origine divine. B.-H. Lévy l’a bien compris lorsqu’il explique que dans l’Occident chrétien, le Prince était soumis au Souverain (Dieu) tandis que le totalitarisme « est un état du Politique où, pour la première fois, le Prince se prend pour le Souverain. (…) le totalitarisme dit ceci, qu’il est le premier à proférer : il n’y a pas d’instance suprême, où le Prince puise sa raison d’être ; il n’y a pas de souverain absent, à quoi il doive en référer ; c’est lui seul le Souverain, régnant sans borne et sans partage sur le royaume terrestre »[9].
Pour reprendre la distinction établie par B.-H. Lévy, le Prince, dans la tradition chrétienne, ne peut exercer son pouvoir à sa guise. Il est moralement tenu de respecter la volonté du Souverain qui l’a investi de cette autorité. Le plan du Souverain-Dieu s’exprime dans ce que nous appelons le « bien commun ». Il est la seule justification de l’autorité dont il définit les limites et il donne son fondement à la loi[10].
L’autorité est au service du bien commun[11], « médiatrice du bien commun »[12] à condition, bien sûr, que soit reconnue l’égalité fondamentale des hommes[13].
Elle est service. Dieu lui-même ne s’est-il pas fait en Jésus-Christ, serviteur parfait, obéissant jusque dans la mort, qui par son sacrifice rédempteur permet aux autres hommes, dans cet esprit, de grandir au point de devenir fils adoptifs de Dieu ? « Vous le savez, dit Jésus, chez les païens, les chefs leur font sentir leur domination, et les supérieurs font valoir sur eux leur autorité. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous. Bien au contraire, chez vous, celui qui veut être grand sera votre serviteur et celui qui veut être le premier sera votre esclave, tout comme le fils de l’Homme n’est pas venu se faire servir, mais servir et donner sa vie en rançon pour la multitude »[14].
Notons que déjà dans l’Ancien Testament, le titre de « serviteur » est un honneur attribué aux justes, aux prophètes, aux prêtres mais aussi aux rois amis ( David[15]) et même aux rois ennemis (Nabuchodonosor[16]).
Dans la loi de Moïse, le quatrième commandement implique et sous-entend, selon tous les commentateurs, les devoirs de l’autorité, non seulement les devoirs des parents vis-à-vis des enfants[17] mais aussi ceux des autorités civiles qui ne peuvent « commander ou instituer ce qui est contraire à la dignité des personnes et à la loi naturelle »[18]. « Les pouvoirs politiques sont tenus de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine »[19].
L’étymologie elle-même peut nous servir en cette matière. Auctor (auteur) qui a donné, nous l’avons vu, le mot auctoritas, dérive du verbe augere (augmenter). L’auctor est donc « celui qui accroît ». En l’occurrence, que fait une véritable autorité sinon augmenter, la dignité, l’humanité, la liberté de celui dont elle a la charge. Les parents apprennent aux enfants à devenir autonomes, les professeurs augmentent les connaissances et les savoir-faire de leurs élèves, l’entrepreneur, l’homme politique, toute personne qui exerce l’autorité a pour mission de faire grandir les autres en humanité. Autrement dit, pour reprendre les termes de G. Fessard[20], « l’autorité aurait pour fondement ultime sa nature même, qui tend à combler l’intervalle où elle se déploie, et le titre qui lui confère le droit de s’imposer serait défini non point par quelque réalité ou règle extérieure, mais par son essence même qui est de se proposer pour fin sa propre fin ». L’autorité a « pour fin - pour perfection, - et mesure de sa légitimité le vouloir de sa propre fin - de sa propre disparition ».
L’autorité s’exerce comme une force morale. Non seulement, elle s’adresse à des hommes libres invités, nous allons le voir, à participer à la réalisation du bien commun mais elle réclame aussi de la part de ceux qui l’exercent un grand sens moral. Pour être service, elle réclame une réelle conversion personnelle.
L’autorité est donc limitée non seulement à son propre domaine d’action mais elle est aussi mesurée par son fondement et par les droits de la personne à qui elle s’adresse.
Seule est légitime donc l’autorité au service du bien commun et qui pour l’atteindre, recourt à des moyens licites. C’est cette autorité-là qui mérite respect et obéissance.
Si l’autorité nie et viole les droits de l’homme, « elle se nie et se détruit elle-même »[21], si elle édicte des lois injustes ou contraires à l’ordre moral, elle perd son identité et devient tyrannie. Elle n’oblige plus les consciences[22]. Les citoyens ont « le droit, parfois le devoir d’exercer une juste remontrance sur ce qui leur paraîtrait nuisible à la dignité des personnes et au bien de la communauté »[23]. Qui plus est, « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile »[24].
Ce refus d’obéissance est justifié par la distinction des pouvoirs dont nous avons parlé précédemment[25] et la priorité à accorder au service de Dieu : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »[26].
Mais il ne s’agit pas de légitimer toute forme d’insubordination même si celle-ci est justifiée. Le concile Vatican II, notamment a bien précisé que la désobéissance doit être sélective et mesurée : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et le Loi évangélique »[27]. Ceci dit, la résistance à l’oppression pourra même recourir aux armes mais uniquement si les cinq conditions suivantes sont réunies : « 1 - en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2 - après avoir épuisé tous les autres recours ; 3 - sans provoquer des désordres pires ; 4 - qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5 - s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[28].
Il est clair, dans la conception chrétienne, que l’autorité n’est pas l’ennemie de la liberté puisqu’on pourrait dire, en employant les mots dans leur sens réel, que le vrai sens de l’autorité est d’être créatrice et protectrice de libertés.
Mais il reste à voir comment concilier pratiquement, d’une part, le bien commun et l’autorité, qui sont des nécessités restrictives et, d’autre part, la liberté, signe de la transcendance de l’homme, qui est aussi une nécessité mais expansive pourrait-on dire dans la mesure où elle tend à élargir sans cesse son domaine et dans la mesure où elle est incontestablement une force, un moteur de progrès personnel, social, culturel, économique.
On pourrait définir aussi la solidarité comme le lieu moral de la rencontre de l’exigence et de l’autonomie.
La sociabilité ne doit pas rester passive et s’arrêter au respect de l’autre. Elle doit être active pour être productive. Sa vocation réelle est la solidarité qui, comme l’a montré Joseph Tischner[1], doit être une solidarité des consciences. En effet, être solidaire, ce n’est pas dire « nous » ou être « avec » mais c’est pouvoir compter sur l’autre. Encore faut-il qu’il y ait en lui un élément stable qui ne déçoive pas et qui dépasse toutes les structures : cet élément n’est autre que la conscience. On le voit dans la parabole du bon Samaritain[2] qui, selon Tischner toujours, illustre parfaitement la dynamique solidaire : un homme victime de des brigands laisse indifférent un prêtre et un serviteur du Temple passant par là mais il est secouru un « ennemi ».
La communauté culturelle ou politique ne suffit donc pas à créer la solidarité. Encore faut-il que le cœur soit touché, qu’il ait une sensibilité morale suffisamment aigüe pour dépasser tous les clivages extérieurs. Et il l’est ici non à cause d’une maladie ou d’un accident mais à cause d’une violence et d’une injustice. C’est de « ces douleurs imposées » que naît la solidarité la plus profonde : « De qui sommes-nous donc solidaires ? Avant tout, de ceux qui ont été blessés par les hommes et dont la souffrance, contingente et inutile, aurait pu être évitée. Cela n’exclut pas la solidarité pour d’autres, pour tous les hommes qui souffrent. Mais la solidarité pour ceux qui souffrent à cause d’autrui est particulièrement vive, forte et spontanée. » La conscience morale est le fondement de la solidarité[3]et celle-ci crée une communauté qui se distingue de tant d’autres « parce que « pour lui » vient avant « nous » ». A l’image du bon Samaritain, la solidarité est agissante : elle ne se contente pas d’être « avec » par exemple dans une protestation, comme on le voit souvent, mais elle s’efforce de réparer le mal, de soigner, d’aider, de protéger, etc.[4]
Dans cette optique, la responsabilité du politique est d’organiser tout d’abord la société de telle sorte que l’injustice et la méchanceté soient bridées autant que faire se peut et de favoriser l’exercice de la solidarité, âme d’une vie sociale intense[5].
La réflexion de Joseph Tischner est d’autant plus intéressante qu’elle nous permet de dépasser la protestation de certains auteurs[6] qui ont fait remarquer que le mot français « solidarité » avait été abusivement introduit dans la traduction de Gaudium et spes, Populorum progressio et Sollicitudo rei socialis. Il est vrai que le mot solidarité, au sens habituel, est plus pauvre que communion, amitié (Léon XIII), charité sociale (Pie XI), interdépendance, fraternité ou entraide car il n’inclut pas, dans le vocabulaire courant, l’exigence de l’amour qui est fondamentale dans la vision chrétienne. De plus, il risque d’insinuer que la pratique sociale chrétienne se construit sur le partage alors qu’elle va bien plus loin, jusqu’au don.
L’interprétation de Tischner dissipe le malentendu et dépasse les éventuelles manipulations. Nous pouvons donc ainsi avertis nous servir du mot solidarité puisque Jean-Paul II lui-même, en communion de pensée avec J. Tischner, son ami, a maintes fois employé le mot, en français, n’hésitant pas à le dire « évangélique »[7], l’éclairant de citations extraites des Actes des apôtres[8]. En Italie, il l’a défini comme une « attitude de l’âme », « une vertu morale qui naît de la conscience de l’interdépendance naturelle qui lie chaque être humain à ses semblables dans les différentes composantes de son existence: l’économie, la culture, la politique, la religion »[9]. Citant Sollicitudo rei socialis (n°38), il précise que « la solidarité est une « détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun… » »[10]. Peut-on imaginer une traduction malveillante de l’Osservatore romano ?
En tout cas, en ce qui concerne Jean-Paul II, l’emploi du mot solidarité a été pensé de longue date. Dans Personne et acte, rédigé au temps où il était encore cardinal Wojtyla, l’auteur établit philosophiquement un lien entre la solidarité, la participation et le « commandement de l’amour ». L’homme solidaire n’accomplit pas seulement la part qui lui revient en raison de son appartenance à une communauté. Il le fait pour le bien commun. Mais, à la racine de la participation et donc de la solidarité, il y a la capacité de participer à l’humanité comme telle de tout homme à quelque communauté qu’il appartienne. La capacité de participer à l’humanité des autres, au delà pu en dépit de leur appartenance à une communauté fait de l’autre mon prochain. Le commandement « Tu aimeras » « exprime ce qui façonne la communauté, mais avant tout il met en lumière ce qui crée une communauté parfaitement humaine »[11] « Le commandement de l’amour détermine la mesure véritable des tâches et des exigences que doit se donner tout homme - les personnes et les communautés - pour que tout le bien inhérent à l’agir et à l’exister « en commun avec d’autres » puisse se réaliser en vérité »[12].
Le Catéchisme[13], de son côté, n’hésite pas à parler du « principe de solidarité » qui « énoncé encore sous le nom d’« amitié » ou de « charité sociale », est une exigence directe de la fraternité humaine et chrétienne » et de citer Pie XII, Summi pontificatus : Une erreur, « aujourd’hui largement répandue, est l’oubli de cette loi de solidarité humaine et de charité, dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelques peuples qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[14] Comme nous le verrons au chapitre suivant, « la solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. »[15] Mais « elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée. »[16]
Nous avons déjà indiqué que la solidarité est le lieu moral de la rencontre de l’autonomie et de l’exigence mais comment, politiquement cette solidarité peut-elle s’exprimer ?
C’est un devoir éthique, un « engagement volontaire et généreux de la personne dans les échanges sociaux. Il est nécessaire que tous participent, chacun selon la place qu’il occupe et le rôle qu’il joue, à promouvoir le bien commun. »[1].
Cette participation est inhérente à la dignité humaine et elle est possible pour tous selon leurs capacités et leur situation. Le pouvoir sur la terre n’a pas été octroyé à un homme ou à quelques-uns mais à tous[2].
« La participation se réalise d’abord dans la prise en charge des domaines dont on assume la responsabilité personnelle : par le soin apporté à l’éducation de sa famille, par la conscience dans son travail, l’homme participe au bien d’autrui et de la société »[3]. C’est le premier degré de la participation, le plus fondamental et le plus accessible à tous. Mais il faut aller plus loin. En effet, « les citoyens doivent autant que possible prendre une part active à la vie publique »[4] suivant les modalités offertes par les divers pays. « Il faut louer la façon d’agir des nations où, dans une liberté authentique, le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques »[5]. C’est pour cette raison , nous allons le voir, que l’Église apprécie la démocratie qui ne peut vivre que par la participation du plus grand nombre de citoyens possible.
Toutefois, il faut nous rendre compte, de nouveau, que la participation requiert deux conditions.
Tout d’abord, on ne peut l’imaginer sans une conversion de tous les partenaires sociaux. Comme l’écrit le catéchisme, « la participation de tous à la mise en œuvre du bien commun implique, comme tout devoir éthique, une conversion sans cesse renouvelée des partenaires sociaux. La fraude et autres subterfuges par lesquels certains échappent aux contraintes de la loi et aux prescriptions du devoir social doivent être fermement condamnés, parce qu’incompatibles avec les exigences de la justice »[6].
Deuxièmement, « il revient à ceux qui exercent la charge de l’autorité d’affermir les valeurs qui attirent la confiance des membres du groupe et les incitent à se mettre au service de leurs semblables. La participation commence par l’éducation et la culture »[7].
Cette participation est indispensable : ce qui est pour l’homme doit être par l’homme. Si l’on veut une société humaine, c’est-à-dire une société qui non seulement respecte la dignité humaine dans tous ses aspects mais se met au service de sa croissance, elle ne peut se construire sans le concours des intéressés. On ne fait pas le bonheur des hommes sans eux ni malgré eux : ce fut l’alibi de tous les pouvoirs totalitaires.
Si tous doivent participer à la réalisation du bien commun qui est lui-même nécessaire à la croissance des personnes et des groupes sociaux, reste à organiser, autant que faire se peut, ce mouvement de va-et-vient dans le respect de la liberté nécessaire au progrès de la personne et de la société et dans le souci de l’autorité indispensable à la construction et au développement de l’unité fondée sur le bien commun.
Dans l’optique chrétienne, c’est précisément le principe de subsidiarité qui a comme tâche de marier liberté (nécessité subjective) et autorité (nécessité objective) en organisant le cadre de la participation. Selon la formule célèbre qui tente de définir l’idéal social : « Toute la liberté possible, toute l’autorité nécessaire »[1].
Notons aussi que « le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. »[2]
Le mot « subsidiarité » est inconnu de la plupart des dictionnaires et des encyclopédies de langue française[3]. On connaît, évidemment, l’adjectif « subsidiaire » qui, dans un premier temps, peut nous aider à comprendre ce qu’est la subsidiarité. Dans le langage courant, « subsidiaire » peut avoir plusieurs sens liés : « de réserve », « de renfort » (secours, aides, soutien, assistance) et « qui a un caractère secondaire » (subordonné). On pourrait résumer le tout en disant : est « subsidiaire » ce qui vient en aide à quelque chose de principal[4].
C’est le pape Pie XI qui le premier définira très explicitement ce que l’on appellera désormais le principe de subsidiarité. Le Saint Père, parlant de la réforme des institutions, explique, nous sommes en 1931, qu’il ne faut pas trop espérer de l’intervention de l’État. Certes, « depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État » ; mais, ajoute-t-il aussitôt, « cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État, sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus, et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ». Tout en reconnaissant que « par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités », Pie XI fait alors remarquer : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.
L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider (subsidium afferre) les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.
Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive (hoc « subsidiarii » officii principio) de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[5]
Dans ce texte qui va servir de référence aux souverains pontifes ultérieurs, il apparaît clairement que ce principe de subsidiarité que les traducteurs appellent encore « principe de la fonction supplétive » a un aspect négatif et un aspect positif[6]. En effet, il s’agit de laisser aux collectivités « inférieures » les tâches qu’elles peuvent assumer (aspect négatif de non ingérence) et de n’intervenir que pour les aider (aspect positif d’ingérence)[7]. Comme l’écrit A. Utz, « le principe de subsidiarité n’est donc pas un principe d’entraide, mais un principe de discrétion et de réserve dans toute l’activité sociale, où les interventions doivent se limiter au strict nécessaire. Exprimé en termes positifs, ce principe impose à chacun le devoir d’assumer personnellement ses responsabilités et de remplir personnellement sa tâche. Et puisque le personnel prime sur le social et le collectif, ce même droit (et ce même devoir) de responsabilité et d’action personnelles sont reconnus de la même manière aux sociétés plus restreintes. »[8]
Notons aussi que l’emploi du mot « inférieur » est malheureux comme nous le constaterons en décrivant schématiquement l’organisation subsidiaire. Si l’on représente le corps social sous la forme d’une pyramide, le rang le plus « inférieur » est occupé incontestablement par la famille, qui est la base même de la société et donc l’élément essentiel. « Inférieur » ne peut donc impliquer de jugement de valeur. Au contraire, ici, l’échelon le plus « bas » est, en réalité, occupé par la communauté la plus importante puisque fondatrice, supérieure à l’État, pourrait-on dire, puisqu’elle lui est antérieure. Si, malgré tout, on continuera à parler de rang inférieur ou supérieur, c’est en terme de puissance, en tenant compte du fait que les échelons ainsi désignés sont « placés par importance croissante du fait de leurs responsabilités effectives au regard du bien commun »[9].
Quoi qu’il en soit ce principe de subsidiarité va se retrouver désormais partout dans l’enseignement social de l’Église. Résumant le texte cité de Pie XI, Pie XII s’exclamera : « Paroles vraiment lumineuses, qui valent pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de son organisation hiérarchique. »[10] Le principe vaut aussi, nous y reviendrons, dans le domaine économique. Abordant le problème de la production, Pie XII rappellera qu’« un juste ordonnancement de la production ne peut faire abstraction du principe de l’intervention de l’État », mais il ajoutera qu’« il est indispensable, précisément aujourd’hui où l’ancienne tendance du « laissez faire, laissez passer » est sérieusement battue en brèche, de prendre garde à ne point tomber dans l’extrême opposé ; il faut, dans l’organisation de la production, assurer toute sa valeur directive à ce principe, toujours défendu par l’enseignement social de l’Église : que les activités et les services de la société doivent avoir un caractère « subsidiaire » seulement, aider ou compléter l’activité de l’individu, de la famille, de la profession »[11]. Dans Mater et magistra[12], Jean XXIII rappellera textuellement le « principe de subsidiarité » à propos du rôle des pouvoirs publics puis, dans Pacem in terris[13], à propos des rapports entre une autorité universelle et les gouvernements des États. C’est précisément en évoquant la coopération internationale que Gaudium et spes[14] citera également le principe de subsidiarité. Ce ne sera pas, au Concile Vatican II, la seule référence car la déclaration sur l’éducation chrétienne la reprendra deux fois[15]. Dans Laborem exercens[16], Jean-Paul II y recourt implicitement avant de proposer une définition plus ramassée que celle de Pie XI, dans Centesimus annus[17] : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun ». Le Catéchisme de l’Église catholique[18] reprendra telle quelle cette citation de Jean-Paul II dont il proposera une version plus dense encore : « Selon le principe de subsidiarité, ni l’État ni aucune société plus vaste ne doivent se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des corps intermédiaires »[19]. Il rappelle également l’argument de bon sens qui justifie la subsidiarité : « …il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[20]. Le Catéchisme ajoutera encore que « le principe de subsidiarité s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Il trace les limites de l’intervention de l’État. Il tend à instaurer un véritable ordre international. »[21] Enfin, il affirmera encore que suivant le principe de subsidiarité, les communautés plus vastes se garderont d’usurper les pouvoirs de la famille ou de s’immiscer dans sa vie[22]. d’une manière générale, en dehors des cas ou seul un corps supérieur peut traiter un problème, si une insuffisance ou une défaillance se présente tout à coup à un niveau supérieur, il est souhaitable que la suppléance soit toujours limitée dans le temps[23].
Le principe de subsidiarité est donc constamment présent dans l’enseignement social de l’Église depuis Pie XI mais il serait faux de croire à l’absolue nouveauté de l’idée telle qu’elle fut exprimée en 1931.
En fait, en remontant le temps, nous constatons que son irruption fut préparée notamment par Mgr von Ketteler qui, en 1873, écrit : « C’est un absolutisme dur, un véritable esclavage de l’esprit et des âmes, si l’État abuse de ce que j’aimerais appeler le droit subsidiaire »[24]. A la même époque, Taparelli, déjà cité, développera des idées semblables. Mais c’est surtout l’encyclique Rerum novarum, dont Quadragesimo anno célèbre l’anniversaire, qui a tracé la voie, dans ce domaine, comme dans la plupart des autres questions de morale sociale.
Chaque fois qu’il évoque le rôle de l’État, Léon XIII indique à la fois la nécessité, dans certaines circonstances, et les limites de son intervention. Ainsi, à propos de la famille, il écrit : « Vouloir (…) que le pouvoir civil envahisse arbitrairement jusqu’au sanctuaire de la famille, c’est une erreur grave et funeste. Assurément, s’il existe quelque part une famille qui se trouve dans une situation désespérée et qui fasse de vains efforts pour en sortir, il est juste que dans de telles extrémités le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, s’il existe quelque part un foyer domestique qui soit le théâtre de graves violations des droits mutuels, que le pouvoir public y rende son droit à chacun. Ce n’est point là usurper sur les attributions des citoyens, c’est affermir leurs droits, les protéger, les défendre comme il convient. Là, toutefois, doit s’arrêter l’action de ceux qui président à la chose publique ; la nature leur interdit de dépasser ces limites »[25]. Plus loin[26], Léon XIII revient aux règles de l’intervention de l’État : « Il est dans l’ordre, avons-Nous dit, que ni l’individu ni la famille ne soient absorbés par l’État ; il est juste que l’un et l’autre aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait injure à personne. cependant, aux gouvernants, il appartient de protéger la communauté et ses parties ; la communauté, parce que la nature en a confié la conservation au pouvoir souverain, de telle sorte que le salut public n’est pas seulement ici la loi suprême, mais la cause même et la raison d’être du principal ; les parties, parce que de droit naturel le gouvernement ne doit pas viser l’intérêt de ceux qui ont le pouvoir entre les mains, mais le bien de ceux qui leur sont soumis. Tel est l’enseignement de la philosophie non moins que la foi chrétienne. (…) Si (…), soit les intérêts généraux, soit l’intérêt d’une classe en particulier se trouvent ou lésés, ou simplement menacés, et qu’il soit impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faudra de toute nécessité recourir à l’autorité publique ». Et si, dans des cas de désordre et d’injustice, il faut absolument appliquer « la force et l’autorité des lois », ce sera « dans certaines limites ». « Ces limites seront déterminées par la fin même qui appelle le secours des lois: c’est-à-dire que celles-ci ne doivent pas s’avancer ni rien entreprendre au delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers ».
En remontant plus loin encore dans le temps et en restant dans la tradition catholique, chrétienne, n trouvera, bien sûr, chez saint Thomas, les éléments fondateurs du principe de subsidiarité[27].
En fin de compte, on peut même dire avec le Catéchisme[28] : « Dieu n’a pas voulu retenir pour Lui seul l’exercice de tous les pouvoirs. Il remet à chaque créature les fonctions qu’elle est capable d’exercer, selon les capacités de sa nature propre. Ce mode de gouvernement doit être imité dans la vie sociale. Le comportement de Dieu dans le gouvernement du monde, qui témoigne de si grands égards pour la liberté humaine, devrait inspirer la sagesse de ceux qui gouvernent les communautés humaines. »
En témoignent les deux premiers livres de la Genèse où l’on voit Dieu laisser à l’homme le gouvernement de la terre parce qu’il a la capacité, le pouvoir de l’exercer même si sa gestion est radicalement est imparfaite.
A fortiori doit-il en être ainsi également parmi les hommes. On lit dans le livre de l’Exode cet épisode significatif : « Le beau-père de Moïse, voyant toute la peine qu’il se donnait pour le peuple, lui dit: « Que fais-tu là pour ces gens ? pourquoi sièges-tu seul avec tout ce monde qui se tient autour de toi du matin au soir ? » Moïse répondit: « C’est que le peuple vient me trouver pour consulter Dieu. Quand ils ont une affaire, ils viennent me trouver pour que je prononce entre eux, en faisant connaître les ordres de Dieu et ses lois. » Le beau-père de Moïse lui dit : « Tu as tort d’agir ainsi. Tu finiras par succomber, ainsi que tout ce peuple qui est avec toi, car le fardeau est trop pesant pour toi et tu ne pourras pas le porter seul. Ecoute-moi : je vais te donner un conseil, et que Dieu soit avec toi ! Toi, tu représenteras le peuple auprès de Dieu, et tu porteras les causes devant Dieu. Tu leur feras connaître ses ordres et ses lois, tu leur indiqueras la route à suivre et la conduite à tenir. Mais parmi le peuple, tu choisiras des hommes avisés, craignant Dieu, intègres, désintéressés, et tu les établiras à la tête du peuple, comme chefs de milliers, chefs de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Ils jugeront[29] le peuple en temps ordinaire. Ils porteront devant toi les litiges importants, mais trancheront eux-mêmes les causes mineures. Ainsi allègeront-ils ta charge en la portant avec toi. Dans ces conditions, si Dieu te dirige, tu pourras suffire à la tâche, et tous ces gens retourneront en paix chez eux. »[30]
Les puristes protesteront éventuellement en faisant remarquer qu’il s’agit ici de décentralisation plutôt que de subsidiarité. Il est vrai mais il faut peut-être, dans certaines circonstances et en tout cas en ce début d’aventure du peuple élu que le pouvoir suprême prenne l’initiative et « pousse » les autorités « inférieures » à s’affirmer et à prendre leurs responsabilités. Nous allons y revenir.
Le principe de subsidiarité est si souvent cité dans l’enseignement de l’Église qu’on a fini par croire qu’il s’agissait d’un principe typiquement catholique lié organiquement à l’affirmation de la dignité éminente de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.
Or, divers auteurs[31] en ont tracé l’histoire et ont montré, à travers plusieurs grands exemples, que l’esprit pragmatique de divers penseurs influencés par d’autres traditions ou interpellés par les nécessités du temps a pu et peut encore découvrir la simplicité et l’intérêt de ce principe.
On cite tout d’abord Aristote[32] auquel saint Thomas empruntera tant puis le théologien calviniste Johannes Althusius[33]. Syndic de la ville d’Edem, confronté à l’éclatement anarchique du saint Empire, il réfléchit à la notion de suppléance dans sa Politica methodice digesta (1603) et cherche à justifier l’émergence d’une souveraineté par l’insuffisance sociale.
L’illustre philosophe Hegel[34], face au même problème, tente, dans La constitution de l’Allemagne, de sauvegarder les autonomies locales face à un État à venir qui est nécessaire pour combler les vides laissés par la société.
Le 10 mai 1793, à propos de la Constitution, Robespierre[35], bien qu’il ne soit pas un modèle de démocrate, déclarera : « Fuyez la manie ancienne de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit pas à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient point essentiellement à l’administration de la République ; rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire[36] ».
Pour Abraham Lincoln[37], « le but légitime du gouvernement est de faire pour la société ce dont elle a besoin mais qu’elle ne peut pas du tout accomplir ou ne peut pas accomplir aussi bien à travers ses capacités individuelles. Dans tout ce que les gens peuvent accomplir aussi bien pour eux-mêmes et individuellement, le gouvernement n’a pas à s’ingérer »[38].
Ce ne sont là que quelques manifestations d’un principe qui se redécouvre spontanément peut-être lorsque l’on se méfie du pouvoir.
A la fin du XXe siècle, ce principe semble revenir en force à la mode. Ainsi, le roi Albert II de Belgique rappellera que ce principe « veut que chaque pouvoir exerce les responsabilités qui peuvent le plus efficacement être exercées à son niveau »[39]. En mars 1997, la France contesta l’heure d’été répandue largement en Europe, au nom du principe de subsidiarité.
C’est précisément dans les efforts pour construire l’Europe que l’organisation subsidiaire fut le plus souvent et le plus officiellement évoquée.
Le socialiste français J. Delors qui fut président de la Commission européenne définit ainsi le principe de subsidiarité : « Le principe de subsidiarité part, selon nous, d’une idée simple : un État ou une Fédération d’États dispose, dans l’intérêt commun, des seules compétences que les personnes, les familles, les entreprises et les collectivités locales ou régionales ne peuvent assumer isolément. Ce principe de bon sens doit garantir que les décisions sont prises le plus près possible des citoyens, par la limitation des actions menées aux échelons les plus élevés du corps politique »[40].
Dans le fameux Traité de Maastricht on lira[41]: « La Communauté agit dans les limites des compétences qui lui sont conférées et des objectifs qui lui sont assignés par le présent traité. Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans le mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. L’action de la Communauté n’excède pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs du présent traité. »
Si le principe de subsidiarité est simple, sa mise en application est délicate car elle peut, comme le montre la construction européenne et si l’on n’y prend pas garde, engendrer quelques maux et parfois aboutir à restreindre les libertés que la subsidiarité doit préserver normalement.
Ainsi, certains pourraient-ils chercher, sous prétexte de subsidiarité, à réduire exagérément le rôle de l’État ou du pouvoir supérieur, dans le cas de l’Europe, jusqu’à le rendre insignifiant. La décentralisation peut aussi être cause d’une inflation des structures bureaucratiques et, d’un alourdissement de la fiscalité. L’exemple de la Belgique est particulièrement représentatif. En effet, dans ce pays, pour mieux rapprocher, en principe, le pouvoir très centralisé à l’origine, des réalités humaines et de leur diversité, on a tissé un treillis compliqué de communautés et de régions qui se sont superposées aux provinces sans les remplacer alors que la vivification de ces dernières aurait peut-être épargné de complexes et coûteuses constructions administratives.
Pour en revenir plus précisément à l’Europe, il apparaît clairement que le texte cité ci-dessus et extrait du Traité de Maastricht, à l’instar d’autres textes, est susceptible d’interprétation contradictoires. La référence à la subsidiarité s’y révèle ambigüe. On a même écrit que cette ambigüité était voulue pour satisfaire des sensibilités différentes. Les Allemands, par exemple, plus volontiers centralisateurs et les Français plus attachés à l’autonomie de leur nation[42]. « Contrairement à la Commission, écrit Ch.-F. Nothomb, le Bundesrat est d’avis que le principe de subsidiarité doit toujours être considéré comme une limitation des compétences et ne peut donc servir de base à un élargissement des compétences »[43].
Toute la question est là en effet, l’évocation insistante de la subsidiarité, clé de voûte, a-t-on dit du système communautaire, relève-t-elle d’une volonté décentralisatrice ou au contraire centralisatrice sous prétexte d’une meilleure efficacité ?
Dans ce contexte européen, l’équivoque serait levée si l’on définissait clairement les compétences exclusives du pouvoir communautaire et les compétences qu’il partage avec les différents membres. Pour ces compétences partagées, il faudrait honnêtement distinguer qui est le plus à même de résoudre certains problèmes. Il n’est pas dit que le plus grand soit nécessairement le plus efficace.
Comme l’a bien montré Ch. Delsol, le choix se pose entre un modèle technocratique qui exige de la docilité et un modèle confédéral, plus éthique que politique dans la mesure où il s’appuierait « sur une culture commune[44] qui, parce qu’elle intègre la valeur d’autonomie, accepte d’avance les qualifications plurielles du « bien » social et en conséquence, les inégalités géographiques corollaires de l’expression du divers »[45]
L’enjeu est de taille au niveau européen mais il ne faudrait pas oublier non plus que le principe de subsidiarité peut, au niveau des états, nous faire échapper aux inconvénients des logiques socialistes et libérales, comme nous le verrons par la suite.
Il est capital de se rendre compte, en effet, que le bon fonctionnement de la subsidiarité relève d’abord de l’éthique.
Revenons encore à l’analyse de Ch. Delsol[46] qui nous rappelle que le principe de subsidiarité repose sur une philosophie de l’homme typiquement aristotélicienne et thomiste qui peut se résume en trois points fondamentaux:
-la dignité de la personne représente la dernière finalité de l’action politique ;
-la personne individuelle se grandit davantage par son acte propre que par ce qu’elle reçoit ;
-la personne individuelle ne peut atteindre seule son plein épanouissement. Il lui faut vivre dans la cité : son bonheur propre passe aussi par un bonheur commun. C’est dire qu’il existe un bien commun, qui n’est pas une simple addition d’intérêts particuliers.
Sur cette base, s’articulent les deux axes du principe:
-si la personne se grandit par son acte, on doit lui laisser le plus d’autonomie et le plus de responsabilité possible pour accomplir elle-même ses propres œuvres et contribuer à celles de la société. L’autorité qui assiste sans nécessité, infantilise et diminue celui qu’elle prétend aider ;
-mais la personne ne peut réclamer une indépendance totale. Elle a besoin de la société, qui lui doit secours si nécessaire.
Ch. Delsol en conclut qu’ »il convient de conférer à l’autorité, face aux acteurs libres, à la fois un devoir de non-ingérence et un devoir d’ingérence. Le critère du passage d’un devoir à l’autre est celui de l’insuffisance des acteurs : leur incapacité d’acquérir le bien-être de toute nature, matériel, intellectuel, spirituel, dont ils estiment avoir besoin et auquel ils estiment pouvoir prétendre en ce temps et en ce lieu ». Il est aussi bien entendu que « la description du devoir de non-ingérence et d’ingérence de l’autorité concerne toutes les autorités, à commencer par la plus simple, jusqu’à celle de l’État ».
Qui ne voit dès lors que le bon fonctionnement de la subsidiarité réclame de tous les acteurs et par-dessus tout le sens de la liberté en même temps que le souci du bien commun. Il peut paraître étonnant de souligner dans ces exigences le sens de la liberté. Mais son goût ne va pas de soi. Encore faut-il que les diverses autorités soient non seulement capables mais aussi désireuses d’exercer leur autonomie. Combien est-il plus facile souvent de s’en remettre aux autres, aux instances supérieures. L’exercice de l’autonomie demande compétence, honnêteté, sens de l’initiative et de la responsabilité, humilité aussi car il faut être patient souvent et accepter le risque d’erreurs, de maladresses et de conflits. Tout cela est moins fréquent et durable qu’on ne le croit. L’exercice de la subsidiarité, dans ses dimensions verticale et horizontale, implique une certaine confiance en soi, en l’homme, en l’avenir et exige que l’on respecte ces vertus chez les autres dans la juste mesure du bien commun car tout pouvoir a tendance à s’étendre et à empiéter sur le territoire du voisin. Ce n’est pas nécessairement une attitude confortable.
Elle peut paraître amère mais elle est très réaliste la réflexion que G.B. Shaw met dans la bouche de son Don Juan : « La liberté n’est pas suffisamment universelle. Les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle »[47].
L’éducation à la vraie liberté est donc primordiale dans ce type de société où l’on tente de marier l’autonomie et l’exigence sociale. Comme l’écrivait Pie XI : « tout ce que nous avons enseigné sur la restauration et l’achèvement de l’ordre social ne s’obtiendra jamais sans une réforme des mœurs »[48].
La famille est l’échelon le plus « inférieur », comme disait Pie XI, de la pyramide sociale mais il est l’élément le plus important, l’élément fondateur de la société, première société, antérieure à toutes les autres et à l’État.
Cette antériorité, »absolue et radicale » se justifie simplement par le fait que « la procréation est le principe « génétique » de la société, et que l’éducation des enfants est le lieu primordial de transmission et de culture du tissu social, noyau essentiel de sa configuration structurelle »[1]. C’est pour cette raison, soit dit en passant, que la contraception « est un problème de société avant d’être une question de méthode de régulation des naissances »[2].
La procréation vraiment humaine, selon une différenciation sexuelle qui s’impose comme un fait, est l’expression de deux libertés qui ne se contentent pas de se rencontrer mais qui se donnent et qui, par la parole, « cette médiation spécifiquement humaine », redoublent « l’extase des corps » et reconnaissent « la portée intersubjective et donc généreuse tant de l’alliance entre l’homme et la femme que de l’engendrement des enfants »[3] et de leur éducation.
Cet engendrement crée l’état de filiation qui est un état « indisponible » dans la mesure où il ne s’invente pas mais se reçoit du don mutuel de l’homme et de la femme, de leur amour, dit-on, c’est-à-dire de leur volonté consciente d’inscrire le don dans la durée. Autrement dit, cet engendrement est le fruit de ce qu’on appelle le pacte conjugal ou, plus simplement, mariage. Celui-ci « n’est donc pas une création des pouvoirs publics, mais une institution naturelle et originelle qui leur est antérieure »[4] que le pouvoir doit reconnaître et protéger. Le juriste confirme: « l’engendrement des humains par un lien, humain lui aussi, se donne à lire non pas comme une option quelconque du sujet mais comme une norme qui institue le droit »[5].
C’est en fonction de cette antériorité que « les parents sont les premiers éducateurs de leurs enfants (…) Ils partagent leur mission éducative avec d’autres personnes et d’autres institutions, comme l’Église et l’État ; toutefois, cela doit toujours se faire suivant une juste application du principe de subsidiarité (…) Toutes les autres personnes qui prennent part au processus éducatif ne peuvent agir qu’au nom des parents, avec leur consentement et même, dans une certaine mesure, parce qu’elles en ont été chargées par eux »[6].
C’est pour cette raison aussi que la famille doit être reconnue, protégée et soutenue par la société qu’elle fonde. Même en dehors du christianisme, « déjà dans l’antiquité, comme le montrait Aristote, elle était reconnue comme l’institution sociale première et fondamentale, antérieure et supérieure à l’État (cf. Ethique à Nicomaque, VII, 12, 18), contribuant efficacement à la bonté de la société elle-même »[7].
Est-ce un hasard, une influence chrétienne universelle ou, plus simplement, plus vraisemblablement, un réalisme politique qui a poussé nombre de constitutions à travers le monde, à l’instar de la Déclaration universelle des droits de l’homme, à mentionner l’importance sociale essentielle de la famille[8].
A condition de bien peser le sens du mot « humanité », on ne peut que souscrire, me semble-t-il, à cette affirmation forte de Jean Duchesne: « Que l’union de l’homme et de la femme donne des fruits et que les parents prennent soin longtemps de leurs enfants, c’est la condition de survie de l’humanité, ni plus ni moins »[9].
On parle depuis longtemps d’une crise de la famille mais nous pouvons constater que même si la famille paraît malade à beaucoup d’observateurs, elle reste appréciée et est considérée comme nécessaire.
Dans les années septante, de forts courants d’idées l’ont mise en question. Il était de bon ton alors de dénoncer sa structure autoritaire ou ses hypocrisies. Certains rêvaient de la remplacer par des communautés plus larges, plus mouvantes, sans contraintes.
Vingt ans plus tard, la famille reste, dans les sondages, un bien précieux dont on rêve, que l’on veut défendre ou promouvoir. L’état de crise permanente des institutions politiques, les difficultés dans le monde du travail, l’insécurité générale ont fait de la famille, la valeur-refuge par excellence ce qui n’est peut-être pas sans conséquences perverses dans la mesure où la fonction essentielle de la famille n’est pas de rester un lieu de protection, un cocon où l’on se préserve de l’instabilité du monde et de l’incertitude du temps mais un point de départ, un « premier rivage »[1].
Dans le même temps, dans toute l’Europe occidentale et, sans doute, dans bien d’autres endroits du monde, on constate une baisse des mariages, une augmentation parallèle de l’âge auquel on se marie et des divorces[2]. Les unions libres ou officielles sont fragiles et la fécondité chute à tellement que le remplacement des générations est compromis[3].
Divers auteurs ont souligné, dans les mœurs, une évolution significative mais préoccupante au cours de la seconde moitié du XXe siècle. On a connu, après l’effondrement du modèle traditionnel de la famille nombreuse et la diffusion des moyens mécaniques ou chimiques de contraception, une époque qui a mis l’accent sur la qualité de l’enfant plus que sur la quantité. On a appelé cette période celle de l’enfant-roi, entouré, choyé, pourvu de tout le confort matériel et culturel possible. Progressivement, l’optique s’est encore rétrécie et c’est le couple qui s’est privilégié. A tel point, semble-t-il, que l’ arrivée d’un enfant peut être un élément détonateur[4]. Il semble qu’aujourd’hui, l’évolution ait atteint son degré minimal dans la mesure où c’est désormais l’individu qui se privilégie. Le nombre de célibataires, avec ou sans enfants, est, en effet, en augmentation[5]. Il ne s’agit pas nécessairement de solitaires convaincus ou victimes. Ainsi a-t-on vu apparaître, à la fin du 20e siècle, ce que l’on a appelé les CNC, c’est-à-dire les « Couples Non Cohabitants ». Chacun vit chez soi et les rencontres sont le fruit de rendez-vous[6].
Elles sont, bien sûr, culturelles. Après l’influence limitée des idéologies communautaires auxquelles je faisais allusion précédemment, nous assistons, à un assaut individualiste qui est incontestablement plus corrosif et dangereux pour l’avenir de la société.
Cet individualisme est nourri par la peur de l’avenir, la recherche du confort matériel et, disons-le, se manifeste par une certaine indifférence pour l’avenir des générations futures. Le souci du moi et de l’instant présent l’emportent sur l’intérêt pour l’autre et la durée. Nous sommes, écrit X. Dijon, dans une « logique du désir », « la modernité ayant, par l’éthique individuelle et l’investigation scientifique, brisé les chaînes qui entravent le désir du sujet »[1]. Ce n’est pas la vie familiale en tant que telle qui est contestée ou « qui ne serait plus reconnue pour sa valeur. Mais a perdu de sa valeur la croyance qu’il y aurait une obligation morale ou sociale à se soumettre aux contraintes d’une vie familiale qui ne correspondrait plus au choix libre du désir »[2].
Ajoutons encore que, dans le matérialisme ambiant, les tâches non rémunérées et donc les tâches familiales sont dévalorisées socialement, culturellement et économiquement.
Il ne faut pas, en effet, sous-estimer l’aspect économique du problème même si l’institution familiale se fonde sur bien d’autres valeurs essentielles, psychologiques, morales et spirituelles. Au terme d’études rigoureuses, il a été montré qu’à mesure que le nombre d’enfants croît, la situation économique de la famille devient de plus en plus difficile. « La situation d’une famille est finalement d’autant plus difficile économiquement que sa taille est grande » écrit, par exemple, J.-D. Lecaillon[3]. Il ajoute : « si les avantages sociaux, légaux, fiscaux, étatiques, matériels vont à ceux qui refusent de s’engager dans les liens familiaux, il ne faut pas s’étonner d’un déclin relatif de la famille. »[4] Il apparaît que, si presque tous les enfants sont désirés aujourd’hui, leur nombre reste inférieur à ce que les couples souhaiteraient. Les nécessités économiques sont telles que même si la femme ne désire pas « faire carrière », elle est rapidement contrainte, par l’arrivée de l’enfant, à chercher du travail. Et, comme le dit avec humeur S. Boonen [5], « le travail de la femme a au moins eu un mérite incontestable : c’est d’avoir fait la démonstration magistrale de l’ahurissante carence paternelle au sein de la famille. Il a fallu que la femme se mette à quitter la maison pour que l’on s’aperçoive que, elle partie, il n’y restait plus personne ! »
A l’expérience, et malgré les problèmes auxquels elle est confrontée, la famille apparaît néanmoins nécessaire. Son absence ou ses carences entraînent des drames bien visibles et malheureusement monnaie courante aujourd’hui.
Déjà en 1978, un juge de la jeunesse la défendait en disant : « mieux que des discours et des analyses, il suffit de pousser la porte de tous les endroits où se cachent ou plutôt où l’on cache les enfants en difficulté : délinquants, handicapés psychologiques, inadaptés, caractériels, instables. Toujours il y a une carence de la famille, soit son absence ou son incompétence, ou son refus, poussant les enfants et les jeunes dans les refuges de l’illusion avec ses faux remèdes : la délinquance, l’agressivité, la violence, la drogue, l’alcool. »[1] Jean-Paul II ne dit pas autre chose mais de manière positive : « La famille favorise la socialisation des jeunes et contribue à endiguer les phénomènes de violence, par la transmission des valeurs, ainsi que par l’expérience de la fraternité et de la solidarité qu’elle permet de réaliser chaque jour »[2]
L’expérience de la situation dramatique du « quart-monde » dans nos sociétés « développées » a fait écrire que « la famille est le dernier bastion de résistance à la misère, l’expression du refus de s’y résigner, dernier et premier espace d’humanité, de dignité humaine où tout homme fait l’expérience qu’il compte pour quelqu’un, si bafoué soit-il par ailleurs… C’est peut-être pour cela que les très pauvres luttent pour vivre en famille, et qu’ils appellent tellement à la reconnaissance de tous pour y aboutir. »[3] Une interprétation un peu hâtive de la carence familiale, matérielle, affective, et de l’intérêt de l’enfant a inspiré longtemps une politique de placement en institution publique ou de transfert dans une famille adoptive. A la fin du XXe siècle, la formulation d’un véritable « droit à la famille » a inversé ce mouvement qui confirmait « le mal au lieu de le guérir »[4]. Joseph Wrésinski, fondateur du mouvement ATD Quart-Monde, dans un rapport officiel sur la pauvreté[5] faisait remarquer que « la cellule familiale est à protéger en tant que structure de base fondamentale pour le développement de la personnalité et de la socialisation, ainsi que comme lieu par excellence de la sécurité d’existence ». Il en concluait qu’« il convient de prendre des dispositions pour éviter dans la mesure du possible son éclatement en milieu de grande pauvreté. Aussi, les parents devraient pouvoir trouver auprès des instances chargées de la protection de l’enfance et de la famille le dialogue et le soutien nécessaires pour pouvoir assumer leurs responsabilités ». Les Conventions internationales vont dans ce sens ; que ce soit la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1989) ou la Convention européenne des droits de l’homme, il est bien indiqué qu’il vaut mieux aider la famille plutôt que la disloquer[6] et lorsque des mesures d’éloignement s’imposent vraiment pour le bien des enfants, elles sont prises dans le respect de la filiation avec éventuellement l’espoir d’une restauration[7].
En soi, la famille est la meilleure école sociale dans la mesure où elle se construit sur l’amour indispensable, dans le respect des droits et devoirs de la personne. Elle est un lieu particulièrement propice à la conversion personnelle au contact immédiat des besoins réels de ses membres. Cette conversion qui est d’abord ouverture à l’autre, est nécessaire dans toute vie sociale mais d’abord et avant tout dans sa cellule originelle. Elle implique les parents c’est-à-dire ceux qui exercent l’autorité. Ce qui n’est jamais aisé car « le métier de parents est le plus difficile et le plus improvisé. Ce n’est pas parce qu’on a un enfant que l’on est tout à coup pourvu en même temps de générosité, d’abnégation, d’intelligence et de courage. Le métier de parents, comme tout apprentissage de responsabilité, exige une maturation lente[8] ». Cette conversion implique, aussi, bien sûr, les enfants qui y font l’apprentissage des équilibres fragiles à trouver entre le personnel et le social, entre les aspirations légitimes à l’autonomie sans quoi la vie sociale se sclérose et les exigences du collectif sans lequel la personne ne peut croître.
Même un économiste peut écrire : « C’est la famille en tant que telle, cellule de base de la société, premier lieu d’apprentissage des relations sociales, qui est le creuset de toute vie humaine » parce qu’elle est un « lieu d’enracinement, de mémoire, de solidarité, de responsabilité »[9]. Lieu de stabilité, liberté, solidarité, responsabilité, amour, tendresse , écrit S. Boonen[10].
C’est évidemment le refus de l’autre, le « non serviam », qui en détruit l’esprit. Mais c’est aussi l’État moderne, dans son indifférence ou dans son hostilité, qui l’empêche de vivre, de prospérer, de s’épanouir.
« …La famille, écrit Jean-Paul II, en tant que cellule de base et structure essentielle de la société, doit être privilégiée dans les décisions politiques et économiques »[1]. Elio Di Rupo, qui fut ministre et président du parti socialiste en Belgique, affirme la même chose, à première vue, en disant la « volonté de la gauche de replacer la famille et la vie familiale au centre des préoccupations sociales et économiques. »[2]
Mais, le mot « famille » a-t-il le même sens dans ces deux citations si proches et la société tire-t-elle toutes les conséquences logiques de ces déclarations ?
Sous le mot « famille » se cachent des réalités fort diverses. A la limite, la famille pourrait se définir comme un groupe constitué au moins d’un adulte et d’un enfant (ne parle-t-on pas de « famille monoparentale » ?). Dans le langage courant contemporain, le mode de constitution du groupe importe peu. La famille naît d’un mariage, d’une cohabitation, d’une rencontre fortuite, d’une insémination, d’une fécondation in vitro, elle survit à une rupture, s’élargit à la faveur d’une nouvelle association officielle ou non et elle voudrait se construire aussi bien sur l’hétérosexualité que sur l’homosexualité.[3]
Pour consacrer cette réalité et avec l’intention parfois louable de rencontrer des problèmes sociaux réels suscités par les nouvelles formes familiales, dans la plupart des pays d’Europe, sont apparus des lois ou des projets de lois visant à légaliser la cohabitation entre personnes faisant une déclaration de vie commune ou à reconnaître publiquement des unions de fait (Pacte d’union civile en Italie, Pacte civil de solidarité en France, Contrat de vie commune ou Cohabitation légale en Belgique). Ces mesures qui veulent offrir un cadre juridique à des personnes qui ne veulent ou ne peuvent se marier, tendent à réduire le mariage à une forme de cohabitation parmi d’autres et ouvrent la porte à la reconnaissance légale des couples homosexuels.
Il faut donc commencer par préciser si nous parlons de la « famille » au sens flou (famille « multimodale » ou « à géométrie variable »[4] ), ou si nous nous en tenons au sens classique du droit moderne : « ensemble des personnes liées entre elles par le mariage »[5].
Je précise donc, avec Lecaillon, qu’une famille, pour remplir au mieux les fonctions évoquées plus haut, doit être « constituée de l’union stable et durable d’un homme et d’une femme ayant le projet d’avoir et d’éduquer des enfants »[6] en ajoutant toutefois un élément capital : cette union pour être stable et durable doit reposer sur un engagement public.
Par ailleurs, en réfléchissant à la vie politique et sociale, nous pouvons, dans ce cadre, considérer le problème de la famille et du mariage du simple point de vue de la rationalité[1]. Il n’y a là rien de scandaleux ou de réducteur pour un chrétien car, comme l’écrivait le cardinal Tettamanzi, « le sacrement n’est pas une réalité successive et extrinsèque à la donnée naturelle, (…) il est cette donnée naturelle, qui est assumée comme signe et moyen de salut »[2].
Le droit canon le dit clairement aussi, à sa manière : « L’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants, a été élevée entre les baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacrement »[3]. Comme on l’a fait remarquer, la définition du mariage incluse dans ce canon reprend des termes empruntés au droit romain notamment l’expression « communauté de toute la vie ». De même, le mot « alliance » est synonyme de « contrat » qui sera employé plus loin par le Code[4].
Parlant du problème des unions de fait, le Conseil pontifical pour la Famille déclare que ce problème « peut et doit (…) être affronté à partir de la raison droite[5]. Ce n’est pas tant une question de foi chrétienne que de rationalité. La tendance à opposer sur ce point « pensée catholique » confessionnelle et « pensée laïque » est une erreur »[6].
Nous examinerons donc le problème en dehors de toute confessionnalité et cette démarche est importante politiquement dans nos sociétés pluralistes.
Il importe de redécouvrir ce qui, naturellement, rend la famille fondée sur le mariage irremplaçable sur le plan personnel et social étant donné l’extrême confusion des pensées en la matière et l’incidence funeste de cette confusion sur l’état de la société.
Tout d’abord, il n’est pas possible rationnellement de suivre l’homme politique qui affirmait la nécessité de « reconnaître l’égalité et la légitimité de toutes les formes d’union »[1]. Cette égalité et cette légitimité découleraient du seul lien affectif entendu, semble-t-il, comme désir, pulsion, émotion, sentiment plus ou moins durable, plus ou moins fragile. Encore faut-il considérer à quoi ce mouvement subjectif aboutit ! Si l’affection qui lie un homme à un homme peut théoriquement être égale à celle qui unit un homme et une femme, les unions ne sont pas égales d’emblée puisque la procréation est possible à l’une et non à l’autre. Et même, l’union qui se veut conditionnelle ou passagère peut-elle être considérée comme l’égale d’une union qui veut s’inscrire dans la durée indépendamment de tout aléa ? Les unions sont si peu égales que les partisans de l’ouverture du concept « famille » opposent la famille traditionnelle « cimentée par une « morale du devoir » et fondée sur une valeur-princeps : la fidélité » à ce que l’un d’eux appelle « le périple conjugal (qui) n’est plus soumis qu’aux seules volontés individuelles »[2].
Allons plus loin. Toute union est-elle légitime, c’est-à-dire juste ou, mieux encore, conforme au droit naturel[3] ? A ce point de vue, seule l’union d’un homme et d’une femme, en fonction de la simple complémentarité des sexes, est légitime. Si la tendance homosexuelle existe et peut se révéler, en dehors de tout accident, dans l’histoire d’un individu qui ne peut, en aucune façon, en être tenu pour responsable et a fortiori pour méprisable[4], il est impossible de ne pas considérer que l’acte homosexuel ne peut que caricaturer l’acte hétérosexuel.
Certains ont beau déclarer que la prééminence de l’hétérosexualité ne repose que sur le mythe protecteur de la complémentarité[5], l’absence de complémentarité idéale dans l’hétérosexualité n’empêche pas les hétérosexuels d’être, en principe, plus complémentaires que les homosexuels.
La société ne peut se construire que sur la différence entre l’homme et la femme[6]. Comme l’écrivent les évêques français, la recherche du semblable conduit à des exclusions. Ajoutons qu’elle est mortifère[7] puisque, une fois encore, il faut bien reconnaître que seul le couple hétérosexuel est vraiment capable de paternité et de maternité, au sens plein des termes.
Si l’on se place maintenant du point de vue de l’enfant, même si une famille traditionnelle peut être un lieu traumatisant ou frustrant, ce n’est pas du fait de la présence durable d’un homme et d’une femme mais de déficiences personnelles, culturelles ou sociales. On ne peut tirer argument de ces mauvais exemples pour proposer l’alternative homosexuelle dans la mesure où on y trouverait des « familles » sans violence. La psychologie insiste largement sur l’importance du père et de la mère dans le développement de l’enfant même en cas de divorce. Toute famille incomplète, disloquée, recomposée d’une manière ou d’une autre est une famille à risques[8], a fortiori une « famille » construite sur l’homosexualité.
d’autres subvertissent le sens métaphysique du mot « nature » et ne craignent pas, dès lors, d’écrire que « le multipartenariat sexuel est la pente naturelle de l’espèce humaine, la monogamie, et même les polygamies institutionnalisées sont des conventions sociales « contre nature » qu’on essaie de faire respecter au prix de conditionnements, d’interdits et de dispositifs répressifs parfois féroces »[9]. Il s’agirait donc de se laisser aller aux injonctions de la « nature » entendue comme tendance instinctive. Ce multipartenariat comme la dissociation systématique entre la sexualité et la procréation sont-ils des comportements vraiment typiques de l’espèce humaine ? Comme l’écrit avec rudesse mais pertinence J. Duchesne, « ce qui différencie le genre humain n’est pas la faculté de dissocier la sexualité de la procréation. Les chiens en font autant. Mais c’est de prouver que l’amour dépasse largement l’érotique et le corporel sans les nier »[10]. S’il était humain de se laisser aller à « sa pente naturelle », il faudrait accepter la volonté de puissance et l’égoïsme qui sont aussi les pentes naturelles de l’espèce humaine !
On peut s’étonner de devoir rappeler de telles évidences mais, pour y être contraints, nous nous rendons compte que nous sommes immergés dans une culture qui, sous l’effort de lobbies médiatiques[11], se distille et se propage sans références à une conception correcte de l’homme et de la société[12].
[13]
Mais pourquoi défendre encore le mariage vu le nombre de divorces ? Pourquoi ne pas laisser l’alliance entre l’homme et la femme dans la sphère privée où elle est née ? Pourquoi la rendre publique, l’institutionnaliser ? Pourquoi vouloir, par l’institution matrimoniale rendre, comme dit Xavier Dijon, le corps et l’état des personnes indisponibles ?[14].Pourquoi déplorer la cohabitation vu son succès ?
Certes, la conjugalité et la famille naissent et se déploient dans l’autonomie et la gratuité. Chacun conviendra que leur fondement doit être l’amour et que celui-ci, sous peine de perdre tout son sens, implique la liberté. Nul ne peut être contraint à aimer, nul ne peut être contraint à se marier. La chose est entendue. Toutefois, il faut bien considérer que l’amour au sens plein du terme implique tout l’être, et ne peut être réduit à une envie. Le mot sentiment lui-même peut-être trompeur car on le réduit aisément à la passion, surtout dans la mouvance romantique. On ne commande pas cette passion, on ne la maîtrise pas, elle vient, elle s’en va, malgré nous. L’amour véritable , sans nier la part de désir et de convoitise qu’il comporte, s’attache à rechercher le bien de l’autre. Aimer c’est aimer quelqu’un, désirer prioritairement le bonheur de l’autre. Cela demande du temps, le temps de l’autre, le temps de sa vie entière. L’amour devient conjugal à partir du moment où, essentiellement, par un acte de volonté, je m’engage, en connaissance de cause[15], à le vivre « comme une chose due en justice »[16]. Comme le dit Jean-Paul II, « une fois que l’engagement est donné et accepté par l’intermédiaire du consentement, l’amour devient conjugal et ne perd jamais ce caractère. Ce qui est ici en jeu, c’est la fidélité de l’amour, qui s’enracine dans l’obligation librement assumée ». Il ne faut pas confondre le mariage avec le rite qui l’accompagne, le mariage « consiste essentiellement, nécessairement et uniquement dans le consentement mutuel qu’expriment ceux qui vont se marier (…). Ce consentement n’est autre que la prise d’un engagement, consciente et responsable, au moyen d’un acte juridique par lequel, dans la donation réciproque, les époux se promettent un amour total et définitif. Ils sont libres de célébrer leur mariage, après s’être mutuellement choisis d’une manière également libre ; mais au moment où ils posent cet acte, ils instaurent un statut personnel où l’amour devient quelque chose qui est dû, et qui a également des conséquences de caractère juridique »[17]
Le mariage s’enracine donc dans la liberté et il est bon que cet espace de liberté soit reconnu et, en quelque sorte, délimité car les personnes ne passent pas toute leur vie dans cette sphère privée. Elles s’engagent dans la vie économique, sociale, politique où elles doivent être identifiées comme sujets de droits.
L’institution est aussi une aide pour les époux qui, dans leur fragilité, peuvent s’appuyer sur elle pour faire durer leur engagement, c’est-à-dire le don mutuel qu’ils désirent définitif.
Enfin, il faut bien se rappeler que ni les parents, ni les enfants qu’ils mettront au monde ne sont maîtres du lien qui les unit. L’indisponibilité de la filiation née dans le don mutuel des époux est liée à l’indisponibilité voulue par le mariage.
En fait, la culture individualiste dans laquelle nous sommes immergés a perdu de vue la relation étroite qui existe entre mariage, famille et société. L’homme est un être social, qu’il le veuille ou non. L’oublier porte préjudice à la dignité de la personne et est dommageable pour l’ordre social.
Le cardinal Tettamanzi, se penchant sur le problème des unions de fait souligne qu’« on doit préciser que la stabilité proprement matrimoniale et familiale n’est pas exclusivement confiée à l’intention et à la bonne volonté des individus concernés, mais qu’elle revêt un caractère institutionnel, à la suite de la publicisation, c’est-à-dire de la reconnaissance juridique de la part de l’État du choix de vie conjugale. Une telle stabilité existe dans l’intérêt de tous, mais bénéficie en particulier aux plus faibles, c’est-à-dire aux enfants »[18].
Seul le mariage, engagement public, durable et officialisé, peut garantir la stabilité de la famille.
Cette stabilité est bénéfique génétiquement pour la procréation des enfants et donc pour le renouvellement des générations sans lequel la société périclite.
Elle est indispensable culturellement à l’éducation des enfants : la famille est le « lieu primordial de transmission et de sauvegarde des valeurs »[19], des expériences. Elle évite la désocialisation qui touche tant de jeunes aujourd’hui, laissés sans repères solides.
Elle est bienfaisante psychologiquement pour tous ses membres car cimentée par la fidélité elle constitue de l’aveu même de ceux qui la discréditent « un antidote efficace à la peur de la solitude et à la réalité de la finitude »[20]. Les enfants y trouvent la sécurité affective et y enracinent non seulement leur identité génétique et biologique mais aussi leur identité biographique et historique[21]. Les grands-parents y sont aussi sécurisées et revalorisés par leurs services ne serait-ce qu’à travers le dialogue intergénérationnel
Pour toutes ces raisons, elle nourrit la cohésion de la société entière d’autant mieux qu’elle éduque ses membres, citoyens et futurs citoyens, travailleurs et futurs travailleurs, au jeu complexe mais vital des droits et des devoirs réciproques. Il est vrai, comme le dit un psychologue[22] que la famille « traditionnelle » vit par une « morale du devoir » mais cette morale du devoir n’est-elle pas indispensable à l’expression des droits et donc à l’émergence de vraies libertés ? Sans les devoirs qui y correspondent, les droits sont inopérants, vides de sens.
La famille comme la « cellule originelle de la vie sociale »[23] ? C’est en elle, comme nous l’avons déjà vu, que naissent les citoyens et qu’ils font l’apprentissage de la vie sociale. C’est en elle que peut le mieux se développer le vrai sens de l’autorité, de la liberté et de la fraternité. C’est en elle que s’expérimentent le mieux les bienfaits de la sécurité, de la participation, de la solidarité. C’est dans cette société que s’ajustent les revendications de la personne et du groupe, que chacun peut apprendre à s’ouvrir à l’autre et éventuellement à Dieu.
d’une certaine manière, on peut dire qu’une société vaut ce que valent ses familles puisque c’est en leur sein que se forment les citoyens[24]. Tant qu’on n’admettra pas que nos sociétés sont en crise parce que les familles se disloquent au gré de mariages ou de cohabitations temporaires, rien ne sera restauré en profondeur. Si l’institution familiale se dégrade, toute la société en pâtit : « loin de contribuer à accroître la liberté individuelle, le démembrement de la famille rend les individus plus vulnérables et sans défense face au pouvoir de l’État, qui de son côté a besoin d’une juridiction de plus en plus complexe qui l’appauvrit »[25].
La société doit donc veiller à placer les familles dans les meilleures conditions possibles de développement.
Il faut méditer le poids des mots. Lorsque l’on dit, comme dans la Déclaration universelle des droits de l’homme que « la famille est l’élément naturel et fondamental de la société »[26] cela signifie bien que la famille est non seulement conforme à la nature (au sens métaphysique) de l’homme et qu’elle est la base déterminante et constitutive de la société[27]. C’est pourquoi, toujours selon le même article de la Déclaration des droits de l’homme, la famille « a droit à la protection de la société et de l’État ». Dans l’intérêt général et d’abord des plus faibles, c’est-à-dire des enfants, il est indispensable que la stabilité familiale soit défendue et promue par le pouvoir politique.
Dans une culture obsédée par l’efficacité, l’État a intérêt à être le pouvoir subsidiaire de la famille car si elle venait à disparaître, il devrait « se substituer à elle dans les fonctions qui lui sont propres par nature »[28]. L’État a intérêt économiquement à protéger et promouvoir la famille ne serait-ce que parce que « les caisses de retraite et leurs créanciers s’enrichissent grâce à l’activité parentale » [29]./ de plus, « lorsque la famille se brise, l’État doit multiplier ses interventions pour résoudre directement des problèmes qui devraient rester dans la sphère privée et u trouver une solution, avec les coûts élevés qui en résultent tant sur le plan psychologique qu’économique »[30].
N’oublions pas non plus que les entreprises dépendent des marchés, des personnes et donc des familles qui consomment ce qui est produit. Non seulement, l’enfant « futur producteur de biens et de « services » économiques »[31] est une « valeur » créée par les parents mais on peut considérer la famille comme une « première école de travail »[32]. En effet, c’est en son sein qu’on fait le premier apprentissage de sa capacité d’initiative, de la responsabilité et de la convivialité si importante dans l’entreprise moderne.
Si la vie de la famille est marquée par la situation de l’entreprise où les parents travaillent, inversement, l’entreprise profitera de la bonne santé psychologique des travailleurs vivant dans des familles stables et paisibles.
Si le but de la vie économique est la prospérité, celle-ci est relative et toujours à rechercher mais elle « est impossible contre la famille. Le développement économique passe par la formation de capital humain ; celui-ci se constitue d’abord au sein de cette communauté de personnes qu’est la famille. La vie économique doit être organisée autour de la personne et en particulier elle ne peut ignorer l’existence de la réalité familiale. Enfin une économie prospère implique une vision dynamique, d’où l’importance de raisonner sur plusieurs générations » [33]
Selon A. Sauvy[34] « on ne connaît pas d’exemple de pays ayant assuré son développement économique dans la stagnation démographique »[35]. La pression démographique incite à la création de nouvelles richesses et est favorable à l’épargne et aux placements à long terme alors qu’une faible fécondité entraîne, par le vieillissement de la population active, moins de flexibilité, de mobilité, rend les innovations plus difficiles et accroît l’influence des personnes âgées dans les prises de décision[36].
On peut donc affirmer que « l’existence de la famille apparaît essentielle au développement économique, ne serait-ce que par la quantité de richesses qu’elle produit »[37]. Richesses humaines surtout, richesses décisives dans toute la vie sociale mais aussi dans le monde du travail. C’est par la famille que se transmettent l’éducation, la culture, la mémoire, le sens de l’effort, la solidarité volontaire, le respect des autres, de la discipline, de l’autonomie responsable[38].
Au vu de ce que nous avons dit du mariage et de la famille, il est impossible, sur un plan toujours rationnel, d’accepter les lois ou projets de lois qui veulent, sous un titre ou l’autre, légaliser la cohabitation.
Que celle-ci suscite des problèmes sociaux et économiques, c’est certain : statut des enfants, problèmes de protection et d’héritage, etc.[39]. S’il est nécessaire de prévoir des mesures pour éviter des marginalisations, il est aberrant de vouloir accorder une reconnaissance officielle à de telles unions[40]. Pour des raisons essentielles développées dans les documents ecclésiaux déjà cités.
Les unions libres sont le fruit d’un choix individuel, privé. En fonction de leur liberté, des individus décident de s’unir en renonçant à l’affirmation publique de leur engagement. Dans cet esprit, il est illogique de chercher une reconnaissance publique[41], de vouloir instituer une association née de tendances purement subjectives. Les unions de fait prennent des formes diverses et singulières selon le caprice humain. Si celui-ci, doit, dans une certaine mesure, être respecté, il n’a pas à réclamer de statut objectif même si, comme nous venons de le dire, il est légitime et nécessaire que des mesures soient prévues pour rencontrer les difficultés qu’engendrent, dans la pratique, ces unions[42].
Si on accorde aux unions de fait un statut juridique similaire ou équivalent à celui accordé à la famille fondée sur le mariage, on lui porte préjudice.
En effet, on ne peut, en justice, traiter également des réalités différentes. Une union de fait ne se constitue pas sur un engagement de fidélité, de mise au monde et d’éducation d’enfants, elle n’assure pas à la société le service rendu par une famille fondée sur le mariage.
La reconnaissance légale des « formes alternatives de vie commune » déstabilise l’organisation sociale pour deux raisons.
Tout d’abord, parce qu’elle dissocie les droits et les devoirs. Les statuts légaux octroient des droits mais ceux-ci ne sont pas, comme dans le mariage, ordonnés à autant d’obligations[43]. Alain-Charles Van Gysel (chargé de cours à l’ULB) et Solange Brat (assistante à l’ULB), avocats au Barreau de Bruxelles et membres de l’Unité de droit familial de l’ULB notent que, chez les non-mariés, la « première différence sensible se marque dans l’absence des quatre obligations qui naissent du mariage » : fidélité, cohabitation, secours et assistance. « Les concubins, le plus souvent, ne veulent pas se marier précisément parce qu’ils ne veulent pas se soumettre à toutes les obligations qui naîtraient de leur mariage, et auxquelles ils devraient souscrire « en bloc » »[44]. C’est pourquoi l’Unité de droit familial de l’ULB, avec une certaine logique et non sans justesse, à mon avis, conclut : « La solution n’est sans doute pas une assimilation législative de l’union libre au mariage, ni surtout à un sous-mariage à effets limités dont peu de concubins voudraient probablement (sauf les homosexuels, mais parce que le mariage leur est pour l’instant fermé), mais à une conception radicalement différente de ce type d’union, qui préserverait, à côté d’une protection minimale (du cadre de vie et de la possibilité d’un recours à un juge pour obtenir des mesures urgentes et provisoires), une large possibilité d’organisation du mode de vie du couple par les concubins eux-mêmes »[45]. Solange Brat se demande si le statut juridique de cohabitation légale va faire des heureux parmi les personnes visées. « Peut-être, écrit-elle[46], parmi les milieux homosexuels dans le sens où il s’agit là, en quelque sorte, d’une première reconnaissance de leur statut. Par contre, il me semble que les concubins hétérosexuels n’y verront guère une amélioration de leur condition ». Et elle ajoute, en note : « Il se peut même qu’ils y voient un recul dès lors que le projet consacre la solidarité pour les dettes de ménage, disposition qui ne présente guère d’avantages pour eux ».
La reconnaissance publique d’unions de fait crée un cadre juridique asymétrique : la société se donne des obligations vis-à-vis de personnes unies de fait qui ne s’engagent à rien vis-vis d’elle.
d’autre part, la reconnaissance légale d’un choix purement subjectif aux formes donc diverses conforte l’individualisme et consacre la précarité et l’irresponsabilité qui dissolvent déjà, depuis trop de temps, la famille et la société. Patrick Traube remarque lui-même que l’« éthique de la liberté » qui a remplacé l’« éthique du devoir » et bouleversé la famille traditionnelle en privilégiant l’authenticité des sentiments « flirte du même coup avec l’égoïsme, le refus de l’engagement et l’insoutenable légèreté des « amours papillonnantes » »[47].
Enfin, il est malvenu, en matière de conjugalité et de famille, de se référer au respect démocratique des droits individuels « alors que d’une part la famille, composée certes d’individus, insiste cependant d’emblée sur le lien qui unit tous ses membres, que d’autre part le droit, en sa nature, part de la relation, du lien ». Il est important de savoir, comme l’écrit encore X. Dijon, « si le droit résulte d’un certain nombre de décisions que les sujets prennent à partir de leur stricte individualité ou s’il exprime d’abord les liens qui relient déjà les sujets entre eux, en l’occurrence de l’enfant aux parents et donc de l’homme à la femme »[48]. Autrement dit encore, il s’agit de choisir « soit de transposer dans l’intimité familiale les droits de l’homme conçus comme autant de possibilités pour un sujet de se libérer des liens de parole et de corps qu’il assume pourtant nécessairement dès sa naissance, soit d’accepter la réalité comme ce qui institue son propre discours sur la famille, à savoir la fécondité par la rencontre, en corps et en parole, de l’altérité »[49]. Nous traiterons ce problème plus loin dans le cadre plus général de la loi et de son origine. La question est de savoir si tout le droit peut être positif, fruit de la seule volonté des hommes, ou si ce droit positif accepte de se mesurer à un droit dit naturel découlant de la nature même de l’homme et échappant donc à sa volonté.
Si théoriquement, les vertus de l’institution familiale sont largement reconnues, il faut donc préciser aujourd’hui ce que l’on entend par « famille » et reconnaître qu’elle n’est pas appuyée par une politique appropriée. Elle est au mieux livrée à l’indifférence des pouvoirs publics. Mais elle est aussi, en maints endroits l’objet d’une certaine hostilité de la part de certains lobbies et parfois même des autorités politiques. Il est clair qu’actuellement la vie familiale est rendue de plus en plus difficile ce qui n’est pas sans conséquence sur la désaffection vis-à-vis du mariage et de la famille. « La lacune la plus grave des semblants de politique familiale pratiqués dans les pays européens est, écrit Lecaillon, de ne pas préciser de quelle famille il s’agit et pourquoi celle-ci doit être promue ». Or, note l’auteur avec pertinence, « la neutralité n’existe pas : l’État est toujours conduit à privilégier un modèle, à choisir une vision anthropologique »[50]. Une politique familiale est indispensable et, selon ce que nous avons déjà dit plus haut, une politique vraiment humaine doit d’abord avoir le souci de la famille[51]. « d’une certaine manière, confirme Jean-Paul II, une société et son avenir dépendent de la politique familiale qui est mise en œuvre »[52].
[1]
Une véritable politique familiale est nécessaire mais on confond trop souvent sinon toujours cette politique avec une politique sociale ou démographique. Lecaillon a montré qu’une politique démographique s’intéresse à la natalité, à la mortalité, aux déplacements de population (à l’intérieur comme à l’extérieur d’un pays) ; la politique sociale toujours passagère s’intéresse aux groupes défavorisés ; mais une politique familiale, elle, est durable puisque, par nature, « un projet familial a besoin de durée »[2], s’intéresse à tous les membres de la famille et à toutes les familles : elle recouvre « l’ensemble des décisions visant à soutenir la constitution et l’épanouissement d’unions stables et durables d’un homme et d’une femme ayant la volonté d’avoir et d’élever des enfants, puis à aider leur éducation »[3].
Dans une vraie politique familiale, la famille ne peut donc « être mise sur le même plan que de simples associations ou unions, et celles-ci ne peuvent bénéficier des droits particuliers liés exclusivement à la protection de l’engagement conjugal et de la famille, fondée sur le mariage, comme communauté de vie et d’amour stable, fruit du don total et fidèle des conjoints, ouverte à la vie. Du point de vue des responsables de la société civile, il importe qu’ils sachent créer les conditions nécessaires à la nature spécifique du mariage, à sa stabilité et à l’accueil du don de la vie. En effet, tout en respectant la légitime liberté des personnes, rendre équivalentes au mariage en les légalisant d’autres formes de relations entre des personnes est une décision grave qui ne peut que porter préjudice à l’institution familiale. Il serait à long terme dommageable que des lois, fondées non plus sur les principes de la loi naturelle mais sur la volonté arbitraire des personnes (cf. CEC, n) 1904), donnent le même statut juridique semblable à différentes formes de vie commune, entraînant de nombreuses confusions. Les réformes concernant la structure familiale consistent donc avant tout en un renforcement du lien conjugal et en un soutien toujours plus fort aux structures familiales, en gardant en mémoire que les enfants, qui seront demain les protagonistes de la vie sociale, sont les héritiers des valeurs reçues et du soin mis à leur formation spirituelle, morale et humaine »[4].
Et précisément, en ce qui concerne l’éducation des enfants, il s’agit essentiellement d’aider les parents à mieux assurer leur responsabilité, de les soutenir ou de les remplacer uniquement s’ils sont défaillants. « Les enfants, écrit Jean-Paul II, sont une des richesses principales d’une nation et il convient d’aider les parents à remplir leur mission éducative, dans le respect des principes de responsabilité et de subsidiarité, affermissant ainsi la valeur insigne de ce service. C’est un devoir et une légitime solidarité de la part de toute communauté nationale »[5].
On peut ici lancer quelques idées : créer un climat favorable à la famille dans le respect des personnes et de la liberté de choix ; protéger la femme enceinte et l’enfant avant et après la naissance ; veiller à ce que l’environnement culturel soit respectueux de la famille et du mariage ; avoir le souci même du parent qui reste au foyer ; prévoir des mesures adaptées dans le domaine de l’urbanisme, du logement et de la sécurité ; favoriser l’adaptation de vie professionnelle et des tâches familiales dans les horaires, par le travail à temps partiel, la coordination des vacances, le congé parental avec garantie d’emploi, par l’établissement de crèches sur les lieux de travail ; revaloriser les allocations familiales et d’éducation ainsi que l’aide au logement ; adapter la fiscalité en tenant compte du nombre d’enfants, en abolissant toute discrimination envers les couples mariés, en dépénalisant l’héritage en ligne directe, etc.[6]
L’objection est connue : combien cela coûte -t-il ? Prenons l’habitude de remplacer cette question par une autre : « combien cela rapporte-t-il ? »[7].
Ces mesures et bien d’autres peut-être sont importantes mais, en même temps que l’action politique, l’action culturelle ou l’évangélisation sont indispensables. « C’est peut-être plus un état d’esprit qu’il convient de contribuer à instaurer car il n’est ni souhaitable ni efficace de forcer les évolutions »[8].
Cette action culturelle, cette évangélisation, sont à la portée de chacun de nous. Dans cet effort, nous constaterons que l’antique texte de la Genèse ne nous propose pas un modèle dépassé mais plutôt un modèle indépassable. Que de drames évités si on le prenait vraiment au sérieux dans toutes ses dimensions, dans toutes ses exigences mais aussi avec la certitude que les promesses seront tenues !
Mais nos contemporains ne sont peut-être pas encore prêts à redécouvrir cette sagesse. Sans doute est-il nécessaire de leur proposer dans un premier temps de méditer simplement les faits sans a priori idéologique. A ce point de vue, une approche comme celle de Jean-Claude Guillebaud dans La tyrannie du plaisir[9] est intéressante.
Entre « permissivité claironnante » et « moralisme nostalgique », ce livre met en question l’évolution de la morale sexuelle à la fin du XXe siècle. Tout en dénonçant les « raideurs morales » de Jean-Paul II, l’auteur passe au crible d’une documentation sérieuse le prêt-à-penser de ses contemporains en matière sexuelle. La lecture de cette analyse est particulièrement bienfaisante même si l’auteur ne prend finalement pas position. Son intention est essentiellement critique vis-à-vis de ce qui se dit et se fait aujourd’hui ; son but n’est pas de construire une nouvelle morale sexuelle. Il n’empêche que les deux derniers chapitres sont particulièrement précieux pour le sujet qui nous préoccupe ici. Car, « au bout du compte, écrit-il, c’est bien de famille qu’il faut parler »[10]. S’appuyant sur nombre de travaux de psychanalystes et de psychologues, Jean-Claude Guillebaud montre qu’il n’y a, en fait, aucune égalité possible, contrairement à ce que prétend idéologiquement Elio Di Rupo, entre les différentes formes de « familles », dans la mesure où les unions précaires, les familles monoparentales, recomposées manquent de la stabilité et de la cohérence nécessaires à la filiation. « Les anthropologues savent que la filiation humaine - ce « flot cascadant des générations » - doit s’inscrire dans un système de liens d’alliance aussi complexe que précis, liens que le mariage avait pour vocation de créer. Il ne s’agit pas là d’on ne sait quelle tradition qu’il serait impossible de récuser mais tout simplement du processus d’humanisation. La famille et la parenté, de ce point de vue, ne sont pas des jeux de construction dont on pourrait varier à l’infini la recomposition »[11].
La conclusion de Guillebaud est que la famille « redevient tout à la fois nécessaire et impossible »[12].
Nécessaire, on le comprend volontiers à la fin de son étude puisqu’il apparaît, ne fût-ce qu’indirectement, que seule l’union stable d’un homme et une femme est susceptible de marier conjugalité et filiation. Nécessaire aussi comme « lieu par excellence de la gratuité » [13] face à l’idéologie libérale du marché. Nécessaire encore car elle peut rendre à l’individu moderne, solitaire et enfermé dans le temps présent, un passé et un avenir. La gestion du temps « est la vocation même des institutions en général et de la famille en particulier. C’est d’abord en elle qu’idéalement se résout l’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le temps court de l’individu et le temps long de la collectivité « immortelle » »[14].
Mais pourquoi l’auteur dit-il la famille impossible ? Le réalisme ou le bon sens imposent l’idée qu’étant donné l’ampleur de la libération sexuelle et de la libération des femmes, on ne peut amener « une société à réendosser de son plein gré un système de contraintes qui lui paraît désormais inacceptable puisque toute la symbolique qui lui donnait sens a disparu »[15]. « La morale sexuelle, prise dans son acception collective, ne se décrète pas, sauf à devenir purement répressive ou policière. Elle s’inscrit toujours à l’intérieur d’un processus symbolique, construit ou ruiné peu à peu ; elle se fonde sur un corpus de représentations majoritairement partagées et qui, elles, procèdent toujours du temps long et des logiques lentes »[16]. La première nécessité, pour rendre la famille possible est donc, à l’instar de ce qu’a fait Guillebaud, de dénoncer le « conformisme libertaire »[17] qui s’impose à nous et qui a suspendu, semble-t-il, tout esprit critique et donc toute vraie liberté. La brèche étant ouverte, commence le vaste et long travail culturel de reconstruction qui ne pourra se passer d’une redéfinition de l’amour et de la sexualité. L’amour n’est pas simplement un sentiment, contrairement à ce que le romantisme a fait croire. Rien n’est plus fluctuant et fragile qu’un sentiment. Ni mariage ni famille ne peuvent se construire sur ce sable. Est nécessaire l’amour au plein sens du terme c’est-à-dire la « connivence de l’intelligence, du cœur, de la volonté et de l’agir »[18]. Aimer c’est vouloir aimer. Dans cet esprit, on ne se marie pas d’abord parce qu’on s’aime mais parce qu’on veut s’aimer. Quant à la sexualité, alors qu’elle court de plus en plus le risque, de nos jours, d’être « désocialisée, désaffiliée, déshumanisée », il faudra bien se rendre compte, contre l’immense préjugé de la pensée « moderne », qu’« elle est culture avant d’être fonction »[19]. Elle ne se réduit pas à une technique assistée ou non mais elle implique toute la personne dans son intégralité corporelle, psychique, intellectuelle et morale, avec son histoire passée, présente et future, avec ses forces et ses faiblesses relationnelles.
A ce moment et à ce moment seulement, l’amour et la sexualité ayant été redéfinis, avec le soutien et la protection prioritaires des pouvoirs publics, la famille se refera et, dans son prolongement, la société tout entière pourra retrouver la santé perdue.
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, « la famille et la société ont des rôles complémentaires dans la défense et la promotion des biens communs à tous les hommes et _ tout homme. Mais la société, et plus précisément l’État, doivent reconnaître que la famille est une « société jouissant d’un droit propre et primordial » (Dignitatis humanae, 5) et ils ont donc la grave obligation, en ce qui concerne leurs relations avec la famille, de s’en tenir au principe de subsidiarité.
En vertu de ce principe, l’État ne peut pas et ne doit pas enlever aux familles les tâches qu’elles peuvent fort bien accomplir seules ou en s’associant librement à d’autres familles ; mais il doit au contraire favoriser et susciter le plus possible les initiatives responsables des familles. Les autorités publiques, convaincues du fait que le bien de la famille est pour la communauté civile une valeur indispensable à laquelle on ne saurait renoncer, doivent s’employer le plus possible à procurer aux familles toute l’aide - économique, sociale, éducative, politique, culturelle - dont elles ont besoin pour remplir de façon vraiment humaine l’ensemble de leurs obligations »[1].
La famille ne peut à elle seule assurer à ses membres tous les services nécessaires. Elle aura besoin d’une école pour poursuivre l’instruction de enfants, d’un hôpital, d’une entreprise pour réaliser certains travaux ou pour trouver un moyen de subsistance, d’un service public ou privé de distribution d’eau, de gaz, d’électricité, de moyens de protection, de la force des familles regroupées au sein de structures politiques plus ou moins vastes, etc. On a pris l’habitude, dans l’enseignement social de l’Église, d’appeler toutes ces associations à finalités économiques, sociales, culturelles et politiques : les corps intermédiaires. Ces corps intermédiaires qui se situent entre la famille et l’État, sont subsidiaires par rapport à la famille. Leur raison d’être est d’aider les familles là où les pouvoirs propres de celles-ci font défaut.
Ils sont nombreux et variés : la commune, la province, la région, l’école, la maison de culture, l’entreprise, le syndicat, le club de sport, l’association d’anciens combattants, etc.. Leur existence se justifie non seulement par le service qu’ils assurent mais aussi par la nature sociale de l’homme. « Du fait, écrivait Jean XXIII, que l’être humain est ordonné à la vie en société découle le droit de réunion et d’association, celui de donner aux groupements les structures qui paraissent mieux servir leurs buts, le droit d’y assumer librement certaines responsabilités en vue d’atteindre ces mêmes buts.
L’encyclique Mater et Magistra dit à bon droit que la création de bon nombre d’associations ou corps intermédiaire, capables de poursuivre des objectifs que les individus ne peuvent atteindre qu’en s’associant, apparaît comme un moyen absolument indispensable pour l’exercice de la liberté et de la responsabilité de la personne humaine »[1].
Plus ces groupes sont proches des personnes, mieux ils sont susceptibles de connaître leurs besoins et d’y répondre. En principe, les responsables d’une commune sont mieux placés que les dirigeants de l’État ou les fonctionnaires d’une organisation internationale pour traiter un certain nombre de problèmes locaux auxquels les familles-membres peuvent être confrontées.
Si la priorité de la famille impose qu’on n’enlève pas « aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens », la subsidiarité des corps intermédiaire et le souci de leur efficacité auprès des familles imposent l’idée qu’il « serait injuste et dangereux de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes »[2]
On ne peut tirer prétexte des dérives égoïstes de l’« esprit de clocher » pour systématiquement vouloir transférer les pouvoirs à des entités plus vastes en affirmant que plus une institution est vaste, plus elle est juste et efficace. L’affirmation « l’État n’a qu’à » est dangereuse.
Les corps intermédiaires sont nécessaires pour la mise en pratique de la liberté et de la solidarité.
En effet, si l’initiative individuelle ou associative vient à faire défaut, la tyrannie politique s’installe et des secteurs perdent leur vitalité. Le pouvoir public ne doit pas se substituer à ces initiatives, leur faire obstacle, ni empêcher leurs activités légitimes et efficaces. Il doit plutôt les favoriser. Elles sont le prolongement et la manifestation de la liberté humaine et donc un moyen irremplaçable d’épanouissement personnel et de « personnalisation » par la mise en œuvre des « talents » de chacun. d’autant plus, comme nous le verrons plus loin à travers quelques exemples, que chaque corps intermédiaire, comme la famille d’ailleurs, doit mettre lui-même en application, en son sein, le principe de subsidiarité. Il serait aberrant qu’un principe réclamé comme essentiel à l’organisation sociale globale ne soit pas mis en œuvre à l’intérieur de chaque société particulière. Les corps intermédiaires, comme la famille, sont donc un lieu d’apprentissage personnel de la liberté et de la responsabilité en fonction des compétences de chacun. Le dynamisme et le foisonnement des corps intermédiaires conçus eux-mêmes sur le schéma de la subsidiarité sont le meilleur remède à la marginalisation que l’on déplore tant aujourd’hui. Ce sont des communautés vivantes où tout l’homme peut s’épanouir et pas seulement des rassemblements d’intérêts, liés à la seule rentabilité. Ce sont enfin des lieux au sein desquels l’individu peut, en principe[1], mieux se protéger des forces massifiantes, oppressives et anonymes qu’elles soient organisées ou culturelles. Pensons aux lobbies financiers, aux puissances économiques, aux idéologies, aux mouvements politiques de masse et même à l’État lorsqu’il veut jouer au léviathan.[2]
De plus, comme l’homme est un être social et qu’il doit développer son sens de la solidarité vis-à-vis de l’ensemble de la société, de l’État et de la communauté internationale, il a précisément l’occasion, au sein des groupes et institutions intermédiaires, de nourrir et pratiquer la solidarité, de se « socialiser ».
Les corps intermédiaires ne peuvent être « personnalisants » et « socialisants » que s’ils se présentent comme des communautés vivantes qui offrent à ceux qui s’y engagent, une authentique possibilité de développer leurs responsabilités à travers les services qu’ils peuvent rendre.
Toutefois, pour être capables de développer le sens de l’initiative et de la solidarité de leurs membres, les corps intermédiaires doivent être eux-mêmes conçus sur le double principe d’une certaine autonomie et de la solidarité.
Pour éduquer à la liberté, les corps intermédiaires doivent être relativement mais effectivement autonomes.
Trois conditions garantissent cette autonomie.
Première condition : les corps intermédiaires ne seront pas imposés par l’État, mais créés spontanément par les intéressés. Les papes ont réfléchi à cette question à propos des associations professionnelles ou corporations dont la création et le dynamisme devaient juguler les méfaits du libéralisme et du socialisme en redonnant une cohérence pacifiante à toute la société. Dans Rerum novarum[1], Léon XIII salue ceux qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers ». tout en s’en réjouissant, le saint Père souhaitait « que la prudence préside toujours à leur organisation ». Il précisait : « Que l’État protège ces sociétés fondées selon le droit ; que, toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donne la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe ». Il poursuivait : « Si donc, comme il est certain, les citoyens sont libres de s’associer, ils doivent l’être également de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. Nous ne croyons pas qu’on puisse donner des règles certaines et précises pour déterminer le détail de ces statuts et règlements. Tout dépend du génie de chaque nation, des essais tentés et de l’expérience acquise, du genre de travail, de l’extension du commerce, et d’autres circonstances de choses et de temps qu’il faut peser avec maturité ». Pie XI confirmera cette sagesse[2] en rappelant que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ». Et de développer : « Mais, comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. Comme ces libres associations ont été clairement et exactement décrites par Notre illustre Prédécesseur, il suffira d’insister sur un point : l’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi ». La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions ».
La constitution des corps intermédiaires apparaît donc très clairement comme une application du droit d’association inhérent à l’homme, social par nature.
La deuxième condition découle tout naturellement de la première : les pouvoirs publics doivent les aider, mais non les détruire ou les absorber. Léon XIII[3] avait bien expliqué les rapports entre ce qu’il appelait les « petites sociétés » et la « grande » c’est-à-dire l’État : « Entre ces petites sociétés et la grande, il y a de profondes différences qui résultent de leur fin prochaine. La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens, car elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle. C’est pourquoi on l’appelle publique, parce qu’elle réunit les hommes pour former une nation (S. Thomas, Contra impugnantes Dei cultum et religionem, c. II). Au contraire, les sociétés qui se constituent dans son sein sont tenues pour privées et le sont en effet, car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière et exclusive de leurs membres.
La société privée est celle qui se forme dans un but privé, comme lorsque deux ou trois s’associent pour exercer ensemble le négoce. Or, de ce que les sociétés privées n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, il ne suit pas, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même, et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir ? C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».
En bref, Jean-Paul II dira : « une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun »[4].
Non seulement, comme nous le verrons plus loin, l’État a un rôle de coordination mais il peut et doit aussi exercer un certain contrôle. Continuons à lire Léon XIII : « Assurément, il y a des conjonctures qui autorisent les lois à s’opposer à la fondation d’une société de ce genre. Si une société, en vertu même de ses statuts organiques, poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation at, si elle était formée, de la dissoudre. Mais encore faut-il qu’en tout cas ils n’agissent qu’avec une très grande circonspection, pour éviter d’empiéter sur les droits des citoyens et de statuer sous couleur d’utilité publique quelque chose qui serait désavoué par la raison. Car une loi ne mérite obéissance qu’autant qu’elle est conforme à la droite raison (S. Thomas, Summa Thelogica Ia-IIae, q. XIII, a. 3) ».
De leur côté, il est évident que les citoyens doivent éviter de conférer à ces pouvoirs publics une trop grande puissance. En effet, s’ils s’adressent à l’État d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, ils risquent d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux et de perdre purement et simplement des espaces de liberté.
Enfin, il va de soi que les corps intermédiaires, nés de l’initiative des personnes intéressées, ne peuvent s’imposer aux individus.C’est ce qui s’est malheureusement passé, entre les deux guerres, dans ce qu’on a appelé « la déviance corporatiste »[5] qui a dénaturé le principe de subsidiarité en suscitant des corporations d’État et non des corporations d’association[6] telles qu’elles étaient recommandées par l’Église[7].
En 1935, un Jésuite belge entreprend une étude comparative des expériences corporatistes à l’œuvre dans de nombreux pays européens à l’époque. Face aux exemples italien, portugais, allemand, autrichien et bulgare, il se demande si le corporatisme peut se concevoir en dehors de la dictature. Sa réponse est nette : « Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature (…). Cette dictature est, par essence, centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire, au profit d’organismes autonomes, la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements, les intérêts de leurs membres »[8]. Précisément, à propos du régime portugais[9], Chantal Delsol a montré comment les corporations conçues, au départ, comme un moyen de lutter contre l’hypertrophie de l’État, de protéger la liberté individuelle et l’économie privée, de marier l’économique et le social, de garantir la solidarité[10], deviennent des organisations obligatoires, de droit public, contrôlées par l’État, insérées dans sa structure politique, qui étouffent finalement la liberté qu’elles prétendaient protéger[11]. « Le corporatisme, écrit-elle, a contribué par ses erreurs à reléguer le principe de subsidiarité dans les oubliettes de la mauvaise réputation. Il consiste à vouloir institutionnaliser et rendre obligatoire les groupes intermédiaires, autrement dit à l’époque, la corporation. Ni Léon XIII ni Pie XI ne sont les artisans du corporatisme. Celui-ci émane d’un courant au départ chrétien, issu de René de la Tour du Pin[12], et qui passera par Maurras[13], Massis[14] et Ploncard d’Assac[15], pour influencer notamment deux hommes d’État : Salazar et Mussolini[16]. Par ce biais inattendu, l’idée subsidiaire va engendrer des dictatures.
Le corporatisme croit édifier une organisation politique qui concrétise parfaitement l’idée de subsidiarité : comme si cette idée anti-systématique trouvait ici, paradoxalement, son idéologie. (…) Le corporatisme dérive d’une nostalgie (ou d’une réinvention ?) de la société du Moyen Age. Ici les corps sont obligatoires, institutionnels et surtout censés représenter naturellement la société. On leur attribue un statut, un rôle précis dans la gestion du bien commun, et ceci quelles que soient les capacités des individus et des groupes inférieurs. Contrairement au libéralisme, le corporatisme part du principe de l’incapacité des individus, et les place sous la tutelle des groupes, de crainte de la tutelle de l’État. Il va donc, en définitive, à l’encontre du principe dont il se réclame, puisqu’il gèle les rôles sans préjuger du développement des situations ou de la capacité virtuelle des individus. De plus, il développe rapidement une faute majeure : les corps, qui sont des « États dans l’État », vont bientôt mêler le bien commun qui leur est à charge avec leurs intérêts particuliers. La corporation aboutit au corporatisme au sens péjoratif moderne. Elle pétrifie les droits et s’oppose au développement économique. Pour l’empêcher d’abuser de son pouvoir, l’État devra intervenir : par exemple, pour protéger le consommateur lésé. Pour avoir voulu restaurer une société passée - forme de pensée utopique -, cet antiétatisme aboutit à l’étatisme »[17].
Déjà, en 1931, à propos de l’organisation fasciste, Pie XI, après avoir reconnu les avantages de l’organisation syndicale et coopérative, note qu’« il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et que, nonobstant les avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social »[18]. Ailleurs, il dénoncera la « statolâtrie païenne » de l’idéologie fasciste[19].
Nous avons beaucoup insisté précédemment sur la nécessité de lier droits et devoirs. Ce qui est vrai sur le plan personnel, l’est aussi sur le plan social. Le droit d’un groupe, quel qu’il soit est associé à des devoirs. L’harmonie d’un groupe, écrivait Jean XXIII, réclame « la reconnaissance et l’accomplissement des droits et des devoirs. Mais en outre, chacun est appelé à concourir généreusement à l’avènement d’un ordre collectif qui satisfasse toujours plus largement aux droits et aux obligations »[1]. Une conception individualiste du droit risque d’entraîner les corps intermédiaires dans la défense d’intérêts privés au détriment de l’ensemble social.
Réaffirmant, après les dérives étatiques, l’importance des corps intermédiaires, Pie XII mettra l’accent sur le danger d’une dérive d’« organisations qui, pour la défense des intérêts de leurs membres, ne recourraient plus aux règles du droit et du bien commun, mais s’appuieraient sur la force du nombre organisé et sur la faiblesse d’autrui »[2]. Quelques années plus tard, il décrira avec sévérité ces « groupes d’intérêts, puissants et actifs » : « qu’il s’agisse de syndicats patronaux ou ouvriers, de trusts économiques, de groupements professionnels ou sociaux - dont certains même sont au service direct de l’État, - ces organisations ont acquis une puissance qui leur permet de peser sur le gouvernement et la vie de la nation. Aux prises avec ces forces collectives, souvent anonymes, et qui parfois, à un titre ou à un autre, débordent les frontières du pays, comme aussi bien les limites de leur compétence, l’État démocratique issu des normes libérales du XIXe siècle parvient difficilement à maîtriser des tâches chaque jour plus vastes et plus complexes »[3]. Pie XII soulignait un phénomène qui a pris aujourd’hui une ampleur toute particulière et qui menace incontestablement la justice sociale et les démocraties elles-mêmes. Songeons aux lobbies économiques et aux puissances financières qui semblent échapper à toute règle.
C’est pourquoi plusieurs auteurs[4] ont souligné la nécessité de toujours tenir compte, dans l’application du principe de subsidiarité, de l’exigence de la liberté et de l’exigence de la solidarité. Indissociables dans tous les cas, elles peuvent, suivant les circonstances, être l’objet d’une insistance particulière. Face aux pouvoirs totalitaires ou centralisateurs, on mettra l’accent sur l’autonomie des corps intermédiaires, comme le fit Pie XI, en 1931. Face à l’individualisme libéral ou néo-libéral, il faut rappeler l’importance de la solidarité qui mesure et oriente la liberté. Ainsi Léon XIII insistera sur le rôle des pouvoirs publics qui doivent assurer, aux plus pauvres et aux plus fragiles, « une défense et une protection réclamées par la justice »[5]. Et Jean-Paul II rappellera qu’en matière de conditions de travail, par exemple, l’État interviendra « directement (…) en imposant, pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions du travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi »[6].
Dans la réalité changeante des époques et des lieux, il y a un équilibre à trouver. C’est la tâche délicate des responsables appelés à exercer, au delà de leurs compétences politiques, sociales, économiques, une vertu essentielle dans toute action politique : la prudence. Nous en reparlerons dans la dernière partie consacrée à l’action.
Disons tout de même que la pratique de la solidarité réclame « la maturité morale de chaque citoyen », son « désintéressement dans le service », son « respect des devoirs de justice et de charité »[7]. Il doit en être de même, évidemment, pour les responsables des corps intermédiaires car si ceux-ci « ne savent pas élargir leurs horizons aux perspectives de la nation, s’ils ne savent pas sacrifier leur prestige et, éventuellement, leur avantage immédiat à la loyale reconnaissance de ce qui est juste, ils entretiennent dans le pays un état de tension nuisible, ils paralysent l’exercice du Pouvoir politique et compromettent finalement la liberté de ceux mêmes qu’ils prétendent servir »[8].
Il est capital que le souci du bien commun soit général. A ce moment, tout en poursuivant leurs objectifs spécifiques, les corps intermédiaires pourront entretenir des rapports de loyale collaboration et coordonner leurs efforts lorsque ce sera nécessaire. L’État, gardien privilégié du bien commun, a donc un rôle capital à jouer dans la construction subsidiaire.
Vis-à-vis des corps intermédiaires qui « groupent des personnes privées pour des buts variés (d’ordre économique, social, culturel ou même politique) »[1], l’État doit avoir une attitude ferme et nuancée.
Il doit préserver la liberté tout en veillant au respect des objectifs communautaires auxquels les initiatives privées doivent collaborer. Le rapport entre l’État et les corps intermédiaires doit être un rapport de coopération. Il s’agit, bien sûr de coordonner les initiatives pour qu’elles servent le bien commun mais aussi de susciter par des impulsions appropriées les institutions qui feraient défaut, de suppléer momentanément aux faiblesses de groupes sociaux trop faibles ou en voie de constitution et enfin de contrôler si l’activité de ces groupes sert ou dessert le bien commun.
L’abstention de l’État conduit au désordre ou à la tyrannie de certains de ces corps. De son côté, l’intervention intempestive affaiblit le dynamisme social et conduit à l’hypertrophie de l’appareil public. Alors la bureaucratie l’emporte sur le service et les dépensent s’accroissent démesurément.
Nous aurons l’occasion de développer ces principes notamment quand nous étudierons l’attitude de l’État face aux problèmes économiques mais nous pouvons ici déjà illustrer la théorie en réfléchissant d’abord au rôle de la commune et ensuite et surtout à ce corps intermédiaire capital dans toute société : l’école.
Pourquoi prendre l’exemple de la commune ? Si les pouvoirs de cette institution ont toujours été très variables à travers l’histoire, il n’empêche qu’elle « reste, après la famille, le lieu des échanges humains les plus fréquents et les plus indispensables. Elle établit d’ordinaire entre ses habitants une façon analogue de parler, de penser et de sentir ; elle leur propose les mêmes problèmes à résoudre et sollicite directement leur esprit d’entraide et de collaboration.
Bien que les populations actuelles utilisent largement les moyens de transport, devenus nombreux et commodes, et s’écartent plus aisément de leur domicile, elles n’en restent pas moins attachées à ce milieu, où s’entretiennent des contacts plus familiers et plus constants. C’est là que l’idée de patrie trouve, pour le grand nombre, sa racine la plus profonde, car on y expérimente plus vivement les bienfaits d’une bonne organisation de la société, ses conditions indispensables, et parfois les erreurs dommageables et les fautes à éviter. Aussi la commune a-t-elle rempli et remplit-elle encore dans l’éducation civique des citoyens une fonction de premier plan »[1]. Comme nous allons le voir, ce texte, même s’il est déjà un peu ancien, met en évidence des éléments toujours vérifiables, que ce soit l’attachement des populations à leur commune, ou le fait qu’elle est le premier lieu politique subsidiaire de la famille au niveau du service rendu comme au niveau de l’apprentissage de la citoyenneté.
Au point de vue de l’attachement des populations, par exemple, un journaliste[1] faisait remarquer qu’en Belgique, à la fin du XXe siècle, les citoyens restaient très attachés aux pouvoirs de proximité : « Interrogés sur le groupe géographique auquel ils se sentent appartenir avant tout, 43% des Wallons, 48% des Flamands et 36% des Bruxellois privilégient leur ville ou leur localité. L’identité nationale vient ensuite (26% des Wallons et autant des Bruxellois, 18% des Flamands), suivie par les identités mondiale (10% des Wallons et autant des Flamands, 13% des Bruxellois), régionale (10% des Wallons, 18% des Flamands, 4% des Bruxellois) et européenne (8% des Wallons, 4% des Flamands, 18% des Bruxellois)[2] ». Et il ajoutait en se référant aux « Indicateurs régionaux flamands (Vrind), édités par l’administration ad hoc, que le gouvernement et le Parlement flamands ne figurent qu’aux neuvième et dixième rangs dans le palmarès de la confiance accordée par les néerlandophones aux institutions, alors que l’enseignement et la commune en sortent vainqueurs[3] ».
L’attachement à la commune s’explique par les liens de proximité tissés entre les citoyens mais aussi du fait que la commune rend aux familles des services essentiels et immédiats : distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité, enseignement, santé, voirie, environnement, loisirs, sécurité, aide sociale… Ce qu’on appelle l’ »intérêt communal » recouvre des matières très vastes et beaucoup plus nombreuses que dans le passé.
La commune joue enfin, par l’attraction particulière qu’elle exerce, un rôle primordial dans l’éducation civique, comme disait Pie XII. On doit même reconnaître qu’elle est le premier lieu de participation des citoyens à la vie publique, la « cellule de base de la démocratie » [1](Crisp). N’a-t-elle pas été, d’ailleurs, historiquement, le lieu « de l’affranchissement progressif du système féodal devenu caduc », lieu où ont été vécues « l’affirmation pratique et la protection de la liberté et de la dignité des individus »[2] ?
La commune est le lieu de naissance de nombreuses associations souvent spontanées et indépendantes des partis politiques, du moins au départ, qui s’attachent à des problèmes strictement communaux, liés à l’environnement, au patrimoine architectural, aux traditions locales, à la vie d’un quartier, à une animation culturelle, sportive, éducative, à une radio ou une télévision locales, etc. Ces associations peuvent être subsidiées par la commune qui peut aussi mettre des locaux à leur disposition ou les inviter comme interlocuteurs dans la préparation de certains dossiers. De plus, on a constaté (Crisp) que « les personnes qui participent le plus à la vie politique communale sont aussi celles qui participent le plus à la vie associative dans des domaines différents. Il y a un aspect cumulatif de la participation ». On peut ajouter aussi qu’ »un mandat communal constitue dans bien des cas la première étape d’une carrière politique ».
Il y a plus encore. Même si la gestion d’une commune obéit à des règles et s’attache aujourd’hui à des problèmes parfois complexes[3] mais « on peut observer (…) une demande de participation plus grande des citoyens à la vie politique et notamment au niveau communal.
Cette tendance correspond tout à la fois à une demande des citoyens, qui souhaitent être associés à certaines décisions politiques, et à une demande des autorités, qui souhaitent, en vue d’un meilleur choix, élargir aux personnes concernées le cadre des décisions qu’elles doivent prendre dans certains domaines. C’est pourquoi on dit souvent aujourd’hui que la démocratie participative devrait compléter le cadre existant de la démocratie représentative » (Crisp). On constate aussi qu’en Belgique, par exemple, où le vote est obligatoire, le taux d’absentéisme et de votes blancs ou nuls, est moins élevé lors des élections communales que lors des autres élections.
Ce sont des signes qui n’ont pas échappé aux responsables qui, d’une manière générale ou, pour certaines modalités, en maints endroits, ont eu souci de rendre possible et vivante la participation de tous à la gestion commune en organisant l’information[4], des enquêtes publiques, des séances de concertation avec des représentants des habitants, des consultations populaires[5] même à la demande des habitants, des conseils (ou commissions) consultatifs qui donnent des avis ou formulent des propositions au conseil communal sur des matières précises (jeunesse, famille, personnes âgées, culture, sport, enseignement, aménagement du territoire, immigrés, etc.). Il arrive aussi souvent que « des équipements et des services locaux soient gérés de manière pluraliste, en dépassant le clivage entre majorité et opposition. Des organisations représentatives des milieux intéressés et des organismes spécialisés sont ainsi associés directement à la gestion de maisons de jeunes, de centres culturels ou sportifs, etc., qui dépendent de la commune, leur intervention dans la gestion se faisant notamment par leur présence au conseil d’administration de ces institutions. Dans ces différents cas, la gestion est assurée par l’institution mais sous le contrôle du pouvoir communal » (Crisp).
Avec beaucoup de réalisme, Pie XII, dans le texte déjà cité[1], attire aussi l’attention sur un problème de plus en plus aigu aujourd’hui. Les communes, écrit-il, « sont insérées dans un État plus ou moins centralisé ; elles ont perdu une large part de leur initiative et de leur indépendance pour faire droit aux exigences de relations sociales qui s’étendent sur de larges fractions de continents et débordent même au-delà ».
Un rapide coup d’œil sur l’origine et l’histoire des communes, en Belgique particulièrement, fait apparaître une tension perpétuelle entre autonomie et centralisation.
L’origine des communes remonte au Moyen-Age et est liée à l’apparition de villes sous le régime seigneurial. Elles « se font concéder par les seigneurs des libertés dans beaucoup de domaines (…) Certaines libertés sont acquises par la force, d’autres sont achetées ou négociées… Mais aucune ville n’a été totalement libre.
Ainsi seigneurs et communautés établissent leurs droits respectifs et s’engagent mutuellement par un serment commun. Ce régime de communauté est fort répandu. Ces droits et obligations sont consignés dans des chartes de franchises et de cette communauté naîtra beaucoup plus tard le mot commune, qu’on emploiera aussi dans un sens territorial, très éloigné du sens originel » (Crisp).
Au cours de l’histoire, souvent, après les XIIIe et XIVe siècles, les princes mèneront une politique centralisatrice. L’étendue des libertés diminuera mais les pouvoirs locaux conserveront toujours une part de liberté et garderont leurs particularismes.
Sous le régime français (1795-1815), la Convention (assemblée législative) imposera son décret du 14 -12 1789 distinguant les fonctions propres au pouvoir municipal et les fonctions relevant de l’administration générale de l’État. On assista à « une grande centralisation au profit de l’État. Finalement les communes sont devenues de simples subdivisions administratives du pouvoir central, pratiquement sans aucune autonomie. Les dirigeants des communes ont cessé d’être des élus et sont devenus des fonctionnaires nommés par l’autorité supérieure » (Crisp)
Sous le régime hollandais (1815-1830), après un retour à une certaine liberté, on imposa une organisation plus centralisée.
Ce rapide survol nous montre bien ce qui est en question : « Autonomie communale ou centralisation administrative : tel est le dilemme qui se pose à tous ceux qui vont devoir organiser les institutions communales » (Crisp). Disons que tout corps intermédiaire parce qu’intermédiaire précisément jouit d’une certaine autonomie et subit nécessairement des pressions centralisatrices dont certaines sont inévitables et nécessaires. Le problème est de trouver le bon équilibre, de laisser, suivant le principe de subsidiarité, la commune s’occuper des services qu’elle est seule à pouvoir rendre ou qu’elle rend mieux qu’une autre instance mais en n’oubliant pas qu’elle-même a besoin de forces et de soutiens et qu’elle s’inscrit dans un ensemble d’institutions qui doivent respecter le bien commun et manifester un minimum de cohérence.
Si, comme l’écrit aussi Pie XII[2], les « magistrats communaux (…) ne peuvent être de simples exécutants des décisions prises par l’État », et si, ajoute-t-il, « une autonomie assez large constitue un stimulant efficace des énergies, profitable à l’État lui-même, à condition que les autorités locales s’acquittent avec compétence de leur office et se gardent de tout particularisme étroit », l’autonomie radicale est bien sûr impensable, pour une question de bon sens : « On ne peut pas parler, au sens propre, de souveraineté au niveau de la commune car les habitants d’une commune n’ont de pouvoir que parce que la Constitution et les lois en ont disposé ainsi » (Crisp). Ainsi, la commune n’a pas de souveraineté sur son territoire. Ajoutons que la commune, comme la province ou la région, sert aussi d’organe de transmission de décisions prises à l’échelon supérieur et qu’elle reste soumise aux exigences du bien commun. « L’intérêt communal ne peut être contraire à l’intérêt général ; de même les décisions prises par les autorités communales doivent s’intégrer dans un cadre plus vaste et, pour cette raison, elles sont soumises à un contrôle supérieur (la tutelle) qui peut, suivant les cas, les approuver ou les annuler, ou même parfois les changer pour les rendre conformes à l’intérêt général » (Crisp). De là naissent la tentation récurrente, de la part des instances supérieures, de limiter les pouvoirs de la commune ou la mise en difficulté involontaire de ce premier échelon institutionnel suite à des exigences démesurées.
Le dossier Crisp décrit bien cette situation en Belgique : « Petit à petit, le champ d’action des communes s’est étendu de façon considérable, à la fois à l’initiative des élus locaux et sous l’impulsion des pouvoirs supérieurs, qui leur ont confié de multiples tâches d’intérêt général. (…) A de nombreuses reprises, des accords gouvernementaux ont prévu la valorisation du niveau communal. L’intention a été plusieurs fois affirmée d’opérer une plus grande décentralisation et une plus grande déconcentration des pouvoirs de l’État au profit des communes (…).
La pratique a cependant contredit les intentions : c’est vers une centralisation toujours plus grande que l’on s’est, dans les faits, orienté. L’État, suivi récemment par les Régions et les Communautés, s’est très souvent substitué aux communes en réglementant de nombreux domaines. En témoignent les mesures prises en matière d’aménagement du territoire, de protection de l’environnement, de travaux publics, de sécurité routière, de services d’incendie, de politique hospitalière, de réforme de la police locale dans le cadre de la réforme globale des polices, etc.. »
La commune est donc sous contrôle[3] et se voit imposer des obligations par les pouvoirs supérieurs puisqu’elle est un relais des instances qui la dépassent.
Il ne faut pas trop rapidement s’en inquiéter. Comme le fait remarquer Pie XII[4], « qu’il existe (…) une légitime sujétion des communes à l’égard de la nation, personne ne le contestera ; c’est la contrepartie d’une assistance désormais nécessaire pour que la commune puisse rester, dans l’État moderne, à la hauteur de ses tâches multiples et garantir à ses ressortissants tous les services auxquels ils ont droit ».
Tel est bien le problème crucial aujourd’hui. Les demandes de services ont augmenté, les tâches se sont accumulées mais pour faire face, il est de plus en plus nécessaire de disposer des moyens appropriés.
Dans la mesure où l’impôt ne peut être accru indéfiniment et est tributaire de la dimension des communes, il faut bien trouver des formules qui ne porteront pas trop préjudice à l’autonomie. « Les finances, écrit encore Pie XII, tiennent une place prépondérante parmi les facteurs qui conditionnent cette autonomie »[1].
En Belgique, par exemple, on a créé des intercommunales, des associations de communes pour résoudre des problèmes comme la distribution de l’eau et des énergies ou encore pour assurer un développement économique. On a envisagé aussi des fédérations de communes et des agglomérations de communes pour résoudre des questions d’aménagement du territoire, de santé et de sécurité publiques, de transports en commun, etc.. En 1977, une solution plus radicale fut choisie : le regroupement territorial de petites entités : la fusion de communes. On est passé ainsi de 2.492 communes à 589.
Cette fusion n’a pas résolu tous les problèmes et elle a suscité deux inconvénients. d’une part, « en de nombreux endroits, l’opération a éloigné le pouvoir communal des habitants » (Crisp). d’autre part, « ces fusions ont vu l’entrée des partis politiques là où ils n’étaient pas présents auparavant[2] et ont donc eu un impact de « politisation » des scrutins locaux » (Crisp).
Le premier inconvénient a été si mal ressenti que la loi a prévu, en 1999, la création de conseils de districts[3] dans les communes de plus de 100.000 habitants pour « permettre une certaine décentralisation des pouvoirs au sein même des communes fusionnées » (Crisp), plus exactement, la décentralisation de certaines matières gérées par la commune.
Tous ces tribulations nous montrent clairement qu’un corps intermédiaire comme la commune se doit de rester proche des personnes bien concrètes qui forment sa population pour la qualité du service et permettre la participation[4]. Elle doit donc jouir d’une certaine autonomie ne serait-ce que parce que les besoins varient d’une population à l’autre : « l’intérêt communal (…) peut sur certains points être différent selon les communes » (Crisp). Mais il est clair aussi qu’en bien des matières, la commune non seulement n’est pas seule compétente mais qu’elle a besoin du secours d’autres instances.
Si la commune est « un pouvoir autonome sous tutelle et subordonné » (Crisp) qui, malgré tout conserve encore plus ou moins d’autonomie, l’école qui devrait aussi être un pouvoir autonome sous tutelle voit parfois son autonomie rétrécir comme peau de chagrin sous une subordination de plus en plus envahissante.
L’enjeu est de taille, comme nous allons le voir.
Il est difficile, en effet, de nier l’importance personnelle et sociale de l’éducation. Nous l’avons déjà dit, l’homme n’est pas un être « programmé » mais « programmable ». Il grandit dans et par la culture ; elle est, selon l’expression de Jean-Paul II, « ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme »[1] et « la tâche première et essentielle de la culture en général, et aussi de toute culture, est l’éducation »[2].
Cette éducation qui n’est pas réductible à l’instruction[3] implique toute la personne, physique, morale, intellectuelle, sexuelle, religieuse et est le fait de toute la vie. Tous les hommes doivent être éduqués et ont donc droit à l’éducation[4].
Les premiers et principaux éducateurs sont les parents. C’est l’acte de procréation qui fonde le devoir et le droit des parents : « Les parents, parce qu’ils ont donné la vie à leurs enfants, ont la très grave obligation de les élever et, à ce titre, doivent être reconnus comme leurs premiers et principaux éducateurs. Le rôle éducatif des parents est d’une telle importance que, en cas de défaillance de leur part, il peut être difficilement suppléé »[5]. Si les parents sont tenus à l’éducation de leurs enfants, ils en ont par conséquence le droit, « droit inaliénable parce qu’inséparablement uni au strict devoir corrélatif, droit antérieur à n’importe quel droit de la société civile et de l’État, donc inviolable par quelque puissance terrestre que ce soit »[6].
Il est très important de garder présents à l’esprit ces principes fondamentaux pour apprécier justement les rôles respectifs que l’école et l’État vont jouer dans l’œuvre éducative
L’école est un lieu d’éducation important pour le développement intellectuel, culturel, moral, professionnel, social de l’enfant. Elle prolonge et complète l’action éducative des parents qui est toujours limitée[7] : « dans la structure de la société moderne, la fonction éducative dépasse bien souvent, semble-t-il, les possibilités et la préparation de la famille, surtout en raison de l’énorme masse de connaissances qui constitue aujourd’hui le patrimoine culturel.
A cela s’ajoute la difficulté pour les parents d’exercer, de manière globale, leur mission éducative, en raison de l’éloignement de leur lieu de travail, de la difficulté à suivre le rapide progrès des connaissances, de la distance entre les générations, de l’autonomie toujours plus précoce des enfants par rapport à leurs parents, de l’énorme influence des instruments de communication sociale sur l’intelligence et l’imagination des enfants dès l’âge le plus tendre. Il est donc indispensable que, dans le domaine éducatif, il y ait une collaboration complémentaire et subsidiaire de la société, une collaboration qui se réalise principalement dans l’école et par le moyen de l’école »[8].
Toutefois, les parents, en vertu ce qui vient d’être dit, ont le droit de choisir, selon leur conscience, l’école qui les relaiera[9] et dont ils suivront et soutiendront le travail, surtout sur le plan moral[10], à travers des associations de parents[11]. En effet, comme l’écrivait Pie XI, les éducateurs n’ont pas sur l’enseignement « un droit absolu, mais un droit de participation »[12].
Il découle naturellement de ce qui précède qu’il n’y a rien d’anormal à ce que l’Église revendique « pour les familles catholiques le droit qui appartient à toutes les familles d’éduquer leurs enfants en des écoles qui correspondent à leur propre vision du monde, et en particulier le droits strict des parents croyants à ne pas voir leurs enfants soumis, dans les écoles, à des programmes inspirés par l’athéisme »[13]. Jean-Paul II explique pourquoi « les parents doivent pouvoir choisir le type d’école qui répond le mieux au modèle d’éducation qu’ils désirent pour leurs enfants » : « Le principe de la liberté d’enseignement, déclare-t-il, trouve son fondement dans la nature et la dignité de la personne humaine. En effet, celle-ci est une réalité antérieure à toute organisation sociale - même si elle est destinée à s’insérer dans la société - et a droit à l’autodétermination, de son propre développement et aux moyens nécessaires dans ce but, sans que cette capacité d’autodétermination soit limitée par des impositions arbitraires venues de l‘extérieur.
L’éducation pour qu’elle soit un authentique progrès d’acquisition et de maturation, doit porter le sceau de cette liberté qui est « dans l’homme le signe privilégié de l’image divine » (Gaudium et spes, 17), et est essentiel à la personne. Sans liberté, la personne resterait privée d’autonomie dans sa formation propre et dans le choix des motivations et des valeurs qui doivent inspirer sa conduite en harmonie avec ses convictions les plus profondes, en particulier avec celles qui concernent la signification totale de l’existence »[14].
Ceci étant dit, quel est le rôle des pouvoirs publics selon le principe de subsidiarité ?
Ils doivent, nous l’avons vu, protéger, encourager, suppléer, coordonner et contrôler. Ils doivent protéger et défendre les libertés des citoyens, parents et éducateurs, et, pour cela, dans le cas présent, « veiller à la justice distributive en répartissant l’aide des fonds publics de telle sorte que les parents puissent jouir d’une authentique liberté dans le choix de l’école... ».
Ils doivent promouvoir l’éducation, « veiller à ce que tous les citoyens parviennent à participer véritablement à la culture et soient préparés comme il se doit à l’exercice des devoirs et des droits du citoyen. L’État doit donc garantir le droit des enfants à une éducation scolaire adéquate… »[15].
Il s’agit d’aider les parents et les éducateurs, et donc, « en cas de défaillance des parents ou à défaut d’initiatives d’autres groupements, c’est à la société civile, compte tenu cependant des désirs des parents, d’assurer l’éducation » et, « dans la mesure où le bien commun le demande, elle fonde ses écoles et institutions éducatives propres »[16].
C’est aussi la tâche de l’autorité publique de « veiller à la capacité des maîtres, au niveau des études, ainsi qu’à la santé des élèves, et d’une façon générale développer l’ensemble du système scolaire sans perdre de vue le principe de subsidiarité… »[17].
Dès lors, on voit immédiatement quels sont les dangers à éviter. Si les parents se déchargent des tâches éducatives qui sont prioritairement les leurs, ils surchargent l’école et risquent de paralyser son action ou de la déstabiliser. d’autre part, s’il est invraisemblable qu’un État se désintéresse de l’œuvre éducative, la tentation est largement répandue de restreindre d’une manière ou d’une autre les libertés surtout si celles-ci ne sont pas exercées. S’il est nécessaire, au nom du bien commun, de coordonner l’œuvre éducative des différentes écoles du même niveau en réclamant, par exemple, un minimum de programme commun et un bon enchaînement des différents niveaux, dans de nombreux pays, on a vu l’État imposer des réformes qui ne respectent pas la liberté des éducateurs. L’État s’immisce dans le détail des programmes, des méthodes, des structures, des techniques d’évaluation, etc.. La liberté de choix devient ainsi un leurre dans la mesure où les pouvoirs publics imposent ces mesures dans toutes les écoles quels que soient leurs pouvoirs organisateurs[18]. Le rêve du monopole qui caractérisa les régimes totalitaires[19] reste vivace dans les sociétés démocratiques. Or tout monopole est « opposé aux droits innés de la personne humaine, au progrès et à la diffusion de la culture elle-même, à la concorde entre les citoyens, enfin au pluralisme qui est aujourd’hui la règle dans un grand nombre de sociétés »[20].
Toute une idéologie cherche à justifier la mainmise des pouvoirs publics en raison d’une certaine incompétence générale des parents et du droit de l’enfant qui prime sur le droit des parents. Un rapport officiel de l’OCDE remarquait que « les progrès de l’enseignement sont gênés par l’ingérence fréquente de personnes dénuées de toute qualification. Parce que donner le jour et élever un enfant appartient d’abord à la biologie, parce que chacun a aujourd’hui fréquenté l’école, chacun a un avis sur la façon d’éduquer et d’instruire ». Le même document dénonce aussi ces maîtres qui « ne possèdent ni une culture, ni un niveau intellectuel suffisants pour comprendre, par exemple, les théories psychologiques nécessaires au bon exercice de leur fonction »[21]. On l’a compris, l’éducation, dans cet esprit, est d’abord l’affaire de spécialistes en psycho-pédagogie. Les parents, par nature, n’en sont certainement pas : « même lorsque la femme se consacre entièrement à son foyer et à ses enfants, il est psychologiquement détestable pour l’enfant, comme pour la mère, que ces deux êtres soient liés l’un à l’autre d’une façon trop étroite et trop exclusive. d’abord parce que les premières années sont d’une importance extraordinaire pour le développement ultérieur de l’enfant et qu’elles ne peuvent être réduites aux possibilités d’un milieu familial toujours limité et dépourvu de perspective. Dans les conditions sociales actuelles et même dans des conditions sociales idéales, les familles sont incapables de fournir à l’enfant le milieu psychologique et moral nécessaire à sa formation. Le cadre familial, même dans les meilleures conditions, est un cadre trop étroit, aux horizons et aux moyens limités. (…) Il faut ajouter que la compétence psychologique des familles est superficielle et souvent erronée et que leur action risque d’être faussée par des éléments sentimentaux et subjectifs certes nécessaires, mais qui ne peuvent remplacer la compétence »[22]. Or, « seuls les pouvoirs publics possèdent les moyens, les possibilités indispensables à la construction des écoles, à l’entretien et à l’organisation des services médicaux et psychologiques, à la satisfaction féconde des loisirs. Seuls ils possèdent une information suffisamment large et objective pour comprendre les besoins de la Nation et réaliser cette organisation harmonieuse et souple sans laquelle l’éducation de la communauté ne sera qu’improvisation et trompe-l’œil »[23]. Il ne s’agit donc plus, pour les pouvoirs publics, d’aider ou de suppléer mais d’être l’acteur principal et finalement unique dans l’œuvre d’éducation. En revient-on pour autant aux pratiques totalitaires ? Certainement pas dans l’esprit des auteurs car leur volonté est de prendre comme critère fondamental la liberté de l’enfant qui prime la traditionnelle « liberté du père de famille ». « La vraie liberté éducationnelle exclut toute entreprise, toute velléité même, quelle qu’elle soit et d’où qu’elle émane, (serait-ce même d’un groupe majoritaire), d’aller à l’encontre de la liberté individuelle. (…) Toute liberté d’enseignement, toute prétention d’une autorité particulière quelconque (Église, parti politique, simple particulier) qui va à l’encontre de ce droit fondamental de l’enfant en tant que personne humaine, est à rejeter comme une aberration anti-démocratique. (…) La liberté du père de famille ne peut donc jouer que dans les limites du respect de la liberté de l’enfant et de son droit le plus absolu : l’accès à toutes les valeurs morales et spirituelles qui constituent notre héritage et qui préparent notre avenir. Accordons au père de famille la liberté de choisir pour ses enfants l’école qu’il préfère, les maîtres en qui il a confiance. Mais ce choix doit se faire entre des écoles et des maîtres qui, par l’esprit qui les anime et leurs intentions réelles, assurent à l’enfant sa liberté et son droit et lui permettent de l’exercer dans le sens de son plus grand intérêt moral et intellectuel. Or seuls les pouvoirs publics, parce qu’ils représentent la variété des opinions et des tendances, des idéaux et des intérêts, sont qualifiés pour réaliser ces conditions et en assurer le maintien »[24]. Il n’ya donc plus qu’un seul réseau d’enseignement. Au lieu d’un pluralisme scolaire qui, dit-on, partage la société en castes rivales qui paralysent l’esprit critique, on en arrive ainsi à une » école pluraliste » qui permet seule l’ouverture démocratique, le progrès pédagogique et de substantielles économies.
Ce projet qui continue à guider certaines politiques vise à mettre un hiatus entre l’école et la famille sous prétexte d’incompétence[25] et d’enfermement. Ces dangers existent, bien sûr, mais au lieu d’aider, de suppléer, de contrôler, les pouvoirs publics veulent s’attribuer ici la mainmise sur l’éducation. Dans la perspective décrite ci-dessus, ils instaurent au mieux, si l’on peut dire, un relativisme philosophique et moral purement idéel car comment pratiquement permettre objectivement aux enfants de se situer par rapport à un ensemble de valeurs et de systèmes qui devraient être tous présentés avec les mêmes rigueur et honnêteté ? On imagine qu’à travers un cours d‘histoire des religions et des philosophies, des maîtres asexués étaleront de manière sereine et équilibrée, sans parti-pris, « toutes les valeurs morales et spirituelles » dont ils auront, au préalable, pénétré l’esprit avec intelligence et respect ! En réalité, le but est d’en finir avec l’école confessionnelle et le pouvoir se donne, avec l’apparence du respect de toutes les opinions, la possibilité d’influencer dans un sens précis les esprits en formation. Comme l’a très bien vu Jean-Paul II, « la convivence pacifique et respectueuse de tous les groupes humains, au sein d’une société pluraliste, ne signifie pas que l’on doive adopter à l’école un neutralisme philosophique et religieux, parce que cela équivaudrait à imposer arbitrairement aux élèves une vision du monde agnostique ou évasive, et à les empêcher de donner un sens unitaire et harmonieux à leurs connaissances »[26]. Il y a là un totalitarisme subtil et, en plus, un danger réel de sclérose pédagogique dans l’uniformité d’un enseignement qui devient le jouet des théoriciens et de leurs porte-parole politiques.
Reste la question de savoir quel est le droit premier : celui de l’enfant ou celui de la famille ?
Saint Thomas nous donne une réponse simple et claire : « le fils, écrit-il, est par nature quelque chose du père… ; il s’ensuit que, de droit naturel, le fils, avant l’usage de la raison, est sous la garde de son père. Ce serait donc aller contre la justice naturelle si l’enfant, avant l’usage de la raison, était soustrait aux soins de ses parents ou si l’on disposait de lui en quelque façon contre leur volonté »[27]. Pie XI ajoute cette remarque : « puisque les parents ont l’obligation de donner leurs soins à l’enfant jusqu’à ce que celui-ci soit en mesure de se suffire, il faut admettre qu’ils conservent aussi longtemps le même droit inviolable sur son éducation »[28] car, comme le dit encore saint Thomas : « la nature ne vise pas seulement à la génération de l’enfant, mais aussi à son développement et à son progrès pour l’amener à l’état parfait de l’homme en tant qu’homme, c’est-à-dire à l’état de vertu »[29].
Ce « pouvoir » des parents sur l’enfant n’est évidemment ni arbitraire, ni absolu dans la mesure où, tout d’abord, il est limité dans le temps (« jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se suffire » disait Pie XI ; « jusqu’à sa majorité ou son émancipation » disent les codes civils). De plus, dans la mesure où il découle de la volonté du Créateur ou de la « nature », il est soumis à leurs exigences[30] telles qu’elles sont formulées par l’Église d’une part et par l’État d’autre part. Rappelons encore que la famille n’est pas une société parfaite puisqu’elle ne possède pas en elle-même tous les moyens nécessaires à son perfectionnement et qu’elle a besoin de la société.
Jacques Maritain[31] récuse ces « défenseurs de l’éducation religieuse qui se fondent sur le principe du droit de propriété de la famille sur l’enfant. A leurs yeux, puisque l’enfant appartient à la famille, celle-ci aurait le droit de disposer comme de sa propriété de la conscience de l’enfant et de lui imposer à ce titre les croyances auxquelles le groupe familial est attaché ». Cette conception, explique le philosophe, « déforme et trahit la vérité qu’elle prétend établir. L’enfant « appartient » à la famille en ce sens qu’il en est membre, non en ce sens qu’il serait pour elle un objet de propriété. En ce qui regarde la destinée de son âme, l’enfant n’appartient qu’à Dieu. La famille n’a pas sur la conscience de l’enfant un droit en vertu duquel elle pourrait lui imposer les croyances qu’elle tient pour liées à son patrimoine et à sa cohésion de groupe social. Elle a le devoir de l’engendrer à Dieu et à la vérité selon qu’elle les connaît, et c’est à ce titre qu’elle a, de par la loi naturelle, le droit de l’élever dans ses propres croyances religieuses ».
On se souvient aussi du conseil de Paul : « Pères, n’agacez point vos enfants de peur qu’ils ne se découragent[32] ». L’autorité est « un don redoutable. Si vous le possédez, disait Pie XII, n’en abusez pas dans vos rapports avec vos enfants : vous risqueriez d’emprisonner leurs âmes dans la crainte, d’en faire des esclaves et non des fils aimants »[33].
Et le maître doit être, pour l’enfant, comme un « ami » et « un grand frère »[34] qui doit « créer un bon rapport avec l’adolescent ; avant tout avec le respect, fait de délicatesse et de charité, qu’il mérite comme créature faite à l’image de Dieu. Ce respect résulte de la reconnaissance de sa valeur personnelle, et, spécialement, de sa fin surnaturelle, qui, à l’école également comme dans toute activité humaine, doit être prise en considération, si l’on ne veut pas s’écarter de l’ordre établi par Dieu.
Tout l’ensemble des activités scolaires contribuent à établir ce rapport équilibré ; elles ne signifient pas une imposition de connaissances par l’extérieur et d’en-haut, mais une recherche affectueuse, faite avec passion et patience par les deux parties, des vérités et des beautés de la vie et de la culture, de la science et des lettres, de l’histoire et des mœurs des peuples ; en suscitant l’activité et la collaboration de l’adolescent ; en le traitant avec bienveillance, compréhension, justice et miséricorde, pour le développement harmonieux des valeurs affectives, à côté des valeurs intellectuelles »[35]. Jean XXIII insistera sur l’éducation par l’exemple, à la suite de Pie XII[36] qui rappelait aussi la nécessité, au delà des connaissances, du savoir-faire pédagogique, de la connaissance de l’élève, de l’art de lui parler, de le traiter individuellement, d’une sagesse, en fait, plus que d’une science.
L’éducation religieuse engagée, que beaucoup redoutent et veulent exclure du système scolaire n’est pas en contradiction, comme on le croit trop souvent, avec le principe de la liberté de conscience. L’Église a toujours reconnu que « la conscience est comme le noyau le plus intime et secret de l’homme. C’est là qu’il se réfugie avec ses facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec soi-même, ou mieux, seul avec Dieu - dont la voix se fait entendre à la conscience - et avec soi-même. C’est là qu’il se détermine pour le bien ou pour le mal ; c’est là qu’il choisit entre le chemin de la victoire ou de la défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne réussirait jamais à s’en débarrasser ; avec elle, soit qu’elle l’approuve, soit qu’elle le condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle encore, témoin véridique et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu. La conscience est donc, pour prendre une image antique mais tout à fait juste, un sanctuaire, sur le seuil duquel tous doivent s’arrêter ; tous, même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant. Seul le prêtre y entre[37] comme médecin des âmes et comme ministre du sacrement de pénitence ; mais la conscience ne cesse pas pour autant d’être un sanctuaire jalousement gardé, dont Dieu lui-même veut que le secret soit préservé sous le sceau du plus sacré des silences »[38].
Ceci établi, peut-on envisager une éducation de la conscience ?
Je dirais que non seulement la conscience peut être éduquée mais qu’elle doit l’être. Et il n’y a là aucune contradiction avec le caractère éminemment libre de la conscience. Certes, il ne manque pas de gens aujourd’hui qui prétendent remettre « tout critère éthique à la conscience individuelle, fermée jalousement sur elle-même et rendue arbitre absolu de ses déterminations »[39]. Cette conception est tout à fait illusoire. La conscience morale, nous l’avons vu, est propre à chaque sujet et nul n’a le droit de la contraindre[40] mais, dans tous les cas, cette conscience est « éclairée », d’une manière ou d’une autre. Une conscience à l’état brut, sauvage, spontanée, n’existe pas. Dans un texte célèbre[41], J.-J. Rousseau définit la conscience comme un « instinct divin », une « immortelle et céleste voix (…) ; juge infaillible du bien et du mal… ». A sa suite, tout un courant de pensée proclamera l’autonomie radicale de la conscience[42]. Cette position radicalement subjectiviste est indéfendable. Il faudrait admettre que tout et le contraire de tout peut être un bien moral : au nom de quoi protesterait-on contre le crime et comment vivre en société si chacun décide du bien ? Ou bien, , comme Rousseau, on prétendra que la conscience choisit toujours ce que nous appelons le bien moral conformément à la tradition. Le bien serait ainsi programmé. La démonstration de Rousseau ne résiste pas à l’expérience. Selon cet auteur, nous serions spontanément heureux du bonheur d’autrui et du bien que nous faisons ; nous serions accablés par la vue des malheurs et des crimes ! Nous savons malheureusement qu’il n’en est pas ainsi. Nous nous réjouissons parfois du malheur d’autrui et jalousons sa réussite. En fait, la conscience est toujours, qu’on le veuille ou non, une conscience formée, dans un sens ou l’autre, grossièrement ou avec raffinement. Personne n’est vierge d’une influence éducatrice de son milieu puisque chaque être humain grandit en société, que ce soit la famille qui l’influence, ou une église, une institution, un groupe, peu importe[43]. Même le laisser-faire et le laisser-aller, s’il était radicalement possible, serait encore un choix. La vraie conscience morale n’est pas pure créativité pas plus qu’elle ne peut être pure passivité, obéissance à une loi extérieure. Dans les deux cas, il est difficile de parler de liberté. Si c’est évident dans la perspective d’une morale imposée du dehors, ce n’est pas moins vrai dans l’hypothèse libertaire car le subjectivisme n’est que la voix insidieuse des modes, du conformisme, des conditionnements ou des pulsions instinctives. La vraie liberté demande de poser le problème du choix inéluctable en termes de vérité et d’adhésion personnelle. Seule la vérité intériorisée libère : « Agir en conscience, écrit Livio Molina, signifie précisément dépasser les sollicitations subjectives et intéressées, les pressions du milieu, pour affirmer la propre liberté de cette conscience, justement en se liant à la vérité, connue intimement »[44]. Et l’auteur se résume parfaitement en soulignant qu’ »entre passivité et créativité, il y a place pour la participation subjective à travers la maturation de dispositions qui rendent possible l’accueil de la vérité morale »[45].
Encore faut-il croire qu’une vérité soit possible. Si l’on croit que Jésus est la Voie, la Vérité et la Vie[46], « il suit de là que former la conscience chrétienne d’un enfant ou d’un jeune homme consiste avant tout à éclairer leur esprit sur la volonté du Christ, sa loi, le chemin qu’il indique, et en outre à agir sur leur âme autant que cela peut se faire du dehors, afin de les amener à accomplir toujours librement la volonté divine »[47]. Et il est bien entendu que cette éducation chrétienne de la conscience, « est bien loin de négliger la personnalité et de juguler l’initiative. Car toute saine éducation vise à rendre l’éducateur peu à peu inutile, et l’éduqué indépendant entre les justes limites »[48].
Mais, dans un milieu qui ne croit pas au Christ, comment justifier encore l’éducation chrétienne ? A la méthode « descendante » de Pie XII, on peut substituer ou juxtaposer la méthode « ascendante » suggérée par Jean-Paul II[49] qui n’hésite pas à maintenir que « l’éducation de la conscience religieuse est un droit de la personne humaine ». Partant des aspirations les plus profondes et s’appuyant sur la nécessité d’une formation culturelle intégrale, le Saint-Père justifie ce droit en faisant remarquer que « le jeune exige d’être acheminé vers toutes les dimensions de la culture et veut aussi trouver à l’école la possibilité de prendre connaissance des problèmes fondamentaux de l’existence. Parmi ceux-ci, le problème de la réponse qu’il doit donner à Dieu occupe la première place. Il est impossible d’arriver à d’authentiques choix de vie quand on prétend ignorer la religion qui a tant à dire, ou bien quand on veut la restreindre à un enseignement vague et neutre, et par conséquent inutile, parce qu’il est dépourvu de relation à des modèles concrets et cohérents avec la tradition et la culture d’un peuple ».
A travers les argumentations complémentaires des deux souverains pontifes, on peut comprendre pourquoi le Concile Vatican II n’a pas rompu avec la tradition et a rappelé le devoir qu’a l’Église de « veiller assidûment à l’éducation morale et religieuse de tous ses enfants » et « d’être présente, avec une affection et une aide toute particulière, aux très nombreux enfants qui ne sont pas élevés dans des écoles catholiques ». C’est pourquoi, à cette occasion, elle a félicité « les autorités et les sociétés civiles qui, compte tenu du caractère pluraliste de la société moderne, soucieuses du droit à la liberté religieuse, aident les familles à assurer à leurs enfants, dans toutes les écoles, une éducation conforme à leurs principes moraux et religieux »[50].
Quand nous étudierons les rapports parfois difficiles entre la démocratie et l’éducation, nous aurons la possibilité de méditer une autre argumentation élaborée par Jacques Maritain au lendemain de la seconde guerre mondiale pour l’enseignement public français mais qui est parfaitement transposable dans le contexte de tout enseignement organisé par l’État.
Le bon sens pourrait suffire à suggérer qu’il n’y a pas de société idéale. Ainsi, le président tchèque Vaclav Havel, sans illusions sur les effets de la chute du communisme, a pu déclarer : « Le paradis n’a pas triomphé sur la terre et ne triomphera probablement jamais. Une telle image ne pouvait naître que dans les cerveaux prétentieux de ceux qui sont persuadés d’avoir tout compris, de n’avoir au-dessus d’eux aucune institution mystérieuse, et qui croient pouvoir donner des ordres à l’Histoire. Le paradis n’a pas triomphé et nous devrons affronter encore beaucoup de difficultés. Ce qui a triomphé, c’est l’espoir réel du retour commun de nos États et nations libres, indépendants et démocratiques en Europe »[1]. Il a expliqué, par ailleurs, les raisons de sa prudence. Elles peuvent être élargies à n’importe quelle situation politique à travers l’histoire car elles s’appuient sur l’expérience la plus réaliste de la faiblesse humaine : « Le paradis sur terre, écrit-il, où chacun aimerait son prochain, où tous seraient dévoués, honnêtes et aimables, où la pays serait florissant, où tout serait beau et fonctionnerait harmonieusement à la satisfaction de Dieu, n’existera jamais.
Le monde a fait ses pires expériences avec les utopistes qui promettaient pareille chose. Le mal existera toujours, personne n’arrivera à extirper la souffrance humaine, l’arène politique attirera toujours des aventuriers irresponsables, des ambitieux et de charlatans, et l’homme ne cessera pas, par enchantement, de détruire la planète. En ce sens, je n’ai aucune illusion.
Ni moi ni personne d’autre ne pourra une fois pour toutes gagner cette guerre. Tout au plus pourrons-nous, ici ou là, gagner une bataille et cela n’est même pas certain. Et pourtant, j’ai l’impression que mener sans cesse ce combat a un sens. Il a été mené depuis des siècles et espérons qu’il en sera toujours ainsi, tout simplement parce que c’est nécessaire et juste. Ou bien, si vous préférez, parce que Dieu le veut »[2].
d’une part donc, il n’y a pas de régime parfait et l’histoire montre que le meilleur régime finit toujours par se corrompre. d’autre part, n’oublions pas que l’action politique est bien l’affaire du laïcat. Il n’est donc pas étonnant que l’Église déclare que « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[3]. L’Église, de manière prévisible, y met toutefois une condition : que « l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu »[4]. Il en va de même en ce qui concerne les « modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics ». Elles « peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. Mais elles doivent toujours servir à la formation d’un homme cultivé, pacifique, bienveillant à l’égard de tous, pour l’avantage de toute la famille humaine »[5].
Beaucoup le pensent en fonction de la structure même de l’Église et pour des raisons historiques. qu’en est-il vraiment ?
L’Église a certes une structure hiérarchique comme l’a rappelé le concile Vatican II. Jésus-Christ « a mis saint Pierre à la tête des autres apôtres, instituant, dans sa personne, un principe et un fondement perpétuels et visibles d’unité de foi et de communion. Cette doctrine du primat du Pontife romain et de son infaillible magistère, quant à son institution, à sa perpétuité, à sa force et à sa conception, le saint Concile à nouveau le propose à tous les fidèles comme objet certain de foi »[1].
Il ne faut pas oublier que selon les théologiens, le mot « hiérarchie » « doit être pris au sens non pas simplement d’ordre immuable, mais de communication généreuse.
En particulier, on voit par là comment la hiérarchie des ministères, dans l’Église, n’est qu’une hiérarchie de services (…).
Si l’on garde présente à l’esprit cette conception, il apparaîtra que la hiérarchie, au sens traditionnel du mot, n’est pas simplement formée des chefs, c’est-à-dire des Evêques, dans l’Église, ni même des différents ministères étagés selon leurs ordres respectifs. Elle s’étend à tout le corps des fidèles, et elle n’y est point simplement un ordre statique de dignités et de fonctions, mais bien la communication de vie qui se fait des uns aux autres et la communauté dans cette vie à laquelle cette communication aboutit »[2].
Il faut savoir aussi que lorsque l’on parle de « monarchie pontificale », on évoque bien sûr ce « principe fondamental dans la constitution de l’Église catholique, d’après lequel l’autorité suprême y appartient au Souverain pontife ». Mais, comme le fait remarquer aussitôt le Père Bouyer[3], « ce principe n’est nullement exclusif d’une autorité collégiale de l’épiscopat dans son ensemble (bien entendu en communion avec le Pape) »[4].
Enfin, et de toute façon, l’Église et la société civile sont des sociétés de natures fort différentes. Pour le chrétien, l’Église est, à la fois visible et spirituelle, habitée par l’Esprit, fondée par Jésus-Christ lui-même, Corps mystique et Epouse du Christ. On ne peut donc pas sans réflexion, transposer, tel quel, son modèle de constitution sur les sociétés civiles. L’inverse serait tout aussi faux.
Il est intéressant de constater que les auteurs chrétiens qui ont manifesté quelque prédilection pour la monarchie ont rarement, semble-t-il appuyé leur argumentation sur le modèle ecclésial. C’est notamment le cas pour les deux penseurs les plus souvent cités en la matière : Thomas d’Aquin et Bossuet.
Pour nous persuader que la monarchie est, en principe, le meilleur gouvernement, Thomas d’Aquin[5] inspiré par Aristote, ne développe que des arguments rationnels et se réfère à l’expérience. Bossuet, lui, s’appuiera sur l’Écriture sainte et tout particulièrement sur l’Ancien Testament[6].
C’est donc fort à la légère que l’on déduit de la structure particulière de l’Église une hypothétique préférence pour la monarchie.
C’est l’histoire qui nous explique l’amalgame opéré. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce qu’on peut appeler la coutume monarchique. L’évocation des rois « très chrétiens » ou du « Saint Empire » n’a rien de très original ni de très probant puisque le système monarchique fut largement répandu bien avant le christianisme et en dehors du christianisme. C’est la forme de gouvernement la plus courante dans les temps anciens[1]. Si les théologiens chrétiens méditent sur la monarchie c’est, le plus souvent, parce qu’elle est la structure politique de l’époque. Notons qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la pensée politique contestataire oppose aux modèles monarchiques existants d’autres modèles monarchiques plus « doux » ( monarchie tempérée, monarchie parlementaire). C’est le cas chez Locke, Montesquieu ou Voltaire. Mais sont proposés aussi parfois des systèmes plus autoritaires (despotisme éclairé ou monarchie totalitaire) chez Hobbes, Diderot et même, à une époque, chez Voltaire. Et si Rousseau célèbre la démocratie[2], il avoue dans le même temps qu’elle est irréalisable dans les grands états[3].
Il faut ensuite se rappeler la tentation théocratique dont nous avons déjà parlé et qui a perverti les rapports entre les églises et les états durant des siècles. Bien des papes, nous l’avons vu, ont estimé, avec l’aide de théologiens, que leur pouvoir s’étendait sur toutes les sociétés humaines et ont conforté par là même le modèle monarchique temporel.
Selon Jacques Leclerc[4], c’est pour lutter contre la tentation temporelle des papes que les princes vont chercher à défendre l’idée qu’ils tiennent leur pouvoir directement de Dieu. Leur monarchie étant de droit divin, personne ne peut la contrôler à commencer par le pape[5]. Progressivement, ce principe servira aussi à réclamer l’obéissance aveugle des sujets[6].
d’un autre côté, il faut aussi se rendre compte que le système monarchique recouvre a de nombreux visages et que la réalité a apporté bien des corrections à la théorie. Ainsi, à l’époque féodale, aux Xe, XIe et XIIe siècles, en Europe occidentale, le principe monarchique s’est bien accommodé de « contrats » entre suzerains et vassaux, entre gouvernants et gouvernés. Cette féodalité que l’on peut appeler « juridique » « peut être définie comme un ensemble d’institutions créant et régissant des obligations d’obéissance et de service - principalement militaire - de la part d’un homme libre, dit « vassal », envers un homme libre dit « seigneur », et des obligations de protection et d’entretien de la part du « seigneur » à l’égard du « vassal » ; l’obligation d’entretien ayant le plus souvent pour effet la concession par le seigneur au vassal, d’un bien dit « fief » »[7]. Cette relation contractuelle a parfois affaibli l’État mais elle n’a « pas été nécessairement un facteur de déchéance » pour lui : « la royauté anglaise et la royauté française ont réussi à en faire usage, les circonstances politiques ont, au contraire, provoqué en Allemagne un développement anormal des droits des vassaux contre la royauté »[8].
De même, au moment où les villes se développent, on verra les « bourgeois » négocier d’autres « contrats » avec les gouvernants, ce sont les fameuses chartes, par exemple, dont nous avons déjà parlé.
Enfin, pour revenir à la monarchie de droit divin, il faut noter que tout dépend aussi des vertus chrétiennes du prince car, comme l’écrit B.-H. Lévy, si « de « droit divin », la monarchie l’était, (…) C’était moins la preuve de ses abus que la marque de sa relativité, de l’extrême relativité de son pouvoir par rapport au divin qui lui octroyait le droit de régner. Louis XIV n’a jamais dit « l’État c’est moi », trop conscient que l’État c’était Dieu, dont lui-même « tenait la place », pur reflet de « sa connaissance aussi bien que de son autorité ». Il ne pouvait imaginer être auteur et garant des lois, lui qui déclarait par exemple que « la parfaite félicité d’un royaume est qu’un prince soit obéi de ses sujets et que le prince obéisse à la loi ». Admirable figure de la Médiation qui n’eut (…) qu’à être reprise et retournée par les tenants de l’État démocratique »[9]
Jean-Paul II, en évoquant les empereurs saliens[10], remarque lui aussi que les « seigneurs d’alors savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes : ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ». Dans le même mouvement il va montrer que bien des régimes modernes - il vise sans aucun doute les systèmes totalitaires - rejettent cette limitation : « Les potentats absolutistes des temps nouveaux, par contre, revendiquèrent une autorité totalement étrangère à Dieu parce qu’elle provenait de leur unique soif de pouvoir ».
En lisant les documents les plus récents du magistère, beaucoup penseront que l’Église célèbre aujourd’hui la démocratie comme elle a célébré jadis la monarchie, forcée par les événements ou entraînée par opportunisme.
Des hommes peuvent être calculateurs mais, comme disait Albert Camus, « l’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits »[1]. Aussi pouvons-nous tenir pour certaine l’affirmation reprise plus haut : « La détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants, doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[2]. Etant sauf, bien entendu, « l’ordre fixé par Dieu ».
Cette liberté découle de la distinction des pouvoirs et de l’autonomie relative du temporel.
Mais comment le choix s’effectuera-t-il ? Tous les régimes auraient-ils la même valeur ? Cela paraît évidemment impensable.
Nous avons déjà évoqué la « Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » de Bossuet. Même si ce livre contient, le contraire serait étonnant, d’excellentes réflexions, il n’en reste pas moins, comme l’écrit P. de Laubier, qu’à travers cette lecture de la Bible, Bossuet a tenté de réaliser « un compromis illusoire entre l’impérialisme du roi de France et le catholicisme »[1]. Certes, l’illustre orateur reconnaît que d’autres formes légitimes de gouvernement peuvent fleurir dans d’autres pays, il n’empêche qu’en ce qui concerne la France, il tente de justifier le pouvoir en place (la monarchie absolue de droit divin) et de le consolider en contestant le droit à l’insurrection reconnu par saint Thomas et surtout en donnant au roi un pouvoir quasi totalitaire puisque Bossuet, dans sa lecture sélective de l’Écriture, oublie le droit à la liberté religieuse et l’indispensable distinction des pouvoirs temporel et spirituel. Ainsi, face aux « fausses religions », même si Bossuet reconnaît que « la douceur est préférable », il écrit tout de même que le prince, « ministre de Dieu », « est le protecteur du repos public, qui est appuyé sur la religion ». Le prince « doit soutenir son trône dont elle est le fondement (…). Ceux qui ne veulent pas souffrir que le prince use de rigueur en matière de religion, parce que la religion doit être libre, sont dans une erreur impie. Autrement il faudrait souffrir dans tous les sujets et dans tout l’État, l’idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, toute fausse religion, le blasphème, l’athéisme même, et les plus grands crimes seraient les plus impunis »[2]. Le prince est comparé à Dieu : « Dieu est infini, Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n’est pas regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. (…) La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à l’autre: la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle tient tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde. (…) Dieu donne au prince de découvrir les trames les plus secrètes. Il a des yeux et des mains partout. Nous avons vu que les oiseaux du ciel lui rapportent ce qui se passe (Eccl X, 20). Il a même reçu de Dieu, par l’usage des affaires, une certaine pénétration qui fait penser qu’il devine. A-t-il pénétré l’intrigue, ses longs bras vont prendre ses ennemis aux extrémités du monde ; ils vont les déterrer au fond des abîmes. il n’y a point d’asile assuré contre une telle puissance. (…) Elle est si grande cette majesté, qu’elle ne peut être dans le prince comme dans sa source ; elle est empruntée de Dieu, qui la lui donne pour le bien des peuples, à qui il est bon d’être contenu par une force supérieure »[3].
Ce lyrisme excessif n’est pas simplement théorique dans la mesure où nous en retrouvons l’écho dans son célèbre Sermon sur l’unité de l’Église[4] qui conforta, malgré sa modération, le gallicanisme de l’Église de France et du Roi. Bossuet y célèbre la fidélité de l’Église gallicane au Saint-Siège mais aussi la fidélité du Saint Siège à cette même Église. Pour ce qui est du prince, Bossuet propose le modèle de Constantin car c’est à partir de ce moment que « l’Église a appris d’en haut à se servir des rois et des empereurs pour faire mieux servir Dieu ». De dangereuses formules prêtent à la confusion des pouvoirs. N’est-il pas rappelé « que servir Dieu c’est servir l’État, que servir l’État c’est servir Dieu » ? Et l’orateur ne craint pas d’évoquer avec enthousiasme, le roi régnant, Louis XIV qui, à l’époque, se livrait à des annexions, combattait le jansénisme, allait révoquer l’Edit de Nantes (1685)[5] et intervenait dans les affaires d’Église (nominations, bénéfices, etc.) : « Que ne doit espérer la France, lorsque fermée de tous côtés par d’invincibles barrières, à couvert de la jalousie et assurant la paix de l’Europe par celle dont son roi la fera jouir, elle verra ce grand prince tourner plus que jamais tous ses soins au bonheur des peuples et aux intérêts de l’Église dont il fait les siens ? Nous, mes frères, nous qui vous parlons, nous avons ouï de la bouche de ce prince incomparable, à la veille de ce départ glorieux qui tenait toute l’Europe en suspens, qu’il allait travailler pour l’Église et pour l’État, deux choses qu’on verrait toujours inséparables dans tous ses desseins. France, tu vivras par ces maximes, et rien ne sera plus inébranlable qu’un royaume si étroitement uni à l’Église que Dieu soutient ! Combien devons-nous chérir un prince qui unit tous ses intérêts à ceux de l’Église ? N’est-il pas notre consolation et notre joie, lui qui réjouit tous les jours le ciel et la terre par tant de conversions ? Pouvons-nous n’être pas touchés, pendant que par son secours nous ramenons tous les jours un si grand nombre de nos enfants dévoyés, et qui ressent plus de joie de leur changement que l’Église romaine leur Mère commune, qui dilate son sein pour les recevoir ? la main de Louis était réservée pour achever de guérir les plaies de l’Église ».
On ne peut oublier que cette conception et les actes qu’elle couvre et justifie expliquent l’opposition et même la colère de Rome. La confrontation fut extrêmement tendue avec d’une part la menace militaire française et d’autre part l’excommunication préparée par Innocent XI[6].
En fait, voulant conforter la politique royale de le France de son époque, Bossuet utilise l’Écriture comme d’autres, au XXe siècle, tenteront aussi de l’utiliser pour justifier la révolution marxiste.
Une lecture attentive et sans préjugé de l’Ancien Testament révèle bien sûr l’importance de la Royauté dans l’histoire d’Israël mais il ne faut pas oublier que, pendant longtemps, Israël connut des assemblées et des Juges, non des rois[7]. Il ne faut pas oublier non plus qu’en face du Roi se dresse toujours la figure du Prophète, libre et critique, qui préfigure le rôle de l’Église autonome, face au pouvoir politique[8]. Mais il est un texte particulièrement intéressant qui mérite d’être médité dans le livre de Samuel:
« Samuel, vieillissant, établit ses fils juges en Israël. Son aîné s’appelait Joël, le second Abia ; ils jugeaient à Bersabée. Mais ses fils ne marchèrent point sur les traces de leur père : ils s’en détournèrent pour s’enrichir, acceptaient des présents, et violaient le droit. Tous les anciens d’Israël vinrent en groupe trouver Samuel, à Rama, et lui dirent : « Tu deviens vieux, et tes fils ne marchent pas sur tes traces. Institue sur nous un roi pour nous gouverner, comme cela se fait chez toutes les autres nations. » Ces paroles : « Donne-nous un roi pour nous gouverner » déplurent à Samuel, qui se mit en prières devant le Seigneur. Le Seigneur lui dit : « Donne satisfaction au peuple dans tout ce qu’ils te diront. Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi qu’ils ne veulent plus voir régner sur eux. Ils te font ce qu’ils n’ont cessé de me faire jusqu’à présent, depuis le jour où je les ai fait sortir d’Égypte : ils m’abandonnent pour servir des dieux étrangers. Ecoute-les, maintenant ; mais donne-leur un solennel avertissement, leur faisant connaître la charte du roi qui régnera sur eux. » Samuel rapporta ces paroles du Seigneur au peuple qui réclamait un roi : « Voici, dit-il, comment vous traitera votre roi : il prendra vos fils pour ses chars et sa cavalerie, ou pour courir devant son char ; il s’en fera des chefs de mille ou des chefs de cinquante ; il les emploiera à ses labours et à ses moissons, à la fabrication de ses armes de guerre et de ses attelages. Il prendra vos filles pour en faire ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères. Il se réservera le meilleur de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers pour les donner à ses officiers. Il lèvera la dîme de vos semailles et de vos vignes pour les donner à ses eunuques et à ses domestiques. Il prendra vos serviteurs, vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes pour les employer à ses travaux. Il prélèvera le dixième de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves. Et le jour où vous réclamerez contre le roi que vous aurez choisi, le Seigneur ne vous écoutera pas. » Le peuple refusa d’écouter la voix de Samuel. « Non, dirent-ils, il nous faut un roi ! Nous voulons être comme toutes les nations. Notre roi nous jugera, il marchera à notre tête, et sera notre chef à la guerre. » Samuel, qui avait écouté toutes les paroles du peuple, en fit part au Seigneur. Et le Seigneur lui ayant répondu : « Ecoute-les. Donne-leur un roi », Samuel dit aux Israélites: « Allez-vous-en, chacun dans votre ville. » »[9]
Ce texte nous fait penser immanquablement à un extrait des Lettres persanes (1721) de Montesquieu[10]. Un des protagonistes[11] raconte l’histoire des Troglodytes, dans laquelle, sous la forme d’un conte moral et philosophique, l’auteur expose quelques idées sur la démocratie et la monarchie, qu’il développera plus tard. Alors que les anciens Troglodytes connaissent, par leur méchanceté, c’est-à-dire leur ambition et leur égoïsme, les méfaits de l’anarchie, les bons Troglodytes, eux, vivent en démocratie parfaite car ces hommes « avaient de l’humanité, connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ». Ce qui les distingue, c’est l’oubli d’eux-mêmes et leur totale générosité : « ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ». Leur premier souci est le bonheur de l’autre, sans restriction ni arrière-pensée. Or, un jour, ces Troglodytes, frugaux, désintéressés et travailleurs, qui vivaient en parfaite communion, portés par leur seule vertu vont réclamer un roi. Il semble que ce soit le grossissement du peuple qui les pousse à cette demande mais en réalité le « vieillard vénérable » qu’ils vont choisir va révéler la véritable motivation : « Je vois bien ce que c’est, dit-il, ô Troglodytes ! votre vertu commence à vous peser. Dans l’état où vous êtes, n’ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux malgré vous ; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce joug vous paraît trop dur: vous aimez mieux être soumis à un prince, et obéir à ses lois moins rigides que vos mœurs. Vous savez que pour lors, vous pourrez contenter votre ambition, acquérir des richesses, et languir dans une lâche volupté ; et que, pourvu que vous évitiez de tomber dans les grands crimes, vous n’aurez pas besoin de la vertu ».
Dans le texte de Samuel, comme dans sa version laïque, on remarque que la monarchie est considérée comme un pis aller, une concession à faire lorsque les responsables du peuple se corrompent et que celui-ci en a assez de suivre la loi plus exigeante de Dieu ou de la morale. Mais la prédiction de Samuel se vérifia. « A cause de la malice de ces rois, commente saint Thomas, (les Hébreux) abandonnèrent le culte du Dieu unique et furent finalement emmenés en captivité »[12]. De son côté, Montesquieu, dans l’Esprit des lois montrera qu’il ne peut y avoir de démocratie sans une forte morale personnelle[13].
L’illustre docteur de l’Église a été l’objet de lectures très opposées. Certains y ont trouvé des arguments pour défendre la monarchie alors que d’autres s’appuyaient sur la pensée du théologien pour promouvoir la démocratie.
qu’en est-il exactement ?
Dans le De Regno ad regem Cypri, saint Thomas définit, à la suite d’Aristote, trois formes de gouvernement suivant le nombre de personnes qui dirigent Un seul en monarchie, plusieurs en aristocratie, une multitude en république. Ces gouvernements sont justes dans la mesure où le pouvoir des dirigeants est ordonné au bien de la multitude. Si les dirigeants ne se préoccupent que de leur propre bien, le gouvernement devient injuste : la monarchie devient tyrannie, l’aristocratie oligarchie et la république démocratie. Comme nous l’avons vu précédemment, pour saint Thomas, la royauté est le meilleur régime car il est bon « qu’un gouvernement juste soit exercé par un seul, pour être plus fort ». Mais, ajoute immédiatement l’auteur, « si ce gouvernement tombe dans l’injustice, il est meilleur qu’il appartienne à beaucoup, pour qu’il soit plus faible et que les gouvernants s’entravent les uns les autres. Donc parmi les gouvernements injustes, le plus tolérable est la démocratie, le pire la tyrannie »[1]. Pour saint Thomas, c’est précisément par crainte de la tyrannie que les Romains ont renoncé à la royauté. On passe vite évidemment du souci du bien commun au souci de son propre bien. La frontière entre royauté et tyrannie est aussi mince que la frontière entre le bien et le mal, entre la générosité et l’égoïsme. Tout dépendant en fait de la vertu des hommes, les régimes sont instables et sombrent facilement dans l’injustice. Les rois de Rome devenus tyrans, le peuple réclama la république qui fut très prospère ce qui prouve, reconnaît saint Thomas, « qu’une cité administrée par des magistrats annuels est parfois plus puissante qu’un roi, possédât-il trois ou quatre cités »[2]. Malheureusement, le succès de la république romaine fut compromis par des dissensions continuelles et le peuple se vit arracher sa liberté par le pouvoir des empereurs dont certains furent de véritables tyrans.
Dans la Somme théologique, le Docteur angélique réaffirme que « la royauté est la meilleure forme de gouvernement si elle n’est pas corrompue. Mais, précise-t-il, à cause du pouvoir considérable attribué au roi, la royauté dégénère facilement en tyrannie, si celui à qui est attribué un tel pouvoir n’est pas d’une vertu parfaite. (…) Or peu d’hommes sont d’une vertu parfaite »[3]. C’est sans doute la raison pour laquelle saint Thomas préconisera ce qu’il appelle un regimen commixtum, un régime « bien dosé » inspiré par le mode de gouvernement établi par Moïse : « Pour que l’organisation des pouvoirs soit bonne, dans une cité ou dans un peuple quelconques, il faut prendre garde à deux choses. La première, que tous les citoyens aient une certaine part d’autorité. C’est le moyen de maintenir la paix dans le peuple, car tout le monde aime un arrangement de ce genre et tient à le conserver, comme dit Aristote au livre II de sa Politique (lect. 14). la deuxième se rapporte aux diverses espèces de régimes, ou de répartition des autorités. Car il y en a plusieurs espèces, exposées par Aristote dans sa Politique (livre III, lect. 6), et dont voici les deux principales: la royauté, où un seul exerce le pouvoir en raison de sa vertu ; et l’aristocratie, c’est-à-dire le commandement des hommes d’élite, où un petit nombre exerce le pouvoir en raison de sa vertu. En conséquence, voici la répartition la meilleure des pouvoirs dans une cité ou un royaume quelconques : d’abord un chef unique, choisi pour sa vertu, qui soit à la tête de tous, puis, au-dessous de lui, quelques chefs choisis pour leur vertu. Pour être celle de quelques-uns, leur autorité n’en est pas moins celle de tout le monde, parce qu’ils peuvent être choisis dans tout le peuple, ou même, qu’en fait, ils y sont choisis. Voilà donc la politie [la forme de gouvernement] la meilleure de toutes. Elle est bien dosée : de royauté, en tant qu’un seul y commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs y exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; de démocratie, enfin, c’est-à-dire de pouvoir du peuple, en tant que les chefs peuvent y être choisis dans les rangs du peuple, et que c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs.
Tel fut le régime institué par la loi divine. Car Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple comme des chefs uniques commandant à tous, ce qui est une espèce de royauté. Mais on choisissait septante-deux Anciens en raison de leur vertu, comme il est dit dans le Deutéronome : « J’ai pris dans vos tribus des hommes sages et nobles, et les ai constitués chefs » (1, 15), ce qui était aristocratique. Et il était démocratique en ce que les Anciens étaient choisis dans l’ensemble du peuple ; car il est dit dans l’Exode : « Choisis parmi tout le peuple des hommes sages… » (18, 21) ; et même en ce que le peuple les élisait: « Déléguez d’entre vous des hommes sages… » (Dt 1, 13) »[4].
Etienne Gilson qui commente ce texte-clé, précise que « le meilleur des régimes politiques est celui qui soumet le corps social au gouvernement d’un seul, mais non pas que le régime le meilleur soit le gouvernement de l’État par un seul. Le prince, roi, ou de quelque titre qu’on le désigne, ne peut assurer le bien commun du peuple qu’en s’appuyant sur lui. Il doit donc faire appel à la collaboration de toutes les forces sociales utiles au bien commun, pour les diriger et les unir. (…) Ce régime ne ressemble guère aux monarchies absolues et fondées sur le droit du sang (…). Le peuple auquel pense saint Thomas avait Dieu pour roi, et ses seuls chefs de droit divin furent les Juges. Si les Juifs ont demandé des rois, c’était pour que Dieu cessât de régner sur eux »[5].
De plus, il faut pas oublier que le monarque auquel pense saint Thomas ne règne pas selon son bon plaisir ce qui est précisément le propre du tyran. Nous avons vu l’importance accordée par notre auteur au choix de celui qui sera élevé à la fonction, à sa vertu. Instruit par la loi divine, ce prince doit avoir le souci de la « vie bonne » de son peuple, attentif au bien commun, régnant avec justice et prudence. De plus, « le gouvernement du royaume doit être organisé de telle sorte qu’une fois le roi établi, l’occasion d’une tyrannie soit supprimée. En même temps, son pouvoir doit être tempéré de manière à ne pouvoir dégénérer facilement en tyrannie »[6].
Enfin, saint Thomas va poser le problème de la résistance au prince injuste c’est-à-dire au tyran. Si le tyran est un usurpateur, la solution est simple : « Dans le cas où quelqu’un s’empare du pouvoir par la force, contre le gré des citoyens, et en leur faisant violence, s’il n’y a pas possibilité de recourir à une autorité supérieure qui fasse justice de l’usurpateur, l’homme qui, pour libérer sa patrie, tue le tyran, est digne de louange et de récompense »[7]. Le problème est plus délicat lorsqu’il s’agit d’un prince légitime qui se conduit en tyran. Si la tyrannie n’est pas excessive, il est sans doute plus sage de la tolérer un temps car le renversement du tyran peut entraîner une aggravation de la situation : soit l’anarchie, soit une tyrannie plus dure. Si la tyrannie est intolérable, saint Thomas estime l’initiative privée peu conforme à la doctrine des Apôtres[8]. Dès lors, si le prince contesté ne doit pas son pouvoir à un supérieur qui pourrait le corriger ou le destituer, « il vaut mieux agir par l’autorité publique », recommande saint Thomas. Et l’explication est intéressante car elle nous montre bien que dans l’esprit du docteur de l’Église, le monarque n’est pas un personnage divinisé ou sacralisé, intouchable parce qu’il détiendrait son pouvoir directement de Dieu. « Tout d’abord, dans le cas où la multitude a le droit de se pourvoir d’un roi, elle peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui »[9]. Commentant ce texte, Journet rappelle opportunément « qu’à la différence du souverain pontife, qui n’est pas vicaire de l’Église, mais qui est vicaire du Christ, le roi (et tout gouvernement) est vicaire de la multitude, « vices gerens multitudinis ». Le pouvoir constituant reste l’apanage de la multitude, le roi ne possède qu’un pouvoir de régence »[10]. Enfin, saint Thomas indique bien la différence qu’il y a entre l’opposition au tyran et la sédition qui est fermement condamnée comme un péché mortel. La sédition est une opposition au droit et au bien commun. « Le régime tyrannique n’est pas juste, étant ordonné, non pas au bien commun, mais au bien particulier de celui qui gouverne. En conséquence, le renversement de ce régime n’est pas une sédition : à moins qu’on ne le renverse de telle manière que la multitude des sujets ait plus à pâtir du désordre qui suivra que du régime tyrannique lui-même. C’est le tyran qui est séditieux, en entretenant des désordres et des séditions dans le peuple afin de pouvoir dominer plus sûrement »[11].
On voit à travers ces textes combien il est difficile de considérer d’accréditer la thèse de Bossuet ou de quelques autres théoriciens de la monarchie absolue de droit divin.
Les théologiens de la seconde scolastique, à la suite de saint Thomas, auront la même position.
Aux XVIe et XVIIe siècles, les théologiens vont pousser plus avant les réflexions de saint Thomas et leur pensée toujours nourrie de l’Écriture sainte et de l’expérience historique va à la fois préciser le pouvoir du pape en le limitant sur le plan temporel et éclaircir le problème de l’origine du pouvoir civil.
Il va sans dire que leurs enseignements ne plurent pas nécessairement aux souverains pontifes et irritèrent les monarques absolus notamment en France et en Angleterre.
On n’a pas suffisamment mis en évidence l’apport décisif de ce dominicain espagnol à la science politique. Pourtant sa doctrine « constitue un véritable progrès dans l’histoire de la pensée humaine: des profondeurs du thomisme il a fait épanouir en pleine lumière des vérités fondamentales qui y étaient enfouies et gisaient comme couvertes de décombres »[1]. Ce jugement n’est certes pas excessif car l’on peut considérer Vitoria comme le génial fondateur du droit politique moderne qu’il a établi sur des bases théologiques.
C’est notamment à l’occasion de sa fameuse Leçon sur les Indiens[2] que Vitoria s’interroge sur l’origine du pouvoir. Sa réponse nourrie du premier chapitre de la Genèse est lourde de conséquences : « Le pouvoir se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles » (Ire partie). La conséquence immédiate, en ce qui concerne les Indiens, est qu’ils « ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé, et que les chrétiens ne peuvent pas non plus à ce titre les dépouiller de leurs biens comme si, princes ou citoyens, ils n’en étaient pas véritablement propriétaires »[3]. Pour Vitoria, les Indiens ont donc les mêmes droits que les Espagnols. Et tout État indien aussi rudimentaire fût-il, est juridiquement l’égal de l’immense empire espagnol. Rappelons, par ailleurs, qu’au yeux de notre théologien, l’empereur n’est pas le maître du monde. Quand bien même il serait le maître du monde, l’empereur ne pourrait pas pour autant occuper les provinces des barbares, instituer de nouveaux maîtres, déposer les anciens et imposer de nouveaux tributs. Enfin, s’agissant du pouvoir temporel, le pape n’est pas le maître du monde En fait, l’autorité est donnée à tous les hommes par Dieu à travers la loi naturelle. Mais tous les hommes ont une nature sociable et ce n’est qu’à travers la société que la loi naturelle peut se réaliser. C’est donc à l’ensemble de l’humanité, à « la république humaine » que l’autorité est donnée et non pas immédiatement aux princes. La « république humaine » crée éventuellement les organes nécessaires au gouvernement. L’autorité n’est pas concédée aux gouvernants par le peuple, elle leur appartient en propre puisqu’elle est l’autorité de la « république humaine » concentrée dans les organes de gestion.
Ce jésuite espagnol, inspiré lui aussi par saint Thomas et formé à Salamanque par un disciple de Vitoria (Juan Mancio) va, comme son illustre prédécesseur, mettre à mal le principe de la monarchie de droit divin. En effet, écrit-il[4], « en premier lieu, le pouvoir civil suprême, en tant que tel, est immédiatement donné par Dieu aux hommes qui constituent la cité ou communauté politique parfaite ; c’est pourquoi, en vertu de cette donation, ce n’est pas à une personne ou à un groupe déterminé qu’est conféré le pouvoir, mais à l’ensemble du peuple ou à la communauté en tant que corps social ». On dit que « le pouvoir vient de Dieu simplement en ce sens que Dieu est l’auteur de la nature, et la nécessité du pouvoir suit de la nature de l’homme ».
En second lieu, le peuple va confier l’exercice du pouvoir qu’il détient à un groupe ou à une famille. A l’origine de tous les pouvoirs civils, il y a comme une démocratie hypothétique qui peut s’exprimer dans divers régimes. Même si Suarez considère que, parmi les trois formes traditionnelles de gouvernement répertoriées par Aristote, la monarchie reste le meilleur régime, « les autres modes de gouvernement ne sont pas mauvais néanmoins, ils peuvent même être bons et utiles. C’est pourquoi, de par la loi purement naturelle, les hommes ne sont pas obligés de mettre le pouvoir aux mains d’un seul ou de plusieurs ou de la collectivité dans son entier ». Ajoutons encore que la monarchie doit être le fruit d’un pacte : « Le pouvoir royal et l’obéissance qui lui est due a pour fondement le pacte de la société et par conséquent ne provient pas d’une institution directe de Dieu, car un pacte humain est conclu par une volonté venant de l’homme ». « Le pouvoir, lorsqu’il appartient légitimement à un homme, vient directement ou indirectement du peuple, et (…) il ne peut être légitime autrement ».
Le pouvoir de gouverner qu’auront les chefs politiques vient de la loi naturelle puisqu’il est nécessaire à cette société et par conséquent il vient de Dieu auteur de la nature. Mais l’autorité est déterminée par les hommes. Les hommes qui exercent l’autorité sont à la fois ministres de Dieu et de la collectivité. Aussi, la constitution ne pourra être modifiée que par consentement mutuel ou dans des circonstances graves comme en cas de tyrannie ou d’anarchie[5].
A la même époque, un jésuite italien qui sera canonisé en 1930 puis déclaré docteur de l’Église en 1931, défend des idées semblables. Dans ses Controverses[6], il rappelle que le pouvoir civil est de droit naturel, qu’il vient de Dieu immédiatement et qu’il est donné à la multitude. Celle-ci ne peut exercer le pouvoir par elle-même et le transmet à une ou plusieurs personnes. Les formes particulières de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) ne sont donc pas de droit naturel mais relèvent du droit des gens.
Il est intéressant de constater que ces théologiens qui orientent de manière décisive la réflexion chrétienne en politique se sont référés au premier chapitre de la Genèse qui nous a paru si riche d’implications et qui occupe une place centrale dans l’enseignement social du pape Jean-Paul II. Saint Augustin avait jeté très clairement les bases de cette philosophie politique en faisant remarquer que le règne de l’homme, à l’origine, ne porte que « sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel ». Dieu « n’a pas voulu que l’être raisonnable commandât à d’autres êtres que ceux qui sont sans raison. Il n’a pas voulu que l’homme commandât à l’homme, mais à la bête ». Dès lors, le pouvoir nécessaire à la constitution d’une société ne peut, bien entendu, compris qu’en termes de service : « Ceux qui commandent sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander »[1].
d’autre part, les recherches des théologiens de la seconde scolastique nous montrent le lien qui existe entre une bonne compréhension du principe de la distinctions des pouvoirs temporel et spirituel, le droit des gens et l’organisation politique. La confusion des pouvoirs ou du moins une mauvaise compréhension de leur distinction a paralysé ou du moins freiné l’instauration de systèmes respectueux des droits des personnes. De même, aujourd’hui, nous allons y revenir, une mauvaise compréhension du concept démocratique a produit les mêmes effets néfastes.
En tout cas, l’observateur contemporain qui peut se pencher sur la longue histoire de la monarchie et sur deux siècles d’expériences démocratiques, sait que les étiquettes sont parfois trompeuses, que le roi des Belges a nettement moins de pouvoir que le président des États-Unis ou que le président de la République française, que les démocraties populaires n’ont rien eu de démocratique ni de populaire… Il a appris aussi que le meilleur des gouvernements, de quelque espèce qu’il soit, n’a jamais qu’un temps et finit toujours par se corrompre. Il s’est rendu compte enfin que la qualité d’un gouvernement dépend surtout de la qualité des personnes qui l’exercent mais aussi de la qualité des gouvernés.
Si bien des papes se sont inquiétés des prises de position des théologiens de la seconde scolastique en ce qui concerne leur pouvoir temporel et les velléités d’autonomie des princes, il faut attendre le XIXe siècle pour trouver un développement désintéressé et d’une certaine ampleur sur le pouvoir civil et en particulier sur la forme que peut prendre ce pouvoir. C’est bien sûr l’avènement de la démocratie moderne qui provoquera cette réflexion.
Nous avons déjà, à propos de la question des droits de l’homme, évoqué la position de Pie VI confronté à la révolution française. Nous avons cité ce passage du Quod aliquantum (1791) où le Saint Père déclare que son intention « n’est pas d’attaquer les nouvelles lois civiles » ni « de provoquer le rétablissement du régime ancien de la France : le supposer serait renouveler une calomnie ». Le 5 juillet 1796, dans la bulle Pastoralis sollicitudo, Pie VI reconnaît la République française et demande aux catholiques de lui obéir. Certains penseront peut-être que cette prise de position est opportuniste, il n’empêche qu’elle semble parfaitement conforme à la grande tradition théologique que nous avons sommairement évoquée. Le régime importe peu pour autant qu’il ne soit ni tyrannique ni indifférent aux droits de Dieu.
Le cardinal Chiaramonti, futur Pie VII, déclara, en 1797, dans une homélie : « La forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…), ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1].
Cette affirmation peut surprendre, dans un premier temps, puisqu’elle semble insinuer qu’il ne peut y avoir de démocratie que chrétienne (en quel sens ?). Est-ce une bénédiction a posteriori d’un avènement inéluctable ? Quoi qu’il en soit, nous allons constater qu’elle va être, d’une certaine manière, confirmée par les analyses des souverains pontifes qui se sont penchés sur la démocratie et ses problèmes, une fois qu’ils se seront débarrassés du souci de leur pouvoir temporel.
Les vieilles théories connaîtront une dernière proclamation sous la plume de Grégoire XVI tout d’abord, qui, pourrait-on dire, résume de manière simpliste la position de ses prédécesseurs. En effet, il condamne les libertés de conscience, d’opinion et de presse puis engage les évêques « à rappeler aux peuples la doctrine de l’apôtre sur l’origine du pouvoir, et l’exemple des premiers chrétiens acceptant sans se révolter les ordres des empereurs quand ils ne touchaient qu’au temporel ». Ensuite il s’en prend à la séparation de l’Église et de l’État en défendant « l’union des deux pouvoirs qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique » [1]. C’est sans doute la peur des révolutions et du laïcisme montant qui inspira à Grégoire XVI de telles formules qui paraissent très en recul par rapport à tout ce que la théologie a lentement établi au cours des siècles.
d’une certaine manière, Pie IX a, du moins dans l’encyclique Quanta cura suivie du Syllabus (Catalogue d’erreurs qui ont été condamnées dans différentes déclarations de Pie IX)[2], mis le doigt sur ce que l’Église ne peut jamais admettre, quel que soit le régime en cause : la rupture entre l’opinion et la vérité, entre la volonté du peuple et le droit divin et humain, entre l’Église et l’État. Mais il condamne la proposition selon laquelle « L’abrogation du pouvoir civil dont jouit le Siège apostolique contribuerait au plus haut point à la liberté et au bonheur de l’Église »[3]. Il est évident que, dans le contexte historique, le Pape prétendait par l_ défendre l’intégrité de ses États pontificaux qui étaient la proie de nombreuses convoitises.
d’autre part, on sait aujourd’hui que, dans les années 1870, Pie IX ne craindra pas de se compromettre en considérant le comte de Chambord comme l’héritier légitime de la monarchie et comme le vrai représentant de la France[4].
Il ne faut pas évidemment juger l’attitude de Pie IX sans tenir compte des circonstances dramatiques de son pontificat[5]. Les épreuves que ses prédécesseurs et lui-même ont subies, les menaces que la civilisation « moderne » fait peser sur la foi expliquent les choix de ce souverain pontife canonisé le 3 septembre 2000[6] en même temps que Jean XXIII qui avait beaucoup de vénération pour lui.
Léon XIII va reprendre les grandes idées développées par la théologie catholique et clarifier la situation pour le temps présent et pour l’avenir.
A plusieurs reprises, il confirme que le pouvoir est de droit divin mais qu’aucun régime ne l’est : « …s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner l’État, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle devra être exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche l’Église d’approuver le gouvernement d’un seul, rien ne l’empêche d’approuver le gouvernement de plusieurs, pourvu que ce gouvernement soit juste et cherche le bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner la forme politique qui s’adapte le mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes »[1].
« …la souveraineté n’est en soi nécessairement liée à aucune forme politique ; elle peut fort bien revêtir celle-ci ou celle-là, pourvu que cette forme assure efficacement l’utilité et le bien commun »[2].
« … préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes de gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église »[3].
La leçon est claire une fois pour toutes : ce n’est pas la question du régime qui, en politique, est la question cruciale[4] mais le souci du bien commun, le respect de la loi naturelle, des droits fondamentaux de la personne et des droits de l’Église.
C’est l’enseignement que nous retrouvons dans Gaudium et spes ainsi que dans le Catéchisme de l’Église catholique : « Si l’autorité renvoie à un ordre fixé par Dieu, « la détermination des régimes politiques, comme la détermination de leurs dirigeants doivent être laissées à la libre volonté des citoyens »[1].
« La diversité des régimes politiques est moralement admissible, pourvu qu’ils concourent au bien légitime de la communauté qui les adopte. Les régimes dont la nature est contraire à la loi naturelle, à l’ordre public et aux droits fondamentaux des personnes, ne peuvent réaliser le bien commun des nations auxquelles ils se sont imposés »[2].
Il n’est pas inutile, à cet endroit, d’essayer de savoir comment nos contemporains perçoivent la démocratie.
On se souvient peut-être de ce dialogue entre Roger Lallemand et le cardinal Danneels, où le sénateur socialiste définit la démocratie comme « le pouvoir de l’homme sur l’homme »[1]. Cette définition sommaire est purement idéologique et même inquiétante car ce pouvoir semble sans limite. On veut penser qu’elle a été dictée par une trop grande ferveur laïciste face au primat de l’Église catholique de Belgique.
Plus intéressante, la définition donnée un jour par l’écrivain Pierre Mertens[2] : « la démocratie, c’est ce qui distribue le pouvoir tout en le limitant ». Cette affirmation met en avant le caractère participatif que doit avoir la démocratie et la nécessité, contrairement à la réflexion emportée de Roger Lallemand, de donner des limites au pouvoir. reste, bien sûr, à connaître ces limites et leur fondement.
C’est aussi la participation que les juristes évoqueront volontiers comme le fondement même de la démocratie. Et ils en préciseront deux aspects : un aspect passif qui s’exprime par le respect des droits de l’homme et un aspect actif qui lui se traduit par le vote, l’éligibilité et l’accès à la fonction publique.
On en arrive alors à une définition plus savante et plus complète où la démocratie est présentée comme « un pouvoir par le peuple et pour le peuple[3], respectueux des droits fondamentaux du citoyen grâce à l’indépendance du pouvoir judiciaire, sourcilleux à l’égard des abus de pouvoir notamment grâce à l’existence d’un organe suprême de contrôle (conseil constitutionnel ou Cour suprême[4]), ouvert au débat politique du fait de l’opposition des partis, et bénéficiant de la légitimité progressivement étendue du suffrage universel »[5]. Autrement dit encore, c’est un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple où le pouvoir est contrôlé grâce au régime représentatif et à la séparation des pouvoirs dans un état de droit où la loi est le fruit du débat et de la discussion[6].
d’autres auteurs font, à juste titre, semble-t-il, remarquer que « la démocratie n’est pas seulement une forme politique - le gouvernement du peuple par le peuple -, mais aussi une forme de société - une société dont les membres sont égaux en droit, solidaires les uns des autres, et qui respecte leur dignité et leur liberté - et une pratique, un type de comportement qui appelle un apprentissage »[7].
Autrement dit, la démocratie ne se résume pas à un ensemble de principes institutionnels : suffrage universel, conditions d’éligibilité, possibilité réelle de choix entre divers candidats représentants et entre divers programmes. Ces règles et procédures sont nécessaires mais non suffisantes : Hitler ne fut-il pas élu démocratiquement, de m_me, plus près de nous, que Jorg Haider, en Autriche, considéré comme un avatar néo-fasciste ?
La démocratie apparaît donc comme un régime qui demande plus que le respect de quelques mécanismes.
C’est ce qui transparaît aussi dans l’enquête réalisée, en 1996, par les élèves de 4e secondaire de l’Athénée Fernand Blum[8]. Ils ont regroupé dans une publication[9] leurs définitions et celles qui leur ont été envoyées par toute une série de personnalités qu’ils avaient sollicitées. Il est intéressant de constater que les jeunes et leurs interlocuteurs ont mis en évidence des valeurs plutôt que des mécanismes. Pour eux, la démocratie se caractérise par la contestation, la participation, le bien-être de tous, le bonheur, la liberté, l’égalité, la liberté d’expression, la fraternité, la lutte contre l’indifférence, l’hospitalité, la paix, la justice, la solidarité, la tolérance, la transparence. Ce sont clairement des biens universels à connotation morale[10]. En ce qui concerne les moyens de mettre en œuvre toutes ces valeurs, seuls sont cités le referendum et les élections.
A la lumière de ce sondage, on peut donc affirmer que « la démocratie est aujourd’hui une philosophie, une manière de vivre, une religion et, presque accessoirement, une forme de gouvernement. Une signification aussi riche lui vient tant de ce qu’elle est effectivement que de l’idée que s’en font les hommes lorsqu’ils placent en elle leur espérance d’une vie meilleure »[11].
d’une part, la démocratie est incontestablement, dans les débats politiques, une référence forte et permanente et, en même temps, elle est l’objet de bien des critiques et déceptions. Elle est le régime dont rêvent tous les hommes, surtout les opprimés dans leur infinie variété mais elle ne semble réalisée en aucun endroit du monde.
[1]
On ne compte plus les analyses mettant en évidence les « dysfonctionnements » de la démocratie. Nous allons en énumérer quelques-unes pour nous rendre compte de la gravité et de l’étendue des problèmes relevés par des démocrates rigoureux, toutes tendances confondues. Nous apprendrons ainsi à mieux connaître la démocratie dans sa réalité rêvée et vécue, avant d’examiner les différents remèdes proposés.
Parmi les maux les plus souvent cités, se trouve la rupture entre la société civile et la société politique. Certes une distinction est inévitable dans la mesure où l’exercice d’une démocratie directe et permanente est impensable dans les grandes sociétés modernes. Notons d’ailleurs que l’antique démocratie grecque qui n’était pas représentative non seulement excluait de l’assemblée des citoyens les femmes, les esclaves et les étrangers, c’est-à-dire la très grande majorité de la population, favorisait les plus habiles à prendre la parole.
Dans nos sociétés modernes, la distinction entre gouvernés et gouvernants est devenue un fossé déplorable et dangereux.
Dans une analyse particulièrement fouillée[1], Alain Touraine, comme d’autres observateurs, dénonce[2] l’influence pernicieuse de forces qui rendent illusoire le pouvoir populaire. « … la réalité politique, écrit-il, est bien différente du modèle (…) proposé : les grandes organisations, partis et syndicats, pèsent d’un poids croissant sur la vie politique, ce qui enlève souvent toute réalité au peuple « supposé souverain » ; les intérêts particuliers ne disparaissent pas devant la volonté générale et les oligarchies se maintiennent. Enfin, le fonctionnement démocratique ne pénètre pas dans la plupart des domaines de la vie sociale et le secret, contraire à la démocratie, continue à jouer un rôle important ; derrière les formes de la démocratie se construit souvent un gouvernement de techniciens et des appareils. »
Georges Vedel[3] confirme : « La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple , est la manière de réaliser l’identification la plus poussée entre les gouvernants et les gouvernés. Cet idéal est, bien entendu, très élevé mais on peut en réaliser une approximation suffisante lorsqu’un certain nombre de conditions se trouvent réunies : le suffrage universel, des élections libres, le pluralisme des partis politiques, une organisation constitutionnelle fixe, la garantie des droits et libertés essentiels.
Or, nous avons aujourd’hui le sentiment - et c’est vrai dans d’autres pays que la France - que ces moyens nécessaires ne sont pas suffisants pour assurer le fonctionnement du système. Il y a au moins chez les gouvernés, l’impression de n’avoir, en réalité, que très peu de part aux décisions qui les concernent ». A partir du moment où les citoyens estiment que leur vote ne sert pas à grand-chose, ils sont tentés de s’abstenir, dans les pays où cela est possible, ou de rêver à une solution « populiste » : à un homme providentiel ou à un mouvement populaire qui remplaceraient avantageusement, pensent-ils, le traditionnel parti politique.
Dans une étude plus technique, Serge-Christophe Kolm[4] s’est attaché à montrer comment il se fait que les élections qui, en principe, permettent au peuple de tout changer, ne changent pas grand chose finalement dans la mesure où une classe restreinte monopolise le pouvoir et les biens. Très sévèrement, il écrit que « l’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. Le scrutin a bien des aspects de dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain ». Comme A. Touraine, il regrette que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort » dans la mesure où « la délégation de pouvoir par l’élection n’est que le début d’une longue chaîne de délégations de pouvoirs successives », délégation de décision et délégation des moyens de la faire appliquer[5]. De nombreux facteurs rendent problématique la maîtrise politique du peuple: le peu de choix réel laissé aux électeurs, la centralisation, la durée des mandats, les programmes vagues et généraux, l’information superficielle, la similitude des programmes, la sélection des candidats hors du contrôle des électeurs, les bluffs à l’expertise. Pour l’auteur, ces entraves à une authentique démocratie ne sont pas accidentelles, elles sont recherchées par les candidats politiques et par les groupes qui financent les propagandes électorales en échange du maintien de certains privilèges.
Nous pouvons ajouter à ce tableau pessimiste que les résultats d’une élection sont tributaires du système électoral choisi. Toute une série de techniques appliquées à un même moment dans un lieu donné auraient des conséquences différentes suivant le mode de scrutin (proportionnel, majoritaire) et la présence ou l’absence de mécanismes subtils comme la case de tête, la cooptation, l’apparentement, etc.
Une fois les voix décomptées, des majorités inattendues peuvent se former avec même des partis désavoués par l’électorat, l’essentiel étant de respecter l’arithmétique. Cette obsession du nombre, en démocratie, est la cause de ce qu’on appelle l’électoralisme : les promesses faites lors des campagnes électorales sont-elles d’abord soucieuses du bien commun ou de l’influence qu’elles pourront avoir sur les citoyens le temps d’une campagne ?
L’influence des « groupes » évoqués par Touraine et Kolm favorise la particratie et la politisation de toute la société. Cornélius Castoriadis n’hésite pas à écrire que « sur le plan du fonctionnement réel, le « pouvoir du peuple » sert de paravent au pouvoir de l’argent, de la techno-science, de la bureaucratie des partis et de l’État, des médias »[6].
Dans la mesure où les auteurs suggèrent que la pratique démocratique courante repose sur une tromperie, on peut penser qu’au delà des structures, le facteur humain est ici tout à fait déterminant.
La démocratie sera plus ou moins saine ou plus ou moins malade suivant la qualité des personnes qui doivent la faire vivre et l’animer, à commencer par les représentants du peuple. Certes, il ne faut pas confondre morale et politique. Il y a une connaissance spécifique dont on ne peut faire l’économie. La vertu, voire la sainteté, ne peut remplacer la compétence spécifique. Certes, on peut penser aussi que tout régime politique, quel qu’il soit, « s’effondre sur lui-même quand il n’existe plus de force morale pour le porter »[1] mais il semble que le problème soit particulièrement important dans un régime démocratique. C’est, en tout cas, ce qu’ont mis en évidence des penseurs classiques
Xénophon, dans le Banquet[2] montre comment des hommes politiques flattent le peuple pour le conduire. La frontière entre démocratie et démagogie ne semble reposer que sur l’intégrité des acteurs.
Platon reprendra cette analyse et la développera dans la République[3]. « Quand un état démocratique, altéré de liberté, trouve à sa tête de mauvais échansons, il ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté pure ». Platon souligne ainsi la responsabilité des dirigeants dans la dégradation de la démocratie marquée par le refus d’obéir aux autorités légitimes et naturelles. Dans cette recherche de liberté totale encouragée par la flatterie ou le laisser-aller des responsables, les citoyens sont devenus « si ombrageux qu’à la moindre apparence de contrainte, ils se fâchent et se révoltent, et ils en viennent (…) à se moquer des lois écrites et non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître ». La situation est particulièrement grave et débouche inévitablement sur le remplacement de la démocratie par une tyrannie car « de l’extrême liberté naît la servitude la plus complète et la plus atroce ».
De même, saint Thomas mettra en évidence la responsabilité du dirigeant dans l’effondrement ou la perversion d’un régime, y compris du régime démocratique[4] « …qu’un membre quelconque d’un gouvernement collectif se détourne de la recherche du bien commun, le danger de dissension menace la multitude des sujets, parce que, quand la dissension règne entre les chefs, c’est une conséquence logique qu’elle s’établisse dans la multitude. » Faisant allusion notamment à l’histoire romaine, saint Thomas note que « presque tous les gouvernements collectifs se sont terminés en tyrannie ». Il l’explique par le fait que « lorsque la dissension est née au sein d’un gouvernement de plusieurs, il arrive souvent qu’un seul s’élève au-dessus des autres et usurpe pour lui seul la domination de la multitude ».
Dans la gestion des affaires publiques, c’est l’intelligence qui doit diriger. l’intelligence étant ici entendue non comme capacité intellectuelle mais comme « cette droite estimation de quelques principes fondamentaux et connus de soi. »[5] « …dans le gouvernement humain le désordre provient de ce que le chef ne commande pas en raison de la prééminence de son intelligence mais usurpe l’autorité par sa force corporelle, ou parce qu’une affection sensible porte les autres à lui confier la direction. »[6]
Or, comme l’écrit Denis Sureau[7], pour saint Thomas, « par suite du dérèglement provoqué par le péché, la plupart des hommes ne se comportent pas conformément à la raison, car en eux domine la sensualité. Les mauvais sont plus nombreux que les bons, les égoïstes l’emportent sur ceux qui ont le souci du bien commun ».
Très classique aussi est l’analyse célèbre de Montesquieu. Déjà dans les Lettres persanes (1721), nous l’avons vu, l’auteur donne la « vertu » comme fondement à la démocratie : l’« humanité », la connaissance de la justice, l’oubli de soi et la totale générosité qui pousse à travailler pour les autres à chercher d’abord leur bonheur sans restriction ni arrière-pensée. Inspiré par Xénophon et Platon, Montesquieu développera cette intuition dans L’esprit des lois » : « Il ne faut pas beaucoup de probité, y écrit-il, pour qu’un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu. (…) Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de Conseil ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu »[8].
Cette vertu, il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)[9]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[10]. En fait, la vertu démocratique se définit par un triple amour : celui des lois qui exige courage, désintéressement et sacrifice[11] ; celui de l’égalité qui impose les lois à tous les citoyens sans exception[12] ; enfin, celui de la frugalité[13] nécessaire au maintien de l’égalité[14]. Ainsi, la démocratie se corrompt « non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême[15] , et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour commander ». On assiste alors, à tous les niveaux de la société, à un refus général d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, à la démission de l’autorité légitime qui renonce à exercer ses responsabilités. « Le peuple tombe dans ce malheur, précise Montesquieu, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice[16], ils flattent sans cesse la sienne »[17]. L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent[18].
Reprenant l’analyse de Montesquieu, Rousseau, tout en faisant remarquer que la vertu est nécessaire à toute forme de gouvernement, note qu’il faut à la démocratie plus de vigilance et de courage pour se maintenir. « C’est surtout, écrit-il, dans cette constitution que le citoyen doit s’armer de force et de constance (…). S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes »[19].
Alexis de Tocqueville[20] s’interrogeant sur ce qui permet à la démocratie américaine de se maintenir, souligne notamment l’importance des lois mais, plus encore, celle des mœurs : « ce sont, écrit-il, (…) particulièrement les mœurs qui rendent les Américains des États-Unis, seuls entre tous les Américains, capables de supporter l’empire de la démocratie ; et ce sont elles encore qui font que les diverses démocraties anglo-américaines sont plus ou moins réglées et prospères. » Il ajoute : « on attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux mœurs. (…) Je suis convaincu que la situation la plus heureuse et les meilleures lois ne peuvent maintenir une constitution en dépit des mœurs, tandis que celles-ci tirent encore parti des positions les plus défavorables et des plus mauvaises lois. L’importance des mœurs est une vérité commune à laquelle l’étude et l’expérience ramènent sans cesse ». Si le but de l’auteur était de montrer « que les lois et surtout les mœurs pouvaient permettre à un peuple démocratique de rester libre », c’est qu’il a constaté qu’un régime d’égalité est menacé par l’individualisme anarchique ou la tyrannie de la majorité. Seule une influence morale sur la loi et, à travers elle, sur les mœurs de l’ensemble peut préserver la démocratie. « J’ai rencontré, explique-t-il, en Amérique des passions analogues à celles que nous voyons en Europe ; les unes tenaient à la nature même du cœur humain ; les autres, à l’état démocratique de la société.
C’est ainsi que j’ai retrouvé aux États-Unis l’inquiétude du cœur, qui est naturelle aux hommes quand, toutes les conditions étant à peu près égales, chacun voit les mêmes chances de s’élever. J’y ai rencontré le sentiment démocratique de l’envie exprimé de mille manières différentes. J’ai remarqué que le peuple y montrait souvent, dans la conduite des affaires, un grand mélange de présomption et d’ignorance, et j’en ai conclu qu’en Amérique comme parmi nous, les hommes étaient sujets aux mêmes imperfections et exposés aux mêmes misères.
Mais quand je vins à examiner attentivement l’état de la société, je découvris sans peine que les Américains avaient fait de grands et heureux efforts pour combattre ces faiblesses du cœur humain et corriger ces défauts naturels de la démocratie.
Leurs diverses lois municipales me parurent comme autant de barrières qui retenaient dans une sphère étroite l’ambition inquiète des citoyens, et tournaient au profit de la commune les mêmes passions démocratiques qui eussent pu renverser l’État. Il me sembla que les législateurs américains étaient parvenus à opposer, non sans succès, l’idée des droits aux sentiments de l’envie ; aux mouvements continuels du monde politique, l’immobilité de la morale religieuse ; l’expérience du peuple, à son ignorance théorique, et son habitude des affaires, à la fougue de ses désirs.
Les Américains ne s’en sont donc pas rapportés à la nature du pays pour combattre les dangers qui naissent de leur constitution et de leurs lois politiques. A des maux qu’ils partagent avec tous les peuples démocratiques, ils ont appliqué des remèdes dont eux seuls, jusqu’à présent, se sont avisés ; et quoi qu’ils fussent les premiers à en faire l’essai, ils ont réussi. »
Aujourd’hui, de tous côtés, on évoque le désintéressement, la méfiance, voire le dégoût des citoyens, qui se manifeste, dans de nombreux pays, par l’abstention ou le populisme, comme disait G. Vedel. Pour lui, la cause en est « une dérive des institutions et des mœurs politique. La classe politique s’est enfermée dans une sorte de système clos, où les phénomènes de jeu, c’est-à-dire essentiellement la stratégie de la conquête ou de la conservation du pouvoir, ont plus d’importance que la réalisation de certains objectifs souhaités par l’opinion publique »[21].
On peut aussi rappeler constamment la tentation démagogique des candidats ou des élus qui, en quête de suffrages ou de réélection, flattent les désirs immédiats du peuple[22]. On peut encore incriminer l’appauvrissement des débats électoraux ou les scandales politico-financiers et bien d’autres anomalies, bref accuser les gouvernants. Sans minimiser ces faits extrêmement graves et déstabilisants[23], il n’en reste pas moins vrai, comme l’écrit Claude Julien[24], qu’« en démocratie, le principal responsable reste le citoyen, sans lequel rien n’est possible car il est le dépositaire de la seule souveraineté légitime. Le citoyen - avec ses partis politiques, syndicats, associations - s’est laissé endormir par la croissance économique (…). Le citoyen s’est laissé anesthésier par des systèmes d’information qui lui donnent l’impression d’être « au courant », mais lui refusent toute possibilité de comprendre les bouleversements du monde moderne. Il n’a pas fait l’effort nécessaire pour comprendre la marche du monde. Comment pourrait-il s’étonner de se sentir largué, marginalisé ? Il est grand temps de réinventer la citoyenneté (…). Et l’auteur de conclure de la seule conclusion possible : « pas de citoyenneté sans effort de formation ». C’est la question qu’il faut maintenant aborder.
On se souvient peut-être de ces remarques acides et pessimistes de René Guénon : « la grande habileté des dirigeants, dans le monde moderne, est de faire croire au peuple qu’il se gouverne lui-même ; et le peuple se laisse persuader d’autant plus volontiers qu’il en est flatté et que d’ailleurs il est incapable de réfléchir assez pour voir ce qu’il y a là d’impossible. C’est pour créer cette illusion qu’on a inventé le « suffrage universel » (…) l’incompétence des politiciens les plus « en vue », semble n’avoir qu’une importance relative ; (…) cette incompétence même offre l’avantage d’entretenir l’illusion dont nous venons de parler : c’est seulement dans ces conditions, en effet, que les politiciens en question peuvent apparaître comme l’émanation de la majorité, étant ainsi à son image, car la majorité, sur n’importe quel sujet qu’elle soit appelée à donner son avis, est toujours constituée par les incompétents, dont le nombre est incomparablement plus grand que celui des hommes qui sont capables de se prononcer en parfaite connaissance de cause »[1]
Ce texte excessif a au moins le mérite de mettre en évidence l’importance capitales des qualités intellectuelles, en démocratie, et donc aussi sur la formation et l’information des citoyens.
En principe, en démocratie, chacun peut exprimer son opinion et la loi est présentée comme le fruit de la volonté populaire. Nous avons vu précédemment qu’il fallait, dans la réalité, relativiser cette conception fort théorique et hypothétique.
Quoi qu’il en soit, il est clair, aujourd’hui, en maints pays, que la démocratie peut se définir comme un « pouvoir de l’homme sur l’homme », pour reprendre l’expression de Roger Lallemand, parce qu’elle place l’origine des pouvoirs uniquement dans la volonté collective des citoyens[2] exprimée par le suffrage universel.
L’idée est dans le texte fondateur de la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789[3] et on la retrouve dans les analyses incontournables du philosophe Claude Lefort : « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir(…) »[4]. Jean Weydert qui cite ce texte explique qu’il ne peut en être autrement puisque « la démocratie (…) part de l’idée que l’individu est premier et qu’il faut engendrer la société à partir de lui »[5]. Très précisément, la démocratie moderne surgit de la proclamation de l’égalité des citoyens et de leur liberté d’opinion et d’expression. Dès lors, la société démocratique, « se donnant à elle-même sa propre loi, est par là même incapable de se donner un point d’arrêt »[6].
Le nouveau prince s’appellera donc majorité. C’est un prince dangereux dans le contexte relativiste où nous vivons. Tocqueville l’avait bien remarqué et ne craignait pas de parler de la tyrannie de la majorité en termes très forts : « Ce que je reproche, écrivait-il, au gouvernement démocratique, tel qu’on l’a organisé aux États-Unis, ce n’est pas, comme beaucoup de gens le prétendent en Europe, sa faiblesse, mais au contraire sa force irrésistible. Et ce qui me répugne le plus en Amérique, ce n’est pas l’extrême liberté qui y règne, c’est le peu de garantie qu’on y trouve contre la tyrannie.
Lorsqu’un homme ou un parti souffre d’une injustice aux États-Unis, à qui voulez-vous qu’il s’adresse ? A l’opinion publique ? c’est elle qui forme la majorité ; au corps législatif ? il représente la majorité et lui obéit aveuglément ; au pouvoir exécutif ? il est nommé par la majorité et lui sert d’instrument passif ; à la force publique ? la force publique n’est autre chose que la majorité sous les armes ; au jury ? le jury, c’est la majorité revêtue du droit de prononcer des arrêts : les juges eux-mêmes, dans certains États, sont élus par la majorité. Quelque inique ou déraisonnable que soit la mesure qui vous frappe, il faut donc vous y soumettre »[7].
Certes, ce texte devrait être nuancé et adapté mais il met bien, par ses excès, en évidence un problème réel. Kolm parlait de la « séduction-viol du peuple »[8], Léo Moulin ne craint pas d’affirmer qu’il ne croit pas « que la majorité, forte de sa légitimité, ne fera pas de la souveraineté du nombre, une tyrannie nouvelle (…) sans oublier l’action des partis politiques au pouvoir qui n’inclinent guère, par nature, à tolérer les « courants », les « ressourcements » et, moins encore les dissidences »[9]. M. Schooyans explique, quant à lui, ce paradoxe : « la démocratie repose sur l’égalité de tous, sur la liberté de pensée, d’expression, d’association, etc. ; mais, lorsqu’elle est absolutisée, la règle de la majorité fait que les « valeurs » de la démocratie dérivent de la prépondérance de certaines voix. Par conséquent, les valeurs ainsi définies n’ont aucune chance d’être jamais acceptées comme universelles, alors qu’elles ont la prétention de s’imposer à tous au nom d’une fiction : la volonté générale, censée s’exprimer à la majorité des voix.
En conséquence, la règle de la majorité, dans son interprétation abrupte, est non seulement insuffisante mais dangereuse, si elle n’est pas surplombée par des références morales et assortie de ces correctifs essentiels que sont la vérité et la solidarité (ou sociabilité). La règle formelle de la majorité « légitime » a priori la tyrannie des plus nombreux et de leurs meneurs. Cette même règle implique une indifférence de principe face à la vérité et face au bien. (…) Le rôle accordé à la majorité explique la fonction essentielle laissée à l’opinion et aux sentiments, qu’il faut travailler et manipuler. De plus, comme la majorité est censée refléter l’opinion générale, il faut qu’elle appelle à l’existence un tribunal permanant chargé de désigner la dissidence et de la condamner.
En somme, l’indifférence méthodique vis-à-vis de la question de la vérité engendre fatalement l’aveuglement vis-à-vis du bien comme du mal ; elle est une des causes principales de la facilité avec laquelle les idéologies totalitaires ont été introjectées au XXe siècle »[10].
L’auteur dénonce aussi ce que certains appellent « la tyrannie du consensus » plus subtile mais tout aussi dangereuse[11]. Dans un premier sens, le mot « consensus » ou, plus rarement « consentement » signifie le « jugement concordant des hommes, par lequel on affirme la vérité de certaines propositions ». Mais, ce n’est pas en ce premier sens que le mot « consensus » est employé aujourd’hui, dans les milieux politiques en général : « consensus » « signifie alors l’ »acquiescement donné à un projet » ; la « décision de ne pas s’y opposer » (Robert). Foulquié[12] est encore plus précis : « Acte par lequel quelqu’un donne à une décision dont un autre a eu l’initiative l’adhésion personnelle nécessaire pour passer à l’exécution. »
Alors qu’au premier sens, l’accent est mis sur l’assentiment de l’esprit à une réalité qui est affirmée, dans le deuxième sens, l’accent est mis sur l’entente des personnes en vue d’un projet d’action. Pour faire bref : accord général des intelligences dans le premier cas ; accord des volontés individuelles dans le second. Dans l’usage qui en est fait aujourd’hui, le mot consensus est donc un terme très ambigu puisque l’on glisse facilement de la deuxième signification à la première. Le terme donne faussement à penser que l’on renvoie à des propositions à la vérité desquelles on marque son assentiment alors qu’il renvoie à l’adhésion à des décisions volontaires dont le rapport à la vérité n’est nullement pris en compte ». La pensée du philosophe américain John Rawls[13] a donné, entre autres, une caution intellectuelle à cette technique. Pour lui, « il est vain de vouloir s’entendre sur quelques vérités fondamentales, sur quelques normes morales universelles. Les nécessités de la pratique sont cependant là: nous devons agir « justement ». Et pour agir justement nous devons engager une procédure au cours de laquelle nous, qui devons décider, ferons attention courtoisement aux positions de chacun, puis nous trancherons, nous déciderons. La décision sera juste, non parce qu’elle honore des droits de l’homme que l’on aurait reconnus et que l’on respecterait, mais parce qu’elle est l’expression d’un consensus, acquis éventuellement au terme d’un vote majoritaire ».
La seule valeur qui subsiste, indiscutable et intangible, est la démocratie elle-même.
La démocratie, lieu de l’incertitude et de l’absence de transcendance des normes, comme le montre Lefort[14] , est vite confrontée à une angoissante contradiction qui avait déjà été soulignée lors de l’élection des dictateurs Mussolini et Hitler et qui fut ranimée lors de la victoire en Carinthie, en février 2000, du leader de l’extrême-droite autrichienne Jorg Haider. Cette élection souleva l’inquiétude et l’indignation du monde politique européen. Or, si la démocratie est strictement le régime de la souveraineté populaire et si le droit est entièrement positif, fruit de cette même volonté populaire, au nom de quoi peut-on condamner le choix d’une personnalité controversée ? Un journaliste fit remarquer que face à un tel événement il était « bien de rappeler les principes démocratiques et éthiques »[15] . Mais si l’exercice de la volonté populaire est mesuré par des valeurs qui échappent au suffrage des hommes, il faudrait les affirmer, les fonder et les faire respecter dans tous les cas. On songe aux droits de l’homme mais nous avons vu que la tendance actuelle est de les relativiser ou de les réinterpréter au nom précisément d’une meilleure adaptation aux réalités humaines[16].
Cette contradiction théorique se double d’une contradiction pratique. On fait comme si la démocratie reposait sur des principes universels qui ne sont malheureusement pas nettement affirmés. Mais le droit explicite ou implicite auquel on se réfère doit être indivisible sous peine de perdre son sens. Si donc on condamne, par exemple, la présence de l’extrême-droite dans la vie politique autrichienne parce qu’elle menace la démocratie, toute présence ou inspiration anti-démocratique doit être dénoncée. Or l’Europe sourcilleuse devant le cas autrichien n’a pas manifesté, à la même époque, la même sévérité vis-à-vis de la Turquie dont le gouvernement était marqué par l’extrême-droite, ni vis-à-vis de la Chine, de Cuba ou de la Russie[17] où les droits de l’homme étaient ou sont bafoués à grande échelle.
Revenons encore à Claude Lefort. « La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitudes »[18], réaffirme-t-il. Dès lors, ce sont des opinions diverses qui s’affrontent. L’opinion majoritaire s’impose à l’opinion minoritaire ce qui risque de conduire à des frustrations intolérables qui peuvent s’exprimer par diverses sortes de protestations physiques : manifestations, grèves, émeutes, terrorisme. Ce schéma simpliste paraît bien dépassé aujourd’hui où l’opinion s’est considérablement morcelée ( à la limite, il y a autant d’opinions que d’individus !). Les grands modèles politiques se sont effrités sous les coups de l’individualisme et de la méfiance vis-à-vis des idéologies, des modèles politiques tout faits. De plus en plus, les majorités sont le fruit de coalitions diverses. S’instaure le règne du débat et du compromis.
On peut s’en réjouir car, comme l’écrit Jean Weydert[19] : « Les conflits qui divisent les esprits ne sont-ils pas paradoxalement des ferments d’unité ? Dans le débat démocratique, des préoccupations communes ne peuvent-elles pas apparaître et des projets collectifs se former ? N’est-il pas important, pour le succès de la discussion, que des convictions solidement argumentées s’affrontent et pas seulement des impressions, des intuitions ou des émotions ? Les vrais dangers ne sont-ils pas l’indifférence, une sorte de tolérance molle, la passivité que peuvent entretenir le consumérisme, le conformisme ou certaines utilisations des médias ? »
Cette réflexion est pleine de sagesse mais elle suppose que les interlocuteurs soient des hommes de bonne volonté, cherchant honnêtement le mieux-être d’une population. Malheureusement, les vices dénoncés plus hauts (électoralisme, groupes d’influence, réflexes idéologiques ou sociologiques, etc.) piègent les délibérations. Les frustrations ne disparaissent pas, elles peuvent s’étendre jusque dans le sein des majorités[20] et, pire encore, « …quand la société apparaît non seulement divisée, mais morcelée, le risque se fait jour de voir se substituer à l’attachement à la démocratie la quête d’un pouvoir autoritaire qui peut sembler rassurant »[21].
Pour éviter ce pire qui n’est pas une menace rêvée mais qui s’est insinué dans l’apparition de mouvements d’extrême-droite, il faut que la démocratie trouve un lien ou un liant qui donne de la cohérence à l’ensemble de la société. En effet, la démocratie ainsi livrée à la mouvance et aux tiraillements des opinions risque de s’atomiser c’est-à-dire de sombrer dans l’anarchie ou, au contraire, de se retourner contre elle-même.
Alexis de Tocqueville[22], dans son analyse célèbre De la démocratie en Amérique, a montré que la démocratie engendre l’individualisme[23] qui s’accroît au furet à mesure que les conditions s’égalisent. Les communautés ont alors tendance à se dissoudre car « non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le refermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur »[24]. Préoccupé seulement de lui-même, l’individu « abandonne volontiers la grande société à elle-même »[25]. Un despotisme nouveau risque d’apparaître : « …je vois, écrit Tocqueville, une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilité leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leurs industries, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur retirer entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »[26] On a reconnu dans cette vision ce qu’on a appelé l’État-providence dont le rêve a marqué bien des démocraties à l’époque contemporaine. A travers cette peinture, se révèle le danger de ce qu’on a appelé la « dictature du consensus »[27] dont le principe est expliqué ainsi par Tocqueville : « Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies : ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. »[28]
Les démocraties modernes flottent entre l’anarchie et cette dictature du consensus à la recherche d’un lien social nouveau.
En effet, elles ne peuvent s’appuyer, comme la démocratie américaine, à l’origine, sur des communautés rassemblées par un fort sentiment religieux, par la lutte à la fois contre les aventuriers et les velléités centralisatrices. Le problème des démocraties aujourd’hui est bien celui du lien social ou plus exactement de son fondement.
Certains répondront que les démocraties se réfèrent à des « valeurs communes », « consacrées par des textes, inscrites dans les codes, les lois, les traités »[29]. Mais quelles sont ces valeurs ? La liberté et en particulier la liberté de conscience et donc le pluralisme ; la souveraineté du peuple, la limitation et le contrôle du pouvoir, la réduction des inégalités, Nous voilà, en fait revenus à notre point de départ. La démocratie se fonde sur elle-même mais cette foi démocratique partagée, à l’évidence, ne suffit pas à la convivialité et à la solidarité. Les valeurs démocratiques consacrées ne sont qu’un lien juridique. Ce lien juridique, ce contrat, si l’on veut, présuppose, comme l’a montré Joël Roman[30], un « fondement extra-juridique », une confiance, une volonté de vivre ensemble, bref, un lien d’un autre type, un lien de vie, plus intime, plus profond.
Excluons d’emblée du débat les idéologies. Même si elles ne sont pas tout à fait mortes puisqu’on parle de néo-marxisme, de néo-fascisme, elles sont plus que suspectes aux yeux des démocrates contemporains car elles sont la négation même de la démocratie au même titre d’ailleurs que les intégrismes religieux qui confondent temporel et spirituel ou les nationalismes qui renaissent ici et là inspirant des « purifications » ethniques, linguistiques ou religieuses.
Tocqueville[31], encore lui, soulignait l’importance des religions pour le bonheur terrestre des hommes en général et spécialement pour les « hommes qui vivent dans les pays libres ». « Quand la religion, explique-t-il, est détruite chez un peuple, le doute s’empare des portions les plus hautes de l’intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s’habitue à n’avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n’y point songer.
Un tel état ne peut manquer d’énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude.
Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent.
Lorsqu’il n’existe plus d’autorité en matière de religion, non plus qu’en matière politique, les hommes s’effrayent bientôt à l’aspect de cette indépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable dans l’ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes croyances, ils se donnent un maître ». L’auteur se demande alors « si cette grande utilité des religions n’est pas plus visible encore chez les peuples où les conditions sont égales, que chez tous les autres.
Il faut reconnaître que l’égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes (…) des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d’eux à ne s’occuper que de lui seul.
Elle ouvre démesurément leur âme à l’amour des jouissances matérielles.
Le plus grand avantage des religions est d’inspirer des instincts tout contraires. Il n’y a point de religion qui ne place l’objet des désirs de l’homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n’élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n’y en a point non plus qui n’impose à chacun des devoirs quelconques envers l’espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même ? Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses.
Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l’endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux ».
Il est vrai que, traditionnellement, la religion a constitué un lien social particulièrement fort. Les hommes étant rassemblés dans une même conception du monde, par de mêmes rites, une même manière de vivre, de penser même s’il s’agissait souvent de pur conformisme ou de convenance sociale. En attendant les effets d’une nouvelle évangélisation qui sera toujours incomplète et toujours à reprendre, il n’en est plus de même aujourd’hui. L’athéisme a progressé mais il ne peut lui-même fournir le lien souhaité dans la mesure où, tout comme le sentiment religieux, il est devenu, dans l’inflation individualiste, multiforme.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la démocratie moderne, dans de nombreux pays européens, s’est construite explicitement ou implicitement sur la mise à l’écart délibérée de tout fondement religieux. Ce problème a déjà été soulevé à propos des Constitutions et de la présentation qu’elle faisait des droits de l’homme.
La définition la plus simple du dictionnaire le dit bien : « la démocratie place l’origine des pouvoirs dans la volonté collective des citoyens »[32]. C’est un écho des articles 3 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789: « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » ; « La loi est l’expression de la volonté générale ». Tels sont les fondements de la démocratie que nous appellerons libérale qui inquiète un auteur comme B.-H. Lévy, au même titre que le système totalitaire: « C’est la première fois aujourd’hui, écrit-il, que (le monde) se passe d’un référent ; d’un accrochage au divin. C’est la première fois qu’il rompt avec ce théisme diffus sans quoi les sociétés n’ont jamais fonctionné. Crépuscule des dieux, prélude au crépuscule des hommes »[33].
La culture a subi le même mouvement. On a longtemps beaucoup insisté sur la culture comme moyen essentiel de développer l’esprit et la sensibilité de l’homme au contact d’objets intellectuels et artistiques qui affirmaient, d’une manière ou d’une autre, l’éminence de la vie avec la pensée. Cette culture profondément humaniste et critique pouvait se prétendre universelle dans la mesure où elle transcendait les conditions historiques et les accidents de l’individualité pour s’attacher à ce qui est le plus humain dans l’homme. Dans le même temps, l’ethnologie utilisait le mot culture pour désigner tout signe humain. Dans le premier sens, classique dirons-nous, on considère qu’un concerto brandebourgeois mérite plus place dans la formation humaine qu’une cafetière dans la mesure où il est plus chargé de significations importantes pour l’esprit et la sensibilité que la cafetière. Dans le second sens, ethnologique, une petite auto en matière plastique est autant « signe humain », autant culturelle que la Vénus de Milo.
On constate aujourd’hui que la culture au sens classique, critique puisqu’elle instaure une hiérarchie, universelle puisqu’humaniste bat en retraite devant une « culture » particularisée et, à la limite, éparpillée dans les choix changeants et incohérents des individus, une « culture » qui instaure l’équivalence de tous les produits culturels.
On parle de société multiculturelle c’est-à-dire d’une société où se mélangent, du fait de l’immigration, des cultures et des ethnies différentes. Cette société multiculturelle réclame une éducation interculturelle qui prenne en compte les différences et s’ouvre à la diversité des valeurs.
A Finkielkraut[34] a montré la contradiction inhérente au rêve de société pluriculturelle : « Il faut choisir en effet : on ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible (…). il y a contradiction insurmontable à vouloir fonder l’hospitalité sur l’enracinement ». Pour échapper (pense-t-on) à la contradiction, on promeut une « pédagogie de la relativité » : « toutes les cultures sont également légitimes et tout est culturel ». Dans l’espoir que l’Européen, par exemple, qui spontanément aime mieux l’Europe, vainque ses préférences naturelles, le Conseil de l’Europe demande aux enseignants qu’ils « luttent contre l’ethnocentrisme et les stéréotypes négatifs ». Ce relativisme militant détruit l’esprit de l’Europe qui « ne ressent plus son unité spirituelle »[35]. Ce relativisme détruit la vraie culture qui suppose choix, hiérarchie, valeurs et dissout précisément la culture européenne ou occidentale dans ce qu’elle avait d’essentiel : l’universalisme. Comme l’écrit J.-M. Paupert, elle « semble atteinte de la peste, la peste de l’impuissance et de la désespérance, la peste du découragement et de la démission, la peste de la démesure et du déséquilibre ».[36]
L’évocation insistante de la culture européenne[37] risque de passer, aux yeux de beaucoup, pour une manifestation de chauvinisme alors que nous sommes obligés de reconnaître simplement un fait : « L’homme qui est allé dans la lune, l’homme qui s’apprête à gagner Mars, le système solaire, la galaxie, à voyager entre les astres, c’est l’héritier de la sagesse grecque, de la mystique juive et chrétienne, de l’ordre romain, Athènes, Rome, Jérusalem : on ne peut manquer de les retrouver. Athènes a fourni le logos, elle a brillé des lumières et des feux de la raison raisonnable, elle a engendré le germe de toutes les sciences philosophiques et positives ; toutes nos mathématiques, toutes nos biologies, presque toutes nos philosophies sont écloses de cet œuf aux formes parfaites. Jérusalem, c’est, en contrepoids de ce cerveau, l’âme judéo-chrétienne, c’est l’inspiration mystique, c’est le « sed contra » perpétuel, la contestation permanente, au nom de l’Esprit, de toutes les autorités et de toutes les lois trop rationnelles, c’est l’allègement de toutes les pesanteurs, c’est le souffle divin. Rome, enfin, fusionna le tout, fournit le corps, ordonna les muscles et les nerfs, équilibra les forces, donna l’assise paysanne et la correction juridique »[38]. Les 3 en synergie, « en leurs apports conflictuels et complétifs ».[39]
Si la culture européenne a un tel statut, c’est qu’à travers ses arts, ses philosophies, ses progrès techniques, et fondamentalement grâce aux valeurs chrétiennes qui l’informent, elle fut profondément humaniste et par là universelle, comme l’a souligné à de nombreuses reprises Léo Moulin[40]. De même Vaclav Havel[41] déclarait naguère : « en revendiquant notre appartenance à ce que l’on appelle l’Occident, nous revendiquons avant tout et essentiellement notre identité avec une civilisation, une culture politique, des valeurs spirituelles concrètes et des principes universels ».
Malheureusement, cette culture est en crise depuis le XIXe siècle avec l’éveil et l’exaltation des nationalismes et des particularismes.
Alain Finkielkraut a écrit l’histoire de cette « défaite »[42]. Pour lui, trois forces ont travaillé à l’élimination de l’idée d’une culture universelle:
Tout d’abord, la théorie de l’allemand Johan Herder (1744-1803) qui lança le mouvement littéraire Sturm und drang (tempête et élan), qui prônait le sentiment face au rationalisme et exalta le Volksgeist (l’esprit du peuple). Pour lui, il n’y a pas de valeur universelle mais seulement des valeurs régionales. Il oppose la culture nationale à l’idée de civilisation. Qui pourrait concerner tous les hommes. L’invasion napoléonienne va, bien sûr, favoriser l’essor de cette conception qui influencera, par exemple, Goethe, du moins dans sa jeunesse.
Face à cette théorie, le « traditionalisme » français, initié par Joseph de Maistre (1753-1821) ou de Louis de Bonald (1754-1840), qui opposera le « génie » français à l’esprit égalitariste de la révolution puis au « génie » allemand lorsque les conflits menaceront[43]. Ce traditionalisme contredisait la pensée d’un Ernest Renan affirmant qu’« avant la culture française, la culture allemande, la culture italienne, il y a une culture humaine ».
Enfin, ces conceptions seraient restées peut-être accidentelles sans l’action politique et culturelle de l’Unesco qui va les amplifier à l’échelle du monde en déclarant que « les êtres humains tirent toute leur substance de la communauté à laquelle ils appartiennent ; que l’identité personnelle des individus se confond avec leur identité collective ; que tout en eux - croyances, valeurs, intelligence ou sentiments - procède de ce complexe de climat, de genre de vie, de langue qu’on appelait jadis Volksgeist et que l’on nomme aujourd’hui culture ; que l’important c’est l’intégrité du groupe et non l’autonomie des personnes, que le but de l’éducation n’est pas de donner à chacun les moyens de faire le tri dans l’énorme masse de croyances, d’opinions, de routines et d’idées reçues qui composent son héritage, mais bien au contraire de l’immerger dans cet océan (…) »[44].
Dès lors, deux idées majeures s’imposent. Dans l’espace tout d’abord, il n’existe plus que des cultures toutes équivalentes quelles qu’elles soient (l’européenne n’est pas plus intéressante que la bantoue) et, dans le temps, la culture n’étant pas transmissible, il n’y a pas de continuité. Il est vain de vouloir retrouver dans nos ancêtres une image ou une esquisse de nous-mêmes. Il n’y a pas de caractères humains immuables, pas de progrès, pas de hiérarchie possible de valeurs. Seules des raisons socio-politiques peuvent nous amener à privilégier la musique de Bach plutôt que le rap. Bien plus, la distinction entre l’œuvre, le document et le divertissement est effacée[45].
Finkielkraut relève ensuite 5 conséquences de cette égalisation des cultures.
Tout d’abord, la communication devient difficile car « ne parler de culture qu’au pluriel, (…) c’est refuser aux hommes d’époque diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[46].
En même temps, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype, ni invention, ni beauté, ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix ou à nommer culture sa pulsion du moment »[47].
Dans cette perspective, le racisme et la censure sont justifiés non plus, bien sûr, en fonction de l’infériorité de l’autre mais précisément à cause de la proclamation du caractère absolu des différences. Tout ce qui peut transcender la diversité est exclu.
L’exaltation de l’identité culturelle, aussi curieux que cela puisse paraître, apporte des arguments au xénophobe et au xénophile. Le xénophobe dira, devant l’invasion du tiers-monde en Europe : « préservons notre culture non pas qu’elle soit nécessairement supérieure mais simplement du fait qu’elle est nôtre ». Le xénophile répondra : « nous n’avons pas le droit de nous préférer, créons une société pluriculturelle et si l’Européen préfère spontanément l’Europe, il faut vaincre cette préférence naturelle par une pédagogie de la relativité qui proclame la déchéance des valeurs universelles et l’abolition de toute hiérarchie de valeurs
Est-il enfin nécessaire de rappeler que la promotion du volksgeist a favorisé l’éveil des nationalismes et des sous-nationalismes et nourrit donc les conflits armés ou non qui déchirent bien des régions d’Europe.
Dans l’effondrement général des références traditionnelles, le travail est apparu « comme le grand organisateur de l’échange social »[50].
Il est incontestable que le monde du travail est très « structurant » sur le plan personnel comme sur le plan social. Mais indépendamment du fait qu’il ne peut à lui seul construire la personne, il est lui aussi en crise et en mutation aujourd’hui. Que devient la force 'structurante » lorsque la durée du travail diminue, lorsque le travail devient précaire, lorsque l’on est privé de travail et que les tâches qui subsistent ou se créent, s’individualisent, se mondialisent ou se « technicisent » de plus en plus ? Comment espérer que le travail puisse encore remplir pleinement sa fonction sociale lorsque sous les coups de l’économisme libéral, il génère tant d’inégalités ?
Nous y reviendrons dans la troisième partie mais on peut dès à présent méditer cette réflexion de Jacques Attali[51] : »Je crois que le marché et la démocratie, qui sont pourtant deux valeurs que nos sociétés défendent depuis au moins le XVe siècle, se contredisent largement. Or, dans un univers où nous assistons à la victoire évidente du marché sur la démocratie, il est impératif de redonner à la collectivité et à ses structures représentatives - si possibles mondiales - les outils pour rééquilibrer la balance. J’ai relevé trois contradictions entre ces deux valeurs. Primo, celle liée à la durée - le marché privilégie le court terme alors que la société exige des décisions à long terme ; secundo, celle qui concerne les frontières - le marché n’en a cure, la démocratie en a un besoin vital pour donner un sens à la notion de citoyenneté ; et tertio, celle relative à la recherche du bien-être collectif - le marché prétend y parvenir par la juxtaposition des égoïsmes individuels, la démocratie affirme au contraire la primauté de la collectivité sur les intérêts particuliers. Ne pas remédier à cela, c’est courir le risque d’une aliénation complète de la démocratie aux principes du marché ».
Par ailleurs, nous y reviendrons aussi, de grandes puissances économiques et financières se sont constituées dans la seconde moitié du XXe siècle et favorisées par le néo-libéralisme triomphant depuis la chute de l’empire communiste, elles sont tentées de contrôler d’une manière ou d’une autre la vie sociale et politique. On sait que la corruption n’est plus seulement un mal qui ronge le tiers-monde mais une réalité quotidienne dans les pays dits développés.
La vieille intuition de Montesquieu affirmant que la frugalité est nécessaire à la démocratie semble hélas parfaitement confirmée : « moins il y a de luxe dans une république, écrivait-il, plus elle est parfaite. Il n’y en avait point chez les premiers Romains ; il n’y en avait point chez les Lacédémoniens ; et dans les républiques où l’égalité n’est pas tout à fait perdue, l’esprit de commerce, de travail et de vertu fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que par conséquent il y a peu de luxe. (…)
A mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. A des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs ? Bientôt elle devient ennemie des lois qui gênent. »[52]
Il est difficile après cette longue énumération de problèmes soulevés par la démocratie de s’en remettre à l’optimisme pragmatique de Georges Vedel. Il déplore aujourd’hui une rupture entre la finalité et les moyens du système démocratique, entre l’intention de « réaliser l’identification la plus poussée entre les gouvernants et les gouvernés » et les conditions pour y parvenir : « le suffrage universel, des élections libres, le pluralisme des partis politiques, une organisation constitutionnelle fixe, la garantie des droits et des libertés essentiels »[1]. Mais il reste, selon l’auteur, deux raisons d’espérer. Tout d’abord, la peur de la dictature maintient et fortifie le goût démocratique : « le repoussoir existe, et pour de longues années : c’est ce qui vient de sombrer dans les pays de l’Est. Rien n’est plus propre à fortifier les peuples dans l’idée churchilienne que la démocratie est le pire de tous les régimes à l’exception de tous les autres ». Ensuite, l’auteur croit à la vertu salvatrice de la discussion : »la démocratie dit-il, offre la possibilité de discussions libres d’où est susceptible de sortir, sinon la solution idéale, du moins le moyen d’ajuster nos régimes politiques au moindre coût »[2].
Indépendamment du fait que l’auteur sous-estime la nostalgie de pouvoirs forts, quelle que soit l’idéologie qui puisse les inspirer, et qu’il surestime le pouvoir et la possibilité de discussions libres, il me semble commettre une erreur dans son diagnostic, par ailleurs fort pertinent. La finalité de la démocratie est-elle l’identification entre le gouverné et le gouvernant et peut-on ranger parmi les moyens « la garantie des droits et des libertés essentiels » alors que l’objet même de tout régime politique est précisément le respect et la promotion des droits et libertés essentiels ?
Par ailleurs, une double question reste en suspens : quelles sont les causes de cette dérive des institutions et des mœurs politiques et de la maladie caractérisée par la rupture entre la fin et les moyens ?
Examinons donc d’autres propositions plus constructives ou plus inquiétantes.
Face à tous ces problèmes, la tentation peut être forte de vouloir supprimer la démocratie ou, du moins, de la restreindre.
En 1976, un maître-assistant de l’université de Paris VIII[1], révélait au monde francophone l’existence d’un document étonnant intitulé The Crisis of Democracy. Il s’agit d’un rapport devant la Commission trilatérale[2]. « La Commission trilatérale fut fondée en 1973 par des « citoyens privés » dans le but de promouvoir une meilleure coopération entre l’Europe de l’Ouest, le Japon et l’Amérique du Nord. Ces « citoyens privés » représentent les colosses financiers et industriels des régions intéressées, des hauts fonctionnaires et quelques syndicalistes »[3].
Le rapport présenté en 1975 devant cette commission souligne un antagonisme croissant entre la démocratie et la possibilité de gouverner. La Trilatérale énumère une série de problèmes : le mécontentement et la défiance des populations vis-à-vis des institutions démocratiques, le manque d’objectifs clairs au milieu d’intérêts contradictoires, l’impuissance des gouvernements face aux revendications croissantes[4] et aux grèves, les réflexes nationalistes et protectionnistes. Le rapport conclut que « la convergence des circonstances favorables à la démocratie touche à sa fin »[5] . Il s’agit donc pour la trilatérale de renforcer l’autorité centrale. Pour cela, elle propose 7 mesures : la planification efficace du développement économique et social[6] ; le renforcement des institutions de direction politique[7] ; le renouvellement des partis politiques[8] ; la restauration de l’équilibre entre les gouvernements et les médias[9] ; le réexamen du coût et des fonctions de l’enseignement supérieur[10] ; une innovation plus active dans le domaine du travail et surtout au point de vue de son organisation[11] ; la création de nouvelles institutions pour la promotion en commun de la démocratie[12].
En bref, pour Goldring, les nouveaux « maîtres » « ont la hantise de toutes les formes réelles de participation des masses à la vie politique parce que les masses se dégagent de plus en plus de leur influence. (…) Il leur reste une seule voie, tenter d’empêcher par tous les moyens qui leur restent l’expression de la volonté populaire »[13].
Plus près de nous, M. Schooyans a, dans de nombreux ouvrages[14], évoqué les grandes manœuvres d’organisations internationales et de clubs qui, à l’instar de la Trilatérale, travaillent, d’une manière ou d’une autre, à la limitation des pouvoirs démocratiques. Il ne s’agit pas seulement pour ces organismes de contrôler la croissance des populations à travers le monde ce qui constitue déjà une mise au pas essentielle mais aussi d’établir des législations qui entravent et orientent les choix politiques, économiques et sociaux des États. Nous avons vu précédemment les menaces qui planaient sur les droits de l’homme dont le respect est fondateur dans une démocratie authentique. Mais il y a plus, comme nous l’étudierons plus en profondeur plus tard, car « ce qui est grave dans la situation actuelle, c’est d’abord que l’ONU débilité les nations de multiples façons. Le consensus est obtenu dans les assemblées internationales avec le concours d’ONG « sûres », faisant du travail de lobbying. Dans ce registre, la palme revient à la Fédération internationale pour la planification familiale (IPPF). Ensuite, ce consensus est invoqué pour faire pression sur les nations afin que celles-ci, « pour être cohérentes avec elles-mêmes », signent pactes ou conventions portant sur les matières et des programmes d’action ayant fait l’objet d’un consensus. Une fois ratifiés, ces instruments juridiques auront force de loi dans les nations participantes. Par ce biais, il est aisé de faire tomber progressivement en désuétude: d’abord, dans son esprit et dans sa lettre, la Déclaration de 1948 ; ensuite, les législations nationales. En plus et surtout, il est aisé de faire passer comme « nouveaux droits de l’homme » ce qui n’est que le produit d’un consensus, lequel donne lieu à des conventions, etc…. »[15]. Nous allons ainsi vers « une concentration de pouvoir sans précédent dans l’histoire. (…) Sous couvert de « responsabilité partagée », de développement durable, d’ »incorporation au système légal international », l’ONU est en train de mettre sur pied un contrôle super-centralisé des quatre facteurs (politique, économique, militaire et psycho-social[16]), non pour faire face à quelque défi qui lui viendrait d’une coalition de nations, mais tout simplement pour régenter le monde et pour s’imposer à lui comme centre incontesté gouvernant tous les facteurs de pouvoir »[17]. Se profile ainsi l’ombre d’un super-État construit sur « une inversion perverse du principe de subsidiarité. Ce n’est pas le super-État qui joue un rôle subsidiaire vis-à-vis des États particuliers ; ce sont ceux-ci qui jouent ce rôle vis-à-vis du premier »[18]. Nous avons vu précédemment que cette question se posait déjà en Europe à propos du Traité de Maastricht et du Traité d’Amsterdam.
Toutes ces manœuvres, de la Trilatérale à l’ONU, en passant par toutes les conférences et clubs rassemblant des hommes aux pouvoirs politiques, économiques, financiers et militaires considérables, relayées par certaines franc-maçonneries, sont radicalement contraires à la vocation participative de la démocratie, à la diffusion du pouvoir selon la définition de Pierre Mertens.
Pour certains, la solution serait d’élargir la démocratie. d’une part, par l’extension progressive des droits de participation. Ainsi, le droit de vote serait accordé dès 16 ans, on serait éligible à 18 ans et les étrangers jouiraient du droit de suffrage. d’autre part, la démocratie serait étendue à tous les domaines de la vie sociale : l’armée, l’école, les entreprises, les Églises, etc..
Sans entrer dans ces débats, on peut se demander pourquoi les difficultés évoquées plus haut disparaîtraient du fait de cet élargissement. On peut penser, au contraire, que ces problèmes se retrouveront partout et, avec parfois beaucoup plus d’acuité encore, vu la nature des activités concernées et leurs modes de fonctionnement. Il faut ici se méfier plus qu’ailleurs des mots employés car le thème de la participation peut cacher des réalités et des objectifs fort différents. Nous le verrons à propos de l’entreprise.
Prenons ici l’exemple de l’école. En effet, l’enseignement francophone de Belgique a vu, à la fin du siècle dernier, l’installation obligatoire, dans chaque école de l’enseignement de la Communauté et de l’enseignement subventionné, d’un conseil de participation qui, pour tous les élèves, « se veut un lieu de démocratie, où tous partagent un projet commun : leur école. Pour tous les élèves, il constitue un terrain d’apprentissage privilégié de la citoyenneté responsable »[1].
Trois remarques s’imposent.
Tout d’abord, les élèves ainsi flattés dans cette présentation à leur usage, ne sont qu’un élément minoritaire dans l’ensemble du conseil. Ils sont élus au nombre de trois à six mais ils sont entourés d’un nombre égal (au maximum) de représentants dans chacune des trois autres catégories présentes : délégués du pouvoir organisateur, représentants du personnel enseignant, auxiliaire d’éducation, psychologique, social, paramédical, et représentants des parents. S’ajoute encore un représentant du personnel ouvrier et administratif.
Ensuite, les réunions ont lieu au moins deux fois par an. Le conseil est convoqué sur demande de la moitié de ses membres au moins, adressée au Président (le chef d’établissement , la plupart du temps).
Enfin, Enfin, le pouvoir du conseil est bien délimité. Il s’agit d’abord et avant tout de débattre du projet d’établissement qui « définit l’ensemble des choix pédagogiques et des actions concrètes particulières que l’équipe éducative de l’établissement entend mettre en œuvre en collaboration avec l’ensemble des acteurs et partenaires visés à l’article 69, par.2 pour réaliser les projets éducatif et pédagogique du Pouvoir organisateur »[2].
Le pouvoir des élèves est donc très relatif[3] : ils représentent un quart des voix et de toute façon, le conseil s’il peut amender et compléter le projet d’établissement selon certaines procédures, doit le proposer à l’approbation du Ministre ou du Pouvoir organisateur et, comme on l’a compris, il ne porte pas sur les projets éducatif et pédagogique mais sur les moyens de mise en œuvre dans la mesure étroite laissée par l’ensemble des exigences et possibilités d’organisation.
De trois à six élèves auront l’occasion peut-être de donner un avis. La masse qu’il représente fera simplement l’apprentissage du vote. Est-ce là vraiment une éducation à la citoyenneté responsable ?
d’une manière générale et radicale, Chantal Delsol estime qu’en essayant d’appliquer »le pluralisme des options, la souveraineté individuelle, la décision majoritaire au sein de groupes divers (…), nous pervertissons à notre insu l’organisation que nous désirons protéger et embellir. Appliquer la démocratie, au même titre que dans la société civile, dans un parti, dans une association, dans une Église, dans une armée, dans une famille, reviendrait à gommer les finalités reconnues pour introduire partout l’anarchie des volontés individuelles. Car on ne peut identifier les groupes sociaux, qui se donnent des finalités précises au moment de leur constitution et admettent comme membres ceux qui acceptent ces finalités, et la société civile, dont le seul objectif consiste, en tout cas dans notre culture, à permettre à chacun de réaliser au mieux ses propres finalités. Les groupes sociaux , formés autour de finalités précises auxquelles les membres adhèrent en y entrant, peuvent appliquer lerrpincipe de subsidiarité, qui ne saurait en aucun cas être identifié avec la démocratie. En voulant généraliser le processus démocratique à l’ensemble de la société, on sacralise ce processus même, ce qui est absurdité. La réussite de cette organisation provient de ce qu’elle utilise des mécanismes adaptés à la société civile comme entité caractéristique. Mais ces mécanismes ne valent pas en soi : si nous voulions par exemple « démocratiser » la science, nous en viendrions à la nier en la transformant en opinion… »[4].
Guy Coq[5] explique qu’ »il y a une limite interne nécessaire au processus démocratique dans la société démocratique elle-même. Ainsi, la famille peut être éducative à la démocratie sans se reconstruire elle-même complètement selon les critères convenant à la démocratie dans l’ordre politique. En somme, il importe d’opérer une distinction dans les instances sociales, en évitant de las identifier toutes à l’une d’entre elles. Dans « Un homme de trop », Claude Lefort montre qu’un des traits de la société totalitaire est la dédifférenciation des diverses sphères de l’activité sociale : confusion entre instance du politique, de la recherche, de l’esthétique, de la pédagogie, de l’économie, etc.. Pour que dure la société démocratique, pour qu’elle ne conduise pas à un étouffement des libertés, tout ne saurait être démocratique dans la société démocratique. Car la démocratie est avant tout un mode de gestion de la sphère du pouvoir politique, elle règne dans l’instance du politique, mais elle ne saurait être étendue à l’ensemble des sphères du social, et notamment au système éducatif sans risquer de ruiner les conditions de la liberté. Il y a quelque chose de non démocratique dans l’éducation dont une démocratie a besoin pour subsister ».
Il s’agit ici de toute une série de propositions techniques. On parle de séparer davantage les pouvoirs, de dépolitiser la justice et l’administration, de mieux contrôler le financement des partis, d’établir davantage de règlements et de lois. Plus audacieux, S.-Ch. Kolm réclame davantage de décentralisation, des référendums spécifiques, le raccourcissement des mandats, la révocabilité permanente des élus, etc..
Retenons la nécessité de décentralisation sur laquelle nous reviendrons mais on peut se demander si les autres corrections imaginées par Kolm ajouteraient à la stabilité du régime !
Certes, pour revenir aux suggestions plus courantes et plus classiques, il est bon de veiller à la dépolitisation, à une meilleure autonomie de la justice, à empêcher toutes les formes de corruption et de concussion, la particratie, etc., de lutter contre les mafias qui gangrènent les démocraties[1], mais ces améliorations nécessaires ne touchent pas aux principaux maux répertoriés : le manque de participation, la dissolution du pouvoir et de la société ou la menace de la tyrannie majoritaire. Par ailleurs, les lois et règlements suffisent-ils à moraliser la vie publique ?
Les dysfonctionnements de la police ont amené à la création d’une police des polices. Puis on découvre que le chef de la police des polices est lui-même suspect de quelques malversations. On crée une commission parlementaire pour régler le problème en alourdissant l’arsenal juridique. Ainsi en est-il partout. Le corps des lois connaît une inflation sans précédent.[2] Plus le droit est complexe plus il est menacé de paralysie comme les anciens l’avaient déjà remarqué: « summa ius, summa injuria ».
L’idée la plus positive à cet endroit reste de veiller au maximum de décentralisation et de participation. Tocqueville avait déjà montré que l’absence de centralisation administrative aux États-Unis était un des éléments qui tempérait ce qu’il appelait « la tyrannie de la majorité »[3]. Disons que sur un plan général, la décentralisation du pouvoir ou, si l’on veut, l’application du principe de subsidiarité, est indispensable à la participation active des citoyens. Larry Siedentop[4] s’appuyant lui aussi sur l’analyse de Tocqueville rappelle qu’un gouvernement pour le peuple ne peut remplacer un gouvernement par le peuple. Or, aujourd’hui comme au XIXe siècle, en Amérique, la démocratie risque de cultiver le mercantilisme, le nivellement intellectuel et la médiocrité des ambitions sous les coups de la rationalité économique et de l’individualisme. Actuellement et trop souvent, la vie de chacun se résume à l’activité professionnelle et à l’entourage immédiat tandis que la vie politique se confine dans la satisfaction des besoins et des préférences et que l’on note une tendance à estimer que la croissance économique est plus importante que les problèmes de redistribution et l’affirmation des droits. Toutes ces dérives ne peuvent être évitées que par le développement le plus poussé possible de la participation. Pour Tocqueville comme pour Siedentop, « ce n’est pas en étendant les » libertés négatives » (domaines d’activité protégés par la loi de toute interférence étatique) que l’on peut le mieux garantir le fonctionnement d’institutions. Ce n’est pas non plus par la croissance économique qu’on y parvient. L’ultime garantie des institutions réside dans le citoyen lui-même, dans sa valeur propre, sa détermination à être son maître, à participer aux décisions d’ordre public avec la volonté de protéger, par esprit de justice, au-delà de ses intérêts individuels ceux d’autrui ». On ne peut donc, en démocratie, négliger, comme nous le verrons bientôt, les mœurs et les comportements sociaux. Il faut donc, bien sûr, pour que vive la participation, non seulement une décentralisation du pouvoir mais, en même temps, une stricte doctrine du devoir civique, car seul l’esprit civique permet d’arbitrer entre la poursuite de l’intérêt individuel et la finalité de la justice pour tous. Sans cette éthique, le besoin d’appartenance à une communauté s’assouvira dans des formes de solidarité subversives.
Reste à savoir comment inspirer cet « esprit civique ». Ce sera l’objet de notre réflexion sur l’éducation à la démocratie.
Nous nous pencherons ici, avec beaucoup de sympathie, sur la pensée d’Hilary Rodham[1], épouse de l’ancien président des USA, Bill Clinton.
Dans une conférence faite au Conseil économique de Davos, en 1998, elle souligne le danger qu’il y aurait à ne prendre en considération que l’économie et l’État et de négliger, dans la réflexion politique, la société civile qui « est la substance même de la vie. Elle englobe des réalités aussi diverses que la famille, la foi religieuse ou la spiritualité qui nous guident. Elle prend la forme de toutes ces associations de volontaires dont beaucoup d’entre nous sont membres. Elle est l’art et la culture qui nous permettent de nous élever spirituellement. (…) Quelle que soit la puissance des économies et des États, rien ne peut tenir sans le dynamisme et la vitalité de la société civile »[2]. Et l’oratrice d’interpeller alors, au nom de tous les pays, les responsables économiques et politiques qui l’écoutent sur la nécessité de renforcer le « troisième pied du tabouret » : « Vous devez aussi penser aux mesures qui permettraient de consolider, de renforcer la société civile (…). Comment pouvons-nous aider les familles à rester solides à une époque où les valeurs familiales , où les idées que l’on voudrait transmettre à nos enfants subissent la forte concurrence d’une culture de la consommation, de diverses formes de propagande, et de médias qui ne valorisent que les satisfactions immédiates ? De quelle façon pouvons-nous défendre la liberté de culte et montrer sans ambigüité que nous respecterons la foi et les cheminements spirituels des gens différents de nous ? Comment pouvons-nous travailler ensemble à créer un monde dans lequel les dissidences tribales, raciales, ethniques ou autres puissent être contenues et maîtrisées ? Comment s’investir ensemble dans le cadre d’entreprises communes, au delà des divisions qui nous opposent trop souvent ? Comment fonder des organisations non gouvernementales dans des sociétés qui n’ont jamais connu d’activités bénévoles ou charitables ? Comment créer des associations qui trouvent une place entre les marchés et l’État, et qui donnent l’occasion aux gens d’exercer leurs compétences, de devenir de vrais citoyens ? ». Elle termine en demandant que « nous pensions aux milliards d’hommes et de femmes et d’enfants qui n’ont pas voix au chapitre, qui souvent n’ont même pas le droit de vote, et que nous comprenions que toute réussite à long terme, qu’elle soit économique ou politique, dépend en fin de compte de notre capacité à leur laisser prendre le pouvoir auquel ils ont droit et la place qui leur revient, partout dans le monde, c’est-à-dire aux endroits où ils construisent leur propre avenir ».[3]
Dans sa présentation et son commentaire de la réflexion d’Hilary Rodham, Benjamin R. Barber, professeur en sciences politiques et conseiller du président Clinton, souligne combien la préoccupation d’H. Rodham répond à ce problème majeur de la démocratie contemporaine, maintes fois déploré : le divorce entre la société civile et la société politique. En effet, « en Amérique et dans la plupart des autres démocraties, les hommes politiques, qui n’étaient jadis que des citoyens ordinaires détenant temporairement une fonction élective, ont été métamorphosés par le pouvoir en « professionnels » qui ont perdu le contact avec la base. Les citoyens ? Impuissants, ils en sont réduits à n’être que des opposants à ceux qu’ils élisent et des usagers mécontents de services publics qu’ils consomment et voudraient ne pas payer. (…) La société civile a été éclipsée par le duel entre le gouvernement et les marchés et sa capacité médiatrice a été éliminée, laissant la champ libre à des antagonismes simplistes : État-individu ; économie dirigée-économie de marché. Cette bipolarisation a conduit ceux qui veulent agir dans la sphère civique à se retrouver, contre leur gré, dans le secteur privé où ils apparaissent, tout à fait à tort, comme les défenseurs d’ »intérêts particuliers », comme étrangers aux préoccupations collectives et aux règles publiques. Nous voilà contraints, dans tout ce que nous faisons, à être soit des électeurs soit des consommateurs ! Si nous souhaitons être des citoyens, si nous voulons participer à la chose publique au lieu de nous contenter d’élire ceux qui nous gouvernent, il n’y a pas de place pour nous ! (…) La société civile s’est évanouie et les citoyens n’ont ni lieux pour abriter leurs institutions civiques ni droit à la parole, même dans les États-nations officiellement voués à la démocratie. Se laisser servir (voire persécuter) par un État bureaucratique, jouant l’important, où le mot « citoyen » n’évoque plus rien, ou se mettre au service de l’individualisme radical du secteur privé, où le mot « citoyen » ne veut rien dire ; voter contre les canailles publiques pour les déloger de leurs fonctions ou voter pour porter ses intérêts privés au pouvoir après avoir payé les canailles prêtes à les servir : voilà ce qui reste de la fonction bien réduite de citoyen dans ce qui passe pour les démocraties les mieux établies »[4].
Comme le montre Barber, le remède donné par H. Rodham rappelle l’analyse de Tocqueville qui estimait fondamentale en démocratie l’indépendance des pouvoirs locaux et des associations.
« La commune, écrivait Tocqueville, semble émerger directement de la main de Dieu. (…) Si la commune existe depuis qu’il y a des hommes, la liberté communale est chose rare et fragile. (…) Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s’établit si difficilement, est aussi la plus exposée aux invasions du pouvoir. Livrées à elles-mêmes, les institutions communales ne sauraient guère lutter contre un gouvernement entreprenant et fort (…). C’est (…) dans la commune que réside la force des peuples libres. Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir. Sans institutions communales, une nation peut toujours se doter d’un gouvernement libre, mais elle n’a pas l’esprit de la liberté »[5].
Rappelons-nous ce que nous avons dit précédemment de la commune. Rappelons-nous aussi ce qu’écrivait A. Soljénitsyne à propos de la démocratie des petits espaces : la vie démocratique « doit peu à peu, patiemment et solidement se construire « par en bas », et ne pas être simplement proclamée d’en haut à son de trompe et précipitamment, d’un seul coup, dans toute son ampleur et son étendue.
Tous les défauts mentionnés ne s’appliquent quasiment pas à la démocratie des petits espaces : petite ville, bourg, bourgade cosaque, canton (groupe de villages) et jusqu’aux limites d’un district (d’un « rayon »). C’est uniquement sur un territoire de cette ampleur que les gens pourront déterminer sans se tromper leurs élus, bien connus d’eux tant pour leurs aptitudes pratiques que pour leurs qualités d’âme. Ici point ne tiendront les fausses réputations, ici, rien n’y feront l’éloquence trompeuse ou les recommandations des partis. Voilà bien dans quelle ampleur de territoire peut commencer à grandir, à se fortifier et à prendre conscience d’elle-même la nouvelle démocratie de Russie. Et voilà ce que nous possédons de plus vital et de plus sûr, voilà en effet qui défendra avec succès dans nos contrées un air et de l’eau non empoisonnés, nos maisons, nos appartements, nos hôpitaux, crèches, écoles, notre approvisionnement local, et qui favorisera vigoureusement la croissance d’une initiative locale libre de toute contrainte.
San autogestion locale correctement organisée, point de vie solide et de qualité, et d’ailleurs la notion même de « liberté civique » perd son sens. La démocratie des petits espaces a ceci de fort qu’elle est « immédiate ». La démocratie est véritablement efficace là où peuvent fonctionner des « assemblées du peuple » et non des assemblées représentatives »[6].
En ce qui concerne les associations[7] sur lesquelles H. Rodham s’attarde essentiellement, son analyse rappelle aussi celle de Tocqueville[8] que Barber cite longuement[9]. Retenons ici ces quelques passages-clés : « Chez les peuples démocratiques (…) tous les citoyens sont indépendants et faibles ; ils ne peuvent presque rien par eux-mêmes, et aucun d’entre eux ne saurait obliger ses semblables à lui prêter leur concours. Ils tombent donc tous dans l’impuissance s’ils n’apprennent à s’aider librement.
Si les hommes qui vivent dans les pays démocratiques n’avaient ni le droit ni le goût de s’unir dans des buts politiques, leur indépendance courrait de grands hasards, mais ils pourraient conserver longtemps leurs richesses et leurs lumières ; tandis que s’ils n’acquéraient point l’usage de s’associer dans la vie ordinaire, la civilisation elle-même serait en péril. Un peuple chez lequel les particuliers perdraient le pouvoir de faire isolément de grandes choses sans acquérir la faculté de les produire en commun retournerait bientôt vers la barbarie.
(…) La morale et l’intelligence d’un peuple démocratique ne courraient pas de moindres dangers que son négoce et son industrie, si le gouvernement venait y prendre partout la place des associations.(…)
Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là.
Parmi les lois qui régissent les sociétés humaines, il y en a une qui semble plus précise et plus claire que toutes les autres. Pour que les hommes restent civilisés ou le deviennent, il faut que parmi eux l’art de s’associer se développe dans le même rapport que l’égalité des conditions s’accroît ».
Et Barber de commenter : « Les citoyens vont à l’école de la société civile pour apprendre l’art de la liberté. Dans les familles, les écoles, les églises, les associations de bénévoles et autres initiatives de proximité, nous n’apprenons pas seulement ce qu’est la liberté, mais aussi comment être libres. Nous apprenons à être des citoyens, au sens local, de proximité, qui est le plus important ; et c’est cela qui nous permettra, par ailleurs, d’être des électeurs effectifs et des producteurs et consommateurs efficaces et avisés. (…) L’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre »[10].
La vie association est donc éminemment précieuse, d’autant plus que voilà déjà pas mal de temps que les communautés villageoises ont perdu leur rôle dans le tissu social. Et que les villes, juxtaposant toujours plus d’individus nomades, ont accentué l’atomisation sociale.
Restait la famille. Mais d’une part, elle s’est rétrécie aux dimensions des parents et des enfants et, d’autre part, elle est, comme nous l’avons vu, elle-même en crise et n’assume plus, en maints endroits, le rôle essentiel d’intégration qu’elle jouait[11].
A chaque lendemain de crise on rêve ou on promet de refonder la démocratie. Ainsi, au lendemain de la guerre, en 1946, Jacques Maritain. Maritain « était convaincu que les idées, incarnées dans de grandes idéologies, influent fortement sur le cours de l’histoire. Une conception erronée de l’individu avait conduit au malheur les démocraties bourgeoises. Une conception erronée du bien commun avait conduit les États communistes au totalitarisme. L’objectif de Maritain était donc de clarifier ces deux notions fondamentales indispensables, la personne et le bien commun. Alors seulement, l’Europe pourrait donner forme à ses institutions et à ses pratiques, sur des bases plus solides »[1].
Aujourd’hui, vu les difficultés dans lesquelles bien des États se débattent, plusieurs auteurs tentent de revoir en profondeur le problème politique.
Chantal Delsol[2] remarque que la démocratie moderne qui « repose fondamentalement sur la liberté personnelle, sur le respect de toutes les opinions et de tous les comportements, (…) craint par définition les certitudes proférées ». Dès lors, lorsqu’il s’agit de protéger ou de renforcer la démocratie, on évite de réfléchir sur les justifications, on s’intéresse à « l’efficacité des procédures » et on se désintéresse des « fondements ». On ne réfléchit plus sur les finalités, sur les fondements, on se préoccupe seulement du bon fonctionnement des institutions.
Or, pour éviter nombre d’inconvénients énumérés jusqu’ici, il faudrait précisément revenir sur les principes fondateurs. C’est, en tout cas, l’opinion de ce praticien de la politique qu’est Vaclav Havel. Déjà, en 1989, lorsque le Forum civique décida de le proposer comme président, le célèbre écrivain dissident fit inscrire sur les affiches qui portaient sa photo : « l’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge »[3]. C’était placer d’emblée le point de départ et l’idéal de la démocratie à construire à un niveau inhabituel. Ce n’était pas simple figure de rhétorique. Non seulement Havel avait expérimenté que la force du marxisme tenait à la lutte des classes et au mensonge mais il savait aussi la faiblesse de la démocratie : « Le pragmatisme, écrira-t-il un peu plus tard, des politiciens qui veulent l’emporter aux élections futures, et qui reconnaissent donc pour autorité suprême la volonté et l’humeur d’une société de consommation capricieuse, empêche ces politiciens de prendre en compte la dimension morale, métaphysique et tragique de leur propre programme »[4].
Il est clair que la réflexion politique de V. Havel tient compte d’un paramètre que la plupart des démocrates modernes ont délibérément chassé de leur horizon : la morale. Cette morale n’est pas une morale utilitariste, changeante, elle prétend se référer à des invariants : « en revendiquant notre appartenance à l’Occident, dit-il, nous revendiquons avant tout et essentiellement notre identité avec une civilisation, une culture politique, des valeurs spirituelles concrètes et des principes universels »[5] . Cette appartenance culturelle l’a amené à penser « une politique au service d’autrui, fondée sur la morale, la conscience et la vérité »[6], tout en ayant conscience qu’ »opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile »[7] notamment du fait qu’on peut se trouver confronté à une loi adoptée par une majorité démocratique, que notre conscience trouve moralement condamnable !
Bien conscient que la démocratie moderne souffre d’une profonde crise d’autorité[8], Havel n’en reste pas moins confiant car, dit-il, la démocratie invite « à la responsabilité, et à lui insuffler ou à lui rendre ce sens ou ce contenu spirituel qu’elle avait à l’époque ou elle est apparue. C’est une tâche surhumaine, mais non impossible parce que la démocratie est un système ouvert »[9]. Nous l’avons vu, le problème de l’autorité est fondamental en démocratie. Comment, en effet, sans coercition, sans tyrannie même subtile, réunir, ou mieux, unir des hommes aux opinions diverses ? Un minimum commun est nécessaire pour la cohérence démocratique comme pour des relations internationales et interculturelles paisibles. Le président tchèque sait que « la question fondamentale reste de savoir où chercher les sources de ce minimum commun qui pourrait offrir un cadre aux différentes cultures pour qu’elles parviennent à coexister et se tolérer au sein d’une civilisation unique. Il ne suffit pas, poursuit-il, de reprendre ici machinalement l’ensemble d’impératifs, de principes, voire de règles élaborées au cours des temps par le monde euro-américain, et de décréter qu’ils engagent l’humanité entière. Si l’on veut que chaque personne fasse siens ces principes, s’identifie réellement à eux et les prenne pour règles de vie, alors ces principes doivent être en résonance avec quelque chose que cette personne possède déjà en elle et qui lui appartient. Car les différentes cultures ou sphères de civilisation ne peuvent partager que ce qu’elles perçoivent réellement comme un fonds commun, et non ce que les unes proposeraient, voire imposeraient aux autres. Pour fonctionner, les règles de la coexistence des hommes sur la terre doivent naître de l’expérience la plus profondément partagée, non simplement de l’expérience de quelques-uns. Leur formulation doit les mettre à l’unisson de ce que l’homme a compris, vécu et supporté en tant qu’être humain, non en tant que membre de tel ou tel groupe.
Toute personne dépourvue de préjugés comprendra aisément dans quel domaine il faut chercher. En comparant les plus anciens canons moraux et impératifs de conduite, les plus anciennes règles de vie commune, on verra qu’ils présentent d’énormes ressemblances. Il est souvent même étonnant de voir que dans des lieux et des temps aussi divers, et le plus souvent d’une manière tout à fait indépendante, aient pu apparaître des normes morales foncièrement analogues. Et ce n’est pas le seul point intéressant. Une deuxième constatation explique peut-être, dans une certaine mesure, la précédente : cet ordre éthique dont se sont dotées les différentes cultures et civilisations, et qu’elles ont ensuite diversement développé, a toujours une origine transcendantale ou métaphysique. Il ne se trouve sans doute aucune culture qui ne soit fondée sur la conviction qu’il existe un certain ordre du monde, un ordre transcendant, mystérieux, et qui nous est inaccessible, une volonté supérieure qui est à l’origine de tout, une mémoire supérieure où tout est inscrit, une autorité supérieure devant laquelle nous sommes tous plus ou moins responsables »[10].
Dans cette conférence intitulée « La démocratie et la transcendance », Havel redécouvre une problématique qui nous est familière mais qui prend à contre-pied une démocratie qui ne veut être que le pouvoir de l’homme sur l’homme.
Havel, comme bien d’autres auteurs cités plus haut, montre l’importance du facteur culturel en démocratie.
Au minimum, chez les auteurs les plus libéraux, la tension permanente réclamée par le cheminement incessant vers l’idéal réclame un apprentissage continu, « une culture »[1], un « état d’esprit »[2]. Il faut en effet que le peuple respecte, au moins, les règles de fonctionnement ainsi que les droits de chacun.
d’autres auteurs vont plus loin. C’est le cas, par exemple, d’Alan Bloom qui, dans un ouvrage publié dans les années 80[3] considérait que la décadence de l’enseignement des humanités aux USA comportait un danger politique : « Il va de soi qu’aux USA, il faut commencer par étudier la Déclaration d’indépendance, la Constitution et les articles écrits par Hamilton, Madison et Jay[4] avant son adoption. Ces documents renvoient à de grands philosophes comme Montesquieu et Locke dont les pères fondateurs de l’Amérique se sont inspirés. ce n’est qu’un exemple, parmi d’autres, de la façon dont l’enseignement des humanités doit être conduit, si nous voulons comprendre ce que nous sommes, qui nous sommes.
Chacun parle des droits mais presque personne ne sait en quoi ils consistent, et encore moins comment les défendre ». L’auteur suggère « que les gens sérieux consacrent une bonne partie de leur éducation à lire quelques-uns des grands livres qui répondent à nos interrogations.
Naguère, -et c’est très révélateur- un grand général comme George Marshall avait pour livre de chevet Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide qui alimentait sa réflexion sur la nature de la paix et de la guerre. Ces cas sont devenus de plus en plus rares, et que tant de généraux du Pentagone aient un diplôme universitaire masque simplement le fait que ce sont des techniciens qui ne réfléchissent jamais sur ces questions absolument essentielles »[5].
Le livre où Bloom développait ces idées eut un grand succès dans le public mais les intellectuels le reçurent avec « hostilité et colère féroces ». Ils considéraient précisément que ces grands auteurs fondateurs étaient responsables de nos problèmes. La diversité notamment est devenue sacrée à tel point que tout ce qui cherche à unir, tout ce qui tend à souligner l’universalité est suspect et combattu. La démocratie contemporaine est profondément méfiante, comme l’a très bien vu Chantal Delsol, vis-à-vis de toute réflexion sur les valeurs. Non qu’elle les récuse en tant que telles. Au contraire, nous l’avons vu dans le témoignage des jeunes, elle en exalte toute une série et non des moindres mais elle semble fuir tout approfondissement, toute mise en question de ces valeurs comme si elle était incapable de leur donner un contenu précis, comme si elle avait peur de leur trouver une signification précise. Il est facile de le comprendre. Si le mot liberté est défini, si le concept est précisé, ils ne pourront plus s’accommoder de n’importe quelle utilisation. Les définitions sont sélectives et elles risquent de restreindre le débat.
Plus exigeante et au delà des principes politiques, Chantal Delsol parle de « l’urgence d’une anthropologie » car « notre déception ne provient pas d’une action mal menée, ni d’une chute de l’élan prometteur : mais d’une appréciation erronée de la réalité humaine »[6]. Il s’agirait en somme de redéfinir le bonheur : « Toute action politique devra prendre en compte la nécessaire réflexion sur le bonheur et sur ses conditions. Sur la comparaison entre le bien-être instinctif et temporaire, et le bonheur intégrant le temps et l’espace. Sur les limites au-delà desquelles la quête du bonheur engendre des malheurs certains »[7].
Havel va beaucoup plus loin encore en invitant à une redécouverte de la transcendance. L’effort « culturel » qu’il demande, la rénovation morale et spirituelle qu’il incarne rejoint, dans une large mesure, la pensée de l’Église même si le président tchèque se défend d’avoir la foi.
Face à ces appels à une refondation morale, philosophique, voire théologique, qui restaure, d’une manière ou d’une autre, la démarche classique de la réflexion politique se dresse une autre culture radicalement démocratique, pourrait-on dire, où « la démocratie ne se définit ni par la participation ni par le consensus mais par le respect des libertés dans la diversité »[8] . Nous revenons là à un slogan bien connu : la démocratie va mal dans la mesure où il n’y a pas assez de démocratie, c’est-à-dire pas assez de respect de la diversité. Pour qu’on ne se méprenne pas, Alain Touraine rappelle que la démocratie « est apparue quand l’ordre politique s’est séparé de l’ordre du monde, quand une collectivité a voulu créer un ordre social qui ne soit plus défini par son accord avec une Loi supérieure, mais comme un ensemble de lois créées par elle-même comme expressions et garanties de la liberté de chacun. Mais l’ordre politique a été envahi par l’activité économique, la puissance militaire, l’esprit bureaucratique, et il a été de plus en plus souvent détruit par le retour de la Loi, par l’idée que c’était la société elle-même qui était l’Esprit, la Raison, l’Histoire et, pourquoi pas ? Dieu lui-même. La liberté des Modernes est la reformulation de la liberté des Anciens : elle garde d’elle l’idée première de la souveraineté populaire, mais elle fait éclater les idées de peuple, de nation, des société, d’où peuvent naître de nouvelles formes de pouvoir absolu pour découvrir que seule la reconnaissance du sujet humain individuel peut fonder la liberté collective, la démocratie. Ce principe est à la fois de portée universelle mais d’application historique limitée et n’impose aucune norme sociale permanente »[9]. Ceci étant établi, et étant donné que « l’espace politique est envahi soit par l’État et les contraintes économiques, soit par une vie privée réduite à la consommation marchande », quels sont le rôle et la nature de la vraie culture démocratique ?
« La culture démocratique, répond l’auteur, ne peut exister sans une reconstruction de l’espace public et sans un retour au débat politique. Nous venons d’assister à l’écroulement de toute une génération d’États volontaristes dont tous n’étaient pas totalitaires, en particulier en Amérique latine et en Inde. Sur les ruines du communisme, du nationalisme, du populisme, on voit triompher soit le chaos, soit une confiance extrême dans l’économie de marché comme seul instrument de reconstruction d’une société démocratique. Les hommes n’ont plus confiance en leur capacité de faire l’Histoire et ils se replient sur leurs désirs, leur identité ou des rêves de société utopique. Or il n’y a pas de démocratie sans volonté du plus grand nombre d’exercer le pouvoir, au moins indirectement, de se faire entendre et d’être partie prenante des décisions qui affectent leur vie. C’est pourquoi on ne peut pas séparer la culture démocratique de la conscience politique qui est, plus qu’une conscience de citoyenneté, une exigence de responsabilité, même si celle-ci ne prend plus les formes qu’elle avait dans les sociétés politiques de faible dimension et peu complexes. Et ce qui nourrit la conscience démocratique est, aujourd’hui encore plus qu’hier, la reconnaissance de la diversité des intérêts, des opinions et des conduites, et par conséquent la volonté de créer le plus de diversité possible dans une société qui doit aussi atteindre un niveau de plus en plus élevé d’intégration interne et de compétitivité internationale. Si j’ai placé au centre de cette réflexion l’idée de culture démocratique, au-delà d’une définition purement institutionnelle ou morale de la liberté politique, ce n’est pas pour accroître la distance entre la culture et les institutions, la vie privée et la vie publique, mais au contraire pour les rapprocher, pour montrer leur interdépendance. Si la démocratie suppose la reconnaissance de l’autre comme sujet, la culture démocratique est celle qui reconnaît les institutions politiques comme lieu principal de cette reconnaissance de l’autre »[10]. L’auteur prêche donc pour « un multiculturalisme bien tempéré » [11] où l’on arrive à combiner la loi de la majorité avec le respect des minorités, à réussir l’insertion des immigrés, à obtenir un accès normal des femmes à la décision politique, à empêcher la rupture entre le Nord et le Sud. Bref, la démocratie, pour Touraine, n’est pas que l’affirmation d’une liberté négative, une capacité de résister à des pouvoirs autoritaires, elle promeut une culture qui « est le moyen politique de recomposer le monde et la personnalité de chacun, en encourageant la rencontre et l’intégration de cultures différentes pour permettre à chacun d’entre nous de vivre la plus large part possible de l’expérience humaine »[12].
On ne peut que souscrire à l’idée que la culture démocratique se caractérise par le respect du sujet et la reconnaissance de l’autre. Mais la société peut-elle s’organiser sans valeurs communes et sans frustrations ? Par ailleurs, pourquoi respecterais-je l’autre et dans quelle mesure ? Au nom de quoi ?
Quoi qu’il en soit, quelle que soit notre option, classique ou non, nous nous rendons compte qu’un « esprit » est important. Nous avons vu condamner, en somme, l’orgueil, l’égoïsme, la volonté de puissance et exalter l’attention aux autres, la solidarité, etc.. Mais comment y travailler alors que l’idéologie du marché et de la consommation nous incite à une inversion de ces valeurs ? Une réforme économique ne doit-elle pas parallèlement être entreprise ? Nous le verrons plus loin.
A plusieurs reprises, on a insisté sur la formation morale, intellectuelle, civique des citoyens et sur leur information. En effet, si la démocratie est théoriquement le régime où chaque citoyen peut donner son avis, il est à souhaiter que ce soit en connaissance de cause et qu’il ait pu forger son opinion dans les meilleures conditions, qu’il connaisse bien les dossiers en question.
On a souligné aussi l’importance du débat où les opinions se rencontrent, débat qui doit permettre à d’autres citoyens, la plus grande masse, de découvrir les différentes options possibles et de faire ainsi un choix éclairé. Et il est vain de parler de participation si tous les acteurs potentiels n’ont pas accès aux informations nécessaires.
La question qui se pose est de savoir si, dans les démocraties modernes, les conditions sont réunies pour assurer des prises de conscience et de décision libres et honnêtes.
Bien des esprits, à toutes les époques, ont été fasciné par l’image d’une démocratie grecque pure parce qu’originelle, authentique parce que directe. Mais nous avons aujourd’hui une vision plus exacte de ce que fut la réalité athénienne[1] où, certes, le débat était fondamental mais posait déjà problème.
Très rapidement, dès la fin du VIe siècle, on s’est rendu compte que, la prise de parole étant capitale dans ce système, ce sont les plus habiles qui eurent le plus d’influence. L’apparition des sophistes est liée à cette dérive : ils apprennent l’art de convaincre à ceux qui veulent acquérir du pouvoir dans les assemblées, un art de convaincre qui souvent n’est qu’artificieux et captieux. Si bien qu’un esprit éclairé comme Thucydide devra mettre vigoureusement en garde ses concitoyens : « Quand on vous soumet des projets, il vous suffit d’écouter de belles paroles pour les croire réalisables, mais, quand il s’agit du passé, au lieu de juger ce qui a été fait d’après le témoignage direct de vos yeux, vous préférez vous fier à ce que vous entendez et aux brillants réquisitoires qu’on peut prononcer devant vous. Vous n’avez pas vos pareils pour vous laisser séduire par une argumentation originale et pour refuser de vous incliner devant celles dont la valeur a été déjà éprouvée. Vous vous laissez subjuguer par tous les paradoxes et vous dédaignez les façons de voir habituelles. Tant que vous êtes, vous souhaitez par-dessus tout posséder vous-mêmes le don de la parole et si ce don vous fait défaut, c’est une épreuve alors qui s’engage entre vous et ceux qui savent faire ce genre de discours : il s’agit pour vous de les suivre sans que votre compréhension paraisse dépassée, de faire par avance un succès à tel aperçu ingénieux qu’on attend, d’avoir l’esprit en éveil pour anticiper sur la suite du raisonnement et l’esprit en sommeil pour ce qui est d’en prévoir les conséquences pratiques. Vous êtes en quête d’un monde qui n’a, pourrait-on dire, aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons et il vous manque la dose suffisante de bon sens pour apprécier sainement la réalité qui nous entoure. En un mot, vous êtes les jouets du plaisir que vous cause la parole et vous ressemblez plus à un public venu entendre des sophistes qu’à une assemblée délibérant sur les affaires de la cité ».[2].
Le problème soulevé par le célèbre historien grec se révèle bien plus aigu encore à l’époque contemporaine étant donné l’importance prise par les moyens de communication sociale.
De nombreux auteurs ont énuméré les dangers que les médias font courir à la démocratie et plus particulièrement au débat démocratique
Pour Georges Vedel, déjà cité[3], « il est évident que les nouveaux rapports qui se sont instaurés entre les médias - c’est-à-dire surtout l’audiovisuel - et la politique ont contribué à fausser le jeu démocratique ». Tout d’abord, « la communication instantanée qui s’établit par la télévision conduit le public à confondre l’image de l’événement et l’événement lui-même et, par conséquent, à réagir à cette image beaucoup plus qu’à l’événement. ce qui rend difficile la distanciation vis-à-vis de l’information ». Ensuite, « la télévision conduit l’homme politique à montrer de lui la face la plus construite, la moins spontanée, la plus… démagogique car les médias obligent à schématiser la pensée (…) ». Le temps manque aux hommes politiques « pour nuancer, expliquer, leur position, et leur position se résume finalement à un découpage de petites phrases. Et dès lors même que l’on retransmet l’intégralité d’un débat parlementaire, les députés auront tendance à parler et à gesticuler pour la télévision. C’est un des cas bien connu des physiciens de l’atome où l’observateur dérègle le phénomène observé ». Enfin, les médias ont tendance à dialectiser le débat : « non seulement le débat radiophonique ou télévisé transforme toute discussion en duel, mais encore, si un présentateur rend lui-même compte d’un débat, il n’en retiendra que l’opposition brutale entre deux points de vue ».
Jean-Claude Guillebaud[4]lui aussi déplore la mise en scène permanente de l’information et des débats. Sous l’influence du show-biz, des feuilletons mélodramatiques et des pugilats sportifs, on cherche à divertir au lieu d’informer : « les citoyens en quête de vérité » deviennent des « consommateurs en mal de distraction ». Dans cet esprit, comme Vedel le remarquait, on privilégie la « dispute ». On sollicite plus le sentiment que la réflexion en suscitant des émotions, on fait triompher les apparences[5], on se laisse aller aux rumeurs. Ce sont désormais les clichés et les raccourcis qui font autorité sur base, le plus souvent, de dépêches d’agences. Comment le spectateur-citoyen peut-il réfléchir dans ces conditions ? La réflexion demande une mise à distance, du temps et un état d’esprit paisible ! Loin de travailler à la mobilisation du citoyen, les medias, accroissent l’irresponsabilité car, selon l’auteur, la télévision, en particulier, est « hypermétrope », elle ne parle bien que de ce qui est lointain, d’événements sur lesquels Monsieur-tout-le-monde n’a pas de prise.
Si nous examinons « en amont » le fonctionnement des médias, nous découvrons un influence malsaine de l’État et de l’idéologie du marché. d’une part, les subsides, la gestion publique, voire les pressions, les « lobbies », relativisent l’indépendance de la presse. d’autre part, dans le mercantilisme ambiant, on aura tendance à omettre l’information invendable et à promouvoir ce qui est vendable. Enfin, si l’on se place à l’échelle du monde, on constatera que l’information est un quasi-monopole de l’Occident.
Dans ces conditions, on peut, avec l’auteur, se demander si, assailli par les manipulations[6], les propagandes et les désinformation, les destinataires ont vraiment les moyens de résister intellectuellement et d’exercer l’esprit critique minimal !
Même sévérité chez l’ancien rédacteur en chef du quotidien De Morgen: « Les rédacteurs en chef na disposent pas d’un réel pouvoir. Ils sont avant tout les exécutants qui doivent aider à réaliser un projet marketing ou de business. Les medias participent à l’érosion intérieure de la politique. Ils offrent au public non pas ce qui est important, mais ce qui est passionnant. Le débat politique et social est devenu une bulle de savon aux couleurs scintillantes, aussi vide que belle. Indirectement, les médias contribuent ainsi à la progression de l’extrême-droite. En effet, l’extrême-droite est une tendance qui se nourrit de slogans et de pratiques spectaculaires. En choisissant la composante spectaculaire de la politique comme premier critère, les rédactions minent leur propre crédibilité et leur propre raison d’être »[7].
Un peu plus nuancé à propos de l’influence néfaste de l’État et d’éventuelles manipulations, Jean Duchesne[8], n’en rejoint pas moins l’essentiel de l’analyse de Guillebaud. Il reconnaît lui aussi que « le produit doit être médiatisable » et que si dans un régime totalitaire on a appliqué la formule « la fin justifie les moyens », dans les démocraties, les médias ont tendance à considérer que « les moyens justifient la fin » qui est de répondre à une attente.
L’homme politique va chercher à « occuper le terrain », à se produire[9], à faire parler de lui. Mais le langage médiatique est un problème pour le débat démocratique car l’information devient une affaire de spécialistes en communication. Les hommes politiques s’entourent de ces « communicateurs » qui travaillent message en le soumettant aux exigences techniques. Et cette « traduction » ignorera ce qui n’est pas assimilable dans le langage choisi.
« La nécessité de l’imprévu permanent » a tout de même, pour Jean Duchesne, un effet positif qui est d’être incompatible avec un État qui aurait une tendance monopoliste. Toutefois, il déplore que les normes morales ne soient plus très claires pour le destinataire même si l’ »immoralisme » des médias est plus ou moins sous surveillance[10]
Indépendamment du fait que les media « tendent à ne plus être des moyens mais une fin en soi », le plus grave, une fois encore, c’est que le citoyen, n’est guère plus qu’un « récepteur-consommateur » qui assiste mais qui ne participe pas.
Se basant sur une étude de John Condry, le philosophe Karl Popper[11] attire notre attention sur un phénomène particulier : l’incompatibilité entre la démocratie et la représentation de la violence. L’État de droit, écrit-il, « consiste avant tout à éliminer la violence. Je dirai même que cela pourrait en être une bonne définition. (…) Mais lorsque nous acceptons que l’on réduise à néant l’aversion générale qu’inspire la violence, nous sabotons l’État de droit et l’accord général en vertu duquel elle doit être évitée. Et du même coup, nous sabotons notre civilisation »
La télévision a acquis un « pouvoir colossal », « un pouvoir trop étendu au sein de la démocratie ». Celle-ci ne pourra « survivre si l’on ne met pas fin à cette toute puissance ». « Il ne devrait exister dans une démocratie aucun pouvoir politique incontrôlé ». « L’esprit démocratique » est d’« offrir, à tous, les possibilités les meilleures et les meilleures chances » or, « on ne peut enseigner une éthique aux enfants qu’en leur offrant un environnement sain et intéressant et en leur présentant des exemples édifiants ». Il faut donc, dans l’intérêt même de la démocratie, soumettre la télévision à un contrôle et réduire ainsi le pouvoir illimité qu’elle exerce en modelant notre espace culturel et moral.
Ce que dénonce Milan Kundera[12], c’est l’uniformité, ce que d’autres appellent la « pensée unique ». Pour le célèbre romancier, les médias, « agents de l’unification de l’histoire planétaire, amplifient et canalisent le processus de réduction[13] ; ils distribuent dans le monde entier les mêmes simplifications et clichés susceptibles d’être acceptés par le plus grand nombre, par tous, par l’humanité entière. Et il importe peu que dans leurs différents organes les différents intérêts politiques se manifestent. Derrière cette différence de surface règne un esprit commun. Il suffit de feuilleter les hebdomadaires américains ou européens, ceux de la gauche comme ceux de la droite, du Time au Spiegel : ils possèdent tous la même vision de la vie qui se reflète dans le même ordre selon lequel leur sommaire est composé, dans les mêmes rubriques, les mêmes formes journalistiques, dans le même vocabulaire et le même style, dans les mêmes goûts artistiques et dans la même hiérarchie de ce qu’ils trouvent important et de ce qu’ils trouvent insignifiant. Cet esprit commun des mass media dissimulé derrière leur diversité politique, c’est l’esprit de notre temps ». Le danger étant en plus, de confondre l’uniformité des opinions avec l’universalité de la vérité.
On peut se demander ce que vaut l’opinion née des simplifications, des mises en scène, des informations travaillées, contrôlées, sélectionnées, livrées aux instincts flattés ! Peut-être qu’une source d’informations comme celle offerte par le réseau Internet pourra offrir, en dehors des circuits officiels ou commerciaux, des sites[1] d’information crédibles où les citoyens pourront obtenir des renseignements intéressants et sûrs mais encore faut-il que les populations disposent des moyens matériels et intellectuels pour utiliser ces sources et qu’elles aient la volonté de s’y nourrir.
Les mieux disposés restent tributaires du sérieux et de la rigueur de ceux qui dispensent la connaissance. Ainsi, J.-Fr. Revel a montré, naguère, dans un livre[2], en grande partie, fort bien inspiré[3], que jamais nous n’avons eu à notre disposition tant d’informations et de connaissances faciles d’accès. Alors qu’en principe, nous avons les instruments pour nous orienter et pour juger des politiques appliquées ou proposées, nous restons, la plupart du temps, impuissants devant toutes les dérives. Non seulement, et nous y reviendrons, il n’est pas sûr que nous ayons envie de nous servir de l’arsenal à portée de notre main, mais comme d’autres, Revel déplore les techniques de désinformation et le poids des idéologies sur les messages communiqués ou tus.
On sait, notamment grâce à Montesquieu[1], que la démocratie dépende, plus que tout autre régime, de l’éducation. L’école devrait être donc un lieu capital de réflexion désintéressée sur la démocratie, la politique, et surtout sur les philosophies qui les sous-tendent. Elle pourrait, au moins, car on craint toujours la politisation à l’école, l’endroit où se forge un véritable esprit critique, guidé par des principes élémentaires de logique et éclairé par des valeurs de référence fondées sur une juste anthropologie philosophique.
Malheureusement, comme nous l’avons déjà vu, la culture humaniste, pilier de l’esprit critique, a été emportée par la crise de la culture. L’école s’est vouée à l’utilitaire, à l’actuel, à la « culture plurielle », antichambre de la superficialité, de l’éclectisme et, en fin de compte, du relativisme. L’école s’est modelée sur l’esprit du monde alors que, sur le seuil de la vie engagée, avec la distance qui était la sienne, elle pouvait regarder le monde, les idées, les hommes, avec le détachement nécessaire à une vraie réflexion.
Et si elle veut rejouer ce rôle de gardienne et dispensatrice d’une certaine sagesse, la voici assaillie de tâches que les familles et la société accumulent sur son dos. L’école doit, comme l’explique un professeur d’école normale[2], « à la fois préparer à la société telle qu’elle est et répondre à toutes les meilleurs intentions du monde. On a l’impression que l’école et la société sont l’envers et l’endroit de la même pièce, l’une étant considérée comme le revers de l’autre selon le point de vue où on se place. L’école doit jouer au bon contraire de la mauvaise réalité.
Ainsi, les médias font toujours pire en information, culture et divertissement : course au sensationnel et surenchère à l’émotif, produits culturels préfabriqués et homogénéisés, divertissements débiles. Pas de problèmes, on demande à l’école de faire de l’éducation à l’information, à la culture, aux médias.
Les fast-food se développent et, comme les chips et le coca, ils font leur pub à la télé aux heures d’écoute des jeunes. L’obésité est en passe de devenir la maladie la plus répandue. Mais, pas de problèmes, on demande à l’école de faire un peu d’éducation à la santé. d’ailleurs, Kellog’s est prêt à donner un coup de main.
Personne ne veut des écotaxes ; on pratique gaiement la politique du tout-à-l’égout et à la décharge. On sacrifie tout à la voiture individuelle et au transport routier. Saturation en CO2, trous dans l’ozone, pollutions diverses, pas de problèmes, on demande à l’école de faire un peu d’éducation à l’environnement. d’ailleurs, TetraPak[3] et les producteurs de piles se disputent pour donner un coup de main.
Ainsi, après l’affaire Dutroux[4], l’école doit apprendre aux enfants à dire non (!) ; après la montée du Blok[5] et les affaires Agusta[6], l’école doit éduquer à la démocratie ; après les émeutes de Forest et de Cureghem[7], à l’interculturel… etc.
Les enseignants doivent préparer tous les élèves à s’adapter à la société telle qu’elle est et en même temps, la changer profondément en fonction des idéaux les plus généreux et les plus contraires à ce qui précède. L’école doit à la fois préparer à la société et la réparer: mission impossible. »
Et ce n’est pas tout. L’école est aussi victime, dans les sociétés démocratiques, de deux demandes contradictoires : faire réussir et sélectionner. En effet, « l’école de la réussite s’est imposée dans les discours et dans les textes. Au nom de revendications démocratiques vieilles de 30 ans (égalité des chances puis égalité des résultats), au nom du gaspillage des ressources (le coût budgétaire du redoublement et son inefficacité pédagogique), au nom du développement socio-économique (les besoins en main-d’œuvre très qualifiée), la réussite de tous s’est donné une légitimité béton. Honte à celui qui la remettrait en cause. Au pilori, l’enseignant qui ne mettrait pas tout en œuvre pour garantir la réussite de tous et de chacun.
Oui mais, dans la conjoncture actuelle du marché de l’emploi, les parents ne sont pas fous. Ils savent bien que pour être engagés, leurs enfants devront détenir des connaissances et compétences en plus que les autres. Ils savent bien que la course à la distinction, à la sélection commence tôt ».
Mais, « comment réagir aux pressions quotidiennes pour faire l’un plutôt que l’autre ? Comment développer à la fois la citoyenneté, l’épanouissement et la compétitivité puisque le développement de chacune de ces attitudes/valeurs ne peut se faire qu’au détriment des deux autres ? Comment, pour l’épanouir, respecter la personnalité de chaque enfant tout en la transformant radicalement pour poursuivre les autres objectifs ? Comment épanouir et démocratiser en pratiquant la plus sévère sélection exigée du haut des études vers le bas en fonction de la place active à prendre dans la vie économique ? Comment concilier égalité et sélection, autorité et complaisance, droits individuels et devoirs communs… ? Mission impossible. »
Une conclusion semble s’imposer : « Les enseignants doivent faire réussir tous leurs élèves et opérer une sélection, éduquer à la compétitivité, à l’épanouissement personnel et à la citoyenneté, adapter à la société et la changer profondément. Missions impossibles. Quoi qu’il arrive, à l’école de la réussite, c’est l’échec pour les enseignants ».
Guy Coq, déjà cité, est plus nuancé. S’il reconnaît, comme J. Cornet l’existence d’une « logique égalitaire » et d’une « logique élitaire » au sein de l’école, loin de se contredire nécessairement, ces deux tendances qui ont toujours été présentes dans l’histoire de l’école, doivent exister conjointement : « choisir définitivement l’une contre l’autre, (…) ce serait s’enfermer dans une illusion sur la réalité sociale »[8]. Même si, bien entendu, l’équilibre est toujours difficile et forte la tendance à privilégier une « culture » sur l’autre.
Ceci dit, il est incontestable que « l’individualisme démocratique produit de redoutables effets sur l’institution scolaire : ( ..) la crise de l’idée d’enfant, l’écroulement de l’autorité et de la représentation du social, la disqualification du maître d’école sont autant de phénomènes où l’individu produit par la démocratie se laisse aller à dresser des obstacles à la possibilité même d’une éducation en démocratie »[9]. Un des obstacles majeurs a déjà été mis en évidence par A. Finkielkraut. Il s’agit de l’émiettement de la notion de culture sous l’effet, notamment, de l’individualisme ambiant. On parle aujourd’hui de la « culture des jeunes », de la « culture d’entreprise », « d’établissement », de « culture d’origine », de culture médiatique », etc..Comme le note pertinemment l’auteur, « le nombre des cultures (s’est accru) dans la mesure où le sens même de ce qui fait la cohésion d’une culture (s’est effacé) »[10].
Or l’individu démocratique est aussi un citoyen, l’enfant démocratique doit « naître » comme citoyen. Comment le faire accéder à la citoyenneté ? Tel est le problème posé à l’école qui doit désormais chercher « un compromis entre d’une part, les exigences de l’individu démocratique et, d’autre part, une inévitable contrainte collective même dans une société d’individus »[11].
Pour l’auteur, il n’est pas de société sans mémoire commune. « La construction de cette mémoire commune, à travers l’éducation, contribue puissamment à l’intégration des individus de la société démocratique dans un espace social commun ; et, par les valeurs auxquelles cette culture offre un accès direct, elle contribue à former des citoyens ». Il s’agit bien d’une mémoire et donc « la culture commune véhiculée par l’école ne saurait résulter d’une élaboration démocratique ». Elle crée « un lien avec une humanité qui a eu lieu », elle est « une réinterprétation du passé », « un détour par l’autre » qui « n’est pas un conditionnement ou une perte de liberté, mais le plus sûr moyen d’aller vers soi-même ». L’individu est « décentré » ; il « est conduit à reconnaître une dépendance par rapport à d’autres, à un passé ; il vit une filiation culturelle où s’exprime le consentement à quelque chose qu’il s’est assimilé, dont il n’est pas l’auteur et qui fait antithèse avec certains aspects de l’individu démocratique »[12]. En ce qui concerne la démocratie, il ne faudrait pas oublier qu’elle « repose sur des conditions culturelles, sur des valeurs qu’elle n’a pas produites, qui la précèdent et la nourrissent »[13]. Comme nous l’avons déjà dit, dans une démocratie, tout ne peut être démocratique.
Malheureusement, l’individualisme présent dans la société démocratique tend à s’enfermer dans un cercle où toute éducation devient impossible. La culture, en effet, est aujourd’hui « sur la pente des démissions sur l’essentiel. Outre le constant défi de l’individu démocratique[14], elle subit les effets d’une laïcité mal comprise, faisant silence sur des enjeux essentiels en toute culture, créant le vide et l’absence, au nom d’une pseudo-indépendance des individus. Il en est résulté une culture scolaire tronquée dans trois dimensions essentielles : l’éthique, le politique, le symbolique (notamment les questions portées traditionnellement par les religions). Pour compenser les vides de la culture scolaire, il serait désastreux d’ajouter des disciplines nouvelles, il vaudrait mieux ouvrir les grandes disciplines intellectuelles à ces dimensions négligées de la culture[15]. Car ce sont ces dimensions éthiques, politiques, symboliques, en vue desquelles, peut-être, chaque culture, chaque civilisation élabore tout le reste »[16].
Il faut donc que l’école retourne aux sources pour résister « aux grands abandons culturels qui nous guettent. L’école n’a pas à imiter les grands médias modernes. Dans une actualité vouée à l’éphémère, elle a pour fonction de construire une mémoire culturelle aux enfants qui lui sont confiés. Sa fonction ne peut pas être principalement professionnelle, même si, pour une part de l’institution, la formation est avant tout professionnelle. Nous savons maintenant d’où pourrait venir une nouvelle barbarie, ce serait l’oubli de ce que nous sommes. L’homme moderne du XXIe siècle sera avant tout celui qui saura d’où il vient. (…) L’école n’a pas à craindre de ne pas être à l’avant-garde : sa fonction culturelle dans la société n’est pas elle-même d’innover, mais plutôt de former des gens qui, assurés en leur mémoire, seront capables d’innover »[17].
Nous l’avons déjà dit, institution non démocratique, la famille est la première école sociale, le premier lieu de l’apprentissage démocratique. Encore faut-il que la famille existe et qu’elle n’ait pas corrompu sa vraie nature en se faisant elle-même démocratie.
La famille, comme la culture, comme l’école, est en crise. En attendant une restauration globale, en quoi, en qui, pouvons-nous espérer ?
Il est intéressant de ses rappeler que dix États démocratiques de l’Europe occidentale sont des monarchies. On a vu, par ailleurs, dans plusieurs pays de l’ancienne zone communiste de l’Est, renaître des mouvements et partis royalistes. L’exemple le plus étonnant a été fourni par la république Bulgarie où le 17 juin 2001, où le parti du roi Siméon II chassé de son trône en 1946, a remporté 43% des suffrages et alors que le rétablissement de la monarchie n’est pas à son programme
Parallèlement, on constate un engouement permanent dans le public, y compris des pays républicains, pour les faits et gestes des familles royales[1] à tel point qu’on a pu parler d’une « magie de la royauté ».
Dans les monarchies occidentales, les rôles du monarque sont variés. En Scandinavie, son rôle est emblématique, dans les petits États comme Monaco ou le Lichtenstein, le prince règne, gouverne administre. Entre les deux, on trouve la Belgique et l’Espagne[2] où le roi exerce une « haute magistrature d’influence »[3].
Le modèle belge de monarchie semble particulièrement exemplaire à cet égard. Le roi règne mais ne gouverne pas. Malgré cette relative impuissance, malgré que le modèle belge de monarchie parlementaire ne se distingue pas tellement des autres par le contenu constitutionnel des pouvoirs du Souverain, il se fait remarquer « par cette réalité, non écrite et pourtant tangible, qu’est l’étendue de son rayonnement informel »[4]. Le roi apparaît comme le « gardien ultime de la moralité publique »[5], ou mieux peut-être, parce l’attachement d’un peuple peut exister même si la moralité d’un prince n’est pas aussi exemplaire qu’en la personne de Baudouin Ier, comme un « père » ou, pour reprendre l’expression du cardinal Danneels, comme un « berger »[6] pour son peuple qui aime l’avoir à ses côtés dans les moments dramatiques ou heureux. d’autres parleront de « boussole », de « juge impartial au-dessus des partis ».
Pour expliquer ce phénomène d’attachement au Roi, dans une démocratie, on peut évoquer l’écrivain George Orwell qui parlait « d’une solidarité spontanée entre le peuple et le souverain contre le pouvoir », contre « la morosité politique »[7] dans la mesure où le Roi « offre un visage humain bien nécessaire, indispensable même, à ces monstres froids que sont devenus les États dans le monde contemporain »[8]. Exemplaire et significatif, à ce point de vue, le témoignage écrit d’une jeune fille manillaise contrainte, comme d’autres, à la prostitution. Lors des funérailles du Roi Baudouin, ce message fut lu : « Le Roi est venu nous voir à Anvers. Il m’a écoutée… Il fut choqué… Il nous a comprises. C’était un vrai Roi. Je l’ai appelé mon ami… Maintenant que mon ami n’est plus, qui va nous aider ? ».
Freud a expliqué, il y a longtemps déjà, que la carence du père ou des chefs politiques est une cause de déséquilibre chez les individus et chez les peuples. A tel point, semble-t-il, qu’au coeur des républiques, l’image du « monarque » reste fascinante, rassurante ou prometteuse. Ainsi, la mort du président Mitterand, a provoqué, en France, un réflexe quasi filial.
Dans l’effondrement de la confiance dans les petites « autorités », en dernier recours, on voit, dans un pays comme la Belgique, les blessés et les méprisés de toutes sortes, se tourner comme tout naturellement vers le Roi, comme on se tournerait vers un père. Le sans pouvoir devient l’ultime espoir contre l’intrigue, l’indifférence, la lâcheté et la compromission, désintéressé et toujours présent puisque la monarchie s’incarne dans une famille plus peut-être que dans une personne.
Toutefois, comme le soulignait Freud également, « si la foule a besoin d’un chef, encore faut-il que celui-ci (…) soit lui-même fasciné par une profonde croyance »[9].
Dans le cas des deux monarques belges cités, il est clair que ces « sans pouvoir » sont les lieutenants (tenant lieu) d’un Autre qui les inspire. C’est une grâce qui n’est pas donnée à tous et c’est une responsabilité difficile dans une société démocratique laïcisée, comme nous le verrons plus tard[10].
Il est clair que la démocratie est un régime fragile et difficile. Un observateur explique que « la démocratie (…) est un numéro d’équilibre entre l’oligarchie, c’est-à-dire la souveraineté dictatoriale d’une classe, et l’anarchie qui entraîne une impossibilité totale de gouverner. (…) La démocratie est (…) un état de grâce, lequel, pour durer, requiert qu’elle soit exercée de façon correcte et équilibrée »[1].
Nos contemporains ne cessent de s’interroger sur les modalités de cette correction et de cet équilibre ou pensent que l’instabilité et l’incertitude sont des états consubstantiels à la démocratie et que chercher à en sortir est la manifestation la plus claire de l’antidémocratisme.
L’Église quant à elle a, depuis des siècles, réfléchi sur ce régime à la fois précieux et décrié et a tenté d’indiquer les chemins d’une démocratie vraiment respectueuse de la dignité humaine.
Nous connaissons les principes fondateurs auxquels l’Église tient par-dessus toutes les formes de régimes possibles et, face aux aléas et problèmes longuement signalés, nous savons ce qu’elle dit à propos des fondements de l’autorité, de l’organisation subsidiaire, de l’indispensable référence aux droits objectifs de la personne humaine, du pilier familial. Il est clair que ce rappel souligne d’emblée l’écart existant entre l’exigence chrétienne et la pratique démocratique contemporaine. Pourtant la démocratie pourrait produire ses plus heureux effets si les principes énumérés étaient respectés.
Pour mémoire et pour que l’enjeu soit clair, nous allons ici, pour conclure cette partie, reprendre, dans ses grandes lignes, l’enseignement de l’Église sur la démocratie.
Nous allons surtout relire des textes du Magistère mais, au lieu de n’utiliser que les documents les plus récents, nous juxtaposerons des textes qui s’étalent sur plus d’un siècle et demi pour montrer la constance de l’Église dans le rappel des fondements.
Certes, et j’espère que le lecteur y sera très attentif, au fil du temps, le style a fort changé. Le vocabulaire ancien et la mise en évidence prioritaire, jadis, des dangers hérisseront peut-être certaines sensibilités. Au delà de cette coloration historique, on constatera que les exigences n’ont pas varié.
L’Église ne privilégie aucun régime. L’important, pour elle, est le respect d’un certain nombre de principes fondamentaux au delà desquels les citoyens, au nom de la distinction des pouvoirs, peuvent choisir les structures qui leur paraissent les mieux adaptées à leur situation, à leur histoire, à leur tempérament. Cette attitude confirme ce qui a déjà été dit : l’Église ne se reconnaît aucune compétence technique.
Très logiquement, après avoir rappelé cette position à l’occasion des querelles entre monarchistes et démocrates, au XIXe siècle, en France principalement, l’Église la maintiendra face à la démocratie triomphante.
Elle abordera, au XIXe siècle le problème de la sacralisation de la démocratie, de sa « théologisation »[1]. La question est toujours d’actualité car, sans aller jusque là, dans notre monde laïcisé, beaucoup aujourd’hui considèrent néanmoins que « la démocratie est le seul régime légitime »[2].
Exactement comme sous l’Ancien régime où des princes et quelques-uns de leurs conseillers défendaient l’idée que seule la monarchie de droit divin était conforme à l’idéal chrétien, beaucoup auront tendance, à l’époque contemporaine, à considérer que la démocratie est indépassable. Cette querelle prit naissance, au XIXe siècle, en France où la crispation des monarchistes poussa certains démocrates à se réclamer aussi de l’estampille divine.
C’est pourquoi, le pape Léon XIII, après avoir bien rappelé, la position de l’Église en la matière[3], devra ramener à un sens de la relativité les partisans de la Démocratie:
« Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes ; on peut affirmer également, en toute vérité, que chacune d’elle est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée ; il convient d’ajouter finalement, qu’à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s’adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation. Dans cet ordre d’idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. (…)
Que si l’on descend des abstractions sur le terrain des faits, il faut nous bien garder de renier les principes tout à l’heure établis ; ils demeurent inébranlables. Seulement, en s’incarnant dans les faits, ils y revêtent un caractère de contingence, déterminé par le milieu où se produit leur application. Autrement dit, si chaque forme politique est bonne par elle-même, et peut être appliquée au gouvernement des peuples, en fait, cependant, on ne rencontre pas chez tous les peuples le pouvoir politique sous une même forme ; chacun possède la sienne propre. Cette forme naît de l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales ; et, par celles-ci, se trouve déterminée telle forme particulière de gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes »[4].
Etant saufs donc les principes maintes fois rappelés, plusieurs régimes sont théoriquement possibles. Ils sont doublement relatifs puisqu’ils doivent s’adapter au génie d’une nation particulière et qu’ils prendront, suivant les circonstances, des formes déterminées[5].
Il donc tout à fait logique, dans cet esprit, que « quelle que soit la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu’elle doive demeurer immuable, fût-ce l’intention de ceux qui, à l’origine, l’ont déterminée »[6].
L’Église eut constamment à rappeler cette doctrine classique.
En 1901, Léon XIII la rappellera encore au moment où, ici et là, apparaissent des mouvements baptisés « Démocratie chrétienne ». Le pape publie une encyclique[7] pour lever un certain nombre d’équivoques que l’association des deux mots risque de provoquer. Léon XII précise bien que « les préceptes de la nature et de l’Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pourvu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni à la justice ». Ces préceptes, les citoyens peuvent et doivent les observer « quelle que soit la constitution d’un État ». Dès lors, « les intentions et l’action des catholiques qui travaillent au bien des prolétaires ne peuvent, à coup sur, jamais tendre à préférer un régime civil à un autre ni à lui servir comme de moyen de s’introduire ».
En 1910, nous retrouverons la même inspiration sous la plume de Pie X dans sa Lettre sur le « Sillon »[8]. Le fondateur du Sillon, Marc Sangnier[9] inspiré par l’encyclique Rerum novarum et tout l’enseignement de Léon XIII avait, dans un premier temps et dans des termes rappelant la prise de position du futur Pie VII, défini la démocratie comme « le système politique qui suppose pour être efficace la pleine responsabilité des citoyens et la pratique des vertus qui sont chrétiennes »[10]. Malheureusement, les animateurs du Sillon en viendront à considérer que seule la démocratie peut inaugurer « le règne de la parfaite justice ». Pie X, dans la liste des reproches qu’il adresse au Sillon, reprendra cette prétention. Citant à de nombreuses reprises son prédécesseur, il rappelle aux membres du Sillon que « la justice est compatible avec les trois formes de gouvernement qu’on sait » et que « la Démocratie ne jouit pas d’un privilège spécial ». Par contre, le catholicisme du Sillon « ne s’accommode que de la forme du gouvernement démocratique, qu’il estime être le plus favorable à l’Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion à un parti politique. Nous n’avons pas à démontrer, continue Pie X, que l’avènement de la démocratie universelle n’importe pas à l’action de l’Église dans le monde ; Nous avons déjà rappelé que l’Église a toujours laissé aux nations le souci de se donner le gouvernement qu’elles estiment le plus avantageux pour leurs intérêts. Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre prédécesseur, c’est qu’il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement »[11].
En 1943, Jacques Maritain[12], tout en affirmant clairement et fortement sa foi dans le régime démocratique, précisera que le mot « démocratie » « désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des « régimes » ou des « formes de gouvernement » que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire compatibles avec la dignité humaine. un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie ». Il ajoutera qu’en fonction même de la distinction entre le domaine spirituel et le domaine temporel, « le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme forme de gouvernement ni à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique ». On ne peut donc prétendre « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate »[13]
Dans son message de Noël 1944 qui est tout entier consacré aux normes d’une « vraie et saine démocratie », au moment où « la tendance vers la démocratie pénètre de plus en plus les peuples et obtient largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement au destin des individus et de la société », Pie XII ne changera pas de doctrine pour autant. Au contraire, avant de développer sa pensée, il reprendra la thèse maintenant bien connue et dont il emprunte l’expression à Léon XIII : « Il est à peine nécessaire de rappeler, écrit-il, que, suivant l’enseignement de l’Église, « il n’est pas défendu de préférer les gouvernements tempérés de régime populaire, pourvu que soit sauve la doctrine catholique concernant l’origine et l’usage du pouvoir public » et que « l’Église ne réprouve aucune forme de gouvernement, pourvu qu’elle soit apte à procurer le bien des citoyens »[14] ». Et, dans un langage très proche de celui de Maritain, il ajoutera encore que « la démocratie, entendue au sens large, admet plusieurs formes et peut ainsi se réaliser dans les monarchies comme dans les républiques »[15].
Il conviendra de préciser les conditions de cette « vraie et saine démocratie », et surtout l’« état d’esprit » qui la caractérise, selon le mot d’Hélène Ahrweiler[16].
Nous avons déjà montré plus haut que Gaudium et spes et le Catéchisme de l’Église catholique n’ont pas du tout abandonné l’enseignement des pontifes précédents. Une fois encore, la responsabilité de l’Église est de rappeler quelques exigences fondamentales et permanentes, non de choisir la forme dans laquelle elle s’exprimeront. En même temps, le rôle de l’Église est de souligner la contingence de ces formes. Très opportunément, Jean-Paul II écrit : « N’étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne cherche nullement à enfermer dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[17]. Il est peut-être d’ailleurs symptomatique, à cet égard, de constater que le mot « démocratie » « n’est pas employé dans les documents conciliaires, mais on y trouve l’affirmation de ses exigences »[18]
Ajoutons encore que la démocratie peut prendre des formes très diverses. Il suffit de comparer les États-Unis, la France et la Belgique, par exemple, pour se rendre compte des différences structurelles importantes qui peuvent exister dans trois états évidemment démocratiques. Là non plus l’Église n’a pas à intervenir : elle « respecte l’autonomie légitime de l’ordre démocratique et elle n’a pas qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle »[19].
Le concile Vatican II l’avait réaffirmé : « Quant aux modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics, elles peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. »[20]
La démocratie est donc une forme possible de gouvernement parmi d’autres comme saint Thomas déjà l’entendait. Alors qu’à l’époque, une préférence se marquait pour la monarchie, il est clair qu’aujourd’hui une préférence se marque pour la démocratie. Cela ne doit rien enlever à la relativité du régime et le rôle de l’Église est essentiellement de christianiser ou plus simplement humaniser les mœurs et les structures .
Notons aussi que même si l’on considère, comme beaucoup de nos contemporains, que la démocratie est irremplaçable, rien n’est plus dangereux que d’interdire toute critique à son égard alors qu’« elle se détériore sous nos yeux, faute de pouvoir être améliorée »[21]. Tout comme la réflexion incessante sur la monarchie a permis, ici et là, des amélioration et évité parfois certains abus, les partisans de la démocratie ne peuvent faire « l’économie d’une réflexion sur les fondements du « bien » démocratique. C’est le tabou de la réflexion qui nous empêche de réformer, et par là met en péril l’organisation elle-même. »[22].
Jean-Paul II lui aussi, à sa manière, a mis en garde contre le « tabou » démocratique : « …la démocratie ne peut être élevée au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère « moral » n’est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain: il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des temps » positif ainsi que le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois souligné. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut »[23].
On se souvient de la réflexion du futur Pie VII disant : « la forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…) ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1]. Elle exige, au contraire, ces vertus sublimes qui ne s’acquièrent qu’à l’école de Jésus-Christ. Si vous les pratiquez sérieusement, elles seront le gage de votre bonheur, de votre gloire et de la splendeur de notre République. La seule indépendance que donnait aux anciens la forme de gouvernement dont ils jouissaient les avait ornés d’une foule de vertus. Républicains et, de plus, chrétiens, quels modèles de sainteté ne doivent pas être les citoyens d’Imola ! »].
Cette phrase est précieuse car non seulement elle insinue qu’il y aurait plus qu’une compatibilité entre la démocratie et l’Évangile[2], si nous prenons « ne répugne pas » pour une litote, mais elle souligne encore que, pour s’exercer correctement, la démocratie ne peut se passer de la conversion chrétienne. Dans ce cas, elle rejoint, d’une certaine manière, la pensée de Jean-Paul II affirmant qu’ »il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile »[3].
Sans rejoindre la radicalité de cette formule, le philosophe H. Bergson, dans une analyse très pénétrante a rappelé l’influence évangélique qu’a subi, à l’origine, la démocratie ainsi que la nécessité impérative de la vivre avec une exigence morale bien inspirée pour que l’idéal qu’elle transporte puisse s’incarner, on l’espère, toujours plus fidèlement: « De toutes les conceptions politiques, c’est (…) la plus éloignée de la nature. (…) Elle attribue à l’homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. On en découvrirait les origines sentimentales dans l’âme de Rousseau, les principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et chez Rousseau ensemble : on sait ce que Kant doit à son piétisme, Rousseau à un protestantisme et à un catholicisme qui ont interféré ensemble. La Déclaration américaine d’indépendance (1776), , qui servit de modèle à la déclaration des droits de l’homme en 1791, a d’ailleurs des résonances puritaines : « Nous tenons pour évident… que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables…, etc. » Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles, des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quod vis. (…) Voilà donc la démocratie dans son essence. Il va sans dire qu’il y faut voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité ». En effet, c’est d’abord comme contestation de situations intolérables que la démocratie est apparue[4] et « les formules démocratiques énoncées d’abord dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire. Surtout elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers ».[5]
Même s’il y a quelque affinité entre l’idéal démocratique et l’esprit évangélique, les papes, dès le XIXe siècle, tout en acceptant le régime démocratique, insisteront sur quelques précautions à prendre. En effet, l’installation du nouveau régime s’est parfois accompagnée d’injustices et de violences ; de plus, au fil du temps, des « dysfonctionnements » sont apparus qui ont réclamé aussi des mises au point. Ainsi, Léon XIII dira à des pèlerins français[6] : « Si la démocratie s’inspire aux enseignements de la raison éclairée par la foi ; si, se tenant en garde contre les fallacieuses et subversives théories, elle accepte, avec une religieuse résignation et comme un fait nécessaire, la diversité des classes et des conditions ; si, dans la recherche des solutions possibles aux multiples problèmes sociaux qui surgissent journellement, elle ne perd pas un instant de vue les règles de la charité surhumaine que Jésus-Christ déclara être la note caractéristique des siens ; si, en un mot, la démocratie veut être chrétienne, elle donnera à votre patrie un avenir de paix, de prospérité, de bonheur ». Nous verrons plus loin que ce texte contient déjà trois exigences que nous retrouverons dans tout l’enseignement de l’Église jusqu’à aujourd’hui : le respect de la loi naturelle et surnaturelle, le refus de l’égalitarisme et la mise en pratique de la solidarité.
Plus précisément, dans Graves de communi (1901), Léon XIII oppose la démocratie chrétienne à la « démocratie sociale ». Celle-ci « ne voit rien de supérieur aux choses de la terre », « recherche les biens corporels et extérieurs » et « place le bonheur de l’homme dans la poursuite et la jouissance de ces biens ». Elle voudrait « que, dans l’État, le pouvoir appartînt au peuple. Ainsi, les classes sociales disparaissant et les citoyens étant tous réduits au même niveau d’égalité, ce serait l’acheminement vers l’égalité des biens ; le droit de propriété serait aboli, et toutes les fortunes qui appartiennent aux particuliers, les instruments de production eux-mêmes, seraient regardés comme des biens communs ». On a reconnu dans cette description le système socialiste, la démocratie dite populaire qui étouffera les pays d’Europe centrale et de l’Est pendant une bonne partie du vingtième siècle.
En 1927, Jacques Maritain dénoncera[7] le « démocratisme » qu’il définit comme « le mythe religieux de la Démocratie ». « La démocratie ainsi entendue se confond avec le dogme du Peuple Souverain (c’est-à-dire détenteur perpétuel et unique détenteur légitime de la souveraineté), qui uni au dogme de la Volonté générale et de la Loi expression du Nombre, constitue, à la limite, l’erreur du panthéisme politique (la multitude-Dieu) ».
Dans cette description, on reconnaît le langage de Rousseau dont Maritain a analysé les erreurs dans Les trois réformateurs[8]. Puisque les hommes sont nés libres et égaux, pour préserver leur liberté et l’égalité, ils doivent « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant ».(…) « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne (…) ». Il « met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale (…) »[9]. Le peuple est donc souverain, seul souverain : le souverain « n’est qu’un être collectif » et la souveraineté n’est que « l’exercice de la volonté générale »[10]. Cette volonté générale est « inaliénable », « indivisible », elle est « toujours droite et tend toujours à l’utilité publique »[11]. Comme la société n’est que le fruit d’un contrat, c’est-à-dire de la volonté humaine, il n’y a pas de juste ou d’injuste en dehors de la loi. Le droit est tout entier le fruit de cette volonté. Encore faut-il un pouvoir exécutif au service de cette volonté. Un gouvernement est donc nécessaire mais il n’est que le « ministre » du souverain c’est-à-dire du peuple. Les « chefs », « simples officiers du souverain, (…) exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu’il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît »[12].
On mesure bien la différence entre la pensée de Rousseau et celle des scolastiques. Non seulement pour eux, la volonté humaine est balisée par la loi divine et naturelle mais le « prince » quel qu’il soit, même désigné par le peuple possède en propre son autorité qui doit être respectée hormis les cas extrêmes évoqués plus haut lorsque nous avons parlé du droit de résistance. Comme le fait justement remarquer Jacques Leclerc, si « la monarchie absolue de droit divin ne reconnaissait pas au peuple le moindre droit de résistance », la démocratie absolue de Rousseau « dénie au prince tout droit de résistance à la volonté populaire »[13].
La démocratie rousseauiste est totalitaire vu l’infaillibilité et la toute puissance de la volonté générale : « Afin (…) que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera à être libre »[14].
Dans un système totalitaire, la coercition, sous quelque forme que ce soit, camp de « rééducation » ou hôpital psychiatrique, est d’avance justifiée puisqu’il n’est pas normal qu’un homme refuse son bien, sa vraie liberté qui est d’adhérer à la vérité officielle. Et on peut voir se profiler derrière celui que Rousseau appelle le « législateur », le visage bien réel de tous ces « hommes providentiels » dont le XXe siècle garde le funeste souvenir. Le peuple a en effet besoin d’un « guide » explique Rousseau pour éclairer le peuple dans le jugement qui révélera la volonté générale[15]. Ce « législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. (…) c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ». Ne doit-il pas, en effet, « se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ». A lire ce texte, on pense à tous les « duce », « fürher », « petit père des peuples », « grand nautonnier », qui, de Mussolini à Mao Zedong se sont posés en guides éclairés. Bakounine dénoncera le « despotisme impitoyable » de Rousseau, ce « prophète de l’État doctrinaire »[16].
Mais, en même temps, il nous faut reconnaître aussi que la vision rousseauiste peut, par d’autres accentuations, conforter l’esprit individualiste moderne.
L’exaltation de la liberté entendue comme le privilège par excellence d’une créature qui est solitaire par nature[17] amène logiquement à la contestation de tout pouvoir extérieur, considéré comme aliénant et inégalitaire. Dès lors, dans une société respectueuse de la liberté et de l’égalité, seule la loi que le peuple s’est lui-même prescrite et qui est appliquée à tous sans distinction, préserve de la dépendance et de l’inégalité. Il en va de même pour la liberté morale: « l’obéissance à la loi qu’on s’est soi-même prescrite est liberté ». Aucun droit naturel ne peut baliser la volonté humaine. Il est « hors-la-loi », non démocratique : « …dans la mesure où la forme démocratique des régimes occidentaux constitue un acquis aussi décisif et fragile en notre histoire contemporaine, il importe, dit-on, d’en sauvegarder l’essence, c’est-à-dire de ne pas permettre que les décisions politiques soient prises par d’autres autorités que le peuple lui-même ou ses représentants au terme d’un débat au cours duquel chaque citoyen aura pu exprimer les raisons qui guident son choix. Or si les jusnaturalistes obligent le peuple à adopter un droit antérieur ou sous-jacent aux énoncés positifs, ils paraissent nécessairement s’arroger un privilège indu, puisqu’ils invoquent une mystérieuse nature pour imposer leur droit qui aurait réussi à se soustraire au débat démocratique »[18]. Puisqu’en dehors d’un cadre totalitaire, il est difficile de faire croire à une volonté générale réputée infaillible, la démocratie devient, comme nous allons le voir, le lieu perpétuel du débat. Dans ce débat nourri constamment par ce que Xavier Dijon appelle « la logique du désir », les « droits » risquent de s’identifier aux envies du sujet. En effet, « délestés de leur référence à la nature, les droits de l’homme apparaissent en effet comme une série de revendications individuelles aussi peu fondées parfois que l’arbitraire du pouvoir auquel elles s’opposent »[19].
Autrement dit encore, ce qui pose problème c’est l’exaltation de la liberté sans les balises de la vérité. « Parce que la démocratie moderne repose fondamentalement sur la liberté personnelle, sur le respect de toutes les opinions et de tous les comportements, elle craint par définition les certitudes proférées. Elle ne supporte que la certitude de la tolérance, vite identifiée à la certitude de l’incertitude »[20].
Pour ce qui est du Magistère, avec Pie XII, la réflexion de l’Église va mettre l’accent désormais sur le fait que les peuples aspirent à certaines valeurs démocratiques qui peuvent répondre à des attentes parfaitement dignes et conformes à l’anthropologie chrétienne. En 1944 [21], le Saint Père constate : « … les peuples se sont réveillés d’une longue torpeur. Ils ont pris en face de l’État, en face des gouvernants, une attitude nouvelle, interrogative, critique, défiante. Instruits par une amère expérience, ils s’opposent avec plus de véhémence aux monopoles d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens » (…) Les victimes de la guerre sont persuadées que « si la possibilité de contrôler et de corriger l’activité des pouvoirs publics n’avait pas fait défaut, le monde n’aurait pas été entraîné dans le tourbillon désastreux de la guerre, et qu’afin d’éviter à l’avenir qu’une pareille catastrophe se répète, il faut créer dans le peuple lui-même des garanties efficaces. (…) Dans cet état d’esprit, faut-il s’étonner que la tendance démocratique envahisse les peuples et obtienne largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement aux destinées des individus et de la société ? ». Les peuples « sentent bouillonner dans leurs cœurs tourmentés le désir impatient et comme inné de prendre les rênes de leur propre destin avec plus d’autonomie que par le passé ; ils espèrent réussir ainsi plus facilement à se défendre contre les irruptions périodiques de l’esprit de violence qui, comme un torrent de lave incandescente, n’épargne rien de tout ce qui leur est cher et sacré ». La leçon est claire, une société qui se veut pour l’homme doit être par l’homme : « L’homme comme tel, bien loin d’être l’objet et un élément passif de la vie sociale, en est et doit en être et en rester le sujet, le fondement et la fin ».[22]
Jean XXIII, dans le même esprit, écrira qu’« à la dignité de la personne humaine est attaché le droit de prendre une part active à la vie publique et de concourir personnellement au bien commun. (…) « Que les citoyens puissent prendre une part active à la vie publique, c’est là un droit inhérent à leur dignité de personnes, encore que les modalités de cette participation soient subordonnées au degré de maturité atteint par la communauté politique dont ils sont membres et dans laquelle ils agissent »[23].
Le concile Vatican II consacrera la démarche initiée par Pie XII en prenant acte de l’état du monde : « …la conviction grandit que le genre humain (…) peut et doit (…) instituer un ordre politique, social et économique qui soit toujours plus au service de l’homme, et qui permette à chacun, à chaque groupe, d’affirmer sa dignité propre et de la développer ».[24] Comme « la communauté des chrétiens se reconnaît réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[25], elle doit s’y investir pour donner corps et cohérence à ces désirs légitimes qui sont l’expression de l’éminente dignité de l’homme.
Paul VI précisera que la double aspiration à l’égalité et à la participation sont « deux formes de la dignité de l’homme et de sa liberté ».[26](22) Et Jean-Paul II confirme: « L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun »[27].
Reste à examiner de plus près les exigences catholiques et de voir si elles peuvent apporter des pistes de solutions aux différents problèmes qui ont été soulevés dans le chapitre précédent.
Quels sont les principes d’une « vraie et saine démocratie » ?
La liberté est certes le signe de la transcendance de l’homme et de son éminente dignité. Par là, il est naturel que tout homme cherche à prendre en main sa destinée personnelle et collective et à participer, notamment, à la vie publique. Mais, comme nous l’avons déjà médité dans la première partie, cette liberté s’exerce, de manière responsable, en relation avec la vérité.
« Dans un peuple digne de ce nom, écrit Pie XII, le citoyen a conscience de sa propre personnalité, de ses devoirs et de ses droits ; la conscience de sa propre liberté se joint au respect de la liberté et de la dignité des autres ». Par contre, dans un État démocratique « laissé au caprice arbitraire de la masse », la liberté « en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannique de donner libre essor aux impulsions et aux appétits humains aux dépens d’autrui »[1].
Pour le Concile Vatican II, « il est pleinement conforme à la nature de l’homme que l’on trouve des structures politico-juridiques qui offrent sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la possibilité effective de prendre librement et activement part tant à l’établissement des fondements juridiques de la communauté politique qu’à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d’action et des buts des différents organes, et, à l’élection des gouvernants. Que tous les citoyens se souviennent donc à la fois du droit et du devoir qu’ils ont d’user de leur libre suffrage, en vue du bien commun. »[2]
Jean-Paul II confirme : « .. L’Église, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la liberté. Mais la liberté n’est pleinement mise en valeur que par l’accueil de la vérité : en un monde sans vérité, la liberté perd sa consistance et l’homme est soumis à la violence des passions et à des conditionnements apparents ou occultes. Le chrétien vit la liberté (cf. Jn 8, 31-32) et il se met au service de la liberté, il propose constamment, en fonction de la nature missionnaire de sa vocation, la vérité qu’il a découverte. Dans le dialogue avec les autres, attentif à tout élément de la vérité qu’il découvre dans l’expérience de la vie et de la culture des personnes et des nations, il ne renoncera pas à affirmer tout ce que sa foi et un sain exercice de la raison lui ont fait connaître. (…) On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique. (…) A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire »[3].
« L’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice. »[4]
« Quand on n’observe pas (ces principes), le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s’en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation (cf. Ps 14, 3-4 ; Ap 18, 2-3 ; 9-24). Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d’entre elles étant le marxisme-, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. ( cf. CA 46). Dans tous les domaines de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale - qui est fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s’ouvre à la liberté authentique - rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur, non seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société pour son véritable développement »[5]
Très précisément, « seul le respect de la vie peut fonder et garantir les biens les plus précieux et les plus nécessaires de la société, comme la démocratie et la paix. En effet, il ne peut y avoir de vraie démocratie si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on n’en respecte pas les droits. Il ne peut y avoir non plus une vraie paix si l’on ne défend pas et si l’on ne soutient pas la vie ».[6]
« …le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres. Alors l’homme n’est respecté que dans la mesure où il est possible de l’utiliser aux fins d’une prépondérance égoïste. Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, l’exploiter, ou pour tenter de l’anéantir ».[7]
La démocratie authentique balise donc l’exercice de la liberté humaine et l’oriente vers le bien commun qui « pour la pensée contemporaine (…) réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors, le rôle des gouvernants consiste principalement à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs ».[8]
Le « succès de l’idéal démocratique dans le monde, allant de pair avec une grande attention et une vive sollicitude pour les droits de l’homme, (…) il est nécessaire que les peuples qui sont en train de réformer leurs institutions donnent à la démocratie un fondement authentique et solide grâce à la reconnaissance explicite de ces droits ».
Malheureusement, « même dans les pays qui connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas toujours respectés. Et l’on ne pense pas seulement au scandale de l’avortement, amis aussi aux divers aspects d’une crise des systèmes démocratiques qui semblent avoir parfois altéré la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la moralité, mais plutôt d’après l’influence électorale ou le poids financier des groupes qui les soutiennent. De telles déviations des mœurs politiques finissent par provoquer la défiance et l’apathie, et par entraîner une baisse de la participation politique et de l’esprit civique de la population, qui se sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité croissante à situer les intérêts privés dans le cadre d’une conception cohérente du bien commun. Celui-ci, en effet, n’est pas seulement la somme des intérêts particuliers, mais il suppose qu’on les évalue et qu’on les harmonise en fonction d’une hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d’une conception correcte de la dignité et des droits de la personne ».[9]
Ce texte indique déjà clairement que la démocratie authentique ne se construit pas seulement dans les textes de lois mais surtout, peut-être, dans le cœur et la volonté des hommes.
« L’égalité des hommes consiste en cela que tous, ayant la même nature, tous sont appelés à la même très haute dignité de fils de Dieu, et en même temps que, une seule et même foi étant proposée à tous, chacun doit être jugé selon la même loi et obtenir les peines ou la récompense suivant son mérite ». Toutefois, « il y a une inégalité de droit et de pouvoir qui émane de l’auteur même de la nature »[1]. « Cette inégalité (…) tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses »[2].
L’Église va beaucoup insister sur cette distinction entre l’égalité et l’égalitarisme - ce que Montesquieu appelait « l’esprit d’égalité extrême » - car elle sait que la négation de toute différence accidentelle conduit facilement au nivellement totalitaire ou à la dérive libertaire. « Rendre (tous les hommes) égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même », dira encore Léon XIII[3].
Certes, le langage, à cet endroit, heurte parfois, dans les textes les plus anciens, mais l’idée demeurera, comme nous allons le constater.
Pour Pie X, « il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait, dans la société humaine, des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens qui, tous unis par un lien d’amour, doivent s’entraider à atteindre leur fin dernière dans le ciel et sur la terre leur bien-être matériel et moral »[4]. « Ainsi, pour le Sillon, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social »[5]. « La diversité des classes dans la société, écrira Benoît XV, vient de la nature même et on doit la chercher en dernière analyse dans la volonté de Dieu « parce qu’elle a créé les grands et les petits » (Sap., VI, 8) »[6].
Une fois encore, l’enseignement de Pie XII reprendra cette mise en garde de ses prédécesseurs : « Dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités, qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale - sans préjudice, bien entendu, de la justice et de la charité mutuelle - ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité. Bien au contraire, loin de nuire aucunement à l’égalité civile, elles lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’État, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, au poste et dans les conditions où l’ont placé les desseins et les dispositions de la Providence ».
Par contre, dans une démocratie abandonnée « au caprice arbitraire de la masse », l’égalité « dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune : sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. Ne restent à survivre, d’une part, que les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie que, dans leur ingénuité, elles confondent avec ce qui en est l’esprit, avec la liberté et l’égalité, et, d’autre part, que des profiteurs plus ou moins nombreux ayant su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même ».[7]
Le concile Vatican II ne changera rien à ces principes. Il rappellera l’ : « égalité fondamentale » de tous les hommes mais, il fera tout aussitôt remarquer que tous « ne sont pas égaux quant à leur capacité physique qui est varié, ni quant à leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses ». Il n’empêche, « toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne (…) doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu ». « …En dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines « .[8]
Le Catéchisme de l’Église catholique ne dit pas autre chose : « En venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS, 29, 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (Mt, 25, 14-30) ; Lc 19, 11-27). Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres. Il existe aussi des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile »[9].
Outre les références à l’Évangile, le catéchisme s’appuie sur la « pédagogie » du Christ révélée à Catherine de Sienne[10] : « Telles sont les vertus. Il est entre elles des différences, et je ne les donne pas toutes également à chacun (…)
Il en est plusieurs que je distribue, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, de telle manière qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui-là, une foi vive ; à quelques-uns, la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. (…)
Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribuées avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. (…) J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »
L’égalité essentielle et l’inégalité accidentelle sont donc les conditions de la charité politique et sociale envers les pauvres, les marginaux, une invitation à l’action positive, à la rencontre agissante et non à l’action révolutionnaire, à la lutte des classes.[11]
Les démocraties modernes proclament volontiers la souveraineté du peuple mais, pour la pensée chrétienne, seul Dieu est Souverain. Certes, les hommes, puisqu’ils sont créés libres, ont des pouvoirs sur le monde et les uns sur les autres mais précisément, ces pouvoirs sont reçus. Ils ne se les ont pas attribués.
Les démocraties modernes se trompent non seulement sur la fin de l’autorité en oubliant qu’elle est au service du bien commun mais aussi sur son origine.
« Bon nombre de nos contemporains, marchant sur les traces de ceux qui, au siècle dernier, se sont décernés le titre de philosophes, prétendent que tout pouvoir vient du peuple ; que par suite, l’autorité n’appartient pas en propre à ceux qui l’exercent, mais à titre de mandat populaire, et sous réserve que la volonté du peuple peut toujours retirer à ses mandataires la puissance qu’elle leur a déléguée.
C’est en quoi les catholiques se séparent de ces nouveaux maîtres ; ils vont chercher en Dieu le droit de commander et le font dériver de là comme de sa source naturelle et de son nécessaire principe »
« Toutefois, continue Léon XIII, il importe de remarquer (…) que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose publique, cette désignation pourra dans certains cas être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle sera exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche que l’Église approuve le gouvernement d’un seul ou celui de plusieurs, pourvu que ce soit juste et appliqué au bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs conditions et à leurs coutumes ».
La source du pouvoir est donc en Dieu et Léon XIII va s’appuyer tout d’abord sur les Écritures et les Pères de l’Église[1] avant de solliciter la raison : _« …ce qui réunit les hommes, explique-t-il, pour les faire vivre en société, c’est la loi de la nature ; ou, plus exactement, la volonté de Dieu, auteur de la nature ; c’est ce que prouvent avec évidence et le don du langage, instrument principal des relations qui fondent la société, et tant de désirs qui naissent avec nous, et tant de besoins de premier ordre qui resteraient sans objet dans l’état d’isolement, mais qui trouvent leur satisfaction dès que les hommes se rapprochent et s’associent entre eux. d’autre part, cette société ne peut ni subsister ni même se concevoir, s’il ne s’y rencontre un modérateur pour tenir la balance entre les volontés individuelles, ramener à l’unité ces tendances diverses et les faire concourir aussi par leur harmonie à l’unité commune. d’où il suit que Dieu a certainement voulu dans la société civile une autorité qui gouvernât la multitude »
Il continue : « Mais voici une autre considération d’un grand poids ; ceux qui administrent la chose publique doivent pouvoir exiger l’obéissance dans des conditions telles que le refus de soumission soit pour les sujets un péché. Or, il n’est pas un homme qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance ; ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. « Il n’y a qu’un seul législateur et un seul juge qui puisse condamner et absoudre » (Jc, IV, 12) Ceci est vrai pour toutes les formes de pouvoir ».
L’autorité ne dériverait-elle pas d’un contrat, comme Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres l’ont affirmé et l’affirmeront ? Le Saint Père répond : « Ceux qui font sortir la société civile d’un libre contrat doivent assigner à l’autorité la même origine ; ils disent alors que chaque particulier a cédé de son droit et que tous se sont volontairement placés sous la puissance de celui en qui se sont concentrés tous les droits individuels. Mais l’erreur considérable de ces philosophes consiste à ne pas voir ce qui est pourtant évident ; c’est que les hommes ne constituent pas une race sauvage et solitaire ; c’est qu’avant toute résolution de leur volonté, leur condition naturelle est de vivre en société. Ajoutez à cela que le pacte dont on se prévaut est une invention et une chimère ; et que, fût-il réel, il ne donnerait jamais à la souveraineté politique la mesure de force, de dignité, de stabilité que réclament et la sûreté de l’État et les intérêts des citoyens. Le pouvoir n’aura cet éclat et cette solidité qu’autant que Dieu apparaîtra comme la source auguste et sacrée d’où il émane. (…) Refuser de rapporter à Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c’est vouloir ôter à la puissance publique et tout son éclat et toute sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on commet d’abord une erreur de principe, et en outre on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance. De telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions populaires, qu’on verra croître chaque jour en audace et préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations secrètes ou aux séditions ouvertes » .[2]
Cet enseignement, nous nous en doutons, ne variera que dans son expression.
Ainsi, Pie XII montrera clairement ce qu’est réellement l’autorité nécessaire et constitutive d’une démocratie comme de tout autre régime: « L’État démocratique, qu’il soit monarchique ou républicain, doit, comme n’importe quelle autre forme de gouvernement, être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective. L’ordre absolu des êtres et des fins, qui montre dans l’homme une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables, d’où dérive et où tend sa vie sociale, comprend également l’État comme société nécessaire, revêtue de l’autorité sans laquelle il ne pourrait ni exister ni vivre. Si donc les hommes, en se prévalant de la liberté personnelle, niaient toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition, ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c’est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins.
Ainsi établis sur cette même base, la personne, l’État, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble. (…) Comme cet ordre absolu, aux yeux de la saine raison, et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d’autre origine qu’en un Dieu personnel, notre Créateur, il suit de là que la dignité de l’homme est la dignité de l’image de Dieu, que la dignité de l’État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l’autorité publique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu.
Aucune forme d’État ne saurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ; moins que toute autre, la démocratie. Par conséquent, si celui qui détient le pouvoir public ne la voit pas, ou s’il la néglige plus ou moins, il ébranle dans ses bases sa propre autorité. De même, s’il ne tient pas suffisamment compte de cette relation, s’il ne voit pas dans sa charge la mission de réaliser l’ordre voulu par Dieu, le danger surgira que l’égoïsme du pouvoir ou des intérêts l’emporte sur les exigences essentielles de la morale politique et sociale, que les vaines apparences d’une démocratie de pure forme ne servent souvent comme de masque à tout ce qu’il y a en réalité de moins démocratique ».
Tout n’est donc pas permis dans une démocratie et l’opinion ne peut tout régenter : « une saine démocratie fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées sera résolument contraire à cette corruption qui attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein ni limites, et qui, malgré de vaines apparences contraires, fait aussi du régime démocratique un pur et simple système d’absolutisme.
L’absolutisme d’État (…) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle-même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques, en dépassant les frontières du bien et du mal - on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement. (…)…le droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme - ou du moins ne s’oppose pas - à l’ordre absolu établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la révélation de l’Évangile ».[3]
« L’origine divine de l’autorité, écrira Jean XXIII, n’enlève aucunement aux hommes le pouvoir d’élire leurs gouvernants, de définir la forme de l’État ou d’imposer des règles et des bornes à l’exercice de l’autorité. Ainsi la doctrine que Nous venons d’exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique »[4].
« De toute évidence, déclare le Concile Vatican II, la communauté politique et l’autorité publique trouvent (…) leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques, comme la désignation des dirigeants, seront laissées à la libre volonté des citoyens ». [5]
Notons aussi que c’est au nom de ce fondement qui échappe à la volonté humaine qu’on peut se dresser contre l’arbitraire : « Si l’autorité publique, continue le Concile, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun ; mais qu’il leur soit cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique »[6]
Quant à Jean-Paul II[7], s’il sait parfaitement que « les démocraties authentiques ou simulées de notre époque puisent les pouvoirs de leurs gouvernements élus surtout dans la souveraineté déléguée par le peuple », il se réjouit que « toutefois, nombre d’entre elles lient en plus l’exercice de l’autorité de l’État ainsi que la définition de la vie publique - au moins dans la lettre - à des valeurs et droits fondamentaux qu’elles ont consigné dans leurs constitutions. Très souvent dans ce contexte est citée, en plus et expressément, la responsabilité devant Dieu et devant ses commandements fondamentaux[8]. »
Mais le Saint Père sait aussi que « de telles affirmations n’ont cependant de valeur que si elles ne restent pas lettre morte ! Soyez conscients, s’écrie-t-il, que ces principes (…), doivent être hautement respectés et appliqués par vos élus mais aussi par chacun, afin qu’ils vous aident à diriger et à définir le sens de votre existence en tant que communauté. »
La démocratie, nous allons le voir et comme déjà l’affirmait Montesquieu, est un régime qui demande tout particulièrement un grand esprit civique, une forte moralité et une profonde spiritualité pour les nourrir.
Pour que vive la cohésion souhaitée sans coercition autre que celle réclamée par la nécessité de justice et de sécurité, pour que les vérités fondatrices se marient le plus harmonieusement avec l’expression des opinions diverses sans laquelle il n’est pas de démocratie, il faut veiller à former les consciences et les esprits. Il est évident, que l’Église, dans sa tâche d’évangélisation, a un rôle fondamental, irremplaçable à jouer
Depuis son origine, l’Église connaît le danger de l’ »opinion populaire »[1]. Elle sait que les masses sont facilement manipulables et versatiles ; elle sait aussi la faiblesse des princes devant les foules, leur souci de ne pas déplaire et la peur des responsabilités. Ainsi, le procurateur romain de la Judée, Ponce Pilate, devant qui Jésus comparaît et qui paraît sûr de l’innocence de ce prisonnier que les Juifs lui amenaient, va s’en remettre au jugement du peuple pour éviter les ennuis non seulement avec les Juifs qu’il avait déjà scandalisés en puisant dans le trésor du Temple mais aussi avec l’Empereur… « Jésus fut amené en présence du gouverneur et le gouverneur l’interrogea en ces termes : « Tu es le roi des Juifs ? » Jésus répliqua : « Tu le dis ». Puis tandis qu’il était accusé par les grands prêtres et les anciens, il ne répondit rien. Alors Pilate lui dit: « N’entends-tu pas tout ce qu’ils attestent contre toi ? » Et il ne lui répondit sur aucun point, si bien que le gouverneur était fort étonné.
A chaque Fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’elle voulait. On avait alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas. Pilate dit donc aux gens qui se trouvaient rassemblés: « Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas ou Jésus que l’on appelle Christ ? ». Il savait bien que c’était par jalousie qu’on l’avait livré.
Or, tandis qu’il siégeait au tribunal, sa femme lui fit dire : « Ne te mêle point de l’affaire de ce juste ; car aujourd’hui j’ai été très affectée par un songe à cause de lui. »
Cependant, les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Barabbas et de perdre Jésus. Reprenant la parole, le gouverneur leur dit : « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? » Ils répondirent : « Barabbas. » Pilate leur dit : « Que ferai-je donc de Jésus que l’on appelle Christ ? » Ils répondent tous : « qu’il soit crucifié ! » Il reprit : « Quel mal a-t-il donc fait ? » Mais ils n’en criaient que plus fort : « qu’il soit crucifié ! »
Voyant alors qu’il n’aboutissait à rien, mais qu’il s’ensuivait plutôt du tumulte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir ! » Et tout le peuple répondit : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » Alors il leur relâcha Barabbas ; quant à Jésus, après l’avoir fait flageller, il le livra pour être crucifié ».[2]
Il n’est pas inutile de relire le même événement raconté par Jean[3]:
« Dès qu’ils le virent, les grands prêtres et les gardes crièrent: « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; moi je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » Les Juifs répliquèrent : « Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir : il s’est fait Fils de Dieu. »
A ces mots, Pilate s’alarma encore davantage. Il rentra dans le prétoire et dit à Jésus : « d’où es-tu ? » Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. Alors Pilate lui dit : « Tu ne veux pas me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et pouvoir de te crucifier ? » - »Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, répondit Jésus, s’il ne t’avait été donné d’en-haut ; aussi celui qui m’a livré à toi porte un plus grand péché. »
Dès lors Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs crièrent : « Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César : qui se fait roi s’oppose à César. » Pilate, à ces mots, fit amener Jésus dehors et s’assit à son tribunal, au lieu appelé le Dallage, en hébreu Gabbatha. C’était le jour de la Préparation de la Pâque, environ la sixième heure. Pilate dit aux Juifs : « Voici votre roi. » Eux disaient : « A mort ! A mort ! Crucifie-le ! » - »Crucifierai-je votre roi ? » leur dit Pilate. Les grands prêtres répondirent : « Nous n’avons d’autre roi que César ; » Alors il le leur livra pour être crucifié. ».
Une telle injustice vive dans la mémoire chrétienne peut expliquer la radicalité de ce propos de Pie IX qui félicitait des pèlerins français d’être « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait, à juste titre d’être appelée mensonge universel »[4]. Dans la mesure où ils prolongent l’opinion capricieuse, malléable et irrationnelle du peuple, les partis politiques sont aussi jugés avec sévérité : « Dans le domaine de la politique, les partis se sont presque fait une loi non point de chercher sincèrement le bien commun par une émulation mutuelle et dans la variété de leurs opinions, mais de servir leurs propres intérêts au détriment des autres. Que voyons-nous alors ? Les conjurations se multiplient ; embûches, brigandages contre les citoyens et les fonctionnaires publics eux-mêmes, terrorisme et menaces, révoltes ouvertes et autres excès du même genre, qui deviennent plus graves dans la mesure où, comme c’est le cas pour les modernes régimes représentatifs, le peuple prend une part plus large à la direction de l’État. La doctrine de l’Église ne réprouve pas ces institutions conformes au droit et à la raison, mais il est manifeste qu’elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions ».[5]
Il faudrait donc à ces partis, plus de souci du bien commun et plus de moralité.
Il est évident que si l’Église tient pour immuables parce que divines un certain nombre de vérités, le règne universel de l’opinions ne peut que l’inquiéter. Va-t-on mettre la vérité aux voix ?
Pie XII va étudier spécialement cette question et éclairer singulièrement le débat. Il constate que : « partout (…), la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. Le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans la profession, il n’est plus question »[6]. Ceci dit, « exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint _ obéir sans avoir été entendu » sont deux droits dont la démocratie est l’expression. Et, une « démocratie saine et équilibrée » se reconnaît « à la solidité, à l’harmonie, aux bons résultats de ce contact entre les citoyens et le gouvernement de l’État ». Mais, pour « plus de démocratie et une meilleure démocratie », il faut « mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun ». L’État, pour cela, « est, et doit être en réalité, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».
Mais, qu’est-ce qu’un peuple ? « Peuple et multitude amorphe, ou, comme on a coutume de dire, « masse », sont deux concepts différents. Le peuple vit et se meut par sa vie propre ; la masse est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à sa place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. La masse, au contraire, attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre, tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. L’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des responsabilités, le sens vrai du bien commun. La force élémentaire de la masse peut n’être aussi qu’un instrument au service d’un État qui sait habilement en faire usage. L’État lui-même, aux mains d’un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, peut en s’appuyant sur la masse, devenir une pure machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple : l’intérêt commun en reste lésé gravement et pour longtemps, et la blessure ainsi faite est bien souvent difficilement guérissable » . Pie XII conclut que « la masse (…) est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité ».
Dès lors, « seule la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, jointe au sentiment profond des sublimes devoirs de l’œuvre sociale, peut mettre ceux à qui est confié le pouvoir en mesure d’accomplir leurs propres obligations dans l’ordre législatif, judiciaire ou exécutif, avec cette conscience de leur propre responsabilité, avec cette objectivité, avec cette impartialité, avec cette loyauté, avec cette générosité, avec cette incorruptibilité, sans lesquelles un gouvernement démocratique réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l’adhésion de la meilleure partie du peuple ».
Ceci est particulièrement important pour ceux qui exercent le pouvoir législatif : « la question de l’élévation morale, de l’aptitude pratique, de la capacité intellectuelle des députés au Parlement, est pour tout peuple de régime démocratique une question de vie ou de mort, de prospérité ou de décadence, d’assainissement ou de perpétuel malaise ». Le corps législatif doit « accueillir dans son sein une élite d’hommes spirituellement éminents et au caractère ferme, qui se considèrent comme les représentants du peuple tout entier et non pas comme les mandataires d’une foule, aux intérêts particuliers de laquelle sont souvent, hélas ! sacrifiés les vrais besoins et les vraies exigences du bien commun. Une élite d’hommes qui ne soit restreinte à aucune profession ni à aucune condition, mais qui soit l’image de la vie multiple de tout le peuple. Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent conséquents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité émanant de leur conscience pure et rayonnant largement autour d’eux, soient capables d’être des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et à s’égarer ; des hommes qui, dans les périodes de transition, généralement travaillées et déchirées par les passions, par les divergences des opinions et par les oppositions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines enfiévrées du peuple et l’État l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité ». Sinon, « d’autres viennent occuper leur place pour faire de l’activité politique l’arène de leur ambition, une course au gain pour eux-mêmes, pour leur caste ou pour leur classe, et c’est ainsi que la chasse aux intérêts particuliers fait perdre de vue et met en péril le vrai bien commun »[7].
Le portrait du vrai démocrate peut paraître idéalisé, utopique, il n’empêche que l’Église va sans cesse insister sur les hautes vertus intellectuelles, morales des personnes engagées dans la gestion publique. Car l’imprégnation morale et religieuse est essentielle en démocratie. Il ne faut pas penser que « ses insuffisances seraient dues à de simples défauts des institutions, et ceux-ci, à leur tour, à une connaissance encore défectueuse des processus naturels du fonctionnement complexe de la machine sociale.
En fait, l’État lui aussi, et sa forme dépendant de la valeur morale des citoyens, et cela plus que jamais à une époque où l’État moderne, pleinement conscient de toutes les possibilités de la technique et de l’organisation, n’a que trop tendance à retirer à l’individu, pour les transférer à des institutions publiques, le souci et la responsabilité de sa propre vie. Une démocratie moderne ainsi constituée devra échouer dans la mesure où elle ne peut plus s’adresser à la responsabilité morale individuelle des citoyens. Mais même si elle voulait le faire, elle ne pourrait plus y réussir parce qu’elle ne trouverait plus chez eux d’écho, dans la mesure du moins où le sens de la véritable réalité de l’homme, la conscience de la dignité de la nature humaine et de ses limites, ont cessé d’être sentis dans le peuple. On cherche à remédier à cet état de chose en mettant sur le chantier de grandes réformes institutionnelles, démesurées parfois ou basées sur des fondements erronés ; mais la réforme des institutions n’est pas aussi urgente que celle des mœurs. Et celle-ci, à son tour, ne peut être accomplie que sur la base de la véritable réalité de l’homme, celle qu’on vient apprendre avec une religieuse humilité devant le berceau de Bethléem. Dans la vie des États eux-mêmes, la force et la faiblesse des hommes, le péché et la grâce, jouent un rôle capital. La politique du XXe siècle ne peut l’ignorer, ni admettre qu’on persiste dans l’erreur de vouloir séparer l’État de la religion au nom d’un laïcisme que les faits n’ont pas pu justifier ».[8]
Tout le peuple, dans toutes ses activités, doit être élevé moralement, affirmera Jean XIII : « La vie en société doit être considérée avant tout comme une réalité d’ordre spirituel. Elle est, en effet, échange de connaissances dans la lumière de la vérité, exercice de droits et accomplissement des devoirs, émulation dans la recherche du bien moral, communion dans la noble jouissance du beau en toutes ses expressions légitimes, disposition permanente à communiquer à autrui le meilleur de soi-même et aspiration commune à un constant enrichissement spirituel. Telles sont les valeurs qui doivent animer et orienter l’activité culturelle, la vie économique, l’organisation sociale, les mouvements et les régimes politiques, la législation et toutes les autres expressions de la vie sociale dans sa continuelle évolution ».[9]
Le Concile Vatican II va reprendre tout cet enseignement. La nécessité de la société et d’une autorité sera réaffirmée car les individus, les familles, les groupements divers ne peuvent réaliser seuls une vie pleinement humaine et ont besoin d’une communauté plus vaste où tous conjuguent leurs forces pour réaliser toujours plus parfaitement le bien commun:
« Mais les hommes qui se retrouvent dans la communauté politique sont nombreux et différents, et ils peuvent à bon droit incliner vers des opinions diverses. Aussi pour empêcher que, chacun opinant dans son sens, la communauté politique ne se disloque, une autorité s’impose qui soit capable d’orienter vers le bien commun les énergies de tous, non d’une manière mécanique ou despotique, mais en agissant avant tout comme une force morale qui prend appui sur la liberté et le sens de la responsabilité.
De toute évidence, la communauté politique et l’autorité publique trouvent donc leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques soient laissés à la libre volonté des citoyens.
Il s’ensuit également que l’exercice de l’autorité politique, soit à l’intérieur de la communauté comme telle, soit dans les organismes qui représentent l’État, doit toujours se déployer dans les limites de l’ordre moral, en vue du bien commun (mais conçu d’une manière dynamique), conformément à un ordre juridique légitimement établi ou à établir. Alors les citoyens sont en conscience tenus à l’obéissance. d’où assurément, la responsabilité, la dignité et l’importance du rôle de ceux qui gouvernent. »[10]
Ce n’est pas tout, dans une démocratie, il faut que « l’ordre moral et l’intérêt commun étant saufs, l’homme puisse librement chercher la vérité, faire connaître et divulguer ses opinions… »[11]. Dans le cadre fixé, il ne faut pas s’en inquiéter : « En ce qui concerne l’organisation des choses terrestres, que (les chrétiens) reconnaissent comme légitimes des manières de voir par ailleurs opposées entre elles et qu’ils respectent les citoyens qui, en groupe aussi, défendent honnêtement leur opinion. Quant aux partis politiques, ils ont le devoir de promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun ; mais il ne leur est jamais permis de préférer à celui-ci leur intérêt propre ».[12]
Mais, « pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l’éducation civique et politique ; elle est particulièrement nécessaire aujourd’hui, soit pour l’ensemble des peuples, soit, et surtout pour les jeunes »[13]. C’est une des raisons pour lesquelles l’Église insistera sur la possibilité, pour tous les hommes, d’accéder à la culture.[14]
Il faut « …susciter des hommes et des femmes qui ne soient pas seulement cultivés, mais qui aient aussi une forte personnalité, car notre temps en a le plus grand besoin ».[15] Des hommes et des femmes vraiment libres capables de s’engager intelligemment et volontairement. Or, la liberté « se fortifie (…) lorsque l’homme accepte les inévitables contraintes de la vie sociale, assume les exigences multiples de la solidarité humaine et s’engage au service de la communauté des hommes. Aussi faut-il stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes. » Il est bien que « le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques. (…) Mais pour que tous les citoyens soient poussés à participer à la vie des différents groupes qui constituent le corps social, il faut qu’ils trouvent en ceux-ci des valeurs qui les attirent et qui les disposent à se mettre au service de leurs semblables. On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ».[16]
La conclusion s’impose, toujours la même : « Pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l’éducation civique et politique ; elle est particulièrement nécessaire aujourd’hui, soit pour l’ensemble des peuples, soit, et surtout, pour les jeunes. Ceux qui sont, ou peuvent devenir, capables d’exercer l’art très difficile, mais aussi très noble, de la politique, doivent s’y préparer ; qu’ils s’y livrent avec zèle, sans se soucier de leur intérêt personnel ni des avantages matériels. Ils lutteront avec intégrité et prudence contre l’injustice et l’oppression, contre l’absolutisme et l’intolérance, qu’elles soient le fait d’un homme ou d’un parti politique ; et ils se dévoueront au bien de tous avec sincérité et droiture, bien plus, avec l’amour et le courage requis par la vie politique ».[17]
En 1972, Paul VI prononcera un très intéressant discours lors de l’Assemblée de l’Union Interparlementaire Mondiale[18] où, une fois encore, l’Église présentera sa vision de la démocratie, toujours bien consciente de la difficulté majeure, maintes fois rencontrée : « …comment la diversité des points de vue, fruit de la grande variété des situations sociales et professionnelles, de la multiplicité des idéologies, et, non moins, de la multiplicité des savoirs partiels, voire parcellaires, ne rendrait-elle pas malaisée la réalisation d’un accord national suffisant pour le fonctionnement harmonieux des Parlements ? » . Entre autres conseils, Paul VI déclarera: « L’objet principal qui doit se dégager de l’affrontement des perspectives doit être, il faut le répéter, le bien commun national. Qui pourrait nier que, trop fréquemment, les oppositions idéologiques, les querelles partisanes, le souci de prestige des personnes, la défense prioritaire d’intérêts particuliers, les vues à court terme et les motivations personnelles n’aient pas faussé les délibérations, au détriment de l’autorité du Parlement et des parlementaires ? C’est pourquoi dans la crise actuelle, plus qu’en aucun autre moment, s’imposent un haut niveau de moralité collective et individuelle, la conscience d’une commune responsabilité à l’égard de l’avenir de la nation, la volonté d’aboutir à un « consensus » national. Le parlementaire doit apparaître comme l’artisan du bien de tous et non comme le porte-parole d’une clientèle. Résistant aux pressions de groupes d’intérêts privés, plus ou moins légitimes, dont l’ambition est parfois d’annexer le pouvoir à leur profit, sans cependant rompre le contact avec les forces vives de la nation, le parlementaire doit chercher à satisfaire la totalité des besoins du peuple, avec une attention particulière aux catégories défavorisées et silencieuses, fussent-elles de moindre poids électoral ».
Au risque de lasser, ajoutons encore quelques extraits de Jean-Paul II.
« Il est absolument vrai, écrit-il, que l’exercice d’une authentique démocratie et le respect par tous les responsables d’un sain pluralisme ne peuvent manquer de favoriser le développement et la diffusion de la culture.
N’oublions pas toutefois que la vérité, la beauté et le bien, comme également la liberté sont des valeurs absolues et que, comme telles, elles ne dépendent pas du fait qu’un plus ou moins grand nombre de personnes y adhèrent. Elles ne sont pas le résultat de la décision d’une majorité ; tout au contraire, les décisions individuelles et celles qu’assume la collectivité doivent s’inspirer de ces suprêmes et immuables valeurs pour que l’engagement culturel des personnes et des sociétés réponde aux exigences de la dignité humaine ».[19]
« Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l’épanouissement de la « personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de coresponsabilité ».[20]
Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II est bien conscient que la démocratie est toujours menacée. Il y a la menace permanente des « lobbies » : « …l’Église ne peut approuver la constitution de groupes restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques »[1] . Mais il y a aussi et surtout une menace idéologique subtile : « Après la chute , dans beaucoup de pays, des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - et la première d’entre elle, le marxisme - se profile aujourd’hui un risque non moins grave pour la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et pour la réabsorption dans la politique de la même demande religieuse qui habite dans le cœur de chaque être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui enlève à la convivence civile tout point de référence moral sûr et la prive, plus radicalement, de la reconnaissance de la vérité »[2]. Or, pour Jean-Paul II, l’affirmation de valeurs qui échappent à la volonté humaine est indispensable pour fonder l’égalité sans laquelle il est vain de parler de démocratie : « Seulement dans l’obéissance aux normes morales universelles, l’homme trouve la pleine confirmation de son unicité de personne et de possibilité de vraie grandeur morale (…) Ces normes constituent en effet le fondement indestructible et la ferme garantie d’une juste et pacifique convivence humaine, et donc d’une vraie démocratie, qui peut naître et croître seulement sur l’égalité de tous ses membres, rassemblés dans les droits et les devoirs. Face aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n’y a de privilèges ni d’exceptions pour personne. Etre le patron du monde ou le dernier misérable sur la face de la terre ne fait aucune différence: devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux ».
Depuis le XIXe siècle, la leçon est toujours la même. La démocratie ne vit que par un peuple et non une masse. Le peuple peut-être l’organe de désignation du gouvernement, il n’est pas l’origine de l’autorité et ne peut être l’auteur de toutes les lois. Reste que la démocratie « est certainement la forme de gouvernement la plus exigeante, car elle repose sur une maturité morale de tous les citoyens ».[3]
Pour reprendre de manière plus adaptée à un auditoire pluraliste, l’ensemble des idées qui ont été présentées ici à travers les encycliques principalement, on méditera, avec profit, à travers de larges extraits, la démarche adoptée par le cardinal J. Ratzinger, lors de sa réception à l’Institut de France où il prenait la succession du grand physicien russe André Sakharov[4].
« Sakharov (…) était plus qu’un savant considérable : il était un grand homme. Il a lutté pour la valeur propre de l’homme, pour sa dignité éthique et sa liberté, et assumé pour cela le prix de la souffrance, de la persécution, du renoncement à la possibilité de travaux scientifiques ultérieurs. La science peut servir à l’humanité, mais elle peut aussi devenir un instrument du mal et conférer ainsi à ce dernier toute son horreur. Ce n’est que lorsqu’elle est sous-tendue par la responsabilité éthique qu’elle est en état de réaliser sa véritable essence.
Je ne sais pas quand ni comment ce rapport de la science à l’éthique est apparu à Sakharov avec tout son sérieux. Une brève note concernant un épisode remontant à 1955 fournit ici une indication. En novembre 1955 avaient été entamés d’importants essais d’armes thermo-nucléaires, qui avaient entraîné des événements tragiques : la mort d’un jeune soldat et d’une fillette de douze ans. Lors du petit banquet qui suivit, Sakharov porta un toast o il disait son espoir que les armes russes n’explosent jamais sur des villes. Le responsable du test, un officier de haut rang, déclara dans sa réponse que la tâche des savants était d’améliorer les armes, que la façon dont elles étaient utilisées n’était pas leur affaire ; leur jugement, estimait-il, n’était pas compétent pour cela. Sakharov commente ce propos en disant que déjà alors il croyait ce qu’il croit encore aujourd’hui : savoir « qu’absolument aucun homme ne peut récuser sa part de responsabilité dans une affaire dont dépend l’existence de l’humanité ». L’officier avait au fond - peut-être sans s’en rendre compte - refusé de reconnaître à l’éthique une dimension propre pour laquelle tout homme est compétent. Dans son esprit, il n’y avait manifestement que des compétences particulières de nature scientifique, politique, militaire. En vérité, il n’y a pas de compétences particulières qui pourrait conférer le droit de tuer ou de laisser tuer des hommes. Nier la capacité humaine générale de juger ce qui concerne l’homme en tant qu’homme, c’est créer un nouveau système de classes et avilir par là tout le monde, parce qu’alors l’homme n’existe plus comme tel. La négation du principe éthique, la négation de cet organe de connaissance préalable à toute spécialité que nous nommons la conscience, est négation de l’homme. Sakharov a indiqué à de multiples reprises et toujours avec beaucoup d’insistance cette responsabilité de chaque individu vis-à-vis du tout ; et le sens de cette responsabilité lui a fait trouver sa mission._
A partir de 1968 il fut exclu des travaux touchant les secrets d’État ; il n’en devint que davantage encore le représentant des droits publics de la conscience. Sa pensée gravite désormais autour des droits de l’homme, de la rénovation morale du pays et de l’humanité, et plus largement des valeurs humaines générales et de l’exigence de la conscience. Lui qui aimait tellement son pays, il dut se faire l’accusateur d’un régime qui poussait les hommes à l’apathie, à la lassitude, à l’indifférence, qui les faisait tomber dans la misère extérieure et intérieure. On pourrait dire bien sûr qu’avec la chute du système communiste la mission de Sakharov a été remplie ; qu’elle fut un chapitre important de l’histoire mais qui appartient maintenant au passé. Je crois qu’une conception pareille serait une grande et dangereuse erreur. Il est clair tout d’abord que l’orientation générale de la pensée de Sakharov vers la dignité et les droits de l’homme, l’obéissance vis-à-vis de la conscience, même au prix de la souffrance, demeure un message qui ne perd pas de son actualité là même où n’existe plus le contexte politique dans lequel ce message avait acquis son actualité propre. Je crois de plus que les menaces pour l’homme qui, avec la domination des partis marxistes, étaient devenues des forces politiques concrètes de destruction de l’humanité, continuent à peser aujourd’hui sous d’autres formes. Robert Spaemann([5]) a dit récemment qu’après la chute de l’utopie commence à se répandre de nos jours un nihilisme banal dont les conséquences pourraient s’avérer aussi dangereuses. Il évoque par exemple le philosophe américain Richard Rorty([6]), qui a formulé la nouvelle utopie de la banalité. L’idéal de Rorty est une société libérale dans laquelle n’existeront plus les valeurs et les critères absolus ; le bien-être sera l’unique chose qu’il vaudra la peine de poursuivre. Dans sa critique circonspecte mais tout à fait décidée du monde occidental, Sakharov a prévu le danger qui se profile dans cette évacuation de l’humain, quand il parle de la « mode du libéralisme de gauche » ou dénonce la naïveté et le cynisme qui paralyse fréquemment l’Occident, alors qu’il s’agirait pour celui-ci d’assumer sa responsabilité morale.
Nous nous trouvons ici devant la question que Sakharov nous adresse aujourd’hui : comment le monde libre peut-il assumer sa responsabilité morale ? La liberté ne garde sa dignité que si elle reste reliée à son fondement et à sa mission éthiques. Une liberté, dont l’unique contenu consisterait dans la possibilité d’assouvir ses besoins, ne serait pas une liberté humaine ; elle resterait du domaine animal. Privée de son contenu, la liberté individuelle s’abolit elle-même, parce que la liberté de l’individu ne peut exister que dans un ordre des libertés. La liberté a besoin d’un contenu communautaire que nous pourrions définir comme la garantie des droits de l’homme. Pour l’exprimer autrement : le concept de liberté requiert d’après sa signification même d’être complété par deux autres concepts : le droit et le bien. Nous pouvons dire qu’appartient à la liberté la capacité qu’a la conscience de percevoir les valeurs de l’humanité qui sont fondamentales et concernent chacun. (…)
Sakharov savait gré au monde libre de son engagement en sa faveur et en faveurs d’autres persécutés, et toutefois il ne cessa, lors de nombreux faits politiques et devant de nombreuses destinées, de vivre dramatiquement la défaillance de l’Occident. Il ne pensait pas qu’il lui revînt d’en analyser les motifs plus profonds, mais il n’a pas moins vu clairement que la liberté est fréquemment entendue de façon égoïste et superficielle. On ne peut pas vouloir avoir la liberté pour soi seul ; la liberté est indivisible et doit toujours être vue comme une mission pour toute l’humanité. Cela signifie qu’on ne peut pas l’avoir sans sacrifices et renoncements. Elle exige qu’on veille à ce que la morale, en tant que lien public et communautaire, soit comprise de telle sorte qu’on reconnaisse en elle-même si elle est de soi sans force - une force qui est en définitive au service de l’homme. La liberté exige que les gouvernements et tous ceux qui portent une responsabilité se plient devant ce qui se présente de soi sans défense et ne peut exercer aucune coercition.
A ce niveau se situe la menace des démocraties modernes à laquelle il nous faut réfléchir dans l’esprit de Sakharov. Car il est difficile de voir comment la démocratie qui repose sur le principe de la majorité, peut, sans introduire un dogmatisme qui lui est étranger, maintenir en vigueur des valeurs morales qui ne sont pas reconnues par une majorité. Rorty estime à ce sujet qu’une raison guidée par la majorité inclut toujours quelques idées intuitives comme, par exemple, l’abolition de l’esclavage. P. Bayle([7]) s’exprimait au XVIIe siècle de façon encore bien plus optimiste. A la fin des guerres sanglantes dans lesquelles les grandes querelles de la foi avaient précipité l’Europe, la métaphysique, estimait-il n’intéressait pas la vie politique : la vérité pratique suffisait. Il n’existait, selon lui, qu’une unique morale, universelle et nécessaire, qui était une claire et vraie lumière que tous les hommes perçoivent dès qu’ils ouvrent un peu les yeux. Les idées de Bayle reflètent la situation spirituelle de son siècle : l’unité de la foi s’était désagrégée, on ne pouvait plus tenir comme un bien commun les vérités du domaine métaphysique. Mais les convictions morales fondamentales et essentielles avec lesquelles le christianisme avait formé les âmes, étaient toujours des certitudes sans discussion dont il semblait que la seule raison pouvait percevoir la pure évidence.
Les développements de ce siècle nous ont appris qu’il n’existe pas une évidence qui soit une base fixe et sure de toutes les libertés. La raison peut très bien perdre de vue les valeurs essentielles ; même l’intuition sur laquelle s’appuie Rorty ne tient pas sans limitation. Ainsi, l’idée qu’il invoque, selon laquelle l’esclavage doit être aboli, n’a pas existé pendant des siècles, et combien on peut facilement la renier de nouveau, l’histoire des États totalitaires de notre siècle le montre avec suffisamment de clarté. La liberté peut s’abolir elle-même, se dégoûter d’elle-même, une fois qu’elle est devenue vide. Cela aussi nous l’avons vécu dans notre siècle : une décision majoritaire peut servir à annuler la liberté ».
A la base de l’inquiétude qu’éprouvait Sakharov devant la naïveté et le cynisme de l’Occident, il y a ce problème d’une liberté vide et sans direction, Le positivisme strict qui s’exprime dans l’absolutisation du principe de la majorité se renverse inévitablement un jour ou l’autre en nihilisme. C’est à ce danger qu’il nous faut nous opposer là où il en va de la défense de la liberté et des droits de l’homme. Le politicien de Danzig Hermann Rauschning([8]) a, en 1938, diagnostiqué dans le national-socialisme une révolution nihiliste : « Il n’y avait et il n’y a aucun but que le national-socialisme ne serait prêt à tout moment à sacrifier ou à mettre en avant en raison du mouvement ». Le nationalisme n’était qu’un instrument dont le nihilisme se servait, mais était également prêt à se débarrasser à tout moment pour le remplacer par autre chose. Il me semble que même les événements que nous observons avec quelque inquiétude dans l’Allemagne d’aujourd’hui ne sa laissent pas suffisamment expliquer par l’étiquette d’hostilité à l’égard des étrangers. Au fondement il y a aussi, en fin de compte, un nihilisme provenant du vide des âmes : dans la dictature national-socialiste comme dans la dictature communiste il n’y avait aucune action qui aurait été regardée comme mauvaise en soi et toujours immorale. Ce qui servait les buts du mouvement ou du parti était bon, si inhumain que cela pût être. Ainsi pendant des décennies entières on assista à un écroulement du sens moral qui devait nécessairement se transformer en nihilisme complet le jour où aucun des buts précédents n’eut plus de valeur et où la liberté se réduisit à la possibilité de faire tout ce qui peut pour un instant rendre captivante et intéressante une vie devenue vide. Revenons à la question : comment peut-on redonner au droit et au bien dans nos sociétés leur force contre la naïveté et le cynisme, sans que pareille force du droit soit imposée ou même arbitrairement définie par la coercition extérieure. A cet égard l’analyse faite par A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique m’a toujours impressionné. Que cet édifice, de soi fragile, conserve néanmoins sa cohésion et rende possible un ordre des libertés dans la liberté vécue communautairement, le grand penseur politique en voyait une condition essentielle dans le fait qu’en Amérique était vivante une conviction morale fondamentale, conviction qui, nourrie du christianisme protestant, donna leurs bases aux institutions et aux mécanismes démocratiques.
De fait, des institutions ne peuvent se maintenir et être efficaces sans des convictions éthiques communes. Or celles-ci ne peuvent pas provenir d’une raison purement empirique. Les décisions de la majorité ne resteront elles-mêmes véritablement humaines et raisonnables que tant qu’elles présupposeront l’existence d’un sens humanitaire fondamental et respecteront celui-ci comme le véritable bien commun, la condition de tous les autres biens. De telles convictions exigent des attitudes humaines correspondantes, et ces attitudes ne peuvent se développer lorsque le fondement historique d’une culture et les jugements éthico-religieux qu’elle contient ne sont pas pris en considération. Pour une culture et une nation, se couper des grandes forces éthiques et religieuses de son histoire revient à se suicider. Cultiver les jugements moraux essentiels, les maintenir et les protéger sans les imposer de façon coercitive, me paraît être une condition de la subsistance de la liberté face à tous les nihilismes et à leurs conséquences totalitaires.
C’est en cela que je vois aussi la mission publique des Églises chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui ? Il est conforme à la nature de l’Église qu’elle soit séparée([9]) de l’État et que sa foi ne puisse pas être imposée par l’État, mais repose sur des convictions librement acquises. Sur ce point, il y a un beau mot d’Origène([10]) qui, hélas, n’a pas toujours été suffisamment remarqué : « le Christ ne triomphe de personne sans que ce dernier ne le veuille lui-même. Il ne triomphe qu’en convainquant car Il est la Parole de Dieu ». Il n’appartient pas à l’Église d’être un État ou une partie de l’État mais d’être une communauté fondée sur des convictions. Mais il lui appartient aussi de se savoir responsable du tout et de ne pouvoir se limiter à elle-même. Il lui faut, avec la liberté qui lui est propre, s’adresser à la liberté de tous, de façon que les forces morales de l’histoire restent les forces du présent et que resurgisse toujours neuve cette évidence des valeurs sans laquelle la liberté n’est pas possible. » [11]
Le mot « État » est employé par facilité. Nous verrons que les documents du magistère utilisent des expressions diverses qui ne sont pas, au sens strict, rigoureusement synonymes mais qui renvoient toutes aux affaires « temporelles » dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans le tome I, elles se distinguent des affaires « spirituelles ». Ainsi, après avoir parlé de l’État, des pouvoirs publics, de la société politique ou civile, l’Église, lors du concile Vatican II parlera de communauté politique, expression qui englobe l’ensemble des réalités temporelles énumérées précédemment. Dans un commentaire de Gaudium et spes, les auteurs précisent que « le choix du terme est, à première vue étonnant, pour quiconque est habitué à distinguer la communauté nationale de la société civile ou politique. Il ne s’agit pas ici de la nation en tant que réalité de type culturel. Il ne s’agit pas non plus de l’État en tant qu’autorité publique , « cette partie du corps politique dont l’objet spécial est de maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public et d’administrer les affaires publiques (J. Maritain, L’homme et l’État, p. 11) ». Communauté politique est ici entendue au sens de société politique : cette « communauté » est dotée d’éléments proprement sociétaires, une fin à atteindre, une autorité publique, un ordre juridique, une constitution, des structures ».[1] Nous verrons, au fur et à mesure des différents contextes, les précisions qu’il convient d’apporter.
Il en va de même pour le mot « Église ». Nous aurons aussi à établir des distinguos au fil des documents utilisés car, au sein de l’Église, tous n’ont pas le même rôle ni les mêmes responsabilités vis-à-vis de la société.
Nous sommes bien sûr habitués à la présence de l’État dans nos sociétés modernes. Il ne faut toutefois pas oublier, comme l’écrivait un juriste, que « L’État est une invention extrêmement récente : il est né à la surface de la terre à des endroits et à des époques très différents puisque subsistent à l’heure actuelle, à côté d’immenses empires régissant le destin de plusieurs centaines de millions de personnes, des sociétés tribales vivant encore à l’âge de la pierre »[1]. A l’origine, et pendant de très longues périodes, le seul pouvoir connu est celui de la famille, de la tribu ou du clan.
La Bible nous donne un aperçu assez exact de l’évolution des sociétés humaines vers les conditions qui rendront nécessaires cette structure organisatrice qu’on nomme l’État. Et, à travers le temps, l’enseignement social chrétien reprendra ce schéma : l’homme est naturellement social et que cette sociabilité s’actualise d’abord dans la famille. Celle-ci en s’accroissant forme de petites communautés. Plusieurs familles constitueront une cité, la société civile nécessaire au progrès et à la paix. Cette société est le fruit de la volonté des hommes, d’un pacte exprès ou tacite, d’un consensus, d’une adhésion à cette forme particulière et élargie de la vie en commun. d’une certaine manière donc, on peut dire que c’est la société qui fonde l’État et non le contraire.
Toutefois, faisait remarquer Hegel[2], « les individus qui assurent leur conservation par un commerce avec d’autres personnes juridiques, et la famille, constituent les deux moments[3] encore idéels d’où naît l’État comme leur fondement véritable.
Cette évolution de la moralité objective immédiate à travers la division de la société civile, qui la conduit à l’État, lequel se manifeste comme son vrai fondement est la preuve scientifique du concept de l’État et il n’y en a pas d’autre. Si la marche du concept scientifique fait apparaître l’État comme un résultat, alors qu’il se donne lui-même comme le vrai fondement, c’est que cette médiation et cette illusion s’abolissent d’elles-mêmes dans l’immédiat. C’est pourquoi dans la réalité l’État est en général plutôt le premier. C’est à l’intérieur de lui que la famille se développe en société civile et c’est l’idée de l’État elle-même qui se divise en ces deux moments ».
Il est clair qu’on peut parfaitement appliquer au texte ci-dessus, la « perspective de lecture » proposée par H. Simon : « Comme dans une coupe géologique, explique-t-il, ce qui est dernier dans l’ordre de l’exploration est au contraire premier dans l’ordre de la réalité (…).
Ainsi, selon l’ordre du discours, la liberté va de la « mainmise »[4] de l’individu jusqu’à l’instauration d’un État libre. Mais dans la réalité, un individu n’est « libre » que s’il est déjà membre d’un État libre. Il faut en effet que l’État :
-garantisse la paix intérieure et extérieure,
-permette la prospérité de la société (approvisionnements, services, écoles, etc.),
-assure la stabilité des familles,
pour que les individus qui naissent puissent entamer leur apprentissage de la liberté.(…)
L’individu, pour sa part, dans son propre itinéraire, va découvrir l’État en dernier, quand il va s’expérimenter comme citoyen responsable ; mais, en réalité, il était toujours déjà précédé par l’État »[5].
Cette idée a été aussi développée par Pie XI si l’on veut bien étendre à l’État ou aux pouvoirs publics la notion de société civile qu’il utilise:
« En premier lieu, la famille, instituée immédiatement par Dieu pour sa fin propre, qui est la procréation et l’éducation des enfants. Elle a pour cette raison une priorité de nature, et par suite une priorité de droits, par rapport à la société civile. Néanmoins, la famille est une société imparfaite parce qu’elle n’a pas en elle-même tous les moyens nécessaires pour atteindre sa perfection propre ; tandis que la société civile est une société parfaite, car elle a en elle tous les moyens nécessaires à sa fin propre, qui est le bien commun temporel. Elle a donc sous cet aspect, c’est-à-dire par rapport au bien commun, la prééminence sur la famille, qui trouve précisément dans la société civile la perfection temporelle qui lui convient ».[6]
Cette remarque est importante car à n’insister que sur l’antériorité de la famille ou de l’activité économique, on risque d’amoindrir dangereusement le rôle de l’État et de susciter à son égard quelque méfiance comme si cette institution était secondaire et même superfétatoire. Or, l’État dont a eu certainement à se plaindre dans ses formes autoritaires, centralisatrices, totalitaires ou providentielles est à restaurer d’urgence dans le contexte libéral de ce début de siècle.
Une des raisons d’être majeure de l’État est de faire barrage aux violences naturelles et latentes auxquelles les individus et les groupes cèdent si facilement et donc d’instaurer les libertés, le code des droits et des devoirs. Comme l’a très bien vu Hegel, il a fallu des siècles pour que l’éminente dignité de tout homme « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu » commence à pénétrer la réalité politique [7]et nous savons que sans volonté politique, la proclamation des droits de l’homme reste lettre morte.
Marx, on le sait, contestera très tôt cette vision et affirmera que l’État démocratique la_que qui, pour lui, est l’achèvement du christianisme[8], ne réalise qu’une liberté formelle, trompeuse. « La démocratie politique est chrétienne, en ce que l’homme - non pas seulement un homme, mais chaque homme - y est considéré comme un être souverain, suprême ; mais il s’agit de l’homme qui se présente comme inculte, comme non social, l’homme dans son existence contingente, l’homme dans son comportement ordinaire, l’homme qui est corrompu par toute l’organisation de notre société, perdu pour lui-même, aliéné, livré à la domination de conditions et d’éléments inhumains, en un mot l’homme qui n’est pas encore un être générique véritable ».[9]
On se rappelle, à cet égard, sa critique de la révolution française qui a séparé les droits du citoyen et les droits de l’homme. Le citoyen, membre de la société politique, est un homme abstrait tandis que l’homme concret, membre de la société civile, n’est qu’un individu égoïste, un bourgeois. « L’émancipation politique, écrit-il, c’est la réduction de l’homme, d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale ». Dans quelles conditions, la véritable émancipation humaine aura-t-elle lieu ? Marx répond qu’elle »_ n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale, sous la forme de la force politique »[10].
L’État ne peut être l’instrument de l’émancipation de l’homme puisque, s’il veut jouer ce rôle, il « est l’intermédiaire entre l’homme et la liberté de l’homme », il est « l’intermédiaire que l’homme charge de toute son humanité, de toute sa limitation humaine »[11]. L’État n’offre qu’une liberté théorique or les hommes ont besoin d’une liberté réelle, immédiate c’est-à-dire sans intermédiaire.
De plus, l’État démocratique et libéral issu de la révolution française est un État de classe qui renforce l’hiatus constaté entre l’État et la société civile[12]. Pour Marx, Hegel avait donc tort de considérer l’activité politique comme une forme supérieure de moralité.
Que faire dès lors de cet État bourgeois ? A ce point de vue, on sait que la pensée de Marx a évolué et que ses interprètes comme ses successeurs ont eu tendance à la simplifier. Selon l’interprétation la plus classique ou la plus « orthodoxe », Marx a pensé tout d’abord à une transformation progressive de l’État bourgeois : « …la première étape de la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de la suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives »[13]. Mais Marx écrira aussi : »Dans la dernier chapitre du 18 brumaire[14], je remarque… que la prochaine tentative de la Révolution en France devra non faire passer la machine bureaucratique et militaire en d’autres mains… mais la briser. C’est la condition première de toutes les révolutions véritablement populaires sur le continent »[15] .
Quel que soit le chemin, l’objectif est de remplacer la dictature bourgeoise par la dictature du prolétariat. C’est certes une nouvelle forme d’État mais cet État est transitoire[16], c’est « un instrument pour la transformation du monde. Une fois son rôle accompli, il disparaîtra ».[17] En effet, il ne peut y avoir d’État communiste. Là où il y a un État, il ne peut y avoir de liberté. Le communisme naîtra avec la liberté c’est-à-dire avec la disparition de l’État.[18]
Lénine développera cette idée dans sa théorie du « dépérissement de l’État » c’est-à-dire de l’État prolétarien qui rejoindra le « musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ». [19]
La période de transition devait durer plus ou moins longtemps suivant les circonstances souscrire néanmoins, et sans contradiction, à l’affirmation d’A. Finkielkraut qui constate, en URSS, « sous Lénine, le dépérissement de l’État. Mais non pas au sens où il le dit dans L’État et la Révolution, car il s’agit d’une substitution du Parti à l’État comme lien de la souveraineté et de la légitimité politique »[20]. Comme l’écrit aussi H. Simon, « le communisme n’est pas l’apothéose de l’État mais son abolition dans la dictature du parti unique »[21]. Comme l’avait prédit Bakounine, « le soi-disant État populaire ne sera rien d’autre que la direction despotique des masses populaires par une nouvelle et nombreuse aristocratie de réels ou de prétendus savants… »[22].
En fait, le communisme a généré purement et simplement une société totalitaire violente.
Bien conscients, comme Marx, des dérives possibles d’un État qui se laisse contrôler par les puissances de l’argent, d’un État aliénant, ne devons-nous pas reconnaître, avec Hegel, la nécessité de l’État comme remède aux injustices et comme médiateur entre les forces diverses de la société civile ?
Mais si nous ne pouvons souscrire à la conception hégélienne d’un État « au-dessus de tout soupçon »[23], comment définir, mesurer, évaluer, contrôler son pouvoir ? Ce sera l’objet des chapitres suivants.
[1]
Traditionnellement aussi, on a défini l’État comme une société « parfaite » en prenant le mot « parfaite » dans un sens social et juridique et non dans un sens moral, évidemment. Selon cette théorie, une société est parfaite à trois conditions : « … lorsqu’elle possède en elle-même les moyens de parvenir à sa fin, lorsqu’elle exerce par l’intermédiaire de ses représentants un droit effectif sur ses membres, et enfin lorsqu’elle est autonome et indépendante de toute autre société »[2].
Cette idée a été développée déjà par saint Thomas[3] : « Comme il convient à l’homme de vivre en multitude, puisqu’il ne se suffit pas pour les choses nécessaires à la vie en restant solitaire, la société sera d’autant plus parfaite qu’elle suffira mieux par elle-même aux choses nécessaires à la vie. Une famille seule, dans une seule maison, suffira bien à certains besoins vitaux, par exemple ceux qui se rapportent aux actes naturels de la nutrition, de la génération et des autres fonctions de ce genre. Dans un seul bourg, on se suffira pour ce qui regarde un seul corps de métier. Quant à la cité, qui est la communauté parfaite, elle se suffira dans toutes les choses nécessaires à la vie ; et plus encore une province unifiée, à cause de la nécessité du combat en commun et du secours mutuel contre les ennemis ».
Cette conception est restée constante dans l’enseignement de l’Église[4] mais certains auteurs se demandent s’il est encore possible aujourd’hui de trouver une société humaine qui remplisse les trois conditions de perfection, étant donné l’interdépendance croissante des états, des économies, et l’importance prise par les organisations internationales[5] qui se révèlent chaque jour plus nécessaires. A l’heure actuelle, l’État, ne serait-ce qu’en Europe, risque, selon certains, nous l’avons vu, de devenir lui aussi un échelon intermédiaire d’une construction plus vaste. Dans ces conditions, l’État moderne doit être considéré comme une société imparfaite. Relativement imparfaite tout de même car l’État, vu son caractère global, reste plus « parfait » que les corps intermédiaires et la famille.
Commentant la pensée de saint Thomas qui, à la suite d’Aristote, définit la « cité » comme une communauté civile ou politique parfaite puisqu’elle assure le plein développement de la vie humaine, Charles Journet[6] fait remarquer qu’ : « on ne veut évidemment pas soutenir qu’une communauté « parfaite » est une communauté « isolée », ou nier l’étroite et nécessaire interdépendance matérielle, intellectuelle et morale des communautés parfaites. On veut dire que la communauté politique parfaite traite, avec les autres communautés politiques parfaites, à égalité de plan ».
Notons au passage, qu’entendu comme cela, ce concept de « perfection » sera très utile pour les relations internationales puisqu’il établit, en droit, l’égalité entre le plus petit État et le plus grand et rend illégitime tout impérialisme ou toute subtile dictature de quelques « superpuissances » vis-à-vis de plus petits ou plus faibles pays car précise l’auteur, « si les diverses communautés parfaites sont inégales en fait, elles ont toutes également droit à être traitées comme personnes morales complètes ». Reste tout de même que les nombreuses autorités supranationales dont Charles Journet ne soupçonnait pas encore la puissance, relativisent la perfection définie originellement. Et elles ne sont pas nécessairement artificielles. Non seulement la coexistence harmonieuse des États peut-être favorisée par quelque instance supérieure mais il ne faut pas oublier non plus que si la société civile, dans sa croissance, a besoin, comme l’a montré Hegel, de l’État pour sa paix et sa prospérité, cette société civile dans son dynamisme, « au-delà d’elle-même ; en premier, telle société définie est amenée à chercher, en dehors d’elle-même, des consommateurs, et par suite des moyens de subsister chez d’autres peuples, qui lui sont inférieurs quant aux ressources qu’elle a en excès, ou, en général, en industrie.
(…) La recherche du gain, en tant qu’elle comporte un risque pour l’obtenir, élève celle-ci au-dessus de son but et substitue à l’attachement de la glèbe, et au cercle limité de la vie civile, des plaisirs et des désirs particuliers qui accompagnent le facteur de fluidité, de danger et d’engloutissement possible. De plus, cette recherche met des pays éloignés en rapport de trafic par le plus grand moyen de liaison. Le trafic est une activité juridique qui introduit le contrat, et il contient en même temps un grand moyen de culture, et le commerce y trouve sa signification historique. (…) Les fleuves ne sont pas des frontières naturelles, quoiqu’on les fait valoir comme tels dans les temps modernes, mais ils relient bien plutôt les hommes, ainsi que les mers. (…) Pour voir quels moyens de culture il y a dans le contact avec la mer, que l’on compare seulement l’attitude, en face de la mer, chez les nations où l’industrie a prospéré et chez celles qui se sont interdit la navigation, comme les Égyptiens et les Hindous, repliés sur eux-mêmes et enfoncé dans les superstitions les plus horribles et les plus méprisables. Au contraire, toutes les grandes nations, celles qui font un effort sur elles-mêmes, tendent à la mer. »[7]
Cet expansionnisme économique que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « mondialisation » renforce, comme nous le verrons plus tard, l’idée que le pouvoir médiateur de l’État dans sa forme classique ne suffit plus[8].
Même si les États actuels deviennent à leur tour des corps intermédiaires d’un super-État, c’est que la « perfection » définie aura été transposée à un niveau plus élevé. Le problème théorique qui nous occupe ici restera le même. En effet, État ou super-État, la société parfaite civile se trouvera toujours confrontée à une autre société dite parfaite : l’Église.
Aussi traditionnellement et selon les critères donnés par saint Thomas, on a défini l’Église comme société parfaite. Le même adjectif accolé à deux réalités différentes a été source de malentendus que les souverains pontifes ont tenté de dissiper. L’évocation référence à la « perfection » de l’État et de l’Église a été constante de Léon XIII à Pie XI et a laissé planer quelques ambigüités. A partir de Pie XII, cette référence va être abandonnée et les notions vont se clarifier. Ce sera, une fois de plus, la mission du Concile Vatican II de redéfinir avec netteté les rapports de l’État et de l’Église, en rupture d’ailleurs, à ce point de vue, avec une tradition dépassée et qui a nourri bien des confusions.
Il n’est pas inutile, je crois, de parcourir, une fois de plus l’enseignement des papes contemporains.
Léon XIII, l’affirme nettement : « …l’Église, non moins que l’État, de sa nature et de plein droit, est une société parfaite… »[1]. En effet, « …par la volonté de Dieu, l’Église possède toutes les qualités et tous les droits qui caractérisent une société légitime supérieure et de tous points parfaite ».[2]
Le Saint Père expliquera, dans quatre documents, comment il voit la cohabitation des deux « perfections » en insistant sur une idée que nous avons longuement étudiée dans le tome I : la distinction à opérer entre les deux « pouvoirs ».
Dans Immortale Dei, en 1885, il écrit : « Bien que composée d’hommes comme la société civile, cette société de l’Église, soit pour la fin qui lui est assignée, soit pour les moyens qui lui servent à l’atteindre, est surnaturelle et spirituelle. Elle se distingue donc et diffère de la société civile. En outre, et ceci est de la plus grande importance, elle est une société en droit et en son genre parfaite, parce que, de l’expresse volonté et par la grâce de son Fondateur, elle possède en soi et par elle-même toutes les ressources qui sont nécessaires à son existence et à son action. Comme la fin à laquelle tend l’Église est de beaucoup la plus noble de toutes, de même son pouvoir l’emporte sur tous les autres et ne peut en aucune façon être inférieur, ni assujetti au pouvoir civil. - En effet, Jésus-Christ a donné plein pouvoir à ses Apôtres dans la sphère des choses sacrées, en y joignant tant la faculté véritable de faire des lois que le double pouvoir qui en découle de juger et de punir. Toute la puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre ; allez donc ; enseignez toutes les nations… apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai prescrit (Mt 28, 18-20). -Et ailleurs : S’il ne les écoute pas, dites-le à l’Église (Mt 18, 17). Et encore : Ayez soin de punir toute désobéissance (2 Cor 10, 6). De plus : … Afin de n’avoir pas, arrivé chez vous, à user de sévérité, selon le pouvoir que le Seigneur m’a donné pour édifier et non pour détruire (2 Cor 13, 10). C’est donc à l’Église, non à l’État, qu’il appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c’est à elle que Dieu a donné mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion ; d’enseigner toutes les nations, d’étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien ; bref, d’administrer librement et tout à sa guise les intérêts chrétiens ».[3] (…)
« … les dépositaires du pouvoir ne doivent pas prétendre asservir et subjuguer l’Église, ni diminuer sa liberté d’action dans la sphère qui lui est propre, ni lui enlever n’importe lequel des droits qui lui ont été conférés par Jésus-Christ. - Dans les questions du droit mixte, il est pleinement conforme à la nature ainsi qu’aux desseins de Dieu, non pas de séparer les deux pouvoirs, moins encore de les mettre en lutte, mais bien d’établir entre eux cette concorde qui est en harmonie avec les attributs spéciaux que chaque société tient de sa nature »[4].
En 1888, il dénoncera la « pernicieuse erreur de la séparation de l’Église et de l’État, quand, au contraire, il est manifeste que ces deux pouvoirs, quoique différents dans leur mission et leur dignité, doivent néanmoins collaborer l’un avec l’autre et se compléter mutuellement ». Cette volonté de séparer Église et État se manifeste de deux manières. Certains « veulent entre l’Église et l’État une séparation radicale et totale ; ils estiment que, dans tout ce qui concerne le gouvernement de la société humaine, dans les institutions, les mœurs, les lois, les fonctions publiques, l’instruction de la jeunesse, on ne doit pas plus tenir compte de l’Église que si elle n’existait pas ; tout au plus laissent-ils à chacun des membres de la société la faculté de vaquer dans leur vie privée, si cela leur plaît, aux devoirs de la religion. » d’autres « ne mettent pas en doute l’existence de l’Église, ce qui leur serait d’ailleurs impossible ; mais ils lui enlèvent le caractère et les droits propres d’une société parfaite et veulent que son pouvoir, privé de toute autorité législative, judiciaire, coercitive, se borne à diriger par l’exhortation, la persuasion, ceux qui se soumettent à elle de leur plein gré et de leur propre vouloir. C’est ainsi que le caractère de cette société divine est, dans cette théorie, complètement dénaturé, que son autorité, son magistère, en un mot, toute son action se trouve diminuée et restreinte, tandis que l’action et l’autorité du pouvoir civil est par eux exagérée jusqu’à vouloir que l’Église de Dieu, comme toute autre association libre, soit mise sous la dépendance et la domination de l’État. » Il y en a, enfin, beaucoup qui « n’approuvent pas cette séparation de l’Église et de l’État ; mais ils estiment qu’il faut amener l’Église à céder aux circonstances, obtenir qu’elle se prête et s ‘accommode à ce que réclame la prudence du jour dans le gouvernement des sociétés. Opinion honnête, si on l’entend d’une certaine manière équitable d’agir, qui soit conforme à la vérité et à la justice, à savoir : que l’Église, en vue d’un grand bien à espérer, se montre indulgente et concède aux circonstances ce qu’elle peut concéder sans violer la sainteté de sa mission ».[5]
L’encyclique Sapientiae christianae, en 1890, le rappellera encore: « Etant (…) non seulement une société parfaite en elle-même, mais une société supérieure à toute société humaine, (l’Église) refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ».[6] (…)
« L’Église, sans nul doute, et la société politique ont chacune leur souveraineté propre ; par conséquent, dans la gestion des intérêts qui sont de leur compétence, aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les limites où chacune d’elles est renfermée par sa constitution. De là, il ne s’ensuit pas, cependant, que naturellement elles soient désunies et moins encore ennemies l’une de l’autre. La nature, en effet, n’a pas seulement donné à l’homme l’être physique : elle l’a fait un être moral. C’est pourquoi de la tranquillité de l’ordre public, but immédiat de la société civile, l’homme attend le moyen de se perfectionner physiquement, et surtout celui de travailler à sa perfection morale, qui réside exclusivement dans la connaissance et la pratique de la vertu. Il veut, en même temps, comme c’est son devoir, trouver dans l’Église les secours nécessaires à son perfectionnement religieux, lequel consiste dans la connaissance et la pratique de la religion véritable ; de cette religion appelée la reine des vertus, parce que, les rattachant à Dieu, elle les achève toutes et les perfectionne ».[7]
Tout cet enseignement est repris encore dans Praeclara Gratulationis, en 1894:,
« L’Église, de par la volonté et l’ordre de Dieu, son fondateur, est une société parfaite en son genre : société dont la mission et le rôle sont de pénétrer le genre humain des préceptes et des institutions évangéliques, de sauvegarder l’intégrité des mœurs et l’exercice des vertus chrétiennes et, par là, de conduire tous les hommes à cette félicité céleste qui leur est proposée. Et parce qu’elle est une société parfaite (…), elle est douée d’un principe de vie qui ne lui vient pas du dehors, mais qui a été déposé en elle par le même acte de volonté qui lui donnait sa nature. Pour la même raison, elle est investie du pouvoir de faire des lois, et, dans l’exercice de ce pouvoir, il est juste qu’elle soit libre pour tout ce qui peut, à quelque titre, relever de son autorité. Cette liberté, toutefois, n’est pas de nature à susciter des rivalités et de l’antagonisme ; car l’Église ne brigue pas la puissance, n’obéit à aucune ambition ; mais ce qu’elle veut, ce qu’elle poursuit uniquement, c’est de sauvegarder parmi les hommes l’exercice de la vertu et, par ce moyen, d’assurer leur salut éternel ». Un paragraphe résume bien la pensée de l’Église : « Dieu (…), Créateur et Roi du monde, qui, dans sa providence, a préposé au gouvernement des sociétés humaines à la fois la puissance civile et la puissance sacrée, a voulu qu’elles fussent, sans doute, distinctes, mais non séparées et opposées l’une à l’autre. Ce n’est pas assez dire, la volonté divine demande, comme d’ailleurs le bien général des sociétés, que le pouvoir civil vive en harmonie avec le pouvoir ecclésiastique. Ainsi donc, à l’État, ses droits et ses devoirs propres ; à l’Église, les siens ; mais, entre l’un et l’autre, les liens d’une étroite concorde. »[8]
Dès la fin du XIXe siècle, nous nous trouvons face à une doctrine qui ne changera pas : l’Église est une société qui a été instituée par Jésus-Christ lui-même. Elle est donc différente, par nature, de l’État et ne peut lui être soumise. Elle est libre par rapport à lui, en particulier dans l’enseignement de la religion. Mais elle peut aussi se prononcer sur les affaires temporelles.
Ces affirmations sont parfaitement conformes à ce que nous avons vu dans la première partie à propos de la distinction des pouvoirs. Toutefois, faute de quelques précisions, la formulation peut prêter à des interprétations qui feraient problème à la conscience chrétienne contemporaine.
\1. Comment entendre la « supériorité » de l’Église ? Nous avons lu que le « pouvoir de l’Église l’emporte sur tous les autres » ; que l’Église est « une société supérieure à toute société humaine »[9]. La justification se trouve sans doute dans une autre encyclique[10] où Léon XIII nous explique que « seule, l’Église de Jésus-Christ a pu conserver et conservera sûrement jusqu’à la consommation des temps sa forme de gouvernement. Fondée par celui qui « était », qui « est », et qui « sera dans les siècles », elle a reçu de lui, dès son origine, tout ce qu’il faut pour poursuivre sa mission divine, à travers l’océan mobile des choses humaines. Et, loin d’avoir besoin de transformer sa constitution essentielle, elle n’a même pas le pouvoir de renoncer aux conditions de vraie liberté et de la souveraine indépendance, dont la Providence l’a munie dans l’intérêt général des âmes. » Grâce à ce texte, on comprend parfaitement le point de vue du pape mais, sans cette précision, la « supériorité » pourrait être entendue et a pu être entendue comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, que tout l’ordre temporel soit soumis.
Plus profondément encore, le mot « supériorité » implique une comparaison. Or, peut-on vraiment comparer l’Église aux autres sociétés humaines ? Certes l’Église est aussi, nous allons le revoir, une société humaine mais pas exclusivement. Par son origine et par nature, elle est tout autre. Il convient donc d’abandonner cette habitude de les confronter et, pour la même raison de parler de « perfection ». On se retrouve alors dans une situation dialectique, un « face à face » de deux perfections. Un face à face que l’on espère sans conflit et qui se résoudra, au contraire, dans une « étroite concorde », où les parties vont « collaborer », « se compléter mutuellement », bref, vivre « en harmonie ». Est-on sûr que ces mots ne risquent pas de réintroduire le rêve d’un État chrétien et mener, à terme, à une nouvelle confusion de pouvoirs ? Et, d’autre part, comment vivre en harmonie avec un État pluraliste ?
\2. L’Église forte de sa différence, « refuse absolument, en droit et par devoir, à s’asservir aux partis et à se plier aux exigences changeantes de la politique ». Il faut évidemment bien s’entendre sur le sens dans lequel le mot Église est pris et dissocier l’action des partis politiques de l’autorité politiques. L’Église-institution n’a pas, bien sûr, à « s’asservir aux partis » mais les croyants laïcs peuvent s’y engager sans y être nécessairement « asservis »[11]. Par ailleurs, les citoyens chrétiens sont soumis comme les autres à l’autorité politique légitime de même d’ailleurs que l’Église-institution en ce qui concerne certaines manifestations de sa visibilité (impôts, contrats de travail, normes de sécurité et d’hygiène, assurances, etc.) .
\3. Il faut aussi définir la liberté dont l’Église se réclame, à juste titre. Que sont exactement ces « intérêts chrétiens » que l’Église veut « administrer librement » ? Jusqu’où s’étend l’ »autorité législative, judiciaire, coercitive » de l’Église, son « pouvoir de juger et de punir » ? N’y a-t-il pas des cas qui relèvent peut-être de la justice ecclésiastique mais aussi de la justice civile ? L’une ne risque-t-elle pas de faire obstacle à l’autre ?
Toujours à propos de la liberté de l’Église, n’est-elle pas en porte-à-faux lorsqu’elle rappelle, avec raison, son indépendance par rapport à l’État tout en profitant de son aide financière, par exemple. Il nous faudra aussi examiner cette question.
Comme on le voit, des éclaircissements sont nécessaires. Ils seront donnés lors du Concile Vatican II.
En attendant, les principes énoncés par Léon XIII seront repris de pontificat en pontificat avec les mêmes risques d’ambigüités.
Selon Pie X[12], « Quoi que fasse un chrétien, même dans l’ordre des choses terrestres, il ne lui est pas permis de négliger les biens surnaturels ; bien plus, il doit, selon les enseignements de la sagesse chrétienne, diriger toutes choses vers le Souverain Bien comme vers la fin dernière. En outre, toutes ses actions, en tant que bonnes ou mauvaises moralement, c’est-à-dire en tant que conformes ou non au droit naturel et divin, sont sujettes au jugement et à la juridiction de l’Église ». Une fois encore, que le chrétien s’efforce de « diriger toutes choses vers le Souverain Bien », est le vœu légitime de l’Église d’hier et d’aujourd’hui. Si ces actions, dans la mesure où elles sont ‘conformes ou non au droit naturel et divin », sont sujettes au jugement de l’Église[13], il n’est pas dit qu’elles soient toutes soumises à la juridiction de l’Église. Sinon, où est encore la distinction nécessaire entre les deux pouvoirs ?
En ce qui concerne Pie XI, nous avons relevé plus haut la classification[14] qu’il opérait entre les diverses « sociétés », distinguant « trois sociétés nécessaires, établies par Dieu » : la famille, la société civile et l’Église. Les deux premières sont d’ordre naturel tandis que la troisième est d’ordre surnaturel. Pour Pie XI, elles sont « à la fois distinctes et harmonieusement unies entre elles ». Pour éviter tout malentendu, il faudrait préciser en quoi elles sont distinctes et comment, tout en étant distinctes, elles peuvent être harmonieusement unies !
De plus, l’Église, parce qu’elle est une société parfaite d’ordre surnaturel et universel a « la suprématie dans son ordre », dans l’ordre surnaturel donc[15] et par rapport aux autres sociétés surnaturelles, aux autres Églises et communautés religieuses. Nous verrons que ce point a fait difficulté au Concile Vatican II.
Pie XI réaffirmera l’indépendance de l’Église mais en parlant d’ »indépendance complète »[16].
Enfin, à propos des « choses temporelles »[17], comme ses prédécesseurs, il écrira que « certes, l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire prétexte de la politique, soit pour restreindre de toute manière les biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les droits de Dieu lui-même dans la société »[18]. Dans quel sens, de nouveau, faut-il prendre « Église » et comment peut-elle intervenir légitimement ?
Avec Pie XII, nous allons assister à un changement assez radical dans le langage et dans l’esprit. Il abandonne la notion de société parfaite tant pour l’État que pour l’Église et il n’est plus question non plus de la « supériorité » ou de la « suprématie » de l’Église.
Dans son message de Noël 1941, il déclare que la reconstruction sociale, après la guerre, sera favorisée par les hommes d’État « s’ils se montrent prompts à ouvrir largement les portes et à aplanir le chemin de l’Église du Christ, afin qu’elle puisse, librement et sans entraves, mettre ses énergies surnaturelles au service de l’entente entre les peuples et de la paix… »[1]. Le ton est d’emblée très différent de ce que nous avons lu précédemment. Ici, l’Église demande de pouvoir servir la cause de la paix.
L’Église-institution n’apparaît plus du tout comme une concurrente, encore moins comme une autorité à laquelle il faut, d’une manière ou d’une autre, obéir. Le risque d’une dialectique État-Église s’estompe dans la mesure où le Saint Père insiste sur la différence de nature de cette société universelle qu’est l’Église, à la fois, à l’intérieur des États et en dehors des États : « L’Église catholique, dont Rome est le centre, est supranationale par son essence même. Ceci s’entend en deux sens : l’un négatif et l’autre positif. L’Église est mère, Sancta Mater Ecclesia, une vraie mère, la mère de toutes les nations et de tous les peuples non moins que de tous les individus, et précisément parce qu’elle est mère, elle n’appartient pas et elle ne peut pas appartenir exclusivement à tel ou tel peuple ni même à un peuple plus qu’à un autre, mais à tous également. Elle est mère, et par conséquent elle n’est ni ne peut être une étrangère en aucun lieu ; elle vit, ou du moins par sa nature elle doit vivre, dans tous les peuples. En outre, comme la mère, avec son époux et ses enfants, forme une famille, l’Église, en vertu d’une union incomparablement plus étroite, constitue, plus et mieux qu’une famille, le Corps mystique du Christ. L’Église est donc supranationale, en tant qu’elle est un tout indivisible et universel. »[2] Notons aussi, au passage que cette image de l’Église-mère efface ce que pouvait avoir d’inquiétant et d’intolérable parfois, l’idée d’une société parfaite supérieure.
Bien plus, sans altérer d’aucune manière la réalité surnaturelle et permanente de l’Église, Pie XII va mettre en évidence son ouverture au monde brisant du même coup l’impression d’auto-suffisance que l’insistance sur sa « perfection » pouvait donner. Ainsi, Pie XII rappelle[3] que l’Église « est un organisme bien vivant avec sa finalité, son principe de vie propres. » Cependant, tout en étant « immuable dans la constitution et la structure que son divin fondateur lui-même lui a données, elle a accepté et accepte les éléments dont elle a besoin ou qu’elle juge utile à son développement et à son action: hommes et institutions humaines, inspirations philosophiques et culturelles, forces politiques et idées ou institutions sociales, principes et activités. Aussi l’Église, en s’étendant dans le monde entier a-t-elle subi au cours des siècles divers changements, mais, dans son essence, elle est toujours restée identique à elle-même, parce que la multitude d’éléments qu’elle a reçus, fut dès le début constamment assujettie à la même foi fondamentale ».
Dans le même discours, Pie XII va montrer que la mission de l’Église n’a pas changé vis-à-vis des choses temporelles mais que son rôle est essentiellement moral, qu’elle est la meilleure alliée de l’État mais une alliée qui garde son esprit critique. L’Église , rappelle Pie XII, « est intervenue régulièrement dans le domaine de la vie publique, pour garantir le juste équilibre entre devoir et obligation d’un côté, droit et liberté de l’autre. L’autorité politique n’a jamais disposé d’un avoué plus digne de confiance que l’Église catholique ; car l’Église fonde l’autorité de l’État sur la volonté du Créateur, sur le commandement de Dieu. Assurément puisqu’elle attribue à l’autorité publique une valeur religieuse, l’Église s’est opposée à l’arbitraire de l’État, à la tyrannie sous toutes ses formes ». Quelle autorité politique ne souscrirait à un tel programme ?
La mission spécifique de l’Église est, plus que jamais, bien nettement établie : « A l’époque pré-chrétienne, l’autorité publique, l’État, était compétent, tant en matière profane que dans le domaine religieux. L’Église catholique a conscience que son divin fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toutes son étendue, indépendamment du pouvoir de l’État. ». Dans cet esprit, les deux pouvoirs peuvent collaborer, au sens précis du terme sans confusion. Pour autant qu’il ne lèse pas le droit divin, l’État a sa liberté. Il semblerait donc que la nostalgie d’un État chrétien[4] s’efface résolument : « L’État et l’Église sont des pouvoirs indépendants, mais qui ne doivent pas pour cela s’ignorer, encore moins se combattre ; il est beaucoup plus conforme à la nature et à la volonté divine qu’ils collaborent dans la compréhension mutuelle, puisque leur action s’applique au même sujet, c’est-à-dire au citoyen catholique. Certes, des cas de conflit restent possibles : lorsque les lois de l’État lèsent le droit divin, l’Église a l’obligation morale de s’y opposer ».
Jean XXIII poursuivra dans la voie ouverte par son prédécesseur. Bien plus, il soulignera le fait que l’État[5] est antérieur à l’Église. Celle-ci naît au sein d’un État par le fait de citoyens qui sont devenus chrétiens. L’Église donc n’est pas une puissance étrangère, rivale ou menaçante mais une communauté particulière de citoyens qui continuent à servir l’État dans lequel ils sont nés avec les forces et les exigences nouvelles de leur baptême.
« L’Église, on le sait, est universelle de droit divin ; elle l’est également en fait puisqu’elle est présente à tous les peuples ou tend à le devenir. (…) L’Église entrant dans la vie des peuples, n’est pas une institution imposée de dehors et le sait. Sa présence en effet coïncide avec la nouvelle naissance ou la résurrection des hommes dans le Christ ; celui qui naît à nouveau ou ressuscite dans le Christ n’éprouve jamais de contrainte extérieure ; il se sent au contraire libéré au plus profond de lui-même pour s’ouvrir à Dieu ; tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[6]. L’engagement économique et social n’est pas le fait d’une institution mais d’hommes : « nul en effet de ceux qui deviennent chrétiens ne pourrait ne pas se sentir obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien ».
Le concile Vatican II est l’héritier de cette présentation nouvelle qu’il va approfondir et consolider à travers ses constitutions, ses décrets et ses déclarations que ce soit à propos de l’Église, de son action dans le monde, de l’apostolat des laïcs, de l’œcuménisme ou de la liberté religieuse.
Pour décrire les relations de l’Église[1] avec le monde, la constitution pastorale Gaudium et spes va, évidemment s’appuyer sur la constitution dogmatique Lumen gentium qui redéfinit l’Église : « Née de l’amour du Père éternel, fondée dans le temps par le Christ rédempteur, rassemblée dans l’Esprit-Saint, l’Église poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir. Mais, dès maintenant présente sur cette terre, elle se compose d’hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont pour vocation de former, au sein même de l’histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu’à la venue du Seigneur. Unie en vue des biens célestes, riche de ces biens, cette famille « a été constituée et organisée en ce monde comme une société » (LG 8) par le Christ, et elle a été dotée « de moyens capables d’assurer son union visible et sociale » (LG 9). A la fois « assemblée visible et communauté spirituelle » (LG 8), l’Église fait ainsi route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde ; elle est comme le ferment et, pour ainsi dire, l’âme de la société humaine (LG 38)[2] appelée à être renouvelée dans le Christ et transformée en famille de Dieu.
A vrai dire, cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ne peut être perçue que par la foi ; bien plus, elle demeure le mystère de l’histoire humaine qui, jusqu’à la pleine révélation de la gloire des fils de Dieu, sera troublée par le péché. Mais l’Église, en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, ne communique pas seulement à l’homme la vie divine ; elle répand aussi, et d’une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l’activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d’une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu’elle forme, l’Église croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire ».[3]
Sont réaffirmées donc la réalité visible et spirituelle de l’Église[4] et sa volonté de servir les hommes (elle fait route avec l’humanité, partage le sort terrestre du monde, elle croit pouvoir largement contribuer à humaniser…) sans confusion de rôles:
« L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine.
Sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. Mais toutes deux, quoique à des titres divers, sont au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes. Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu. L’homme, en effet, n’est pas limité aux seuls horizons terrestres, mais, vivant dans l’histoire humaine, il conserve intégralement sa vocation éternelle. Quant à l’Église, fondée dans l’amour du Rédempteur, elle contribue à étendre le règne de la justice et de la charité à l’intérieur de chaque nation et entre les nations. En prêchant la vérité de l’Évangile, en éclairant tous les secteurs de l’activité humaine par sa doctrine et par le témoignage que rendent des chrétiens, l’Église respecte et promeut aussi la liberté politique et la responsabilité des citoyens. (…).
Certes, les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande. Mais elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil. Bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions. Mais il est juste qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».[5]
Pour garantir l’indépendance et l’autonomie non seulement de l’Église[6] mais aussi de la communauté politique, l’Église affirme bien qu’ »elle ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil » et qu’ »elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ».
Il n’y a plus aucune ambigüité : l’Église renonce, conformément à sa vocation, non seulement à la gestion des affaires temporelles mais aussi à la prépondérance et aux faveurs que les pouvoirs publics ont pu lui accorder à travers l’histoire. Dans cet esprit, nous verrons, au chapitre suivant, qu’une certaine laïcité de l’État peut être un bien pour l’Église.
Si, par son origine et sa vocation ultime, l’Église est une société autre que les sociétés temporelles, ses moyens d’action sont aussi différents. Sans entrer ici dans le détail qui sera l’objet de la dernière partie, retenons simplement, pour le moment, ces deux passages de GS : « Lorsque les apôtres, leurs successeurs et les coopérateurs de ceux-ci, sont envoyés pour annoncer aux hommes le Christ Sauveur du monde, leur apostolat prend appui sur la puissance de Dieu qui, très souvent, manifeste la force de l’Évangile dans la faiblesse des témoins. Il faut en effet que tous ceux qui se vouent au ministère de la parole divine utilisent les voies et les moyens propres à l’Évangile qui, sur bien des points, sont autres que ceux de la cité terrestre. »[7]
Rappelons-nous aussi ce que nous avons vu plus haut[8] : l’Église n’agit pas de l’extérieur mais de l’intérieur comme un ferment.
Cette humilité de l’Église catholique s’explique et se renforce également du fait qu’elle reconnaît que les Églises et communautés séparées peuvent être des « moyens de salut » : en effet, « …parmi les éléments ou les biens par l’ensemble desquels l’Église se construit et est vivifiée, plusieurs et même beaucoup, et de grande valeur, peuvent exister en dehors des limites visibles de l’Église catholique : la parole de Dieu écrite, la vie de la grâce, la foi, l’espérance et la charité, d’autres dons intérieurs du Saint-Esprit et d’autres éléments visibles. Tout cela, qui provient du Christ et conduit à lui, appartient de droit à l’unique Église du Christ.
De même, chez nos frères séparés s’accomplissent beaucoup d’actions sacrées de la religion chrétienne qui, de manières différentes selon la situation diverse de chaque Église ou communauté, peuvent certainement produire effectivement la vie de la grâce, et l’on doit reconnaître qu’elles donnent accès à la communion du salut ».[9]
Ceci dit, l’Église ne renonce à rien de ses missions traditionnelles et s’appuie sur son double statut d’institution spirituelle et visible pour réclamer une double liberté à laquelle elle n’a jamais renoncé : :
« Parmi les choses qui concernent le bien de l’Église, voire le bien de la cité terrestre elle-même, et qui, partout et toujours, doivent être sauvegardées et défendues contre toute atteinte, la plus importante est certainement que l’Église jouisse de toute la liberté d’action dont elle a besoin pour veiller au salut des hommes. Elle est sacrée, en effet, cette liberté dont le Fils unique de Dieu a doté l’Église qu’il a acquise de son sang. Elle est si propre à l’Église que ceux qui la combattent agissent contre la volonté de Dieu. La liberté de l’Église est un principe fondamental dans les relations avec les pouvoirs publics et tout l’ordre civil.
Dans la société humaine et devant tout pouvoir public, l’Église revendique la liberté en tant qu’autorité spirituelle, instituée par le Christ Seigneur et chargée par mandat divin d’aller par le monde entier prêcher l’Évangile à toute créature. L’Église revendique également la liberté en tant qu’elle est aussi une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.
Dès lors, là où existe un régime de liberté religieuse, non seulement proclamée en paroles ou seulement sanctionnée par des lois, mais mise effectivement et sincèrement en pratique, là se trouvent enfin fermement assurées à l’Église les conditions, de droit et de fait, de l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de sa divine mission, indépendance que les autorités ecclésiastiques ont revendiquée dans la société avec de plus en plus d’insistance. En même temps, les fidèles du Christ, comme les autres hommes, jouissent, sur le plan civil, du droit de ne pas être empêchés de mener leur vie selon leur conscience. Il y a donc bon accord entre la liberté de l’Église et cette liberté religieuse qui, pour tous les hommes et toutes les communautés, doit être reconnue comme un droit et sanctionnée juridiquement ».[10]
Si l’Église ne cherche plus à utiliser la communauté politique pour remplir ses missions, il semble juste que les pouvoirs publics n’essayent pas de pasticher l’Église en s’octroyant le droit de former les consciences.
Si l’Église reconnaît que les autres Églises et communautés séparées peuvent être des moyens de salut, les libertés qu’elle réclame pour elle doivent aussi être reconnues à ces sociétés.
A ces deux points de vue, Paul VI a fait une intéressante mise au point d’un grand esprit d’ouverture et en conformité parfaite avec la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse, que nous étudierons dans le chapitre suivant : « Il n’appartient ni à l’État, ni même à des partis politiques qui seraient clos sur eux-mêmes, de chercher à imposer une idéologie, par des moyens qui aboutiraient à la dictature des esprits, la pire de toutes. C’est aux groupements culturels et religieux - dans la liberté d’adhésion qu’ils supposent - qu’il appartient, de manière désintéressée et par leurs voies propres, de développer dans le corps social ces convictions ultimes sur la nature, l’origine et la fin de l’homme et de la société ».[11]
Il était opportun que l’Église abandonne la référence à la « perfection » et à la « supériorité » qui ne pouvaient qu’induire des comportements qui auraient trahi l’esprit évangélique. A l’instar de Jean-Paul II qui se définit comme « serviteur des serviteurs de Dieu », elle se présente désormais comme une aide, une servante, une coopératrice. En même temps, elle renoue avec sa vraie nature.
Il n’est jamais inutile de solliciter la raison, nous l’avons déjà constaté. Or, en cette matière comme en d’autres, la réflexion naturelle pourra aider à mieux comprendre la position de l’Église, à la vérifier ou à l’introduire.
Que dira donc le philosophe ?
Pour établir la distinction à faire entre les deux pouvoirs, il s’appuiera sur le fait que leurs objets sont distincts.
Ainsi, « le pouvoir temporel a pour objet l’ordre naturel ou laïque de la cité et porte sur tout ce qui est nécessaire, ou seulement concourt, au bonheur naturel de l’homme en société. Son principe est le bien commun politique qui constitue le meilleur bien objectif de l’homme en tant qu’être social ».
De son côté, « le pouvoir spirituel s’exerce sur tout ce qui ordonne et dispose l’homme à la vie spirituelle et surnaturelle et lui permet d’atteindre pleinement sa fin dernière qui est Dieu. Son principe et sa règle est le bien commun éternel dans la mesure où l’on considère que l’homme est naturellement ordonné à une destinée transcendante et eschatologique qui se situe au delà de sa seule existence sociale naturelle et la dépasse ».[1]
Sont en cause donc, deux dimensions différentes de la nature humaine. Différentes mais non séparées puisque nous parlons du même homme.
Par ailleurs , s’il est facile d’établir la « primauté » du spirituel sur le temporel dans la mesure où les biens temporels, passagers sont en eux-mêmes inférieurs aux biens spirituels, durables ou éternels, le spirituel ne peut fleurir qu’à partir du temporel.
De même, le pouvoir temporel qui s’occupe du périssable est « inférieur » au pouvoir spirituel qui vise l’impérissable. Mais cette infériorité n’est pas « hiérarchique » mais « ontologique ».[2] En outre, comme le faisait remarquer H. Simon, dans la perspective chrétienne, chaque homme naît citoyen mais devient chrétien: « Par ma naissance, je suis membre d’une famille, d’une société civile, d’un État, d’une communauté culturelle, etc.. Par mon baptême, je suis entré dans la communauté des croyants. Mais cette dernière ne fait pas nombre avec les précédentes. Elle ne se substitue ni à la famille, ni à la profession, ni à l’État ».[3]
Il n’y a pas deux hommes, l’un engagé dans le « temporel » et l’autre dans le spirituel » ; « la distinction des ordres implique l’intégrité des personnes ». L’intégrité étant entendue à la fois comme « unité de la personnalité libre » et comme « honnêteté dans les décisions ».[4]
De même, « il n’y a pas deux sociétés parallèles. Il y a une seule et même société où des personnes libres peuvent/doivent accomplir consciencieusement leurs devoirs de citoyens et s’engager dans une authentique démarche spirituelle ». La distinction établie entre les ordres « permet de concevoir la société politique comme une société ouverte où chaque personne doit pouvoir trouver son unité par des choix libres ».[5]
Chaque chrétien est à la fois « citoyen de son pays et des cieux ». Ces deux appartenances ne se vivent pas successivement avant et après la mort, elles « peuvent se réaliser en même temps et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales : justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ». L’unité de sa personnalité se manifestera par la prise de décisions libres.[6]
Il n’est pas inutile d’y revenir car la tentation théocratique[1], dans le sillage de l’ancien Testament, a été forte tout au long de l’histoire de l’Église.
Il n’est pas inutile de revenir, une fois encore, sur l’épisode fameux conté par Mc (12, 13-17) : « Ils envoient auprès de Jésus quelques pharisiens et quelques hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler. Ils viennent lui dire : « Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te laisses influencer par qui que ce soit ; tu ne tiens pas compte de la condition des gens, mais tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? Devons-nous payer ou ne pas payer ? » Mais lui, connaissant leur hypocrisie, leur dit : « Pourquoi me tendez-vous un piège ? Apportez-moi une pièce d’argent, que je voie ! » Ils en apportèrent une. Jésus leur dit : « Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? » Ils répondirent : « De César. » Jésus leur dit : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Et ils restaient à son propos, dans un grand étonnement. »
Il s’agit bien d’un piège car si Jésus dit qu’il faut payer le tribut à César, il apparaîtra comme un traître qui légitime l’occupation de ces païens de Romains et bafoue l’identité d’Israël dont les pharisiens se sont faits les gardiens sourcilleux. Et s’il répond qu’il faut s’abstenir de payer, il apparaît comme un rebelle à l’autorité et les Hérodiens s’empresseront d’aller l’accuser devant Pilate. Ces pharisiens et hérodiens sont hypocrites car leur choix est déjà fait : n’ont-ils pas sur eux la monnaie de l’occupant ?
O. Cullman commente : « L’État, dans son domaine, peut réclamer ce qui lui revient : l’impôt[2]. Mais Jésus ne le met pas sur le même plan que Dieu. Car donner à Dieu ce qui est dû à Dieu, c’est lui consacrer sa personne tout entière dans le culte qui lui revient. (…) L’État n’est rien d’absolu mais il peut prélever l’impôt, et on doit le lui payer, même s’il s’agit de l’État romain païen qui n’a, au fond, aucun droit à posséder la Palestine ».[3]
Jésus, précise H. Simon[4], procède à une double désacralisation. d’une part, « la fidélité à Yahvé ne passe plus par l’attachement « sacré » à la terre de Palestine. Tout l’enseignement de l’Évangile l’atteste : le culte en « esprit et vérité » ne sera plus lié au Temple de Jérusalem, mais à la personne même de Jésus. (…) Et le Règne de Dieu ne se limitera plus aux frontières de la « Terre Sainte » mais s’étendra jusqu’aux extrémités du monde.(…) Jésus « désacralise » donc la Terre Sainte » et la question de savoir comment elle doit être administrée devient une affaire humaine qui n’engage plus directement la fidélité à Dieu ; qui relève donc du débat et des institutions ordinaires de la vie sociale ».
d’autre part, César aussi est désacralisé. En effet, « si l’occupation de la terre de Palestine n’est plus une affaire religieuse de fidélité à Yahvé, mais une affaire ordinaire (…) du « droit international » et du droit de conquête, César perd son statut « d’anti-Dieu ». Quelles que soient ses prétentions impériales à incarner la volonté des dieux de Rome, quel que soit le ressentiment d’un peuple soumis qui ne peut regarder son vainqueur que comme le « diable », Jésus se refuse à tomber dans ce piège. Cela consisterait à diviniser, positivement ou négativement, César. Puisque les dieux des nations ne sont rien, César n’est qu’un homme parmi d’autres. Il doit être jugé en fonction de ses actes envers les hommes, ses semblables, et non en fonction de ses prétentions ».
H. Simon tire trois conséquences de cette double désacralisation.
Elle sonne le glas de la théocratie. Si l’on naît juif ou musulman du fait d’un lignage culturel, familial[5] ou géographique, on ne naît pas chrétien, on le devient par le baptême.
Elle interpelle la conscience morale personnelle et donc la liberté de chacun en invitant au discernement. Comme dira saint Paul : « C’est Lui qui nous a rendus capables d’être ministres d’une Alliance nouvelle, non de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue mais l’Esprit donne la vie ».[6]
Elle ouvre enfin un espace au politique en reconnaissant sa « légitimité rationnelle »[7]. Désormais, « César n’est plus « médiateur divin » ; il est réintégré à part entière dans l’univers des hommes. La médiation entre Dieu et les hommes passe désormais par la personne de Jésus et non plus par la hiérarchie politique. Les hommes seront sauvés et seront « intégrés au corps du Christ » par la foi et les actes de la foi, et non plus par l’appartenance au corps politique. Cette appartenance est donc en quelque sorte naturalisée et relativisée. Elle n’est pas mauvaise en soi (ce serait opposer César à Dieu), elle redevient de l’ordre de la création ; donc ambivalente comme toute créature, mais ni plus ni moins que toute autre réalité « native ».
Les interlocuteurs de Jésus sont invités à « rendre à César ce qui est à César », puisque, de fait, ils profitent de son système administratif: leur monnaie en est la preuve. Mais la question de savoir si César a le droit de posséder la Palestine n’est plus pertinente, immédiatement, du point de vue de la fidélité à Dieu. Les deux ordres, celui de César et celui de Dieu, ne s’opposent pas sur le même plan : ils ne font pas nombre l’un avec l’autre »[8]. Nous sommes face à « deux ordres de « nature » différente, dans un même temps et un même lieu. (…)
Débarrassé de sa « teneur sacrale », César entre dans la catégorie des créatures à qui Dieu a confié une « intendance », une gérance en faveur de ses frères. Le jeu de mots sur les effigies devient alors singulièrement éclairant : César règne sur ce qui est à « son image » et que symbolise la monnaie. Il a la responsabilité de gérer les modalités du vivre-ensemble. Mais il sera jugé sur ce qu’il aura fait à/de ce qui est à « l’image de Dieu » : l’être humain libre.(…) du sommet de la pyramide sacrée où il se pensait médiateur entre les hommes et la divinité, l’imperator perd son aura religieuse mais il n’est pas déchu pour autant de toute responsabilité ; il se trouve investi d’une mission de confiance : veiller à la bonne marche des villes[9] qu’on lui a confiées et donner aux gens de la maison leur nourriture en temps voulu[10] . »
La conclusion d’H. Simon est particulièrement importante : « César n’est plus jugé selon des critères confessionnels ou religieux, mais selon la morale du bien commun.(…) César doit être jugé selon les normes de la raison. (…) Jésus, bien loin de mépriser l’activité politique, lui rend sa dignité rationnelle en la délivrant des excès d’honneur (où elle risque de se complaire), aussi bien que des excès d’indignité (où ses détracteurs voudraient la précipiter). »[11]
S’il y a donc une distinction à faire entre deux royaumes qui existent dès maintenant, le chrétien appartient à ces deux royaumes qui « ne s’opposent pas en soi car ce ne sont pas deux réalités de même nature ».[12] Ils ne sont ni séparés ni subordonnés l’un à l’autre, « il vaut mieux parler d’intégration des deux dimensions dans un même acte libre de l’homme adulte dans la cité et dans la foi ».[13] Appartenant aux deux royaumes, les chrétiens ont des responsabilités envers les deux. Ce qui peut être, bien sûr, source de tensions ; « Ce sont les mêmes hommes qui vivent à la fois dans les deux communautés, ce sont les mêmes actes qui ont une signification à la fois politique et chrétienne. »[14] Il n’empêche que « ces deux citoyennetés peuvent se réaliser, en même temps, et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales: justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ».[15]
Cet enseignement de Jésus est repris et confirmé par saint Paul. Dans Rm 13, 1-5, il écrit : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi, celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras ses éloges car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive: en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience ». Il ne s’agit pas d’une invitation se soumettre aveuglément à quelque autorité que ce soit mais à obéir à une légalité positive, rationnelle. Même si l’autorité visée est toujours l’empereur païen, comme le commente H. Simon[16], « les chrétiens n’ont pas à faire un État dans l’État, mais à juger de tout selon l’ordre du bien, selon la morale fondamentale de la création »[17].
Paul a éprouvé dans sa vie le bien-fondé de cette affirmation lorsqu’il sera confronté à l’autorité romaine. Il aura l’occasion de vérifier que « la rationalité peut aussi se trouver du côté des institutions, même si elles sont mises en œuvre par des païens, pourvu qu’ils soient consciencieux et de bonne volonté »[18].
Dans les Actes des Apôtres, on voit les discours de Paul sur l’universalité du salut, et plus tard, sur la résurrection, susciter de violentes réactions chez les Juifs. Arrêté par l’autorité romaine qui le soupçonne d’agitation, Paul échappe à la question en arguant de sa citoyenneté romaine. A partir de ce moment, les Romains vont protéger Paul de la furie meurtrière des juifs. Le tribun Claudius Lysias l’envoie sous haute protection au gouverneur Felix en lui précisant par écrit : « L’homme que voici avait été pris par les Juifs, et ils allaient le tuer, quand j’arrivai avec la troupe et le leur arrachai, ayant appris qu’il était citoyen romain. J’ai voulu savoir au juste pourquoi ils l’accusaient et je l’ai amené dans leur Sanhédrin. J’ai constaté que l’accusation se rapportait à des points contestés de leur Loi, mais qu’il n’y avait aucune charge qui entraînât la mort ou les chaînes. Avisé qu’un complot se préparait contre cet homme, je te l’ai aussitôt envoyé, et j’ai informé ses accusateurs qu’ils avaient à porter devant toi leur plainte contre lui ». Ac 23, 27-30.
Felix écouta les accusations et la défense de Paul. Sans être convaincu de sa culpabilité, « voulant faire plaisir aux Juifs, Félix laissa Paul en captivité » (Ac 24, 27). Le successeur de Félix, Festus lui aussi entendit les parties et reconnut : « Mis en sa présence, les accusateurs n’ont soulevé aucun grief concernant des forfaits que, pour ma part, j’aurais soupçonnés. Ils avaient seulement avec lui je ne sais quelles contestations touchant leur religion à eux et touchant un certain Jésus, qui est mort, et que Paul affirme être en vie. Pour moi, embarrassé devant un débat de ce genre, je lui ai demandé s’il voulait aller à Jérusalem pour y être jugé là-dessus. Mais Paul ayant interjeté appel pour que son cas fût réservé au jugement de l’auguste empereur, j’ai ordonné de la garder jusqu’à ce que je l’envoie à César » (Ac 25, 18-21).
Cette histoire est intéressante parce qu’elle montre que Paul est bien conscient de ses deux citoyennetés, de ce qui est dû à César et de ce qui est dû à Dieu et qu’il vit ses deux appartenances sans conflit intérieur[19]. Nous constatons qu’il a eu raison de faire confiance à l’autorité politique. Celle-ci fait preuve certes de prudence mais aussi d’impartialité face aux pressions des Juifs contre un seul homme. Il faut noter enfin, et ceci est particulièrement important que les gouverneurs refusent de se prononcer sur des questions religieuses. Celles-ci sont hors de leurs compétences.
Ces textes nous introduisent parfaitement au problème de la liberté religieuse et, dans un certain sens, à celui de la laïcité de l’État.
Même si nous avons déjà touché à cette question dans le chapitre précédent, il est fondamental d’y revenir en profondeur car la position de l’Église, en cette matière, conditionne la raison et le sens de cette laïcité de l’État que bien des chrétiens n’ont pas encore comprise ni acceptée.
Lors des travaux préparatoires du Concile, il avait été question d’inclure la question « Des relations entre l’Église et l’État » dans le schéma consacré à l’Église, De Ecclesia, qui deviendra la constitution Lumen gentium.
Ce problème sera finalement abordé au § 76 de Gaudium et spes : « La communauté politique et l’Église » et dans Dignitatis humanae qui, lors des mêmes travaux préparatoires, constitua d’abord le chapitre V du schéma sur l’œcuménisme (le futur décret Unitatis redintegratio) avant de devenir une déclaration à part entière.
De plus, on sait que c’est très précisément la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse qui a focalisé les oppositions les plus farouches à l’ensemble du Concile accusé de rompre avec la tradition catholique. Raison supplémentaire de nous y attarder.
La liberté religieuse est d’abord une liberté civile, fruit des révolutions qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle. Elle découle logiquement des libertés de conscience, d’opinion, d’expression, de presse et d’association.
Nous en trouvons une première formulation en 1776 aux États-Unis : « Le Congrès ne pourra faire aucune loi concernant l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice, restreignant la liberté de la parole ou de la presse, ou touchant au droit des citoyens de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au Gouvernement pour le redressement de leurs griefs ».[1]
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en France, en 1789 stipule : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi »[2].
En 1831, les articles 14, 15 et 16 de la Constitution belge déclarent: « La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de ces libertés.
Nul ne peut être contraint de concourir d’une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d’un culte, ni d’en observer des jours de repos.
L’État n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication.
Le mariage devra toujours précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s’il y a lieu ».
La Déclaration universelle des droits de l’homme, reconnaît, en 1948, que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.
Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.
Toute personne a le droit à la liberté de réunion et d’associations pacifiques.
Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association. »[3]
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales suit, en 1950, en son article 9, la voie tracée par la Déclaration universelle : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
Comme on le constate, la déclaration américaine comme la déclaration universelle ne mettent pas de limite à l’exercice de cette liberté tandis que les déclarations française, belge et européenne rappellent les exigences de la loi. Reste à savoir évidemment quelles sont les balises qui seront définies par la loi. La notion d’ »ordre public » peut être interprétée de différentes manières. Quand on parle de « délits », on suppose qu’il s’agit de délits de droit commun, ce qui est tout à fait normal à condition que ces délits aient une base objective. Par contre, les restrictions de la Constitution chinoise étranglent la notion de liberté religieuse en la réduisant au plus étroit domaine privé possible.
C’est lors du Concile Vatican II que l’Église catholique prendra position de manière claire et très officielle à travers la déclaration « Dignitatis humanae ».
Il y a, on le sait, dans les documents du Concile, trois genres différents : les constitutions, les décrets et les déclarations.
La constitution est un développement dogmatique (Lumen gentium, sur l’Église ; Dei verbum, sur la Révélation) ou présente un développement dogmatique qui fonde des dispositions pratiques (Sacrosanctum concilium, sur la sainte liturgie) ou des instructions pastorales (Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps).
Le décret a une finalité pratique dont les enracinements sont à rechercher dans Lumen gentium[1].Enfin, dans une déclaration[2], les dispositions pratiques préconisées ne s’adressent pas seulement aux membres de l’Église et ne se déduisent pas immédiatement de la Révélation. Ainsi, Dignitatis humanae recommande l’application de certains principes à toutes les collectivités civiles existantes et à venir. Celles-ci, bien sûr, relèvent de différentes traditions culturelles qui sont elles-mêmes imprégnées plus ou moins de diverses traditions religieuses ou anti-religieuses. Par ailleurs, Dignitatis humanae fonde, dans sa première partie, le principe de la liberté religieuse sur une philosophie de la personne accessible théoriquement à toute intelligence. Mais cette philosophie est implicitement chrétienne et la seconde partie montre que cette conception a ses racines dans la Révélation ce qui garantit son enracinement dogmatique[3].
Le sous-titre de cette déclaration limite d’ailleurs la portée du texte à la société politique en parlant « Du droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse ».[4]
« Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ».[1]
Cette formulation rappelle assez clairement les textes des déclarations universelle et européenne qui insistaient aussi sur l’immunité de toute contrainte dans le choix et la manifestation privée ou publique d’une religion. Ce droit implique aussi la possibilité de « changer de conviction ou de religion » ainsi que « de refuser personnellement toute adhésion religieuse ». Le droit à la liberté religieuse est aussi un droit à l’incroyance.[2]
Toutefois, la justification du droit est ici plus développée et approfondie que dans les textes profanes.
Sur le plan rationnel, tout d’abord[1], puisque le texte ne s’adresse pas uniquement à des chrétiens, le droit n’est pas présenté comme le simple produit de la volonté humaine, le fruit d’une « disposition subjective ». Au contraire, il trouve son fondement dans la dignité même de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Autrement dit, il découle de sa nature d’être doué d’une volonté libre et de raison. Le propre de l’intelligence humaine est de chercher la vérité et d’y adhérer. Mais cette démarche doit se faire sans contrainte pour être bien conforme à la nature même de l’homme. De plus, l’homme étant un être social poursuit la vérité à travers l’enseignement, l’éducation, l’échange, le dialogue, jouit des fruits de sa découverte individuellement et socialement et les manifeste publiquement.
Dignitatis humanae examine ensuite[2] le droit à la liberté religieuse à la lumière de la Révélation. Certes, la notion de liberté religieuse ne se trouve pas directement, explicitement dans les Écritures[3] mais, en revanche, elles nous montrent l’estime que Dieu a pour l’homme. Le respect de Dieu pour la liberté humaine s’exprime dans le dogme selon lequel l’acte de foi est un acte libre. Comme l’écrit le cardinal König, « le principe constitutionnel de la liberté religieuse n’est donc pas une conclusion du dogme chrétien de la liberté de la foi ; mais il est en pleine consonance avec ce que le dogme exige en fin de compte ».[4] La réponse de foi donnée à Dieu par l’homme qui reçoit sa Parole, doit être volontaire et non contrainte.
Le principe de la liberté religieuse est donc conforme à la Révélation, à la manière d’agir du Christ et des Apôtres, à la manière d’agir de l’Église lorsqu’elle fut fidèle à la pédagogie de l’Évangile.
Le droit à la liberté religieuse découlant de la nature même de l’homme transcende le pouvoir civil dont le rôle est de protéger ce droit et d’assurer, pour tous les hommes, des conditions favorables au développement de leur vie religieuse.
Ce droit n’est pas illimité contrairement à ce que semble dire la Déclaration américaine. Il est balisé et limité.
Ce droit est, en effet, comme tous les droits, l’envers d’un devoir qui est de chercher la vérité et d’y adhérer une fois découverte. Telle est, avons-nous vu, la vocation de l’intelligence et de la volonté qui, dans leur conjugaison, assurent la vraie liberté.
d’autre part, l’exercice du droit ne peut porter atteinte à l’« ordre public juste », au bien commun, au droit d’autrui. Le pouvoir civil protégera donc ce droit non en fonction de ses propres règles mais en tenant compte de l’ordre moral objectif. Ce droit fondamental, comme les autres, transcende certes le pouvoir civil mais, par sa nature sociale, il lui est soumis dans les justes limites évoquées.
En tout cas, l’État est déclaré incompétent en cette matière religieuse qui le dépasse. Il n’a pas à militer a priori pour ou contre tel engagement religieux. Mais il n’est pas neutre pour autant dans la mesure où il est le gardien et le promoteur du bien commun qui englobe aussi la dimension religieuse de l’existence. L’histoire montre que l’abstention totale de l’État est une source de conflits, d’abus et de désordre.
Pour illustrer ce point on peut évoquer la différence importante qui existe entre l’attitude des États-Unis et celle des pays européens en matière religieuse. En 1999, par exemple, le département d’État américain a publié un rapport sur la liberté de culte extrêmement critique pour nombre de pays européen et en particulier l’Allemagne. En cause, l’attitude de ces pays vis-à-vis de l’Église de scientologie jugée dangereuse et sectaire de ce côté de l’Atlantique. Ce rapport n’hésitait pas à établir un parallèle entre la sévérité allemande et la « chasse aux sorcières » ou encore la « discrimination antisémite ». Si très justement, le rapport dénonçait des exactions contre des minorités religieuses en Russie et dans l’ex-Yougoslavie, il relevait aussi que « l’armée et la justice turques, avec l’appui de l’élite du pays, continuent de mener campagne contre le fondamentalisme islamique, perçu comme une menace contre la République ». Nous étions, bien sûr, en 1999…[1].
Comme le confirme Guy Coq, « la liberté religieuse est certes fondamentale, mais toute forme de religion n’est pas compatible avec la démocratie ». C’est le cas de la secte, au sens strict et négatif du mot, c’est-à-dire de tout « groupe qui se constitue comme une véritable contre-société à l’intérieur de la société. Elle donne à un seul, son chef,, son gourou, la totalité des pouvoirs : politique, économique, spirituel, sexuel, sur la totalité des membres de la secte. C’est la confusion de tous ces pouvoirs, leur groupement sur une seule personne, leur accaparement considéré comme légitime dans les limites de la secte, qui constitue le passage à une logique sectaire totalitaire ». Dans ce sens, la secte « est un danger pour la démocratie, puisqu’elle casse l’unité de la société et retire ses membres du pacte social global »[2].
Dans son analyse, le cardinal König souligne aussi la consonance entre l’institution de la liberté religieuse et la liberté de l’Église[1].
L’Église réclame la liberté d’action pour prêcher l’Évangile à toute créature..Cette mission lui a été assignée par un mandat divin[2] mais on peut aussi, sur un plan purement rationnel, considérer l’Église comme une association d’hommes ayant le droit de vivre dans la société civile selon les préceptes de la foi chrétienne.
Cette consonance entre la liberté religieuse et la liberté de l’Église apparaît dans les faits. Là où la liberté religieuse est respectée, l’Église vit librement. Là où elle connaît des entraves, la liberté de l’Église est menacée, réduite ou jugulée.
Au nom de sa mission qui est d’annoncer la vérité qui est le Christ et au nom de la liberté de l’acte de foi, l’Église a le devoir et donc doit avoir le droit de proclamer , « urbi et orbi »[3] la Bonne Nouvelle comme de « déclarer et de confirmer (…) les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme » mais « avec amour, prudence, patience, envers ceux qui se trouvent dans l’erreur ou dans l’ignorance de la foi ». Cette délicatesse tient aux « droits de la personne humaine et (…) la mesure de grâce que Dieu, par le Christ, a départie à l’homme, invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré ».[4]
Ce dernier aspect sera développé dans le tome V consacré à l’action « politique » des chrétiens.
Au sens le plus élémentaire on pourrait dire que le mot « laïcité » indique simplement que le pouvoir politique est exercé par les laïcs et non par les clercs ce qui va de soi conformément au principe de la distinction des pouvoirs.
Il semble que ce soit dans ce sens que Pie XII a employé le mot lorsqu’il déclara : « Il y a des gens (…) qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Église ».[1]
Reste à comprendre ce que recouvre l’affirmation conjointe de deux pouvoirs distincts mais toujours unis !
Etant exclue toute interprétation théocratique[2] de cette union, comment est-il possible d’affirmer en même temps union et distinction ?
La réponse la plus logique vu les principes déjà établis doit être aussi la plus satisfaisante pour l’ensemble des membres de la société quelle que soit leur religion ou leur irréligion. Ce qui doit être réalisé c’est « l’union du temporel et du spirituel au service de la personne humaine »[3]. La personne humaine étant considérée ici dans toute sa complexité biologique, psychologique, spirituelle et non dans une perspective réductrice, matérialiste, par exemple. Comme l’explique bien Yves Semen qui nous guide : « L’homme n’a pas les moyens de vivre en dehors du cadre social mais il est en droit d’attendre que la vie sociale soit ouverte sur des raisons de vivre qui soient autre chose que les propositions réductrices des idéologies. La seule vie politique ne peut combler le désir d’infini qui existe fondamentalement, même si parfois assoupi, en chaque personne humaine et les ersatz proposés par les idéologies sont autant d’illusions destructrices de l’homme. Pour que la politique soit conforme à la nature de l’homme, pour qu’elle soit naturelle, elle doit admettre que s’exerce en son sein la fonction propre de la religion qui, selon Simone Weil[4], « consiste à imprégner de lumière toute la vie profane, publique et privée, sans jamais aucunement la dominer »« .[5]
Dans cet esprit, l’auteur n’hésite pas à parler de « laïcité intégrale » en s’appuyant sur la pensée de Jacques Maritain : « Ainsi, ce qui serait pour une telle civilisation le principe dynamique de la vie commune et de l’œuvre commune, ce ne serait pas l’idée médiévale d’un empire de Dieu à édifier ici-bas, et encore moins le mythe de la Classe, de la Race, de la Nation ou de l’État.
Disons que ce serait l’idée, - non pas stoïcienne ni kantienne, mais évangélique, - de la dignité de la personne humaine et de sa vocation spirituelle, et de l’amour fraternel qui lui est dû. L’œuvre de la cité serait de réaliser une vie commune ici-bas, un régime temporel vraiment conforme à cette dignité, à cette vocation et à cet amour ».[6]
L’union étant garantie par ce que Dignitatis humanae appelle l’« ordre moral objectif » découlant de la nature de l’homme et que l’on peut aujourd’hui considérer comme l’ensemble des droits de l’homme tels que nous en avons précisé les conditions dans la première partie ou encore comme le Bien commun de la société, on ne voit pas pourquoi, dans une telle perspective, chaque citoyen, avec sa croyance ou son incroyance propre ne pourrait se trouver à l’aise, défendu et respecté dans ce qu’il a de plus essentiel.
Déjà en 1946, Jacques Maritain[7] parlait de la nécessité, en démocratie, d’un « credo » commun, d’une « foi civique ou séculière ». « Une démocratie authentique, écrivait-il, implique un accord de fond des esprits et des volontés sur les bases de la vie commune, elle a conscience d’elle-même et de ses principes fondamentaux, et elle doit être en état de défendre et de promouvoir sa conception propre de la vie sociale et politique, elle doit donc comporter un credo humain commun, le credo de la liberté ». Ce credo temporel qui serait « un ensemble de conclusions pratiques concernant cette vie commune », pourrait être promu par l’État, dans tout l’enseignement principalement, parce que tous, au nom de justifications philosophiques et religieuses différentes y adhéreraient. Mais il reste entendu que « les voies et les justifications par lesquelles cette adhésion commune se trouve réalisée relèvent de la liberté des esprits et des consciences ». Que serait donc ce credo ? Pratiquement, il « ne ferait que développer d’une façon plus ample et plus systématique les « déclarations des droits » qui sont à l’origine de l’histoire moderne ». L’auteur est persuadé qu’il serait possible de trouver dans la formulation un langage commun. Le travail serait sans doute difficile mais il est possible.
Maritain écrivait cela à la veille de la Déclaration universelle. Depuis, il faut bien constater que le dialogue entre les différentes conceptions du monde est devenu plus difficile non tant à cause de la diversité plus grande des cultures qu’en raison de la fracture grave, à mon sens, qui s’est opérée dans la société depuis que de nombreux pays ont porté atteinte dans leurs législations au principe fondateur du respect de la vie humaine innocente.
L’évangélisation intégrale est plus que jamais nécessaire à la paix et à la cohérence sociales dans un dialogue patient, inlassable, soucieux des étapes, entre tous les acteurs spirituels et culturels. L’idéal démocratique auquel tous tiennent malgré son flou relatif, l’exige pour sa survie. Il est très important, par exemple, que s’organisent des rencontres, des groupes de travail ou des colloques comme celui qui a réuni, en 1985, laïques[8] et chrétiens invités par l’Institut de sociologie et l’Institut d’étude des religions et de la laïcité de l’Université libre de Bruxelles. Rassemblés autour du thème « Valeurs laïques, valeurs religieuses », « chrétiens et laïques, confrontés de très courtoise façon, ont insisté sur la nécessité de dresser l’inventaire de leurs divergences afin de parvenir à celui de leurs convergences. Celles-ci prendront tout leur sens à la lumière de celles-là, qu’il ne s’agit ni de nier, ni de refouler. Aucun des interlocuteurs ne s’est prononcé pour un syncrétisme fade, pas davantage pour une synthèse mystificatrice. Mais pas davantage encore, pour un vague modus vivendi. S’il ne peut être question de camper fièrement, quoiqu’assez sottement, sur ses propres positions, il ne peut être non plus de renoncer à ses propres spécificités »[9]. On ne peut mieux définir les conditions d’un vrai dialogue.
Plus largement, on peut signaler le travail considérable réalisé par le Secrétariat pour les non-croyants qui anime de nombreux colloques, publie des livres et une revue « Athéisme et dialogue ».[10]
La pensée de Guy Coq va un peu dans le sens de l’analyse de Maritain. Comme lui, il articule sa réflexion sur le problème de l’école qui est la principale pierre d’achoppement dans la question de la laïcité de l’État.
Comme nous allons le revoir, la démocratie et la liberté religieuse impliquent la laïcité de l’État.
Nous savons que « la démocratie récuse (…) l’idée d’une société fondée sur une religion »[11]. Comme l’écrit aussi Régis Debray, cité par l’auteur, « la démocratie suppose le refus des transcendances instituées, seule façon de garantir la liberté de conscience et des cultes ». Et l’ancien compagnon de Che Guevara d’ajouter que la démocratie « n’a pas à sa prononcer sur les causes premières ni les fins ultimes de l’humanité parce qu’elle s’arrête au seuil des consciences… »[12]. On a l’impression de relire Paul VI[13].
Or « la laïcité est un principe de coexistence des individus et des groupes d’une société, quelles que soient leurs différences ; elle soutient la valeur de tolérance ; elle se fait une règle d’accueillir la diversité des options religieuses individuelles, et même de garantir la liberté religieuse. »
Comme « aucun membre de cette société ne doit y vivre un statut d’exclusion », la démocratie implique donc la laïcité et, en même temps, « la laïcité est (…) une conception cohérente de la liberté religieuse ».
Se pose alors, de nouveau, la question de la cohérence sociale. En effet, « le lien social n’est pas fait uniquement de la coexistence, de la pluralité et des valeurs qui la fondent. S’il y a différence, diversité, pluralité, c’est à l’intérieur d’un même espace social. Celui-ci éclate, et la coexistence perd toute signification, si une fonction d’unité n’est pas quelque part assumée, si en complément avec la diversité individuelle on ne peut pas identifier la société comme un tout, comme un principe de cohérence. Dans une humanité qui demeure fragmentée, cette fonction d’unité implique également la définition d’une extériorité, par rapport à d’autres sociétés.
Penser la laïcité, ce serait alors articuler cette idée avec les conditions de l’unité du social, quand la religion n’est plus là pour légitimer l’unité ».
On ne peut donner « un fondement purement fonctionnel » à la société. L’État « se détruirait à ne se représenter que comme pure instance de gestion au niveau global d’une société » Il doit pouvoir « assumer une part décisive d’instauration symbolique de l’ordre même du social ».
La laïcité doit être capable « de produire de nouvelles modalités de l’ordre social. Si le lien social doit durer, il devra être légitimé autrement que sur le lien religieux, sur la communauté de foi religieuse. La laïcité n’est viable que si elle répond à cette espèce de défi ».[14] Elle doit être un « principe positif d’institution de la société » même si « la société laïque est exposée à un redoutable déficit de légitimité ou de fondement ».
Dans cette recherche d’un principe d’unité ou de cohérence au sein de la diversité des opinions[15], la démocratie offre par elle-même une piste dans la mesure où « avec son exigence d’égalité, (elle) fait réellement apparaître l’idée d’humanité, dans son impératif de reconnaissance de tout autre homme comme fondamentalement mon semblable, même si le sens métaphysique de cette similitude échappe à la société démocratique, en vertu de son principe de laïcité ».[16]
« La démocratie n’est pas une simple forme de la décision politique, elle fonde le lien social sur la reconnaissance des valeurs communes, elle se place au niveau d’une éthique du politique ».[17]
Quelles sont précisément ces valeurs communes ? Où les trouver sinon dans l’idée des droits de l’homme qui constituent « le minimum éthique commun »[18] ? Et l’idée des droits de l’homme est précisément « une tentative pour dégager un universel, une idée de l’humanité, par delà la diversité des options philosophiques et religieuses ». La déclaration des droits se réfère à l’homme qui « surgit comme transcendance de l’humanité face à elle-même, et cette transcendance n’exige aucun préalable religieux pour être reconnue ».
Comme Maritain le pensait aussi, « l’interrogation sur ce qui fonde les droits de l’homme ne doit pas être éludée » mais « l’ultime légitimation des droits de l’homme appartient à chaque conscience »[19] puisqu’il est entendu que la démocratie « laisse vide le lieu d’une instance qui trancherait en ultime ressort, du fondement métaphysique des valeurs »[20]. Ce n’est pas le travail de l’État, comme il a déjà été dit. Il n’a pas à faire sienne la justification ultime des principes fondateurs. Il faut penser l’unité essentielle du genre humain mais, à ce niveau de pouvoir, pas dans l’espace d’une religion ou d’une idéologie. Par exemple, « il importe (…) que les croyants la conçoivent (cette unité) comme dépassant l’horizon de leur propre religion et même celui des religions »[21].
Il importe qu’ils soient toujours plus nombreux « ceux qui voient dans l’idée des droits de l’homme le point d’appui décisif pour la sauvegarde de l’humanité ». Toutefois, la raison « en quête de l’évidence des droits de l’homme ne les fonde pas par démonstration ou autorité scientifique. Elle les dévoile comme souhaitable universalité. Accéder à cette évidence ressortit à une croyance fragile qui ne résulte pas d’un subtil raisonnement mais d’une lumière venue de l’existence et de la qualité d’autres humains ; lumière venue aussi d’actions menées au service de l’humanité. Les voies qui mènent à la raison ne sont pas de l’ordre de la seule raison. De même la reconnaissance de l’universalité des droits de l’homme qui, une fois acquise, rejoint la raison requiert un cheminement complexe. Non seulement la responsabilité de l’éducateur dépasse ici celle de la « leçon » morale, mais il s’agit d’aider chaque liberté humaine à se convertir à l’humanité, mutation de la conscience jamais définitivement assurée. »[22]
Cette prise de position logique rejoint l’idée de Guy Haarscher pour qui la référence éthique dépouillée des supports de la philosophie et de la religion, ne pouvait s’appuyer que sur une croyance nourrie par l’éducation.[23] G. Coq est bien conscient des difficultés qui ne tarderont pas à surgir : « On peut certes, précise-t-il, déterminer des valeurs, des exigences sans lesquelles la coexistence des individus est problématique. (…) Mais nous savons que, très vite, le discours éthique laisse paraître des divergences » [24]. Une fois encore, c’est dans la suite que nous devrons examiner toutes les modalités et les possibilités de l’action éducative et politique qui peut être menée par les chrétiens.
Quel est alors, pour G. Coq, le rôle de l’Église ? Il est précisément de contribuer (le mot est important) à l’éducation éthique et à la formation du citoyen, à l’humanisation de la société et à la reconstitution du lien social[25] en évitant les confusions Église-société. C’est-à-dire : en ne confondant pas, bien sûr, l’autorité de l’Église et le pouvoir politique, en cessant de considérer l’Église comme « englobante » par rapport à la société civile et comme « maîtresse des institutions sociales »[26]. Cette dernière restriction pose problème, évidemment.
L’auteur pense notamment au domaine des soins de santé et à l’éducation qui est le sujet principal de son livre. Quel sens donne-t-il au mot « maîtresse » ? Toute la question est là. S’il s’agit d’une exclusivité que se donnerait l’Église, elle est condamnable aux yeux du droit à la liberté religieuse et condamnée par les faits dans les régimes démocratiques.
S’il s’agit de la possibilité pour l’Église d’exercer ces fonctions sociales, les positions peuvent se nuancer. L’opinion de G. Coq, ici encore, recoupe celle de Maritain. Tous deux, à propos de l’école envisagent, à certaines conditions le rétrécissement du pouvoir de l’Église.
G. Coq estime que l’institution scolaire ne doit pas prolonger en son sein les disputes engendrées par les divisions de la société, qu’il faut « maintenir un partage entre l’école et la religion » même si la « culture scolaire ne saurait se maintenir dans l’abstention par rapport au fait religieux »[27]. Il faut, au contraire, dans une perspective de laïcité large, ouverte[28], « intégrer complètement l’abord des religions dans la culture générale ».
Ceci réalisé, l’Église peut s’efforcer de limiter quantativement l’école catholique. En effet, dit-il, « plus ce réseau est important, moins l’Église est capable d’en garder réellement le contrôle. A ce moment, on pourrait se demander si l’expression « école catholique » ne risque pas de devenir l’étiquette légitimant autre chose » et notamment, dans le contexte français, une lutte contre l’école laïque.[29]
Pour Maritain, l’État, dans sa tâche éducative, à la recherche des fondements et justification, est obligé de recourir « aux traditions et aux croyances philosophiques et religieuses qui sont spontanément à l’œuvre dans la conscience de la nation et qui ont contribué à la former historiquement, comme à y assurer par des voies diverses la foi commune en cette charte morale de l’esprit de laquelle l’éducation nationale doit imprégner la jeunesse du pays ». Ainsi, « en partant des exigences de l’unité, on est amené à reconnaître la nécessité d’un certain pluralisme interne » qui pourrait simplement, pour l’auteur, se limiter à la répartition du personnel enseignant.
« En ce qui concerne l’éducation morale et religieuse, poursuit Maritain, on peut penser qu’un tel système pédagogique, tout en maintenant l’unité fondamentale de l’école publique, répondrait au souci majeur que les familles catholiques ont à juste titre de la formation spirituelle de leurs enfants, comme aux devoirs dont l’Église catholique se considère comme chargée à cet égard par sa mission.
d’autre part, en effet, tout un ensemble d’œuvres post-scolaires ou para-scolaires[30] d’ordre spécifiquement éducatif, dues à l’initiative privée, et auxquelles il serait juste que, d’une manière ou d’une autre, l’État donnât son aide, devraient compléter la tâche propre de l’école publique. Et les catholiques comme les autres seraient libres de consacrer un effort spécial au développement de cette catégorie d’œuvres.
d’autre part, le principe pluraliste reconnu par l’école publique en ce qui concerne la répartition du personnel enseignant donnerait aux familles catholiques une suffisante assurance que l’enseignement lui-même reçu par les enfants, loin de tendre à ébranler leur foi, leur serait dispensé par des maîtres dont l’inspiration personnelle est en accord avec celle-ci.
Enfin, si la conception de l’école publique suggérée ici était mise en application, elle ne contreviendrait en rien à l’existence des écoles privées créées et maintenues par la libre initiative et grâce aux fonds privés de telle ou telle catégorie de citoyens et de telle ou telle famille religieuse. Mais on peut penser qu’à mesure que le système de l’école publique se montrerait plus capable de satisfaire aux besoins et aux demandes de tous, l’enseignement privé prendrait des formes plus spécialisées et plus originales, donnant lieu, dans le domaine de l’instruction ou de la recherche et dans le domaine de l’éducation, à des créations qui par leur qualité et leur dynamisme enrichiraient d’une part le patrimoine de la nation, et serviraient d’autre part les buts spirituels des fondateurs de ces écoles plus efficacement que ne peut le faire aujourd’hui l’organisation - du reste exposée en fait à des difficultés pratiques croissantes - actuellement donnée à l’enseignement libre ».[31]
Certes, cette vision suppose à la fois un nombre suffisant de maîtres chrétiens et une certaine loyauté de l’État dans sa volonté de permettre la libre expression de tous mais reste clairement pour Maritain comme pour Coq le désir de maintenir, en même temps, le principe d’une « saine laïcité » de l’État bâtie sur des repères éthiques communs et la possibilité pour toutes les philosophies et religions représentatives d’offrir honnêtement et respectueusement leurs justifications .
A l’opposé de cette conception qui inclut, dans la laïcité, une école publique « pluraliste » par ses maîtres et/ou ses programmes et peut-être, du moins progressivement, majoritaire, H. Simon pose plutôt, pour tous les citoyens, les questions suivantes : « Est-il bon, dans une démocratie, que l’État exerce le monopole de l’enseignement ? Pourquoi ne pas laisser à la société civile - et donc aux parents et aux Églises - le soin d’animer des écoles, régies par contrat, dans le cadre d’un cahier des charges défini par l’État ? L’État doit-il être le gérant de toute l’institution scolaire ou seulement le garant de la qualité de l’enseignement ? »[32]. Il faudrait alors que ce « cahier des charges » inclue aussi la nécessité d’enseigner l’éthique commune suivant les méthodes et inspirations propres à chaque communauté éducative, en attendant que se construise une morale laïque si tant est qu’il soit possible d’y arriver[33]. Restera toujours, de toute manière, le fait qu’il est difficile aujourd’hui de se mettre d’accord sur une éthique commune, étant donné le sort qui a été réservé, en maints endroits, au principe fondateur du respect de la vie humaine !
Quoi qu’il en soit, pour Guy Coq, empêcher les confusions Église-société citées (avec plus ou moins de présence ecclésiale dans les institutions sociales), doit aider l’Église à « rejoindre son essence », à ne plus se penser comme société. « Plus la société est démocratique, explique-t-il, mieux elle respecte le principe de laïcité, plus l’Église connaît une situation où elle a la possibilité de se dégager de ce qui l’empêche d’être elle-même. Dans le régime démocratique, la société prend possession du pouvoir sur elle-même par le peuple. Elle se réapproprie de la fonction politique. Du coup, elle ne peut accepter qu’une religion, que l’Église veuille reprendre ce pouvoir, même partiellement ; c’est une chance pour l’Église. Car alors, elle n’a plus à développer en elle-même des logiques de pouvoir sur la société, elle n’a plus à se représenter comme l’essence de la société, ni comme une contre-société vouée à reconstituer à partir d’elle-même toutes les fonctions d’une société. Elle n’a plus à gérer des institutions que la société globale a pour responsabilité et capacité d’assurer pour tous » [34].
Le 13 novembre 1945, l’épiscopat français, dans une déclaration[1] précisait que l’expression « laïcité de l’Eta » pouvait être entendue dans deux sens admissible. Dans un premier sens, on peut entendre la « laïcité de l’État comme « la souveraine autonomie de l’État dans son domaine temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique. »[2] Et dans un second sens conforme à la doctrine catholique, « la laïcité de l’État peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion. »[3]
Mais qu’en est-il du magistère suprême de l’Église ?
Le 23 mars 1958, pour la première fois, semble-t-il, le pape Pie XII va évoquer la laïcité de l’État d’une manière brève mais positive : « Il y a des gens, en Italie, qui s’agitent parce qu’ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à ,César ce qui lui appartient n’était pas un commandement de Jésus ; comme si la légitime et saine laïcité de l’État n’était pas un des principes de la doctrine catholique ; comme si ce n’était pas une tradition de l’Église, de s’efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s’était pas plus fortement vérifié dans l’histoire quand une portion de fidèles s’était détachée de l’Église. »[4]
Jean-Paul II renchérit : « Le principe de laïcité […] s’il est bien compris, appartient aussi à la Doctrine sociale de l’Église. Il rappelle la nécessité d’une juste séparation des pouvoirs (cf. Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, 571-572), qui fait écho à l’invitation du Christ à ses disciples : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25). Pour sa part, la non-confessionnalité de l’État, qui est une non-immixtion du pouvoir civil dans la vie de l’Église et des différentes religions, comme dans la sphère du spirituel, permet que toutes les composantes de la société travaillent ensemble au service de tous et de la communauté nationale. »[5]
Quant au futur pape Benoît XVI, le cardinal Ratzinger, il expliquera où s’enracine cette saine laïcité : « La foi chrétienne a supprimé - sur la base du chemin de Jésus - l’idée de la théocratie politique. Elle a - en termes modernes - établi la sécularité d’un État dans lequel les chrétiens cohabitent, dans la liberté, avec des tenants d’autres convictions, une cohabitation ayant pour base, du reste, la responsabilité morale commune qui est donnée par la nature de l’homme, par la nature de la justice. De ceci, la foi chrétienne distingue le Royaume de Dieu, qui n’existe pas en ce monde en tant que réalité politique et ne peut exister comme tel, mais advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur. Dans les conditions actuelles du monde, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du monde ; il est plutôt un appel à la liberté de l’homme et pour la raison, un appui pour que celle-ci puisse accomplir sa propre tâche. les tentations de Jésus ont finalement pour motif cette distinction, le rejet de la théocratie politique, la relativité de l’État et le droit propre de la raison, en même temps que la liberté de choix, qui est garantie à tout homme. En ce sens, l’État laïc est un résultat de la décision chrétienne fondamentale, même s’il a fallu une longue lutte pour en comprendre toutes les conséquences. » Le cardinal Ratzinger ajoute que « le caractère séculier, « laïc », de l’État inclut en son essence » un équilibre entre raison et religion. La séparation entre la foui et la raison peut entraîner des « pathologies » de la religion ou de la raison.[6]
En 2008, devant le président Sarkozy, le Souverain pontife reprendra une formule souvent employée alors dans les milieu politiques français: « laïcité positive ». Après avoir rappelé la célèbre réponse de Jésus sur la distinction des pouvoirs, Benoît XVI reprend la « belle expression » du Président sur la « laïcité positive » et ajoute : « En ce moment historique où les cultures s’entrecroisent de plus en plus, je suis profondément convaincu qu’une nouvelle réflexion sur le vrai sens et sur l’importance de la laïcité est devenue nécessaire. Il est, en effet, fondamental, d’une part, d’insister sur la distinction entre le politique et le religieux, afin de garantir aussi bien la liberté religieuse des citoyens que la responsabilité de l’État envers eux, et d’autre part, de prendre une conscience plus claire de la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et de la contribution qu’elle peut apporter, avec d’autres instances, à la création d’un consensus éthique fondamental dans la société. »[7] Le pape reprendra une fois encore l’expression, le 1er janvier 2011, dans un contexte universel : « Dans le respect de la laïcité positive des institutions étatiques, la dimension publique de la religion doit toujours être reconnue. dans ce but, il est fondamental que s’instaure un dialogue sincère entre les institutions civiles et religieuses pour le développement intégral de la personne humaine et l’harmonie de la société. »[8]
Le pape François, d’une manière très lapidaire, dira : « un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. […] une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. »[9]
Pour dissiper toute équivoque, il conviendrait d’employer laïcité dans le sens donné ci-dessus et laïcisme pour désigner cette autre « laïcité »[1] qui, en France et en Belgique notamment, récuse, et à juste titre, toute forme de théocratie et le cléricalisme[2] entendu comme domination et utilisation par les clercs , religieux ou non[3], des pouvoirs publics mais qui dénonce aussi ce qu’elle appelle le « cléricalisme indirect ».
Cette « laïcité »-là que nous appellerons « laïcisme », veut confiner le religieux dans le domaine strictement privé et semble ne pas accepter que le croyant agisse, dans de justes limites, selon sa conscience, en public, pour reprendre les termes de Dignitatis humanae.
Dans la déclaration des évêques français citée plus haut, à côté des deux sens a acceptables du mot « laïcité », étaient dénoncés deux sens inacceptables. Celui tout d’abord d’« une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société » et d’« un système de gouvernement politique qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la Nation tout entière ». Celui ensuite traduit « la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action. » Une telle laïcité serait « dangereuse, parce qu’elle justifie tous les excès du despotisme et provoque, chez les détenteurs du pouvoir, quel qu’il soit - personnel ou collectif - les tentations naturelles de l’absolutisme: elle conduit tout droit à la dictature. »[4]
Tel est le laïcisme épinglé par Jean-Paul II : « un type de laïcisme idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et les confessions religieuses. »[5] « Laïcisme idéologique », ajoutera le futur Benoît XVI, qui voudrait en quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui s’est coupé de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès lors, que les fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de la majorité, et la décadence du droit qu’il entraîne, autant que celui-ci, au bout du compte, est régi par la statistique. Si les États de l’Occident s’engageaient tout entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la longue résister à la pression des idéologies et des théocraties politiques. Un État, même laïc, a le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne saurait subsister. »[6] Nous voilà prévenus.
Rappelons que les constitutions civiles reconnaissent le droit de « manifester » sa religion. Tout le débat doit porter sur le sens que l’on donne à ce mot.
Le laïcisme[7] ne contestera pas, en principe, l’organisation d’une messe en plein air sur un terrain privé ou concédé ou d’une procession dûment autorisée par l’autorité compétente. Ce sont des manifestations privées dans la mesure où elles ne s’adressent qu’aux seuls croyants et n’impliquent pas directement les pouvoirs publics, au delà du maintien de l’ordre, et ne touchent en rien à la stricte laïcité de l’État.
Le problème surgit lorsqu’une « manifestation » religieuse apparaît à l’intérieur de l’ »espace » public, au sens politique du terme. Sont en question alors, par exemple, la subsidiation des écoles confessionnelles, des ministres du culte, la présence de cours de religion dans les écoles de l’État ou d’émissions religieuses dans les medias officiels, la présence d’emblèmes religieux dans les tribunaux, l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques, la liaison entre congés officiels et fêtes religieuses. En Belgique, se sont ajoutés à cette liste[8] le problème de la participation des corps constitués aux Te Deum de la fête nationale et de la fête de la dynastie, la diffusion d’un discours du Roi à la veille de Noël ou encore la place privilégiée du primat de Belgique et du nonce apostolique dans l’ordre des préséances protocolaires. Nous pouvons appeler ce laïcisme, un laïcisme pratique que G. Coq pourrait définir comme « une certaine forme d’exclusion du fait religieux hors du champ de la laïcité »[9].
Le problème s’aggrave considérablement lorsqu’on refuse dans le discours « public » toute référence non seulement à une transcendance mais encore au bien commun ou au droit naturel considérés comme des notions religieuses. Nous sommes ici en présence d’un laïcisme idéologique.
A ce laïcisme idéologique, on peut opposer, en démocratie et saine laïcité, l’obligation d’écouter l’autre, « de débattre, de discuter des arguments sans refuser ou exclure l’autre »[10]. d’autant plus, comme nous l’avons vu, que les notions de bien commun et de droit naturel sont des notions philosophiques dont les bases existaient bien avant le christianisme. Il en est de même à propos de la notion de transcendance mais nous savons que, sur le terrain politique, l’Église n’a pas fait de la référence explicite à Dieu une question de vie ou de mort.
On se rappelle les discussions autour du texte de la déclaration universelle des droits de l’homme. Certains auraient voulu, entre autres, que Dieu soit évoqué dans le préambule mais Jean XXIII sans ignorer »que certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées » n’a pas hésité à saluer officiellement cette Déclaration « comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ».[11]
De même, en 1958, en France, un certain nombre de catholiques se sont inquiétés du projet de constitution qui allait donner sa charte à la Ve république parce qu’il ne faisait aucune mention de Dieu et que la France était définie comme « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». L’Église répondit que ce texte « doit être jugé dans son ensemble, en tenant compte de la situation actuelle du pays et en se plaçant dans la perspective du Bien commun »[12]. Et Monseigneur Guerry, archevêque de Cambrai, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, déclara que rejeter la constitution proposée serait une « décision imprudente, parce que, s’il est vrai que la reconnaissance de l’autorité de Dieu est un élément essentiel du Bien Commun, la décision néglige délibérément l’examen de tous les autres éléments du Bien Commun (politiques, civiques, sociaux). Imprudente aussi en ce sens qu’elle ne fait pas intervenir la prudence[13] pour tenir compte des possibilités et des chances de succès d’une telle revendication à l’heure présente dans un pays dominé par le laïcisme officiel depuis si longtemps »[14]. Ne peut-on faire une remarque semblable aux catholiques qui, en 2001, se sont scandalisés de la suppression d’une référence à « l’héritage chrétien » dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ? Certes, en agissant ainsi, on gomme un fait reconnu par les penseurs de tous bords, mais, une fois encore, l’essentiel n’est-il pas ailleurs ?
Monseigneur Guerry, pour revenir à lui, avait bien fait la distinction entre la « saine laïcité » et le laïcisme.
Quelques années avant Vatican II, il écrit : « La laïcité de l’État peut et doit être comprise comme l’affirmation de son autonomie dans son domaine propre de l’ordre temporel, dans l’exercice de ses fonctions et de ses services de l’ordre politique, économique, administratif, judiciaire, militaire, scolaire, etc. » Mais il faut la distinguer de la « doctrine philosophique du laïcisme que l’État voudrait imposer aux consciences dans ses écoles, ses administrations, ses services publics, laïcisme allant jusqu’à la négation formelle de Dieu, de sa loi morale, de l’Évangile et parfois une lutte contre l’Église, qu’il présente comme voulant imposer aux sociétés modernes sa domination universelle ».
Ce laïcisme-là est contraire au principe de laïcité qui déclare l’État incompétent en matière religieuse et donc aussi en matière irréligieuse.[15]
Ajoutons encore que Monseigneur Guerry rappellera, comme le fera Jean-Paul II dans Centesimus annus, que « le refus de l’État de reconnaître une morale supérieure universelle fondée sur la loi naturelle conduit directement à l’absolutisme ».[16]
Dans le chapitre suivant, nous reviendrons sur cette notion de « loi naturelle » qui est inévitable dans toute discussion sur l’ »État de droit » et qui devrait nous éclairer sur ce minimum éthique nécessaire à la cohérence sociale et à l’humanisation des sociétés.
Pour ce qui est du « laïcisme pratique », il n’est pas possible de rejeter en bloc toutes ses exigences. Sont, en fait, perçues comme laïcistes certaines prises de position qui découlent de la saine laïcité de l’État, du simple fait qu’elles sont défendues par des adeptes du laïcisme idéologique.
Pour nous en tenir, tout d’abord, au cas de la Belgique, il faut, dans ce pays plus qu’ailleurs peut-être, apprendre à dépasser les susceptibilités religieuses et anti-religieuses pour tenter de raisonner à partir de l’exigence laïque du temporel et de la nécessité chrétienne d’annoncer et de manifester « la bonne nouvelle ».[17] Il ne faut jamais oublier non plus que l’Esprit souffle où il veut.
Un certain nombre de prises de position laïques peuvent se justifier même si elles sont sous-tendues par une certaine animosité anti-religieuse et manquent de sérénité.
Ainsi en est-il, pour moi, de l’ »affaire des crucifix » dans les lieux publics (écoles officielles, hier, et tribunaux, aujourd’hui). Paul Nicolas s’indigne de la volonté de les supprimer en soulignant qu’ils ne sont « pas uniquement un symbole religieux mais aussi un symbole culturel »[18]. Personne n’est dupe de cette argumentation qui prétend déplacer le problème. Certes, la référence chrétienne est fondamentale dans la culture occidentale mais à côté d’autres références qui pourraient aussi réclamer une place dans les lieux publics. Ou bien toutes les références doivent être représentées -mais quel est l’intérêt à cet endroit ?- ou aucune et, dans ce cas, il serait logique de faire disparaître aussi les symboles maçonniques qui ornent le Palais de Justice de Bruxelles.[19]
Les Te Deum chantés chaque année le 21 juillet pour la fête nationale et le 15 novembre pour fêter la dynastie ont aussi suscité régulièrement des critiques. Le 15 novembre 2001, le cardinal Danneels régla le problème d’heureuse manière en invitant personnellement les autorités et ambassadeurs à assister à cette cérémonie en lieu et place du ministre de l’intérieur qui, jusque là, exécutait cette tâche. Cette mesure calma les esprits. La cérémonie fut considérée comme privée, respectueuse donc de la laïcité de l’État et n’empêcha pas les autorités conviées d’être présentes comme jadis, l’âme plus légère sans doute.
On peut évoquer aussi la volonté de détacher les congés officiels des fêtes religieuses. Dans cet esprit, les congés de Toussaint, Noël et Pâques sont devenus congés d’automne, d’hiver et de printemps. Mais les usages ont la vie dure surtout lorsqu’ils sont ancrés dans toute la population et pas seulement parmi les croyants. Les incroyants aussi fleurissent les tombes à la Toussaint. Noël et Pâques sont également festifs même si ces fêtes se limitent à des réunions de famille et d’amis et si le sapin, la bonne table, l’évocation de la paix, les œufs, les lapins ou, dans tous les cas, l’échange de cadeaux, l’emportent sur la célébration de l’incarnation et de la rédemption. Face à cette réalité, s’indigner de ce que le Roi adresse son message traditionnel la veille de la Noël est stupide. Pourquoi alors les pouvoirs publics installent-ils des sapins à tous les coins de rue ou encore des guirlandes lumineuses souhaitant « bonnes fêtes » ?
Par contre, l’idée d’instituer une fête officielle nouvelle (la fête des Communautés, par exemple) au détriment d’une fête religieuse chômée (le fête de l’Ascension, par exemple) peut être considérée comme une atteinte à la liberté religieuse dans la mesure où nul ne peut être empêché de manifester sa religion par le culte et les rites.
La non-confessionnalité de l’État pose toutefois trois problèmes plus délicats et plus importants à la conscience chrétienne : l’accès aux media, le statut de l’école confessionnelle et celui de l’Église[20].
Certains se sont parfois indignés de l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques sur les antennes publiques. On peut considérer cette attitude comme un enfantillage dans la mesure où fêter un prénom appartient à la tradition populaire comme la référence à un proverbe ou un dicton liés à certaines dates du calendrier. On sait aussi que la Saint Eloi et la Sainte Barbe sont l’occasion de joyeuses libations auxquelles ne sont pas prêts de renoncer les travailleurs incroyants concernés.
Mais il y a plus grave. En 2001, plusieurs observateurs ont mis en évidence une tendance, en Europe, à réduire la place du religieux à la radio et à la télévision[21]. Face aux déficiences reprochées aux services publics, certains mettent leurs espoirs dans la création de chaînes religieuses financées par les croyants, à l’exemple de KTO, chaîne de télévision lancée par l’archevêché de Paris. Une telle démarche pose problème au delà de sa rentabilité problématique : en effet, elle risque de ne s’adresser qu’aux convaincus[22] et de décharger le service public de ses responsabilités. d’une part, la bonne nouvelle doit être annoncée à tous et, d’autre part, précisément, un service public de communication dans une société pluraliste doit s’adresser à tous, amateurs de fictions, de débats, de documentaires, de sport ou de spiritualité. Il me paraît donc indispensable de tout mettre en œuvre pour conserver sur les antennes publiques une place aux religions tout comme d’ailleurs, en Belgique du moins, les radios et télévisions offrent un espace d’expression à la « laïcité organisée », athée et militante. « Si le religieux, explique Ph. Mawet[23], n’a plus sa place dans l’espace public, on dénature l’homme parce qu’on occulte son horizon de transcendance ». Pour lui, il est nécessaire « de rendre compte de la manière dont les croyants sont partie prenante de décisions dans la société d’aujourd’hui ». De son côté, le directeur de la RTBF assure que la chaîne publique fait son devoir en matière d’ »émissions concédées »[24] et ne peut faire plus : « faire plus serait difficile. Et d’abord à cause du coût. C’est aussi ce qui explique l’horaire tardif de certaines émissions concédées : elles ne rapportent rien en publicité ». Toutefois, ajoute-t-il, « la mission du service public n’est pas de se limiter aux émissions rentables. Parce qu’il y a un public qui le demande, nous diffusons tous les quinze jours en télévision des messes qui nous coûtent cher en frais de transmission ou de production. Or, aucun décret ne nous y oblige. Nous maintenons avant tout ce choix de service public : c’est un point sur lequel nous n’ouvrons même pas le débat. C’est aussi par souci de cette mission de service public que nous tenons à l’émission « Noms de dieux » d’Edmond Blattchen. Un fleuron de notre maison… Même si son audience reste limitée ».[25] C’est une vision qui doit être encouragée et qui, d’ailleurs, en Belgique, repose sur des textes officiels[26].
Sont manifestes, néanmoins, certaines « déficiences » dans la pratique du respect des diverses opinions du public. Trop souvent, le chrétien est confronté à des informations partielles ou partiales en matières religieuse et morale, à des débats tronqués ou orientés, à des programmations choquantes à certaines dates hautement symboliques[27].
Un code de « bonne conduite » ne serait pas superflu ou la création d’un organisme officiel de l’Église qui protesterait contre les agressions et falsifications typiques[28]. Pourquoi, pourrait-on, en effet, se moquer impunément des chrétiens alors que la moindre trace d’antisémitisme, de racisme, de xénophobie est, à juste titre, punissable ?
Comme nous l’avons déjà vu, l’existence d’écoles confessionnelles pose un problème à l’État laïc.
En Belgique, l’article 17 de la Constitution, modifié le 15 juillet 1988 stipule : « La Communauté assure le liberté choix des parents » (§1) et « Chacun a droit à l’enseignement dans le respect des libertés et droits fondamentaux. L’accès à l’enseignement est gratuit jusqu’à la fin de l’obligation scolaire » (§3). Ces deux principes obligent les pouvoirs publics à subventionner l’enseignement libre qu’il soit confessionnel ou non.
Toutefois, à l’origine, l’article 17 de la Constitution se contentait d’affirmer : « L’enseignement est libre ; toute mesure préventive est interdite ; la répression des délits n’est réglée que par la loi » (§1). Comme l’écrivait un juriste en 1955: « Une interprétation logique de la Constitution commande de conclure au caractère purement supplétif de l’enseignement officiel par rapport à l’enseignement libre »[1]. Mais, progressivement s’est insinuée l’idée d’une école unique, pluraliste. Cette évolution a été favorisée, en 1988, par la reconnaissance constitutionnelle du seul réseau officiel[2] mais aussi par le subventionnement lui-même qui a été progressivement assorti d’exigences portant notamment sur les programmes, la transparence des comptes, l’obligation d’inscription des élèves, le statut des enseignants[3]. Subventionnée, en 2001, à 92% et de plus en plus conforme au modèle officiel, l’école libre confessionnelle, toujours majoritaire, dans le contexte général de la déchristianisation, a perdu beaucoup de son caractère spécifique. On assiste objectivement à une convergence de plus en plus grande entre les réseaux[4].
En France, depuis le XIXe siècle, des mesures radicales ont été prises pour laïciser l’enseignement : les édifices (suppression des emblèmes religieux), le personnel et les programmes[5]. Du coup, l’école catholique s’est privatisée. Toutefois, lorsqu’après le baby-boom des années 50, il n’y eut plus assez de places dans l’enseignement public, la loi Debré du 31 décembre 1959 a prévu des contrats d’association avec les écoles privées[6]. Celles-ci peuvent recevoir des aides publiques pour assurer leur service d’éducation (rémunération des maîtres par l’État et prise en charge des dépenses de fonctionnement comme pour les établissements publics) mais à condition d’intégrer certains paramètres officiels : accueillir tout le monde, suivre les programmes publics, accepter le contrôle d’inspecteurs publics, respecter la liberté de conscience des élèves et préparer les élèves aux diplômes et examens selon les programmes nationaux[7]. Dans ces écoles, « l’enseignement dispensé reste neutre, mais le contexte dans lequel il s’insère fait ressortir le caractère propre de l’établissement, que les maîtres sont tenus de respecter »[8].
Ces attitudes politiques ne sont pas universelles et ne sont pas idéales car, dans les deux cas, l’État étouffe en fait la liberté qu’il proclame et tente de se poser comme l’unique éducateur. Il est reconnu pourtant que « les parents ont, par priorité le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants »[9] et que « l’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement, conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques »[10].
Comme le confirme Mgr Eyt, « …l’État n’est pas premier dans le domaine de l’éducation. Il lui revient certes un rôle décisif mais les familles, les associations libres de citoyens, l’Église qui peut inspirer certaines de ces associations… ont une responsabilité indiscutable. Elles ont le droit et le devoir de l’exercer. La responsabilité première de l’éducation incombant aux parents, ceux-ci peuvent la déléguer partiellement. Ils ne peuvent jamais y renoncer, en faveur de qui que ce soit.
L’État est au service de l’exercice de cette responsabilité. Il ne saurait la revendiquer ni en totalité ni comme lui revenant en priorité ni, à plus forte raison, comme excluant tout autre partenaire : parents, associations libres de parents, Église et, en son sein, Congrégations… »[11]
L’État a donc un rôle subsidiaire. Reste à définir ses fonctions en la matière. On peut penser que « l’État devrait :
-élaborer les politiques nationales (durée de la scolarité obligatoire, partie du budget affecté à l’éducation, etc.) ;
-établir des normes minimales de fonctionnement et de programmes, au delà desquelles, libre cours pourrait être laissé aux initiatives ;
-mettre en place les moyens de financement ;
-effectuer et coordonner les études de recherches nécessaires en matière d’enseignement ;
-et enfin, conserver un certain rôle de gestionnaire, afin en particulier de pouvoir se substituer à d’éventuelles carences locales. »[12]
Pour éviter que, par le biais du financement, l’État ne rêve à nouveau de tout contrôler et diriger, certains proposent l’instauration d’un système de « chèques scolaires » accordés aux familles suivant le nombre et l’âge des enfants.[13] Ce système a été instauré en Russie en juillet 1992, en Suède et en Bulgarie. En 1999, il était question aussi de le mettre en place en Italie.
De toute façon, comme le fait judicieusement remarquer une juriste, le principe de la liberté d’enseignement « suppose la liberté d’enseigner, ainsi que la liberté pour les parents d’envoyer les enfants à l’école de leur choix. Pour que ce choix soit effectivement libre, il faut qu’il existe, en fait comme en droit, une similitude de traitement entre les différents secteurs scolaires, ce qui implique en pratique une certaine aide de l’État au fonctionnement de l’école privée ».[14]
En Belgique[1], dans les écoles officielles, les élèves ont, dans leur grille-horaire, le choix entre l’enseignement de différentes religions reconnues[2] et de la morale non confessionnelle[3], à raison de deux heures par semaine durant toute la période de scolarité obligatoire. La loi du Pacte scolaire du 29-5-1959 a consacré et clarifié une situation qui existait depuis le XIXe siècle et, en 1988, la Constitution a inscrit cette obligation en son article 24 (anciennement 17). Au contraire de ce qui se passe pour des cours de morale non confessionnelle, les programmes, les désignations de professeurs et l’inspection sont du seul ressort des « organes chefs de culte respectifs ». Notons encore qu’après les examens, les décisions des professeurs de cours philosophiques ne sont pas soumis à délibération.
A l’intérieur des universités catholiques (UCL et KUL)subventionnées comme les autres universités libres, les étudiants en théologie, sciences religieuses et droit canon, sont comptabilisés comme les autres étudiants. De même, les pouvoirs publics financent la Faculté de théologie protestante et l’Institut du judaïsme.
Il est heureux que cette situation ne soit pas exceptionnelle en Europe occidentale. On la retrouve sous des formes plus ou moins semblables un peu partout sauf en France, victime d’une laïcité très fermée, à l’exception des deux diocèses de Strasbourg et de Metz soumis au Concordat de 1801[4].
En France donc[5], un cours d’« instruction morale et civique » remplaça dès 1882 le cours d’ »instruction morale et religieuse » qui était obligatoire depuis 1850. Toutefois, pour respecter le principe du libre exercice des cultes par les élèves, les pouvoirs publics, dès 1905, durent prendre en charge des services d’aumônerie dans les établissements où cette institution était nécessaire (comme les internats) et dans le respect des horaires de l’enseignement public[6].
Aujourd’hui, si des voix réclament l’intégration de l’instruction religieuse dans les rythmes scolaires[7], de très nombreuses personnes, catholiques ou non, croyantes ou non réclament un enseignement sur les religions vu leur intérêt culturel et éducatif.[8]
En Belgique aussi, certains ont réclamé l’instauration d’un cours pluraliste d’histoire des religions mais pour remplacer les cours philosophiques existants. C’est le même esprit qui en a poussé d’autres à souhaiter un cours d’éducation citoyenne ou encore un cours de philosophie. Cette dernière proposition qui fut soutenue énergiquement par le gouvernement « arc-en-ciel » en ce début de XXIe siècle a provoqué l’opposition massive des professeurs de religion et de morale non confessionnelle. On peut penser, bien sûr, à un réflexe « alimentaire » mais bien des défenseurs de l’enseignement officiel estiment qu’il ne faut pas « dissuader certains parents soucieux de l’éducation religieuse de leurs enfants de choisir l’enseignement officiel »[9] et qu’il vaut mieux maintenir les cours philosophiques dans leur état actuel.
Il n’empêche qu’à partir de 2016, les parents ont dû choisir, dans l’enseignement officiel, entre une heure de philosophie/citoyenneté plus une heure de religion/morale ou deux heures de philosophie/citoyenneté. Durant l’année scolaire 2018-2019, plus de 40.000 élèves de l’enseignement obligatoire n’ont suivi de cours ni de morale ni de religion.
Afred Hernandez, directeur général de l’OIDEL[10], a remarqué qu’ »on se rend compte de plus en plus dans les pays européens de l’importance des valeurs religieuses, et de la nécessité d’une éducation sur les valeurs sociales fortes.
Il faut envisager l’enseignement des religions d’une manière différente de l’éducation laïque traditionnelle qu’on a connue dans nos sociétés. On ne peut pas envisager la laïcité dans les mêmes termes qu’avant. Dans le contexte multiculturel d’aujourd’hui, il faut s’appuyer sur les traditions religieuses plurielles pour faire vivre la société.
Le philosophe Luc Ferry a déclaré que la laïcité a tenu parce qu’il y avait un substrat chrétien, mais qu’elle a lâché quand il a disparu. Ce substrat permettait une coexistence pacifique. On ne peut pas faire tenir la société occidentale sans référence aux valeurs judéo- chrétiennes fondatrices. Une éducation aux valeurs qui est dépourvue de ces racines ne peut pas être efficace.
En matière de liberté d’enseignement, le défi sera le suivant : au lieu de se refuser à parler des valeurs religieuses, on y éduquera, mais on éduquera aussi à la tolérance mutuelle et au respect de l’autre. Dans sa dernière encyclique Fides et ratio, le pape Jean-Paul II dit que « le nouveau défi pour les chrétiens est d’établir un dialogue sur les valeurs communes avec tous les hommes de bonne volonté, de toute conviction et de toute culture ». »[11]
L’OIDEL rappelle qu’une centaine de pays ont ratifié la Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (16-12-1966) qui, dans ses articles 13 et 14, reconnaît la liberté des parents non seulement de choisir des établissements autres que ceux des pouvoirs publics mais aussi « de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions ». L’État a le devoir de garantir le droit à l’éducation et, dans la mesure où elle est obligatoire, en s’efforçant d’instaurer la gratuité, ce qui ne lui absolument pas le droit - sous peine de contredire le Pacte - de dicter l’organisation de l’enseignement particulièrement en ce qui concerne les programmes et la pédagogie.
[1]
En Belgique, la Constitution impose la prise en charge par l’État des traitements et pensions des ministres des cultes ainsi que, depuis 1993, des « délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle »[2]. Cette disposition dont la base remonte à 1830 surprit plus d’un observateur catholique étranger[3] dans la mesure où la même constitution a précédemment consacré l’indépendance des cultes vis-à-vis de l’État en précisant que celui-ci « n’a le droit d’intervenir ni dans la nomination ni dans l’installation des ministres d’un culte quelconque, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs, et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication ».[4]
Les membres du Congrès national qui rédigèrent ces textes justifièrent la prise en charge par l’État des traitements et pensions par « la nécessaire compensation de la confiscation des biens qui avaient appartenu à l’Église sous l’Ancien régime[5] et de la suppression concomitante de la dîme[6] ».
Aujourd’hui, on souligne plutôt l’utilité sociale des cultes. Ainsi, « pour qu’un culte puisse jouir de la reconnaissance légale, il doit regrouper un nombre relativement élevé (plusieurs dizaines de milliers) d’adhérents, être structuré, être établi dans le pays depuis une assez longue période et enfin présenter un certain intérêt social ».[7]
En plus des traitements et pensions, les pouvoirs publics, au nom de dispositions parfois antérieures à 1830, assument d’autres charges financières en faveur des cultes. La loi communale oblige les communes à assurer « les secours aux fabriques d’église[8] et aux consistoires[9] (…) en cas d’insuffisance constatée des moyens de ces établissements »[10]. Elle prévoit également « l’indemnité de logement des ministres des cultes (…) lorsque le logement n’est pas fourni en nature »[11]. De leur côté, les provinces interviennent dans le financement des églises cathédrales, des palais épiscopaux et des séminaires diocésains[12]. Et ce sont elles et non les communes qui prennent en charge le déficit éventuel et le logement pour les cultes islamiques et orthodoxe ainsi que pour la laïcité.
Ajoutons encore que les édifices du culte jouissent de l’exonération du précompte immobilier[13], que les membres du clergé régulier bénéficient de certaines assurances sociales et que les cultes reconnus peuvent bénéficier d’aides publiques à l’investissement et à la rénovation[14]. Les cultes reconnus et, dans une mesure nettement moindre, la laïcité bénéficient aussi de toute une série de dépenses fiscales.[15]
Bien sûr, tout en respectant l’autonomie des cultes, les pouvoirs publics se donnent la possibilité de contrôler leur temporel.
Ajoutons que cette situation est remise en question régulièrement par le pouvoir politique en fonction des alliances et des économies à envisager.
En France, à l’exception des trois départements d’Alsace-Lorraine[16], la situation est radicalement à l’opposé. En effet, si « La République assure la liberté de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes », elle « ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte »[17].
Dès lors, les prêtres sont pris en charge par les diocèses. Quant aux églises, si elles ont été construites avant 1905, elles sont nationalisées et à charge des mairies et des conseils régionaux. Les églises postérieures à cette date sont des propriétés de l’Église (plus exactement des « associations diocésaines ») et soumises à l’impôt.
En dehors de ces deux extrêmes, la plupart des autres pays d’Europe ont mis en place un système d’impôt philosophiquement dédicacé ou « impôt d’Église ». Le contribuable peut, s’il le désire, affecter une part de son impôt au culte de son choix.[18]
L’Église de France paraît donc singulièrement désavantagée par rapport à ses sœurs européennes. Ce qui ne l’empêche pas de vivre et d’être dynamique.
L’Église de Belgique, par contre, semble particulièrement et doublement favorisée non seulement vis-à-vis des autres Églises catholiques d’Europe mais aussi face aux autres cultes en Belgique même[19]. En effet, « le culte catholique est le seul à bénéficier de la prise en charge de traitements par paroisse, cette dernière étant une unité territoriale acceptée par le Ministère dès lors qu’elle dessert une population catholique ou non, de 600 habitants. Les autres cultes doivent démontrer l’existence d’un certain nombre de fidèles pour obtenir la prise en charge du traitement d’un desservant pour une nouvelle communauté ».[20]
Or, non seulement le nombre de pratiquants et de « demandeurs de rites » (baptême, mariage, funérailles) ne cesse de décroître[21] mais les vocations se font rares. Du coup, l’Église catholique « éprouve des difficultés à remplir le cadre qui lui est réservé ».[22] Comme ce sont les ministres et non les cultes qui sont subsidiés, selon F. Delpérée, si les églises étaient « pleines mais sans prêtres, il n’y aurait donc pas de financement ! »[23] Dans les autres cultes, le nombre d’ »adhérents » est déterminant[24]. Pour la laïcité, le cadre est établi sur une base purement territoriale : les arrondissements administratifs.
La situation en Belgique est très complexe et fut l’objet de plus en plus de critiques à l’aube du XXIe siècle. Beaucoup ont souhaiter une simplification mais aussi plus de justice dans la répartition des subventions qui incontestablement privilégie l’Église catholique.
Certes, celle-ci n’usurpe pas les deniers publics qui lui sont alloués. Il s’agit au départ d’une compensation après la confiscation de ses biens et aussi d’une reconnaissance du rôle social qu’elle joue. Néanmoins, il serait peut-être bon, à cet endroit, de relire Gaudium et spes. Le texte conciliaire[25] nous rappelle, certes, que « les choses d’ici-bas et celles qui, dans la condition humaine, dépassent ce monde, sont étroitement liées, et l’’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre mission le demande ». Mais il précise aussi que l’Église « ne place pas son espoir dans les privilèges offerts par le pouvoir civil ». Et d’ajouter même que, « bien plus, elle renoncera à l’exercice de certains droits légitimement acquis s’il est reconnu que leur usage peut faire douter de la pureté de son témoignage ou si des circonstances nouvelles exigent d’autres dispositions ». L’important est « qu’elle puisse partout et toujours prêcher la foi avec une authentique liberté, enseigner sa doctrine sociale, accomplir sans entraves sa mission parmi les hommes, porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations ».
Il ne faut pas non plus oublier que « l’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond d’aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine ».[26]
Dès lors, ne serait-il pas opportun que l’Église de Belgique, avant que des décisions politiques ne lui imposent un nouveau régime, prenne les devants, et dans un geste fort parce que profondément évangélique, elle ne renonce à ces privilèges et soit le moteur d’une nouveau modus vivendi entre les pouvoirs publics et les cultes ? Ne serait-il pas plus cohérent de s’en remettrre à la Providence plutôt qu’à l’État et de montrer que l’Église vit ce qu’elle prêche ?
Non seulement elle serait plus crédible mais elle retrouverait aussi plus de liberté. Peut-elle vraiment être prophétique en toutes circonstances si ses ministres sont les salariés d’un État qui, par ailleurs, prend de plus en plus de distances vis-à-vis de la simple morale naturelle ? N’oublions pas cette menace du Code pénal : « Seront punis d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six francs à cinq cents francs, les ministres d’un culte qui, dans l’exercice de leur ministère, par des discours prononcés en assemblée publique, auront attaqué le gouvernement, une loi, un arrêté royal ou tout autre acte de l’autorité publique ».[27]
Pourquoi l’Église de Belgique ne s’orienterait-elle pas vers une solution à l’italienne, par exemple ? Ce système adapté, librement consenti, clarifierait la situation, la rapprocherait de ce que suggère le Concile et redonnerait peut-être à l’Église, en ce pays, une saveur plus évangélique.
En 1947, J. Maritain écrivait ; »C’est la mission spirituelle de l’Église qui doit être aidée, non la puissance politique ou les avantages temporels auxquels tels ou tels de ses membres pourraient prétendre en son nom. Et dans l’était d’évolution et de conscience de soi auquel sont parvenues les sociétés modernes, une discrimination sociale ou politique en faveur de l’Église, ou l’octroi de privilèges temporels à ses ministres ou à ses fidèles, ou une politique de cléricalisme, seraient précisément de nature à compromettre, non à aider, cette mission spirituelle.(…) Par là même que la société politique a différencié plus parfaitement sa sphère propre et son objet temporel, et rassemble de fait dans son bien commun temporel des hommes appartenant à des familles religieuses différentes, il est devenu nécessaire que sur le plan temporel le principe de l’égalité des droits s’applique à ces différentes familles. Il n’y a qu’un bien commun temporel, celui de la société politique, comme il n’y a qu’un bien commun surnaturel, celui du royaume de Dieu, qui est supra-politique. Une fois la société politique pleinement différenciée dans son type « laïque » ou « profane », introduire dans la société politique un bien commun particulier, qui serait le bien commun temporel des fidèles d’une religion, fût-ce de la vraie religion, et qui réclamerait pour eux une situation privilégiée dans l’État, serait introduire un principe de division dans la société politique et manquer pour autant au bien commun temporel. C’est une conception pluraliste, assurant sur la base de l’égalité des droits les libertés propres des diverses familles religieuses institutionnellement reconnues et le statut de leur insertion dans la vie civile, qui est appelée, croyons-nous, à remplacer la conception dite (improprement) « théocratique » de l’âge sacral, la conception cléricale de l’époque joséphiste et la conception « libérale » de l’époque bourgeoise, et à harmoniser les intérêts du spirituel et ceux du temporel en ce qui concerne les questions mixtes (civiles-religieuses), en particulier celle de l’école »[28]. Cette prise de position annonce l’évolution officialisée lors du concile Vatican II, comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Pour illustrer son propos, Maritain évoque le concordat signé en 1940 entre le Saint-Siège et l’État portugais. L’exemple est, à ses yeux, particulièrement intéressant parce que le régime dictatorial de l’époque qui prétend s’inspirer de principes catholiques, n’a prévu, de la part de l’État, aucun traitement pour le clergé. Et Maritain, plein d’admiration, de citer le cardinal Cerejeira qui parlait d’une « glorieuse pauvreté » et soulignait « l’importance de l’exemple ainsi donné, et la nécessité pour le clergé de se consacrer uniquement et librement à la mission divine de l’Église ».[29]
Devant les offensives laïques qui, autour de l’an 2002, ont effrayé bon nombre de catholiques belges qui se sentaient menacés dans leurs institutions, un religieux se demandait : « Leur foi reposerait-elle sur des institutions et non sur le roc inébranlable du Christ Seigneur ? ». Sa réflexion qui pèche clairement par son exaltation fidéiste n’en a pas moins le mérite de rappeler l’essentiel : « ce n’est pas sur les attaques éventuelles contre les positions de l’Église qu’il convient de se lamenter mais sur les multitudes de baptisés qui ont abandonné toute référence chrétienne ; sur les croyants qui ont davantage mis leurs espoirs dans les édifices que dans l’approfondissement de leur foi ; sur les paroisses engoncées dans la routine ; sur les responsables qui n’ont pas osé prendre des initiatives créatrices.
Nos frères persécutés savent d’instinct comment réagir : pratiquer les rites en cachette, se garder des espions, risquer sa carrière et même sa vie. Mais nous, chrétiens du « monde libre », nous a-t-on appris à résister à la pression d’une société où règne l’idolâtrie de l’argent, du confort et du profit maximum ? (…) »
Et il concluait plein de ferveur : « Plus modeste, plus humble, sans autre appui que sa foi, l’Église ira joyeusement son chemin, dépouillée de beaucoup de certitudes et d’institutions. Mais les pauvres reconnaîtront en elle le havre de grâce, les victimes de l’oppression y trouveront asile, les pécheurs pleureront d’allégresse d’y recevoir le pardon. Tout ne sera pas parfait -et ne l’a jamais été- mais ce sera plus évangélique ».[30]
Sur un plan général, il n’est pas inutile de revenir, plus en profondeur, à la conception laïque de l’État telle qu’elle se vit en France pour mesurer jusqu’à quel point elle peut être compatible avec la vision chrétienne des rapports entre l’Église et l’État.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que la radicalité française en la matière hante de nombreux esprits et que l’instauration d’un système extrême tel que celui-là est de plus en plus possible du fait de la déchristianisation et de l’émergence de gouvernements très laïques.
Que pensent les évêques français de la vie de leur Église au sein d’une République officiellement laïque ?
Si la séparation imposée en 1905[1] été cruellement ressentie et durement contestée, la négociation a progressivement apaisé les esprits.
En 1923 déjà, l’abbé Ferdinand Renaud[2] écrivait que « le premier résultat de la loi du 9 décembre 1905 fut d’abolir cette situation officielle ou quasi officielle des Églises dans l’État : »la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » dit l’article 2 de la loi. C’est le principe même de la séparation. Il ne s’agit pas de le remettre en question. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur la légitimité de ce principe et quelques regrets qu’on laisse parfois surprendre, de part et d’autre, de l’ancien état de chose, il semble bien qu’aucune des deux puissances, pas plus la spirituelle que la temporelle, n’accepterait, si on le lui offrait, de renouer les liens, pesant parfois comme des chaînes, que la séparation a brisés ».[3]
Le 13-11-1945, les cardinaux et archevêques de France déclaraient[4]:
1° Si on entend proclamer la souveraine autonomie de l’État dans son domaine de l’ordre temporel, son droit de régir seul toute l’organisation politique, judiciaire, administrative, fiscale, militaire de la société temporelle, et, d’une manière générale, tout ce qui relève de la technique politique et économique, nous déclarons nettement que cette doctrine est pleinement conforme à la doctrine de l’Église.
Si le cléricalisme est l’immixtion du clergé dans le domaine politique de l’État, ou cette tendance que pourrait avoir une société spirituelle à se servir des pouvoirs publics pour satisfaire sa volonté de domination, nous déclarons bien haut que nous condamnons le cléricalisme comme contraire à l’authentique doctrine de l’Église.
2° La « laïcité de l’État » peut aussi être entendue en ce sens que, dans un pays divisé » de croyances, l’État doit laisser chaque citoyen pratiquer librement sa religion.
Ce second sens, s’il est bien, compris, est lui aussi, conforme à la pensée de l’Église.
3° Par contre, si la « laïcité de l’État » est une doctrine philosophique qui contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et de la société, si ces mots veulent définir un système de gouvernement politique, qui impose cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux écoles de l’État, à la nation tout entière, nous nous élevons de toutes nos forces contre cette doctrine: nous la condamnons au nom même de la vraie mission de l’État et de la mission de l’Église.
4° Enfin, si la « laïcité de l’État » signifie la volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne reconnaître que son intérêt comme règle de son action, nous affirmons que cette thèse est extrêmement dangereuse, rétrograde et fausse.
Cette thèse est rétrograde parce qu’elle nous ramène à la conception de l’État païen, dont le christianisme nous avait libérés : l’empereur, maître absolu des consciences et des vies. Le progrès du droit moderne s’est fait dans le sens d’une limitation de l’absolutisme de l’État : du droit public interne, puisque l’État lui-même admet le recours, pour excès de pouvoir contre les actes abusifs de ses représentants et de son autorité ; du droit international, car, de plus en plus, il apparaît évident qu’un ordre de justice et de paix ne pourra être établi entre les nations que si chacune consent à abandonner une part de sa souveraineté. »
Cette importante mise au point éclaire encore aujourd’hui la pensée des évêques de France. Ils ne remettent pas en question le caractère laïc de la République[5] mais se prononcent pour une laïcité « ouverte »[6].
En 1996, le Pape fut invité, en France, à célébrer le XVe centenaire du baptême de Clovis. Devant certaines réactions négatives qui accusaient l’Église de pécher contre la séparation, l’épiscopat publia d’intéressantes mises au point.
Mgr Bernard Panafieu, archevêque de Marseille, affirma[7] que jamais l’Église en France n’avait voulu remettre en cause la laïcité. Au contraire il en souligna les aspects positifs : « une certaine manière de vivre ensemble dans la reconnaissance des diversités, une convergence des esprits autour des principes de dignité et de droit de l’homme, une volonté, jamais tout _ fait acquise, de défense et de promotion de la vie et de la famille » ; (…) « une manière de vivre ensemble dans le respect des lois de la République et l’apprentissage de la différence » ; (…) « un partenariat en vue d’édifier une société de convivialité »
Il prôna aussi une « laïcité ouverte » qui « ne se réduit pas à une sorte de neutralité bienveillante. Elle n’est pas non plus synonyme d’absence de valeurs. Elle ne s’identifie pas au néant éthique et ne livre pas le citoyen à lui-même : elle a besoin de références pour éclairer le comportement des citoyens »
Il est clair que de la conception que l’on se fait de l’homme dépend le mode de vie en société. Or, peut-on laisser l’homme sans références, sans repères, sans mémoire, sans modèle ? Et comment se feront les choix auxquels il sera confronté ? « La revendication de l’autonomie des consciences ne génère-t-elle pas inévitablement une société laxiste et éclatée où toute contrainte devient insupportable ? » Si « la laïcité est en danger », ce n’est pas du fait de l’Église « mais c’est au contrarier l’absence de références anthropologiques et spirituelles qui rend la société ouverte à tous les excès de l’individualisme, du fondamentalisme et de la violence qui en découle ». Dans une telle situation, « il est normal que les grandes traditions spirituelles (…) puissent librement s’exprimer et témoigner de leur sens de l’homme créé à l’image de Dieu ». Elles ne cherchent pas à s’imposer par la force . Elles « apportent des raisons de vivre à une société en perte de finalités, en l’appelant à une utopie de communion dans le respect des diversités. Elles proposent des repères moraux non pas pour plaquer une morale « prêt à porter », mais (…) pour « initier à la capacité de discerner les enjeux éthiques des situations » (G. Coq) ».
Avec la sécularisation et le triomphe de la laïcité, « les Églises, après avoir eu le sentiment de perdre tout pouvoir dans la nation, se réinvestissent à un autre niveau plus profond : elles irriguent une société en perte de sens, proposent leur patrimoine spirituel et, du même coup, canonisent la laïcité comme « mode vie ensemble », et paradoxalement retrouvent ainsi leur rôle évangélique de servantes de l’homme et de la société ».
Toujours à propos des remous provoqués par la célébration du baptême de Clovis, Mgr Gérad Defois, archevêque de Reims, renchérit[8] : « La séparation de l’Église et de l’État nous apparaît une sauvegarde de nos libertés, y compris des libertés religieuses ». (…) « …Chrétiens et laïcs se rejoignent, ils s e reconnaissent un patrimoine moral commun lorsqu’ils mettent l’homme, ses droits et sa dignité, ses devoirs et sa responsabilité au cœur de la solidarité nationale ». Si l’alliance entre l’Église et l’État « n’est plus structurelle en contexte laïc de sécularisation, il n’en demeure pas moins vrai que nous avons ensemble à faire l’avenir dans une France aux multiples héritages et une nation en perpétuelle genèse dans le dialogue des cultures, des religions et des idéaux spirituels ». Dès lors, « …valeurs laïques et valeurs chrétiennes sont appelées à se conforter pour promouvoir fraternellement la liberté et l’égalité dans la société qui naît aujourd’hui »
Après la visite de Jean-Paul II, Mgr Balland, archevêque de Lyon rappela[9] : « …la séparation de l’Église et de l’État que personne ne veut remettre en cause et la laïcité de l’État dont chacun reconnaît qu’elle est, chez nous, nécessaire… ».
Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, porta le débat sur le plan pédagogique. Nous devons être, déclara-t-il[10], « dans notre société, non pas des conquérants, mais des témoins de la vérité et de l’amour de Dieu manifestés en Jésus-Christ ». Conscient de l’existence d’un courant anticlérical, l’évêque entend dépasser la polémique car il y a, aujourd’hui comme hier, entre les uns et les autres « des convictions et des valeurs communes : en particulier, le respect de la vérité, la droiture dans les comportements personnels, le sens de la justice pour tous dans la vie sociale ». La société est devenue plurielle et « …nous ne rêvons pas d’y imposer notre foi, puisqu’elle est un appel à la liberté personnelle. Mais nous sommes pour tous : catholiques, c’est-à-dire ouverts à la totalité des réalités de ce monde, et désireux d’y inscrire les signes de l’amour de Dieu pour tout être humain. » (…) « …Il ne nous suffit pas de nous réclamer d’un héritage prestigieux. Nous sommes cette Église du temps présent que Dieu appelle à se ressourcer sans cesse ».
Peu après cette visite de Jean-Paul II, eut lieu, à Lourdes, l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France. Ce fut l’occasion de revenir, en profondeur, sur ce que devaient être les relations entre l’Église et l’État laïc.
Dans son Discours d’introduction[11], Mgr Joseph Duval, président de la Conférence épiscopale reconnut que « la loi de 1905, née dans un climat de guerre, a fini par être acceptée et interprétée dans le sens d’une distinction des pouvoirs, dans le respect de la dimension sociale de la vie religieuse et de la coopération avec les autorités civiles pour le bien de la nation ». Mais il n’hésita pas à dénoncer une autre conception de la laïcité qui est « en contradiction avec la loi. Il faudrait, expliqua-t-il, au nom de cette laïcité, que la foi chrétienne et même l’Église soient reléguées dans la sphère du privé et n’apparaissent pas dans l’espace public. Or si l’acte de croire en Dieu relève d’un choix personnel, la pratique de la foi a une dimension sociale et entraîne des conséquences sur le comportement individuel et sur le lien social. La foi chrétienne propose une conception de l’homme qu’il ne convient pas d’imposer aux autres, mais avec laquelle les chrétiens souhaitent entrer dans le débat d’idées pour le bien de l’homme et de la société[12]. En revanche, les tenants d’une laïcité niant la dimension sociale du fait religieux, en viendraient à le concevoir comme un délit d’opinion. Seuls les chrétiens n’auraient pas le droit de s’exprimer publiquement, de témoigner de leur foi et d’inviter à les rejoindre.
Les chrétiens sont des citoyens à part entière et participent loyalement à la vie du pays. Ils apportent leur contribution à la société au nom même de leurs convictions de la liberté, de la générosité et de la solidarité des enfants de Dieu. L’Église ne peut accepter que pour elle la laïcité soit l’exclusion de ce domaine ».
Intéressante aussi est l’analyse de la notion même de laïcité à laquelle s’est livré le cardinal Pierre Eyt[13]. Nous avons vu plus haut que J.-P. Chevènement lui-même rappelait que la laïcité n’est pas un dogme contrairement à ce que de nombreux « laïques » donnent à penser. Pour le cardinal Eyt, la laïcité « ne peut pas constituer un principe tel qu’il échappe à toute discussion. Telle est la modernité qu’aucune idée ne revêt désormais un caractère sacré ou un caractère maudit qui puisse en interdire la discussion ou la mise en débat. La laïcité ne peut échapper au questionnement qu’elle prône pour toute autre opinion ou tout autre principe. A la vouloir un dogme indiscutable, les tenants de la laïcité l’excluraient de la modernité qu’ils prétendent précisément constituer par le principe de cette même laïcité ».
L’archevêque de Bordeaux rappelle ensuite la distinction entre la « laïcité de refus » ou « de restriction » qui interdit de « donner à toute forme de transcendance spirituelle ou religieuse la moindre part de l’espace public, ainsi que de lui reconnaître une capacité d’expression et de compétence regardant la société » et la « laïcité de respect » ou de « neutralité » ou encore « d’intervention positive » qui peut « se comprendre comme la mise en œuvre, équitable et respectueuse, de la présence et de l’action dans le champ social d’une pluralité d’expressions organisées se manifestant sur le plan religieux et spirituel ».
Ceci dit, l’auteur fait plusieurs remarques :
La sécularisation n’a pas uniformisé le statut des Églises et des institutions religieuses en Europe.
La sécularisation « en atténuant les conflits de nature strictement religieuse, affaiblit par là même la revendication et la légitimation de la laïcité. Cette dernière apparaît alors, à son tour, comme une variante dans l’expression de l’absolu et, à ce titre, comme une certaine forme de dogmatisme, pouvant être elle-même marquée par l’intolérance, bref une « religion séculière ». »
La sécularisation est aujourd’hui confrontée à une quête de religiosité, à « une certaine reviviscence de la religion » qui n’est pas toujours sans danger vu l’efflorescence de certaines sectes. A cet égard, la « laïcité de refus » peut être accusée « de devenir un moyen discriminatoire et policier dans un champ social où la compétence de l’État, précisément laïque, ne peut se mettre pour autant au-dessus de toute discussion et contestation ».[14]
La sécularisation est confrontée aussi au fait que la religion, le christianisme en particulier, a informé la culture, y compris la morale, occidentale. Comment se comprendre et comment comprendre la laïcité elle-même, qu’elle soit « de refus » ou « de respect », sans en tenir compte ?
La sécularisation est mise aujourd’hui en question par l’Islam qui « n’a pas de principe fondateur pour penser quelque forme que ce soit de laïcité ». Si, en effet, la laïcité est « le résultat de l’Évangile et du christianisme » (Rendez à César…), l’Islam, lui, « voit une unité insécable là où nous voyons une distinction créatrice »
Si toute religion peut devenir « une vision totalisante ou même totalitaire du réel » et « emprunte les voies de l’agressivité en excluant ceux qui ne partagent pas les mêmes idées et les mêmes comportements », cette tentation intégriste « peut aussi affecter des idéologies et des attitudes athées entraînant alors une véritable anti-religion. Au nom de quelle immunité miraculeuse de la laïcité échapperait-elle à l’intégrisme ? »
Il découle de ces constats et réflexions que la laïcité de refus ne peut « pas passer pour un principe universel ». A moins de la considérer comme une idéologie, elle est « le résultat singulier de l’histoire particulière » de la France. « Par contre, dans la mesure où pour répondre à des questions nouvelles, notre conception et notre pratique de la laïcité évolueraient elles aussi, nous pourrions conclure que la laïcité est un principe universel, susceptible de mises en œuvre toujours amendables dans des contextes culturels et sociaux très diversifiés ».
Dans un esprit de dialogue encourageant pour l’avenir de leurs relations, le 12 février 2002, l’Église catholique et l’État français « ont décidé de formaliser leurs relations par des réunions régulières (…). Des deux côtés, on assure qu’il n’est absolument pas question de toucher aux lois de séparation de l’Église et de l’État de 1905 ni aux accords de 1923 sur les relations entre l’Église catholique et l’État, mais de régler les problèmes[15] qui ont pu surgir au cours des années »[16]. Alors que une concertation était engagée avec des représentants de l’Islam en France et que des rencontres régulières ont déjà lieu avec des représentants du Judaïsme, « paradoxalement, il n’existait pas de structure de concertation avec l’Église catholique, la plus ancienne et la plus nombreuse »[17]. Commentant l’événement, Mgr Tauran déclara : « Nous sommes dans une société pluraliste, il est normal que les catholiques puissent faire entendre leur voix, non pas pour imposer leur point de vue, mais pour faire réfléchir ceux qui ont la gestion de la chose publique et la société tout entière sur certains enjeux et surtout la dimension transcendante de l’homme. On ne peut pas séparer l’Église de la société, parce que la dimension transcendante de l’homme fait que les problèmes spirituels un jour ou l’autre atterrissent sur la table des hommes politiques. Et donc il faut faire en sorte de donner à l’Église cette possibilité d’être un partenaire ».[18]
Il ressort de cet examen du cas français que la laïcité est parfaitement acceptable si elle respecte la nature et la liberté de l’État et des Églises et se construit sur ces quatre principes simples[19] :
« -la non-confessionnalité de l’État ;
-la liberté religieuse (qui est bien davantage que la liberté de culte) ;
-l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel ;
-la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel. »[20]
A propos de la non-confessionnalité de l’État, « on peut légitimement estimer que les principes généraux énoncés dans les deux premiers articles de la loi de 1905 n’offrent plus, en, tant que tels, de difficultés pour l’Église. Au contraire, ils offrent un cadre dans lequel cette dernière reconnaît pouvoir accomplir sa mission. Elle retrouve même des aspects essentiels de sa doctrine : la liberté des consciences et l’incompétence naturelle de l’État en matière spirituelle, que consacre et régule à la fois le principe de laïcité »
A propos de la liberté religieuse, il faut « faire observer que la notion de culte ne peut seule rendre compte des activités des Églises er ne parvient plus à leur donner toute leur place en une nation, car elle ne permet pas d’offrir un espace suffisant à leur expression sociale ».[21]
A propos de l’incompétence des Églises pour connaître directement ce qui relève du temporel, le mot « directement » a toute son importance car « les forces religieuses (…) sont surtout une chance pour la vie en commun, pour peu qu’elles puissent aussi participer, à leur place et grâce à une certaine reconnaissance, à la construction d’une société où l’homme est reçu dans toutes ses dimensions culturelles et spirituelles ».
A propos de la non-immixtion du pouvoir civil dans le domaine spirituel, « il reste à souhaiter que, libérés du laïcisme réducteur, les États puissent toujours mieux appréhender la dimension spirituelle des citoyens en vue d’assurer la paix religieuse et la concorde civique. Ainsi les Églises seront-elles mises en condition de pouvoir éclairer la route des hommes. »
Les quatre principes énoncés sont universalisables et peuvent se contracter dans cette formule claire et nette : « On peut, certes, séparer l’Église de l’État. On ne pourra jamais séparer l’Église de la société ! ».
C’est bien aussi la pensée du cardinal Roger Etchegaray, président du Conseil pontifical Justice et Paix et du Conseil pontifical Cor Unum : « Après l’État chrétien, dont le Concile a sonné le glas[22], après l’État athée qui en est l’exacte et aussi intolérable antithèse, l’État laïque ne se contente plus d’une neutralité par abstention : il est de son devoir, sans se renier, de faire appel à la religion comme à une référence vitale, porteuse d’un ensemble d’expériences et de valeurs qui peuvent contribuer à nourrir et à fortifier le tissu si fragile de la société (…). »[23]
C’est bien encore la pensée du cardinal Danneels : « Personne ne mettra probablement en doute l’indépendance de l’État par rapport à l’Église ou l’inverse. L’indépendance de l’Église par rapport à l’État est d’ailleurs garantie par la Constitution. Rares sont ceux d’ailleurs qui veulent la totale séparation. Il y a à cela dans notre pays des raisons historiques et culturelles qui ont leur vérité et leur poids. Mais il y a aussi une raison anthropologique et sociale à ce refus, surtout si celui-ci devait prendre la forme d’une tendance à reléguer entièrement la religion dans le domaine de la vie privée.
La religion refuse d’être parquée ou cantonnée dans le domaine privé du foyer ou des bâtiments du culte. Dieu doit pouvoir être servi aussi en plein air. De plus l’appartenance religieuse ne se limite pas à la conviction intime et personnelle : elle se traduit aussi dans un engagement en société. qu’on pense au monde de l’enseignement, aux institutions chrétiennes de soins, aux initiatives en faveur des pauvres, des immigrés, des sans-papier, aux mouvements d’adultes et de jeunes et à l’urgence pour la société contemporaine d’aider les hommes dans la recherche de sens.
Limiter la religion au seul domaine du culte est faux et donc inacceptable. La foi inspire des œuvres autres que le culte, comme l’affirmait déjà saint Jacques : « La foi sans les œuvres est morte ». »[24]
Dans son Discours de réception[1], le 24-10-1998, Jean Guéguinou, ambassadeur de France près le Saint-Siège, assura le Souverain Pontife qu’en France régnait « une conception apaisée de la laïcité, (…) une vision des relations des relations entre l’Église et l’État qui préserve un espace de vie fraternelle entre les hommes, quelles que soient leurs croyances »
Dans sa réponse, Jean-Paul II[2], Jean-Paul II commença par rappeler son discours au Parlement européen du 11-10-1988 et la distinction évangélique entre Dieu et César : « Cette distinction essentielle entre la sphère de l’aménagement du cadre extérieur de la cité terrestre et celle de l’autonomie des personnes s’éclaire à partir de la nature respective de la communauté politique à laquelle appartiennent nécessairement tous les citoyens et de la communauté religieuse à laquelle adhèrent librement les croyants ». Il en vint alors à la notion de laïcité. Celle-ci, déclara le Saint Père, « est à entendre à la fois comme une autonomie de la société civile et des confessions religieuses, dans les domaines qui leur sont propres, mais en même temps comme une reconnaissance du fait religieux, de l’institution ecclésiale et de l’expérience chrétienne parmi les composantes de la nation, et non seulement comme des éléments de la vie privée. Le principe même de laïcité n’exclut ni la libre adhésion de foi des personnes, ni l’acceptation de la dimension religieuse dans le patrimoine national. L’autonomie légitime des réalités terrestres ne permet pas non plus que l’on fasse abstraction des principes qui fondent la vie personnelle et la vie sociale. La laïcité laisse donc à chaque institution, dans la sphère qui est la sienne, la place qui lui revient, dans un dialogue loyal en vue d’une collaboration fructueuse pour le service de tous les hommes. Une séparation bien comprise entre l’Église et l’État conduit au respect de la vie religieuse et de ses symboles les plus profonds, et à une juste considération de la démarche et de la pensée religieuses. Non seulement c’est une garantie de la libertés des personnes et des groupes humains, mais c’est aussi un appel pour que ce qui est propre à l’Église puisse demeurer un élément de réflexion pour tous et être une contribution positive aux débats de société, en vue de la promotion et du respect des personnes, ainsi que de la considération du bien commun et des droits de l’homme, qui sont des éléments objectifs que l’on ne peut jamais perdre de vue dans les décisions sociales ».
A la lumière de ce qui précède, il est clair que l’enjeu essentiel ne se situe pas au niveau des symboles religieux dans l’espace public ni même au niveau du financement des cultes. L’essentiel est que soit reconnu le rôle social des religions.
Les chrétiens ne peuvent accepter les conditions qu’Yvan Ylieff mettait à leur adhésion au Parti socialiste : « …les chrétiens du P.S. doivent considérer leurs convictions religieuses éminemment respectables, comme affaires personnelles qui ne peuvent en aucune manière interférer dans la vie publique.
On peut être profondément chrétien et ardent socialiste, mais on ne peut pas être militant socialiste ou mandataire et promotionner l’enseignement catholique, faire campagne contre l’avortement ou s’opposer à la reconnaissance effective de la laïcité ».[1] « Où se trouve donc le problème ? », s’interroge Ph. Busquin. « Il réside dans le fait que le chrétien, membre du P.S., peut être membre de la CSC et/ou membre de la mutualité chrétienne, qu’il met ses enfants dans l’enseignement libre, qu’il pratique les organisations culturelles ou parascolaires des mouvements chrétiens, qu’il participe de fait au renforcement d’appareils qui, par ailleurs, restent assez fondamentalement anti-socialistes ou peuvent apparaître comme tels »[2]. On peut certes discuter de la reconnaissance de la laïcité dans la mesure où, comme nous l’avons vu, cette reconnaissance a fait problème à certains de ses partisans mais il est impensable d’interdire aux chrétiens de s’engager de manière originale sur les autres questions. Cette intolérance n’est pas nécessairement le fruit du socialisme démocratique mais plutôt de son laïcisme.
En somme, ces socialistes ont beau dire[3] qu’il ne faut pas s’enfermer dans un « laïcisme dur », que les « difficultés (…) tiennent d’abord au rôle historique que l’Église catholique a joué depuis toujours dans notre pays, mais davantage encore à la puissance que détiennent chez nous, dans la plus grande ville comme dans le plus petit village, les organisations catholiques de type social (mutualités, institutions de soins, etc.), de type syndical ou coopératif, et surtout de type éducatif (poids énorme des organisations de jeunesse catholiques dans tous les milieux). » Ils n’en affirment pas moins une « …incompatibilité radicale entre la défense et le développement de cet enseignement (catholique) et la volonté propre au socialisme de construire un monde profondément différent ». Quelle stratégie alors adopter pour en finir avec cette présence chrétienne dans le tissu social ? La réponse est claire : « nous ne pouvons espérer rassembler les mouvements, les organisations, si nous refusons de rassembler et d’intégrer les individus ».
C’est très exactement la pensée et la praxis du léninisme le plus traditionnel. « La lutte antireligieuse, écrivait Lénine, ne peut se borner à des prêches abstraits, elle doit être liée à la pratique concrète du mouvement de classe, qui tend à supprimer les racines sociales de la religion »[4]. « Prenons un exemple : le prolétariat d’une région ou d’une branche d’industrie est formé d’une couche de (communistes) assez éclairés qui sont, bien entendu, athées, et d’ouvriers assez arriérés ayant encore des attaches à la campagne et au sein de la paysannerie, croyant à Dieu, fréquentant l’Église, et même soumis à l’influence du prêtre de l’endroit qui, admettons, est en passe de fonder un syndicat ouvrier chrétien. Supposons que la lutte économique dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement gréviste au premier plan, de réagir absolument contre les divisions des ouvriers en athées et en chrétiens, de combattre absolument cette division. Dans ces circonstances, la propagande athée peut s’avérer superflue et même nuisible, non pas du point de vue sentimental, par crainte d’effaroucher, mais du point de vue du progrès réel de la lutte des classes qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à l’athéisme, cent fois mieux qu’un sermon athée tout court. »[5]
Nous reviendrons, plus loin, sur ce type « laïcité de combat » subtil et délétère, sur les conditions et les pièges de l’action commune.
En attendant, tenons-nous-en fermement aux conditions de la « saine laîcité » telles qu’elles ont été précisées par Mgr Tauran. A condition que soit effectivement respecté et encouragé l’exercice des libertés d’enseignement, d’association et de religion, le « modèle » français lui-même est acceptable.
N’ayons, en tout ces, aucune nostalgie d’un État chrétien qui a été source de nombreux abus et a porté préjudice à la pureté du message évangélique que l’Église doit porter au monde. Travaillons plutôt à informer la société de l’esprit et des principes chrétiens en proposant inlassablement la bonne nouvelle à nos contemporains, en mettant en conformité nos discours et nos actes, en allant jusqu’au bout des exigences évangéliques et en montrant les bienfaits sociaux qu’elles procurent.
C’est, depuis plus de deux siècles, l’heure du peuple de Dieu, l’heure du laïcat. A lui d’investir et de transformer pacifiquement les structures politiques et économiques, d’animer tous les corps sociaux.
Cette action politique et évangélisatrice demande, comme nous le reverrons, courage, maîtrise et ouverture.
La liberté religieuse, en effet, ne l’oublions pas, a un aspect privé et un aspect public. En principe, dans nombre de sociétés, la démarche individuelle est respectée et même accentuée tandis que la manifestation publique et surtout l’engagement dans le monde sont souvent objet de suspicion et, de plus en plus, de restrictions. Il est un fait que le chrétien qui n’est guère gênant tant qu’il garde sa foi au fond de son cœur ou à l’ombre des sacristies, devient dérangeant lorsqu’il sort porter la Parole aux autres et, pis encore, lorsqu’il se sent poussé aussi, éclairé par cette même Parole, à « voir, juger, agir ». [6] Mais un chrétien peut-il s’abstenir d’être missionnaire ?
d’autre part, si, d’aventure, les chrétiens étaient à nouveau présents à tous les échelons de la société et de l’État, il n’en demeure pas moins que celui-ci ne pourrait se déclarer chrétien. Car il pécherait contre les affirmations claires du Concile Vatican II spécialement dans sa déclaration sur la liberté religieuse. La tentation serait certes forte de procéder, comme par le passé, d’une manière ou d’une autre, à une reconnaissance particulière mais, dans ce cas redoutable, il ne faudrait pas oublier la recommandation du Concile : « Si, en raison des circonstances particulières dans lesquelles se trouvent des peuples, une reconnaissance civile spéciale est accordée dans l’ordre juridique de la cité à une communauté religieuse donnée, il est nécessaire qu’en même temps, pour tous les citoyens et toutes les communautés religieuses, le droit à la liberté en matière religieuse soit reconnu et respecté ».[7]
L’idée de proclamer la liberté religieuse et, son corollaire, la laïcité de l’État a suscité bien des controverses avant, pendant et après le Concile Vatican II.
Le cardinal Bea qui présida, en 1964, une commission sur ce problème reconnaîtra que la liberté religieuse « constitue un problème qui est peut-être l’un des plus graves et des plus difficiles en théorie et en pratique »[1]
Déjà, lors de l’élaboration des projets, en 1960, deux thèses s’opposaient, celle de la Commission théologique préparatoire dirigée par le cardinal Ottaviani et celle du Secrétariat pour l’unité des chrétiens animé par Mgr Charrière (Suisse) et Mgr De Smedt (Belgique).
Très rapidement, après l’ouverture du Concile, le projet élaboré par la Commission fut abandonné au profit de celui préparé par le Secrétariat.
Le texte qui allait finalement s’appeler Dignitatis humanae connut 6 versions successives, suscita des centaines d’interventions au sein du Concile et des polémiques à l’extérieur dans diverses publications. Au bout de deux ans de discussion (de 1963 à 1965), il fut adopté à une écrasante majorité (90% de oui) et promulgué par Paul VI.[2] Comme l’écrit le cardinal König, « le sentiment général était établi de façon claire et indiscutable ».[3]
Il n’empêche que c’est sur cette question et non sur la messe « en latin » que se cristallisa l’opposition puis le schisme de Mgr Marcel Lefebvre.
En dehors de cette réaction extrême, se pose encore aujourd’hui, pour certains, la question de savoir s’il y a continuité ou discontinuité de doctrine entre Dignitatis humanae et l’enseignement antérieur.[4]
Il faut, en premier lieu, souligner que la Déclaration sur la liberté religieuse a prévu l’interrogation puisqu’elle souligne d’emblée que le Concile « scrute la tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Église d’où il tire du neuf en constant accord avec le vieux ».[5]
Et effectivement, il semble difficile de croire qu’un seul Père conciliaire aurait pu contester les deux paragraphes suivants qui développent d’une manière on ne peut plus traditionnelle la conjugaison de la vérité et de la liberté sur le plan religieux.
Tout d’abord, à propos de la vérité, « le Concile déclare que Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle, en le servant les hommes peuvent obtenir le salut et parvenir à la béatitude. Cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Église catholique et apostolique à qui le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître à tous les hommes, lorsqu’il dit aux apôtres : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mat. 28, 19-20). Tous les hommes d’autre part, sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ; et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles ».[6]
Et, comme pour encadrer, baliser la longue méditation sur la liberté religieuse qui constitue l’essentiel du document, les auteurs reviendront sur ces affirmations fondamentales dans l’avant-dernier chapitre qui reprend le mot d’ordre du Seigneur cité dans le premier chapitre, pour en tirer toutes les conséquences:
« Pour obéir au précepte divin : « Enseignez toutes les nations » (Mat. 28, 19), l’Église catholique doit s’employer, sans mesurer sa peine, à ce « que la parole de Dieu accomplisse sa course et soit glorifiée » (2 Th 3, 1).
L’Église demande donc expressément à ses fils « qu’avant tout se fassent des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes… Voilà ce qui est bon et ce qui plaît à Dieu, notre Sauveur, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tim. 2, 1-4).
Mais les fidèles du Christ, pour se former la conscience, doivent prendre en sérieuse considération le doctrine sainte et certaine de l’Église. De par la volonté du Christ, en effet, l’Église catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d’exprimer et d’enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme. En outre, les chrétiens doivent aller avec sagesse au-devant de ceux qui sont au-dehors, et s’efforcer « dans l’Esprit-Saint, avec une charité sans feinte, dans la parole de vérité » (2 Co 6, 6-7) de répandre la lumière de vie en toute assurance et courage apostolique, jusqu’à l’effusion de leur sang.
Car le disciple a envers le Christ son maître le grave devoir de connaître toujours plus pleinement la vérité qu’il a reçue de lui, de l’annoncer fidèlement et de la défendre énergiquement, en s’interdisant tout moyen contraire à l’Évangile. ».[7]
Ces textes, enracinés dans l’Écriture, sont, sans ambigüités, parfaitement conformes à l’enseignement constant de l’Église. De même, le Concile rappelle : « C’est un des points principaux de la doctrine catholique, contenu dans la parole de Dieu et constamment enseigné par les Pères, que la réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être volontaire ; en conséquence, personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui. Par sa nature même, en effet, l’acte de foi a un caractère volontaire puisque l’homme racheté par le Christ Sauveur et appelé par Jésus-Christ à l’adoption filiale, ne peut adhérer au dieu révélé, que si, attiré par le Père, il met raisonnablement et librement sa foi en Dieu. Il est donc pleinement conforme au caractère propre de la foi qu’en matière religieuse soit exclue toute espèce de contrainte de la part des hommes. »[8] Et la Déclaration ajoutera plus loin : « Bien qu’il y ait eu parfois dans la vie du peuple de Dieu, cheminant à travers les vicissitudes de l’histoire humaine, des manières d’agir moins conformes, bien plus même contraires à l’esprit évangélique, l’Église a cependant toujours enseigné que personne ne peut être amené par contrainte à la foi »[9].
Nous sommes donc en présence de deux piliers incontestés : la vérité de la Parole et la liberté de l’acte de foi.
Comment le respect de ces deux exigences va-t-il se traduire dans la vie sociale ?
Jusqu’au Concile, la doctrine traditionnelle a prôné la tolérance. En 1964 encore, un auteur la rappelait en ces termes : « La doctrine orthodoxe est très claire. Elle repose sur la thèse et l’hypothèse[1]. La thèse : là où les principes catholiques peuvent être appliqués, l’ »erreur » ne doit pas avoir la possibilité d’être propagée. L’hypothèse : lorsque les circonstances contraires ne permettent pas aux catholiques d’imposer leurs principes, l’erreur doit être tolérée comme un moindre mal. »[2]
Dans l’État catholique donc, la société civile honorera et vénérera Dieu[3]. L’erreur ne pourra y être propagée ; elle sera tolérée comme un moindre mal [4].
Cette doctrine de la tolérance vient de saint Thomas qui répond à la question de savoir si les rites des « infidèles » doivent être tolérés: « Le gouvernement humain est une dérivation du gouvernement divin et doit en être une imitation. Dieu justement, bien qu’il soit tout-puissant et souverainement parfait, permet néanmoins qu’il se produise des maux dans l’univers : ces maux, qu’il pourrait empêcher, il les laisse faire de peur que, s’ils étaient supprimés, de plus grands biens ne le fussent aussi, ou même que des maux pires ne s’ensuivissent. Par conséquent il en est aussi de même dans le gouvernement humain ; ceux qui sont en chef tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C’est ce que dit saint Augustin au second livre de l’Ordre : « Otez des affaires humaines les femmes publiques, et vous aurez troublé tout par le déchaînement des passions ». En ce sens-là, par conséquent, bien que les infidèles pèchent dans leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Pour ce qui est des Juifs, il y a un bien réel à ce qu’ils continuent d’observer leurs rites : comme ce sont les rites dans lesquels jadis était préfigurée la vérité de la foi que nous tenons, il résulte que nous avons là de la part de nos ennemis un témoignage rendu à notre foi, et ce que nous croyons continue de nous être présenté, comme en figure. C’est pourquoi les Juifs sont tolérés dans leurs rites. Pour ce qui regarde au contraire les autres infidèles, comme leurs rites n’apportent aucun élément de vérité ni d’utilité, il n’y a pas de raison que ces rites soient tolérés, si ce n’est peut-être en vue d’un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c’est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou bien un empêchement pour le salut de ces gens qui, par la tolérance même qui leur est laissée, sont peu à peu tournés vers la foi. C’est pour cela en effet que même les rites des hérétiques et des païens, l’Église les a quelquefois tolérés, quand les infidèles étaient encore une grande multitude ».[5]
C’est ce texte qui a inspiré l’Église au long des siècles[6] et qui, dans la pratique des États « chrétiens » a été malheureusement interprété de manière très restrictive ou cruellement ignoré. Notons, au passage, que saint Thomas n’évoque pas seulement une tolérance du mal pur et simple mais aussi de pratiques imparfaites dans lesquelles il peut y avoir un certain bien. On pense immanquablement à ce champ de froment où l’ivraie a poussé. Le maître recommande à ses serviteurs de ne pas arracher l’ivraie : « en arrachant l’ivraie, dit-il, vous risqueriez d’enlever aussi le froment. Laissez-les croître ensemble jusqu’à la moisson ».[7]
Dans le texte préparé par la Commission chargée, en vue du concile, de traiter cette question, on peut lire que, dans l’État catholique, « le pouvoir civil peut de lui-même régler les manifestations publiques des autres cultes, et défendre ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines par lesquelles, au jugement de l’Église, leur salut éternel est mis en péril »[8]. Il est bien dit « au jugement de l’Église », ce qui implique que le pouvoir civil, dans les lois qu’il lui revient d’édicter, non seulement « doit se conformer aux préceptes de la loi naturelle » ce qui est nécessaire comme nous le reverrons dans le chapitre suivant, mais aussi, dit la Commission, « tenir compte comme il se doit des lois positives, tant divines qu’ecclésiastiques, par lesquelles les hommes sont guidés vers la béatitude éternelle »[9].
Pour ce qui est maintenant des États non catholiques, c’est-à-dire les États « dans lesquels la majeure partie des citoyens ne professent pas la foi catholique, ou bien ne connaissent pas le fait de la révélation, le pouvoir civil non catholique, en matière religieuse, doit au moins se conformer aux préceptes de la loi naturelle. Dans ce contexte, la liberté civile doit être concédée par ce pouvoir non catholique à tous les cultes non opposés à la religion naturelle. Mais cette liberté ne s’oppose pas alors aux préceptes catholiques, puisqu’elle est conforme tant au bien de l’Église qu’à celui de l’État. Dans de tels États, dans lesquels le pouvoir ne professe pas la foi catholique ; il incombe particulièrement aux citoyens catholiques d’obtenir, grâce aux vertus et aux activités civiques par lesquelles ils promeuvent, en union avec leurs concitoyens, le bien commun de l’État, qu’une pleine liberté soit concédée à l’Église pour l’accomplissement de sa mission divine. En effet, même l’État non catholique ne souffre aucun dommage de la libre activité de l’Église, et il en retire au contraire de nombreux et remarquables avantages. De sorte que les citoyens catholiques doivent faire en sorte que l’Église et le pouvoir civil, bien qu’encore juridiquement séparés, se prêtent volontiers une mutuelle assistance ».[10]
Ce dernier texte est très proche de ce que Dignitatis humanae proposera comme attitude générale à adopter dans tous les cas de figure. Retenons que le minimum requis de l’État est qu’il respecte la loi naturelle dont nous parlerons dans le prochain chapitre. Cet État doit accorder la liberté civile à tous les cultes qui ne sont pas opposés à la religion naturelle. Religion naturelle qui devrait être définie et que l’État devrait donc protéger. Une pleine liberté est attendue pour l’Église et si Église et pouvoir civil sont encore juridiquement séparés, les membres de la Commission espèrent une mutuelle assistance. L’Église compte sur les citoyens catholiques qui travaillant au bien commun seront les artisans de ce rapprochement. Toutefois, la Commission semble, à travers le service du bien commun, donner comme but ultime à l’action des citoyens catholiques, « la défense de l’autel » et ne l’envisager, par le fait même, que soumise à l’autorité ecclésiastique : « Afin que les citoyens catholiques, agissant pour la défense des droits de l’Église, ne nuisent pas à l’Église, et encore moins à l’État, que ce soit par leur inertie, ou bien en déployant un zèle indiscret, il faut qu’ils se soumettent au jugement de l’autorité ecclésiastique, laquelle a compétence pour juger, en fonction des circonstances, de tout ce qui concerne le bien de l’Église et pour diriger l’action que déploient les citoyens catholiques pour la défense de l’autel ».[11] Pourtant, quelques années plus tôt, Jean XXIII envisageait d’une manière plus autonome la collaboration des catholiques, au service du bien commun, en écrivant que « lorsqu’il s’agit des problèmes et de l’organisation des écoles, de l’assistance sociale organisée, du travail et de la vie politique, la présence d’experts catholiques (…) peut avoir une influence des plus heureuses et bénéfiques, s’ils savent - comme cela leur est un devoir précis, qu’ils ne peuvent négliger sans se voir accuser de trahison - s’inspirer dans leurs intentions et leurs actes de principes chrétiens reconnus par une expérience multiséculaire comme efficaces et décisifs pour procurer le bien commun ».[12]
Dès avant le Concile, certains auteurs catholiques ont pris leurs distances avec la théorie traditionnelle. Rappelons J. Maritain se prononçant, en 1947, pour la reconnaissance , sur le plan temporel, d’une égalité de droits entre les différentes confessions religieuses reconnues. Par là, il adoptait une position diamétralement opposée à celle de Léon XIII jugeant qu’ »il n’est pas permis de mettre les divers cultes sur le même pied légal que la vraie religion »[1] .
En 1963, Y. Congar écrivait : « L’Église ne renoncera jamais au totalitarisme de la foi, à l’intransigeance et à l’intolérance de la vérité (…). L’intolérance dogmatique de l’Église est une chose sainte mais elle a son ordre d’exercice qu’il importe de bien reconnaître. L’Église, du reste, on le sait, admet ce qu’on appelle la tolérance civile. Sur ce point-là, il n’y a pas de question. A la faveur de cette « tolérance » de fait, le pluralisme religieux et philosophique est admis et une large coopération peut se réaliser sur ce terrain »[2]. Cette vision se retrouve plus ou moins dans le schéma préparé par la Commission théologique, appuyée sur de nombreux textes du Magistère[3].
En 1964, A Dondeyne[4] se livrait à une critique très rigoureuse et nuancée du concept traditionnel de « tolérance » ainsi que du distinguo classique entre thèse et hypothèse. Il est intéressant de s’y arrêter un moment car l’auteur apporte des précisions qui peuvent éclaircir le débat.
Pour que son discours ne soit pas mal compris, Dondeyne rappelle que la tolérance civile dont il est question ici n’a rien à voir avec la tolérance doctrinale que les Papes ont fustigée depuis Grégoire XVI sous le nom d’ »indifférentisme » qui n’est rien d’autre que « le relativisme ou le scepticisme qui prétend que toutes les opinions philosophiques, toutes les religions et tous les comportements éthiques ont la même valeur ». De plus, cette tolérance civile ne doit pas être comprise à la manière libérale qui estime que « la religion est par définition « affaire privée », et n’a donc rien à voir avec la vie publique ».
Ceci dit en parfaite conformité avec l’enseignement le plus constant de l’Église, Dondeyne estime qu’on ne peut restreindre le sens du mot « tolérance » en n’y voyant qu’une « attitude négative et passive envers un mal que l’on supporte contre son gré, soit par nécessité, soit par indulgence, soit pour éviter un plus grand mal ». C’est la pensée de saint Thomas. Mais on réduit ainsi la notion de tolérance « à une simple attitude de patience envers un mal qu’on a le droit et le devoir de combattre ». Cette définition n’est pas fausse et elle sera toujours d’application dans l’éducation et dans l’ensemble de la vie sociale mais, en matière religieuse, elle a souvent été ressentie comme « à peu près synonyme d’« intolérance mitigée » » et elle ne peut rendre compte de toute la valeur éthique de la proclamation de « la liberté de pensée, de conscience et de religion » inscrite dans la Déclaration de 1948 ou de la reconnaissance du « droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion, dans la vie privée et publique », pour reprendre les termes de Jean XXIII dans Pacem in terris.
Autrement dit, le mot tolérance porte trop la marque du passé de même que la doctrine de la thèse et de l’hypothèse telle que rappelée par Lanarès et qui a servi à justifier la tolérance religieuse des États chrétiens, ne peut plus s’accorder avec la reconnaissance de la dignité et des droits de chaque personne pas plus qu’avec un système démocratique.
d’une part, si la tolérance apparaît comme une concession nécessaire au « mal », si « la tolérance n’est admise que dans certaines circonstances (en hypothèse) », immanquablement, « l’intolérance est alors posée en principe ou, comme on dit, en thèse ». Et les catholiques qui s’y référeraient pourraient, à juste titre, être accusés de « mauvaise foi », leur tolérance n’étant qu’une « intolérance masquée ».
C’est ce qu’ont très bien compris les catholiques belges, en 1831, lors des débats sur la Constitution. Ainsi, « le cardinal Sterckx[5] évitera toujours d’employer la fameuse distinction et Barthélemy Dumortier (député catholique de Tournai) expliquait au cardinal Antonelli[6] les raisons de pareille attitude. La thèse et l’hypothèse, c’est précisément la position que les plus cruels ennemis de l’Église veulent nous faire prendre pour nous accuser de mauvaise foi et justifier la persécution (…). Serait-il possible de dire au parlement : Nous voulons la liberté pour nous, nous ne la voulons pas pour vous, nous tolérons votre culte parce que nous sommes les plus faibles, mais quand nous serons les plus forts, nous vous refuserons la liberté que nous réclamons aujourd’hui ? »[7].
Comment, en effet, éviter les accusations de mauvaise foi et d’intolérance masquée si l’on reprend à son compte cette réflexion extraite du très classique dictionnaire Vacant[8] lorsqu’il aborde les « droits de l’Église et devoirs correspondants de l’État dans une société divisée au point de vue religieux, et concédant de fait, comme droit politique, les libertés modernes, principalement la liberté de conscience et des cultes »: « Dans cette situation, malgré l’opposition des sociétés temporelles et celle de leurs chefs, les droits de l’Église restent strictement ce que Jésus-Christ les a établis, car leur existence ne dépend aucunement de la reconnaissance ou de l’approbation des hommes. Toutefois, dans la revendication de ces droits, l’on sera contraint, si l’on veut être effectivement écouté de ceux qui détiennent le pouvoir, de s’appuyer non sur les titres divins dont ils refusent de tenir compte, mais sur les droits des sujets catholiques à ne pas être molestés dans leurs croyances ou dans leurs pratiques religieuses, et à s’associer, en toute liberté, pour le plein exercice de leur religion. Il n’y a en ceci, aucune abdication des principes catholiques mais uniquement argumentation ad hominem, pour obtenir plus efficacement ce à quoi l’on a strictement droit. Il n’y a non plus aucune participation illégitime à une concession illicites des libertés modernes, à supposer que de fait, il y eût vraiment concession illicite dans une circonstance donnée. Car on ne donne nécessairement aucune approbation à cette situation de fait, que l’on ne peut d’ailleurs aucunement modifier ; on veut seulement en faire usage pour obtenir la concession de droits incontestables, auxquels on ne peut pratiquement donner aucun autre appui vraiment effectif. Cette coopération simplement matérielle, et d’ailleurs autorisée par de graves raisons est donc permise. C’est, en réalité, sur ce terrain que se font pratiquement aujourd’hui la plupart des revendications catholiques, dans les débats parlementaires, dans les conférences ou réunions publiques et dans les discussions de la presse. Cette tactique, commandée par la situation nouvelle faite aux catholiques, est pleinement légitime ; mais elle a besoin d’être expliquée aux auditeurs exclusivement catholiques, et d’être complétée, pour eux, par un exposé doctrinal, où les droits divins de l’Église occupent leur place légitime. Autrement beaucoup de fidèles perdraient pratiquement de vue la sublime transcendance de l’Église catholique, et courraient quelque risque de l’assimiler de fait aux institutions humaines.
Notons aussi qu’en restant sur ce terrain, et pour montrer que l’on est sincère en revendiquant pour les catholiques la pleine application du droit commun à la liberté politique, il n’est pas interdit d’affirmer, ou même de revendiquer, le droit politique des protestants ou autres hétérodoxes à cette même liberté, dès lors qu’on le fait uniquement pour assurer efficacement aux catholiques l’exercice de leurs droits, et que c’est d’ailleurs le seul moyen de l’obtenir. Il peut être nécessaire d’expliquer sa conduite à ceux qui pourraient, faute d’instruction ou d’attention, en prendre scandale ; mais cette conduite est, en soi, pleinement légitime ».
On a bien lu qu’il s’agissait d’une « tactique » car tout le texte est écrit avec comme arrière-fond, la condamnation des libertés « modernes » et principalement de la liberté de conscience et des cultes[9]. La défense des droits des autres chrétiens ou croyants n’est pas justifiable en elle-même mais uniquement autorisée pour la défense des droits des catholiques.
En fin de compte, cette présentation ne réhabilite-t-elle pas le principe par ailleurs justement condamné selon lequel la fin justifie les moyens ?
Certains essayent néanmoins de sauver la théorie de la thèse et de l’hypothèse en assimilant l’intolérance doctrinale à la thèse et la tolérance politique à l’hypothèse. C’est « une faute contre la logique élémentaire du langage » écrit Dondeyne, car, comme le montrera le cardinal König[10], nous sommes en présence de deux ordres de choses différents : « quand on prétend que la tolérance politique n’est permise que dans certaines circonstances concrètes, on sous-entend que dans d’autres circonstances, l’intolérance politique est recommandée. Que le chrétien rêve d’un monde où tout le monde serait chrétien, c’est son droit, et qu’il travaille de toutes ses forces à la propagation du message évangélique c’est même son devoir, mais il doit le faire, non en recourant à la violence ou à l’oppression sociale, mais par les voies enseignées par le Christ ».
On ne peut non plus, fait remarquer encore Dondeyne, défendre « la thèse » en expliquant que l’erreur n’a pas de droits.[11] En effet, dit-il, « il ne faut pas jouer sur les mots. Seul l’homme a des droits. L’homme a le droit de chercher la vérité, ce qui implique le pouvoir de se tromper sincèrement ».
Etant donné toutes les difficultés soulevées[12] par la conception classique de la tolérance, on ne sera pas étonné d’entendre, un an avant la déclaration Dignitatis humanae, Albert Dondeyne souhaiter que la « coexistence tolérante » qu’il définit, lui, comme non pas un pis-aller mais comme une « vertu éthique » qui relève « de la vertu générale de justice », s’objective « dans un statut social et juridique, c’est-à-dire dans l’une ou l’autre forme de droit positif ». Et il conclut sur ce qui est le point de départ de toute la réflexion sociale de l’Église contemporaine : « la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».
A partir des deux « piliers » cités (la vérité de la Parole et la liberté de l’acte de foi), la déclaration Dignitatis humanae s’est finalement écartée de la direction envisagée par la Commission.
Ainsi, A. Manaranche écrit que « la thèse désormais, c’est que l’État se mette au service non de la vérité religieuse, mais de la conscience humaine »[1]. L. de Vaucelles précise le changement : « selon la conception héritée de la chrétienté et réaffirmée au XIXe siècle, la liberté religieuse n’existe que pour une conscience subjectivement droite, objectivement formée et éclairée par les normes de la loi divine et du droit naturel, telles que l’Église les déclare authentiquement. Seuls les catholiques, membres fidèles de la véritable religion révélée, peuvent s’en réclamer. Quant aux consciences sincères mais erronées, on ne peut les contraindre d’embrasser la vraie foi, puisque l’adhésion aux croyances qu’elles proclament relève d’un acte libre ». Par contre, dans Dignitatis humanae, « il ne s’agit plus là de tolérer un état de fait regrettable. Le ressort fondamental des nouvelles orientations est d’admettre sans esprit de retour, au nom même des exigences de l’acte de foi et de la dignité de la personne humaine, la pleine liberté des individus, enfin reconnus comme adultes, de chercher la vérité et de vivre conformément à leurs convictions - dans les limites bien sûr de l’ordre public ».[2]
En fait, la déclaration Dignitatis humanae repose sur un réajustement historique et sur un approfondissement des notions fondamentales de vérité religieuse et de conscience droite grâce aux progrès de l’œcuménisme et à la reviviscence de la pédagogie évangélique.
Pour comprendre la nécessaire et relative nouveauté de la reconnaissance de la liberté religieuse telle qu’elle a été définie lors du concile Vatican II, on peut méditer un instant la condamnation portée par le pape Grégoire XVI sur certaines thèses défendues par Lamennais.[1]
Lamennais qui fut un esprit brillant, généreux et exalté, a certes défendu des conceptions philosophiques et théologiques hasardeuses et inacceptables mais il n’empêche qu’il a émis, trop tôt sans doute et sans en assurer, avec rigueur, la pertinence, des idées très en vogue aujourd’hui et qu’un catholique peut défendre, avec quelques nuances, sans faillir.
Ainsi, dans son journal L’Avenir, en 1830-1831, il prit fait et cause pour « la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège ; et par conséquent… la totale séparation de l’Église et de l’État, séparation écrite dans la Charte, et que l’État et l’Église doivent également désirer… Cette séparation nécessaire, et sans laquelle, il n’existerait pour les catholiques nulle liberté religieuse, implique, d’une part, la suppression du budget ecclésiastique…, d’une autre part, l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre spirituel : le prêtre restant d’ailleurs soumis aux lois du pays, comme les autres citoyens et dans la même mesure… »[2].
Le pape Grégoire XVI condamna, sans le nommer[3], le héraut des libertés dans son encyclique Mirari vos, le 15-8-1832. L’encyclique n’est pas tout entière consacrée à Lamennais[4]. Le Souverain Pontife dresse un catalogue d’erreurs diverses affirmant que « toute nouveauté bat en brèche l’Église universelle » et appuyant cette affirmation d’une citation du saint pape Agathon[5] : « rien de ce qui a été régulièrement défini ne supporte ni diminution, ni changement, ni addition, repousse toute altération du sens et même des paroles ».
Soucieux de l’unité de l’Église, de sa fidélité au « saint dépôt », il affirme qu’il n’y a qu’une seule autorité : celle du successeur de Pierre. A lui seul, selon saint Léon, « a été confiée la dispensation des Canons ». Et donc, il est indécent de vouloir la « restauration » et la « régénération » de l’Église, ce qui était un des souhaits de Lamennais.
Le champion des libertés modernes et de la démocratie est nettement visé par la dénonciation de l’« indifférentisme », opinion selon laquelle « on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l’âme, pourvu qu’on ait des mœurs conformes _ la justice et à la probité » ; et des erreurs qu’il génère : la liberté de conscience, d’opinion, de presse, la volonté de séparer l’Église et l’État : « Nous ne pourrions augurer des résultats plus heureux pour la religion et pour le pouvoir civil, des désirs de ceux qui appellent avec tant d’ardeur la séparation de l’Église et de l’État, et la rupture de la concorde[6] entre le sacerdoce et l’empire. Car c’est un fait avéré, que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée redoutent par dessus tout cette concorde, qui a toujours été aussi salutaire et aussi heureuse pour l’Église que pour l’État ». « Il est bien clair que l’union des deux pouvoirs, qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique, est particulièrement redoutée par les partisans de cette impudente liberté dont il a été parlé plus haut ». On s’efforce , dit encore le Saint Père, par révolte et sédition de « détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes »
Et d’en appeler aux princes : « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs ». »
Il est clair que Grégoire XVI est, dans sa réplique aux « nouveautés » aussi peu nuancé ou aussi romantique que Lamennais. Vacant note, pour nous éclairer, que ce pape fut un homme « très austère, très observateur de la règle de son ordre (des camaldules), intransigeant pour lui-même et pour les autres. Plein de droiture, mais avec assez peu d’ouverture d’esprit, pas du tout d’expérience et une profonde défiance pour toutes les idées nouvelles, il portera sur le trône de saint Pierre ces mêmes dispositions d’esprit qui resteront caractéristiques de son pontificat ».
Il est clair, rappelons-nous, que la pensée catholique a été pendant des siècles obscurcie, en ce qui concerne les rapports entre le pouvoir civil et l’Église, par le pouvoir temporel que l’Église prétendait exercer directement ou indirectement.
Il est clair aussi, comme nous l’avons déjà vu dans le premier tome, qu’en ces temps révolutionnaires violemment troublés, que les Souverains Pontifes ne pouvaient pas facilement avoir une vision positive de l’explosion de ces liberté qui semblaient destinées à la seule destruction de l’Église. Il est symptomatique d’ailleurs de constater que dans la plupart des documents consacrés, au XIXe siècle, à la liberté, celle-ci est sans cesse affublée de l’adjectif « effrénée ».
De même, Pie X pouvait-il, devant la radicalité brutale de la loi de séparation, en France, en 1905, réagir autrement qu’il ne le fit dans son encyclique Vehementer nos du 11-2-1906 ?
A juste titre, le Souverain Pontife s’insurge contre la prise de position unilatérale du gouvernement français dénonçant un Concordat (1801) qui avait été, à l’époque, négocié par les entre les deux parties. Le Pape a raison de souligner que cette pratique est contraire au droit international qui déclare qu’un traité ne peut « en aucune manière être annulé par le fait de l’une des deux parties ayant contracté ».
Sur le fond, l’idée de séparation est considérée par Pie X comme « une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur ». Dès lors, écrit-il, « Nous réprouvons et Nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Église et de l’État comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu qu’elle renie officiellement en posant en principe que la république ne reconnaît aucun culte. Nous la réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique due aux traités ; comme contraire à la constitution divine de l’Église, à ses droits essentiels et à sa liberté ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété que l’Église a acquis à des titres multiples, et, en outre, en vertu du Concordat. Nous la réprouvons et condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique, pour Notre Personne, pour l’Episcopat, pour le clergé et pour tous les catholiques français ».
Il faut donc tenir compte, dans toutes ces prises de position, du poids des événements historiques.[7] Il faut faire la distinction que fait le cardinal König entre l’ordre spirituel et l’ordre de la société. L’ordre spirituel « concerne l’homme dans son rapport à ce qui est objectivement vrai et bon. Dans cet ordre, il n’existe pas de problèmes de droits ; il serait simplement absurde de revendiquer des droits contre la vérité, ou demander la liberté contre la loi morale. Cet ordre spirituel est un ordre de devoirs et d’obligations ». Mais avec le problème de la liberté religieuse telle qu’elle est définie au Concile, nous sommes ici dans « l’ordre de la société, marqué par les relations interpersonnelles et les rapports qui existent entre gouvernement et gouvernés. Cet ordre est régi par le droit humain et le principe de la liberté »[8].
Rappelons aussi que l’État chrétien, à la mode ancienne, par la confusion qu’il entretenait entre le domaine spirituel et le domaine civil, ressemblait étrangement, comme l’a montré H. Simon[9], à l’État païen.
Ajoutons enfin qu’au moment du Concile, la distinction classique État chrétien- État non chrétien est en voie de disparition puisqu’un peu partout les constitutions, avec des nuances diverses, ont consacré la séparation de l’Église et de l’État. On sait que la déclaration Dignitatis humanae n’a causé aucun état d’âme aux représentants des pays anglo-saxons qui, depuis fort longtemps, vivent avec une pluralité de confessions ou avec un esprit ouvert aux minorités religieuses.
Même la très catholique Irlande, affirme dans sa Constitution[10] les principes suivants:
1. L’État reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est dû à Dieu Tout-puissant. Il devra tenir Son Nom en révérence et respectera et honorera la religion.
2. 1° La liberté de conscience et la liberté de professer et pratiquer la religion sont, compte tenu de l’ordre public et de la moralité, garanties à chaque citoyen.
2° L’État s’engage à ne pas se doter d’une religion.
3° L’État n’imposera aucune incapacité ou ne fera aucune discrimination sur la base de l’une profession, croyance ou statut religieux.
4° La législation attribuant l’aide de l’État aux établissements scolaires ne fera aucune discrimination entre les écoles dirigées par des confessions religieuses différentes, et, de même, ne portera préjudice au droit de tout enfant de fréquenter une école recevant l’aide publique, sans être obligé d’assister aux cours de religion.
5° Chaque confession religieuse aura le droit de gérer ses propres affaires, de posséder, d’acquérir et d’administrer des biens, meubles ou immeubles, et de maintenir des institutions à fins religieuses ou charitables.
6° La propriété de toute confession religieuse ou de toute institution éducative ne sera pas distraite excepté pour des travaux d’utilité publique nécessaires et sur paiement d’une compensation.
Il est intéressant de noter que la Constitution irlandaise s’inspire très largement de l’enseignement social de l’Église. Certes, l’« hommage de l’adoration publique » est prévu mais il s’adresse au « Dieu Tout-puissant ». Tout chrétien s’y reconnaîtra ainsi que les croyants d’autres religions. Seul l’incroyant peut s’en offusquer mais le §2 devrait le rassurer.
Dans les pays latins qui avaient vécu longtemps sous la houlette d’un État confessionnel, la déclaration Dignitatis humanae a provoqué, plus ou moins rapidement, de profondes modifications dans les Constitution.
L’exemple le plus remarquable est sans doute celui offert par l’Espagne.
En 1958, la Loi des Principes du Mouvement national précise (art. 2): « La Nation espagnole considère comme un honneur la soumission à la loi de Dieu, selon la doctrine de la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine, seule véritable foi inséparable de la conscience nationale qui inspirera sa législation ».[11]
En 1967, au lendemain donc du Concile, la loi va changer. Dans l’article 6 de la Loi organique de l’État, on lit désormais : « la profession et la pratique de la religion catholique, qui est celle de l’État espagnol, jouiront de la protection officielle.
L’État assumera la protection de la liberté religieuse, garantie par une tutelle juridique efficace qui, en même temps, sauvegardera la morale et l’ordre public »
Avant 1967, « les non-catholiques avaient seulement le droit de ne pas être inquiétés pour leurs croyances religieuses, toute manifestation extérieure de culte autre que les manifestations catholiques étant interdite ». A partir de 1967, l’État garantit la défense et la protection de la liberté religieuse conformément aux textes du Concile Vatican II.
Le général Franco qui était encore au pouvoir à l’époque a expliqué lui-même dans un discours à la séance extraordinaire des Cortes, le 22-11-1966 qu’« il a été seulement nécessaire de reconsidérer l’Article 6 relatif à la liberté religieuse, pour l’accommoder à la doctrine en vigueur de l’Église, mise à jour au Concile Vatican II »[12].
Dans le préambule de la Loi organique, le chef de l’État s’engage personnellement, salue le « Fuero [charte] des Espagnols » (1945) et le « Fuero du travail » (1938) dont un grand nombre de déclarations et de préceptes, dit-il, « constituent une fidèle anticipation de la doctrine sociale catholique, récemment mise à jour par le Concile Vatican II ». Il évoque « la modification introduite dans son article 6 par le Loi organique de l’État, ratifiée par le referendum de la nation, afin d’adapter son texte à la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, promulguée le 1er décembre 1965, qui demande la reconnaissance explicite de ce droit » . Le Chef de l’État ajoute encore - et ceci doit être souligné aussi - que cette décision est prise « conformément au second des Principes fondamentaux du Mouvement, selon lequel la doctrine de l’Église doit inspirer notre législation ».[13]
On retiendra, enfin, que « lors de son discours de présentation de la Loi organique, le Chef de l’État, a souligné que le Saint-Siège avait approuvé le nouveau texte de cet article ».[14] En 1978, une étape nouvelle sera franchie. Sous l’impulsion du roi Juan Carlos, la nouvelle Constitution stipulera, plus fidèlement encore à l’esprit de Dignitatis humanae[15]:
« 1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés est garantie, sans autres limitations, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi.
2. Nul ne pourra être obligé à déclarer son idéologie, sa religion ou ses croyances.
3. Aucune confession n’aura le caractère de religion d’État. Les pouvoirs publics tiendront compte des croyances religieuses de la société espagnole et entretiendront de ce fait des relations de coopération avec l’Église catholique et les autres confessions. »
Un concordat[16] avait été conclu entre le Saint-Siège et l’État italien (fasciste), en 1929[17], pour régler un certain nombre de problèmes sources de conflits permanents et notamment la question des États pontificaux annexés par l’Italie en 1870. Mais, le concordat, sur le plan strictement religieux, déclarait le catholicisme seule religion de l’État, introduisait l’enseignement religieux dans les écoles primaires et secondaires, accordait les effets civils du mariage religieux et interdisait le divorce.
La Constitution de 1948, dans son article 7[18], intégra ces accords et reconnut l’indépendance et le souveraineté de l’État et de l’Église catholique, ce qui fut source de difficultés.
Après de très longues négociations, le 18-2-1984, le Saint-Siège et l’État italien signèrent de nouveaux accords (dits de « Villa Madame »). Cette révision tendait « à correspondre à l’évolution législative de l’État »[19]. Selon ces nouveaux accords, le principe du catholicisme comme religion d’État est abrogé..
Le cardinal Casaroli qui signa ce concordat au nom du Saint-Siège reconnut[20] qu’il s’appuyait à la fois sur l’article 7 de la Constitution et sur le Concile Vatican II et que, par le fait même, son « axe et son principe inspirateur » étaient que « l’État et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre propre, indépendants et souverains » et que « tous deux s’engagent à collaborer ensemble au service de la promotion de l’homme et du bien de tous ». Le Cardinal Secrétaire d’État ajoutait : « c’est un instrument de concorde qui n’est pas un privilège. Car on ne peut considérer comme un privilège la reconnaissance d’un fait social d’une importance aussi grande, non seulement au plan historique mais de par son actuelle vitalité, que l’existence, en Italie, de la religion et de l’Église catholique : ce qui n’enlève rien à ce qui est dî, dans une société pluraliste, aux citoyens professant une autre foi religieuse ou ayant une conviction idéologique différente (…) ».
Le Président du Conseil italien Craxi, de son côté, précisait : « La Constitution de la République, forte d’une conception plus mûre des valeurs de la laïcité et de la liberté de conscience, a pu garantir à la vie religieuse, sous toutes ses formes, une protection plus sûre et une plus large présence.
Avec cet Accord que nous avons signé, toutes les potentialités de la Constitution républicaine par rapport à la liberté de religion et de conscience sont réalisées sous les formes juridiques que la Constitution elle-même a établies.
Ce résultat important est le fruit du chemin parcouru dans l’Église depuis le Concile Vatican II, avec ses déclarations sur la liberté religieuse et sur les nouveaux rapports entre l’Église et la communauté politique, ainsi que, en ce qui nous concerne, le fruit de la maturation de la société civile, des transformations de l’État et de l’évolution de la législation italienne.[21]
Le Président Craxi reconnaissait : « Le catholicisme, dans le patrimoine historique de l’Italie, a eu et a des racines profondes. Il enrichit le pluralisme culturel et social auxquels se nourrissent les valeurs et les aspirations profondes du peuple italien ». Et il concluait : « Nous terminons donc, avec bonheur, un long chapitre, qui fut parfois difficile, entre l’État et l’Église. Nous fermons aussi des plaies qui restaient à vif dans bien des consciences, en exaltant le pluralisme des idées et des conceptions de vie, qui est une base essentielle dans une société démocratique. Les rapports entre l’État et l’Église pourront ainsi être consolidés grâce à des modalités modernes qui n’ont plus besoin de barrières archaïques mais seulement d’un État libre dans lequel l’Église soit libre et active au sein de la société nationale.
L’ancien principe du Risorgimento[22]se trouve élargi et renouvelé dans un État laïc où les citoyens peuvent choisir en pleine connaissance de cause et dans une plus grande liberté leurs opinions religieuses ».[23]
Les autres confessions, ont pu, dès lors, sans contradiction, profiter de l’article 8-3 de la Constitution qui prévoyait que « leurs relations avec l’État sont réglées par la loi sur la base d’ententes avec les représentants de chaque confession ». Six communautés religieuses ont négocié avec l’État des accords qui ont été ensuite ratifiés par le Parlement : la Table vaudoise (méthodistes et calvinistes) (1984), l’Église adventiste du Septième Jour (1988), les Assemblées de Dieu (pentecôtistes) (1988), l’Union des Communautés juives (1989), l’Union chrétienne évangélique baptiste (1995) et l’Église évangélique luthérienne (1995).
On se souvient, d’une part, que le texte qui a été à l’origine de la déclaration Dignitatis humamae a été préparé par le Secrétariat pour l’Unité des chrétiens ; on sait d’autre part que les textes conciliaires forment un tout cohérent et qu’un texte doit être lu à la lumière de l’ensemble. On ne comprendre sérieusement Dignitatis humanae en faisant fi de Lumen gentium ou de Gaudium et spes, en ignorant Gravissimum educationis momentum dont la problématique est déjà présente dans la question de la liberté religieuse ou le décret Ad gentes sur l’activité missionnaire. On ne peut non plus lire Dignitatis humanae sans tenir compte de ses affinités étroites avec le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio dont il devait être le cinquième chapitre et avec la déclaration Nostra aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes. Or, il est clair que, dans ces textes, l’Église cherche sincèrement le dialogue dans un esprit positif et compréhensif.
Il est important de noter que, parlant des non chrétiens, l’Église déclare nettement que « nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8).
Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent.
L’Église réprouve donc, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation opérée envers des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur classe ou de leur religion ».[1]
L’esprit n’est donc plus à l’anathème. Comme l’écrivait, juste avant le Concile, A. Dondeyne : « Au lieu de ne voir dans les religions non-chrétiennes qu’idolâtrie, dépravation morale, accumulation de sottises, nous y découvrons maintenant une secrète recherche de Dieu. Nous mettons l’accent beaucoup plus sur ce qui nous rapproche que sur ce qui nous sépare et sommes convaincus que toutes les grandes cultures ont quelque chose à nous apprendre, sans méconnaître que nous avons beaucoup à leur donner. On pourrait, continue-t-il, en dire autant en ce qui concerne nos rapports avec les chrétiens séparés de Rome, protestants et orthodoxes. Là où il n’y eut d’abord que cohabitation forcée, jaillit maintenant un dialogue sincère et fécond ».[2]
Il n’était pas possible, dans cet esprit, de continuer à penser en termes de tolérance.Sur ce sujet et sans aucune préoccupation religieuse, le philosophe André Comte-Sponville[3] fait quelques remarques fort intéressantes qui rejoignent, à son corps défendant, la nouvelle position de l’Église en la matière. Pour lui, si la recherche de la vérité doit se faire dans la liberté, la tolérance est sans objet dès que la vérité est connue avec certitude. Le problème de la tolérance ne se pose que dans les questions d’opinion. La tolérance se présente alors, comme l’écrivait sagement Alain, comme « un genre de sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité ». Mais peut-on tout tolérer en le domaine des « croyances incertaines » ? Pour l’auteur, la tolérance universelle est tout d’abord condamnable parce que, si tolérer signifie accepter ce qu’on pourrait condamner et donc « prendre sur soi », on ne peut se permettre de tolérer la souffrance des autres. d’autre part, la tolérance universelle est contradictoire. En effet, elle se nierait elle-même puisqu’elle laisserait la liberté à ceux qui veulent détruire la tolérance. La tolérance ne peut donc qu’être limitée. Ne vaudrait-il pas mieux, en définitive, utiliser un autre mot ? Il y a de la condescendance dans le fait de tolérer. Tolérer les opinions d’autrui, c’est les considérer comme inférieures et si on les tolère c’est peut-être parce qu’on ne peut les interdire. Or, si la liberté de croire est de droit, elle n’a pas à être tolérée mais respectée et protégée. Il faudrait parler de respect plutôt que de tolérance. Si ce mot s’est imposé, « c’est sans doute que d’amour ou de respect chacun se sent trop peu capable s’agissant de ses adversaires… ». La tolérance est certainement une attitude nécessaire, au départ, pour éviter la barbarie, mais, c’est une « petite vertu » qui doit être dépassée. Comme le confirme V. Jankélévitch, « En attendant le beau jour où la tolérance deviendra aimante, nous dirons que la tolérance est ce qu’on peut faire de mieux ! La tolérance -si peu exaltant que soit ce mot- est donc une solution passable ; en attendant mieux, c’est-à-dire en attendant que les hommes puissent s’aimer, ou simplement se connaître et se comprendre, estimons-nous heureux qu’ils commencent par se supporter. La tolérance est donc un moment provisoire ».[4]
Comment l’Église qui prétend se construire sur l’amour aurait-elle pu ne pas un jour parier pour ce dépassement de la tolérance ?
Il y a donc un lien étroit entre œcuménisme et liberté religieuse « tout simplement, explique le cardinal Willebrands, parce que le dialogue, de soi, veut la réciprocité, et donc une certaine égalité (…). Là où il n’y a pas cette réciprocité, il n’y a pas de dialogue ». [5]
Ce n’est pas l’objet de cette étude de définir et justifier théologiquement cette « certaine égalité ». Rappelons simplement ici sur quelle base objective commune le dialogue peut s’engager et de quel statut commun les acteurs du dialogue peuvent se réclamer.
Jean-Paul II écrit : « Le dialogue n’est pas la conséquence d’une stratégie ou d’un intérêt, mais c’est une activité qui a ses motivations, ses exigences et sa dignité propres : il est demandé par le profond respect qu’on doit avoir envers tout ce que l’Esprit, qui « souffle où il veut », a opéré en l’homme. Grâce au dialogue, l’Église entend découvrir les « semences du Verbe »[6], les « rayons de la vérité qui illumine tous les hommes »[7], semences et rayons qui se trouvent dans les personnes et dans les traditions religieuses de l’humanité. Le dialogue est fondé sur l’espérance et la charité, et il portera des fruits dans l’esprit. Les autres religions constituent un défi positif pour l’Église d’aujourd’hui ; en effet, elles l’incitent à découvrir et à reconnaître les signes de la présence du Christ et de l’action de l’Esprit, et aussi à approfondir son identité et à témoigner de l’intégrité de la révélation dont elle est dépositaire pour le bien de tous. On voit par là quel esprit doit animer ce dialogue dans le contexte de la mission. L’interlocuteur doit être cohérent avec ses traditions et ses convictions religieuses et ouvert à celles de l’autre pour les comprendre, sans dissimulation, ni fermeture, mais dans la vérité, l’humilité, la loyauté, en sachant bien que le dialogue peut être une source d’enrichissement pour chacun. Il ne doit y avoir ni capitulation, ni irénisme[8], mais témoignage réciproque en vue d’un progrès des uns et des autres, sur le chemin de la recherche et de l’expérience religieuses et aussi en vue de surmonter les préjugés, l’intolérance et les malentendus. Le dialogue tend à la purification et à la conversion intérieure qui, si elles se font dans la docilité à l’Esprit, seront spirituellement fructueuses ».[9]
Au niveau des personnes, la constitution dogmatique Lumen gentium[10] va plus loin. Dans sa description du peuple de Dieu, non seulement elle se déclare « unie pour de multiples raisons » aux chrétiens non catholiques mais même vis-à-vis de « ceux qui n’ont pas encore reçu l’Évangile », elle n’hésite pas à dire que « sous des formes diverses, eux aussi sont ordonnés au peuple de Dieu ». Lumen gentium salue en premier les Juifs et les Musulmans, tous « enveloppés dans le dessein du salut ». « Et même des autres, continue le texte, qui cherchent encore dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent, Dieu n’est pas loin, puisque c’est lui qui donne à tous vie, souffle et toutes choses (cf. Ac, 17, 25-28), et puisqu’il veut, comme sauveur, que tous les hommes soient sauvés (cf. 1Tm, 2, 4). En effet ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de sa grâce, d’agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel. A ceux-là même qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie ».
Le texte s’appuie, entre autres, sur saint Thomas écrivant que « les infidèles, bien qu’ils ne soient pas actuellement de l’Église, lui appartiennent cependant en puissance ; et cette puissance repose sur deux fondements : d’abord et principalement sur la vertu du Christ qui suffit au salut de tout le genre humain ; ensuite sur le libre arbitre ».[11]
Une « certaine » égalité existe donc entre les interlocuteurs puisque la vérité a été semée partout plus ou moins généreusement, plus ou moins fructueusement et que tous, de différentes manières, à des titres divers, appartiennent au peuple de Dieu.
En tout cas cette vision entraîne la nécessité d’adapter la pédagogie de la mission. Il s’agit pour le chrétien d’annoncer le Christ, unique sauveur, et son Église tout en respectant le rythme et le « caractère » de la conscience de l’autre. Et cet autre est tenu à la fois de suivre sa conscience et de chercher la vérité Dans les deux cas, c’est la conscience morale, conscience morale droite, telle qu’elle a été décrite par Paul, qui est sollicitée.[12]
Face à l’obligation d’annoncer »l’unique et vraie religion » et de « chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église », dès le premier chapitre de Dignitatis humanae, « le Concile déclare que ce double devoir concerne la conscience de l’homme et l’oblige, et que la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. Or, puisque la liberté religieuse que revendique l’homme dans l’accomplissement de son devoir de rendre un culte à Dieu concerne son immunité de toute contrainte dans la société civile, elle ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l’homme et des associations à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ.[13]
Tout chrétien est missionnaire, « mais la charité du Christ le presse aussi d’agir avec amour, prudence, patience, envers ceux qui se trouvent dans l’erreur ou dans l’ignorance de la foi. Il faut donc prendre en considération tant les devoirs envers le Christ, Verbe vivifiant, qui doit être annoncé, que les droits de la personne humaine et la mesure de grâce que Dieu, par le Christ, a départie à l’homme, invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré ».[14] Cette pédagogie est bien évangélique même si elle a été souvent oubliée. Il n’empêche, par exemple, qu’à l’occasion des conquêtes d’Amérique, au XVIe siècle, un homme comme Las Casas rédigea, entre 1522 et 1527, un ouvrage particulièrement intéressant, au titre évocateur : De unico modo vocationis gentes ad veram religionem.[15] Ce livre remarquable qui peut être considéré comme le premier traité de missiologie que l’on connaisse, dénonce clairement, sauf en cas de légitime défense, toute guerre et a fortiori toute guerre qui se prétendrait « sainte ». « Ce terme, écrit-il, est odieux et satanique. Il vient tout droit du jihad de Mahomet ». S’attardant longuement à l’ »évangélisation » et nourri de saint Thomas, des Pères de l’Église (saint Jean Chrysostome et saint Augustin), du droit canon mais aussi de sages antiques comme Cicéron, il invite le missionnaire à imiter le Christ et à suivre les saints, à procéder lentement, par étapes, dans la paix, avec douceur[16], humilité, désintéressement, patience sans jamais exercer de contrainte car « le Christ n’a pas autorisé ses apôtres ni ses disciples à contraindre ceux qui ne voulaient pas les écouter, ni à punir ceux qui les chassaient de leurs villages ».[17] Il y reviendra encore plus loin affirmant que « toute contrainte est contraire à la divine sagesse » : « Le Christ a demandé qu’en entrant dans une maison, on commence par en saluer les habitants. Il a aussi demandé à ses disciples de soigner les malades et de ressusciter les morts, de chasser les démons (…). La contrainte, au contraire, engendre haines implacables et augmente le domaine du démon. Ceux qui usent de ces méthodes inhumaines n’échapperont pas au châtiment ».[18]
Il fustigera « les religieux qui, punissent les Indiens par le fouet ou la prison « pour tout péché commis avant ou après leur conversion ». Il rappellera cette parole sage du pape Nicolas 1er (858-867) : « Ce qu’une personne n’a pas choisi librement, elle ne peut le désirer ni l’aimer ; elle déprécie ce qu’elle n’aime pas. Rien n’est bon si la volonté ne l’accepte » et Las Casas conclura que « la foi ne peut être reçue, acceptée que librement et dans un climat de tranquillité, de quiétude ». [19]
En 1537, un des confrères de Las Casas obtint du pape Paul III la bulle Sublimis Deus qui reprenait et confirmait la pensée de l’illustre dominicain. La bulle stipulait clairement que les Indiens « ainsi que tous les autres peuples qui, dans l’avenir, parviendront à la connaissance des chrétiens, bien qu’ils soient encore loin de la foi chrétienne, ne doivent en aucun cas être privés de la liberté ni de la jouissance de leurs biens et que, tout au contraire, ils doivent pouvoir user de cette liberté et de ces biens et en jouir licitement et ne pas être réduits en servitude. Il faudra inviter ces mêmes Indiens et les autres nations à recevoir la foi chrétienne, par la prédication de la Parole de Dieu et par une vie vertueuse ; et qu’elle est nulle et sans valeur toute autre manière d’agir ; et qu’il faut inviter ces mêmes Indiens et toutes les nations du monde à recevoir la foi au Christ par la prédication de la Parole de Dieu et par les exemples d’une vie bonne ».[20]
L’ouvrage de Las Casas, que le Concile aurait pu citer en maints endroits, nous montre une fois de plus que toute contrainte est néfaste dans l’évangélisation. Ce principe doit éclairer le missionnaire mais aussi l’éducateur. Il doit aussi nous faire comprendre que la confessionnalité de l’État risque d’exercer une contrainte non violente mais réelle sur certaines consciences en les immergeant malgré elles dans une ambiance, en les encadrant de structures « marquées » et, comme souvent jadis, en interdisant le droit de manifester une autre religion « en public ».
Par contre, « un régime de liberté religieuse contribue, de façon notable, à favoriser un état de choses dans lequel l’homme peut être sans entrave invité à la foi chrétienne, peut l’embrasser de son plein gré et la confesser avec ferveur par toute sa vie »[21]
« L’Église donc, fidèle à la vérité de l’Évangile, suit la voie qu’ont suivie le Christ et les apôtres lorsqu’elle reconnaît le principe de la liberté religieuse comme conforme à la dignité de l’homme et à la révélation divine, et qu’elle encourage une telle liberté. Cette doctrine, reçue du Christ et des apôtres, elle l’a, au cours des temps, gardée et transmise.(…) Ainsi, le ferment évangélique a-t-il longtemps agi dans l’esprit des hommes et beaucoup contribué à faire reconnaître plus largement, au cours des temps, la dignité de la personne humaine, et à faire mûrir la conviction qu’en matière religieuse cette personne doit, dans la cité, être exempte de toute contrainte humaine ». [22]
Ceci ne veut pas dire qu’un État confessionnel est nécessairement intolérant. Tout dépend, bien sûr, de la qualité des personnes et, à travers elles, de la nature des lois établies, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Aujourd’hui, en Europe, on constate que le luthéranisme en Norvège, Suède, Islande et Danemark, l’anglicanisme en Angleterre et le catholicisme au Liechtenstein, à Monaco, à Saint-Marin et à Malte ont le statut de religions d’État ce qui n’empêche pas ces pays d’appliquer le principe de la liberté religieuse. De même, un régime de séparation n’empêche pas nécessairement les signes religieux publics : aux États-Unis, le Président prête serment sur la Bible et les constitutions germanique, helvétique et irlandaise invoquent Dieu. Par contre, dans l’État laïciste du Mexique, la religion catholique qui est la religion de la grande majorité du peuple, a subi interdictions et discriminations juridiques pendant près de quatre-vingts ans[23]. Le Mexique pratique, disait Paul VI, un « confessionnalisme en négatif »[24].
Toutefois, un État non confessionnel qui reconnaît pleinement le droit à la liberté religieuse telle qu’elle est définie dans Dignitatis humanae, évite bien des ambigüités et des difficultés car, dans nos sociétés pluralistes, la permanence de signes publics religieux bien définis est susceptible d’exaspérer bien des sensibilités et de provoquer des réactions de rejet qui peuvent aller au delà d’une contestation légitime et porter préjudice à l’évangélisation.
Nous avons déjà eu l’occasion de méditer longuement la très célèbre formule « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » et nous avons remarqué, à travers l’histoire, que cette idée révolutionnaire a été souvent mal comprise voire occultée. Cette nouveauté radicale n’a pas été immédiatement assimilée et l’on peut se demander si elle l’est aujourd’hui !
Pourquoi ?
Parce que, tout d’abord, l’État a toujours tendance soit à contrôler tout, y compris l’Église, à se faire Église, soit à abuser de son pouvoir en faveur de l’Église.
De son côté, l’Église a parfois eu, elle aussi, tendance à sortir de son domaine et à vouloir contrôler le pouvoir temporel.
L’histoire raconte l’effort lent, toujours fragile, toujours compromis, vers une plus juste compréhension des responsabilités respectives du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Aux exemples historiques heureux mais trop rares que nous avons vu dans les tomes précédents, tant sur le plan doctrinal que sur le plan pratique, on peut encore ajouter la réflexion, de Jean Quidort, appelé aussi Jean le Sourd ou encore Jean de Paris[1]. Il est surtout connu pour son traité De potestate regia et papali publié en 1302. Le titre de cet ouvrage, par ailleurs fort intéressant, montre comment se pose la question politique, à l’époque. Il s’agit de définir les pouvoirs respectifs de l’Église (du Pape, en particulier) et du prince. Comme le souligne fort justement H. Simon, « faute d’une théorie de la conscience et de la liberté des personnes, Jean de Paris reste encore prisonnier des parallélismes qu’il établit entre le pape et les rois »[2]. Autrement dit, tout le laïcat est incarné dans le prince mais il n’a pas d’existence en dehors de lui. Pouvait-il en être autrement dans un système monarchique ?
Historiquement, nous devons aussi tenir compte de deux crises aigües et déterminantes, au XVIe et au XVIIIe siècles qui vont avoir d’importantes conséquences pour l’avenir.
Le néo-paganisme de la Renaissance est l’aboutissement de tendances, déjà perceptibles aux XIVe et XVe siècles, qui s’efforcent de déchristianiser la société. Le naturalisme, le sécularisme, la laïcisation y trouvent leurs racines et leurs premières formulations. Devant la menace accentuée par l’assaut protestant, on se retranche dans le sanctuaire. Le concile de Trente va défendre l’essentiel de la foi: le credo, les Écritures et leur interprétation, l’Eucharistie, le péché originel et la Tradition. Dans sa mouvance, une profusion d’œuvres spirituelles, pieuses, caritatives verront le jour[3], mais pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui relève de la politique, on s’en remet au Prince, qui est le représentant du laïcat. Il est le rempart contre la laïcisation, mais le seul rempart, le seul obstacle !
La révolution de 1789 qui est le produit d’une lente préparation intellectuelle va, en supprimant le Prince, ouvrir largement la voie à la laïcisation de la société. Elle consacre la rupture, tant recherchée, entre le spirituel et le temporel, confinant au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.
Les princes chrétiens sont dépassés et débordés par un « laïcat » qui s’est nourri dans les « sociétés de pensée » des nouveautés philosophiques et politiques. L’Europe est secouée par une fièvre révolutionnaire. Dans ce contexte très troublé, la mort du roi de France Louis XVI prendra une valeur symbolique très significative. « En décapitant Louis XVI le 21 janvier 1793, écrit M. Carrouges[4], (la Révolution) a décapité le laïcat. » Cette affirmation est confirmée par Albert Camus[5] qui déclare : « Le 21 janvier, avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on a appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste au moins que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé (…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle. »
Nous sommes visiblement, en 1789, à un tournant de l’histoire qui justifie l’urgence d’une solution. Car, si le « prince » n’est pas tué ou dépossédé, il passe, de bon ou mauvais gré, aux idées nouvelles. En 1868, un observateur[6] remarque : « Il faut avouer que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle. » Et il ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire savoir cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que personne ne connaît plus. »
de Melun, dans ce texte, idéalise sans doute le prince chrétien et ses rapports avec l’Église et sa pensée sociale mais il semble prophétiser exactement la conduite future des papes et nous avons particulièrement l’impression de voir s’esquisser, entre les lignes, la figure de notre pape infatigable. En réalité, A. de Melun a justement diagnostiqué le mal et logiquement déduit le seul remède possible. L’avenir lui donnera raison.
En 1878, Léon XIII amorce la nouvelle stratégie de l’Église avec la publication de Rerum Novarum. La démocratie s’installe, petit à petit, partout. Il n’est plus possible de compter simplement sur la conversion du « prince ». C’est finalement une chance. L’heure du laïcat a sonné. Le prince chrétien mort, c’est le moment pour le laïcat, pour la première fois peut-être dans l’histoire, de se trouver, selon le mot de Pie XII[7] « aux premières lignes de la vie de l’Église ». Les fidèles chrétiens ne sont plus ceux qui se laissent guider par le prince ou par le clerc. Ils deviennent acteurs. L’Église doit désormais compter avec eux et sur eux si elle veut continuer à enraciner son message dans les réalités terrestres.
Il s’agit d’un changement de front, non de hiérarchie. Ce n’est plus le dogme, comme jadis, qui est attaqué. Le Concile de Trente a construit le roc sur lequel viennent régulièrement s’échouer les vieux radeaux hérétiques sans cesse rafistolés. Aujourd’hui, et gravement, c’est le milieu social et culturel qui est corrompu et désagrégé. Ce milieu où la vie chrétienne doit s’implanter sous peine de dessèchement, milieu qui a été progressivement détruit et dégradé par le sécularisme, le pragmatisme, l’hédonisme, l’idéologie.
Double chance car non seulement le peuple de Dieu dans son entièreté est appelé à la tâche mais, en même temps, la dialectique entre le prince et l’Église est cassée. Un nouvel acteur apparaît entre les deux : le laïc citoyen et fils de l’Église. A lui maintenant la mission de convertir le temporel. Il est chez lui. Comme le fait remarquer avec bon sens J.-B. d’Onorio : « L’État n’est pas le tout de la nation ni de la société humaine ; ses structures et ses procédures importent moins que les hommes qui le composent ; ceux-ci peuvent être chrétiens sans que l’État le soit nécessairement. L’État sera chrétien dans la mesure où les hommes d’État le seront d’abord, de la même manière que la société - dont ils sont le reflet - ne sera chrétienne que si ses membres sont personnellement chrétiens ».[8]
Surgit un problème. Au long des siècles, les chrétiens ont acquis un funeste réflexe : celui de laisser précisément au clerc et au prince, le soin de défendre et de mettre en pratique les valeurs chrétiennes. Le prince est passé à l’ennemi et le clerc doit être et rester le gardien de la foi, de la doctrine, de la morale, c’est-à-dire le gardien de ce qu’il importe de soustraire aux tiraillements des querelles humaines, des ambitions du monde. Malheureusement, comme le laïc n’a pas encore, en tous lieux, réalisé sa nouvelle responsabilité, le clerc, simplement par souci de suppléance ou en fonction d’un réflexe multiséculaire, va encore trop souvent interpréter abusivement son rôle. Même Léon XIII nous en fournit un exemple. Ce grand pape dont l’œuvre reste, fondamentale, quoi qu’en disent certains, est un prophète des temps nouveaux. Il a bien expliqué, dans Sapientiae christianae (1890), Arcanum divinae sapientiae (1880) et Immortale Dei (1885), la prééminence du spirituel ou mieux le pouvoir indirect du spirituel sur le temporel, mais aussi la distinction nécessaire des deux domaines, la juste autonomie du temporel. Mais cet illustre pontife a, à notre sens, utilisé parfois en privé un langage maladroit ou du moins terriblement équivoque. Ainsi, à Monseigneur Meignan, archevêque de Tours, il déclara un jour : « Il est constant et manifeste qu’il y a dans l’Église deux ordres bien distincts par leur nature, les pasteurs et le troupeau, c’est-à-dire les chefs et le peuple. Le premier a pour fonction d’enseigner, de gouverner, de diriger les hommes dans la vie, d’imposer des règles. L’autre a pour devoir d’être soumis au premier, de lui obéir, d’exécuter ses ordres et de lui rendre honneur. » Une telle présentation entendue trop largement risquerait de contredire les documents officiels qui « contiennent sans doute possible dans leur continuité (…) l’infaillible doctrine, celle-là même qui doit servir de Règle à notre foi »[9].
Le Concile lucidement consacrera la mobilisation générale du laïcat chrétien et lui indiquera clairement sa tâche prioritaire : le renouvellement de l’ordre temporel. Ce sera l’objet unique de la dernière partie.
Mais rappelons-nous, un instant, ce qu’écrit Gaudium et spes : « Aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à cœur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives età en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. qu’ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités ».[10]
Ce texte est clair : il définit l’autonomie du laïcat, l’invitant à prendre ses responsabilités et le renvoyant, en ce qui concerne l’engagement concret, non à l’autorité du clerc mais à sa conscience formée.
La distinction nettement proclamée aujourd’hui, entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel, a ouvert un espace à la conscience, à toute conscience droite y compris la conscience chrétienne appelée à « collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs ». Comment, dès lors que la liberté de conscience est ainsi consacrée, refuser le principe de la liberté religieuse ?
Nous allons y revenir.
Il y a entre tous les textes de Vatican II une cohérence que nous avons déjà constatée plusieurs fois et notamment entre Dignitatis humanae, Lumen gentium, Gaudium et spes, Unitatis redintegratio et Nostra aetate.
Il faut maintenant souligner le fait que Vatican II reprend, consacre et poursuit une réflexion entamée avec Léon XIII et révèle progressivement une connivence entre liberté religieuse, liberté de conscience, droits de l’homme, démocratie et dignité fondamentale de toute personne[1]. En effet, après la méfiance compréhensible de ses prédécesseurs, Léon XIII ne craint pas, pour lutter contre les abus des sociétés modernes, d’en appeler à certains droits de l’homme. Pie XI[2] puis Pie XII développent davantage encore ce thème face aux menaces barbares récurrentes. Enfin, à la veille du Concile, Jean XXIII inaugure son encyclique Pacem in terris en reprenant et articulant l’ensemble des droits « universels, inviolables et inaliénables »[3] de la personne que ses prédécesseurs ont défendus, à partir de l’affirmation de la dignité humaine : « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique, aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence humaine.(…) Tout être humain a droit au respect de sa personne, à sa bonne réputation, à la liberté dans la recherche de la vérité, dans l’expression et la diffusion de la pensée (…). Chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique »[4]. C’est cette profession publique qui, théoriquement, a souvent fait difficulté dans la perspective ancienne et que les intégristes n’ont jamais acceptée.
Mais, comment devant cette reconnaissance de plus en plus précise, de plus en plus complète et de plus en plus solennelle, de la dignité de l’homme et de ses droits, imaginer que le Concile allait oublier le droit de la conscience et le droit à la liberté religieuse ? L’ensemble des droits, avons-nous dit, est indivisible, dans la mesure où ils découlent tous de la nature particulière et éminente de la personne humaine. Et le Concile confortera cette vision en la référant à l’Évangile qui »annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix... » [5]
Jean-Paul II ira plus loin encore en associant, comme droits premiers et fondateurs, l’un dans l’ordre historique ou matériel, l’autre sur le plan spirituel ou culturel, le droit à la vie et le droit à la liberté religieuse.
Pour lui, nous l’avons vu, le droit à la vie « constitue la condition primordiale nécessaire de tout autre droit humain »[6] et la liberté religieuse « est à la base de toutes les autres libertés et (…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de cette dignité même qu’est la personne humaine »[7]. Ailleurs [8], il expliquera : « La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. (…) Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond en l’homme, ce qui est authentiquement humain ». Il affirmera encore que la réalisation du droit à la liberté religieuse « est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l’homme en tout régime, en toute société, système ou milieu ».[9]
Non content de donner ainsi un statut privilégié à ce droit alors que Jean XXIII le citait simplement parmi d’autres, Jean-Paul II va lier de plus en plus étroitement liberté religieuse et liberté de conscience. Evoquant l’ensemble des droits de l’homme, il écrit en 1979: « Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse, à côté du droit à la liberté de conscience »[10]. Ne pourrait-on aller jusqu’à dire que, pour Jean-Paul II, il n’y a pas équivalence entre la liberté religieuse et droit de la conscience, comme dit J.-Y. Calvez[11], mais que le droit à la liberté religieuse découle du droit de la conscience dont il est la fine pointe, le fruit le plus précieux ? N’est-ce pas ce qui est suggéré par ces deux passages de Centesimus annus : « Dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement le droit de la conscience humaine, celle-ci ne pouvant être obligée que par la vérité, naturelle et révélée. C’est dans la reconnaissance de ce droit que se trouve le fondement premier de tout ordre politique authentiquement libre. (…) Dans certains pays apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux, qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité ».[12]
On peut trouver sous la plume d’Yves Ledure[13] un développement qui peut éclairer ce lien entre liberté religieuse et liberté de conscience. Son explication qui s’appuie à la fois sur Kant et sur Bruaire, montre en même temps que le dictamen de la conscience et de la conscience religieuse en particulier, est la limite la plus sûre à l’arbitraire politique. Il réaffirme ainsi nettement le lien entre le droit de la conscience et l’institution démocratique.
La conscience individuelle ne peut être réduite à l’espace privé dans la mesure où « l’individu ne peut s’épanouir que dans la dimension du collectif politique »[14]. En effet, « cet engagement politique désenclave l’individu de son égoïsme pour le grandir à la dimension de la communauté. Il interdit, par ailleurs, un pouvoir politique illimité ». Pour éviter le risque d’enfermement de soi et celui du pouvoir sans limite, « il faut, de la part de l’individu, un engagement politique responsable dont la mesure ultime demeure l’espace-liberté de sa conscience, c’est-à-dire la non-identification avec l’instance politique ».
La conscience individuelle à laquelle se heurte toute velléité totalitaire et dont il est question ici, est une conscience morale mobilise la raison pour porter un jugement qu’elle veut ou prétend objectif, universel[15]. Elle « énonce, comme dit l’auteur, la nécessité d’une rationalité pour que l’individu puisse rejoindre l’universel humain ». Mais la raison convoquée doit s’exprimer dans la liberté. Sans cela, elle ne serait pas morale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’obligation morale témoigne, en fait, de la liberté humaine.
La conscience morale « n’est pas un état de rupture, d’isolement ; elle opère le recueillement sur l’essentiel, sur ce que les hommes ont en commun et qu’ils partagent : la raison ». Par le fait même, « loin d’ignorer la politique, la conscience individuelle en devient la mise en œuvre et le garant, puisqu’elle concerne un impératif d’universalité ».
Ceci rappelé et assez communément admis, Ledure examine la conscience religieuse qu’il présente comme une « modalité particulière » de l’exercice de la conscience morale. Il s’agit ici bien sûr d’examiner le lien entre la conscience morale et la conscience religieuse qui n’est pas à confondre avec la religion elle-même qui trouve son origine dans une Révélation c’est-à-dire dans Dieu même[16]. A cet endroit, le mérite de l’auteur, à mon sens, est de bien montrer que la conscience religieuse est plus liée encore à la liberté que la conscience morale et, par là, la source la plus sûre de la résistance aux excès du pouvoir.
La conscience morale « définit l’obligatoire de la liberté » tandis que la conscience religieuse « ne se greffe sur aucune obligation » mais vit d’une « liberté libre ». La « liberté-obligation » de la conscience morale a pour objectif de rendre l’homme plus humain, c’est-à-dire plus libre, sans doute, mais d’une liberté purement humaine précisément c’est-à-dire limitée. Dans sa libre adhésion à Dieu, , la conscience religieuse n’a « d’autre objectif qu’un toujours plus de liberté ». Un « toujours plus » possible dans ce cas. La liberté se vise elle-même « dans l’exercice total de son affirmation. Et c’est en visant l’absolu d’elle-même qu’elle rejoint l’Absolu qui est Dieu », Dieu qui est absolue liberté. Ce n’est simplement pas un « plus humain » qui est ici recherché mais une divinisation, l’expérience d’une « liberté-libération ». « Mais, poursuit l’auteur, comme la liberté humaine est radicalement infirme d’absolu et trop limitée pour s’inventer la fonction de l’absolument libre, « il faut une liberté absolue qui en réponde, qui soit au fondement, au principe de sa réalité »[17]. L’exercice religieux de la liberté, parce que visée d’absolu, devient libération des insuffisances et contingences humaines. Comme logique de la liberté, il assure la logique de l’existence dans le dépassement de la mort ».
Sur le plan politique, il est clair que « cet exercice illimité de la liberté dans le phénomène religieux se pose en anti-pratique du pouvoir qui est lui aussi revendication d’absolu dans l’ordre de la puissance ».
On voit dès lors toute l’importance de la conscience morale et de la conscience religieuse. On voit pourquoi la conscience est un « sanctuaire »[18], un « témoin de la transcendance de la personne », précieuse, inviolable. On voit pourquoi les droits qui sont liés à son plein exercice peuvent être considérés comme fondateurs.[19]
Les réflexions de Ledure nous conduisent aussi à reconnaître que morale et religion sont nécessaires : elles aident l’homme à « devenir lui-même ». L’homme qui prétendrait se passer de l’obligation morale se livrerait « à un infra-humain ». Par contre, si l’ignorance du « projet religieux ne désarticule pas l’homme », elle « l’enferme dans les limites de sa finitude ». La liberté dans l’acte religieux « s’instaure comme un « autrement » de la condition humaine ». En effet, « la religion (…) n’est pas une pratique annexe, mais elle définit une nouvelle façon de vivre la vie humaine. Elle fait éclater l’homogénéité opaque de la sensibilité pour l’ouvrir au transcendant, pour l’articuler sur un autre espace de vie. Ici et ici seulement, la liberté peut se déployer en totalité puisqu’elle embrasse un projet global d’humanité. La conscience religieuse est l’espace non pas unique de la liberté, mais le seul espace total de la liberté, le seul domaine où la liberté concerne la totalité de l’être humain. En ce sens, il est légitime d’affirmer que la conscience religieuse est la mise en œuvre intégrale de la liberté ».
Par le fait même, elle garde la liberté à elle-même « contre tout ce qui peut lui porter atteinte, notamment le pouvoir politique ». Elle « met en œuvre une figure humaine dont la détermination fondamentale n’est plus le désir de puissance, mais la volonté de donner ». La conscience religieuse nous met sur le chemin de la liberté absolue et nous insère dans une logique de don. Voilà pourquoi il lui revient « comme de droit (…), d’affirmer la liberté face au pouvoir. A la revendication d’un illimité de puissance que définit l’exercice même du pouvoir, la liberté instaure une autre modalité de l’illimité. Elle constitue donc la « fonction d’arrêt » du pouvoir dans son inévitable dérive totalitaire. Car il ne saurait y avoir deux fonctions d’illimité dans l’homme. Seul l’illimité de la liberté définit l’homme puisqu’elle l’ouvre à l’Absolu, à Dieu. A l’inverse, la revendication d’illimité qui est inhérente au pouvoir constitue la suprême tentation de l’homme (…). Tentation qui voudrait voir dans la Toute-Puissance l’unique modalité de l’être-homme, celle qui lui ferait oublier sa condition mortelle. Or, seul l’illimité de la liberté peut assurer ce dépassement dans la mesure où il s’ouvre à l’Absolu de Dieu. Puisque la conscience religieuse définit l’illimité de la liberté, puisqu’elle en signifie sa plus haute fonction, il lui revient de mettre en œuvre ce que nous appelons la fonction d’arrêt du pouvoir ».
Cette méditation d’Y. Ledure conforte semble-t-il la position de Jean-Paul et le principe de la liberté religieuse tel qu’il a été défini au concile Vatican II.
Pour nous en convaincre, examinons un instant la thèse des traditionalistes modérés qui, sans aller jusqu’au schisme, ont émise de sérieuses réserves à l’encontre de Dignitatis humanae.
En bref, ils contestent le « double principe de non-intervention :
-principe de non-intervention contre les fausses religions (liberté des cultes, sous réserve que l’ordre public soit sauf),
-principe de non-intervention pour la vraie religion (il ne doit pas y avoir de discrimination pour motif religieux). »[20]
Reconnaissons d’abord que ces traditionalistes, comme Jean-Paul II, cherchent à préserver la conscience de toute contrainte autre que celle de la vérité consentie[21].
Mais l’Église, aujourd’hui, va plus loin. L’homme contemporain, en effet, est animé d’une conscience toujours plus aigüe de sa dignité, qui le pousse à revendiquer la possibilité « d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir »[22]
Or, comme Jean-Paul II le confirme, « aucune autorité humaine n’a le droit d’intervenir dans la conscience de quiconque. La conscience est le témoin de la transcendance de la personne, même en face de la société, et, comme telle, elle est inviolable. Cependant, elle n’est pas un absolu qui serait placé au-dessus de la vérité et de l’erreur ; et même, sa nature intime suppose un rapport avec la vérité objective, universelle et égale pour tous, que tous peuvent et doivent rechercher. Dans ce rapport avec la vérité objective, la liberté de conscience trouve sa justification, en tant que condition nécessaire de la recherche de la vérité digne de l’homme et de l’adhésion à la vérité une fois qu’on l’a connu de façon appropriée ».[23]
Il est clair que Jean-Paul II parle au nom de toute conscience humaine. Comme l’expliquait Y. Ledure, la « fonction-liberté (…) de la conscience religieuse ne découle pas du contenu de la religion. Elle est conséquence de la nature même de cette conscience, à savoir espace de liberté »[24]. Dès lors, puisque « la liberté constitue (…) le préalable, le fondement du phénomène religieux »[25], aucune contrainte autre que celle de la recherche de la vérité ne peut être admise, quelle que soit ensuite l’option religieuse choisie pour autant qu’elle soit compatible avec l’ordre moral objectif, ou, si l’on préfère, avec le bien commun de la société tel qu’il a été défini précédemment.
La doctrine de l’Église n’a guère envisagé, au cours des temps, que la contrainte physique. Or la contrainte peut prendre différents visages et s’exercer de manière très subtile, comme l’a montré Jean-Paul II, dans une méditation sur les persécutions modernes : « Les persécutions pour la foi sont parfois semblables à celles que le martyrologe de l’Église a déjà écrites dans les siècles passés. Elles prennent diverses formes de discrimination des croyants, et de toute la communauté de l’Église. Ces formes de discrimination sont parfois appliquées en même temps qu’est reconnu le droit à la liberté religieuse, à la liberté de conscience, et cela aussi bien dans la législation des divers États que dans les documents de caractère international.
Faut-il préciser ?
Dans les persécutions des premiers siècles, les peines habituelles étaient la mort, la déportation et l’exil.
Aujourd’hui, à la prison, aux camps d’internement ou de travail forcé, à l’expulsion de sa propre patrie, se sont ajoutées d’autres peines moins remarquées, mais plus subtiles : non pas la mort sanglante, mais une sorte de mort civile ; non seulement la ségrégation dans une prison ou dans un camp, mais la restriction permanente de la liberté personnelle ou la discrimination sociale.
Il y a aujourd’hui des centaines et des centaines de milliers de témoins de la foi, très souvent ignorés ou oubliés de l’opinion publique dont l’attention est absorbée par les faits divers ; ils ne sont souvent connus que de Dieu seul. Ils supportent des privations quotidiennes, dans les régions les plus diverses de chaque continent.
Il s’agit de croyants contraints à se réunir clandestinement parce que leur communauté religieuse n’est pas autorisée.
Il s’agit d’évêques, de prêtres, de religieux auxquels il est interdit d’exercer le saint ministère dans des églises ou dans des réunions publiques.
Il s’agit de religieuses dispersées, qui ne peuvent mener leur vie consacrée.
Il s’agit de jeunes gens généreux, empêchés d’entrer dans un séminaire ou dans un lieu de formation religieuse pour y réaliser leur propre vocation.
Il s’agit de jeunes filles auxquelles on ne donne pas la possibilité de se consacrer dans une vie commune vouée à la prière et à la charité envers les frères.
Il s’agit de parents qui se voient refuser la possibilité d’assurer à leurs enfants une éducation inspirée par leur foi.
Il s’agit d’hommes et de femmes, travailleurs manuels, intellectuels ou exerçant d’autres professions, qui, pour le simple fait de professer leur foi, affrontent le risque de se voir privés d’un avenir intéressant pour leurs carrières ou leurs études.
Ces témoignages s’ajoutent aux situations graves et douloureuses des prisonniers, des internés, des exilés, non seulement chez les fidèles catholiques et les autres chrétiens, mais aussi chez d’autres croyants (…). Ils constituent comme une louange qui s’élève continuellement vers Dieu du sanctuaire de leurs consciences, comme une offrande spirituelle certainement agréée par Dieu.
Cela ne doit pas nous faire oublier d’autres difficultés pour vivre la foi. Elles ne proviennent pas seulement des restrictions externes de liberté, des contraintes des hommes, des lois ou des régimes. Elles peuvent découler également d’habitudes et de courants de pensées contraires aux mœurs évangéliques et qui exercent une forte emprise sur tous les membres de la société ; ou encore il s’agit d’un climat de matérialisme ou d’indifférentisme religieux qui étouffe les aspirations spirituelles, ou d’une conception fallacieuse et individualiste de la liberté qui confond la possibilité de choisir n’importe quoi qui flatte les passions avec le souci de réaliser au mieux sa vocation humaine, sa destinée spirituelle et le bien commun. Ce n’est pas une telle liberté qui fonde la dignité humaine et favorise la foi chrétienne (…). Aux croyants qui sont immergés dans de tels milieux, il faut aussi un grand courage pour demeurer lucides et fidèles, pour bien user de leur liberté ».[26]
Comme on l’a remarqué, Jean-Paul II n’évoque pas seulement, dans ce texte, les persécutions contre les catholiques mais aussi contre « les autres chrétiens » et les « autres croyants ». L’Église ne parle plus comme jadis de « vraie religion » face à de « fausses religions ». Elle développe une approche plus complexe mais plus juste de la réalité religieuse et de sa diversité. Si Jésus-Christ est le Verbe de Dieu fait homme, l’unique rédempteur de tous les hommes, il a, par le fait même, « une fonction unique et singulière pour le genre humain et pour son histoire : cette fonction lui est propre, elle est exclusive, universelle et absolue »[27]. Le Concile l’a bien expliqué: « Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule toutes choses en lui. Le Seigneur est le terme de l’histoire humaine, le point vers lequel convergent tous les désirs de l’histoire humaine, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations. C’est lui que le Père a ressuscité d’entre les morts, a exalté et fait siéger à sa droite, le constituant juge des vivants et des morts ».[28] Et comme le rappellera encore Jean-Paul II, « c’est précisément ce caractère unique du Christ qui lui confère une portée absolue et universelle par laquelle, étant dans l’histoire, il est le centre et la fin de l’histoire elle-même ».[29] Il n’y a qu’un seul Christ, Evénement absolu dans l’histoire de l’humanité, et l’Église qu’il a fondée est aussi unique, elle est son Epouse et elle est dite, très tôt[30], catholique parce qu’elle englobe tout, parce qu’elle est universelle, à la mesure du salut apporté par le Christ, à la mesure du Christ. L’adjectif « catholique » n’a donc rien de confessionnel à l’origine. Il désigne un caractère inhérent à l’Église. Cette unique Église du Christ n’est reconnaissable que par la succession apostolique. Elle passe, comme dit saint Irénée, « de main en main », d’évêque de Rome à évêque de Rome [31]. C’est pourquoi le concile Vatican II déclarera que cette Église « subsiste » dans l’Église catholique « gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui ». Les Pères n’ont pas dit qu’elle « était » l’Église catholique telle qu’on la connaît aujourd’hui dans la mesure où ils étaient bien conscients des faiblesses et des limites qui l’ont défigurée. Mais, en même temps, les Pères reconnaissent que « des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent (inveniantur) hors de ses structures, éléments qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Église du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique ».[32]
Dans cette optique, il n’est plus possible d’établir une division nette entre « vraie religion » et « fausses religions » dans la mouvance du Christ. On parlera de communion plus ou moins parfaite avec son unique Église. La Déclaration Dominus Iesus[33] a bien résumé la situation en précisant les diverses positions : « Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l’Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l’eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières[34]. Par conséquent, l’Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l’absence de la pleine communion avec l’Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du primat, que l’Evêque de Rome, d’une façon objective, possède et exerce sur toute l’Église conformément à la volonté divine.[35]
En revanche, les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat valide et la substance authentique intégrale du mystère eucharistique[36], ne sont pas des Églises au sens propre ; toutefois, les baptisés de ces communautés sont incorporés au Christ par le baptême et se trouvent donc dans une certaine communion bien qu’imparfaite avec l’Église[37]. Le baptême en effet tend en soi à l’acquisition de la plénitude de la vie du Christ, par la totale profession de foi, l’Eucharistie et la pleine communion dans l’Église ».[38]
En conséquence, une fois encore, « ces Églises et Communautés séparées, bien que nous les croyions souffrir de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut, dont la force dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique ».[39]
Nous sommes, avec une telle description, loin des conditions d’anathème des temps anciens. On comprend mieux à présent, comment tous les chrétiens, quelle que soit leur confession, parce que nés du Christ sont liés d’une manière ou d’une autre à son unique Église « susbsistant » dans l’Église catholique.
Mais qu’en est-il des religions non chrétiennes ?
On peut, dans l’histoire, distinguer 4 périodes[40]. Il y eut, dans un premier temps, une révélation naturelle, cosmique, pourrait-on dire, de Dieu. Paul en parle dans l’épître aux Romains (1, 20). Cette révélation naturelle explique la présence universelle du phénomène religieux. Vient alors un deuxième temps, celui de la loi donnée à Moïse. C’est le temps du peuple élu par Dieu. Le troisième temps est celui de la grâce, le temps qui a commencé avec la venue du Christ et qui dure encore aujourd’hui. Viendra un quatrième temps, celui du Royaume.
Toutes les religions sur terre s’inscrivent dans les trois premiers temps de ce schéma. La révélation naturelle concerne toutes les religions ; le deuxième temps est singulièrement celui de la religion juive : le troisième temps, celui de la grâce, n’abolit ni la révélation naturelle ni la loi mais accomplit, par le Christ, les promesses faites à Abraham. Les religions s’inscrivent ainsi dans un mouvement qui devrait les entraîner vers le Royaume, à condition de reconnaître la loi et d’accueillir la grâce du Christ qui est lui-même le Royaume[41]. Le salut est offert à tous les hommes « et cela, précise Jean-Paul II, ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au Mystère pascal ».[42] Le concile avait bien établi que sont « ordonnés au peuple de Dieu » , le peuple juif, en premier lieu[43], les musulmans qui reconnaissent le Créateur, ceux qui cherchent « dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent »[44] et « même ceux qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite (…) ». Tout « ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie ».[45]
On songe à Paul aux Philippiens : « ...tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui a bon renom, tout ce qui est vertueux et louable, que tout cela soit l’objet de vos pensées ».[46]
Toute cette vision de l’humanité considérée avec le regard patient et paternel de Dieu, a des racines dans le passé. Pie XII a évoqué ceux qui « par un certain désir et souhait inconscient (…) se trouvent ordonnés au Corps mystique du Rédempteur ». « Le véritable amour de l’Église exige non seulement que nous soyons, dans le Corps lui-même, membres les uns des autres, mais il exige aussi que dans les autres hommes non encore unis avec nous dans le corps de l’Église, nous sachions reconnaître des frères dans le Christ selon la chair, appelés avec nous au même salut éternel. »[47]
Et même Pie IX, l’auteur du fameux Syllabus dont nous devrons reparler plus loin, a noté ceci : « Il faut tenir de foi que personne ne peut être sauvé en dehors de l’Église catholique romaine apostolique, qu’elle est l’unique arche de salut : celui qui n’y est pas entré périra par le déluge ; mais, cependant, il faut tenir pour certain que ceux qui souffrent de l’ignorance de la vraie religion, ignorance invincible, n’en sont nullement rendus coupables aux yeux du Seigneur. Qui serait assez présomptueux pour pouvoir marquer les limites de cette ignorance, vu la nature et la variété des peuples, des régions, des esprits et d’autres nombreux facteurs ? Lorsque, dégagés des liens du corps, nous verrons Dieu comme il est, nous comprendrons le lien serré et magnifique qui unit la miséricorde et la justice divines. Mais aussi longtemps que nous sommes sur cette terre, accablés par la masse mortelle qui engourdit l’âme, tenons très fermement, d’après la doctrine catholique, qu’il y a un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême. Il n’est pas permis à notre recherche d’aller plus avant ».[48]
Bien avant lui, Bossuet, lui-même, parfois si injuste avec les Juifs et les hérétiques, avait écrit que « dans l’unité de l’Église, toutes les créatures se réunissent. Toutes les créatures visibles et invisibles sont quelque chose à l’Église ». Et il ne craignait pas de préciser: « Même les créatures rebelles et dévoyées, comme Satan et ses anges, par leur propre égarement et par leur propre malice, dont Dieu se sert malgré eux, sont appliquées au service, aux utilités et à la sanctification de l’Église : Dieu voulant que tout concoure à l’unité, et même le schisme, la rupture et la révolte. (…)
Pour les hommes, ils sont tous quelque chose de très intime à l’Église, tous lui étant incorporés, ou appelés au banquet où tout est fait un.
Les infidèles sont quelque chose à l’Église, qui voit en eux l’abîme d’ignorance et de répugnance aux voies de Dieu, dont elle a été tirée par grâce. Ils exercent son espérance, dans l’attente des promesses qui les doivent rappeler à l’unité de la bénédiction en Jésus-Christ ; et ils font le sujet de la dilatation de son cœur, dans le désir de les attirer.
Les hérétiques sont quelque chose à l’unité de l’Église : ils sortent et ils emportent avec eux, même en se divisant, le sceau de son unité, qui est le baptême (…).
Les élus et les réprouvés sont dans le corps de l’Église. (…) L’Église souffre dans les réprouvés une incroyable violence, plus grande que les douleurs de l’enfantement, parce que, les sentant dans l’unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l’unité de son esprit. (…)
Telle est donc la composition de l’Église, mélange de forts et d’infirmes, de bons et de méchants, de pécheurs hypocrites et de pécheurs scandaleux : l’unité de l’Église enferme tout et profite de tout. (…)
Vous me demandez ce qu’est l’Église ; l’Église c’est Jésus-Christ répandu et communiqué, c’est Jésus-Christ tout entier, c’est Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa plénitude. »[49]
Désormais, l’Église, sans s’aveugler sur les différences, les oppositions, les incompatibilités, veut poser un regard positif sur les autres croyants et les autres cultures[50].
A preuve encore, un changement de vocabulaire relevé par Jacques Maritain : « Avant le Concile du Vatican, c’est le mot vestigia Ecclesiae, les « vestiges d’Église », qu’employaient les théologiens. Ils désignaient ainsi ce qui reste encore de l’Église dans les confessions dissidentes, qui ont été arrachées d’elle par le schisme ou l’hérésie, ou « ce qui peut subsister de la vraie Église dans la dissidence ».
Mais ce n’est pas du tout du mot « vestiges », c’est du mot « éléments » que le Concile a usé. (…) Il y a là, dans le vocabulaire, une mutation très significative et de grande portée, et qui, à mon avis, marque un progrès certain. Avec le mot « éléments d’Église » on a affaire à une simple constatation objective : ce qu’il y a de commun entre une confession dissidente et l’Église, sans rappel, à l’arrière-plan, des stigmates du schisme ou de l’hérésie ».
Passant aux religions non chrétiennes, le philosophe part à la recherche d’ »éléments d’Église au sens impropre du terme ». Il en trouve dans le judaïsme et l’Islam ; découvre des « pré-éléments d’Église » dans le brahmanisme, des « ombres d’Église » dans le bouddhisme, des « haillons d’Église » chez les Hippies. Finalement, il pose la question cruciale: quel est « l’élément d’Église absolument foncier et universel » ? Cet élément, il le trouve dans « l’homme lui-même tel qu’il vient au monde » : « l’élément d’Église primitif et foncier, et qui existe partout sur la terre, c’est chaque personne humaine qui le porte en elle, selon que par nature elle aspire à connaître la Cause de l’être, ainsi qu’à un état d’heureux épanouissement de son être, et selon que, blessée dans sa nature par le péché d’Adam, - à tel point que dans son premier acte de liberté elle ne peut pas choisir le bien (et donc aimer naturellement par-dessus tout le bien subsistant) sans la grâce « naturam sanans », - elle a du même coup, si elle ne se dérobe à la grâce initialement donnée, une soif de Dieu qui est à la fois de nature et de grâce (de grâce, autrement dit « excédant toute nature créée). » Dans cet homme qui a le désir consubstantiel de sauver son être, « toute l’Église est virtuellement présente, -virtuellement et invisiblement. (…) L’Église du Christ existe, elle est là, visible sur la terre, et souverainement réelle, avec tous les moyens de salut qu’elle apporte. Tel homme « né dans les forêts » ou dans quelque tribu primitive ne la connaît pas ; mais par le désir de sauver son être, et de recevoir l’aide de tous les moyens qu’il faut pour cela, qui habite l’homme en question, cette Église réellement existante est tout entière virtuellement présente en lui, virtuellement et invisiblement immanente à sa vie ». [51]
Certes non. La preuve peut en être donnée par les deux rassemblements d’Assise, le 27 octobre 1986 et le 24 janvier 2002.
Il s’agissait, dans les deux cas, de prier pour la paix dans le monde.[1] En 1986, 130 responsables religieux étaient rassemblés appartenant à toutes les communautés chrétiennes et à toutes les grandes religions non chrétiennes y compris les religions traditionnelles africaines et américaines (USA). Le simple fait de réunir des représentants de toutes les religions témoigne du respect[2] que l’Église veut manifester vis-à-vis de toute croyance religieuse, de son importance mais il ne gomme pas les différences et n’a pas empêché le Pape de dire sa foi.
d’emblée, le matin, Jean-Paul II précisa les conditions de ce rassemblement : « Le fait que nous soyons venus ici n’implique aucune intention de chercher un consensus religieux entre nous ou de mener une négociation sur nos convictions de foi. Il ne signifie pas non plus que les religions peuvent être réconciliées sur le plan de l’engagement commun dans un projet terrestre qui les dépasserait toutes. Ce n’et pas non plus une concession au relativisme en matière de croyances religieuses, car tout être humain doit suivre honnêtement sa conscience droite avec l’intention de rechercher la vérité et de lui obéir.
Notre rencontre atteste seulement - et c’est là sa grande signification pour les hommes de notre temps - que, dans la grande bataille pour la paix, l’humanité, avec sa diversité même, doit puiser aux sources les plus profondes et les plus vivifiantes où la conscience se forme et sur lesquelles se fonde l’agir moral des hommes ».[3]
Après la succession des différentes prières, dans son discours final, Jean-Paul II conclut : « A la suite de la dernière prière, la prière chrétienne, dans la série que nous avons tous entendue, je professe à nouveau ma conviction, partagée par tous les chrétiens, qu’en Jésus-Christ, le Sauveur de tous, on peut trouver la vraie paix, « paix pour vous qui êtes loin et paix pour ceux qui sont proches » (cf. Ep 2, 17). (…) Je redis ici humblement ma propre conviction : la paix porte le nom de Jésus-Christ ».[4]
En d’autres circonstances, Jean-Paul II s’est fait le champion du dialogue. On ne compte plus les représentants d’autres religions qu’il a tenu à rencontrer. On sait aussi combien il a soutenu tous les travaux des spécialistes qui tentent d’aplanir, autant que faire se peut, les difficultés et les sujets de discorde.
Certes non. « On pourrait même dire que le relativisme doctrinal, éthique et religieux, du fait qu’il efface les frontières entre le vrai et le faux, le bien et le mal, est non seulement contraire à l’idée de vérité et de valeur, mais aussi à la véritable tolérance : celle-ci considère le dialogue comme le lieu où transparaît la vérité, tandis que le relativisme exclut le dialogue et lui substitue un répertoire d’opinions. Autre chose est faire l’inventaire des opinions existantes, autre chose, entrer dans un dialogue sincère et respectueux de la pensée d’autrui, pour arriver à une vérité plus riche et plus nuancée ».[1]
Dans sa méditation de Lourdes, nous l’avons vu, Jean-Paul II dénonce la « discrimination sociale » comme forme de persécution. Privilégier une religion, empêcher le culte public d’une autre ne sont-ils pas des moyens « subtils » de discrimination ? Mais n’est-ce pas exercer une pression que de vouloir confiner dans la sphère privée une religion qui ne met pas en péril le bien commun de la société ?
De plus, à propos des « autres religions », le distinguo privé-public auquel la doctrine catholique a longtemps tenu, paraît assez artificiel. A preuve, ce qu’en dit l’encyclopédie Vacant publiée in tempore non suspecto, en 1926, et qui s’appuie, en cette matière, sur l’enseignement de Grégoire XVI (Mirari vos, 1832), Pie IX (Quanta cura et Syllabus, 1864) et Léon XIII (Immortale Dei, 1885 ; Libertas praestantissimum, 1888).
Elle rappelle à propos du culte 7 points que je résume en partie:
\1. Nous devons à Dieu un culte privé et un culte public.
\2. Nous avons le droit et devoir d’embrasser le culte catholique et d’adhérer à cette société obligatoire qu’est l’Église catholique.
\3. Comme il est prouvé que la religion catholique est la seule religion voulue par Dieu, les hommes doivent l’embrasser et ne peuvent avoir le droit d’en professer une autre.
\4. Aucun homme n’a le droit ou la faculté morale d’adhérer intérieurement à une religion fausse et ne peut donc avoir le droit d’exercer extérieurement les pratiques de cette religion.
\5. « Aucun souverain ne peut, en aucun cas, et sous aucun prétexte, établir ou sanctionner la liberté des cultes en tant qu’elle serait un droit propre à chaque homme, qui doive être proclamé et affirmé dans toute société bien constituée ».
\6. « Tout souverain est tenu, en théorie, de protéger la vraie religion, dans la mesure de son pouvoir, suivant les exigences des temps et des lieux, de faire en sorte que les adhérents à cette religion ne soient pas troublés dans l’exercice de leur culte ni induits en erreur ».
\7. « Tout en reconnaissant que la religion catholique, seule religion imposée par Dieu, a seule théoriquement un droit naturel absolu au libre exercice, et tout en la proclamant religion de l’État, le législateur civil peut licitement, sous l’empire de motifs suffisants, ne pas empêcher le libre exercice de cultes autres que le culte catholique ». La morale élémentaire étant sauve, évidemment.
Nous avons déjà précédemment étudié ces principes et analysé les raisons du changement de perspective qui a été adopté par l’Église. Mais, il est intéressant de noter les remarques que fait l’auteur de l’article à propos de 3 propositions condamnées par le Syllabus de Pie IX. Il s’agit des propositions 77, 78 et 79:
\77. « A notre époque, il ne convient plus que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion d’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ».
« Ce nonobstant, commente Vacant, il n’est pas défendu de penser qu’il peut se trouver, à notre époque, des contrées où les croyances sont tellement affaiblies et divisées, qu’il ne soit plus possible d’y proclamer la religion catholique comme religion d’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ».
\78. « C’est donc de façon louable que dans certaines régions portant le nom de catholiques la loi a pourvu à ce qu’il soit permis aux immigrants de pouvoir exercer publiquement leurs cultes respectifs ».
« Pourtant, nuance Vacant, il n’est pas interdit par là même de penser que dans certains pays divisés de croyances, non seulement des étrangers, mais encore des indigènes, puissent être admis au libre exercice de leurs cultes, quand la nécessité l’exige ».
\79. « Il est en effet faux que la liberté civile de tous les cultes, de même que le plein pouvoir laissé à tous de manifester publiquement et au grand jour leurs opinions et leurs pensées, conduise plus facilement à corrompre les mœurs et les esprits, et à propager la peste de l’indifférentisme ».
« Et pourtant, fait remarquer Vacant, il n’est pas défendu par là même de penser que, dans certaines circonstances, le libre exercice des divers cultes, de ceux, bien entendu, qui ne heurtent pas de front l’honnêteté et la moralité la plus vulgaire, peut être licitement accordé par un législateur catholique ».
Et le commentateur[1] explique : « En exerçant une neutralité de ce genre, le législateur, loin de violer aucun précepte de la religion catholique, en observe en réalité un autre non moins important, celui, qui lui défend de poser des actes propres à troubler la tranquillité publique, sans profit pour la religion, et peut-être au risque de la compromettre. Sans doute, un gouvernement ne peut pas poser un acte légal quelconque qui favorise directement une religion fausse en tant que fausse ; mais il ne lui est pas défendu de poser, sous l’empire de graves motifs, des actes légaux qui assurent à de faux cultes existants le libre exercice, au même degré (nous ne disons pas au même titre ni de la même façon) qu’au culte catholique, et qui, donnant aux partisans des faux cultes les mêmes droits civils et politiques qu’aux catholiques, les mettent sur le même pied légal au point de vue de l’exercice de leur culte. La doctrine commune doit reconnaître qu’un souverain est tenu, comme personne privée, et comme personne publique, de ne pas confondre l’erreur avec la vérité et de ne pas assimiler un faux culte au vrai culte ; mais accorder, sous l’empire de nécessités suffisantes, à divers cultes la permission légale de s’exercer avec les mêmes garanties civiles n’est point poser là un acte contraire aux principes chrétiens. Cet acte peut même, nous osons le dire, être inspiré par un sentiment catholique, si le souverain le pose pour remplir son devoir et servir la religion, autant qu’il est possible, dans les circonstances difficiles où il se trouve. Lorsque la parité déclarée entre le vrai et les faux cultes ne revêt aucun caractère dogmatique, s’abstenant de donner une approbation explicite ou implicite aux maximes professées par les cultes dissidents mais qu’elle se borne à protéger la personne de ceux qui pratiquent ces cultes, à leur garantir le libre exercice de leur religion, et la jouissance des droits politiques, elle peut, dans certains cas, être légitimement et utilement établie ».
La lecture de ces commentaires nous montre que les moralistes ont été très embarrassés par les prises de position radicales de Grégoire XVI et surtout de Pie IX[2]. Celui-ci notamment, on le voit, n’a pas suffisamment pris en compte, d’une part, la réalité complexe des sociétés modernes[3] et d’autre part, la défense du bien commun et des droits de la personne quelle que soit sa croyance[4].
Il est clair que l’abandon de l’idée de l’État catholique a simplifié la situation. Tout le long développement que nous venons de lire s’articule mieux avec l’affirmation de l’incompétence de l’État en matière religieuse. Et cet ajustement fut d’autant plus facile et nécessaire qu’on ne parle plus de « souverain », personne privée et publique, mais de pouvoir démocratique.
Dans sa très longue analyse du Syllabus, L. Brigué[5] relève, parmi les propositions condamnées, de véritables hérésies qui nient des vérités définies par l’Église comme appartenant au dépôt de la Révélation (sur Dieu, l’Église, le mariage, par exemples) ; mais le Syllabus dénonce aussi des erreurs touchant aux questions de politique religieuse et à la liberté des cultes. « Elles ne sont pas, note l’auteur, aussi directement opposées à la foi » et « rien n’empêche absolument de croire que ces propositions ne puissent être un jour, dans un ordre de choses différent, interprétées avec moins de rigueur »[6]. Enfin, s’ajoutent dans ce catalogue d’erreurs, des propositions qui sont simplement historiquement fausses[7].
Ajoutons à cela, comme Brigué le souligne, que le document utilise des sources différentes et que sa rédaction fut assez libre. On ne peut dire « qu’elle fut toujours parfaite ». On peut déplorer des « répétitions » et, plus gravement, « un manque de clarté dans l’expression ».
« Somme toute, conclut-il, il ne faut pas condamner les théologiens qui ont attribué au recueil une autorité suprême. Les arguments qu’ils développent ne laissent pas d’avoir quelques probabilités. Il ne leur est pas permis, toutefois, d’imposer leur manière de voir à ceux qui sont d’un autre avis. Il paraît plus vrai d’admettre, en effet, que Pie IX n’a pas voulu se servir, en cette circonstance, de son magistère infaillible ».
Plus récemment, à l’annonce de la béatification de Pie IX, le 3 septembre 2000, une mise au point semblable a été publiée. On y lit que « les affirmations du Syllabus concernant la doctrine de la foi s’inscrivent dans la tradition constante de l’Église et ont été a maintes reprises confirmées par la suite, notamment par Vatican II. Toute la problématique évoquée au sujet des rapports entre la foi et la raison, entre le droit naturel et le droit positif, entre la liberté et la vérité est restée foncièrement la même entre le Syllabus et Vatican II, le concile et l’Église de l’année jubilaire ». Toutefois, le Syllabus « a conféré une valeur absolue à des propositions circonstanciées ». Dès lors, « l’approche doctrinale du Syllabus ne peut se réaliser que doublée d’une approche historique. Cette double approche est indispensable pour aider le lecteur contemporain à différencier rapidement les affirmations qui relèvent des principes immuables de la foi, et celles qui sont relatives aux conditions spécifiques de la vie de l’Église dans la deuxième moitié du XIXe siècle ».[8]
On peut aussi ajouter que le Syllabus est un document de condamnation et non un exposé de la foi. En retournant la proposition condamnée, on n’a pas nécessairement la proposition catholique.
De plus, s’il faut le lire dans le contexte historique de l’idéologie condamnée, il faut aussi tenir compte de l’éclairage de l’encyclique Quanta cura qu’il accompagne, en se référant aux textes d’où sont tirées les propositions condamnées et sous l’éclairage positif de la constitution dogmatique Dei Filius (concile Vatican I) et, pourquoi pas, de l’enseignement de Léon XIII puisque c’est lui, encore cardinal Pecci, qui eut sans doute, le premier, l’idée de ce syllabus.
Dans son homélie lors de la béatification de Pie XI, de Jean XXIII, de Mgr Tommasio Reggio, du P. Chaminade et de Dom Marmion, Jean-Paul II fit remarquer : « La sainteté vit dans l’histoire et aucun saint n’est soustrait aux limites et aux conditionnements qui sont le propre de notre humanité. Quand elle béatifie l’un de ses enfants, l’Église ne célèbre pas des choix historiques particuliers qu’il a accomplis, mais plutôt elle le propose à l’imitation et à la vénération à cause de ses vertus, à la louange de la grâce divine qui resplendit en celles-ci ».[9]
Que retenir de ce long parcours sinueux ?
Que l’État est historiquement antérieur à l’Église, que chacun naît d’abord citoyen et devient ensuite, éventuellement, chrétien.
Que l’Église a renoncé à son pouvoir temporel qui l’a encombrée pendant des siècles[1].
qu’elle a renoncé aussi à la notion d’État confessionnel. L’État est déclaré laïc dans le sens qui a été défini. En effet, « le rôle de l’État n’est pas de remplacer la conscience humaine, mais d’assurer les conditions d’existence nécessaires à son exercice. En ce sens, la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».[2]
Que l’Église n’a pas changé de perspective par opportunisme ou par nécessité. Elle appuie sa position par un développement doctrinal sérieux et sincère[3].
qu’enfin, « à l’ère démocratique, le pape n’agit plus sur les États, mais sur la société, le peuple, le civis christianus. Mais il le fait avec la même insistance avec laquelle, du temps de l’État confessionnel fermé, il s’adressait à la conscience du monarque catholique et lui rappelait ses devoirs ».[4]
De son côté, l’Église attend de l’État qu’il exerce sainement sa laïcité en respectant la nature et la fonction de l’Église bien redéfinies au concile Vatican II, en respectant sa propre nature et sa propre fonction.[5]
En effet, nous allons devoir mobiliser ici tous nos souvenirs et nous rappeler ce qui a été dit de l’égalité foncière de tous les hommes, de leurs droits, de la démocratie, de la source de l’autorité et de la « saine laïcité » de l’État.
C’est ici aussi que va apparaître le sens de cet « ordre moral objectif » dont l’État est le gardien et qui limite le droit à la liberté religieuse, comme il a été dit et répété dans nombre de textes cités précédemment.
Nous allons enfin, à cet endroit de la réflexion, sentir très précisément ce qui sépare, d’une manière apparemment irréductible, la vision chrétienne et la conception en vogue dans les démocraties libérales.
Autrement dit, c’est ici très précisément que, sur le plan politique, chacun devra choisir son camp.
Comme nous l’avons vu, l’autorité est nécessaire dans une société ordonnée et développée. Certes, quelques rares sociétés archaïques furent des sociétés sans chef. Ce fut le cas dans les anciennes sociétés esquimaux, aborigènes ou islandaise mais on a constaté que ces structures subissaient l’influence de fortes personnalités ou, tout simplement, des plus habiles à la parole.
Pour Chantal Delsol que nous suivrons ici,[1] l’autorité qui se prévaut toujours d’une certaine supériorité liée à des qualités objectives, ne peut être légitime que de trois manières.
C’est l’autorité de celui qui protège ou de celui qui sait. Platon a développé cette conception qui sera reprise par Cicéron et incarnée à travers les siècles par les monarques absolus ou éclairés et, à l’époque contemporaine par les gouvernements totalitaires qui se disent volontiers scientifiques et les gouvernements technocratiques.
Cette autorité repose sur une inégalité naturelle et a tendance à infantiliser le gouverné. Ne parle-t-on pas de gestion « paternaliste » ? Elle débouche presque nécessairement sur la tyrannie puisqu’elle s’adresse à des incapables ou à des ignorants[1]. Comme l’avait noté, non sans un certain pessimisme, le philosophe Alain, « la tyrannie sera toujours raisonnable, en ce sens qu’elle cherchera toujours des spécialiste (…). Et la raison, au rebours, sera toujours tyrannique, parce que l’homme qui sait ne supportera jamais le choix et la liberté dans l’homme qui ne sait pas. Ainsi le tyran et le savant se trouvent alliés par leur essence, et ce qu’il y a de plus odieux se trouvera de mieux en mieux joint à ce qu’il y a de plus respecté »[2].
C’est l’autorité de celui qui jouit d’un don, d’un charme, d’une « supériorité indéfinissable », de celui aussi qui semble répondre à un « appel » de grandeur, qui invite à aller plus loin. C’est le sorcier ou le prophète, c’est De Gaulle mais aussi Napoléon et les leaders fascistes.
Autorité dangereuse certes car elle fait appel plus à l’émotion, à la passion qu’à la raison. Autorité aussi passagère que la vie du leader exceptionnel.
La démocratie refuse de faire une différence de nature entre gouvernés et gouvernants. Tous les citoyens sont égaux. L’autorité ne peut donc plus, en principe, s’appuyer sur une supériorité intrinsèque. L’homme « quelconque » investi du pouvoir ne pourra fonder son autorité que sur « la réalisation d’un projet de la raison, rendue possible par la relation du commandement et de l’obéissance »[1].
En fait, sans gommer pour autant l’importance du gouvernant, c’est la loi, pour ainsi dire qui fait autorité.
Même Platon attaché à l’idée d’un roi, père de famille et philosophe prévoit que s’il est impossible de trouver le sage digne de gouverner, il faut s’en remettre à la loi pour « échapper à la fois à l’incompétence populaire et à l’arbitraire du despote »[2].
Ce gouvernement par la loi établit l’état de droit qui est considéré comme un des piliers essentiels de la démocratie.
Le gouvernement exercé par le « père », le « savant » ou le « leader charismatique », repose sur un certain pessimisme puisque les gouvernés sont considérés comme incapables, incompétents, égoïstes, trop « petits », l’état de droit est résolument optimiste, fondé sur l’idée d’égalité entre les hommes[3]. Ce gouvernement fondé sur la raison exige qu’on s’efforce de rendre raisonnables, capables de raisonner, le plus grand nombre d’hommes. Nous avons vu précédemment ce lien nécessaire entre la démocratie et l’éducation.
Gaston Fessard va plus loin. Il ne se contente pas de décrire les différents types d’autorité, il s’efforce de montrer la nécessité d’un enchaînement entre eux. Pour lui, l’autorité, à l’origine, est toujours une autorité de fait, un pouvoir « qui s’impose à autrui indépendamment de toute consécration juridique »[1]. Quelqu’un s’impose comme chef parce qu’il a de l’autorité, qu’il jouit d’une certaine force, qu’elle soit paternelle, militaire ou, de nouveau, charismatique. Dans la société politique, cette autorité de fait est plus ou moins nettement liée originellement à la société familiale.
L’autorité de fait qui subsiste dans les États modernes sous forme de police et d’armée a pour objet de protéger le bien de la communauté, c’est-à-dire l’ensemble des richesses matérielles et immatérielles de la communauté. Mais cette autorité appuyée sur une force ne peut seule créer le droit.
L’autorité de droit qui va nous retenir ici, est appelée par la crainte de la mort qui « réalise la liaison initiale du pouvoir de fait et du pouvoir de droit »[2] .
L’essence de l’autorité, c’est le vouloir de sa propre fin dans la réalisation du bien commun. Une fois encore, le modèle familial avec lequel toute société nourrit quelque connivence, nous aide à le comprendre. L’autorité parentale, nous l’avons vu, ne se justifie que par la croissance des membres de la communauté ou, autrement dit, le bien commun. L’éducation accomplie, l’autorité parentale n’est plus nécessaire. Sa subsistance serait un abus. De même, toute autorité de fait, dans la société globale, comme médiatrice du bien commun, exige que le pouvoir « ne se replie pas égoïstement sur sa propre domination, mais s’ouvre à l’universalité du droit. Faute de quoi, le pouvoir de fait reste simplement celui de la force, et dans la mesure où il rejette positivement cet appel de l’universel, il se change immédiatement en tyrannie. (…) Refuser de tendre au droit, c’est pour le pouvoir de fait étouffer du même coup la légitimité incluse virtuellement dans sa force, comme le germe dans l’œuf (…) ».[3]
Comme l’autorité de fait tend à se transformer en autorité de droit, le bien de la communauté s’universalise en Communauté de Bien. Cette communauté du bien, c’est « la participation illimitée à tout bien possible qui lui est reconnue sous forme de « droits ».[4]
Autrement dit, si dans un premier temps, le chef s’impose de fait, il faut, à un moment donné, que ce chef soit reconnu et que dans le même mouvement, il reconnaisse les autres et leurs droits. L’État de droit est celui qui est reconnu par ses membres et qui les reconnaît à son tour. L’autorité ainsi s’humanise dans un droit réciproque pour échapper ) la tyrannie. G. Fessard rejoint ici Ch. Delsol. Et toute la pensée politique contemporaine s’accorde à considérer l’État de droit comme le fondement de tout régime démocratique, comme le rempart contre l’arbitraire. Comme le dit la Constitution fédérale de la Confédération suisse : « le droit est la base et la limite de l’activité de l’État »[5].
Reste à savoir de quoi est fait ce droit, quelle est la nature de la loi qui, dans un certain sens, fait autorité, fonde et limite l’activité de l’État.
On peut définir ici le droit comme « un ensemble de règles d’action destinées à mettre de l’ordre dans les relations entre les hommes »[1]. Il ne s’agit donc plus, à proprement parler, des droits que les hommes possèdent, c’est-à-dire des pouvoirs moraux que nous avons étudiés dans le premier tome mais il y a, comme nous le verrons, une relation entre le droit ou les lois, si l’on préfère, et les droits de la personne.
Mais, comme le fait remarquer John Witte[2], si le droit est bien « l’ensemble des normes qui régissent la vie en société », le droit inclut aussi bien les préceptes moraux, les lois de l’État, les règles commerciales ou familiales, les coutumes ou encore les lois de l’Église ! Il faut donc préciser, vu l’objet particulier qui nous intéresse ici et dire que le droit « consiste en un ensemble de normes édictées par l’autorité politique et en leur mise en œuvre par ceux qui sont soumis à sa juridiction ». On considère aujourd’hui, en occident, que l’instauration du droit est la tâche de l’État.
Dès lors, plusieurs questions se posent. En a-t-il toujours été ainsi ? Quelles sont les sources du droit et quelle est sa valeur ?
Avant l’apparition de l’écriture, les règles de vie sont transmises oralement et souvent liées à une spiritualité. Ainsi, par exemple, « dans toutes les sociétés dépourvues d’écritures, les proverbes constituent un code social ; ils véhiculent des normes impératives qui inspirent et orientent la conduite des membres de la société. Pour un Citoyen, il n’y a rien de plus souhaitable que de connaître l’éventail de ses droits et obligations. De l’application adéquate de ceux-ci découle une sagesse qui garantit l’équilibre indispensable à l’existence d’un minimum de solidarité »[1]. Plus simplement encore, ce sont les coutumes et les traditions qui font les « lois » sans s’appuyer sur des institutions spéciales et indépendantes ou sur des décrets qui prévoiraient et puniraient toute transgression. L’ordre qui garantit la cohésion et la survie du groupe repose sur le principe de réciprocité (donnant-donnant), sur la publicité des actions, l’appréciation rationnelle par les personnes elles-mêmes des causes et effets des prescriptions, sur le désir de bien faire ou de paraître[2].
Ces « législations » civiles peuvent être fort développées et perçues comme distinctes des règles imposées par la morale, les convenances, les arts, les métiers, la religion. Ces lois, « loin d’être rigides, absolues ou imposées au nom d’une divinité, sont maintenues par des forces purement sociales, envisagées comme rationnelles et nécessaires, comme élastiques et susceptibles d’adaptation »[3]. Toutefois, on constate, dans ces sociétés, que le mythe joue un grand rôle. Le mythe, qu’il ne faut pas confondre avec le conte ou la légende, « postule une réalité primitive et constitue une justification par les précédents ». Sa fonction « consiste à renforcer la tradition, à lui conférer un prestige et une valeur plus grande, en la faisant remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d’un caractère plus surnaturel ».[4]
C’est une loi très ancienne dont on trouve un écho dans la Bible[1] et qui aujourd’hui encore hante les esprits et marque les mœurs en bien des endroits[2]. Cette loi de vengeance, très élémentaire témoigne, malgré sa sauvagerie primaire, d’une volonté d’affirmer le droit à la vie pour les membres du clan, de la tribu ou de la famille. Et, une fois de plus, cette loi, du moins dans la Genèse, est aussi la volonté du Seigneur.
[3]
Cette loi, évoquée en plusieurs endroits de la Bible comme venant aussi de Dieu, marque un progrès d’humanisation par rapport à la précédente. En effet, la proportion de la peine n’est plus de 7 pour 1 ou de 77 pour 7 mais de 1 pour 1. Le but de cette loi est de protéger les hommes contre les appétits excessifs de vengeance. Non seulement cette loi, qui n’est pas systématique, instaure, quand c’est possible, une égalité entre le préjudice et la peine[4] mais elle reconnaît aussi l’égalité des conditions puisqu’elle tend à ne faire acception de personne[5]
Il y a, dans l’Ancien Testament, plusieurs codes. Le plus célèbre est le décalogue (Ex 20, 2-17 ; Dt 5, 6-21), auquel s’ajoutent le code de l’alliance (Ex 20, 22 ; 21, 1-37 ; 22, 1-30 ; 23, 1-25), le code deutéronomique (Dt 12 à 26 et le discours de Moïse 27, 15-26) et le code de sainteté (Lv 17 à 25).
Dans les traductions françaises de ces textes, on emploie très souvent le mot droit (corps de lois ou droit du sujet) mais, dans le texte hébreu, différents mots sont employés suivant leur origine religieuse, morale ou juridique[6]. Dans ces différents codes, en effet, sont mêlés le juridique, le moral et le religieux qui est l’élément fondamental. En fait, toutes les règles viennent de Dieu.
Toutefois, comme le Seigneur respecte la liberté de l’homme, celui-ci doit répondre librement aux offres d’alliance que Dieu lui adresse. Ainsi, Moïse, parlant au nom du Seigneur, s’adresse à Israël en ces termes : « Regarde, je te présente aujourd’hui la vie avec le bonheur, et la mort avec le malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd’hui, si tu aimes le Seigneur ton Dieu, si tu marches dans ses voies, si tu observes ses commandements, ses lois et ses préceptes, alors tu vivras et tu te multiplieras, et le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. Mais si ton cœur se détourne, si tu n’obéis point, si tu te laisses entraîner à te prosterner devant d’autres dieux et à les adorer, je te déclare aujourd’hui que vous périrez certainement (…). Je prends aujourd’hui à témoin le ciel et la terre contre vous : j’offre à ton choix vie et mort, bénédiction et malédiction. Choisis donc la vie, afin de vivre avec ta postérité, à la condition d’aimer le Seigneur ton Dieu, d’obéir à sa voix et de lui demeurer attaché (…). »[7] Avec plus de netteté encore, Josué offre le choix à Israël: »« Maintenant donc, craignez le Seigneur et servez-le en toute droiture et fidélité. Eliminez les dieux qu’ont servis vos pères au-delà du Fleuve ainsi qu’en Égypte, et servez le Seigneur. Toutefois, s’il vous déplaît de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir, soit les dieux qu’ont servis vos pères au-delà du Fleuve, soit les dieux des Amorrites dont vous habitez le pays. Mais moi et ma maison, nous servirons le Seigneur ». Le peuple répondit : « Loin de nous la pensée d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! ». (…) C’est ainsi que Josué conclut en ce jour-là un accord avec le peuple et lui donna à Sichem, des lois et des prescriptions. Josué consigna cela dans le livre de la loi de Dieu. Il prit ensuite une grande pierre et l’érigea là, sous le chêne qui était dans le sanctuaire du Seigneur. Il dit à tout le peuple : « Voici une pierre qui servira de témoin contre nous, car elle a entendu toutes les paroles que le Seigneur nous a dites ; elle servira de témoin contre vous, afin que vous n’abandonniez pas votre Dieu. » »[8]
Texte très intéressant parce que le peuple est, pourrait-on dire, démocratiquement sollicité de choisir, dans un acte de liberté religieuse, le fondement divin de son droit. Droit consacré alors par une mémoire de pierre, témoin durable de l’accord passé. Le peuple a choisi la pierre d’angle et le caractère de son droit mais ses décrets ne sont plus à discuter.
Shmuel Trigano commente ces textes et bien d’autres en confirmant que « les lois (…) sont comme l’habitation de Dieu ou d’autrui, habitation de l’un parmi les hommes. Israël n’est Israël en somme qu’en vertu de ses lois. (…) Au cœur de la nation, il y a un texte, fondement de son institution dans le passage. (…) L’État (…) n’a pas de maîtrise sur la loi. Roi comme sanhédrin sont au-dessous de la loi. Aucune loi de majorité ne peut modifier la loi, mais elle décide de sa jurisprudence. »[9]
On trouve ici et des petits textes[1] qui témoignent d’un souci de justice mais aussi des codes qui parfois peuvent être très développés comme celui , très célèbre, d’Hammourabi.
Il régna à Babylone de -1792 à -1750. Il publia un « code » gravé dans une stèle de basalte noir. On y découvre 282 lois. Dans l’introduction, Hammourabi déclare qu’il a été appelé par les dieux « pour promouvoir le bien-être des gens, pour faire prévaloir la justice dans le pays, pour anéantir le méchant et le mauvais et pour que le fort n’opprime pas le faible »[2].
A plusieurs reprises, il est rappelé que le pouvoir royal a été octroyé par les dieux et Hammourabi se présente comme « roi de justice, à qui Shamash[3] a octroyé la vérité ». Clairement, Hammourabi veut donner à ses lois une garantie divine. Ce n’est pas par hasard si, au sommet de la stèle, on voit Hammourabi recevoir d’un dieu le cercle et le bâton, insignes du pouvoir royal. Par le fait même, les lois sont valables dans tout le pays et à travers le temps : « Que le roi qui apparaîtra dans le pays observe les paroles de justice que j’ai écrites sur ma stèle ».
Dans l’ancien Orient, Hammourabi n’est pas le seul législateur même si son œuvre législative l’emporte de loin par son ampleur. Dans les autres textes de lois retrouvés[4], comme dans les lois d’Hammourabi, il s’agit de lutter contre le mal, la violence en particulier et de rendre justice à ceux qui ont été lésés ou maltraités.
Là aussi, petit à petit, l’idée de justice fait son chemin. On se plaît à évoquer le poète Hésiode qui, au VIIIe siècle av. J.-C., distingue les rois « qui rendent de droits jugements » et « ceux qu’accaparent la démesure et les actes funestes ».[5] Mais le véritable progrès apparaît, ici comme ailleurs, avec la loi écrite moins facile à détourner que le droit coutumier. C’est le célèbre Dracon qui en eut l’initiative, à Athènes, en 621 av. J.-C.. Son code très sévère n’a pas laissé un souvenir aussi positif que l’œuvre du sage Solon[6] qui entreprit une vaste réforme judiciaire, sociale et politique. Elle marque une étape importante dans la fondation de la démocratie athénienne. Aristote lui consacra plusieurs pages[7] et soulignera, entre autres, son action en faveur des pauvres dépouillés de leurs terres par les grands propriétaires nobles et menacés d’esclavage à cause de leur endettement. Il cite longuement Solon : « Oui, le but pour lequel j’ai réuni le peuple, me suis-je arrêté avant de l’avoir atteint ? Elle peut mieux que tout autre m’en rendre témoignage au tribunal du temps, la vénérable mère des Olympiens, la Terre noire, dont j’ai alors arraché les bornes enfoncées en tout lieu ; esclave autrefois, maintenant elle est libre. J’ai ramené à Athènes, dans leur patrie fondée par les dieux, bien des gens vendus plus ou moins justement, les uns réduits à l’exil par la nécessité terrible, ne parlant plus la langue attique, tant ils avaient erré en tous lieux ; les autres ici même subissant une servitude indigne et tremblant devant l’humeur de leurs maîtres, je les ai rendus libres. Cela, je l’ai fait par la force de la loi, unissant la contrainte et la justice ; et j’ai suivi mon chemin, jusqu’au bout comme je l’avais promis. J’ai rédigé des lois égales pour le bon et pour le méchant, fixant pour chacun une justice droite. Si un autre que loi avait pris l’aiguillon, un homme pervers et avide, il n’aurait pu retenir le peuple. Car, si j’avais voulu ce qui plaisait alors aux ennemis du peuple ou encore ce que leurs adversaires leur souhaitait, la cité fût devenue veuve de bien des citoyens. C’est pourquoi, déployant toute ma vigueur, je me suis tourné de tous côtés, comme un loup au milieu d’une meute de chiens ».[8]
Au Ve siècle, Euripide[9] fera l’éloge de la démocratie en ces termes : « Notre cité n’est pas au pouvoir d’un seul homme : elle est libre. Son peuple la gouverne : tour à tour, les citoyens reçoivent le pouvoir, pour un an. Elle n’accorde aucun privilège à la fortune. Le pauvre et le riche y ont des droits égaux ».
Même écho chez Thucydide : « Elle a reçu le nom de démocratie parce que son but est l’intérêt du plus grand nombre, et non d’une minorité. Pour les affaires privées, tous sont égaux devant la loi grâce à Solon, mais la considération ne s’accorde qu’à ceux qui ont du mérite. Effectivement, c’est le mérite personnel et non l’appartenance sociale qui fraye les voies des honneurs. Aucun citoyen capable de servir la patrie n’en est empêché par sa condition de pauvre. Libres dans notre vie publique, nous sommes pleins de soumission envers les autorités établies, ainsi qu’envers les lois de la cité, surtout celles qui ont pour objet la protection des faibles ».[10]
[11]
Dans de ses lettres, Platon explique comment son projet politique est né et quelle est son orientation : « ...au sujet de tous les États existant à l’heure actuelle, je me dis que tous, sans exception, ont un mauvais régime ; car tout ce qui concerne les lois s’y comporte de façon quasi incurable, faute d’avoir été extraordinairement bien préparé sous de favorables auspices ; comme aussi force me fut de me dire, à l’éloge de la droite philosophie, que c’est elle qui donne le moyen d’observer, d’une façon générale, en quoi consiste la justice tant dans les affaires publiques que dans celle des particuliers. Or, les races humaines ne verront pas leurs maux cesser, avant que, ou bien ait accédé aux charges de l’État la race de ceux qui pratiquent la philosophie droitement et authentiquement, ou bien que, en vertu de quelque dispensation divine, la philosophie soit réellement pratiquée par ceux qui ont le pouvoir dans les États ».[12] Tout le projet développé dans la République se trouve dans cet extrait. Seul le philosophe ou le roi-philosophe peut gouverner sagement parce que lui seul est apte à réaliser la justice dans la Cité. Cette aptitude lui vient de la capacité qu’il a de connaître la justice en soi : « il faut (…) appeler philosophes, écrit-il, ceux qui s’attachent en tout à l’essence, et non amis de l’opinion ». « Nous dirons (…) de ceux qui regardent la multitude des belles choses, mais ne voient pas la beauté en soi et sont incapables de suivre celui qui voudrait les amener jusqu’à elle, qui regardent la multitude des choses justes, mais ne voient pas la justice en soi, et ainsi du reste, nous dirons d’eux qu’ils n’ont sur toutes choses que des opinions, mais que des objets de leurs opinions ils n’ont aucune connaissance. (…) Mais que dire de ceux qui contemplent les choses en soi et toujours identiques à elles-mêmes ? Ne s’élèvent-ils pas jusqu’à la connaissance, au lieu de s’en tenir à l’opinion ? (…) Nous dirons donc que ceux-ci embrassent et aiment les choses qui sont l’objet de la science, et ceux-là celles qui sont l’objet de l’opinion ».[13]
La science acquise par les philosophes leur permettront de fonder leur gouvernement sur des principes objectifs et universels car ces philosophes, « regardant la justice comme la chose la plus importante et la plus nécessaire, se mettront à son service, la feront fleurir et organiseront selon ses lois leur cité (…) »[14].
A ceux qui, avec bon sens, font remarquer que cet État idéal n’existe pas, Platon, par l’entremise de son personnage Socrate, répond : « il y en a peut-être un modèle dans le ciel pour qui veut le contempler et régler sur lui son gouvernement particulier ; au reste peu importe que cet État soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser, c’est de celui-là seul, et de nul autre qu’il suivra les lois ».[15]
Platon précisera sa pensée dans Les Lois. Décrivant là, à travers le « mythe de l’âge d’or », le règne de Cronos, le dieu législateur qui assurait aux hommes « une extrême félicité », une « bienheureuse existence », « l’abondance sans bornes » et « la spontanéité », l’Athénien qui, dans ce dialogue, représente le philosophe déclare : « Ce que nous enseigne (…), même à présent, cette tradition, qui est empreinte de vérité, c’est que tout État qui, pour le régir, aura, non point un Dieu, mais quelque mortel, n’offre aux citoyens aucun moyen d’échapper à leurs maux non plus qu’à leurs tracas ; mais au contraire son sens est que nous devons mettre tout en œuvre pour imiter le genre de vie qui existait au temps de Cronos, et que, pour autant qu’en nous il y a d’immortalité, nous devons, en obéissant à ce principe, administrer, aussi bien dans la vie publique que dans la vie privée, nos demeures comme nos Cités, donnant le nom de loi, nomos, à ce qui est une détermination fixée par la raison, noos[16]. Mais que chez un homme, maître unique, que dans un gouvernement du petit nombre, que dans un gouvernement populaire il y ait une âme tendue vers les plaisirs et les convoitises, avide de s’en emplir mais impuissante à les garder, en proie à une maladie cruelle, sans fin ni rémission ; que l’homme dont telle est l’âme vienne à avoir l’autorité, soit sur l’État, soit sur un simple particulier, en foulant aux pieds les lois, alors c’est ce qu’à l’instant je disais, il n’y a pas de moyen de salut ».
L’Athénien reprend alors, dans un discours aux citoyens, l’ensemble de la leçon : « la Divinité qui, suivant l’antique tradition, tient en mains le commencement, le milieu et la fin de tout ce qui existe, en réalise, par la droite voie de Nature, la complète révolution. Toujours elle est suivie de près par Justice, qui venge la loi divine en châtiant ceux qui s’en écartent : Justice, que suit en s’attachant humblement, posément, ses pas celui qui veut mener une vie heureuse_ (…). » Que doit faire dès lors l’homme raisonnable ? Il doit faire « cortège à la Divinité ». Suivant « l’antique maxime que le semblable sera cher à son semblable, si celui-ci est dans la juste mesure », le sage « sera cher à la Divinité, puisqu’il lui ressemble ». Imitant Dieu, « mesure de toutes choses », le sage a des « obligations d’inspiration divine » (devoirs envers les parents, les enfants, les proches, les concitoyens, les hôtes) et, à ce niveau, « c’est le détail des lois elles-mêmes qui, en persuadant certaines choses, en réprimant par la force et les pénalités certains caractères qui ne cèdent pas à la persuasion, achèvera sur ces points, pourvu que les dieux nous aident de leurs avis, la félicité, l’heureuse condition de la Cité ».[17]
Dans les livres XI et XII des Lois, Platon offrira un projet très détaillé de législation idéale.
Retenons, en tout cas, la volonté, pour mettre fin aux désordres des Cités, d’appuyer le gouvernement des hommes sur des réalités immuables qui les dépassent et doivent les éclairer, de donner le pouvoir à celui qui connaît ces réalités supérieures, valeurs en soi, qui éclaireront la législation. La loi divine doit inspirer la législation par l’entremise d’un homme désintéressé, qui est guidé par sa raison et non par ses appétits.
[18]
Disciple de Platon, Aristote va développer une pensée originale qui va mettre en question un certain nombre d’éléments essentiels de la philosophie de son maître. Ainsi, Aristote critiquera l’État platonicien jugé utopique.
Même s’il parle, comme Platon, du juste en soi, de l’essence de la justice ou de la législation idéale, Aristote réfléchit aussi en sociologue. Il examine les législations concrètes pour ensuite discerner le juste et le souhaitable. C’est pourquoi Aristote rédigea une collection de 158 traités où il exposait les institutions politiques d’un grand nombre d’États[19]. Mais seule la Constitution d’Athènes nous est parvenue presque en entier. Aristote y décrit les 11 premières constitutions d’Athènes avant de présenter plus en détail la constitution en vigueur de son vivant.
« ...il est clair qu’en matière de constitution (…), il appartient à la même science d’étudier quelle est la forme idéale et quel caractère elle présentera pour être la plus conforme à nos vœux si aucune circonstance extérieure n’y met obstacle, quelle est aussi celle qui s’adapte aux différents peuples et à quels peuples (…) ; la même science étudiera encore une troisième forme de constitution dépendant d’une position de base (…).
En dehors de tout cela, il faut connaître encore la forme de constitution qui s’adapte le mieux à tous les États en général, puisque la plupart des auteurs qui ont exposé leurs vues sur l’administration des cités, même si par ailleurs ils s’expriment avec justesse, n’en font pas moins fausse route dans le domaine de la pratique. On doit, en effet, considérer non seulement la constitution idéale mais encore celle qui est simplement possible, et pareillement aussi celle qui est plus facile et plus communément réalisable par tous les États. »[20]
Quels sont les principes fondamentaux qu’établit le philosophe sur la base de son observation ?
Quand Aristote tente de définir l’essence de l’homme, il ne la présente pas comme une Idée ainsi que faisait son maître Platon : « Il apparaît comme impossible que l’essence soit séparée de ce dont elle est essence ; comment donc les Idées, qui sont les essences des choses, seraient-elles séparé&es des choses ? »[21]. Le concept ne contient la réalité qu’il désigne qu’en puissance. L’essence d’homme, par exemple, n’existe en acte qu’incarnée dans un homme particulier. « On serait bien embarrassé, dit-il encore, de préciser l’utilité que retirerait un tisserand ou un charpentier de la connaissance de ce Bien en soi et dans quelle mesure la contemplation de cette Idée faciliterait la pratique de la médecine ou de la stratégie. Ce n’est pas non plus de cette façon que le médecin, de toute évidence, considère la santé ; il n’a d’attention que pour la santé de l’homme ou, mieux même, de tel homme en particulier. »[22]
Comment Aristote définit-il l’essence de l’homme ?
Il met en avant deux éléments : l’homme est un être vivant possédant la parole et un animal politique. Autrement dit, l’homme n’est vraiment homme, explique Virginie Mayet, « que s’il vit sous le règne de la loi (par opposition à l’autorité d’un maître). L’humanité est donnée à l’homme en puissance, il doit ensuite la faire passer à l’acte et cela passe par une participation à la vie politique de la Cité. La parole prend alors une dimension fondamentale, elle permet à la Cité d’exister. Ainsi, pour vivre hors de la Cité, « il faut être soit une bête soit un dieu ».[23]
Voyons cela plus en détail.
L’homme est naturellement social, raisonnable et moral. « La Cité est une réalité naturelle, et l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité (animal politique) : celui qui est sans cité est, par nature et non par hasard, un être dégradé ou supérieur à l’homme (…). Seul d’entre les animaux, l’homme a la parole. Sans doute les sons de la voix expriment-ils la douleur et le plaisir ; aussi les trouve-t-on chez les animaux en général : leur nature leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir et de se les manifester entre eux. Mais la parole (logos), elle, est faite pour exprimer l’utile et le nuisible et par suite le juste et l’injuste. Tel est, en effet, le caractère distinctif de l’homme en face de tous les autres animaux : seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité »[24]. « Il est évident que la cité existe par nature et qu’elle est antérieure à chaque individu ; en effet, si chacun isolément ne peut se suffire à lui-même, il sera dans le même état qu’en général une partie à l’égard du tout ; l’homme qui ne peut pas vivre en communauté ou qui n’en a nul besoin, parce qu’il se suffit à lui-même, ne fait point partie de la cité ; dès lors, c’est un monstre ou un dieu. La nature est donc à l’origine de l’élan qui pousse tous les hommes vers une telle communauté ; mais le premier qui la constitua fut cause de très grands biens. Si l’homme, en effet, à son point de perfection, est le meilleur des êtres, il est aussi, quand il rompt avec la loi et avec le droit, le pire de tous. L’injustice la plus intolérable est celle qui possède des armes ; or l’homme est naturellement pourvu d’armes au service de la prudence morale et de la vertu, mais il peut en user précisément pour des fins opposées. Aussi est-il, sans la vertu l’être le plus impie et le plus féroce, le plus bassement porté vers les plaisirs de l’amour et du ventre. La vertu de justice est une valeur politique ; or c’est l’exercice de la justice qui détermine ce qui est juste ».[25]
Un sentiment naturel, inné, nous porte donc vers les autres. C’est ce qu’Aristote appelle la philia, ou amitié, dans un sens large que Léon XIII, par exemple, emploiera encore[26]. Toutefois, cette philia, notons-le, n’est pas instinctive. C’est ce que veut indiquer Aristote en précisant que les sons de la voix, chez l’homme, sont des paroles[27]. Cette philia est d’ailleurs un bien à poursuivre : « l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié ; aussi dit-on que la vertu est utile, car il est impossible à ceux qui sont injustes les uns avec les autres, d’être amis entre eux »[28]. Pour Aristote comme pour Platon, la vie en société est finalisée[29]. Platon parlait du Bien, Aristote, plus concrètement, parlera de la « vie bonne » comme fin de la société. « ...Les hommes ne s’associent pas en vue de la seule existence matérielle, mais plutôt en vue de la vie heureuse (car autrement une collectivité d’esclaves ou d’animaux serait un État, alors qu’en réalité c’est là une chose impossible, parce que ces êtres n’ont aucune participation au bonheur ni à la vie fondée sur une volonté libre), et ils ne s’associent pas non plus pour former une simple alliance défensive contre toute injustice, et pas davantage en vue seulement d’échanges commerciaux et de relations d’affaires les uns avec les autres »[30]. Une cité « se réalise entre groupements de familles ou entre villages pour une vie achevée et suffisante à elle-même, autrement dit pour une vie heureuse et honnête. C’est donc en vue d’actions droites que doit s’instituer la communauté politique, mais nullement en vue de la vie en commun »[31]. « Toute cité est une sorte de communauté, et (…) toute communauté est constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue d’obtenir ce qui leur paraît comme un bien que tous les hommes accomplissent toujours leurs actes) ; il en résulte clairement que, si toutes les communautés visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe tous les autres, vise aussi, plus que les autres, un bien qui est le plus haut de tous. Cette communauté est celle qui est appelée cité, c’est la communauté politique ».[32] « La société formée par plusieurs agglomérations constitue l’État politique, société parfaite puisqu’elle en est au point de se suffire absolument à elle-même. Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, elle atteint finalement la possibilité de vivre bien ».[33] Et il est clair, comme dit plus haut, que le bien dont parle Aristote, « ce n’est plus l’Idée du Bien, qui a raison de Modèle. C’est le Bien lui-même, en tant qu’il a raison de Fin »[34].
L’État, chez Aristote, a donc une fin morale : « La communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien »[35]. Plus précisément encore : « Tous les États qui (…) se préoccupent d’une bonne législation, portent une attention sérieuse à ce qui touche la vertu et le vice chez les citoyens ».[36] Dans l’Ethique à Nicomaque, traitant de la nature du bien, Aristote le définit comme « la fin en vue de quoi tout le reste est effectué »[37] . Mais les fins sont multiple et donc imparfaites. Quel est alors le Souverain Bien, parfait ? Celui qui est poursuivi pour lui-même, fin parfaite qui se suffit à elle-même. « Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose ».[38] Quelle est maintenant la nature du bonheur ? Pour y arriver, il faut définir « la fonction de l’homme ». Sa fonction propre. Ce n’est ni le fait de vivre, ni la vie sensitive puisque ces « fonctions », il les partage avec d’autres êtres. Ne reste qu’ »une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l’âme, partie qui peut être envisagée, d’une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d’autre part, au sens où elle possède la raison et l’exercice de la pensée. (…) S’il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d’un homme vertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l’est selon l’excellence qui lui est propre : - dans ces conditions, c’est donc que le bien de l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, an accord avec la plus excellente d’entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme », car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps »[39]. Et la plus excellente des vertus est la « sophia », c’est-à-dire la vie contemplative.
Ayant une fin morale, l’État doit être gouverné par des hommes particulièrement vertueux : « ... ceux qui apportent la contribution la plus importante à une société fondée sur ces bases ont dans l’État une part plus grande que ceux qui, tout en leur étant égaux ou même supérieurs en liberté et en naissance, leur sont inégaux en vertu civique, ou que ceux qui, tout en les dépassant en richesses, leur sont inférieurs en vertu ».[40] A la question de savoir « si la vertu est la même pour un homme de bien et pour un bon citoyen », Aristote répond : « …on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. Et tandis que la vertu d’un gouvernant est différente de celle d’un gouverné, il faut que le bon citoyen ait la science et l’aptitude à la fois de commander et d’obéir, et la vertu d’un citoyen consiste à avoir la science du gouvernement des hommes libres, dans un sens comme dans l’autre. Et dès lors ces deux aptitudes sont le propres d’un homme de bien ; et si la modération et la justice sont d’une espèce différente quand elles résident dans un gouvernant, car la modération et la justice d’un citoyen gouverné mais libre sont aussi d’une espèce différente, il est évident que la vertu de l’homme de bien, par exemple sa justice, ne saurait être une, mais qu’elle revêt des formes différentes qui le rendront propre tantôt à commander et tantôt à obéir, de la même façon que modération et courage sont autres dans un homme et dans une femme (…). Or la prudence est de toutes les vertus la seule qui soit propre à un gouvernant, car les autres vertus, semble-t-il, doivent nécessairement appartenir en commun et aux gouvernants et aux gouvernés (…). »[41]
Pour bien comprendre, à présent, la pensée d’Aristote en matière de loi, il n’est peut-être pas inutile de se rappeler ici le distinguo célèbre opéré par Ferdinand Tönnies entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellshaft (société)[42] : « Tout ce qui est confiant, vivant exclusivement ensemble est compris comme la vie en communauté (…). La société est ce qui est public (…) La communauté est la vie commune vraie et durable ; la société est seulement passagère et apparente. Et l’on peut, dans une certaine mesure, comprendre la communauté comme un organisme vivant, la société comme un agrégat mécanique et artificiel ». Aristote déjà distingue, au contraire de nombreux traducteurs, la koinônia qui « désigne à la fois la communauté comme groupe et le fait d’avoir quelque chose en commun » et la polis , qui est la cité ou l’État, c’est-à-dire « le groupe humain formant un tout qui se suffit (autarcie) en vue d’une vie heureuse ».[43]
Cette précision éclaire cette affirmation d’Aristote : « ...il y a deux sortes de droit, le droit non écrit et le droit déterminé par la loi »[44].
Plus précisément, il y a, d’une part, la loi commune naturelle, non écrite, « loi commune dont (les règles non écrites) semblent faire l’accord de tous »[45] et, d’autre part, la coutume et la loi écrite qui inaugure le droit à proprement parler. Solange Vergnières appelle la loi commune, le « juste naturel » et englobe coutume et loi écrite dans le « juste politique »[46].
Aristote nous éclaire : « J’appelle loi commune (…) celle qui est conforme à la nature ; car il y a quelque chose sur lequel tous ont quelque divination, c’est ce qui est par nature le juste ou l’injuste communs ».[47]
qu’entend-il par « nature »[48] ?
« …la nature de chaque chose, explique Aristote, est précisément sa fin. Ce qu’est chacun des êtres quand il a atteint son développement complet, c’est cela que nous appelons sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval ou d’une famille »[49]. Ainsi, pour prendre l’exemple de la vie conjugale et familiale, « …la divinité, dans sa prévoyance, a (…) organisé la nature de l’homme et celle de la femme en vue de leur vue commune. Il y a entre leurs diverses facultés, une répartition qui fait qu’elles ne sont pas toujours adaptées au même but, mais que quelques-unes sont orientées vers des objets opposés et tendent ainsi à un résultat commun ».[50]
« …il faut d’abord que s’unissent ceux qui, pour la génération ne peuvent se passer l’un de l’autre, c’est-à-dire l’homme et la femme. Cette disposition n’est pas l’effet d’un choix arbitraire. Chez l’homme, comme chez les animaux et les végétaux, la nature a scellé l’appétit de laisser après soi un autre, semblable à soi-même ». [51]
« …l’affection est, semble-t-il, un sentiment naturel du père pour sa progéniture et de celle-ci pour le père, non seulement chez l’homme mais encore chez les oiseaux et la plupart des animaux ; les individus de même race ressentent aussi une amitié mutuelle, principalement dans l’espèce humaine, et c’est pourquoi nous louons les hommes qui sont bons pour les autres. Même au cours de nos voyages au loin nous pouvons constater à quel point l’homme ressent toujours de l’affinité et de l’amitié pour l’homme. L’amitié semble aussi constituer le lien des cités, et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu’à la justice même ; en effet, la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. Et quand les hommes sont amis, il n’y a plus besoin de justice, tandis que s’ils se contentent d’être justes ils ont en outre besoin d’amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion générale, de la nature de l’amitié ».[52]
« L’amour entre mari et femme semble bien être conforme à la nature, car l’homme est un être naturellement enclin à former un couple, plus même qu’à former une société politique, dans la mesure où la famille est quelque chose d’antérieur à la cité et de plus nécessaire qu’elle, et la procréation des enfants une chose plus commune aux êtres vivants. Quoi qu’il en soit, chez les animaux, la communauté ne va pas au-delà de la procréation, tandis que dans l’espèce humaine la cohabitation de l’homme et de la femme n’a pas seulement pour objet la reproduction, mais s’étend à tous les besoins de la vie ; car la division des tâches entre l’homme et la femme a lieu dès l’origine, et leurs fonctions ne sont pas les mêmes ; ainsi, ils se portent une aide mutuelle, mettant leurs capacités propres au service de l’œuvre commune. C’est pour ces raisons que l’utilité et l’agrément semblent se rencontrer à la fois dans l’amour conjugal. Mais cet amour peut aussi être fondé sur la vertu, quand les époux sont gens de bien : car chacun d’eux a sa vertu propre, et tous deux mettront leur joie en la vertu de l’autre. »[53]
Aristote souligne dans l’homme et dans la femme une « loi » qu’ils ne se sont pas donnée à eux-mêmes, qui est inscrite dans leur « nature », donnée par la « divinité ».
Cette « loi commune » implique-t-elle l’égalité de tous les êtres humains ?
Aussi illogique que cela puisse paraître à première vue, Aristote ne tirera pas toutes les conséquences de ce qu’il vient d’établir, embarrassé peut-être, penseront certains, par le poids de la culture ambiante, non seulement grecque mais aussi universelle. En réalité, sa philosophie et l’habitude multiséculaire de l’esclavage, d’une part, son attention aux réalités complexes, d’autre part, l’amènent à une prise de position moyenne par rapport aux thèses en présence à l’époque[54]: « …le principe suivant lequel il y a, d’une part, les esclaves par nature, et, d’autre part, les hommes libres par nature, n’est pas absolu. On voit encore qu’une pareille distinction existe dans des cas déterminés où il est avantageux et juste pour l’un de demeurer dans l’esclavage et pour l’autre d’exercer l’autorité du maître, et où l’un doit obéir et l’autre commander, suivant le type d’autorité auquel ils sont naturellement destinés, et par suite suivant l’autorité absolue du maître, tandis que l’exercice abusif des cette autorité est désavantageux pour les deux à la fois (car l’intérêt est le même pour la partie et pour le tout, pour le corps et pour l’âme, et l’esclave est une partie de son maître, il est en quelque sorte une partie vivante du corps de ce dernier, mais une partie séparée ; de là vient qu’il existe une certaine communauté d’intérêt et d’amitié entre maître et esclave, quand leur position respective est due à la volonté de la nature ; mais s’il n’en a pas été ainsi, et que leurs rapports reposent sur la loi et la violence, c’est tout le contraire qui a lieu). » [55]
Il n’empêche qu’Aristote voit ou sent « chez le banni, le vaincu, l’esclave en fuite, le défunt également[56], bref chez celui qui n’a plus de statut social, quelque chose de « sacré » (qui) demeure (et) dont chacun peut avoir la « divination ». »[57]
De même pour la femme : « …dans les rapports du mâle et de la femelle, le mâle est par nature supérieur, et la femelle inférieure, et le premier est l’élément dominateur et la seconde l’élément subordonné. C’est nécessairement la même règle qu’il convient d’appliquer à l’ensemble de l’espèce humaine (…) ».[58] Même si Aristote parle de l’importance d’une éducation appropriée pour les filles, celles-ci resteront exclues de la vie citoyenne mais bénéficieront de la philanthrôpia, de l’ »amitié » qui limite, mesure, l’autorité du père, du mari, du maître parce qu’ils appartiennent à la même espèce que ces êtres plus fragiles que sont l’enfant, l’épouse, l’esclave. Cette amitié s’appuie sur la perception d’une certaine similitude et non sur la conviction d’une dignité égale[59].
En fait, tout s’explique si, abandonnant nos références, nous constatons que le « juste » chez Aristote relève de la justice distributive qui veut que l’on donne à chacun « ce qui est conforme à son mérite »[60]. La femme a droit à ce qui lui est dû en tant que femme, comme l’esclave a droit à ce qui lui est dû en tant qu’esclave. Femme et esclave ont moins de mérite que l’époux et maître et lui sont subordonnés et chacun sera traité « conformément au statut qui correspond à sa nature »[61].
L’égalité ne se conçoit qu’entre égaux : « Les actions d’un homme ne peuvent plus être nobles s’il n’est pas moralement supérieur à ses subordonnés autant qu’un homme est supérieur à une femme, un père à ses enfants ou un maître à ses esclaves ; par conséquent, celui qui transgresse (l’égalité originelle) ne saurait jamais, après coup, accomplir rien d’assez noble pour réparer ce qu’il a une fois perdu en s’écartant de la vertu. Car pour les individus qui sont semblables, le bon et le juste consistent dans l’exercice de leurs droits à tour de rôle (les semblables sont à tour de rôle gouvernants et gouvernés), cette alternance étant quelque chose d’égal et de semblable ; mais que des avantages inégaux soient donnés à des égaux et des avantages dissemblables à des semblables, cela est contre nature, et rien de ce qui est contre nature n’est bon. »[62]
Cette « loi commune » n’est pas une loi strictement humaine car elle est aussi observable chez les autres êtres animés ou non. La nature donne à chaque être une place dans une hiérarchie. Cette loi de l’ordre cosmique, qui légitime l’inégalité sert, comme le montre Antigone, à revendiquer contre l’injustice, à dénoncer l’abus. Sert-elle au « juste politique » ?
Ce « juste politique » qui englobe la coutume et la loi écrite, « n’existe qu’entre ceux dont les relations mutuelles sont régies par la loi »[63]. Ce « juste politique, précise encore Aristote, est d’une part naturel, d’autre part conventionnel ».[64]
Le juste naturel en politique ne dépend pas des opinions humaines mais n’est pas pour autant à confondre avec une loi commune, universelle, immuable[65]. Seule une constitution peut être naturellement juste c’est-à-dire propre à réaliser la finalité naturelle de telle cité, qui est toujours de bien faire vivre ensemble.
Cela signifie que le juste naturel, ici, est toujours particulier, fonction des circonstances historiques et géographiques, fruit de l’inventivité humaine. Cela signifie aussi qu’il existe différentes constitutions légitimes[66] dans la mesure où elles peuvent garantir la « convivialité ».
Le rôle des coutumes et conventions est de permettre l’application concrète du juste naturel. La convention n’est donc pas arbitraire. Elle est aussi finalisée par le bien vivre en commun de tous. De tous, qu’ils soient citoyens ou non, comme les femmes et les esclaves exclus de la vie politique par « nature » et les métèques empêchés par statut. Et donc, institutions et conventions corrigeront éventuellement les inégalités naturelles.
Quant à l’autorité, si, dans les communautés non-politiques, elle est tributaire de la nature dans le chef du père, du mari, du maître, il n’en va pas de même sur le plan politique où l’autorité qui n’appartient de droit à personne, se fonde sur la constitution et non sur la nature[67].
La loi tire son autorité de la constitution. Elle ne se fonde pas sur un droit universel ni sur des valeurs morales mais elle n’est pas non plus arbitraire[68]. Il n’y a de loi, écrit Aristote, « que pour des hommes chez lesquels l’injustice peut se rencontrer, puisque la justice légale est une discrimination du juste et de l’injuste. Chez les hommes, donc, où l’injustice peut exister, des actions injustes peuvent aussi se commettre chez eux (…), actions qui consistent à s’attribuer à soi-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, et une part trop faible des choses en elles-mêmes mauvaises. C’est la raison pour laquelle nous ne laissons pas un homme nous gouverner, nous voulons que ce soit la loi, parce qu’un homme ne le fait que dans son intérêt propre et devient tyran ; mais le rôle de celui qui exerce l’autorité, est de garder la justice, et gardant la justice, de garder aussi l’égalité. Et puisqu’il est entendu qu’il n’a rien de plus que sa part s’il est juste (car il ne s’attribue pas à lui-même une part trop forte des choses en elles-mêmes bonnes, à moins qu’une telle part ne soit proportionnée à son mérite ; aussi est-ce pour autrui qu’il travaille, et c’est ce qui explique la maxime la justice est un bien étranger (…)), on doit donc lui allouer un salaire sous forme d’honneurs et de prérogatives. Quant à ceux pour qui de tels avantages sont insuffisants, ceux-là deviennent tyrans ».[69]
Tout homme est soumis à la loi, même le magistrat, même l’homme excellent.
« Exiger que la loi commande, explique-t-il, c’est, semble-t-il, exiger que Dieu et l’intelligence seuls commandent »[70]. Dieu ne peut être, vu ce qui a été dit plus haut, interprété comme une référence à une loi divine mais plutôt comme un élément présent dans l’intelligence même de l’homme. Dans un autre texte, Aristote dit encore que « la loi est un logos[71] qui provient d’une certaine prudence et intelligence »[72].
C’est dire l’importance de l’intelligence. « Intelligence sans désir »[73] pour éviter la sauvagerie, c’est-à-dire la démesure à laquelle tout homme, même le meilleur, risque de céder sans le garde-fou des lois. Tout homme se soumet plus facilement à la loi qu’à un autre homme parce qu’elle est « être de raison », impersonnelle et impartiale. Elle commande et elle juge[74].
C’est dire l’importance de la prudence, vertu politique par excellence, comme nous le verrons plus longuement dans la suite. Elle est nécessaire parce que, même si l’on doit préférer la raison à la tradition dans l’élaboration de la loi, il convient de prêter attention aux mœurs et aux habitudes, aux coutumes car « les lois conformes aux coutumes ont plus d’autorité et concernent des choses de plus de poids que les lois conformes aux règles écrites »[75]. Aristote n’est pas obsédé par la fondation coûte que coûte d’une nouvelle constitution, révolutionnaire, il préfère travailler à l’adaptation de la constitution existante aux réalités changeantes[76]. C’est du simple réalisme politique. Le souci de la raison alliée à la prudence empêche Aristote de céder à l’excès traditionaliste comme à l’excès rationaliste.
La prudence est aussi nécessaire dans l’application de la loi, l’élaboration des règles particulières, des décrets, des décisions ponctuelles et dans les jugements à prononcer face aux manquements. Il faut pouvoir respecter l’esprit de la loi, avoir le souci du juste milieu, se montrer parfois indulgent, arbitrer des conflits, etc..
[77]
Pour le problème qui nous préoccupe, l’apport essentiel des stoïciens est « l’idée d’un droit rationnel cosmopolite qui fonde la croyance que notre système de valeurs juridiques s’impose au monde entier ».[78]
Pour le comprendre il faut se rappeler que pour les stoïciens, la nature est le tout de la réalité. Tout ce qui existe est corps. Les corps sont constitués de deux principes, l’un agit, c’est le « feu artiste », Dieu, le Logos (la raison divine) et l’autre subit, c’est la matière indéterminée. Tout l’univers est ainsi organisé rationnellement, ordonné par une Providence appelée aussi Destin. Ainsi que l’écrit Diogène Laërce[79], « Dieu est un vivant immortel, raisonnable, parfait, intelligent, bienheureux, ignorant tout mal, faisant régner sa providence sur le monde et sur tout ce qui s’y trouve. Il n’a pas de forme humaine. Il est l’architecte de tout et comme le père ».[80]
La nature donc ne peut être mauvaise puisqu’elle est animée partout par la raison divine. La morale consiste donc à vivre en suivant la nature. Suivre la nature, c’est suivre la raison qui est en nous et, par là, et suivre Dieu[81]. Tous les hommes parce qu’ils sont tous des êtres rationnels animés par la même Providence sont recommandés les uns aux autres. L’homme est naturellement sociable : « Ce monde que tu vois, qui embrasse le domaine des hommes et des dieux, est un : nous sommes les membres d’un grand corps. La nature nous a créés parents, nous tirant des mêmes principes et pour les mêmes fins. Elle a mis en nous un amour mutuel et nous a faits sociables. Elle a fondé l’équité et la justice ; en vertu de ses lois constitutives, c’est une plus grande misère de faire le mal que de le subir. Fidèles à son commandement, soyons toujours prêts à tendre une main secourable: qu’elle soit dans nos cœurs et sur nos lèvres la maxime du poète: « Homme, j’estime que rien de ce qui touche à l’homme ne m’est étranger ». Montrons-nous solidaires étroitement les uns des autres, étant faits pour la communauté. La société humaine est pareille à une voûte dont la chute serait inévitable sans une mutuelle résistance des matériaux, moyennant quoi l’édifice tient »[82].
Comment les stoïciens réagissent-ils devant l’esclavage ? Sénèque écrit à Lucilius : « Veux-tu bien songer que cet homme que tu appelles ton esclave est sorti de la même semence que toi, jouit du même ciel, est ton égal pour respirer, ton égal pour vivre, ton égal pour mourir ».[83]
Et vis-à-vis des femmes ? Comme on avait demandé au philosophe stoïcien Rufus Musonius[84] si les femmes aussi doivent étudier la philosophie, il répondit: « Les femmes ont reçu des dieux la même raison que les hommes, raison dont nous usons dans nos relations mutuelles et par laquelle nous distinguons à propos de chaque chose si elle est bonne ou mauvaise, et belle ou laide. De même la femme a les mêmes sens que l’homme, voir, entendre, sentir et le reste. De même l’un et l’autre sexe ont les mêmes membres corporels et l’un n’en a pas plus que l’autre. Outre cela l’inclination et la liaison intime naturelle avec la vertu n’appartiennent pas seulement aux hommes mais aussi aux femmes. Car elles ne sont pas moins naturellement disposées que les hommes à se plaire aux actions belles et justes et à rejeter les contraires. S’il en va ainsi, pourquoi donc conviendrait-il aux hommes de chercher et d’examiner comment ils vivront correctement, ce qui est mener la vie philosophique, et cela ne conviendrait-il pas aux femmes ? Est-ce parce qu’il convient que les hommes soient vertueux et que les femmes ne le soient pas ? »
Dans le même esprit, Epictète[85] déclare : « Si ce que les philosophes disent de la parenté de Dieu et des hommes est exact, que reste-t-il à l’homme, sinon à répéter le mot de Socrate, quand on lui demandait de quel pays il était ? Il ne disait jamais qu’il était d’Athènes, ou de Corinthe, amis qu’il était du monde. Pourquoi dire en effet que tu es d’Athènes, et non pas plutôt de ce petit coin de la ville où ton pauvre corps a été jeté à ta naissance ? N’est-il pas clair que ton nom d’Athénien ou de Corinthien tu le tires d’un lieu plus vaste qui comprend non seulement ce coin-là, mais encore ta maison tout entière, et généralement tout l’espace où ont été engendrés tes aïeux jusqu’à toi ? Celui donc qui prend conscience du gouvernement du monde, qui sait que la plus grande, la plus importante, la plus vaste des familles est l’ensemble des hommes et de Dieu, que Dieu a jeté ses semences non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tout ce qui est engendré et croît sur terre, et principalement dans les êtres raisonnables, parce que, en relation avec Dieu par la raison, ils sont seuls de nature à participer à une vie commune avec lui, pourquoi un tel homme ne dirait-il pas : je suis du monde, je suis fils de Dieu ? »
Héritier de Platon et d’Aristote, Cicéron[86] a été aussi influencé par les premiers stoïciens dont il va reprendre et accentuer les thèses essentielles.
On retrouve l’idée d’une nature bonne : « Tout ce que repousse la nature est un mal, tout ce qu’elle recherche un bien »[87] ; une nature finalisée car animée par la Providence : « si la nature administre ainsi les parties du monde, nécessairement elle prend du monde le même soin et son gouvernement est tel qu’aucun reproche ne puisse lui être adressé car eu égard aux matériaux sur lesquels son action s’exerce, elle a produit ce qui pouvait être le meilleur »[88]
Cette nature mue par le Logos est source d’un droit naturel. « Nous sommes nés, écrit Cicéron, pour la justice et le droit a son fondement non dans une convention mais dans la nature »[89]. « La droite raison est effectivement la loi vraie, elle est conforme à la nature, répandue chez tous les êtres raisonnables, ferme, éternelle ; elle nous appelle à notre devoir par un impératif et nous détourne de la faute (…). Cette loi ne tolère aucun amendement. (…) Dieu est l’inventeur d’une loi qui n’a pas besoin d’interprétation ou de correction puisqu’elle est présente en tous les êtres rationnels ; elle est la même à Athènes ou à Rome, hier et demain. Celui qui ne la respecte pas se fuit lui-même pour avoir méprisé na nature de l’homme »[90]
La position est claire. Tous les hommes participent à la même nature humaine. Ils sont essentiellement égaux donc et la même loi naturelle les unit et les guide : « On doit (…) avoir en tout un seul but: identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes.
Si la nature prescrit de prendre soin d’un homme pour cette seule raison qu’il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ; s’il en est ainsi, nous sommes tous tenus par une seule et même loi naturelle, et ; en conséquence, il est interdit par la loi naturelle d’attenter aux droits d’autrui ; or le premier antécédent est vrai, donc le dernier conséquent l’est aussi ; car il est absurde de dire, comme certains, que l’on n’enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c’est une autre affaire ; les gens qui parlent ainsi décident qu’ils n’ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu’ils ne forment avec eux aucune société en vue de l’utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile.
Mais dire qu’il faut bien tenir compte de ses concitoyens, mais non des étrangers, c’est détruire la société du genre humain, et avec elle supprimer la bienfaisance, la libéralité, la bonté, la justice ; et pareille négation doit être jugée comme une impiété envers les dieux immortels ; car c’est eux qui ont institué entre les hommes cette société que l’on renverse ; car le lien le plus étroit de cette association, c’est la pensée qu’il est plus contraire à la nature, étant homme, de dérober le bien d’un homme pour son avantage personnel que s’exposer à tous les contretemps qui peuvent atteindre notre corps, nos biens extérieurs et même notre âme, sans injustice de notre part ; car cette seule vertu est la reine et la maîtresse de toutes les vertus »..[91]
Commentant ce dernier texte, Denis Collin[92] souligne le progrès apporté par la pensée stoïcienne : « bien que la conception aristotélicienne du droit soit aussi une conception fondée sur le droit naturel (…), la Cité d’Aristote est nécessairement close et limitée puisqu’elle doit être autarcique pour être libre ». Chez Cicéron, comme chez les stoïciens, l’homme est d’abord « citoyen du monde », ce qui, même après 2000 ans de christianisme n’est pas encore évident pour tout le monde[93].
Mais, Collin note aussi que le point de départ de la pensée de Cicéron est une « prémisse non discutée, admise comme évidence : la nature nous commande de prendre soin d’autrui ». Si la nature n’est pas assimilée à Dieu, comment justifier une telle injonction ? « Si la nature est modèle, c’est parce qu’elle est l’expression directe de la loi divine. Pour un athée ou un agnostique, il n’y a en revanche aucune raison pour que la nature fournisse a priori le modèle des lois humaines. La société étant instituée entre tous les hommes par les dieux est sacrée. Cette identité entre loi divine et loi de nature, fondatrice de l’universalité de la communauté humaine se retrouve dans le christianisme, première religion qui se donne le monde comme arène (catholikos veut dire universel). »
Le droit romain va exercer une influence considérable à travers les siècles. Dès le 1er siècle av. J.-C. Il disposait d’une jurisprudence très élaborée.
Ce sont des juristes romains[94] qui, aux alentours du IIe siècle, vont distinguer le droit civil (ius civile), le droit des gens (ius gentium) et le droit naturel (ius naturale).
« Le droit civil est l’ensemble des règles et procédures qui concernent les actions, les personnes et les biens dans une société donnée ; le droit des gens est l’ensemble des principes, coutumes et doits communs à plusieurs sociétés ; il est à la base des traités et des relations diplomatiques ; le droit naturel est un ensemble de principes immuables perçus par la raison ; leur autorité est souveraine, et ils doivent l’emporter en cas de conflit juridique ou diplomatique »[95].
Au début de l’ère chrétienne, la vie des croyants sera balisée par des textes comme ceux de la Didachè[1] et de la Didascalie[2] qui règlent la liturgie, la prière, les sacrements, l’organisation de la communauté et de la hiérarchie, touchent également la vie sociale et l’exercice de la charité. De tels documents s’appuient sur le décalogue, l’enseignement du Christ et des Apôtres.
Lorsqu’au IVe siècle, le christianisme devint religion officielle de l’empire, il apparut à quelques-uns que le droit romain dérivait pour l’essentiel du droit naturel « où l’on voyait maintenant l’expression des commandements de Dieu inscrits dans le cœur et la conscience de tous et transcrits dans la Bible, en particulier dans le décalogue et dans les béatitudes. Le droit civil et le droit des gens devinrent ainsi les moyens de confirmer les préceptes essentiels de la loi morale et naturelle ».[3]
Dans un premier temps, celui du césaro-papisme, on vit entrer dans le droit romain des considérations touchant à la Trinité, aux sacrements, à la liturgie, aux hérésies, etc.[4]. Quand, à partir du XIe siècle, on vit en Occident l’Église déterminée à s’émanciper du pouvoir temporel, c’est elle qui prétendit exercer une juridiction propre sur tout homme, chrétien ou non, dans les questions religieuses comme dans les questions civiles. Elle légiféra, par exemple, sur les héritages, les contrats, les crimes et délits moraux ou idéologiques. A partir du XIIe siècle se constitua le droit canon[5] qui exerça une très grande influence sur le droit civil, le droit constitutionnel et le droit social. De plus, nombre de particuliers eurent recours aux tribunaux ecclésiastiques pour leurs affaires.
L’enseignement de saint Thomas sur la loi est incontournable car, comme nous le constaterons, il nourrit encore aujourd’hui la pensée de l’Église qui, à ce point de vue, est restée inchangée depuis l’analyse de l’illustre théologien.
Saint Thomas relit Aristote et Cicéron en partant de l’affirmation de l’existence d’un Dieu -Amour, personnel, origine et fin de toutes choses et en s’appuyant, comme le philosophe grec, sur les réalités terrestres observées et méditées.
Saint Thomas commence par définir la loi comme « une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée »[6] ; ou, autrement dit, « une règle fondée en raison (…), dirigeant vers le bien commun, sous l’impulsion du Prince, la communauté des citoyens à qui elle est promulguée »[7].
Notons, dans cette définition, l’importance de la raison. Déjà chez les Grecs et les Latins, nous l’avons vu, la raison était « considérée comme ce qu’il y a de plus divin dans l’homme »[8]. Elle l’est a fortiori pour un chrétien qui sait que l’homme a été créé à l’image de Dieu[9]. La raison, en effet, seule est capable de discerner la fin des actes humains, surtout leur fin ultime, et de lui ordonner les moyens de l’atteindre ou, du moins, d’y tendre. La fin d’une cité, c’est le bien commun. Dans la cité, la raison législative est celle de celui qui représente la communauté et qui adhère à ce bien commun, celui que nous pouvons appeler le Prince, autrement dit, l’État, l’autorité légitime qui fera appliquer la loi.
Saint Thomas distingue ensuite les différentes sortes de lois : loi éternelle, loi naturelle, loi humaine, loi divine[10] et loi de concupiscence[11]. Comme saint Thomas, nous nous arrêterons principalement aux trois premières.
« …de même qu’en tout artisan préexiste la raison des choses qui sont effectuées par son art, ainsi faut-il qu’en tout gouvernant préexiste la raison de l’ordre qui réglera les actes qu’auront à accomplir ceux qui sont soumis à son gouvernement. Et tout comme la raison des choses à faire par l’art reçoit le nom d’art ou d’exemplaire des œuvres réalisées, ainsi la raison directrice des actes sujets mérite le nom de loi, une fois assurés les autres éléments qui entrent dans la définition de la loi.
Or c’est par sagesse que Dieu est créateur de toutes les choses ; vis-à-vis desquelles il est comme un artisan vis-à-vis de ses œuvres. Il est aussi le gouverneur de tous les actes et de toutes les motions que l’on trouve en chacune des créatures.
Par conséquent, de même que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle a créé toutes choses, reçoit le nom d’art ou d’exemplaire ou d’idée, de même aussi la raison de la divine sagesse qui meut toutes choses à la fin qui leur est due, mérite-t-elle le nom de loi.
Il suit de là que la loi éternelle n’est rien autre que la raison de la divine sagesse, en tant qu’elle dirige tous les actes et toutes les motions. »[12] Cette loi n’est pas connaissable en elle-même mais on peut en connaître quelque chose par ses effets « car toute connaissance de la vérité est comme un reflet et une participation de la loi éternelle, qui est l’immuable vérité (…). Or la vérité, tous la connaissent de quelque façon, au moins quant aux principes communs de la loi naturelle. Pour le reste, ils participent à la connaissance de la vérité, les uns plus, les autres moins ; et par suite, ils connaissent aussi plus ou moins la loi éternelle ». [13]
Pour saint Thomas, « toutes lois, dans la mesure où elles participent d’une droite raison, dérivent de la loi éternelle ».[14]
Si la loi éternelle est la raison du gouvernement divin, « tout ce qui est soumis au gouvernement divin, l’est aussi à la loi éternelle ; ce qui, au contraire, n’est pas soumis au gouvernement éternel, ne l’est pas davantage à la loi éternelle.
Cette distinction peut être éclairée par un exemple emprunté à ce qui nous concerne. Il n’y a, en effet, que ce qui peut être réalisé par l’homme qui soit soumis au gouvernement humain ; mais ce qui relève de la nature même de l’homme, échappe à ce gouvernement : par exemple que l’homme ait une âme ou soit doté de deux pieds et de deux mains. Ainsi donc est soumis à la loi éternelle tout ce qui se trouve dans les êtres créés par Dieu, qu’il s’agisse de choses nécessaires ou de choses contingentes. Mais ce qui se rapporte à la nature ou à l’essence divine, n’est pas sujet de la loi éternelle ; cela se confond plutôt avec cette loi même ».[15]
Tous les êtres créés par Dieu sont soumis à la loi éternelle de deux manières : « suivant que la loi éternelle est participée sous forme de connaissance ; ou par mode d’action et de passivité, en tant que participée sous forme de principe interne d’activité. C’est précisément de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle (…). Par ailleurs, la créature raisonnable tout en possédant ce qui lui est commun avec tous les autres êtres créés, a cependant en propre cet élément d’être douée de raison. C’est pourquoi elle se trouve être soumise à la loi éternelle à un double titre: d’abord, parce qu’elle a une certaine connaissance de la loi éternelle (…) ; et de plus parce qu’il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi naturelle : « Nous sommes, en effet, naturellement enclins à être vertueux », dit Aristote ».[16]
« La loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable ».[17] Cette loi est à la fois divine c’est-à-dire inscrite en l’homme par Dieu mais humaine dans la mesure où elle est aussi œuvre de la raison. C’est ce qui explique sa permanence et ses éclipses.
Le principe fondateur de cette loi naturelle est qu’il faut faire le bien et éviter le mal : « de même que l’être est, en tout premier lieu, objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui est adaptée à l’action. En effet, tout ce qui agit, le fait en vue d’une fin qui a valeur de bien. C’est pourquoi le principe premier, pour la raison pratique, est celui qui se base sur la notion de bien, à savoir qu’il faut faire et rechercher le bien et éviter le mal. Tel est le premier précepte de la loi. C’est sur cet axiome que se fondent tous les autres préceptes de la loi naturelle (…). »[18]
Quels sont-ils ? Le bien ayant valeur de fin, sont saisis comme des biens « toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement (…) ». Et »c’est selon l’ordre même des inclinations naturelles que se prend l’ordre des préceptes de la loi naturelle ».
Saint Thomas en énumère trois.
En tant qu’être, « l’homme se sent d’abord attiré à rechercher le bien correspondant à sa nature, en quoi il est semblable à toutes les autres substances : en ce sens que toute substance quelconque recherche la conservation de son être, selon sa nature propre. Selon cet instinct, tout ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire de cette vie, c’est-à-dire la mort, relèvent de la loi naturelle ».
En tant qu’animal, « en second lieu, il y a dans l’homme une inclination à rechercher certains biens plus spéciaux, conformes à la nature, qui lui est commune avec les autres animaux. Ainsi, appartient à la loi naturelle ce que l’instinct naturel apprend à tous les animaux, par exemple l’union du mâle et de la femelle, le soin des petits, etc.. »
Puisqu’il est animal raisonnable, « en troisième lieu, on trouve dans l’homme un attrait vers le bien conforme à sa nature d’être raisonnable, qui lui est propre ; ainsi se sent-il un désir naturel de connaître la vérité sur Dieu et de vivre en société. En suite de quoi appartient à la loi naturelle tout ce qui relève de cet attrait propre : part exemple qu’il évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit entretenir des rapports, et en général toute autre prescription de ce genre ».[19]
Cette loi est-elle la même pour tous ? St Thomas répond que « la loi de nature est identique pour tous, dans ses premiers principes généraux, tout autant selon sa rectitude objective que selon la connaissance qu’on peut en avoir. Quant à certaines de ses applications particulières qui sont comme les conclusions des principes généraux, elle est identique pour tous dans la plupart des cas selon la rectitude objective et selon la connaissance qu’on en possède : toutefois, en quelques cas, elle peut comporter des exceptions, d’abord dans sa rectitude objective elle-même, à cause de certains obstacles spéciaux (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent leurs effets, accidentellement, à raison des obstacles rencontrés) ; elle comporte encore des exceptions quant à la connaissance que l’on a d’elle-même ; c’est la conséquence de ce fait que certaines personnes ont une raison déformée par la passion, par une coutume perverse ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains, le brigandage n’était pas considéré comme une iniquité, alors qu’il est expressément contraire à la loi naturelle ».[20]
Il est intéressant de noter, à cet endroit, comment saint Thomas répond à ceux qui disent que la loi naturelle n’est pas unique pour tous dans la mesure où elle serait contenue dans la Loi et dans l’Évangile alors que tous ne leur obéissent pas. « Cette phrase, explique saint Thomas, ne doit pas être comprise en ce sens que tout ce qui est compris dans la loi mosaïque et dans l’Évangile, relève de la loi naturelle, puisque beaucoup de leurs prescriptions sont au-dessus de la nature ; mais en ce sens que tout ce qui est de la loi de nature s’y trouve pleinement exposé. Aussi bien Gratien, après avoir dit que « le droit naturel est celui qui est contenu dans la Loi et l’Évangile », ajoute immédiatement pour illustrer d’un exemple sa pensée : « En vertu de ce droit, chacun reçoit l’ordre de faire à autrui ce qu’il veut qu’on lui fasse à lui-même ». »[21]
Se pose alors la question de savoir si la loi de nature peut subir des modifications. La réponse de saint Thomas nous introduit tout doucement aux réflexions qu’il fera sur la loi humaine. En effet, la loi naturelle peut être changée de deux manières. « d’une part, on peut lui ajouter certaines prescriptions ; et rien n’empêche, en ce sens, que la loi naturelle subisse un changement. De fait, on a ajouté à la loi naturelle - soit par la loi divine, soit par les lois humaines, - beaucoup de choses qui sont utiles à la vie de l’homme. d’autre part, on peut concevoir un changement dans la loi naturelle, par mode de suppression, en ce sens qu’une prescription pourrait disparaître de la loi de la nature, alors qu’elle en faisait partie auparavant ? De cette manière, la loi de nature est absolument immuable, quant à ses préceptes premiers. Mais pour ses préceptes seconds dont nous avons dit (…) qu’ils étaient comme des conclusions propres toutes proches des premiers principes, la loi naturelle ne change pas, au point que son contenu ne soit toujours juste, au moins dans la plupart des cas. Toutefois, il peut y avoir, et à titre d’exception, en raison de certaines causes spéciales qui mettent obstacle à l’application de tels préceptes (…). »[22]
Avec Aristote, saint Thomas commence par affirmer la nécessité des lois « pour la paix et la vertu humaines (…). Ainsi s’exprime le Philosophe : « L’homme, s’il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s’il est privé de loi et de justice, il est le pire d’entre eux » ; car pour assouvir ses passions et ses cruautés, l’homme possède des armes dont les autres animaux sont dépourvus ».[23]
Ceci dit, la question cruciale est de savoir si les lois humaines dérivent de la loi naturelle.
« Saint Augustin déclare : « Il ne semble pas que ce soit une loi, celle qui ne serait pas juste ». C’est pourquoi une loi n’a de valeur que dans la mesure où elle participe à la justice. Or dans les affaires humaines, une chose est dite « juste » du fait qu’elle est droite, conformément à la règle de la raison. Mais la règle première de la raison est la loi de nature, comme il ressort des articles précédents. Partant, toute loi portée par les hommes n’a valeur de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie, en quelque point, de la loi naturelle, ce n’est déjà plus une loi, mais une corruption de la loi.
Il faut savoir cependant qu’il y a une double dérivation de la loi naturelle : d’une part, comme des conclusions par rapport aux principes ; d’autre part, comme des déterminations quelconques de règles générales et indéterminées. Le premier mode ressemble à celui de diverses sciences où les conclusions démonstratives se tirent des principes. Quant au second mode, il ressemble à ce qui se passe dans les arts quand les modèles communs sont déterminés à une œuvre particulière ; tel est le cas de l’architecte qui doit préciser la détermination de la forme générale « maison » à telle ou telle forme d’habitation. En résumé, certaines dispositions légales dérivent des principes généraux de la loi naturelle à titre de conclusions : ainsi le précepte « il ne faut pas tuer » peut dériver comme une conclusion du principe : « il ne faut pas faire le mal ». Mais certaines dispositions légales dérivent des mêmes principes à titre de détermination : ainsi la loi de nature prescrit que celui qui commet une faute, soit puni ; mais qu’il soit puni de telle peine, cela est une détermination de la loi de nature.
On retrouve donc ces deux sortes de dispositions légales dans la loi humaine. Mais celles qui relèvent du premier mode, sont contenues dans la loi humaine non seulement comme prescrites par cette loi, mais elles tiennent une partie de leur pouvoir de la loi naturelle. Quant à celles qui répondent au deuxième mode, elles ne tiennent leur pouvoir que de la loi humaine seule ».[24]
Un peu plus loin, saint Thomas divisera ce droit positif « en droit des gens et en droit civil, selon les deux manières dont un précepte peut dériver de la loi naturelle. Car au droit des gens se rattachent les préceptes qui dérivent de la loi naturelle par mode de conclusions dérivées des principes : tels que les jutes ventes et achats et autres choses semblables, sans lesquelles les hommes ne pourraient avoir aucune vie sociale ; ce qui est pourtant enraciné dans la loi naturelle, puisque l’homme est par nature un animal social. Quant aux préceptes qui dérivent de la loi naturelle par mode de détermination particulière, ils relèvent du droit civil, selon que chaque cité détermine ce qui est à sa convenance ».[25] On a compris d’après la description de saint Thomas que ce qu’il appelle droit civil est aujourd’hui ce qu’on appelle droit positif au sens strict du terme.
Quoi qu’il en soit, le but de la loi humaine est le bien commun. « Or ce bien commun s’intègre d’une multitude. C’est pourquoi il faut que la loi vise une multitude et quant aux personnes, et quant aux affaires, et quant aux temps. De fait, la communauté de la cité est composée de nombreuses personnes, et son bien se réalise par des actions multiples ; et il n’est pas uniquement institué pour durer quelque temps, mais pour qu’il persévère par la succession des citoyens (…). »[26] Ici apparaît très clairement le réalisme de saint Thomas qui sait que la loi doit faire le lien entre des principes dits intangibles, des situations concrètes mouvantes et particulières et le bien commun d’une société. C’est pourquoi on ne pourra pas confondre la loi humaine et la loi morale. « La mesure, explique saint Thomas, doit être homogène avec ce qui est mesuré (…) : il faut, en effet, des mesures diverses pour mesurer des réalités différentes. Il s’ensuit que les loi, elles aussi, doivent être imposées aux hommes suivant la condition de ceux-ci. Saint Isidore le déclare : « La loi doit être possible et selon la nature et selon la coutume du pays ». Par ailleurs, la puissance ou la faculté d’agir procède d’une aptitude intérieure résultant de l’exercice, ou encore d’une disposition du sujet : de fait, la même chose n’est pas possible pour celui qui ne possède pas l’habitus de la vertu et pour le vertueux ; de même qu’une même chose n’est pas possible pour l’enfant et pour l’homme fait. C’est pourquoi on ne porte pas une loi identique pour les enfants et pour les adultes : on permet aux enfants beaucoup de choses que l’‘on punit ou tout au moins que l’on blâme chez les adultes. Et pareillement, on permet aux hommes imparfaits beaucoup de choses que l’on ne peut tolérer chez les hommes vertueux.
Or la loi humaine est portée pour la masse des hommes, et la plupart d’entre eux ne sont point de vertu éprouvée. C’est pourquoi la loi humaine ne prohibe pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent ; mais uniquement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et spécialement ceux qui tournent au dommage d’autrui. Sans la prohibition de ces vices-là, en effet, la vie en société serait impossible pour l’humanité ; aussi interdit-on, par la loi humaine, les assassinats, les vols et les autres crimes de ce genre ».[27] De même que la loi humaine ne réprime pas tous les vices, elle n’a pas non plus à commander « tous les actes de toutes les vertus ; mais seulement ceux qui peuvent concourir au bien général, soit immédiatement, par exemple quand certains actes sont directement accomplis en vue du bien commun ; soit médiatement, par exemple quand le législateur porte certaines prescriptions ayant trait à la bonne discipline qui forme les citoyens au respect du bien commun, de la justice et de la paix ».[28] Saint Thomas va même plus loin. Conscient que « la loi établie par les hommes contient des préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent », que « la loi humaine ne peut pas être entièrement immuable » et que « la rectitude de la loi (…) est relative à l’utilité générale, à laquelle une chose unique et identique à elle-même n’est pas toujours adaptée », sachant aussi « qu’il semble naturel à la raison humaine de parvenir progressivement de l’imparfait au parfait »[29], saint Thomas n’hésite pas à se demander s’il faut toujours changer la loi humaine quand on trouve quelque chose de mieux. Voici sa réponse : « Nous avons dit à l’article précédent qu’une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la seule modification de la loi constitue, par elle-même, une sorte de préjudice à l’intérêt général. La raison en est que pour assurer l’observation des lois, l’accoutumance joue un rôle de premier ordre : à ce point que ce qui se fait contre la coutume générale, même s’il s’agit de choses de peu d’importance, paraît encore très grave. C’est pourquoi quand il s’opère un changement de loi, la force de la contrainte légale diminue dans la mesure même où la coutume a disparu. Telle est la raison pour laquelle la loi humaine ne doit jamais être changée, à moins que la compensation, apportée d’un côté au bien commun, équivaille au tort qui lui est porté par ailleurs. Ce cas se présente quand une utilité très grande et absolument évidente résulte d’un statut nouveau, ou encore quand il y a une nécessité extrême résultant de ce que la loi usuelle contient une iniquité manifeste, ou que son observation est très nuisible. Aussi est-il noté par le Jurisconsulte[30] que « dans les choses nouvelles à établir, l’utilité doit être évidente pour qu’on renonce au droit qui a longtemps été tenu pour équitable ». » [31]
A propos de la coutume, saint Thomas apporte une précision très intéressante dans le contexte de nos démocraties où la tendance est d’adapter la loi aux mœurs : « Il se peut (…) que par le moyen des actes surtout s’ils sont multipliés, comme c’est le cas de ceux qui créent une coutume, la loi soit modifiée ou expliquée, et même que des pratiques s’établissent qui obtiennent force de loi. Cela revient à dire que par les actes extérieurs multipliés, on exprime de façon très efficace et le mouvement intérieur de la volonté et la conception de la raison ; car, enfin, quand un acte se répète un grand nombre de fois, cela paraît bien émaner d’un jugement délibéré de la raison. Pour ce motif, la coutume a force de loi, supprime la loi et interprète la loi ». Il en conclut que « s’il s’agit d’une société libre capable de faire elle-même sa loi, il faut compter davantage sur le consentement unanime du peuple pour faire observer une disposition rendue manifeste par coutume, que sur l’autorité du chef qui n’a le pouvoir de faire des lois qu’au titre de représentant de la multitude. C’est pourquoi, encore que les individus pris isolément ne puissent pas faire de loi, cependant le peuple tout entier peut légiférer ». Il ne faut toutefois pas oublier, et la restriction est de taille, que « la loi naturelle et divine procède de la volonté divine (…). Elle ne peut pas, par conséquent, être changée par une coutume émanée de la volonté de l’homme, mais uniquement par l’autorité divine. Il s’ensuit qu’aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle »[32].
En somme, et très pratiquement, comment distinguera-t-on la loi juste de la loi injuste ? Commentant saint Thomas[33], Ch. Journet nous l’explique : « La loi doit être juste à raison de sa fin, en étant ordonnée au bien commun ; à raison de son auteur, en n’excédant pas le pouvoir qui la promulgue ; à raison de sa forme, en répartissant proportionnellement les tâches en fonction du bien commun. Ces trois conditions doivent être réunies pour qu’une loi soit juste. De telles lois sont des leges legales, qui obligent dans le for de la conscience.
Les lois peuvent être injustes de deux manières. d’abord comme contraires au bien temporel ; lois visant le bien du parti au pouvoir au lieu du bien commun ; lois dépassant la compétence du pouvoir ; lois répartissant inégalement les tâches. Un seul de ces défauts suffit à rendre une loi injuste. De telles lois magis sunt violentiae quam leges. Elles n’obligent pas en conscience, si ce n’est en vue d’éviter un désordre ; ou plutôt, la loi d’éviter le désordre subsiste seule. Et il y a des lois contraires au bien éternel, prescrivant le meurtre ou la statolâtrie, qu’on ne saurait observer sous aucun prétexte »[34].
La doctrine de saint Thomas sur les rapports entre loi éternelle, loi naturelle et loi humaine n’a pas cessé de fournir son ossature à la réflexion de l’Église.
Tout d’abord, celle-ci, à la suite d’Aristote et de saint Thomas, a clairement établi que le souci majeur des chrétiens engagé en politique devait être non le type de régime mais la nature de la loi.
Ainsi Léon XIII rappelle aux catholiques français qui rechignent devant la république, que le vrai terrain du combat politique est la loi: « Voilà précisément le terrain sur lequel, tout dissentiment politique mis à part, les gens de bien doivent s’unir comme un seul homme, pour combattre, par tous les moyens légaux et honnêtes, ces abus progressifs de la législation. Le respect que l’on doit aux pouvoirs constitués ne saurait l’interdire : il ne peut importer, ni le respect, ni beaucoup moins l’obéissance sans limites à toute mesure législative quelconque, édictée par ces mêmes pouvoirs. Que l’on ne l’oublie pas, la loi est une prescription ordonnée selon la raison et promulguée, pour le bien de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir ».[35]
Et tout près de nous, la Catéchisme déclare : « Il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de l’État de droit » dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes ».[36]
A propos de la loi, maintenant, le Catéchisme reprend très exactement les termes de saint Thomas : « La législation humaine ne revêt le caractère de loi qu’autant qu’elle se conforme à la juste raison ; d’où il apparaît qu’elle tient sa vigueur de la loi éternelle. Dans la mesure où elle s’écarterait de la raison, il faudrait la déclarer injuste, car elle ne vérifierait pas la notion de loi ; elle serait plutôt une forme de violence ».[37]
Dans sa description de la loi naturelle, le Catéchisme[38] s’appuie sur Gaudium et Spes [39], et Léon XIII garantissant ainsi la pérennité de la doctrine mais cite saint Thomas[40] et puise, dans ses sources, des textes de saint Augustin[41] et de Cicéron[42]. Si la loi naturelle est universelle, son application, comme saint Thomas l’a montré, varie beaucoup : « elle peut requérir une réflexion adaptée à la multiplicité des conditions de vie, selon les lieux, selon les époques, et les circonstances. Néanmoins, dans la diversité des cultures, la loi naturelle demeure comme une règle reliant entre eux les hommes et leur imposant, au-delà des différences inévitables, des principes communs ».
Elle est immuable et permanente : « elle subsiste sous le flux des idées et des mœurs et en soutient le progrès. Les règles qui l’expriment demeurent substantiellement valables. Même si l’on renie jusqu’à ses principes, on ne peut pas la détruire ni l’enlever du cœur de l’homme. Toujours elle resurgit dans la vie des individus et des sociétés »[43].
La loi naturelle sert de fondement aux règles morales, « pose aussi la base morale indispensable pour l’édification de la communauté des hommes. Elle procure enfin la base nécessaire à la loi civile qui se rattache à elle, soit par une réflexion qui tire les conclusions de ses principes, soit par les additions de nature positive et juridique ». Il faut éviter toutefois de confondre morale et droit. Certes, ils ne sont pas radicalement séparables car, écrit un moraliste, « comme le droit a pour visée cet ordre juste des relations humaines qui est, du point de vue philosophique, l’objet de la vertu morale de justice, il est clair que, dans cette mesure, l’ordre juridique s’intègre dans l’ordre moral, dès lors qu’il contribue à préciser la rectitude d’un certain type de comportements (le rapport à l’État, la pratique du commerce, l’emploi d’ouvriers, l’acquisition d’un véhicule, l’exercice d’une profession, etc.).(…) Véhiculant certaines valeurs morales et précisant certains aspects de leur incarnation historique, le droit positif n’est donc pas séparable de l’ordre moral, lequel, inversement, a besoin de l’ordre juridique afin de pénétrer efficacement les mœurs humaines effectives »[44]. Ceci dit, il est clair aussi que les deux ordres ne coïncident pas. L’obligation légale, en fait, « ne doit porter que sur les normes morales les plus indispensables à la vie en société ». La morale perdrait de son côté son sens si toutes ses dispositions étaient sanctionnées juridiquement. Où serait la liberté ? Il faut donc trouver un équilibre pour que « le droit positif aide l’exigence morale à se réaliser concrètement, mais avec la discrétion et la réserve suffisantes pour que la vie morale demeure, substantiellement, le fruit d’un engagement libre. «[45] Non seulement, le domaine du droit positif est plus restreint que celui de la morale puisqu’il s’intéresse à la justice c’est-à-dire à la situation de l’homme en société[46], mais, de plus, droit positif et morale « abordent l’agir humain sous des angles différents » : « le premier s’occupe « plutôt » du for externe du comportement et la seconde « plutôt » du for interne de la conscience ». Il s’agit, bien sûr, « d’une priorité et non d’une exclusive »[47].
Il faudrait encore préciser que le droit naturel »occupe une position médiane entre l’ordre moral et l’ordre politique ». Le droit naturel est « l’aspect explicitement social (…) de la loi naturelle » et le « droit positif bien compris, prolonge et incarne les exigences du droit naturel ».[48]
Mais revenons au Catéchisme qui, pour terminer, fait remarquer, et ceci est très important, que « les préceptes de la loi naturelle ne sont pas perçus par tous d’une manière claire et immédiate. Dans la situation actuelle, la grâce et la révélation sont nécessaires à l’homme pécheur pour que les vérités religieuses et morales puissent être connues « de tous et sans difficulté, avec une ferme certitude et sans mélange d’erreur »[49]. La loi naturelle procure à la loi révélée et à la grâce une assise préparée par Dieu et accordée à l’œuvre de l’Esprit ».
La loi naturelle, donc, est constituée d’orientations générales dont le contenu se précisera suivant les situations historiques variées et changeantes, mais elle contient aussi des normes morales précises, immuables et inconditionnées. Elle est, rappelons-le aussi, le « le fondement sur lequel repose la doctrine sociale de l’Église »[50]
La personne humaine étant le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales, la société doit protéger les valeurs humaines fondamentales d’autant plus que le droit et la morale ne se confondent pas.
Quant aux lois de la société, elles ne sont pas une fin en soi : elles sont au service de l’homme et de la communauté dans laquelle il vit. A travers les divers systèmes juridiques positifs, elles s’efforcent donc de se perfectionner en respectant toujours mieux les normes inscrites dans la nature humaine.
Ce rapprochement constant des lois positives et de la loi naturelle est source de bienfaits.
Tout d’abord, il garantit seul la vie d’une société qui respecte l’homme intégral, le défende et le protège au-delà de la pluralité des croyances, des idéologies et des philosophies. Sans référence à la loi naturelle, les communautés, organismes, états, cités, activités diverses s’écroulent ou se déshumanisent. Le mépris des valeurs humaines fondamentales sape l’ordre social et menace l’homme lui-même au plus profond de sa dignité.
Il garantit, ensuite, par la fidélité à la vérité sur l’homme et aux exigences morales qui en découlent, une unité fondamentale. Celle-ci passe avant tout pluralisme et, seule, permet au pluralisme d’être non seulement légitime mais aussi souhaitable et fécond.
Enfin, il accroît la communicabilité entre les différents systèmes à travers le monde et offre les bases d’une civilisation universelle.
La relation nécessaire de la loi positive à une loi qui la dépasse, la mesure et l’ordonne à la raison divine, se trouve dans tout l’enseignement des pontifes contemporains.
Dans son célèbre Radio-message de Noël 1944, Pie XII écrit : « L’ordre absolu des vivants et la fin même de l’homme - de l’homme libre, sujet de devoirs et de droits inviolables, de l’homme origine et fin de la société - regardent aussi la cité comme communauté nécessaire et dotée de l’autorité ; sans celle-ci pas d’existence, pas de vie pour le groupe… Suivant la droite raison et surtout la foi chrétienne, cet ordre de toute chose ne peut avoir d’autre origine qu’en Dieu, être personnel et notre Créateur à tous ; par conséquent les pouvoirs publics reçoivent leur dignité de ce qu’ils participent d’une certaine façon à l’autorité de Dieu lui-même ».
Ce thème est omniprésent dans Pacem in terris où Jean XXIII le rappelle à plusieurs reprises : « Pourtant le Créateur du monde a inscrit l’ordre au plus intime des hommes : ordre que la conscience leur révèle et leur enjoint de respecter : « Ils montrent gravé dans leur cœur le contenu même de la Loi, tandis que leur conscience y ajoute son témoignage » (Rm 2, 15). Comment n’en irait-il pas ainsi, puisque toutes les œuvres de Dieu reflètent son infinie sagesse, et la reflètent d’autant plus clairement qu’elles sont plus élevées dans l’échelle des êtres (cf. Ps 18, 8-11) »[51].
« Dans la vie en société, tout droit conféré à une personne par la nature crée chez les autres un devoir, celui de reconnaître et de respecter ce droit. Tout droit essentiel de l’homme emprunte en effet sa force impérative à la loi naturelle qui le donne et qui impose l’obligation correspondante. Ceux qui, dans la revendication de leurs droits, oublient leurs devoirs ou ne les remplissent qu’imparfaitement risquent de démolir d’une main ce qu’ils construisent de l’autre »[52].
« Il ne faut pas penser pour autant que l’autorité soit libre de toute sujétion ; au contraire, comme elle procède de la faculté de commander selon la raison droite, c’est à juste titre que l’on considère qu’elle tire sa force d’obligation de l’ordre des mœurs, lequel à son tour a Dieu pour principe et fin.«[53]
« Puisque la faculté de commander est exigée par l’ordre des choses incorporelles et émane de Dieu, s’il arrive aux dirigeants de la chose publique d’édicter des lois ou de prescrire quelque chose contre ce même ordre, et par conséquent contre la volonté de Dieu, alors ni ces lois ni ces autorisations ne peuvent obliger les consciences des citoyens ; car « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Ac 5,29) » ; bien plus, en pareil cas, l’autorité cesse d’être elle-même et dégénère en oppression ; selon l’enseignement de saint Thomas d’Aquin : « La loi humaine n’a raison de loi qu’autant qu’elle se conforme à la raison droite ; et à ce titre il est manifeste qu’elle dérive de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n’a plus raison de loi, mais est plutôt une forme de violence » (I-II, 93, 3, ad 2) »[54].
Dans tous les dossiers délicats de l’heure, l’Église ne cessera de rappeler que la loi n’est pas le pur et simple produit de la volonté humaine mais qu’elle doit tenir compte de valeurs, de droits, de principes qui échappent au caprice humain.
Ainsi, parlant de la démocratie, nous l’avons vu, Jean-Paul II déclare sans ambages qu’« il ne peut y avoir de vraie démocratie si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on ne respecte pas les droits. »[55] Le prince moderne ressemble à Ponce Pilate, le sceptique, qui demande « qu’est-ce que la vérité ?… » et s’en remet à la foule[56]. C’est ainsi que naît un système totalitaire : « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres… Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. la majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, l’exploiter, ou pour tenter de l’anéantir ».[57] Ces lignes de Jean-Paul II pourraient servir de commentaire à l’aventure d’Antigone…
Et le Saint Père insiste : « Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d’entre elles étant le marxisme -, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sure et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. »[58]
« L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun. Cependant, l’Église ne peut approuver la constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques.
Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l’épanouissement de la « personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de coresponsabilité. On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique… A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire. »[59]
A propos des contrats de vie commune, le cardinal Tettamanzi dénoncera le piège du pragmatisme : « Trop souvent, les états modernes recherchent à travers alliances et coalitions de forces politiques diverses un certain équilibre où chaque partie puisse, dans une certaine mesure, se retrouver. Ce souci pragmatique s’exprime au détriment de principes fondamentaux. On peut affirmer que bien des maux actuels dérivent de ce pragmatisme. Les états manquent de projets clairvoyants et solides dans la mesure où de tels projets supposent une réflexion sur les valeurs. Nos contemporains y sont indifférents ou relativisent toute notion de valeur au nom de la liberté et de la démocratie ». Il y a certes une distinction entre loi morale et loi civile mais « la distinction n’est pas synonyme de séparation, et encore moins de contradiction. (…) La loi est légitime si elle n’est pas en contradiction avec la loi naturelle. La loi doit prendre acte de certaines situations existant dans la société. Elle doit être même tolérante mais elle ne peut se limiter à enregistrer les situations, à les accepter, à les légaliser. La compréhension n’implique pas nécessairement la justification. La loi a une tâche éducative, pédagogique, une tâche de promotion morale »[60].
A propos de la loi dépénalisant l’avortement, les évêques belges déclareront : « …on avance qu’une bonne démocratie doit limiter au maximum les interventions de l’autorité publique dans la vie privée des citoyens. elle doit promouvoir la liberté des personnes et non pas s’y substituer. C’est à cet impératif que répondrait la nouvelle loi. Mais l’exercice de la liberté des personnes privées trouve sa limite dans les droits fondamentaux des autres, en premier lieu dans leur droit à la vie. L’acte d’un individu ne peut supprimer volontairement la vie d’un autre. Une démocratie authentique doit fermement protéger le droit à l’existence de chacun »[61]
Plus radicalement, Jean-Paul II rappelle que « …tuer directement et volontairement un être humain innocent est toujours gravement immoral. Cette doctrine, fondée sur la loi non écrite que tout homme découvre dans son cœur à la lumière de la raison (cf. Rm 2, 14-15), est réaffirmée par la Sainte Écriture, transmise par la Tradition de l’Église et enseignée par le Magistère ordinaire et universel »[62].
Réfléchissant à « la manière dont l’État organise par des lois la vie publique », le cardinal Danneels s’inquiète du « fossé grandissant » entre la pratique législative actuelle de l’État et « les convictions privées des citoyens.(…)
Seul un consensus de base sur les grands principes de la morale et sur un code de valeurs essentielles peut fournir ici la solution ». [63]
Les chrétiens se trouvent donc en porte-à-faux avec la manière dont la loi est conçue aujourd’hui dans une optique agnostique et sceptique. Le divorce est tel, comme le faisait remarquer Jean-Paul II, « que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu’ils n’acceptent pas que la vérité soit déterminée par la majorité, ou bien qu’elle diffère selon les divers équilibres politiques »[64].
Aujourd’hui, contrairement à ce que les philosophes anciens, païens ou chrétiens, ont établi, la loi se veut strictement positive sans référence à la loi naturelle telle qu’elle a été définie.
Chez Platon comme chez Aristote, la pensée politique est dominée par l’idée de fin. Chaque être est appelée par nature à la réalisation d’une fin qui lui est propre. L’homme est appelé par nature à devenir ce qu’il est, c’est-à-dire toujours plus homme. C’est en cela que consiste la vertu : accomplir sa propre nature. Dès lors, le bon régime est celui qui permet à l’homme de devenir vertueux, d’accomplir sa nature.
Saint Thomas reprend cette idée mais la corrige. Vu le poids du péché originel, la nature ne peut parvenir par elle-même à l’achèvement de sa fin. Elle a besoin de la grâce. d’autre part, tandis que chez Platon comme chez Aristote, malheureusement, tous les hommes n’ont pas la même finalité essentielle et que tous ne peuvent être des citoyens à part entière, saint Thomas insiste sur le fait que l’homme, quel qu’il soit, n’atteint son bien qu’en communauté. Le rôle de la loi est donc d’ajuster les actions individuelles au bien commun.
Malgré les différences signalées, la réflexion des trois penseurs, comme celle des stoïciens, est dominée par cette idée de bien à réaliser. Un bien que la raison peut objectivement définir, un bien d’ordre moral qui mesure la loi positive.
Cet édifice lentement mûri à travers les siècles, va subir divers assauts[65].
[66]
Au 16e siècle, Montaigne défendra l’idée que « …notre devoir n’a d’autre règle que fortuite (…). La vérité doit avoir un visage pareil et universel. (…) Il n’est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. (…)
Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous suivions les lois de notre pays ?[69] c’est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple ou d’un prince qui me peindront la justice d’autant de couleurs et la réformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? (…)
Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ?
Mais ils sont plaisants quand, pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a certaines fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes dans l’humain genre par la condition de leur propre essence. Et de celles-là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si infortunés (car comment puis-je nommer autrement cela qu’infortune, que d’un nombre de lois si infini il ne s’en trouve pas au moins une que la fortune et le hasard du sort ait permis être universellement reçue par le consentement de toutes les nations ?), ils sont, dis-je, si misérables que de ces trois ou quatre lois choisie il n’y en a une seule qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or c’est le seul signe vraisemblable, par lequel ils puissent prouver quelques lois naturelles, que l’universalité de l’approbation. Car ce que nature nous aurait véritablement ordonné nous l’ensuivrions sans doute d’un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentirait la force et la violence que lui ferait celui qui le voudrait pousser au contraire de cette loi.(…)
Le meurtre des enfants, meurtre des pères, trafic de voleries, licence à toutes sortes de voluptés, il n’est rien en somme si extrême qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation.
Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit chez les autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance. »[70]
A sa suite, au XVIIe siècle, Pascal[71] écrira, copiant parfois son modèle : « …Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de quelque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore.
Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps ; au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans les lois naturelles, communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au delà de l’eau, et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune contre lui ?
Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu (…). »[72]
Pour Machiavel[73], il n’y a plus de science politique dans la mesure où il n’y a plus de règles générales mais des faits particuliers qui nous obligent sans cesse à inventer et à nous adapter. L’action doit réussir indépendamment d’un bien en soi. Tout n’est plus qu’une qustion de moyens à trouver ou à choisir pour la réussite de l’entreprise.
La politique rompt avec la morale. Seul compte l’intérêt de l’État qui se confond avec la personne du Prince.
Il n’est pas inutile de relire quelques extraits du célèbre chapitre XVIII du Prince qui illustre parfaitement le changement radical de perspective[74]:
« Chacun entend assez qu’il est fort louable à un prince de maintenir sa foi[75] et vivre en intégrité, non pas avec des ruses et tromperies. Néanmoins on voit par expérience de notre temps que ces princes se sont faits grands qui n’ont pas tenu grand compte de leur foi, et qui ont su par ruse circonvenir l’esprit des hommes, et à la fin ils ont surpassé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
Il faut donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force : la première sorte est propre aux hommes, la seconde propre aux bêtes ; mais comme la première bien souvent ne suffit pas, il faut recourir à la seconde. Ce pourquoi est nécessaire au prince de savoir bien pratiquer la bête et l’homme. (…) Il faut qu’un prince sache user de l’une ou l’autre nature, et que l’une sans l’autre n’est pas durable. Puis donc qu’un prince doit savoir bien user de la bête, il en doit choisir le renard et le lion ; (…) renard pour connaître les filets, et lion pour faire peur aux loups. Ceux qui simplement veulent faire les lions, ils n’y entendent rien. Partant le sage seigneur ne peut garder sa foi si cette observance lui tourne à rebours, et que les causes qui l’ont induit à promesse soient éteintes. d’autant que si les hommes étaient tous gens de bien, mon précepte serait nul, mais comme ils sont méchants et qu’ils ne te la garderaient pas, toi non plus tu n’as pas à la leur garder. Et jamais n’a eu défaut d’excuses légitimes pour colorer son manque de foi ; et s’en pourraient alléguer infinis exemples du temps présent, montrant combien de paix, combien de promesses ont été faites en vain et mises à néant par l’infidélité des princes, et qu’à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux. Mais il est besoin de savoir bien colorer cette nature, bien feindre et déguiser ; et les hommes sont tant simples et obéissent tant aux nécessités présentes, que celui qui trompe trouvera toujours quelqu’un qui se laissera tromper.[76]
(…) Il n’est (…) pas nécessaire à un prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir. Et même, j’oserai bien dire que, s’il les a et qu’il les observe toujours, elles lui portent dommage ; mais faisant beau semblant de les avoir, alors elles sont profitables ; comme de sembler être pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux ; et de l’être, mais arrêtant alors ton esprit à cela que, s’il faut ne l’être point, tu puisses et saches user du contraire. Et il faut aussi noter qu’un prince, surtout quand il est nouveau, il ne peut bonnement observer toutes ces conditions par lesquelles on est estimé homme de bien ; car il est souvent contraint, pour maintenir ses États, d’agir contre sa parole, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Ce pourquoi il faut qu’il ait l’entendement prêt à tourner selon que les vents de fortune et variations des choses lui commandent, et, comme j’ai déjà dit, ne s’éloigner pas du bien, s’il peut, mais savoir entrer au mal, s’il y a nécessité.
Le prince doit donc soigneusement prendre garde que jamais ne lui sorte de la bouche propos qui ne soit plein des cinq qualités que j’ai dessus nommées, et sembler, à qui l’oit et voit, toute miséricorde, toute fidélité, toute intégrité, toute religion. Et n’y a chose plus nécessaire que de sembler posséder cette dernière qualité. Les hommes, en général, jugent plutôt aux yeux qu’aux mains, car chacun peut voir facilement, mais sentir, bien peu. Tout le monde voit bien ce que tu sembles, mais bien peu ont le sentiment de ce que tu es ; et ces peu-là n’osent contredire à l’opinion du grand nombre, qui ont de leur côté la majesté de l’État qui les soutient ; et pour les actions de tous les hommes et spécialement des princes (car là on n’en peut appeler à autre juge), on regarde quel a été le succès. qu’un prince donc se propose pour son but de vaincre, et de maintenir l’État : les moyens seront toujours estimés honorables et loués de chacun ; car le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qui advient ; or, en ce monde il n’y a que le vulgaire ; et le petit nombre ne compte point, quand le grand nombre a de quoi s’appuyer »[77].
Machiavel sait ce qu’est le bien et le mal. Mais le souci de l’efficacité le conduit à conseiller de les utiliser indifféremment en fonction seulement du but à atteindre. Et pour la simple raison que cette pratique existe et que les hommes sont « méchants ». Qui plus est, il recommande d’utiliser uniquement le bien en « image », pour le paraître dans la mesure où la plupart ne jugent que sur les apparences et sur les résultats. Cette page cynique mais lucide de Machiavel semble bien expliquer pourquoi tant de politiciens corrompus gardent les faveurs d’un public qui ne retient que la bonhomie manifestée et les services rendus.
Il est impératif d’évoquer une fois de plus la pensée de Thomas Hobbes[78] qui, dans son célèbre Léviathan[79] va, selon les meilleurs spécialistes[80], jeter les bases de la « modernité » politique.,
Hobbes décrit l’homme dans l’ »état de nature » qui est une sorte d’état primitif avant toute organisation sociale[81]. La nature a fait les hommes égaux dans leurs aptitudes et dans leurs désirs. Désirant la même chose, ils deviennent ennemis. Se méfiant les uns des autres, ils se font la guerre, préoccupés de préserver leur vie et, pour cela, d’étendre leur pouvoir. Dans cette guerre de tous contre tous, il n’y a pas d’injustice puisqu’il n’y a pas de loi. En effet, « aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire »[82].
La nature a doté l’homme d’un droit, « droit de nature, que les auteurs appellent généralement jus naturale ». C’est « la liberté qu’a chacun d’user, comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, en conséquence de faire tout ce qu’il considérera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin. »[83] Pour atteindre la paix et vivre en sécurité, il faut que les hommes se dessaisissent mutuellement de leur droit en l’abandonnant, par contrat, à un « Léviathan »[84] qui est l’instance suprême rassemblant tous les pouvoirs cédés qu’il exercera rationnellement pour maintenir la paix.
Cette recherche de paix et ce dessaisissement mutuel sont deux « lois de nature » dont « découle une troisième qui est celle-ci : que les hommes s’acquittent de leurs conventions, une fois qu’ils les ont passées. Sans quoi les conventions sont sans valeur, et ne sont que paroles vides ; et le droit de tous sur toutes choses subsistant, on est encore dans l’état de guerre.
Et c’est en cette loi de nature que consiste la source de la justice. Car là où nulle convention n’est intervenue antérieurement, aucun droit n’a été transmis, et chacun a un droit sur toute chose. En conséquence, aucun ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors il est injuste de l’enfreindre. Car la définition de l’injustice n’est rien d’autre que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n’est pas injuste ».[85]
Tout ce qui précède se résume bien dans ce texte où Hobbes décrit la génération de la République telle qu’il la souhaite:
« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir, et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus, ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car en vertu de cette autorité qu’il a reçue de chaque individu de la République, l’emploi lui est conféré d’un tel pouvoir et d’une telle force, que l’effroi qu’ils inspirent lui permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l’intérieur et de l’aide mutuelle contre les ennemis de l’extérieur. En lui réside l’essence de la République, qui se définit : une personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits, chacun d’entre eux, par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune défense.
Le dépositaire de cette personnalité est appelé Souverain, et l’on dit qu’il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son sujet ».[86]
Ce Souverain, Hobbes le présentera aussi comme le Représentant puisque chacun doit se retrouver en lui. Inutile de dire que ce Souverain ainsi défini, ne peut être ni déchu, ni contesté.[87]
Comme Bossuet cherchait dans les Écritures des arguments pour justifier la monarchie absolue française, Hobbes va longuement et minutieusement scruter aussi les textes sacrés pour conforter son point de vue. On ne sera pas étonné d’apprendre que Dieu lui apparaît essentiellement sous l’aspect de sa puissance : « c’est en vertu de cette puissance qu’il appartient naturellement au Dieu tout-puissant d’exercer la royauté sur les hommes, et le droit de les affliger à son gré ; non comme créateur et dispensateur de faveurs, mais comme tout-puissant »[88]. Considérant, par ailleurs, que Dieu a fait un pacte avec Abraham puis avec Moïse, il affirmera que le « royaume de Dieu est un royaume civil »[89], la souveraineté de Dieu étant instituée par un pacte (les lois apportée du Sinaï par Moïse) sur un peuple particulier. Disparaît ainsi la différence entre royaume temporel et royaume spirituel. Disparaît aussi l’idée d’une église universelle : « il n’est pas sur terre d’église universelle, à laquelle tous les chrétiens soient tenus d’obéir : en effet, il n’est pas de pouvoir sur terre auquel toutes les autres Républiques soient assujetties ?. Il y a des Chrétiens dans les empires des différents princes et États ; mais chacun d’entre eux est assujetti à la république dont il est lui-même membre, et, par conséquent, une église, j’entends une église ayant pouvoir d’ordonner, de juger, d’absoudre, de condamner, ou d’accomplir toute autre action, ne diffère en rien d’une République civile constituée de Chrétiens ; on l’appelle état civil, en considération que ses sujets sont des hommes , et église, en considération de ce que ce sont des Chrétiens. Gouvernement temporel et gouvernement spirituel, ce sont là deux mots qu’on a introduits dans le monde afin que les hommes voient double et se méprennent sur leur souverain légitime. Sans doute, les corps des fidèles, après la résurrection, seront non seulement spirituels, mais éternels ; mais dans cette vie ils sont grossiers et corruptibles. En conséquence il n’y a pas d’autre gouvernement en cette vie, ni de l’État, ni de la religion, qui ne soient temporels ; ni d’enseignement d’une doctrine quelconque auquel il soit légitime, pour un sujet de s’adonner, sui celui qui gouverne en même temps l’État et la religion l’a interdit. Et ce gouverneur doit être unique : autrement il s’ensuivra nécessairement des factions et la guerre civile dans la République entre l’église et l’État ; entre les spiritualistes et les temporalistes, entre le glaive de la justice et le bouclier de la foi, et, qui plus est, dans le cœur de tout homme chrétien, entre le Chrétien et l’homme. »[90]
Le souverain civil est le « pasteur suprême » et c’est de lui « que découle le droit de tous les autres pasteurs d’enseigner, prêcher, et, en général, d’exercer toutes les activités qui relèvent de cette fonction ; et (…) ils ne sont que ses ministres, de même que les magistrats municipaux, les juges des cours de justice et le commandant des armées ne sont que les ministres de celui qui est le magistrat de toute la République, le juge de toutes les causes, et le chef de toutes les forces armées ; et celui-là c’est toujours le souverain civil ».[91] « Par cette indivisibilité du droit politique et ecclésiastique chez les souverains chrétiens, il est évident qu’ils ont sur leurs sujets toute espèce de pouvoir qui peut être donné à l’homme pour le gouvernement des actions extérieures des hommes, tant en politique qu’en religion, et qu’il leur est loisible de faire les lois qu’ils jugeront eux-mêmes les plus appropriées pour le gouvernement de leurs propres sujets, car ceux-ci sont à la fois la république et l’Église : en effet, l’État et l’Église sont composés des mêmes hommes. (…) Ceux qui sont les représentants du peuple chrétien sont les représentants de l’Église : car une Église et la République d’un peuple chrétien, c’est tout un ».[92]
On ne peut plus fermement établir la puissance totale du souverain ni la nécessité de l’obéissance.
La lecture biblique de Hobbes est politique[93] et polémique dans la mesure où elle est, on ne s’en étonnera pas, une mise en question de l’Église romaine. Et toute sa pensée est un renversement est total par rapport à la pensée gréco-chrétienne.[94]
La nature ne désigne plus l’achèvement de l’homme, ce qui doit être mais désigne ce qu’il y a en lui de primitif, de sauvage.
Chez Aristote et saint Thomas, par nature, l’homme est un être social et recherche un bien. En politique, il s’agira de réaliser le bien commun et tous les hommes participant à la même nature, sont capables, en principe, d’accéder à la gestion de la Cité.
Chez Hobbes, les hommes sont des individus séparés et l’accord entre les hommes, il le dit lui-même, n’est pas naturel, « venant seulement des conventions, (il) est artificiel »[95]. Le but de la politique n’est plus de rechercher un bien mais d’éviter le mal de la guerre. La politique, par ailleurs, est l’affaire exclusive du Souverain, homme ou assemblée, spécialiste, pourrait-on dire, de la gestion politique.
Quant à la loi, elle n’a plus comme balise l’exigence morale qui caractérisait la nature humaine (devenir ce que l’on est, réaliser sa fin). Elle ne vise pas le bien moral. Au contraire, « c’est la loi civile qui est la mesure des actions bonnes ou mauvaises ; et (…) C’est le législateur (lequel est toujours le représentant de la République) qui en est le juge »[96]. Le but de la loi est d’éliminer la guerre et de permettre aux individus de se réaliser comme individus. Comme la loi n’est que pure convention, nous sommes désormais en plein positivisme juridique : toute loi est valable à condition qu’elle soit énoncée par l’autorité qui a le pouvoir de la faire respecter. L’objet du droit est, comme dit Pierre Manent, de « rendre compossibles les libertés »[97].
On pourrait pour simplifier la confrontation, dire que, dans la perspective gréco-chrétienne, la pensée politique prend une dimension verticale, préoccupée qu’elle est de réaliser le bien, quelque définition qu’en donnent les philosophes, tandis que les modernes, renonçant à toute transcendance, sont attachés comme Hobbes et Rousseau[98], à trouver le meilleur moyen de faire vivre ensemble des hommes libres et égaux. Si l’on veut, le bien n’est plus le bien commun des anciens, mais la liberté et l’égalité : « Si l’on recherche, écrit Rousseau, en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité : la liberté parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle »[99]. Remplaçons « toute dépendance particulière » par « toute aliénation », on entrevoit la société communiste, sa puissance étatique et, contrairement à ce que Rousseau pensait, la destruction d’une liberté authentique par l’obsession de l’égalitarisme.
A propos de la liberté, précisément, on s’étonne souvent que le système de Hobbes, comme celui de Rousseau que nous avons étudié précédemment aboutissent à des conceptions étatiques totalitaires. Mais, est-il possible de concevoir, comme nous l’avons déjà remarqué plusieurs fois, la liberté sans la vérité, de préserver la liberté sans réfléchir aux biens auxquels elle doit s’ordonner sous peine de s’autodétruire ?
Chez Hobbes comme chez Rousseau, une illusion de liberté est entretenue par l’idée que, pour le premier, je me retrouve dans le Représentant puisque je lui ai abandonné mon pouvoir et, pour le second, que la volonté générale est bien ma volonté. Les individus sont tenus ensemble par le « haut », par l’autorité structurante. On aboutit, pourrait-on dire aussi, à une liberté négative dans la mesure où l’essentiel est d’empêcher que l’autre m’impose son pouvoir, entrave le chemin que je me suis choisi. C’est très clair chez Locke pour qui la fin de la société civile est « de remédier aux inconvénients qui se trouvent dans l’état de nature, et qui naissent de la liberté où chacun est, d’être juge dans sa propre cause ; et dans cette vue d’établir une certaine autorité publique et approuvée, à laquelle chaque membre de la société puisse appeler et avoir recours, pour des injures reçues, ou pour des disputes et d es procès qui peuvent s’élever, et être obligés d’obéir (…) »[100]. Désormais, les mots « philia », solidarité, civilisation de l’amour, sonnent creux dans cette société d’individus confédérés contractuellement, soucieux avant tout de leurs droits.
[101]
Le philosophe hollandais a lu Hobbes. Il va se différencier de lui sur certains points mais nous allons retrouver dans le Tractatus theologico-politicus[102], une démarche semblable.
Spinoza part d’une définition nouvelle du droit naturel qui, selon lui, « désigne tout simplement les règles de la nature de chaque type réel, suivant lesquelles nous concevons chacun d’entre eux comme naturellement déterminé à exister et à agir d’une certaine manière. Par exemple, les poissons sont déterminés, de par leur nature, à nager et les plus gros à manger les petits ; en conséquence, les poissons sont maîtres de l’eau et les plus gros mangent les petits, d’après un droit naturel souverain. (…) Le droit de chacun s’étend jusqu’aux bornes de la puissance limitée dont il dispose. Nous formulerons donc ici la loi suprême de la nature : toute réalité naturelle tend à persévérer dans son état, dans la mesure de l’effort qui lui est propre, sans tenir compte de quelque autre que ce soit. (…) Le droit naturel de chaque homme est donc déterminé non par la saine raison, mais par le désir et la puissance. (…) Il s’ensuit que la loi d’institution naturelle, sous laquelle tous les hommes naissent et, pour la plupart vivent, n’interdit aucune action, à l’exception de celles que nul ne désirerait ni ne pourrait accomplir »[103] .
On conçoit aisément que les hommes, suivant leur droit « d’exister et d’agir », livrés à leur plaisir, aux « lois de la convoitise »[104] risquent de vivre dans la crainte de l’autre et, sans entraide, dans la misère. Ils vont donc, pour trouver la sécurité et par intérêt, passer un pacte entre eux et constituer une société. Perdront-ils ou trahiront-ils, pour autant, leur droit naturel ? Non. « Voici (…) de quelle façon une société humaine peut se constituer et tout engagement être toujours strictement respecté, sans que le droit naturel des individus s’y oppose le moins du monde. Il suffit que chaque individu transfère la puissance totale dont il jouit à cette société ; ainsi, elle seule détiendra le droit naturel souverain en tous domaines, c’est-à-dire la souveraine autorité à laquelle tout homme se verra dans l’obligation d’obéir, soit du fait de son libre choix, soit de crainte du châtiment. (…) Donc, à moins que nous ne voulions nous comporter en ennemis de l’État et aller contre la raison qui nous conseille de maintenir cet État de toutes nos forces, nous sommes dans l’obligation d’exécuter rigoureusement tous les ordres de la souveraine Puissance, fussent-ils d’une extrême absurdité »[105]. Spinoza nous rassure immédiatement en montrant qu’il y a vraiment peu de chances qu’une telle extrémité se produise surtout dans un régime démocratique mais le principe est établi de la nécessité d’obéir à l’autorité publique. Le citoyen n’y perd pas son être ni sa liberté : « le sujet (…) accomplit sur l’ordre de la souveraine Puissance des actions, visant à l’intérêt général et qui sont par conséquent aussi dans son intérêt particulier. (…) Dans la démocratie, en effet, nul individu humain ne transfère son droit naturel à un autre individu (au profit duquel, dès lors, il accepterait de ne plus être consulté). Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie ; les individus demeurent ainsi tous égaux, comme naguère dans l’état de nature »[106].
La position de Spinoza est plus radicale que ne le sera celle de Rousseau dans la mesure où, même s’il préfère la démocratie[107], sa description vaut, en principe, pour tout régime qui, en vertu de sa puissance, doit être obéi. En effet, « quelle que soit la personne détentrice de la puissance souveraine, la situation est invariable ; peu importe qu’Elle s’identifie à un individu, à quelques individus, à tous les individus, il est évident qu’elle jouit du droit souverain de commander tout ce qu’elle veut. De plus, quiconque a, de force ou de plein gré, transféré à une certaine personne sa puissance de se défendre, a sans aucun doute fait abandon de son droit naturel et, par conséquent, a décidé d’obéir en tout à cette personne ; il reste dans l’obligation de ne rien changer à son attitude aussi longtemps que le roi, ou les nobles, ou le peuple continuent à jouir de la puissance souveraine (sur l’acceptation de laquelle par lui reposait le transfert de droit). (…) La violation de droit, par suite, ne se conçoit que dans l’état de société. Mais jamais elle ne saurait être imputée à la souveraine Puissance de l’État considéré - la souveraine puissance ayant le droit de se conduire comme il lui plaît à l’égard de ses sujets ? La violation de droit au sein d’un État ne peut avoir lieu qu’entre des particuliers, astreints par la loi à ne pas se porter tort l’un à l’autre »[108].
qu’en est-il dans cet état, du droit divin et de la religion ?
Pour Spinoza, l’état de nature est antérieur à la religion et « la nature n’a jamais enseigné à personne que l’homme est obligé d’obéir à Dieu ; aucune réflexion raisonnable même ne saurait le lui apprendre. Seule la révélation, confirmée par des signes, est en mesure de le faire. Par conséquent, avant la révélation, nul ne saurait être obligé par le droit divin, dont il ne saurait avoir aucune connaissance. On se gardera donc bien de confondre l’état de nature avec l’état de religion, c’est-à-dire qu’il faudra concevoir le premier comme étranger à la religion et à la loi, ainsi, par suite, qu’à la faute et à la violation de droit. » C’est à partir du moment où les hommes ont conclu un pacte avec Dieu qu’ils promettent d’obéir au droit divin fruit unique d’une révélation[109]. Et s’il y a conflit entre ce droit divin et la souveraine Puissance de l’État, qui doit l’emporter ? « Supposons, explique Spinoza, que la souveraine Puissance refuse d’obéir à Dieu dans le domaine du droit divin révélé, elle en aurait la liberté stricte, au risque d’en devoir subir quelque préjudice ; du moins, nul droit positif ni naturel ne s’y opposerait. Le droit positif dépend, en effet, exclusivement de son vouloir à elle ; quant au droit naturel, il dépend des lois de la nature échappant à tout rapport avec la religion (dont l’unique objet est l’intérêt humain), mais accordées avec l’ordonnance de la nature entière (c’est-à-dire le vouloir éternel de Dieu, inconnu de nous). »[110] Il en découle très logiquement que « la souveraine Puissance qui, tant en vertu du droit divin que du droit naturel, a la charge de conserver et protéger la législation de l’État, dispose du droit souverain de prendre, concernant la religion, toutes les mesures jugées opportunes ; d’autre part, tous les individus sont obligés d’obéir aux décisions prises et aux ordres donnés par elle, s’ils ne veulent point manquer à la fidélité civique, dont Dieu ordonne le respect rigoureux »[111].
Telle est la souveraine Puissance à laquelle les particuliers ont transféré leur propre puissance. Mais ce transfert ne peut être parfait ou intégral : « Nul ne saurait, de son propre chef, non plus que contraint, transférer à qui que ce soit la totalité de son droit naturel, ni son aptitude à raisonner et juger librement en toute circonstance. (…) En effet, tout homme jouit d’une pleine indépendance en matière de pensée et de croyance ; jamais, fût-ce de bon gré, il ne saurait aliéner ce droit individuel »[112]. Comment marier alors le droit que la souveraine Puissance exerce en tout domaine et ce droit individuel irrépressible ? Spinoza va résoudre le problème en séparant pensée et action. Il rappelle que les hommes ont voulu, par le pacte initial, ne plus vivre dans la crainte mais être libre en toute sécurité. Si tous les hommes avaient continué à agir « sous l’impulsion de leur décision personnelle », les affrontements auraient été inévitables ! En passant à l’état de société, ils ont établi que « toute puissance de décision devait, à l’avenir, prendre son origine soit en la collectivité même de tous les membres de la société, soit en quelques-uns, soit en un seul d’entre eux ». Ainsi, « chaque individu a bien renoncé à son droit d’agir selon son propre vouloir, mais il n’a rien aliéné de son droit de raisonner, ni de juger. (…) Nul ne saurait, sans menacer le droit de la souveraine Puissance, accomplir une action quelconque contre le vouloir de celle-ci ; mais les exigences de la vie en une société organisée n’interdisent à personne de penser, de juger et, par suite, de s’exprimer spontanément. A condition que chacun se contente d’exprimer ou d’enseigner sa pensée en ne faisant appel qu’aux ressources du raisonnement et s’abstienne de chercher appui sur la ruse, la colère, la haine ; enfin, à la condition qu’il ne se flatte pas d’introduire la moindre mesure nouvelle dans l’État, sous l’unique garantie de son propre vouloir ». Pour éviter donc toute dislocation du corps social, il suffit que chaque individu « laisse à l’Autorité politique toute décision active, puis qu’il n’entreprenne jamais rien contre la mesure adoptée par elle. »[113] Plus précisément encore, en démocratie, « sachant qu’ils ne peuvent tous former toujours la même opinion, (les citoyens) s’engagent à faire appliquer celle autour de laquelle le nombre le plus grand de suffrages se sera rallié (…). »[114] Et « si l’on a résolu d’assurer à la communauté la plus grande sécurité possible, il faut que toute la ferveur dévote ou la religion se réduisent à la pratique de la justice et à celle de la charité[115] ; il faut que la législation de la souveraine Puissance, tant dans le domaine sacré que dans le domaine profane, vise exclusivement les actions des sujets, mais par ailleurs, ménage à chacun la liberté de pensée et d’expression ».[116]
Désormais, le contrat remplace la loi naturelle telle qu’elle fut définie, et consacre le positivisme juridique. Nous venons de le voir dans le Léviathan et dans le Tractatus theologico-politicus, nous l’avons vu aussi, rappelons-nous, dans le Contrat social où J.-J. Rousseau nous dit très clairement que « les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société ».[117]
Après avoir distingué trois sortes de lois, lois politiques, les lois civiles et les lois criminelles, Rousseau en ajoute une quatrième : « A ces trois sortes de lois il s’en joint une quatrième, la plus importante de toutes, qui ne se grave ni sur le marbre, ni sur l’airain, mais dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l’État ; qui prend tous les jours de nouvelles forces ; qui lorsque les autres lois vieillissent ou s’éteignent, les ranime ou les supplée, conserve un peuple dans l’esprit de son institution, et substitue insensiblement la force de l’habitude à celle de l’autorité ». Le lecteur un peu distrait pourrait croire que cette loi gravée dans le cœur est bien la loi naturelle. En effet, de saint Augustin à Jean-Paul II, c’est ainsi qu’elle fut présentée. Mais Rousseau balaie immédiatement notre espoir: « Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l’opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres ; partie dont le grand législateur s’occupe en secret, tandis qu’il paraît se borner à des règlements particuliers, qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naître, forment enfin l’inébranlable clef ».[118] Nos politiques et nos juristes modernes n’ont-ils pas bien compris la leçon de Rousseau, eux qui sont bien soucieux d’adapter les lois aux mœurs et à l’opinion ?
Le positivisme inauguré par ces ancêtres des XVIIe et XVIIIe siècles culmine, à l’époque contemporaine, dans l’œuvre d’Hans Kelsen[119] dont la pensée a exercé et exerce encore aujourd’hui une influence majeure.
En bref, Kelsen proclame l’autonomie du droit dégagé de tout élément qui ne serait pas juridique, qu’il soit psychologique, sociologique, politique, éthique ou religieux. Le droit est donc exclusivement et purement positif.
Se pose alors la question que l’on peut poser à tout positiviste: comment garantir la validité objective de la norme ? La réponse de Kelsen est simple : elle est strictement liée à la procédure de sa formation. Une norme est valide « si elle est conforme à la norme supérieure de la procédure selon laquelle elle a été posée ». Conforme à cette norme ou, du moins, compatible avec elle, « ce qui veut dire que la loi doit être formellement conforme à la constitution, le décret d’application doit être formellement conforme à la loi, l’arrêté doit être formellement conforme au décret, la décision juridictionnelle doit respecter la procédure, etc.. »
Cette conception identifie évidemment le droit à l’État. L’expression « État de droit » trouve donc son sens plénier et désigne « un ordre juridique positif dans lequel le pouvoir ne peut être exercé que dans la forme juridique par des dirigeants juridiquement désignés sur des dirigés juridiquement définis ».
Le droit n’est plus qu’une technique de régulation au service de l’État.
Toutefois, une question se pose encore : chaque norme ne pouvant trouver sa validité que dans la norme supérieure, sur quoi se fonde la validité de la Constitution qui se trouve au sommet de cette pyramide de normes hiérarchisées ?
Pour Kelsen, la Constitution est une fiction à laquelle on doit obéir. On ne peut, pour lui, la justifier moralement ou religieusement. L’obéissance à la Constitution est une « nécessité fonctionnelle ».[120]
Enfin, entre le droit interne et le droit international, qui a la préséance ? La réponse de Kelsen ne surprendra pas si l’on se souvient de sa logique hiérarchique. Le droit international est supérieur aux droits internes qui, depuis la fondation de l’ONU, doivent respecter ses normes. »Les constitutions des États ne sont valides que si leurs gouvernements sont légitimes parce qu’effectifs, c’est-à-dire parce qu’opérationnels pour faire appliquer le droit international »[121].
Comment ce droit international se constitue-t-il actuellement ? Respecte-t-il des normes ? De quelle nature ? Quels sont les enjeux de cette prééminence du doit international ? Telles sont les questions qui restent en suspens et que nous aborderons plus loin.
Le monde contemporain s’est construit sur ce positivisme et l’Église catholique semble bien esseulée à crier dans le désert la nécessité de respecter une loi naturelle qui paraît à la plupart, une vue de l’esprit, une contrainte intolérable ou une théorie obsolète.
Sommes-nous donc condamnés à vivre sous des lois constamment variables, dont la valeur est définitivement relative à des cultures particulières ou passagères ? Devons-nous dire adieu à l’immuable, à l’universel, à la nature telle que l’entendaient les vieux maîtres ?
Et tout d’abord, comme pour les droits de l’homme, comme pour la démocratie qui s’identifie, par excellence, à l’État de droit, se pose le problème du fondement de la loi positive.
On peut certes argumenter, tenter de convaincre mais il faut ici clairement choisir son camp. Le droit va-t-il sans cesse s’adapter à l’opinion mouvante, aux faits changeants ou va-t-il s’appuyer sur les exigences fondamentales, toujours identiques, d’une nature humaine réputée digne de respect parce qu’elle est considérée comme une valeur en soi ou, mieux, parce qu’elle est marquée du reflet de son Créateur ?
Précédemment, nous avons longuement évoqué, et la cas est significatif, l’évolution de la vie familiale et de la loi qui l’organise. Comme l’écrit un juriste, « …l’évolution de notre système juridique s’accorde précisément avec l’évolution de la vie privée et familiale. Et, de la même manière que c’est au nom des valeurs liées à l’individu et à la « réalisation de soi-même » qu’un certain nombre de personnes ont adopté des attitudes nouvelles dans leur vie affective et familiale, les lois nouvelles refusent désormais d’imposer des normes générales et abstraites, parce qu’elles privilégient précisément, par rapport aux valeurs anciennes de stabilité et de cohésion de la communauté familiale, des valeurs liées au respect de l’individualité de chaque personne : l’autonomie et l’indépendance plutôt que la contrainte et la hiérarchie, l’égalité plutôt que l’inégalité, le droit à la différence plutôt que le conformisme ou le dogmatisme »[1]
Face à cette tendance majoritaire, un autre juriste fait remarquer que, bien sûr, l’homme a le pouvoir d’enfreindre la loi naturelle qui interpelle sa liberté, « le pouvoir mais non le droit, car il reste qu’une multiplication de pratiques ne dit jamais que le fait, c’est-à-dire ce qui est, et non le droit, c’est-à-dire ce qui doit être »[2]. Deux conceptions du droit sont face à face informées par deux conceptions de l’homme.
Quel est l’enjeu de cet affrontement ? N’est-ce qu’une querelle d’école ou le choix sera-t-il lourd de conséquences ?
Certes, même dans l’État de droit, la loi finit par s’imposer et contraindre. Mais cette contrainte sera-t-elle celle du nombre ou l’expression d’une exigence plus profonde qui peut échapper à notre entendement mais qui n’est liée à aucune majorité, à aucune faction ou parti ? Si la loi n’est que positive, la vie sociale et politique devient, nous le voyons chaque jour, le champ de luttes incessantes et la loi, un lieu instable. La description de ce phénomène par le cardinal Danneels, est-elle partisane ou bien conforme à la réalité ?
« La loi, déclare-t-il, perd de plus en plus son caractère pédagogique et éducatif. Pour une marge part, elle est devenue un plus grand commun diviseur, défini statistiquement à partir des dernières élections ou de la dernière enquête quant à l’opinion publique : elle est donc ponctuelle et sujette à des changements ultérieurs. Plutôt que de se référer à la vérité et à une échelle objective de valeurs, elle devient la résultante d’une multitude d’intérêts individuels. Que l’on songe à l’éthique majoritaire - même simplement majoritaire d’un point de vue politique - en matière de protection de la vie en début et en fin de vie, en matière de réglementation du mariage et de la vie familiale ou de manipulation de l’embryon humain. Une telle société ne manque-t-elle pas vraiment de vision et de projet pour se limiter à des ajustements procéduraux à introduire successivement dans le code civil et pénal ?
En l’absence d’un consensus éthique de base partagé par une large majorité de citoyens, on est obligé de colmater le brèches par une législation toujours insuffisante à assurer la conduite morale des citoyens ; il faut multiplier les lois et les compléments aux lois, ajouter de nouvelles dispositions pénales pour ceux qui les enfreignent. L’un et l’autre code se transformeront ainsi graduellement en véritables encyclopédies qui requerront des ordinateurs pour venir en aide à une mémoire humaine normale. Et la société devient une société de juges et d’avocats »[3].
J’ajouterais volontiers encore deux remarques à ce tableau.
Non seulement, la loi, aujourd’hui, cherche, la plupart du temps, à répondre aux vœux des majorités réelles ou fictives mais elle se veut aussi attentive aux revendications particulières, marginales, au nom d’un droit individualisé. Dans les débats sur la dépénalisation de l’avortement ou de l’euthanasie, on a entendu maintes fois l’argument suivant lequel on ne peut imposer sa morale aux autres. Suivant ce principe, tout choix moral ne peut-il être dépénalisé ou légalisé ? Le nombre ici n’a plus d’importance, mais le désir à condition qu’il soit reconnu. Demain, quand on aura un peu oublié Dutroux et consorts, on pourra, à certaines conditions, bien sûr, légaliser l’inceste. Projetons à nouveau sur les écrans Le souffle au cœur de Louis Malle[4] et d’autres œuvres semblables, organisons quelques débats où il sera dit et répété qu’il vaut mieux que l’initiation sexuelle se fasse dans l’ambiance rassurante de la famille par les proches attentifs et aimants, une opinion favorable se dessinera…
d’autre part, comme les Anciens l’avaient déjà noté, comment conforter encore l’obéissance à la loi si celle-ci varie selon les mœurs et les humeurs ?
La dignité humaine serait-elle au bout d’un vote majoritaire ou serait-elle confinée dans l’expression du moi dans ce qu’il a de plus individuel ?
Beaucoup de non-chrétiens refusent cette perspective et restent attachés fermement au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui est le dernier avatar, qu’on le veuille ou non, d’un droit naturel dont on ne veut plus par ailleurs. C’est la réputation de cette Déclaration, sa proclamation solennelle au lendemain d’une guerre mondiale sanglante, l’espoir qu’on a placé en elle et les services qu’elle a tout de même rendus qui la préservent encore - pour combien de temps ? - de la marée positiviste. Ainsi, en Belgique, le Président de la Ligue des droits de l’homme, persiste à affirmer, fidèle au texte de 1948 que « chaque homme, du fait qu’il est un être humain, dispose de droits inaliénables (il n’est pas possible de l’en priver sans déchoir de son humanité) et imprescriptibles (il n’est pas possible de les abolir) »[5]. Mais pourquoi devrais-je respecter cet être humain ? Apparemment, du simple fait qu’il est homme et que j’en suis un. Mais la suite du discours de ce militant fragilise immédiatement son propos: « Ces droits de l’Homme fondent la dignité humaine, qui empêche de réduire l’Homme au rang d’objet, de marchandise ». L’homme n’acquiert donc sa dignité que par la reconnaissance de ses droits. Sans droits reconnus, l’homme est-il encore respectable ? Peut-il en être autrement puisque le Président de la Ligue précise que « cette vision éthique projette résolument l’organisation de la vie en commun des êtres humains hors de toute référence à une transcendance, autorité supérieure qui serait l’arbitre des valeurs de l’Homme. Le rapport à la transcendance est dès lors laissé à la libre appréciation de chacun ». A quelle condition alors les droits peuvent-ils êtres inaliénables et imprescriptibles ? Seulement par contrat : »Ce qui cimente la communauté est la déclaration de garantie et de respect réciproques de la dignité humaine ». Dès lors, même si l’auteur se plaît à souligner une certaine universalité de ces droits puisqu’ »il existe des défenseurs de ces mêmes droits humains dans des pays des cinq continents, défenseurs qui semblent pourtant avoir intégré les singularités de leurs cultures », il faut néanmoins, dit-il, « ne pas considérer l’universalité comme un postulat intangible, accepter de la refonder par la rencontre de l’autre et par la discussion, la concevoir comme une œuvre à faire, à laquelle tous doivent participer ». Nous pourrions souscrire à cette recommandation s’il n’était précisé ensuite que les droits de l’homme sont donc une construction « dynamique dans sa constante évolution à travers les déclarations et énonciations historiques, favorisant les combats politiques majeurs pour porter au plus haut niveau l’émancipation et l’effectivité de la dignité humaine ». Et pour cela, « préserver et renforcer leur force critique ».
Nous sommes loin de la perspective chrétienne qui, nous le savons, est inverse. Elle affirme d’abord la dignité de l’homme et en déduit un certain nombre de droits. Mais si le chrétien a cette position radicale c’est dans la mesure où il se réfère à une transcendance, à un Dieu créateur dont l’homme est une image.
La question d’une référence à un invariant ou à une transcendance semble inévitable pour stabiliser quelques lois et les droits de l’homme comme pour justifier l’universalité d’une loi mais on a préféré, pour respecter toutes les opinions peut-être, remplacer la référence à une transcendance par un recours à des instances.
Certains membres d’une commission des Nations-Unies auraient, à un moment, avoué : « Nous sommes tous d’accord sur ce droits à condition qu’on ne nous demande pas pourquoi. C’est alors que commencent les disputes »[6]. Les Nations-Unies avaient créé un Comité d’étude des principes philosophiques des droits de l’homme. Furent sollicités des experts occidentaux principalement (26) mais aussi d’Inde (3) et de Chine (1). Les réponses furent fort proches les unes des autres et parallèles au texte qui se préparait. Si bien que J. Maritain constatait, à l’époque, que « les partisans d’une société de type libéral-individualiste, d’une société de type communiste, d’une société de type personnaliste-communautaire, mettent sur le papier des listes similaires, voire identiques, des droits de l’homme ». Mais il ajoutait: « les justifications rationnelles sont sans doute indispensables et, cependant, impuissantes à faire l’accord des esprits (…) les traditions philosophiques auxquelles elles se réfèrent sont depuis longtemps contrastantes. »[7]. Comment sans un accord sur les principes ou les justifications, les droits pourraient-ils échapper, tôt ou tard, partiellement ou largement, à une remise en question ? Peuvent-ils longtemps résister au nom d’une « nécessité fonctionnelle », comme disait H. Kelsen, ou d’une « croyance » pour reprendre l’expression de G. Haarscher ?
On a vu, pour Kelsen précisément, que la légitimité découle de la conformité de la loi à une norme supérieure et in fine à la Constitution et la légitimité de la Constitution se mesure à l’aune du droit international.[8] Au niveau des États, on a institué des organismes qui, au-dessus des partis et des tribulations gouvernementales sont considérés comme les gardiens désintéressés de la Constitution et des plus hautes règles du droit, qui lui donne avis et conseils. Ainsi en est-il, en Belgique, de la section de législation du Conseil d’État, « conseiller juridique du gouvernement et (…) gardienne du droit » à qui il « appartient (…) de mettre en garde contre la violation d’une règle supérieure, notamment de la Constitution ou des textes internationaux consacrant les droits de l’homme. Mais il lui revient également de contribuer à la lisibilité des textes, à leur correcte insertion dans l’écheveau de plus en plus inextricable de la législation existante »[9] .
Or, que constate-t-on dans la pratique ?
La Belgique, en ce début de siècle, nous a offert, au niveau de ce Conseil d’État, deux exemples significatifs et éclairants.
A propos de l’euthanasie, en juillet 2001, le Conseil d’État a estimé que « la proposition de loi n’est pas incompatible » avec les textes internationaux et « reste dans les limites imposées à la marge d’appréciation de l’autorité nationale par les articles 2 de la Convention européenne des droits de l’homme et 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ». Or, l’article 2 de la Convention (1950) stipule en son §1 : « Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »[10] Quant à l’article 6 du Pacte (1966), il dit la même chose §1) : « Le droit à la vie est inhérent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ».[11]
On l’a remarqué, pour déclarer la compatibilité, le Conseil d’État s’appuie sur « la marge d’appréciation de l’autorité nationale » mais il fait référence aussi au « droit à l’autodétermination » de la personne et au fait que les textes internationaux « n’impliquent nullement l’obligation pour l’État de protéger la vie en toutes circonstances contre le gré de l’intéressé ». Comme l’a noté un juriste[12], le Conseil d’État fait peu de cas, de « l’obligation négative » de l’article 2 de la Convention en déclarant incidemment que « l’obligation négative n’est pas en cause ». Certains viendront au secours du Conseil d’État en soulignant que la Convention comme le Pacte datent et doivent être revus ou, du moins, complétés. Mais, le 29 avril 2002, alors que le débat sur la dépénalisation, sous conditions de l’euthanasie, battait son plein, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg rejetait la demande de suicide assisté d’une citoyenne britannique. Dans son arrêt (motif 37), la Cour rappelait très clairement : « Parmi les dispositions de la Convention qu’elle juge primordiales, la Cour, dans sa jurisprudence, accorde la prééminence à l’article 2 (…). Il définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort et la Cour a appliqué un contrôle strict chaque fois que pareilles exceptions ont été invoquées par des gouvernements défendeurs. (…) La première phrase de l’article 2§1 astreint l’État non seulement à s’abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale, mais aussi à prendre des mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction ».
Dans ce cas, on peut penser que le Conseil d’État a voulu coûte que coûte - pour quels motifs ? - accorder son blanc seing au projet de loi. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Sous la même législature, il est arrivé plusieurs fois que le Conseil d’État émette un avis négatif . Ce fut le cas, notamment, pour le mariage des homosexuels.
L’attitude du gouvernement fut de passer outre des avis et d’envisager une réforme dont le but serait « réduire très sensiblement le nombre de textes soumis au Conseil d’État afin de permettre à celui-ci de se concentrer sur les normes législatives de manière à rendre des avis plus circonstanciés tout en étant plus diligent (…) »[13].
Un certain nombre d’avocats et professeurs de droit de toutes les universités et facultés universitaires francophones, indépendants des gouvernements et du Conseil d’État réagirent par la publication d’une carte blanche dans la presse dans laquelle les signataires se posaient trois questions:
« Tout d’abord, ne risque-t-on pas de compromettre encore davantage la lisibilité de la production réglementaire, ce qui ne pourra qu’accroître le contentieux devant la section d’administration ou les juridictions judiciaires, chargées d’appliquer ces textes ? (…)
Ensuite, ne prive-t-on pas le citoyen, surtout celui qui est le moins outillé juridiquement, d’‘une garantie essentielle contre l’éventuel arbitraire du pouvoir ? En effet, aujourd’hui, le citoyen sait que la norme qu’on lui impose a fait l’objet d’un contrôle. Soit la norme est validée, ce qui contribue à son autorité. Soit elle est critiquée, ce qui permet de l’entreprendre devant les juridictions contentieuses.
Enfin, en admettant qu’il convient de décharger la section de législation de textes secondaires, peut-on se satisfaire de la simple distinction entre les projets de normes législatives, par définition importants, et les projets de normes réglementaires, a priori insignifiants ? Nombre de textes réglementaires sont d’une importance capitale pour le citoyen et sont susceptibles de poser de délicates questions juridiques. Que l’on se souvienne simplement que la fonction publique est essentiellement organisée par des arrêtés réglementaires et qu’il en va de même pour la circulation routière ou la détermination du droit au chômage. Par ailleurs, la tentation pourrait être grande, chez les auteurs de lois et de décrets, de les vider plus encore de leur substance, qui serait transférée dans des arrêtés d’exécution échappant au contrôle de la section de législation ».
Les auteurs concluaient : « Museler aujourd’hui le Conseil d’État serait porter un méchant coup à l’État de droit, à l’heure où la complexification de la vie sociale rend son respect plus nécessaire que jamais »[14].
La belle pyramide de Kelsen paraît dès lors bien fragile. Dans le cas du mariage des homosexuels, l’État de droit contrarié ne respecte pas ses propres règles et cherche à en changer quand elles sont un frein à son bon plaisir et dans le cas de l’euthanasie, c’est l’instance suprême, gardienne de la loi qui permet que les textes les plus universels qui soient manipulés au gré des convenances politiques. Preuve, s’il en faut encore, qu’une certaine démocratie ne tolère aucune limite à son pouvoir c’est-à-dire aux vœux d’une majorité considérée comme souveraine. Il n’y a plus qu’une différence arithmétique entre cette démocratie-là et un système autoritaire alors que même la monarchie absolue reconnaissait une Loi au-dessus de sa loi.
Dans un système purement positiviste, la seule référence du droit n’est plus qu’une autoréférence. Or, écrit un juriste, « une société ne peut négocier son droit que dans l’horizon d’une loi qu’elle n’a pas produite et que, néanmoins, elle contribue à faire exister »[15].
Nous débouchons alors sur le terrain de la philosophie et de la théologie puisqu’il s’agit de retrouver une transcendance, pour employer un mot général. Ici peut-être plus qu’ailleurs apparaît la nécessité d’une formation des esprits et des cœurs. « N’est-il pas grand temps, confirme le cardinal Danneels, d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning ». A y regarder de plus près, on peut penser qu’à peine analysées, les valeurs nommées cristalliseront des opinions diverses de sorte que l’on ne peut faire l’économie d’une évangélisation intégrale, comme semble l’indiquer le cardinal pour conclure sa réflexion: « L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de Moïse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[16].
La nécessité de choisir son camp à un moment donné ne doit pas freiner une autre nécessité : celle de toujours essayer de convaincre. Pour cela, il faut tenter de résoudre plusieurs problèmes.
Il suffit d’ouvrir un dictionnaire reprenant le vocabulaire philosophique pour se rendre compte que le mot « nature » peut être entendu dans des sens divers et que les expressions précises « droit naturel » ou « loi naturelle » peuvent recouper des réalités très différentes si l’on se situe avant ou après les XVIIe et XVIIIe siècles[1].
Beaucoup d’auteurs chrétiens l’ont compris et parlent plus volontiers de « valeurs », de « principes », de « fondements », de « normes », d’ »invariants ».
Il est sûr que l’évocation de la « loi naturelle », du « droit naturel », d’ »ordre naturel » a très vite une connotation catholique démodée.
Or, il est bon de rappeler que ces concepts ne sont pas étrangers à la philosophie païenne antique et qu’à travers l’histoire, à l’heure actuelle même, il n’est pas rare de trouver ces expressions ou d’autres équivalentes en dehors du monde catholique.
La barbarie du terrorisme, des guerres ethniques, de pratiques fondamentalistes rétrogrades et mutilantes, a poussé, en ce XXIe siècle, maint philosophe à déclarer que « la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique ». La grande question est de savoir s’il existe « des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable » car « l’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi (…) semble conduire directement à (des) conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral »[1]. Relativisme et nihilisme que favorise aussi la « multiculturisation ».
Ne faudrait-il pas remettre sans cesse à la mode, le fameux impératif catégorique de Kant ? N’est-ce pas un principe universel de base. Rappelons-nous cette règle : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime[2] devienne une loi universelle »[3]. Cette règle présente deux aspects. Un aspect subjectif : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de nature »[4] et un aspect objectif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen »[5]. L’aspect subjectif et l’aspect objectif sont réunis dans le concept de « règne des fins » : les êtres raisonnables sont, en même temps, sujets de la loi et reconnus par elle comme des fins. « Or de là dérive une liaison systématique d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne qui, puisque ces lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens[6], peut être appelé règne des fins (qui n’est à la vérité qu’un idéal) ».
Cette vision exclut qu’on considère que la personne est pour la société ou que la société soit pour la personne.
Or, Kant cristallise toute une tradition qui traverse le judaïsme[7], le christianisme mais aussi les religions et sagesses asiatiques. Il reformule ce qu’on a appelé « la règle d’or ». qu’on se rappelle aussi la formulation de la déclaration américaine d’indépendance : « nous tenons pour évident (…) que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ». Ou encore celle de 1789, en France: « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».
Même si l’on dit, comme Bergson, que Kant et les auteurs des Déclarations évoquées ont été marqués par le christianisme[8], il ne s’agit tout de même pas de textes d’Église et des hommes divers y ont souscrit parce qu’ils y voyaient un fondement sûr pour la vie en société.
Relisons aussi Camus qui démontre que « l’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête ».[9]
Reproduisant un peu la démarche de Camus, H. Marcuse, a pu déclarer: « Je voudrais dire deux mots sur le droit de résistance, parce que je découvre avec stupeur que personne n’est vraiment profondément conscient du fait que la reconnaissance de ce droit (la civil disobedience en l’occurrence) constitue l’un des éléments les plus anciens et sacrés de la civilisation occidentale. L’idée qu’il existe un droit supérieur au droit positif est aussi vieille que cette civilisation elle-même. Ce conflit entre deux droits, toute opposition qui dépasse la sphère privée le rencontre. L’ordre établi détient le monopole légal de la force et il a le droit positif, l’obligation même d’user de cette violence pour se défendre. En s’y opposant, on reconnaît et on exerce un droit plus élevé. On témoigne que le devoir de résister est le moteur du développement historique de la liberté, le droit et le devoir de la désobéissance civile étant exercé comme force potentiellement légitime et libératrice. Sans ce droit de résistance, sans l’intervention d’un droit plus élevé contre le droit existant, nous en serions aujourd’hui encore au niveau de la barbarie primitive »[10].
Certes, Marcuse, au contraire de Camus, confond force et violence et cherche à légitimer la dialectique marxiste et la révolution permanente[11]. Il n’empêche que son analyse le conduit aussi à identifier un droit supérieur au droit positif.
Mais il y a mieux.
Notamment, les rappels de bon sens du philosophe américain Leo Strauss[12] qui fut très profondément marqué par la culture antique.
Dans son ouvrage Droit naturel et histoire[13], il écrit : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident et parfaitement sensé de parler de lois justes et de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger du droit positif ».
Comme le montre Claude Rochet[14], un de ses commentateurs, Strauss conteste le « positivisme contemporain qui, à partir de la distinction entre faits et valeurs, jette le discrédit sur toute forme de pensée qui procède par évaluations et ne reconnaît la qualité de science qu’aux formes de connaissance qui se proclament éthiquement neutres ». Selon le positivisme, « il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être ». Or, « les choses politiques, (…) par essence constituent des évaluations fondamentales (…). Dans tout jugement politique vient, en effet, en question la conservation ou la transformation de la cité telle qu’elle est, et donc nécessairement une certaine idée du bien, ou, plus précisément, une idée de la bonne société ».
Strauss dénonce aussi le nihilisme : « Si nos principes n’ont d’autres fondements que notre préférence aveugle, rien n’est défendu de ce que l’audace de l’homme le poussera à faire. L’abandon du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme. »
Même sévérité vis-à-vis du relativisme qui empêche de parvenir à une vérité absolue et qui, par là, nourrit la tyrannie : « Le relativisme libéral est enraciné dans la tradition de tolérance du droit, ou dans l’idée que n’importe qui a le droit naturel de rechercher le bonheur tel qu’il l’entend ; mais pris en lui-même, il est un séminaire d’intolérance ».
Enfin, l’historicisme qui nie l’immuabilité du droit naturel, est passé au crible. Le droit serait-il toujours relatif à une époque, à une culture ? Strauss répond avec Platon : « La caverne, c’est le monde de l’opinion opposé à celui de la connaissance. Or, l’opinion est essentiellement variable ; les hommes ne peuvent vivre, c’est-à-dire ne peuvent vivre ensemble, si les opinions ne sont pas stabilisées par le décret social… philosopher, c’est donc s’élever du dogme collectif à une connaissance essentiellement privée (…).
Tandis que chez les anciens, philosopher signifie sortir de la caverne, chez nos contemporains toute démarche philosophique appartient à un « monde historique », à une « culture », à une « civilisation », à une weltanshauung, en somme à ce que Platon appelait précisément la caverne. Nous appellerons cette théorie l’ »historicisme ».
« Il ne peut y avoir de droit naturel si la pensée humaine est incapable d’acquérir dans un domaine limité de sujets spécifiques une connaissance authentique et universellement valable ».
« ...l’homme ne peut philosopher que si, incapable de parvenir à la sagesse ou à une pleine compréhension de la totalité, il peut néanmoins savoir ce qu’il ne sait pas, c’est-à-dire saisir les problèmes fondamentaux et, partant, les alternatives fondamentales qui sont en principe inhérentes à la pensée humaine.
Mais ce n’est là que la condition nécessaire et non la condition suffisante du droit naturel. Pour pouvoir philosopher, il suffit que les problèmes restent toujours les mêmes ; par contre, il ne peut y avoir de droit naturel que si le problème fondamental de la philosophie politique est susceptible de recevoir une solution définitive ».
Cet historicisme « ruine l’idée de meilleur régime », note Claude Rochet. « La pensée historiciste, en créant le sens historique, mène à l’abandon de l’idée de droit naturel et à ce qui en est l’idée constitutive, l’existence d’un étalon transhistorique du juste et de l’injuste ». De plus, « la négation de l’idée de droit naturel aboutit à la négation de l’idée de philosophie ». En effet, comme l’écrit Strauss, « au cœur de l’historicisme gît la présupposition que toute pensée humaine n’est qu’un reflet de l’état de société qui l’a vue naître ». Contrairement à Platon, l’historicisme dénie « à la pensée le pouvoir de s’élever de l’opinion à la connaissance ».
Plus près de nous encore c’est le politique Vaclav Havel, le « rêveur naïf, dit-on, qui voudrait sans cesse concilier l’inconciliable, c’est-à-dire la politique avec la morale ». Il ne craint pas d’affirmer: « … nous ne pourrons construire un État de droit et un État démocratique si nous ne construisons pas simultanément - même si cela peut paraître peu scientifique aux yeux des politologues - un État humain, moral, spirituel et culturel. Les meilleures lois, les mécanismes démocratiques les plus élaborés, ne peuvent en eux-mêmes garantir ni la légalité, ni la liberté, ni les droits de l’homme, en somme rien de ce pourquoi ils sont faits, s’ils ne sont pas garantis par certaines valeurs humaines et sociales. Que serait une loi que personne ne respecterait, ne protégerait et n’appliquerait de façon responsable ? Un simple morceau de papier. A quoi serviraient des élections où l’électeur n’aurait, en fait, le choix qu’entre un petit et un plus grand voyou ? A quoi servirait l’éventail bigarré de partis politiques si aucun d’entre eux n’œuvrait pour le bien commun ? »[15]
On pourrait multiplier les exemples. Mais nous constatons que l’aspiration à des règles, des valeurs universelles et objectives n’est pas simplement une obsession catholique obsolète.
Parlant de ces valeurs universelles objectives, le cardinal Danneels ajoutait : « N’est-il pas grand temps d’en appeler aux écoles et à tout notre système éducatif - de la maternelle à l’université - afin qu’ils promeuvent de toutes leurs forces l’enseignement et l’initiation pratique aux grandes valeurs fondamentales sur lesquelles toute vie en société est basée, comme par exemple le sens civique, le respect de la vérité, la solidarité, la fidélité à la parole donnée, la justice, le respect de l’homme dans sa valeur unique, le sens du service par le décentrement vis-à-vis de soi et de ses intérêts hyper-individuels, la résistance à l’esprit de consommation effrénée et aux sirènes du cocooning. L’Église, pour sa part, croit toujours que la base morale qui peut fournir les assises d’une société vraiment humaine et « humanisante », reste le décalogue de MoIse, enrichi par la morale de la surabondance qu’est venu apporter le Christ »[1]
Reste à savoir comment procéder car les valeurs citées, malgré leur formulation séduisante, ne sont pas susceptibles d’être acceptées telles quelles. Car si on essaye, un tant soit peu de les définir ou de préciser leurs implications, elles susciteront immanquablement des oppositions. Ainsi, comment faire respecter la vérité dans une société gorgée de slogans et d’a priori[2] ? La fidélité à la parole donnée implique-t-elle aussi l’indissolubilité du mariage ? Le respect de l’homme dans sa valeur unique exclut-il l’avortement et l’euthanasie ? Un effort de réflexion est nécessaire mais, quelle chemin suivre ?
Si rigoureuse soit-elle, la présentation de saint Thomas peut embarrasser aujourd’hui dans la mesure où sa démarche part de l’affirmation de Dieu et de sa loi éternelle. Définir la loi naturelle comme « l’impression de la lumière divine en nous », comme une « loi écrite dans le cœur de l’homme » peut rebuter car elle suppose la reconnaissance de son Auteur[1] ou être fort mal comprise, cette « impression » apparaissant à plus d’un comme une sorte d’instinct qui déterminerait la conduite des hommes.
Par ailleurs, le bel enchaînement loi éternelle-loi naturelle-loi humaine peut paraître comme une construction de l’esprit, logiquement satisfaisante mais abstraite.
Jacques Maritain, dans le souci de mieux s’adapter à la tournure d’esprit contemporaine substitue à la méthode « descendante » de Thomas, une méthode « ascendante ».
« Je suppose, pourrait-il dire à Camus, que vous admettez qu’il y a une nature humaine, et que cette nature humaine est la même chez tous les hommes. Je suppose que vous admettez aussi que l’homme est un être doué d’intelligence, et qui en tant que tel agit en comprenant ce qu’il fait, et donc en ayant le pouvoir de se déterminer lui-même aux fins qu’il poursuit. d’autre part, ayant une nature, étant constitué de telle façon déterminée, l’homme a évidemment des fins qui répondent à sa constitution naturelle et qui sont les mêmes pour tous, - comme tous les pianos par exemple, quel que soit leur type particulier et en quelque lieu qu’ils soient, ont pour fin de produire des sons qui soient justes. S’ils ne produisent pas des sons justes, ils sont mauvais, il faut les réaccorder, ou s’en débarrasser comme ne valant rien. Mais puisque l’homme est doué d’intelligence, et se détermine à lui-même ses fins, c’est à lui de s’accorder lui-même aux fins nécessairement exigées par sa nature. Cela veut dire qu’il y a, en vertu même de la nature humaine, un ordre ou une disposition que la raison humaine peut découvrir et selon laquelle la volonté humaine doit agir pour s’accorder aux fins nécessaires à l’être humain. La loi non écrite ou le droit naturel n’est pas autre chose que cela.
Les grands philosophes de l’antiquité savaient, les penseurs chrétiens savent mieux encore, que la nature dérive de Dieu, et que la loi non écrite dérive de la loi éternelle qui est la Sagesse créatrice elle-même. C’est pourquoi l’idée de la loi naturelle ou non écrite était liée chez eux à un sentiment de piété naturelle, à ce profond respect sacré inoubliablement exprimé par Antigone. Connaissant le principe réel de cette loi, la croyance en cette loi est plus ferme et plus inébranlable chez ceux qui croient en Dieu que chez les autres. De soi, cependant, il suffit de croire à la nature humaine et à la liberté de l’être humain pour être persuadé qu’il y a une loi non écrite, pour savoir que le droit naturel est quelque chose d’aussi réel dans l’ordre moral que les lois de la croissance et du vieillissement dans l’ordre physique »[1].
Dans la perspective de Maritain, le minimum indispensable est de « croire à la nature humaine ». Evidemment, ce concept est aussi controversé mais si Camus y adhérait pourquoi d’autres incroyants ne l’accepteraient-ils pas ? Le problème vient peut-être du fait que, pour beaucoup, comme pour Sartre, par exemple, la nature humaine renvoie nécessairement à l’idée d’un Dieu créateur. Même si des philosophies athées conservent cette notion de nature humaine, il est plus cohérent d’affirmer qu’ »il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir »[2]. Le débat est ouvert : la référence à Dieu comme fondement ultime de la loi naturelle est-elle nécessaire ou non à l’affirmation de la nature humaine et des droits qui en découlent ?
Pour Maritain, la référence à Dieu rend la croyance à la nature humaine « plus ferme », mais ne paraît pas indispensable du moins dans le domaine pratique. Rappelons-nous, au passage, que Guy Haarscher, disait aussi que les droits de l’homme devaient être l’objet d’une « croyance ».
Une autre démarche « ascendante » est celle présentée par I. Mourral et L.
Millet dans leur Traité de philosophie[3] à propos des devoirs et des droits de l’homme. Etant
établi que la finalité de l’homme est « de vivre-avec d’autres en vue
du bien de chacun et de tous (…), il faut reconnaître l’exactitude de
la formule : « Chacun a des devoirs, et envers tous »[4]
(…). En effet, les droits de l’homme ne peuvent être fondés que sur
une participation à l’Absolu : « il ne put exister de droits véritables
qu’autant que les pouvoirs réguliers émanèrent de volontés
surnaturelles »[5]. Sans ce fondement, la revendication
des droits de l’homme n’est possible que dans la mesure où ceux-ci
résultent du bon vouloir de tous les autres de reconnaître qu’ils ont
des devoirs envers chaque personne individuelle - autrement dit il faut
que la justice règne effectivement ; mais qui peut assurer ce règne ?
Certes une fonction primordiale de la société consiste à établir la
sécurité de tous ses membres, afin que chacun puisse mener une vie digne
et heureuse ; mais comment peut-elle remplir effectivement cette
fonction ?
Si nous laissons de côté ces problèmes, qui sont cependant tout-à-fait
essentiels, la spéculation philosophique nous montre que c’est dans le
rayonnement du Bien commun que sont éclairés les « droits de l’homme »,
puisque ce Bien commun fonde et finalise nos devoirs personnels ». A cet
endroit, les auteurs reviennent sur la Déclaration d’indépendance des
États-Unis[6], qui « pose un problème, celui du
consentement : s’il est nécessaire à l’exercice de l’autorité, est-il son
fondement absolu ? Car « les gouvernés » ont le droit de changer,
d’instituer, parce qu’un tel droit fait partie des « droits inaliénables »
- or il n’y a de droit inaliénable que grâce au rapport au Créateur ».
On peut aussi, puisqu’on vient de reparler du Bien commun, ranger, dans cette catégorie de penseurs qui ont tenté cette démarche ascendante, Gaston Fessard qui nous a déjà guidés précédemment et dont nous étudierons la pensée plus en détail, à la fin d el’ouvrage.
Pour Gaston Fessard, l’essence de l’autorité, médiatrice du bien commun, somme le pouvoir de droit « de se dépasser lui-même pour viser au delà de l’horizon temporel le règne de l’Universel concret, source de tous les biens communs particuliers qu’il peut atteindre. Faute de quoi, ces biens communs demeurent précaires, inauthentiques, toujours en danger de se pervertir en mal commun. Perversion qui ne pourra manquer de se produire dès que le pouvoir de droit exclura expressément de sa visée la source même du Bien commun, en qui seule les communautés humaines ont leur consistance ».
Quant à l’essence du bien commun, elle demande au pouvoir de droit « de s ‘accomplir dans la valeur qui réunit fait et droit » . Car « ...refuser de s’accomplir dans la Valeur, le Bien commun et l’Amour, c’est pour le pouvoir de droit se détourner des sources de la justice et par conséquent se « nouer » »[7].
Dans toute communauté politique, on recherche à la fois le Bien de la communauté, c’est-à-dire les richesses matérielles et immatérielles, la communauté du Bien qui proclame l’égalité en droits des membres mais aussi le Bien de la communion des personnes entre elles qui se découvrent unies par une réalité qui les dépasse et reconnaissent l’autorité de cette valeur transcendante. Seule la valeur peut faire autorité. Seule la valeur peut réaliser à la fois le bien de la communauté et la communauté du bien.
Sans elle, la communauté politique risque de céder à deux tentations préjudiciables à l’humanisation de la société.
Elle cherchera à réaliser le bien de la communauté par le moyen de la communauté du bien c’est-à-dire par l’égalité. C’est la tentation socialiste. Or, ce n’est pas à l’État de réaliser le bien de la communauté : celui-ci est le fruit de la coordination économique des individus.
Ou bien, on accordera la prévalence à l’État sur la société. Et l’État visera le bien de la communauté en oubliant la communauté du bien. C’est la tentation fasciste.
Le bien de la communion permet d’éviter ces écueils à condition qu’on reconnaisse que cette communion vient de plus haut. C’est pourquoi ce n’est possible que dans une société ouverte à la dimension religieuse, à une transcendance. Les hommes doivent reconnaître qu’ils ne sont pas maîtres de tout. Et Fessard, devant les deux solutions boiteuses, dénoncera « l’illusion du Libéralisme qui s’imagine que la raison individuelle suffit à en venir à bout »[8]. On concédera à ces réflexions leur caractère fort logique et le chrétien peut se sentir à l’aise dans de tels discours mais peut-on vraiment, vu la diversité des religions et surtout les progrès de l’athéisme, partager, jusqu’au bout et sur le terrain politique, l’optimisme de Gustave Thils qui, à propos des justifications fondamentales des droits de l’homme et porté par l’enseignement de Jean-Paul II, écrit : « Ne perçoit-on pas l’émergence d’une dominante ? Le thème de l’homme « image de Dieu » est sans conteste fort appuyé dans la réflexion chrétienne aujourd’hui (…). Il a l’avantage d’évoquer une certaine universalité originaire, il nous renvoie à la Genèse, aux sources de l’humanité (…). Dans le contexte des « droits de l’homme », des déclarations actuelles, il convient assez heureusement. »[9]
Le juriste hollandais Grotius[1], considéré comme le père du droit naturel, est le premier à avoir cherché le fondement du droit sans s’occuper de métaphysique ou de morale. Mais, en étudiant le droit positif, il constate que celui-ci applique le droit et que « par conséquent, il faut admettre un droit antérieur et supérieur à la loi positive ; ce droit, la raison le montre, gravé dans la nature de l’homme dont la sociabilité est un caractère essentiel »[2]. Grotius définit le droit comme « une règle suggérée par la droit raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable »[3].
Il n’y a rien de neuf dans cette description à part qu’elle ne se fonde pas sur un système métaphysique mais »sur la morale courante qu’il considère comme universellement admise ». J. Leclercq considère que l’absence d’un examen sérieux des fondements est une « négligence » ou une « faiblesse » que ses successeurs[4] vont exploiter pour séparer morale et droit[5].
Par contre, à l’époque contemporaine, devant la pluralité des conceptions philosophiques et religieuses, des philosophes et des juristes ont fait le pari, en s’abstenant de se prononcer sur le fondement ultime laissé à l’appréciation de chaque conscience, de réhabiliter le droit naturel en s’appuyant uniquement sur des concepts humains. Nous évoquerons ici la démarche d’Albert Dondeyne et celle de Xavier Dijon.
Le philosophe A. Dondeyne nous propose de réfléchir à partir d’une situation qui n’est pas sans rappeler Hobbes : comment passer de l’état de guerre latente ou ouverte d’une humanité inorganisée ou livrée à la loi du plus fort, à l’État de droit ?
« La vie en commun, nous explique-il, est une tâche pour l’homme. A lui de dépasser l’« homo homini lupus » qui habite en lui et d’instaurer dans le monde une coexistence pacifique et respectueuse des autres. Or cette coexistence pacifique est impensable sans la composante de la tolérance, car nul ne peut faire que l’autre ne soit pas aussi un fardeau pour moi, un concurrent, voire une menace. Le plus simple serait de le supprimer, mais ce serait le comble de l’immoralité. Respecter l’autre dans son altérité, c’est tout d’abord le supporter et inventer une solution aussi humaine que possible au paradoxe de la triple signification que l’autre possède pour moi (obstacle et danger, compagnon nécessaire, être à qui je veux donner)[6]. En d’autres mots, le but de la coexistence tolérante et féconde est précisément d’humaniser les rapports interhumains, en leur donnant une qualité et un statut dignes de l’homme. C’est la tâche humaine par excellence, une œuvre à créer et recréer sans cesse, pour le plus grand bien de tous. En ce sens la coexistence tolérante est une vertu éthique et relève finalement de la vertu générale de justice, dont le propos est d’élaborer pour tous les conditions d’existence nécessaires et favorables à l’exercice de la liberté. Ce droit prendra une forme positive au cours de l’histoire, grâce à la législation (d’où l’idée de droit positif), mais cette formule positive n’est que l’accomplissement, la consécration et la mise en forme d’une exigence préalable, découlant de la dignité même de l’homme, exigence que l’ordre politique doit respecter et promouvoir et qui pour cette raison est dite de droit naturel »[7].
Aujourd’hui, la démarche d’A. Dondeyne risque de pâtir du discrédit qui touche le droit naturel et le concept de « nature ». C’est pour cette raison que la réflexion du juriste X. Dijon[8] est particulièrement intéressante et adaptée aux mentalités actuelles.
Dès l’abord, X. Dijon répond aux 5 objections classiques utilisées contre le droit naturel.
Il estime nécessaire le « détour philosophique » pour « chercher la source d’où le droit coulerait de soi » et de l’affranchir « des limites que lui impose l’approche positiviste »[9]. Sans le pouvoir réel exercé par le droit positif, le droit naturel tire précisément sa force de son »impuissance » : « privé de pouvoir, le droit naturel échappe au pouvoir, permettant ainsi à ce même pouvoir d’accéder au droit. Inversement, s’il se privait de cette instance naturelle, le pouvoir n’organiserait plus les rapports sociaux qu’au seul gré de ses décisions. Décisions arbitraires dont l’artifice ressemblerait autant au droit que la fleur en plastique à la rose du jardin : un droit en plastique »[10].
A ceux qui accusent le concept de « nature » de fixisme et le considèrent comme dépassé à l’heure où la nature humaine apparaît comme historique, X. Dijon répond que nature et histoire « renvoient mutuellement à ce quelles portent chacune en fait de permanence et en fait de changement. Car la nature humaine se définit aussi par une tension qui permet le mouvement de l’histoire ; réciproquement, l’histoire se définit aussi par une permanence dans la quelle se lit la continuité de la nature »[11].
Le droit naturel ne tue pas le débat démocratique mais rappelle les « conditions fondamentales d’un tel débat » en contestant que la force numérique soit le critère dernier du droit, « afin de ne pas donner à la force la primauté sur le droit »[12].
Enfin, et ce sera l’objectif essentiel de tout l’ouvrage, face à l’extrême diversité des lois, qui découle elle-même de la diversité sémantique du mot « nature », il importe de tenir compte de cette polysémie et de partir à la recherche d’une « simplicité », « simplicité de la naissance qui, étymologiquement, a donné son nom à la nature (en latin : nasci ; en grec : phusis) et qui indique à quel point l’homme est précédé en sa liberté. Précédé par quoi ? Sa mère, l’animalité, l’environnement, Dieu, la société, son corps, la loi ? Tout cela à la fois, car l’homme ne sait pas à combien d’engendrements, il doit d’être ce qu’il est, mais il devine que sans eux il ne serait plus libre ». Et donc, la méthode suivie par l’auteur ne sera pas, selon le schéma classique, de partir de la nature (de l’homme, des arbres, du droit, de l’être) pour aboutir au droit qui en découlerait, mais plutôt de partir « du discours habituellement reconnu comme juridique par nos sociétés pour remonter de ce droit vers l’instance qui, en lui, se présente comme « nature » dans l’unité postulée de sa polysémie ». Autrement dit, la question revient « à se demander si le projet juridique lui-même, à quelque époque qu’on le tienne - et donc aujourd’hui encore-, n’implique pas nécessairement cette référence à la nature une qui donne sens et valeur, et par suite ordre, au surgissement perpétuel des faits ».[13]
Persuadé que « le droit ne peut se définir à partir de ses seules sources positives mais qu’en chacune de ses branches, il s’appuie sur la nécessité de reconnaître le donné naturel des libertés humaines », X. Dijon part donc à la recherche de la « source fondamentale qui fait droit dans le droit »[14].
Il n’est pas possible ici de rendre compte de la richesse du travail de X. Dijon qui va interpeller les constitutions, les législations qui touchent au sujet de droit (droit de la nature, des animaux, de l’enfant conçu, de la personne mourante), à la famille (procréation, union matrimoniale, filiation, droit à la famille, droit de l’enfant, homosexualité et transsexualité), à la propriété (nous y reviendrons), aux obligations, aux délits et peines, etc.. Il serait précieux que le lecteur, suivant ses centres d’intérêt particuliers, s’immerge dans la lecture de ce livre fort et lumineux. Pour notre part, nous nous contenterons, à cet endroit, d’examiner le raisonnement de l’auteur touchant aux constitutions.
X. Dijon répond, en fait, à H. Kelsen présentant les Constitutions comme des fictions injustifiables moralement et religieusement auxquelles on est tenu d’obéir.
Pour X. Dijon, le texte constitutionnel ne peut suffire à fonder à lui seul l’ordre juridique. L’État de droit, nous l’avons vu, se caractérise par la soumission du pouvoir à la loi établie par la Constitution qui elle-même provient d’un pouvoir, celui des constituants : « mais à quelle norme générale ce pouvoir particulier a-t-il obéi pour prescrire la loi qui allait fonder l’ordre juridique (…) ? »[15] Est-il pensable que le pouvoir constituant qui va s’attacher à « limiter les pouvoirs, à les séparer (…), à leur imposer les formes du droit, lui-même ne serait limité, inspiré, informé par rien qui le précédât ? » Ou bien il faut vivre avec cet illogisme ou supposer une « norme plus fondamentale » non dite qui légitime la fondation de l’ordre juridique.[16]
Par ailleurs, une fois la Constitution établie, se pose le problème de la conformité des actes pris par les diverses autorités et son contrôle. La violation de la Constitution peut être patente ou plus subtile s’il s’agit d’une décision qui trahit son « esprit » qui « s’identifie précisément à cette norme fondatrice (…) à laquelle le Constituant se soumet pour éviter lui-même l’arbitraire de son propre pouvoir »[17]. Ainsi, l’État de droit qui a, par cette norme fondatrice, une origine non-juridique, va instituer un pouvoir chargé du contrôle de conformité. Mais on peut se demander encore qui va contrôler ce pouvoir de contrôle ? C’est ici qu’apparaît toute l’importance du serment prêté, devant la divinité ou sur l’honneur, par les autorités constituées avant leur entrée en fonction. Serment qui « symbolise l’impossibilité pour le droit posé de se fonder dans le droit posé lui-même » et touche « le sujet en son intimité, à l’endroit exact où son propre pouvoir se reconnaît soumis à une norme dont il ne dispose pas », une norme qui dépasse le système juridique : le respect de la parole donnée.[18]
Si certains ont jadis considéré que l’autorité qui énonce le droit était la source du droit, cette façon de voir est dépassée dans la mesure où « dans l’acte même d’énoncer ce droit, le pouvoir se subordonne à lui ». N’est-ce pas en référence à une norme non dite que le Constituant a veillé à « séparer » les pouvoirs marquant ainsi la distance entre le droit et le pouvoir ? Cette séparation qu’il vaudrait peut-être mieux appeler « distinction », n’est-elle pas « la mise en convergence des pouvoirs pour parvenir à la formulation d’un droit qui les dépasse tous » ? Par là, la Constitution signifie aux pouvoirs « qu’aucun d’eux n’est à la source du droit, pas plus qu’elle ne l’est elle-même, mais que le droit serait plutôt la source - et la fin - des efforts que les pouvoirs déploient pour le dire ».[19]
Reste à définir cette « norme non dite ».
Ce sont les textes constitutionnels eux-mêmes qui vont nous éclairer sur la nature de cette norme que l’on peut identifier, dans sa formulation contemporaine, comme l’ensemble des droits de l’homme.
La Constitution française de 1958 les rappelle dans son Préambule, la Constitution belge de 1831 consacre son titre II aux Belges et à leurs droits avant de traiter des pouvoirs, la Constitution espagnole de 1982 commence par l’énumération des « droits et devoirs fondamentaux », la Constitution allemande de 1949, plus clairement encore, dans son 1er article, déclare:
« 1. La dignité de l’homme est intangible. Tout pouvoir public est tenu de la respecter et de la protéger.
2. En conséquence, le peuple allemand reconnaît à l’homme des droits inviolables et imprescriptibles comme fondement de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde.
3. Les droits fondamentaux énoncés ci-dessous lient le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judicaire à titre de droit directement applicable. »[20]
Ces présentations insinuent que les droits « précèdent les décisions des Constituants eux-mêmes et jugent, à partir de cette source intangible, tout exercice du pouvoir ».[21]
Mais, notons-le bien, ces droits, tels qu’ils sont évoqués dans les textes modernes cités, ne sont plus dits naturels même s’ils sont présentés comme inviolables, inaliénables, sacrés, imprescriptibles, fondamentaux. Ne sont-ils pas, dès lors, le résultat d’un montage subjectif ?
Analysant l’article 1er de la déclaration universelle des droits de l’homme, X. Dijon, va confronter le texte provisoire et le texte définitif.
Le texte provisoire disait:
« Tous les hommes sont frères. Ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits »[22]
Le texte définitif déclare:
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».
X. Dijon souligne trois différences.
« Hommes » a été remplacé par « êtres humains », ce qui s’explique aisément par la volonté d’éviter toute discrimination sexiste.
La référence à la « nature » a été supprimée pour éviter tout débat métaphysique et maintenir l’universalité recherchée. Le don de la raison et de la conscience est devenu un « don anonyme ».
La fraternité, dans la première version, présentée, d’emblée, comme un état devient un devoir à la fin de l’article adopté. Mais, comme le fait remarquer l’auteur, « on ne voit guère en quelle réalité prend corps cette sorte de devoir aussi abstrait qu’impératif ».[23]
Ces deux dernières corrections peuvent être perçues comme un appauvrissement par rapport au texte originel. Il n’empêche que le juriste parvient à discerner, dans la formulation retenue, deux subtiles réminiscences jusnaturalistes. X. Dijon note tout d’abord la répétition, à quatre reprises, de la conjonction « et » : libres et égaux, en dignité et en droits, doués de raison et de conscience, sont doués… et doivent agir. X. Dijon voit dans ce et, un rappel discret du concept de nature, notamment parce que, dans le dernier emploi (sont doués… et doivent agir), la conjonction allie « la constitution spécifique de l’être humain et son obligation morale fondamentale ». De même, « la conjonction relie, dans la spécificité humaine, la puissance d’objectivité qu’est la raison et la perception des singularités qu’est la conscience : « doués de raison et de conscience » ». De même encore, « le et de la nature conjoint la communauté des humains dans la même dignité objective d’une part, l’attribution à chacun d’eux de mêmes droits subjectifs d’autre part: « égaux en dignité et en droits » ». Enfin, le et « allie l’irréductible singularité de la liberté et l’exigence objective de l’égalité : « tous les humains naissent libres et égaux ». »[24]
Pour X. Dijon, ces répétitions rappellent « le travail caché de la synthèse qu’opère la nature » : « Discrète, la conjonction et n’hésite pas à mettre ensemble la vivacité de la liberté épanouie dans ses droits subjectifs[25], prenant conscience de l’obligation d’un agir fraternel d’un côté, avec l’ordre de l’égalité exprimé dans une commune dignité objective et porté par la raison qui scrute la constitution du réel de l’autre côté. Comme elle, la nature assure l’unité de ses deux dimensions, appelant l’esprit à rejoindre cette « conjonction » par réflexion sur sa propre naissance ».
Et précisément, un autre mot renforce la thèse du jusnaturaliste : « le verbe naissent indique un peu plus explicitement en quel acte se fonde » le travail de synthèse opéré par le et.
On aurait pu écrire que « tous les êtres humains sont libres et égaux », mais « l’enracinement de la liberté et de l’égalité des humains en leur naissance apparaît ainsi comme une garantie contre les aléas postérieurs de la vie politique ».[26]
La liberté et l’égalité naissent donc d’un homme et d’une femme qui, par leur union, « permettent à la nature par le jeu des quatre et de l’article premier, d’aboutir au devoir de la fraternité non plus seulement selon un « esprit » qui obligerait les êtres humains du haut de son impératif catégorique en désespérant de se voir jamais exaucé d’eux, mais dans la chair elle-même puisque les frères (et les sœurs) se définissent par leur naissance du même père et de la même mère ».[27]
Revoilà donc la nature telle qu’elle est à la racine de sa polysémie et revoilà la famille, prioritaire dans la mesure où c’est en elle que « se noue le premier lien social »[28], en-decà du droit puisqu’elle surgit non seulement d’une décision de sujets libres et égaux mais aussi de l’inégalité (des enfants par rapport aux parents) et de l’instinct qui commande « le droit naturel du lien conjugal et de la procréation des enfants ». Cette inégalité et cet instinct semblent contredire les exigences du droit mais, en réalité, le vécu familial « les fonde plutôt sur ce don symboliquement manifesté par ces apparentes anomalies. Tandis que la liberté et l’égalité résolvent leurs exigences apparemment contraires dans la fraternité qui leur est sous-jacente, voici que cette fraternité elle-même, naturellement portée par l’inégalité et l’instinct inhérents au lien familial, se vit comme un don que les humains n’ont certes pas inventé mais qu’ils reçoivent au plus intime de leur liberté comme la promesse de leur égalité ».[29]
Le droit naturel est, selon le langage que Kant emploie à propos de
Dieu, l’idée « régulatrice nécessaire » de tout droit positif.
En effet, on peut considérer « qu’il est impossible de cerner de manière
exhaustive et définitive le contenu objectif du droit naturel » parce
qu’ »il est fondé dans la nature même de l’homme et que cette dernière
est pour nous un avenir inépuisable ». On n’en « aura jamais terminé
l’inventaire ». Il n’empêche que « cette idée régulatrice à jamais
inachevée est le fondement indispensable et la garantie inamissible de
tout ordre juridique positif ». Sans elle, l’ordre juridique ne
s’interprète plus que par lui même. Au nom de quoi critiquer, s’insurger
si l’instance suprême est la volonté du « prince » ? L’ »idée régulatrice »
est « nécessaire à la sauvegarde de la dignité de la personne. Elle
rappelle opportunément que le droit positif pose l’ordre du juste
politique, mais ne dispose pas de la justice elle-même ». Nous avons
plusieurs fois rencontré cet argument sous la plume d’auteurs non
chrétiens.
« Le droit naturel s’impose également si l’on reconnaît au droit
positif une force obligatoire qui ne soit pas purement coercitive ».
L’obligation de se soumettre au droit positif (supposons-le juste), ne
peut, sous peine de cercle vicieux dériver du droit positif lui-même.
Pour échapper à ce cercle vicieux (« il faut obéir à la loi parce que
c’est la loi ! »), il faut soit « n’attribuer au droit positif qu’une
force obligatoire extrinsèque se réduisant à la menace d’une sanction »,
tactique peu digne de l’homme qui réduit la sociabilité à la crainte, ou
reconnaître que l’obligation d’obéir à la loi positive relève du droit
naturel et s’inscrit dans la conscience du citoyen.
Enfin, la « réalité du droit international (…) révèle en toute
clarté l’existence indéniable du droit naturel ».
Si l’on considère que le droit international n’est que positif, il doit
être imposé et sanctionné par une autorité internationale. Or, ce droit
était reconnu avant que n’existe cette autorité.
Et aujourd’hui, les instances internationales ont-elles ce pouvoir de coercition ?
Par ailleurs, la force du droit international ne peut dériver simplement des accords conclus entre nations ni d’une autodiscipline d’un État, nous retomberions dans l’erreur évoquée au numéro 2.
Il faut donc bien reconnaître « que l’autorité du droit international est sous-tendue par une obligation de droit naturel ».
S’appuyant sur une connaissance profonde du droit romain et du droit canonique, la pratique du management, la psychanalyse et les arts, Pierre Legendre, historien du droit, dénonce le danger d’une dissolution de l’État et du droit, à l’époque contemporaine, qui favorise « une escalade de l’obscurantisme ». Nous assistons en occident, sous les coups de l’individualisme, à une « débâcle normative » qui affecte l’État qui, en principe et depuis le Moyen Age, est « la construction normative, institutionnelle »[1] : « la modernité commence au XIIe siècle avec le Moyen Age classique, quand le christianisme s’est approprié le legs historique du droit romain en sommeil depuis plus de 500 ans. Ce fut le début de l’État moderne, qui bat aujourd’hui en retraite sous les coups de l’affirmation de l’individu. »
L’État actuel tend à rompre avec la raison laissant libre cours au fantasme et le droit oublieux de ses origines romaine et canonique s’adapte aux faits. Un exemple significatif est fourni par l’apparition des contrats de vie commune : « les États contemporains, explique Legendre, se lavent les mains quant au noyau dur de la raison qui est la différence des sexes, l’enjeu œdipien. Ils renvoient aux divers réseaux féodalisés d’aujourd’hui l’aptitude à imposer législation et jurisprudence[2]. Pensez aux initiatives prises par les homosexuels. Le petit épisode du pacs est révélateur de ce que l’État se dessaisit de ses fonctions de garant de la raison. Freud avait montré l’omniprésence du désir homosexuel comme effet de la bisexualité psychique. La position homosexuelle, qui comporte une part de transgression, est omniprésente. L’Occident a su conquérir la non-ségrégation, et la liberté a été chèrement conquise, mais de là à instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service du fantasme. C’est fatal, dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une époque hédoniste héritière de nazisme. En effet, Hitler, en s’emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Levi[3] et Robert Antelme[4], je dirai qu’il n’y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n’est que pour le SS, le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n’appartient à personne d’autre qu’au sujet (personne ne peut rêver à la place d’un autre), ne demande qu’à déborder. La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. Aujourd’hui chacun peut se fabriquer sa raison dès lors que le fantasme prime et que le droit n’est plus qu’une machine à enregistrer des pratiques ». Or, l’État doit reproduire « du sujet institué, en garantissant le principe universel de non-contradiction : un homme n’est pas une femme, une femme n’est pas un homme. Ainsi se construisent les catégories de la filiation. La fonction anthropologique de l’État est de fonder la raison, donc de transmettre le principe de non-contradiction, donc de civiliser le fantasme. L’État, dans la rationalité occidentale, est l’équivalent du totem dans la société sans État. En Afrique, il y a aussi un au-delà de l’individu qui est peut-être en train de se perdre chez nous ».[5]
Dans ses célèbres Leçons, l’auteur se montre très sévère devant la dérive du droit qui ignore tout « au-delà de l’individu » : « Nous ignorons du droit, écrit-il, son articulation sur la structure, c’est-à-dire sur un intangible dont procèdent les mécanismes de la Référence. De cette méconnaissance provient la conviction que les sociétés hyper-industrielles détiennent le pouvoir, inimaginable jusqu’alors dans l’humanité, de manœuvrer la normativité à leur guise et, partant, de destituer progressivement l’espèce de monarchie exercée classiquement par les juristes. Dans ces conditions, l’avenir serait libre de tout engagement à l’égard de la reproduction des contraintes juridiques élaborées par la culture et de l’hypothèque des fondements mythologiques de celle-ci. S’agissant désormais d’un simple réglage social sur la politique au jour le jour, l’appel aux normes de légalité (…) deviendrait, sans soulever de difficultés autres que de gestion de son propre dispositif technique, offre de demande du produit juridique selon les nouveaux idéaux de marché ».[6]
Le problème vient sans doute du fait que nous sommes dans une société sécularisée et que, pour l’auteur, la normativité est « matière religieuse dans son principe »[7].
Dans l’article cité plus haut, Legendre présente l’État comme l’équivalent du totem dans la société primitive. On se souvient de l’interprétation de Freud à ce sujet[8]. A un moment donné du développement des sociétés, les clans ont pris le nom d’un « totem », le plus souvent d’un animal qui est considéré comme l’ancêtre du clan et son génie tutélaire. Ce n’est plus d’abord le sang qui lie les individus entre eux mais le totem. On sait aussi que s’il est interdit à un individu de tuer et manger l’animal totémique, toute la tribu est invitée à le faire à un moment donné. Ce repas « sacré » a pour effet de renforcer l’unité de la tribu. Freud voit à l’œuvre, dans l’institution totémique, les forces d’amour et de haine qui animent le complexe d’Oedipe : amour-haine pour le père et concupiscence cachée pour la mère. Ce lien primitif est remplacé dans l’État moderne par un « lien de Raison »[9] qui n’exclut pas, au niveau de la normativité, la référence à des « fondations mythologiques »[10]
Peut-on négliger comme l’État et le droit contemporains la « mise en scène » de la « Référence fondatrice, ou Référence absolue »[11] ? Si Dieu a été, en Occident, « le nom, emblématique par nature, porté par la Référence »[12], on peut dire, d’une manière générale que « le Nom de la Référence désigne un Sujet fictif mis en place dans le discours institutionnel pour circonscrire l’instance de la toute-puissance, dont procède l’effet juridique »[13]. Il semble important de réhabiliter le « montage mythologique comme élément nécessaire à la vie institutionnelle »[14]. En effet, « une société, pour vivre, doit rêver. L’équivalent du rêve d’un sujet, c’est la mythologie d’une société (…) afin de restituer à l’institutionnalité ses appuis non-juridiques mis à l’écart par la fragmentation du discours moderne (oublieux de la dimension poétique du mythe fondateur et des visages si divers de la Référence dans l’humanité industrielle)… »[15]. C’est pourquoi, par exemple, « il convient de redire l’ultra-modernité de la littérature juridique préscolastique, rappelant au savant occidental le versant oublié de toute dogmaticité : les célébrations poétiques de la Référence ».[16]
Même s’il déclare que « le christianisme est inévacuable »[17], Legendre redéfinit, à sa manière, indépendamment de la foi et de la théologie, l’importance de la religion pour l’usage contemporain puisqu’il n’y a « pas de société sans culte, pas de sujet humain sans rituel »[18].
Voilà donc aussi, une piste de réflexion pour ceux qui, dans la mouvance positiviste comme dans le radicalisme démocratique, se contorsionnent à la recherche d’une Référence tout en la récusant par ailleurs.
Supposons maintenant qu’un État de droit veuille se constituer dans le respect du droit naturel. Les lois et les institutions suffiront-elles à établir un ordre juste et humain ?
La reconnaissance d’un droit naturel, la qualité des lois humaines, dépendent de la volonté et de l’intelligence des hommes, de leur formation, de leur vision du monde, de leurs croyances, de leurs morales. Il faut donc revenir à la nécessité d’une éducation civique complète, d’un apprentissage des vertus sociales et d’une évangélisation intégrale.
Pour les hommes politiques comme pour les citoyens. Et ce sont les mêmes, en démocratie, qui tour à tour, du moins en principe, commandent et obéissent en attendant les progrès d’une autogestion de plus en plus répandue à travers la société civile, les pouvoirs locaux, la vie associative et l’activité économique.
On se rappelle qu’idéalement, pour Platon[1], le roi doit être « la loi vivante ». Et Aristote[2] considérera que la royauté est la forme première de l’autorité : « il faut qu’elle doive son existence à la supériorité (à de multiples points de vue) de son roi ». C’est pourquoi la tyrannie est le pire des régimes car elle « a dévié de la forme première et la plus divine »[3].
On peut s’étonner qu’Aristote ait adopté ce point de vue mais, expliquent Mourral et Millet[4], « la loi, dans sa pure et simple nature formelle est trop générale et abstraite pour entrer dans le détail réel des situations humaines ; le chef équitable fait pénétrer la justice jusque dans les cas particuliers . Sa personnalité a quelque chose de divin : « ce qu’on appelle royauté conforme à la loi n’est pas une forme spécifique de gouvernement » que l’on poserait à côté des autres : c’est ce qui doit animer tout pouvoir pour que son autorité soit digne (Pol III, 11)(…) ». Et « le fondement ultime de toute autorité, pouvoir s’exerçant sur des êtres humains, se trouve au point de convergence idéal d’attributs qui ne découlent pas naturellement les uns des autres : lien organique à la communauté, don personnel, justice, compétence ». J’ajouterais, une fois encore, prudence, vertu politique par excellence comme nous le verrons.
On a ainsi maintes fois souligné aussi le rôle considérable joué par Périclès[5] alors que l’institution ne lui donnait officiellement qu’un pouvoir très limité. Thucydide a bien expliqué ce phénomène : « Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par lui plutôt qu’ils ne le dirigent, car, ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand il les trouvait en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité ».[6]
Chantal Delsol[7] qui commente ce texte fait remarquer que l’autorité est un élément essentiel en politique qui ne se confond pas nécessairement avec le pouvoir institutionnel. Périclès avait incontestablement plus d’autorité que de pouvoir. On a, de même, souligné l’influence morale des souverains belges alors qu’ils ont constitutionnellement peu de pouvoir puisque, selon la formule consacrée, « le Roi règne mais ne gouverne pas »[8]. On a constaté aussi que des premiers ministres à forte personnalité ou à vues élevées pouvaient donner un ton, un style à tout un gouvernement et marquer ainsi leur époque et les mémoires. L’histoire de Belgique a ainsi, entre autres, particulièrement été marquée par des hommes comme Beernaert[9], Van Acker[10] ou Spaak[11].
Le pouvoir politique, explique Ch. Delsol, repose sur la légalité et ne devient efficace que par la reconnaissance tandis que « l’autorité politique repose sur la légitimité, c’est-à-dire l’acceptation ». Même dans un pouvoir fort, le dictateur cherchera dans un plébiscite, par exemple, « l’expression symbolique de la légitimité », preuve que même dans ce cas extrême, la légalité qui est de droit positif, ne suffit pas.
Le gouvernant ne disparaît pas derrière la loi. En effet, dans l’état de droit, « Gouverner signifie (…) prendre les décisions qui s’imposent dans le cadre de la loi, c’est-à-dire en permanence interpréter la loi. Par ailleurs, il reste les cas d’exception où la loi se révèle inopérante, cas extrêmes dits de « situation exceptionnelle » ou de raison d’État. La politique, en définitive et en dépit de la puissance de la loi, est toujours faite par des hommes, sommés d’arbitrer. Même si la reconnaissance, qui fonde l’acceptation d’obéissance, est elle-même fondée sur la raison, elle prend en compte les autres facteurs de légitimité de l’autorité. Sous l’État de droit jouent également le prestige et le charisme, et le citoyen n’élit jamais sous l’empire de la raison pure. Il n’y a pas d’autorité seulement statutaire, même si nous tentons de la rendre telle pour éviter ses débordements »[12].
On peut aussi, une nouvelle fois, méditer la sagesse du président tchèque Vaclav Havel : « J’ai l’impression que le monde politique devrait se trouver, tôt ou tard, un visage nouveau, post-moderne. L’homme politique devrait redevenir un être humain, se fiant non seulement à l’image scientifique et à l’analyse professionnelle du monde, mais aussi au monde tout court. Se fiant non seulement aux tableaux statistiques en sociologie, mais aussi aux êtres humains ; non seulement à l’interprétation savante du réel, mais aussi à son âme ; non seulement à l’idéologie, mais à l’idée ; non seulement aux informations, mais à leur sens. » (…)
« Il ne faut pas sans arrêt chercher de nouvelles façons de diriger la société, l’économie et le monde en général. Il faut avant tout changer radicalement de comportement. Et qui d’autre devrait donner l’exemple sinon les hommes politiques ? »[13]
Cependant, il ne faut pas s’inquiéter seulement de la qualité des dirigeants. C’est tout le peuple qui doit faire preuve de vertu et spécialement, bien sûr, en démocratie, comme nous l’avons vu.
« L’État, faisait déjà remarquer Aristote, est une société d’égaux en vue de mener une vie la meilleure possible. Et puisque ce qu’il y a de meilleur, c’est le bonheur et que celui-ci est la mise en acte et l’usage parfait de la vertu, certains peuvent y avoir part, d’autres faiblement ou pas du tout »[14]. Quant à la vertu, « s’il est impossible qu’une cité soit entièrement composée de gens de bien, et s’il faut néanmoins que chaque citoyen accomplisse correctement la tâche qui lui est dévolue (…) il ne saurait y avoir une seule vertu pour le bon citoyen et l’homme de bien : car la vertu du bon citoyen doit appartenir à tous »[15]. Il faut y faire d’autant plus attention que ce qui divise le plus profondément les hommes, c’est la vertu et le vice « puis, en second lieu viennent la richesse et la pauvreté »[16] On se souvient aussi de Montesquieu. Dans l’Esprit des lois, en 1748, il affirmera l’importance de la « vertu » pour le gouvernement démocratique. Il la définit d’abord négativement comme l’absence d’ambition et d’« avarice » (entendue comme « désir de posséder »)[17]. Plus loin, il précisera que la « vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence ». Pour établir cet amour, le gouvernement démocratique a besoin « de toute la puissance de l’éducation »[18]. L’amour dans la démocratie étant celui de l’égalité et de la frugalité[19], la corruption s’installera avec ce que Montesquieu appelle l’« esprit d’égalité extrême »[20] qui se caractérise par un refus d’obéissance - chacun s’estimant capable d’exercer n’importe quel pouvoir - et, en même temps, par l’abandon de l’autorité légitime et de la responsabilité. « Le peuple tombe dans ce malheur, lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’il ne voie pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas leur avarice, ils flattent sans cesse la sienne ». L’ambition, l’« avarice » et finalement la paresse auront tôt fait de dépouiller l’État et de le menacer : l’anarchie ou la tyrannie guettent[21].
A propos de ce sens moral profond, il peut être intéressant de méditer ces réflexions du philosophe Henri Bergson[22] qui souligne bien la difficulté démocratique et ses exigences : « On comprend (…) que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard (car ce furent de fausses démocraties que les cités antiques bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes). De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature[23], la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la « société close »[24]. Elle attribue à l’homme des droits inviolables. ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour.[25] » La démocratie s’est introduite dans le monde comme une protestation. Ses formules sont « commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ca qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. »
Personne, à mon sens, n’a mieux mis en évidence l’importance des hommes que Jacques Ellul. L’intérêt de son appel est à la mesure de son pessimisme ou de son extrême lucidité. Au terme d’une description sévère et sombre de la vie politique moderne[26], l’auteur en vient à conclure radicalement que l’homme subit aujourd’hui une attaque politique : « Le monde politique sommairement décrit ici, n’est pas celui d’une dictature formelle, qui contraint écrase l’homme par la violence, la police et les camps. C’est un monde qui séduit, annexe, parle selon la raison, neutralise et conformise, c’est-à-dire attaque l’homme non plus au niveau extérieur de son comportement, mais dans son cœur et sa pensée. Et voilà pourquoi le problème de la vertu du citoyen n’est plus le même ! La question était : « Pour que la démocratie vive, il faut que le citoyen soit vertueux » (question personnelle !). Aujourd’hui elle est : « La croissance du politique détruit l’homme en son for interne. Et cependant rien ne peut se faire sans cet homme. » Mais quel homme ? Celui dont a besoin la politique aujourd’hui, car nous savons que l’homme dans ce milieu ne peut plus se prétendre abstentionniste, il doit donner son cœur pour que marche la chose publique. L’attaque contre lui est donc politique. Mais réciproquement, si l’on peut espérer un retour à la démocratie ce ne pourrait être qu’au travers d’une rénovation de l’homme qui cesserait d’être intégré au mécanisme autoritaire actuel.
Vouloir l’homme, c’est le vouloir contre la propagande, contre les techniques psychologiques d’influence, et bien sûr contre les hypocrites « Sciences de l’homme » qui prétendent agir sur lui pour le hausser au niveau de son destin dans la société actuelle, au niveau de l’exercice de ses responsabilités, et qui, en fait, le dépossèdent de lui-même pour le posséder plus profondément »[27]. Or, « la démocratie ne se défend pas, car elle n’est pas un capital, une place forte ou une formule magique (p. ex. constitutionnelle). La démocratie se veut par chaque citoyen. La démocratie se fait chaque jour, par chaque citoyen. Si nous adoptons les vues paisibles d’un donné démocratique, alors tout est perdu. Il faut au contraire comprendre que la démocratie aujourd’hui ne peut plus être que volonté, conquête, création. Il faut admettre qu’elle est exactement le contraire de la pente naturelle et historique, contraire à notre paresse, à notre aveuglement, à notre goût du confort et de la tranquillité, contraire à l’automaticité des techniques et des organisations, contraire à la rigueur toujours plus grande des structurations sociologiques, contraire à la complication croissante de l’économie… Et nous devons dès lors nous convaincre qu’elle est toujours infiniment précaire, remise en question, de façon mortelle, par chaque progrès. Elle est toujours à reprendre, à repenser, à recommencer, à reconstruire ». La démocratie est « le fruit d’une décision, d’une pratique vigilante, d’un contrôle de soi-même et d’une volonté publique.
Or, il faut que chaque citoyen le veuille (et non pas quelques leaders de groupe, ni une masse encadrée, défilant en hurlant). (…) Mais si chaque citoyen ne le veut pas, alors le régime établi sera forcément de type aristocratique, et dans le style autoritaire impliqué par les progrès techniques, et si le citoyen est fabriqué pour entrer dans la démocratie, alors celle-ci n’est qu’une pseudo-démocratie, un jeu de formules et de règles juridiques, mais non pas l’expression de l’homme »[28].
Très concrètement, Jacques Ellul prend la peine de souligner les qualités nécessaires aux hommes qui seront confrontés aux problèmes politiques. Il leur faudra le sens de la prévision, c’est-à-dire « la capacité intellectuelle de discerner ce que risque de devenir le phénomène que l’on voit naître » : ensuite, « la capacité à s’engager dans des actes qui ne semblent pas nécessaire hic et nunc » ; enfin, « il faut que celui qui s’estime maître de la situation agisse selon la générosité à l’égard de son partenaire actuellement plus faible. Une solution juste ne peut être trouvée que si le plus fort accepte de tenir compte de la situation réelle du faible, non pour le dominer mais pour le relever »[29].
Quant à l’homme démocratique, en général[30], il devra d’abord être raisonnable. « Ce qui, bien entendu, ne signifie nullement rationaliste. Il ne peut y avoir de démocratie humaine que si l’homme est décidé à tout ramener à l’usage d’une droite raison, d’une froide lucidité, qui implique une grande humilité intellectuelle, car au niveau de la raison cet homme apprend à tenter de juger par lui-même ; il reconnaît alors les limites et l’incertitude de son information, la relativité de ses idées et de ses opinions, l’utilité humble des institutions qu’il ne faut jamais exalter au-dessus d’un usage pertinent, mais non plus mépriser ». L’homme démocratique passera au crible de sa raison ses passions, ses préjugés, ses doctrines, les lieux communs ; rejettera l’exaltation, l’irrationnel, le sacré politico-social, les mythes politiques et économiques, les idéalismes et les doctrines explicatives globales. Enfin, il rendra au langage sa « valeur de raison ».
L’homme démocratique sera respectueux. « Respect absolu de l’adversaire, de l’autre, des minorités. Respect qui n’est absolument pas un libéralisme (indifférence envers la vérité, établissement sur un pied d’égalité de toutes les opinions). Respect qui n’est absolument pas une tolérance (on supporte qu’il y ait des divergences tout en les retreignant…) ». Ce respect implique d’une part, « la valorisation de l’opinion des minorités qui doivent être d’autant plus favorisées qu’elles sont plus faibles ». Et , d’autre part, le dialogue qui est « le contraire de l’identification. Il est affirmation cohérente de la différence et de la commune mesure. Les deux éléments tenus étroitement ensemble ».
L’homme démocratique aura le souci des « moyens » car c’est là, pour Ellul, « que se situe la différence entre démocratie et totalitarisme »[31]. Pour éviter la confiscation des moyens par l’État, il faut « faire apparaître des organismes, des corps, des associations, des ensembles à intérêt socio-politique ou intellectuel ou artistique, ou économique, ou chrétien totalement indépendants de l’État, mais dans une situation de capacité à s’opposer à l’État, de refuser aussi bien ses pressions que ses contrôles ou que ses dons (même gratuits, subventions et autres). Totalement indépendants non seulement sur le plan matériel, mais encore sur le plan intellectuel et moral (…).
Si des groupes de ce genre pouvaient se former, ce serait évidemment dangereux, et dans un certain sens probablement amoindrissant en ce qui concerne la puissance de la Nation, la croissance technique, la concurrence économique et militaire. Mais c’est la condition de la vie même »[32].
Nous retrouvons ici, soit dit en passant, mutatis mutandis, l’insistance d’Hilary Clinton sur la revitalisation de la société civile. Ces « groupes » ne sont-ils pas ces « corps intermédiaires » chers à la pensée sociale chrétienne ?
En tout cas, les qualités humaines citées sont fondamentales. Qualités à acquérir et à transmettre. La difficulté de la tâche, vu le caractère moral et intellectuel des « vertus » politiques et l’ampleur de la tâche, vu la nécessité démocratique de former un peuple[33], nous incitent à penser qu’il faut plus que des forces humaines pour la réaliser.
La loi est certes éducatrice mais elle l’œuvre des hommes et elle n’a d’effets positifs que si les hommes acceptent de lui obéir parce qu’ils en ont reconnu le bien-fondé.
Tout en restant dans l’hypothèse d’une société qui souhaiterait que la loi naturelle mesure la loi positive, nous devons être bien conscients que cette loi naturelle est difficile à connaître et à appliquer, aujourd’hui plus que jamais.
Si le principe premier et élémentaire de la loi naturelle (faire le bien et éviter le mal ou ne pas faire à autrui ce qu’on n’aimerait pas qu’il nous fasse) est universellement accepté, les cinq « inclinations »[1] qui fondent la loi naturelle en nous ont pu se traduire différemment suivant les époques et les civilisations. La tradition judéo-chrétienne explique que la lumière de la raison inscrite par Dieu en l’homme a été brouillée par le péché et ses conséquences. L’homme est toujours capable de « lire« cette loi mais la concupiscence perturbe sa raison. Pour aider les hommes, Dieu a réaffirmé et précisé sa loi dans le Décalogue[2] dont tous les articles ont été trahis. La loi nouvelle révélée par le Christ n’a pas aboli la loi ancienne mais l’a accomplie et nous a montré en même temps comme l’accomplir : par amour de Dieu et en demandant et acceptant le moyen surnaturel de la grâce. Au delà des biens naturels promis par la loi ancienne qui établit la justice, cette loi d’amour nous offre les biens éternels. La charité l’emporte sur la justice sans en supprimer l’exigence. Nous savons que là où la justice n’est pas respectée, il ne peut y avoir de véritable charité.
Pour connaitre et bien appliquer la loi naturelle dans toutes ses exigences, la grâce est nécessaire, même si la raison, les philosophes l’ont montré, peuvent ouvrir des voies précieuses.
Surtout que les principes généraux doivent inspirer de nombreuses règles particulières de plus en plus complexes suscitées par les circonstances et les progrès techniques.[3]
En pleine guerre, Raïssa et Jacques Maritain ont ressenti plus vivement cette difficulté. « La connaissance des lois morales naturelles, dit Raïssa, est une lumière lentement et difficilement acquise, si nous exceptons la connaissance principielle du bien en général à faire et du mal en général à éviter, qui coexiste toujours avec la raison et l’intelligence. Quoi d’étonnant à cela ? N’est-il pas évident que les lois qui régissent toute nature ne peuvent être parfaitement connues que de l’Auteur de la nature ?… Toute connaissance aurait pu nous être donnée dès l’origine et conservée jusqu’à la fin de chacun d’entre nous. Mais ce n’est pas ainsi semble-t-il que Dieu a créé le monde. Ce n’est pas ainsi qu’il gouverne les âmes… Dieu procède comme un jardinier qui met une semence dans la terre et non un arbre adulte et chargé de fruits »[4].
Et Jacques de confirmer : « savoir qu’il y a une loi, n’est pas nécessairement connaître cette loi. C’est par oubli de cette distinction si simple que bien des perplexités sont nées au sujet de la loi non écrite. Elle est écrite, dit-on, dans le cœur de l’homme. Oui, mais dans des profondeurs cachées, aussi cachées à nous que notre propre cœur. Cette métaphore elle-même a causé bien des dégâts, en amenant à se représenter la loi naturelle comme un code tout fait enroulé dans la conscience de chacun et que chacun n’a qu’à dérouler, et dont tous les hommes devraient avoir naturellement une égale connaissance.
La loi naturelle n’est pas une loi écrite. Les hommes la connaissent plus ou moins difficilement, et à des degrés divers, et en risquant l’erreur là comme ailleurs. La seule connaissance pratique que tous les hommes naturellement et infailliblement en commun, c’est qu’il faut faire le bien et éviter le mal. C’est là le préambule et le principe de la loi naturelle, et ce n’est pas cette loi elle-même…
Que toutes les erreurs et toutes les aberrations soient possibles dans la détermination de la loi naturelle, cela prouve seulement que notre vue est faible et que des accidents sans nombre peuvent corrompre notre jugement. Montaigne remarquait malicieusement que l’inceste et le larcin ont été tenus par certains peuples pour des actions vertueuses, Pascal s’en scandalisait, nous nous scandalisons que la cruauté, la dénonciation des parents, le mensonge pour le service du parti, le meurtre des vieillards ou des malades, soient tenus pour actions vertueuses par les jeunes gens éduqués selon les méthodes nazies. Tout cela ne prouve rien contre la loi naturelle, pas plus qu’une faute d’addition ne prouve quelque chose contre l’arithmétique, ou que les erreurs des primitifs, pour qui les étoiles étaient des trous dans la tente qui recouvrait le monde, ne prouvent quelque chose contre l’astronomie…
Les ethnologues nous apprennent dans quelles structures de vie tribale et au sein de quelle magie de rêveur éveillé la conscience morale s’est primitivement formée. Cela prouve seulement que l’idée de loi naturelle, d’abord immergée dans les rites et les mythologies, ne s’est différenciée que tardivement, aussi tardivement que l’idée même de nature ; et que la connaissance que les hommes ont eue de la loi non écrite a passé par plus de formes et d’états divers que certains philosophes ou théologiens ne l’ont cru. La connaissance que notre propre conscience morale a de cette loi est sans doute elle-même imparfaite encore, et il est probable qu’elle se développera et s’affirmera tant que l’humanité durera. C’est quand l’Évangile aura pénétré jusqu’au fond de la substance humaine que le droit naturel apparaîtra dans sa fleur et sa perfection »[5].
« Comment, en effet, fait remarquer S.-Th. Pinckaers, retenir la doctrine de la loi naturelle quand on suit des courants qui ont substitué à la considération de la nature humaine, universelle et stable, le primat de la décision existentielle, de l’évolution historique ou de la lutte sociale, et la pluralité des cultures ? Mise en opposition au mouvement de la pensée et à la liberté, la nature apparaît comme un domaine à soumettre et nullement comme une règle intérieure à suivre ». A cela s’ajoute la fascination exercée par les sciences et les techniques. « Les moralistes ont été particulièrement attirés par les sciences de l’homme, par la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, et les voici amenés à s’intéresser à la biologie avec les problèmes génétiques et médicaux ». Ils ont parfois oublié qu’il y a une différence méthodologique majeure entre la morale et les sciences humaines. « Les sciences humaines sont basées sur une méthode d’observation des comportements humains comme de « faits » qui réclament du savant une distance et une certaine neutralité, au nom de l’objectivité. Elles procurent une connaissance extérieure, selon ce qui apparaît, ce que la philosophie appelle des « phénomènes ». Elles ne prétendent pas et ne peuvent déterminer ce qui est « à faire », ce qui doit être selon la nature des choses ; elles ne sont pas normatives et ne pourront jamais constituer une éthique. L’expérience morale, quant à elle, diffère des expériences scientifiques parce qu’elle est intérieure ; elle ne peut être saisie en son centre et dans sa nature spécifique qu’à l’aide d’une réflexion sur l’engagement personnel dans l’effectuation même de l’action.(…) La méthode principale de la morale est donc la réflexion sur l’acte propre et sur son origine libre en nous, qui nous le fait connaître de l’intérieur. (…) Aussi ne peut-on attendre des sciences la démonstration d’une loi naturelle d’ordre moral, et il serait inconsidéré d’abandonner cette doctrine sous prétexte qu’elle n’est pas « scientifique ». Les savants eux-mêmes perçoivent de mieux en mieux aujourd’hui que ni la technique ni la science ne peuvent suffire quand l’homme est en cause »[1].
Outre la difficulté de connaître et d’appliquer la loi naturelle, nous avons vu que la pratique politique réclame bien autre chose que les savoirs humains.
Mais, est-on sûr que la grande sagesse d’un Vaclav Havel, le courage héroïque d’une Ingrid Betancourt[2] ne viennent pas d’ailleurs ?
Léon XIII, en tout cas, en décrivant le « prince » idéal, ne craignait pas de réclamer purement et simplement une sorte de sainteté politique : « …quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l’accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l’ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l’action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers ; ainsi a-t-il voulu que, dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence »[3].
On peut trouver cette exigence utopique mais si, dans la conception chrétienne qui peut séduire aussi l’intelligence, la participation nous rend tous « hommes politiques », la conversion du plus grand nombre est nécessaire pour que l’engagement politique serve à la croissance intégrale de l’homme et non à des intérêts matériels, idéologiques ou partisans. Pour y arriver, « il faut alors faire appel aux capacités spirituelles et morales de la personne et à l’exigence permanente de sa conversion intérieure, afin d’obtenir des changements sociaux qui soient réellement à son service. La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle.
Sans le secours de la grâce, les hommes ne sauraient « découvrir le sentier, souvent étroit, entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l’aggrave » (CA 25). C’est le chemin de la charité, c’est-à-dire de l’amour de Dieu et du prochain. la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. Elle inspire une vie de don de soi : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra, et qui la perdra la sauvera » (Lc 17, 33) »[4].
L’Église a donc un rôle à jouer au service des États. « »L’état de droit est la condition nécessaire pour établir une authentique démocratie » (Proposition 72). Pour que celle-ci puisse se développer, l’éducation civique et la promotion de l’ordre public et de la paix sont indispensables. En effet, « il n’y a pas de démocratie authentique et stable sans justice sociale. C’est pourquoi il faut que l’Église porte une plus grande attention à la formation des consciences, qu’elle prépare des dirigeants sociaux pour la vie publique à tous les niveaux, qu’elle encourage l’éducation civique, l’observance de la loi et des droits humains, et qu’elle fasse un plus grand effort pour la formation éthique de la classe politique »[5]
Il ne faut pas oublier que l’instance suprême dans l’agir moral et donc dans l’action politique aussi, reste, en toutes circonstances, la conscience.
C’est au fond de sa conscience, « premier de tous les vicaires du Christ »[1], que « l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir »[2].
Il est des cas où la conscience bien formée se heurte à une loi qui clairement trahit la loi naturelle. Ainsi en a-t-il été dans le chef du roi Baudouin Ier confronté à la promulgation d’une loi autorisant, à certaines conditions, l’avortement. Le cas est bien connu et nous l’avons traité déjà précédemment mais il est bon d’y revenir à cet endroit. En effet, selon les critères en vigueur dans les démocraties actuelles, « le Roi devait s’incliner devant la volonté clairement affirmée d’une majorité des Représentants de la Nation. La conscience individuelle, purement particulière et contingente aurait dû -moralement !- s’effacer devant la fonction royale, sceau de l’unité nationale - et, concrètement, sa dernière garantie ». Le Roi, « comme institution, (…) doit sanctionner et promulguer les lois adoptés constitutionnellement par les deux Chambres législatives »[3].
Or l’homme n’a qu’une conscience et en l’occurrence, la conscience de l’homme Baudouin était la conscience d’un Chef d’État gardien d’un bien universel (la vie des enfants, des citoyens, à naître[4]) et, en même temps, garant du bon fonctionnement des institutions démocratiques et de l’État de droit. Pour préserver les deux biens et rester fidèle à sa conscience d’homme et de Roi, invita le gouvernement à assumer ses responsabilités face à l’« impossibilité de régner du Roi »[5].
La leçon d’une telle attitude est qu’ »aucune puissance terrestre,, aucune raison d’État ne peuvent rien contre la conscience d’un homme libre, et la loi du nombre ne peut prétendre usurper la place des fondements moraux d’une société digne de ce nom »[6].
On trouvera peut-être cet exemple trop « simple » dans la mesure où il met en présence la conscience d’un croyant et une question où la morale catholique est on ne peut plus claire. Notons que le cas se compliquait de la nécessité de sauvegarder les institutions monarchique et démocratique. Mais nous avons une autre illustration plus subtile encore puisqu’elle confronte une loi moins vitale et une conscience laïque. Nous tenons de l’intéressé lui-même le récit de cette tribulation.
« Comment réagir, se demande Vaclav Havel, face à une loi, adoptée par un Parlement issu d’élections démocratiques, que je trouvais moralement condamnable mais que je devais signer, en accord avec notre Constitution ?
La loi en question interdit à des personnes ayant dans le passé violé les droits de l’homme, l’exercice de fonctions dans l’administration. L’opinion publique n’admet qu’avec difficulté le fait de retrouver dans l’administration les mêmes personnes qui ont exercé leurs fonctions sous le régime totalitaire. Cette colère est compréhensible et l’effort fourni par le Parlement pour débarrasser l’administration de ces éléments est légitime. Le problème réside dans le fait que cette loi adopte le principe de la responsabilité collective et interdit l’exercice de certaines fonctions sous le prétexte de l’appartenance à des groupes définis par leurs signes extérieurs, et ne laisse pas aux individus le droit d’être jugés individuellement, selon leurs actes. En agissant ainsi, la loi viole les principes fondamentaux d’une juridiction démocratique. Les listes établies à cette fin par la police secrète servent de référence. Cette loi, bien que nécessaire, est exceptionnelle et sans merci. Du point de vue des droits fondamentaux de l’homme, c’est une loi qui pose problème.
Que devais-je faire dans cette situation ?
J’avais deux solutions : accomplir mon devoir, c’est-à-dire signer la loi, confirmer par ma signature sa mise en vigueur et accepter de l’avoir signée en désaccord avec ma conscience, ou ne pas la signer. Si j’optais pour le refus, la loi entrait malgré tout en vigueur et je provoquais de fait un conflit ouvert avec le Parlement, une crise politique, aggravant la situation déjà instable de notre pays. Agir ainsi équivalait à un acte dissident, certes moralement irréprochable mais très risqué, de désobéissance civique. Mes amis étaient partagés en deux camps : les uns me conseillaient de signer, les autres de ne pas signer. Finalement, j’ai opté pour une troisième solution : signer la loi mais soumettre en même temps au parlement une proposition pour sa révision. Selon la Constitution, le Parlement doit discuter cette proposition, même s’il n’est pas obligé de l’adopter. Il est possible que cette loi mise en pratique sous sa forme actuelle, et avec ma signature, punisse injustement de nombreuses personnes.
Je ne sais pas si j’ai résolu au mieux mon problème. Je ne sais pas non plus si j’ai agi pour le bien de mes concitoyens. Je ne sais pas si ma signature, accompagnée d’une proposition de révision, est ce roman qui devait répondre à toutes les exigences que j’avais autrefois exprimées vis-à-vis des auteurs de romans. Laissons à l’Histoire le soin de juger.
Malgré cette expérience, je ne veux pas croire que la politique, par sa nature, exige une attitude amorale de l’homme.
Mon expérience récente m’oblige tout de même à souligner plusieurs fois la phrase qu’il y a quelques semaines de cela, je ne trouvais pas très importante et qui dit : « Opter pour la voie de la politique morale n’est guère facile ». »[7]
Cette confession est admirable à plusieurs titres, en raison des scrupules manifestés, du souci pris de ne pas causer de tort, du sens de la responsabilité et de l’humilité du Chef d’État qui consulte et qui décide sans forfanterie. On aimerait que tous les responsables politiques du monde réfléchissent ainsi avant toute décision qui engage la vie et la destinée d’autrui.
Il n’ y a pas que les « grands » qui soient confrontés à des cas de conscience provoqués par la loi. Tout citoyen peut être amené à décider aussi, en âme et conscience, s’il obéit à la loi, lui désobéit ou tente l’exercice difficile de respecter en même temps légalité et voix intérieure.[8]
Relevons, par exemple, le cas de ces médecins et infirmiers qui se sont sentis très mal à l’aise, en Belgique, parce qu’une loi visant à réprimer des abus commis par des personnes en situation illégale, leur autorisait seulement d’intervenir en cas d’urgence. Devant la presse[9], ils ont avoué qu’il leur était difficile dans certains cas de refuser leur aide sans qu’il y ait d’urgence aux termes de la loi. En effet, le refus de certains soins peut entraîner une situation d’urgence à laquelle il sera peut-être plus difficile de faire face.
Il n’est pas rare d’entendre les mêmes personnes se plaindre de l’envahissement de l’État et de regretter, à d’autres moments ou en d’autres matières, sa timidité ou son absence. Pour certains, « l’État, c’est le plus froid de tous les montres froids »[1] et beaucoup ont, comme Marx, souhaité son dépérissement. Pour d’autres, l’État a été une providence, une force tutélaire.
Or, de tout ce qui précède et de ce que nous avons appris dans les tomes précédents, il ressort que l’État doit être doté d’une autorité réelle mais limitée.
La postériorité de l’État par rapport à la société civile et sa relative imperfection pourraient suffire à contester l’affirmation suivant laquelle l’État serait l’unique source du droit. Cette idée a connu bien des défenseurs et bien des incarnations à travers l’histoire. Elle se retrouve d’une manière ou d’une autre à la base de tous les systèmes autoritaires, étatistes, dictatoriaux ou radicalement totalitaires. L’État antique (gréco-latin, par exemple) travaille au bonheur des citoyens mais ne se préoccupe pas de garantir les libertés individuelles qui seraient autant de limites à son pouvoir. Au moyen-âge, le prince chrétien pense pouvoir intervenir en toute matière même religieuse[1]. La volonté de puissance impériale sera en lutte avec la volonté de puissance papale. Au XIVe siècle, Marsile de Padoue[2] donnera même au pouvoir civil des arguments théologiques pour subordonner l’Église à l’État[3]. Les monarchies de droit divin fleurissent et quand les penseurs se mettent à rêver d’une cité idéale, c’est encore pour laisser toute puissance à l’État[4]. Les démocraties modernes, aussi curieux que cela puisse paraître[5], verront l’État prendre de plus en plus de place dans la vie des individus et devenir ce que l’on a appelé l’État-Providence. Enfin, comble de l’étatisme, des régimes totalitaires prétendront contrôler toutes les activités humaines.
Face à cette invasion et même si la tendance à la fin du XXe siècle - désengagement dans certains secteurs (économiques notamment) et engagement dans d’autres ( éthique ou culturel) - s’est quelque peu inversée en maints endroits, il est important de toujours rappeler que la personne et la famille sont, originellement, antérieures à l’État même si concrètement, aujourd’hui, elles surgissent en son sein. L’Église, de son côté, par son origine surnaturelle, échappe au pouvoir de l’État[6]. Enfin, l’État n’est pas une fin et le principe de subsidiarité « trace les limites de l’intervention de l’État »[7]. C’est donc en toute logique que l’Église considère comme idolâtre celui qui « honore et révère », à la place de Dieu, le pouvoir ou l’État[8].
L’État a, en face de lui, l’ensemble inaliénable des droits personnels et sociaux qui limitent son pouvoir y compris le droit à la liberté religieuse qui protège l’espace d’autonomie des églises et groupes religieux. Autrement dit encore, la limite de l’autorité de l’État est le respect de la loi naturelle et divine. C’est bien l’idée développée par Pie XII dénonçant en 1939[9] « …l’erreur contenue dans les conceptions qui n’hésitent pas à délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême, cause première et maître absolu, soit de l’homme soit de la société, et de tout lien avec la loi transcendante qui dérive de Dieu comme de sa première source. de telles conceptions accordent à l’autorité civile une faculté illimitée d’action, abandonnée aux ondes changeantes du libre arbitre ou aux seuls postulats d’exigences historiques contingentes et d’intérêts s’y rapportant.
L’autorité de Dieu et l’empire de sa loi étant ainsi reniés, le pouvoir civil, par une conséquence inéluctable, tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne ».
Certains objecteront peut-être que ce texte vise les systèmes autoritaires et centralisateurs élaborés par le fascisme, le nazisme ou le communisme mais la mise en garde est en fait constante dans l’enseignement de l’Église. Pie IX avait déjà condamné le « naturalisme » politique qui prétend que « la volonté du peuple (…) constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin et humain et que dans l’ordre politique les faits accomplis, par cela même qu’ils sont accomplis, ont valeur du droit »[10].
De même, Jean-Paul II souligne[11] que « la vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. » Il rappelle que « déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. »
Jean-Paul II rappelle aussi que la « chrétienté » a souvent oublié de faire la distinction entre « ce qui est à césar » et « ce qui est à Dieu ». Or, « dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’État, de gérer « ce qui est à Dieu », revient à poser une limite salutaire au pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes ».
Plus concrètement encore, « l’obéissance à Dieu est la source de la vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais liberté pour la vérité et le bien, ces deux grandeurs se situant toujours au-delà de la capacité des hommes de se les approprier complètement. » Par contre, celui qui a supprimé « toute subordination de la créature à Dieu, ou à un ordre transcendant de la vérité et du bien, considère l’homme en lui-même comme le principe et la fin de toutes choses, et la société, avec ses lois, ses normes, ses réalisations, comme son œuvre absolument souveraine ». Mais « toutes les familles de pensée (…) devraient réfléchir à quelles sombres perspectives pourrait conduire l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme. (…) Là où l’homme ne prend plus appui sur une grandeur qui le transcende, il risque de se livrer au pouvoir sans frein de l’arbitraire et des pseudo-absolus qui le détruisent. »
Dès les Actes des Apôtres (5,29), la limite la plus nette et la plus claire était posée au pouvoir temporel puisqu’il y est affirmé qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Cette phrase a inspiré les réflexions constantes sur le droit et le devoir de désobéissance face à l’arbitraire. Léon XIII écrit dans Quod apostolici muneris [12] : « Si les dispositions des législateurs et des princes sanctionnent ou commandent quelque chose de contraire à la loi divine ou naturelle, la dignité du nom de chrétien, le devoir et le précepte apostolique proclament qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ». Plus près de nous, le Catéchisme de l’Église catholique[13], après avoir rappelé, avec saint Pierre[14], la soumission due à l’autorité et, avec saint Paul[15], l’invitation à faire des prières et des actions de grâce pour ceux qui exercent l’autorité, après avoir enfin affirmé que « le devoir des citoyens est de contribuer avec les pouvoirs civils au bien de la société dans un esprit de vérité, de justice, de solidarité et de liberté », ce même Catéchisme précise que « le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. Le refus d’obéissance aux autorités civiles, lorsque leurs exigences sont contraires à celles de la conscience droite, trouve sa justification dans la distinction entre le service de Dieu et le service de la communauté politique »[16]. Le Catéchisme reconnaît donc un droit de résistance dont il trace les limites en écrivant : « Si l’autorité publique, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement demandé par le bien commun. Il leur est cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la Loi évangélique »[17]. Cette résistance pourra même recourir aux armes si cinq conditions sont réunies : « 1-en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2-après avoir épuisé tous les autres recours ; 3-sans provoquer de désordres pires ; 4-qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5-s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures »[18].
Retenons, en tout cas, que le pouvoir public comme tout pouvoir intermédiaire a devant lui la limite sacrée de la personne humaine et de ses droits.
Comme nous le verrons plus en détail dans la suite, la construction de communautés internationales ajoute encore une limite qui peut être bienfaisante, aux pouvoirs de l’État national.
Mgr H. Simon, rappelait, en 2002, devant la Commission des épiscopats de la Communauté européenne[19], qu’en ce qui concerne la France, c’est Philippe le Bel qui, au XIIe siècle, revendiqua, face au Pape Boniface VIII, la souveraineté absolue de l’État, estimant n’avoir « aucun supérieur sur la terre ».
Dans cet esprit, commente Mgr Simon, « les États sont des « blocs inentamables, affrontés les uns aux autres, dans ce qui peut toujours devenir une « manière de lutte à mort ». On le voit, la guerre est l’horizon indépassable de l’État. La guerre est donc une fatalité, une nécessité. (…) Le corollaire de cette conception « idolâtrique » de l’État, comme dernière instance de l’homme, c’est une soumission totale des individus à la survie du Tout politique auquel ils appartiennent. S’il n’y a rien au-dessus de l’État, les individus s’accomplissent dans le service de celui-ci. (…) Je considère que le geste inaugural de l’Union européenne nous a fait sortir de cette logique de l’affrontement nécessaire des États. En posant comme pierre angulaire de l’Europe le pardon, la réconciliation et la paix, il nous faut admettre que l’État national n’est pas l’instance ultime de l’être humain. Du coup, il ouvre un autre horizon pour l’humanité : un horizon où la paix devient pensable. »
Plus radicalement, Jean-Paul II déclarait en 1988 devant le Parlement européen à Strasbourg : « Après le Christ, il n’est plus possible d’idolâtrer la société comme grandeur collective dévoratrice de la personne humaine et de son destin irréductible. La société, l’État, le pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours perfectible de ce monde. (…) Les structures que les sociétés se donnent ne valent jamais d’une façon définitive ; elles ne peuvent pas non plus procurer par elles-mêmes tous les biens auxquels l’homme aspire. En particulier, elles ne peuvent se substituer à la conscience de l’homme ni à sa quête de la vérité et de l’absolu. »[20]
« Il suppose, en premier lieu, le respect de la personne en tant que telle. Au nom du bien commun, les pouvoirs publics sont tenus de respecter les droits fondamentaux et inaliénables de la personne humaine. La société se doit de permettre à chacun de ses membres de réaliser sa vocation. En particulier, le bien commun réside dans les conditions d’exercice des libertés naturelles qui sont indispensables à l’épanouissement de la vocation humaine : « Ainsi : droit d’agir selon la droite règle de sa conscience, droit à la sauvegarde de la vie privée et à la juste liberté, y compris en matière religieuse[1]. »[2]
Nous avons longuement médité, dans la première partie, l’indispensable référence aux droits et devoirs de la personne et cette réflexion s’est prolongée dans la deuxième et la troisième partie tant il est fondamental de construire la société, dans tous ses aspects, autour de la personne créée à l’image et à la ressemblance de Dieu[3]. Cette dignité particulière et cette place centrale de tout homme entraîne la mise en œuvre de la participation et l’application de la subsidiarité à travers des corps intermédiaires dynamiques aussi divers que les activités humaines possibles.
« En second lieu, le bien commun demande le bien-être et le développement du groupe lui-même. Le développement est le résumé de tous les devoirs sociaux. Certes, il revient à l’autorité d’arbitrer, au nom du bien commun, entre les divers intérêts particuliers. Mais elle doit rendre accessible à chacun ce dont il a besoin pour mener une vie vraiment humaine : nourriture, vêtement, santé, travail, éducation et culture, information convenable, droit de fonder une famille, etc.. »[4]
Ce deuxième aspect suggère encore l’importance des corps intermédiaires et nous avons, précédemment, longuement parlé de la famille et de l’éducation et touché à la question culturelle. Par la suite, tout ce qui tourne autour du travail sera longuement abordé[5] et nous reviendrons sur le problème de la culture et de l’information. « Le bien commun implique enfin la paix, c’est-à-dire la durée et la sécurité d’un ordre juste. Il suppose donc que l’autorité assure, par des moyens honnêtes, la sécurité de la société et celle des ses membres. Il fonde le droit à la légitime défense personnelle et collective ».[6]
Toute une partie sera consacrée à la construction de la paix, à l’intérieur des nations et entre elles, et à tout ce qu’elle implique, y compris le développement des peuples[7] et l’établissement de communautés et d’institutions internationales, que le Catéchisme présente sous l’étiquette du »bien commun universel ». En effet, explique-t-il, « les dépendances humaines s’intensifient. Elles s’étendent peu à peu à la terre entière. L’unité de la famille humaine, rassemblant des êtres jouissant d’une dignité naturelle égale, implique un bien commun universel. Celui-ci appelle une organisation de la communauté des nations capable de « pourvoir aux divers besoins des hommes, aussi bien dans le domaine de la vie sociale (alimentation, santé éducation…), que pour faire face à maintes circonstances particulières qui peuvent surgir ici ou là (par exemple : subvenir aux misères des réfugiés, l’assistance aux migrants et à leurs familles…)[8] ».[9]
Ces limites étant posées, récapitulons les rôles indispensables de l’État.
On pourrait se contenter de la définition donnée jadis par J. Maritain qui présentait l’État comme « cette partie du corps politique dont l’objet principal est de maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public et d’administrer les affaires publiques »[1].
Mais il est bon de préciser quelque peu en indiquant ce qui a déjà été développé et ce qui le sera dans les tomes suivants.
On peut dire que la tâche essentielle de L’État est de défendre et promouvoir le bien commun comme nous l’avons vu et comme le suggère le Catéchisme : « L’autorité ne s’exerce légitimement que si elle recherche le bien commun du groupe considéré et si, pour l’atteindre, elle emploie des moyens moralement licites »[2]. « Si chaque communauté humaine possède un bien commun qui lui permet de se reconnaître en tant que telle, c’est dans la communauté politique qu’on trouve sa réalisation la plus complète. Il revient à l’État de défendre et de promouvoir le bien commun de la société civile, des citoyens et des corps intermédiaires ».[3]
Pour bien comprendre la position de l’Église face aux problèmes liés à la vie économique, il est indispensable de se rappeler les grandes théories qui ont marqué en profondeur, à l’époque contemporaine, le monde du travail, la société et la politique.
En Europe, avant le XVIIIe siècle, a régné ce qu’on appelle le mercantilisme[1].
En gros, depuis la fin du XVe siècle, les sociétés, suite aux grandes découvertes maritimes qui ont fait affluer les métaux précieux, se sont attachées démesurément à l’idée que la richesse d’une nation dépendait de ses richesses matérielles et, plus précisément, de la quantité de métaux précieux qu’elle pouvait posséder. Les États furent prompts à la guerre économique et menèrent une politique interventionniste, encourageant l’exportation et se protégeant contre l’importation. Cette économie protectionniste fut une « économie dirigée »[2] qui favorisa les produits manufacturés au détriment de l’agriculture qui occupait la majeure partie de la population.
A la longue, l’économie fut bridée par ses propres principes, soumise non seulement aux réglementations parfois tatillonnes des pouvoirs urbain et royal mais aussi à celle des corporations qui, là où elles existaient et en bien des cas, devinrent souvent un frein à l’innovation et même à la production. Il faut noter toutefois, à propos de ces divers règlements, qu’ils témoignent en maints endroits d’un souci des hommes au travail au détriment de l’efficacité économique.
Que penser, par exemple, de ce règlement de travail promulgué en 1578 par Philippe II dans les mines de « Bourgogne »[3] ?
« 1° Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heure chacune.
2° Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.
3° Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier (concessionnaire de la mine), soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.
4° Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte, il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau (pour empêcher l’inondation de la mine). Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.
5° Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal (terrain) pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense (loyer) par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois (bois de peu de valeur) sur les dits communaux.
6° Mineurs ont un marechef (marché) aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.
7° Au marechef qui commence à dix heurs du matin, il n’est pas permis aux officiers (les « cadres »), personniers et hosteliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis »[4]
Même si un tel règlement est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.
En l’examinant, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. d’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré[5] qui, en plus , inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »[6]
Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[7] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur[8] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.
On constate donc ici que l’État (le prince) veille aux conditions de travail, soucieux du bien-être matériel et spirituel des ouvriers et en prêtant attention d’abord à ceux qui gagnent le moins. On sent dans ce règlement comme celui de nombreuses corporations, un forte imprégnation morale et religieuse.
La situation va changer radicalement au XVIIIe siècle.
[1]
Ce mouvement de pensée que l’on baptisera plus tard « libéralisme »[2] et qui triomphe au XVIIIe siècle trouve sa source dans l’esprit critique qui caractérise la pensée européenne. Esprit qui vient « du fond des âges », comme l’a expliqué Paul Hazard[3] : « De l’antiquité grecque ; de tel ou tel docteur d’un Moyen Age hérétique ; de telle ou telle autre source lointaine ; mais à n’en pas douter, de la Renaissance. » P. Hazard voit entre la Renaissance[4] et les XVIIe et XVIIIe siècle une « parenté indéniable. Même refus, de la part des plus hardis, de subordonner l’humain au divin. Même confiance faite à l’humain, à l’humain seulement, qui limite toutes les réalités, résout tous les problèmes ou tient pour non avenus ceux qu’il est incapable de résoudre, et renferme tous les espoirs. Même intervention d’une nature, mal définie et toute-puissante, qui n’est plus l’œuvre du créateur mais l’élan vital de tous les êtres en général et de l’homme en particulier. » Mais c’est au cours de ces XVIIe et XVIIIe siècles que cet esprit va s’affirmer et inspirer une nouvelle manière de concevoir la société. Les voyages relativisent le modèle européen et servent souvent à exalter les vertus des civilisations lointaines et même primitives, le non-conformisme historique, philosophique et religieux se répand : Pierre Bayle publie le Dictionnaire historique et critique (1695-1697) ; Richard Simon, l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) et l’Histoire critique des principaux commentateurs du Nouveau testament (1692). L’Angleterre protestante interpelle et fascine. La pensée de John Locke (1632-1704) se répand[5]. On vante le déisme, l’athéisme et la libre-pensée[6]. Le droit naturel, comme nous l’avons vu dans la 3e partie, change de sens. Les philosophes inventent des modèles politiques nouveaux et se proposent comme conseillers des « princes. On cherche le bonheur sur la terre. On exalte la science et le progrès. L’ idéal humain est désormais incarné dans le « bourgeois ».
Nul texte, à mon sens, n’exprime mieux cela que le célèbre « poème » de Voltaire[7] intitulé Le Mondain (1736). Ce texte souleva, à l’époque, beaucoup de critiques et Voltaire, à la fin de sa vie[8], pour y répondre, prêcha la modération épicurienne, mais il n’empêche que toute sa philosophie confirme les thèses du poème incriminé qui traduit parfaitement, non sans ironie et cynisme, un esprit nouveau. Beaucoup d’auteurs, au XVIIIe siècle, sont inquiets de l’irruption des richesses et des bouleversements qu’elles entraînent dans la société. Ils vanteront la frugalité mythique des anciens, la simplicité des peuples primitifs ou de la vie au paradis terrestre ; ils imagineront aussi des sociétés exemplaires par leur sobriété. En effet, pour eux, la vertu va de pair avec le dépouillement des mœurs. Mais telle n’est pas la position de Voltaire:
Regrettera qui veut le bon vieux temps
Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,[9]
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs[10] :
Ce temps profane[11] est tout fait pour mes mœurs.
La profession de foi de Voltaire est significative:
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté[12], le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde[13]
De voir ici l’abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L’or de la terre et les trésors de l’onde,
Leurs habitants et les peuples de l’air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Oh ! le bon temps que ce siècle de fer ![14]
Non content de célébrer luxe et plaisir, l’auteur attribue donc à la richesse la vertu de favoriser les arts et de stimuler les activités humaines. Sa conception est très moderne dans la mesure où le progrès est stimulé sans cesse par les besoins qu’il génère. Toute la nature est soumise à ce processus. Plus encore, l’abondance, par le commerce, unit les peuples, apporte donc la paix et transforme les cultures, dissout, pourrait-on dire, le fanatisme religieux incarné ici par l’Islam:
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui du Texel[15], de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,[16]
Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ![17]
Suit l’éloge de la propriété présentée comme la mère du progrès et même, curieusement, de la connaissance.
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l’ignorance,
Ne connaissant ni le tien, ni le mien.
qu’auraient-ils pu connaître ? Ils n’avaient rien ;
Ils étaient nus, et c’est chose très claire
Que qui n’a rien n’a nul partage à faire.
A l’époque où Voltaire écrit ce poème, une de ses bêtes noires est Pascal à qui il avait consacré la XXVe de ses Lettres anglaises ou Lettres philosophiques (1733). Le « triste frondeur » est de nouveau visé ici, lui qui avait écrit : « Mien, tien. « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »[18] Rousseau, est d’avance condamné, lui qui, après avoir considéré que le progrès des sciences et des arts[19] avait corrompu les hommes, écrira : « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »[20]
Voltaire brosse aussi le portrait de l’« honnête homme » c’est-à-dire, de l’homme distingué, de bonne compagnie. C’est un homme riche, amateur éclairé d’art, qui vit entouré de luxe et dans le goût de son temps:
Or maintenant, voulez-vous, mes amis,
Savoir un peu, dans nos jours tant maudits[21],
Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
Entrez chez lui : la foule des beaux arts,
Enfants du goût, se montre à vos regards.
De mille mains l’éclatante industrie
De ces dehors orna la symétrie.
L’heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrège et du savant Poussin
Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;
C’est Bouchardon qui fit cette figure,
Et cet argent fut poli par Germain.[22]
Des Gobelins[23] l’aiguille et la teinture
Dans ces tapis surpassent la peinture.
Tous ces objets sont vingt fois répétés
Dans des trumeaux tout brillants de clartés[24].
De ce salon je vois par la fenêtre,
Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;
Je vois jaillir les bondissantes eaux…
Voltaire continue à décrire l’existence dorée de ce nanti, sa vie sociale brillante et festive, ses repas fins de riche raffiné.
Si, comme nous l’avons vu, Pascal est visé sans être cité, Voltaire va nommément s’en prendre, pour terminer, à certains auteurs qui, à l’époque, développait la nostalgie de la vie frugale et réputée moralement exemplaire des premiers temps ou d’utopiques sociétés parfaites:
C’est Fénelon qui est d’abord pris à partie[25] : Or maintenant, Monsieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d’effets[26] et riches d’abstinence,
Manquent de tout pour avoir l’abondance :
J’admire fort votre style flatteur
Et votre prose, encore qu’un peu traînante ;
Mais mon ami, je consens de grand cœur
d’être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Sont visés ensuite deux savants ecclésiastiques qui avaient cherché à localiser le Paradis terrestre :
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.
Le poème se termine par ce vers lapidaire et provocant qui affirme non seulement le bonheur éprouvé par Voltaire à vivre dans les richesses de son siècle mais aussi que ce bonheur n’est nourri d’aucune perspective religieuse.
Ce matérialisme pratique va être soutenu et nourri par les théories des « économistes », disait-on à l’époque. Certes, bien des différences seraient à relever entre les auteurs qui ont marqué, comme Quesnay, Adam Smith, Ricardo ou encore Stuart Mill, mais nous allons tenter de cerner l’essentiel de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui l’idéologie libérale des XVIIIe et XIXe siècles.
Sans être trop impertinent, on pourrait la résumer par la formule Liberté, propriété, optimisme[29].
Au point de départ, s’affirme une volonté de libérer l’individu des contraintes sociales, aux points de vue spirituel et politique[1]. Sur le plan économique le projet sera d’abolir les réglementations.
L’Angleterre où la révolution politique était faite depuis 1688 (Glorious revolution), on abolit les règlements corporatifs en 1799-1800 (Combination Acts). Désormais, l’efficacité et la rentabilité du travail l’emportent sur le travailleur. En témoigne ce règlement d’atelier dans une filature anglaise:
« -Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1sh.
-Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1sh.
-Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1sh.
--Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 2sh.
-Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1sh.
-Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé: 2sh.
-Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1sh.
-Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée: 2sh.
-Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1sh.
-Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1sh
-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1sh.
-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier: 0,6sh.
-Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1sh.
-Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1sh.
-Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique: 6sh. »[2]
Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.
Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.
En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.
Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales[3]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.
Règlement de bureau A l’attention du personnel : 1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée. 2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6h du matin à 6h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal. 3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile. 4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée. 5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon. 6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction. 7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11h30 et 12h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu. 8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect. 9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité. 10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail |
Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.
Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.
A lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.
Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl , secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).
De tels textes, très fouillés, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.
Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs… Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !
On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’ une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous.[4] Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?
Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc….
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, pour la France, la loi d’Allarde[5] des 2 et 17 mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin de la même année[6].Ces lois célèbres s’inscrivent parfaitement dans la logique des mesures révolutionnaires. Avant elles avaient été votées l’abolition des droits et privilèges féodaux, des privilèges des provinces et des villes (août 1789) et la libération de l’intérêt de l’argent (octobre 1789). Par la suite, les communaux furent supprimés (septembre 1791), la monnaie fut libérée de l’emprise du prince (mars 1803)[7], les associations furent interdites (mai 1803) et on libéra les contrats (1804)[8].
On peut résumer la philosophie sous-jacente par la célèbre formule: « Laissez faire, laissez passer »[9]. A l’intérieur on prône la libre concurrence et, à l’extérieur, le libre-échange.
Pour en arriver là, il est évidemment nécessaire de lutter contre les velléités dominatrices du pouvoir politique qui sera souvent considéré comme l’ennemi par les libéraux. A tel point que certains auteurs du XXe siècle n’hésiteront pas à affirmer qu’au XIXe siècle, c’est le capitalisme qui a soulagé la misère provoquée par l’intervention du législateur : « Les propriétaires des usines, écrit l’un d’eux[10], ne pouvaient forcer personne à accepter un emploi. Ils ne pouvaient engager que des gens prêts à travailler pour les salaires qui leur étaient offerts. Ces rétributions étaient peut-être très réduites, mais elles dépassaient sependant de loin ce que ces miséreux auraient pu gagner à une quelconque autre activité qui leur était accessible. Il est faux de prétendre que les usines ont arraché les femmes à leurs fourneaux et les enfants à leurs jeux puisque les femmes n’avaient pas de quoi cuisiner ou nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient indignets ou mourants. Leur seul refuge était l’usine. C’est elle qui les a littéralement sauvés de la famine ». Un autre[11] précise : « Les enfants étaient obligés par leurs parents d’aller travailler à l’usine. Il est vrai que les heures étaient fort longues, mais le travail était le plus souvent aisé ; il s’agissait d’ordinaire de la surveillance d’une machine à filer ou d’un métier à tisser.(…) Comme, de 1819 à 1848, les lois réglant le travail dans l’industrie imposaient de plus en plus de restrictions à la mise au travail d’enfants et d’adolescents et que les visites et contrôles de l’Inspection du travail étaient plus fréquents et aisés, les propriétaires des grandes usines se voyaient obligés de licencier des enfants, plutôt que de se soumettre à des réglementations arbitraires sans fin, changeant sans cesse, et leur prescrivant la manière dont ils auraient dû diriger leur usine ». En fait, « les libérateurs et les bienfaiteurs de ces enfants n’ont pas été des législateurs ou des inspecteurs de travail, mais des propriétaires d’usine et des financiers ».
Ces auteurs et bien d’autres parlent à propos de la misère du XIXe de « véritable falsification intellectuelle ».[12] Nous y reviendrons.
Déjà en 1690, John Locke affirmait que « la puissance supérieure ne peut ravir à aucun homme une portion de sa propriété sans son consentement. Car la protection de la propriété étant la fin même du gouvernement et celle en vue de laquelle l’homme entre en société, cela suppose nécessairement le droit à la propriété sans lequel les hommes seraient supposés perdre en entrant en société cette chose même qui les y a fait entrer »[1] . La propriété est un droit qui tire sa légitimité de « la propension également « naturelle » de l’homme à trouver son bonheur dans l’accumulation des biens qu’il possède. Puisque le bonheur est la finalité de la liberté et que, d’autre part, il se réalise par la propriété, la liberté d’appropriation ne peut être limitée ».[2]
Le baron d’Holbach[3], dans son Système social, estime que, « pour être fidèlement représentée, la nation choisira des citoyens liés à l’État par leur possessions, intéressés à sa conservation, ainsi qu’au maintien de la liberté, sans laquelle il ne peut y avoir ni bonheur, ni sûreté (…).
La faculté d’élire des représentants ne peut appartenir qu’à de vrais citoyens, c’est-à-dire des hommes intéressés au bien public, liés à la patrie par des possessions qui lui répondent de leur attachement. Ce droit n’est pas fait pour une populace désoeuvrée, pour des vagabonds indigents, pour des âmes viles et mercenaires. Des hommes qui ne tiennent point à l’État ne sont pas faits pour choisir les administrateurs de l’État. » Seul le propriétaire est donc éligible et électeur. Et il s’agit surtout, dans la pensée d’Holbach de propriétaires fonciers : « L’artisan, le marchand, le mercenaire doivent être protégés par l’État qu’ils servent utilement à leur manière, mais ils n’en sont de vrais membres que lorsque, par leur travail et leur industrie, ils y ont acquis des biens-fonds. C’est le sol, c’est la glèbe qui fait le citoyen ».
La Déclaration des droits de 1789 stipulera, dans son article 17, que le droit de propriété est « inviolable et sacré ». C’est le seul[4]. Et la Révolution établira un régime censitaire[5]. S’il fut léger au départ puisque le cens équivalait à 3 journées de travail, il excluait malgré tout les domestiques, jugés trop influençables, les mendiants, les errants et à certains endroits les artisans. A partir de 1795, le régime devint plus sévère : il fallut être propriétaire, usufruitier ou fermier d’un bien dont le revenu varia de 150 à 400 journées de travail, suivant les lieux.
La Constitution belge de 1830, considérée comme la plus libérale de l’époque, a donné aussi le pouvoir à la bourgeoisie. Ce texte fut élaboré par le Congrès national qui « se composait de notables appartenant principalement aux milieux de la propriété foncière, de la grosse bourgeoisie et des professions libérales »[6]. Le droit électoral fut réservé exclusivement aux citoyens payant une certaine somme d’impôts directs et seuls pouvaient être élus ceux dont le cens électoral était particulièrement élevé[7].
Dans les pays très liés aux richesses de la terre, comme la France, c’est la propriété foncière qui sera longtemps à l’honneur. Mais très logiquement, toute forme de propriété sera exaltée. En Angleterre, déjà depuis le milieu de XVIIIe siècle, on honore plus que le capital-terre, le capital produit par le travail, le commerce et l’industrie. En effet, le machinisme et la découverte de marchés nouveaux à travers le monde offrent la possibilité d’acquérir du capital, rapidement et massivement. A condition toutefois que l’État reste discret.
Un des plus célèbres économistes français, Jean-Baptiste Say[8], disciple d’Adam Smith dont nous reparlerons plus loin, estime que la propriété est « le plus puissant encouragement à la multiplication des richesses ». Par elle, « l’industrie obtient sa récompense naturelle » et « tire le plus grand parti possible de ses instruments, les capitaux et les terres. (…) Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? » Mais il faut pour cela que soit garanti le libre emploi des moyens de production « car le droit de propriété (…) est le droit d’user et même d’abuser. (…) C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de ses capitaux », ou de le surcharger « de droits tellement onéreux qu’ils équivalent à une prohibition »
En 1863, un membre du parti libéral français confirme : « Consultez l’expérience. Quels sont les pays libres ? Ceux qui respectent la propriété ! Quels sont les pays riches ? Ceux qui respectent la liberté. Suivant donc qu’on regardera la propriété comme un monopole accordé par l’État à quelques privilégiés ou comme une création individuelle, la législation, la constitution, la société tout entière, auront un aspect différent. Si la propriété est considérée comme une invention de la loi, elle sera odieuse (…). Si, au contraire, la propriété et le capital sont considérés comme des richesses créées par l’individu, et apportées par lui dans la société qui en profite, la propriété sera un droit sacré pour tous. »[9]
Il est important d’étudier l’attitude que les « économistes » vont adopter vis-à-vis du problème de la pauvreté.Loin de penser que leurs théories vont accroître la pauvreté, ils sont persuadés que l’accroissement des richesses dans la liberté leur sera profitable.
J.-B. Say que nous venons d’évoquer, déclare : « le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n’est pas moins intéressé que le riche au respect des droits de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses facultés qu’à l’aide des accumulations qui ont été faites et protégées ; tout ce qui s’oppose à ces accumulations ou les dissipe, nuit essentiellement à ses moyens de gagner, et la misère, le dépérissement des classes indigentes suit toujours le pillage et la ruine des classes riches »[1]. De même, dans le discours évoqué plus haut, Laboulaye affirme que « propagées et secondées l’une par l’autre, la Richesse et la Liberté descendront jusqu’aux dernières couches du peuple et y porteront avec elles la véritable émancipation, celle qui affranchit l’homme de l’ignorance et du dénuement ».[2]
Sur quoi repose cette certitude ?
Sur une conception très individualiste de l’homme et sur l’affirmation de lois « naturelles » économiques.
L’homme est considéré comme un être qui n’est guidé que par son intérêt. L’homme laissé libre prend l’initiative de son bonheur propre. Eventuellement l’État lui procure toutes les facilités nécessaires pour qu’il puisse réaliser son projet mais beaucoup estiment que ce n’est pas nécessaire.C’est en recherchant son intérêt que l’individu contribuera au bien de tous. d’une certaine manière, les « vices privés » deviennent des « bienfaits publics » comme le montrait déjà en 1728, une « fable » qui, à l’époque, fit scandale mais était étonnamment prémonitoire. Il s’agit de La fable des abeilles (The fable of the bees) de B. de Mandeville[3]: « Il était une fois une ruche qui ressemblait à une société humaine bien réglée. Il n’y manquait ni les fripons ni les chevaliers d’industrie ni les mauvais médecins ni les mauvais prêtres ni les mauvais soldats ni les mauvais ministres ; elle avait une mauvaise reine. Tous les jours, des fraudes se commettaient dans cette ruche ; et la justice, appelée à réprimer la corruption, était corruptible. Bref, chaque profession, chaque ordre étaient remplis de vices, mais la nation n’en était pas moins prospère et forte. En effet, les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique ; et, en retour, les plus scélérats de la tribu travaillaient de bon coeur au bien commun.
Or un changement se produisit dans l’esprit des abeilles qui eurent l’idée singulière de ne vouloir plus qu’honnêteté et que vertu. Elles demandèrent une réforme radicale ; et c’étaient les plus oisives, les plus friponnes qui criaient le plus haut. Jupiter jura que cette troupe criailleuse serait délivrée des vices dont elle se plaignait. Il dit et, au même instant, l’amour exclusif du bien s’empara des coeurs.
d’où bien vite, la ruine de toute la ruche : plus d’excès, plus de maladies ; on n’eut plus besoin de médecins. Plus de disputes, plus de procès ; on n’eut plus besoin d’avocats ni de juges. Les abeilles, devenus économes et tempérantes, ne dépensèrent plus rien. Plus de luxe, plus d’art, plus de commerce. La désolation fut générale.
Des voisines crurent le moment d’attaquer : il y eut bataille. La ruche se défendit et triompha des envahisseuses, mais elle paya cher son triomphe. Des milliers de valeureuses abeilles périrent au combat. Le reste de l’essaim, pour éviter de retomber dans le vice, s’envola dignement dans le creux d’un arbre. Il ne resta plus aux abeilles que la vertu et le malheur.
Mortels insensés… cessez de vous plaindre ! Vous cherchez en vain à associer la grandeur d’une nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments de la terre, de vivre bien à leur aise et d’être en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères. Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits… ! »
Plus sérieusement et sans cynisme, le célèbre économiste anglais Adam Smith[4], écrira que « chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue, et non celui de la société ; mais les soucis qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux pour la société ». L’individu qui cherche son propre intérêt travaille nécessairement « à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société ». Il est, en fait, mystérieusement « conduit par une main invisible pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. (…) Tout en ne cherchant que son intérêt personnel », il travaille souvent « d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. (…) Je n’ai jamais vu, ajoute-t-il, que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. »[5]
La leçon est toujours la même : sans frein politique ou moral, la liberté apporte les richesses et les plaisirs. Que les inquiets se rassurent, dans la pensée libérale classique, les déséquilibres et les inégalités qui pourraient apparaître au départ, se résorberont spontanément grâce aux « lois » économiques. Dans la liberté, le progrès est assuré[6].
Ces « lois » naturelles, physiques, sont absolues et le mieux est de s’y remettre, de « laisser faire »[7], tout sera pour le mieux. Frédéric Bastiat[8] écrit au début de son livre au titre combien évocateur, Harmonies économiques : « Je crois que le mal aboutit au bien et le provoque, tandis que le bien ne peut aboutir au mal, d’où il suit que le bien doit finir par prédominer »
Ce n’est pas par hasard que la plus grande école économique française au XVIIIe siècle s’est appelée « Physiocratie »[9] (gouvernement de la nature).
Voici comment P. Dupont de Nemours[10] en explique la doctrine:
« Vers 1750, deux hommes de génie, observateurs judicieux et profonds, conduits par une force d’attention très soutenue à une logique rigoureuse, animés d’un noble amour pour la patrie et pour l’humanité, M. Quesnay et M. Gournay, s’occupèrent avec suite de savoir si la nature des choses n’indiquerait pas une science de l’économie politique et quels seraient les principes de cette science.
Ils l’abordèrent par des côtés différents, arrivèrent au même résultat, s’y rencontrèrent, s’en félicitèrent mutuellement, s’applaudirent tous deux en voyant avec quelle exactitude leurs principes divers, mais également vrais, conduisaient à des conséquences absolument semblables: phénomènes qui se renouvellent toutes les fois qu’on n’est pas dans l’erreur, car il n’y a qu’une nature, elle embrasse tout et nulle vérité ne peut en contredire une autre. Tant qu’ils ont vécu, ils ont été, et leurs disciples n’ont jamais cessé d’être entièrement d’accord sur les moyens de faire prospérer l’agriculture, le commerce et les finances, d’augmenter le bonheur des nations, leur population, leurs richesses, leur importance politique. (…)
Tous ces philosophes ont été unanimes, dans l’opinions que la liberté des actions qui ne nuisent à personne est établie sur le droit naturel et doit être protégée dans tous les gouvernements ; que la propriété en général, et de toutes sortes de biens, est le fruit légitime du travail, qu’elle ne doit jamais être violée ; que la propriété foncière est le fondement de la société politique, qui n’a de membre dont les intérêts ne puissent jamais être séparés des siens que les possesseurs de terres ; que le territoire national appartient à ces propriétaires puisqu’ils l’ont mis en valeur par leurs avances et leur travail ou bien l’ont soit hérité, soit acheté de ceux qui l’avaint acquis ainsi, et que chacun d’eux est en droit d’en revendre sa part ; que les propriétaires des terres sont nécessairement citoyens et qu’il n’y a qu’eux qui le soient nécessairement ; que la culture, que le travail, que les fabriques, que le commerce doivent être libres, tant à raison du rapport qui est dû aux droits particuliers naturels et politiques de leurs agents, qu’à cause de la grande utilité publique de cette liberté ; que l’on ne saurait y apporter aucune gêne qui ne soit nuisible à l’équitable et avantageuse distribution, de même qu’à la production des subsistances et des matières premières, partant à celle des richesses, et qu’on ne peut nuire à la production, qu’au préjudice de la population, à celui des finances, à celui de la puissance de l’État ».[11]
Quelles sont ces fameuses « lois » de la nature ?
On cite habituellement la loi de l’offre et de la demande et la loi du coût de la production. Deux lois qui conjointement ou séparément conditionnent les prix, les salaires, l’intérêt et même, pour certains, l’évolution de la population.
Ces lois qui garantissent l’équilibre économique, sont inscrites dans la nature, elles sont, pour nombre de ces pionniers de la science économique, l’oeuvre du créateur. La « main invisible » n’est-elle pas simplement la main de l’Etre suprême, auteur de la nature ?
Frédérix Bastiat, déjà cité, présentant ses Harmonies économiques, déclare : « L’idée dominante de cet écrit est simple. La simplicité n’est-elle pas la pierre de touche de la vérité ? … Elle est conciliante. Quoi de plus conciliant que ce qui montre l’accord des industries, des classes, des nations et même des doctrines ? Elle est consolante… Elle est religieuse, car elle nous dit que ce n’est pas seulement la mécanique céleste, mais aussi la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire. » (Id)
Une nouvelle religion chasse l’ancienne : la religion du travail. « L’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelé l’esprit du capitalisme (…) ».[12]
En Allemagne, vers 1850, Alfred Krupp qui occupe 6000 ouvriers, fait afficher, dans les ateliers, cette « homélie »[13] : « Le Bien de l’usine sera le Bien de tous. Dans ces conditions, travailler est une Bénédiction. Travailler est une prière ».
Très logiquement, celui qui ne travaille pas est un pécheur qui, à la limite mérite d’être puni. En 1834, en Angleterre, une nouvelle loi sur les pauvres (New Poor Law) remplace l’ancienne qui organisait l’assistance pour les pauvres depuis le XVIe siècle. La nouvelle loi qui ne sera remplacée qu’en 1930, considérait que « la pauvreté, véritable tare, signe d’une sorte d’incapacité à mener le combat pour la vie ou d’une imprévoyance nataliste (…), ne devait en aucun cas être encouragée : l’assistance à domicile était donc supprimée et les indigents, s’ils voulaient être assistés, contraints de revenir dans les workhouses[14]. Celles-ci furent soumises à un véritable régime de prison : sous prétexte de moralité, les maris et les femmes, même très âgés, étaient séparés ; les livres et les jouets pour les enfants interdits (autorisés seulement à partir de 1891), de même que le tabac (autorisé en 1892) et les sorties àl’extérieur (elles ne furent accordées, comme des faveurs particulières exceptionnellles, qu’à partir de 1900) ; en outre, les indigents assistés étaient privés des droits politiques, et c’est seulement en 1918 qu’ils furent admis à voter ».[15]
Cette évocation nous permet de revenir sur le problème de l’autorité dans la conception libérale et plus précisément du rôle de l’État. « Laissez faire, laissez passer », disait-on, mais cette liberté doit être protégée, garantie. Aussi, il ne manque pas d’auteurs libéraux qui préconisent un pouvoir politique fort pour imposer la liberté ou l’ordre naturel.
Quesnay écrit : « Pour connaître l’ordre des temps et des lieux, pour régler la navigation et assurer le commerce, il a fallu observer et calculer avec précision les lois du mouvement des corps célestes ; il faut de même, pour connaître l’étendue du droit naturel des hommes réunis en société, se fixer aux lois naturelles constitutives du meilleur gouvernement possible. Ce gouvernement, auquel les hommes doivent être assujettis, consiste dans l’ordre naturel et dans l’ordre positif les plus avantageux aux hommes réunis en société.
Les hommes réunis en société doivent donc être assujettis à des lois naturelles et à des lois positives.
Les lois naturelles sont ou physiques ou morales.
On entend ici, par loi physique, le cours réglé de tout événement physique de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain.
On entend ici, par loi morale, la règle de toute action humaine de l’ordre moral, conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain.
Ces lois forment ensemble ce qu’on appelle la loi naturelle. Tous les hommes et toutes les puissances humaines doivent être soumis à ces lois souveraines, instituées par l’Etre Suprême ; elles sont immuables et irréfragables, et les meilleures lois possibles ; (…) par conséquen la base du gouvernement le plus parfait et la règle fondamentale de toutes les lois positives ; car les lois positives ne sont que les lois de manutention relatives à l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. (…)
Ainsi, la législation positive consiste dans la connaissance des lois naturelles, constitutives de l’ordre évidemment le plus avantageux possible aux hommes réunis en société ; on pourrait dire tout simplement le plus avantageux possible au Souverain ; car ce qui est réellement le plus avantageux au Souverain est le plus avantageux aux Sujets. Il n’y a que la connaissance de ces lois souveraines qui puisse assurer constamment la tranquillité et la prospérité d’un Empire ; et plus une Nation s’appliquera à cette science, plus l’ordre naturel dominera chez elle, et plus l’ordre positif y sera régulier (…) ».[1] L’ordre naturel qui est l’ordre de la liberté révélé par la science doit s’imposer. Il englobe l’autorité marquée elle aussi du sceau de la raison et de la nécessité. La conception de l’ordre naturel « implique (…) pratiquement un gouvernement à la fois tout-puissant et très actif pour contraindre la réalité à se conformer à cet ordre ».[2]
De son côté, voici comment Adam Smith, plus pragmatique, justifie la modestie de l’action de l’État : « Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur. (…) Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse ensuite se procurer une pareille quantité de service. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tarnquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. (…) C’est donc une souveraine inconséquence et une extrême présomption de la part des princes et des ministres, que de prétendre surveiller l’économie des particuliers. (…) Ils sont toujours, et sans exception, les plus grands dissipateurs de la société. qu’ils surveillent seulement leurs propres dépenses et ils pourront s’en reposer sans crainte sur chaque particulier pour régler la sienne. Si leurs prpres dissipations ne viennent pas à bout de ruiner l’État, certes celles des sujets ne le ruineront jamais ».[3] Quelles sont dès lors les tâches de l’État ? « Dans le système de la liberté naturelle, le souverain n’a que trois devoir à remplir ; trois devoirs, à la vérité, d’une haute importance, mais clairs, simples et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice te l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une adminstration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoiqu’à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses ».[4]
Mis à part l’argumentation très typique qui justifie la troisième tâche, les missions octroyées à l’État relèvent du bon sens mais, il est intéressant de se rappeler qu’Adam Smith fut un ardent défenseur de l’Acte de navigation[5] qui, pour le transport des marchandises « cherche à donner aux vaisseaux et aux matelots de la Grande-Bretagne le monopole de la navigation étrangère ». Cet Acte, jugeait-il, « est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre ».[6] L’attitude d’Adam Smith en la matière peut étonner car peu compatible apparemment avec le principe du libre-échange ! Pour L. Salleron, elle nous enseigne que « derrière tout libéralisme, il y a aussi, patent ou latent, un droit du plus fort ».[7]
d’une manière plus générale et plus profonde, Georges Burdeau fait remarquer que « le libéralisme est, certes, une doctrine de la liberté, mais de la liberté dans l’ordre ». Et si, dès le XVIe siècle on assiste, en même temps, au lever de l’idéal de liberté et à l’avènement de l’État moderne, c’est que « la liberté nouvelle a besoin de ce nouveau pouvoir pour se protéger contre l’intolérance et les barrières morales que faisait peser sur les hommes le dogmatisme des religions. Elle a besoin d’une autorité laïque capable d’opposer, à la finalité du salut éternel, des buts séculiers. Elle a besoin de paix. Or, ces aspirations, l’État est seul à même de les satisfaire ».Cependant, « ce qui est un élément permanent de la pensée libérale, (…) c’est le refus d’admettre que l’État puisse se comporter en puissance autonome, c’est qu’il puisse avoir une volonté et une finalité qui lui soient propres ». En fait, « l’État n’est qu’un instrument qui ne détermine pas la finalité de son action ».[8] Et plus précisément, à la lumière de l’histoire, il explique que l’antiétatisme libéral est relatif « car il reflète les fluctuations de la situation politique de la bourgeoisie. Elle combat l’État dès qu’il prétend échapper à son emprise ; elle ne lui ménage pas son appui lorsqu’elle peut l’utiliser à ses fins ».[9] C’est pourquoi l’État sous influence libérale, c’est-à-dire souvent soumis à des intérêts privés, a constamment balancé de l’abstentionnisme à l’interventionnisme en passant par des degrés divers de protectionnisme et de surveillance.
Sur le plan social, face à la misère, au mieux - car certains théoriciens, nous l’avons vu, s’opposent à toute forme d’assistance - on peut dire simplement que « l’État libéral admet le mal ; il en corrige les effets sans s’attaquer à leur principe ».[10]
Grosso modo, le libéralisme triompha jusqu’en 1914 grâce à une grande stabilité monétaire mais d’autres théories entretemps s’étaient élaborées à partir des manques et défauts avérés du libéralisme.
La concurrence idéologique s’incarna principalement dans le socialisme qui « apparaît comme la réaction principale à l’injustice causée par l’inégalité des forces en présence dans le débat qui fixe le taux du salaire »[1].
Une difficulté surgit immédiatement. Car s’il y a des accents libéraux différents, plusieurs sortes de libéralismes, les formes de socialisme sont encore beaucoup plus nombreuses et souvent contrastées. Avant la seconde guerre mondiale et en se basant uniquement sur une recherche_ travers la littérature anglaise, Werner Sombart évoquait déjà plus de 261 acceptions du mot « socialisme »[2].
Est-il possible de trouver un dénominateur commun à tous ces socialismes ?[3]
L. Salleron nous propose cette définition : « Le socialisme moderne sera la doctrine principale qui s’opposera au système du libéralisme individualiste en s’attaquant à la propriété pour rétablir l’égalité. Il s’agit donc d’une doctrine politique qui demande à l’État d’intervenir directement ou par la loi, pour protéger les individus victimes du système qui fait de l’économie la règle de la vie sociale ».[4]
Cette description semble, nous allons le voir, bien convenir mais il faudra certainement, suivant les cas, nuancer cette « attaque » contre la propriété et préciser ce « rétablissement » de l’égalité.
En gros, nous distinguerons le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformateur.
il s’est exprimé, de manière radicale, dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels (1847)[1]. On y trouve l’essentiel du programme qui fut plus ou moins réalisé dans les pays communistes:
« 1. Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.
2. Impôt lourd progressif.
3. Abolition de l’héritage.
4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
5. Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une Banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État, et qui jouira d’un monopole exclusif.
6. Centralisation, entre les mains de l’État, de tous les moyens de transport.
7. Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d’après un plan d’ensemble.
8. Travail obligatoire pour tous ; organisation d’armées industrielles, particulièrement pour l’agriculture.
9. Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
10. Education publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu’il est pratiqué aujourd’hui. Combinaison de l’éducation avec la production matérielle, etc. »
Ce programme devrait entraîner le dépérissement de l’État dont Marx et Engels esquissent en ces termes:
« Si au cours du développement les antagonismes de classes disparaissent et si toute la production se trouve concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. Le pouvoir politique à proprement parler, est le pouvoir organisé d’une classe pour l’oppression d’une autre. Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe.
A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
[1]
On l’appelle aussi « social-démocratie ». Théoriquement, à première vue, il est difficile de distinguer une différence entre ce socialisme et l’autre au point de vue économique et social.
En 1951, le socialiste français Guy Mollet[2] déclarait dans une conférence : « Libérer l’homme de ce qui peut l’opprimer, tout découle de cet objectif. Mais la première distinction, en ce qui nous concerne, c’est que nous faisons dépendre la libération de l’homme de l’abolition du régime social et économique en vigueur, c’est-à-dire du régime de la propriété. (…) Le caractère distinctif du parti est de faire dépendre la libération humaine de l’abolition du régime de la propriété capitaliste qui a divisé la société en classes nécessairement antagonistes, qui a créé pour l’une la faculté de jouir de la propriété sans travail, pour l’autre l’obligation de vendre son travail et d’abandonner une part de son produit aux détenteurs du capital ».[3]
En, Belgique, en 1974, le Parti Socialiste publie « une synthèse d’information sur le socialisme »[4]. On y lit, à la rubrique « qu’est-ce que le socialisme ? » Que celui-ci « peut se définir en deux mots, comme toute grande idée à la portée des masses innombrables. Le socialisme, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Mais il est précisé aussi que le socialisme est « une politique, cherchant à réformer ou à transformer graduellement, sous l’inspiration d’un idéal, le régime politique et social ».[5] Et donc, dans un cadre démocratique qui ne peut être remis en question, il faut que le socialisme fasse son chemin, en concurrence avec d’autres options, par le biais du militantisme et de l’éducation. De sorte que l’idéal n’est réalisé nulle part et qu’il est soumis aux fluctuations des opinions et des suffrages.
La même année, le Congrès doctrinal du Parti prit une position très marxiste traditionnelle sur le plan économique. Un excellent observateur, socialiste, la résumera ainsi : « la propriété collective, la socialisation des secteurs-clés de l’économie, le développement de l’initiative industrielle publique, une planification « impérative en ses grandes options et souple dans son application », un contrôle ouvrier « ouvrant la voie à l’autogestion », la lutte contre les abus et l’emprise croissante des multinationales… En d’autres termes, un bon gros paquet de « réformes de structures anti-capitalistes », point de passage obligé de l’émergence d’une nouvelle société, alliant dynamisme, justice sociale, efficacité et démocratie économique… Avec, en toile de fond, pour ceux qui au vu des antécédents gouvernementaux du PSB en douteraient, une intéressante mise au point : « le Parti socialiste n’a pas pour vocation la gestion du système capitaliste… Le socialisme lutte pour une transformation complète de la société : c’est sa volonté révolutionnaire… Une telle transforamtion ne peut se faire du jour au lendemain: elle exige un effort soutenu qui élimine le capitalisme et améliore la société de façon permanente ». » Commentant ces résolutions, l’auteur conclura qu’ »une fois de plus, la gauche a cédé à l’un de ses plus funestes penchants : l’élaboration de programmes et de « bibles » doctrinales largement déconnectées du réel, inapplicables… et inappliquées ».[6]
Bien plus, au sein même du mouvement socialiste, on entend des propos plus « libéraux ». Ainsi, plus ou moins à la même époque, Henri Simonet[7] écrivait à propos de l’étatisation : « Il faut (…) cesser d’adopter vis-à-vis de ce problème une attitude quasi théologique et ne pas hésiter, dès lors que l’intérêt général le commande, de laisser à l’initiative privée les activités qu’elle peut accomplir de manière plus efficace que les pouvoirs publics ».[8] Un ancien président du parti, de son côté, précisait : « Le profit n’est pas, en soi, illégitime ». C’est « un moteur de la recherche, de l’initiative, du risque d’entreprise ».[9] Un autre président se déclarera « très attaché à l’entreprise privée »[10], méfiant vis-à-vis des théories autogestionnaires et se gartdant « bien par ailleurs de réclamer une extension de la sphère d’influence des pouvoirs publics »[11]. En 2002, le président se prononça pour « une économie de marché régulée ». Tout en voulant « restaurer l’autorité de l’État » pour « inciter les entreprises à une plus grande vigilance quant aux implications sociales de leurs activités », le président se défendit de vouloir rétablir « un État omniprésent et omnipotent », « l’État-providence de nos grands-pères ». Il plaida pour « une économie endogène dynamique et forte », où « le rôle des entreprises » serait « déterminant ». Pour cela, il faudrait stimuler « l’esprit d’initiative (…) dans tous les types d’enseignement » car « l’économie a besoin d’entrepreneurs dans tous les secteurs, l’initiative a une fonction générale dans le développement économique ».[12]
Au vu de ces variations, il est difficile d’identifier le socialisme avec une technique économique précise. En 1969, dans leur programme gouvernemental, les socialistes allemands de la SPD réclamaient la cogestion qui est dénoncée par la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB) parce qu’elle « conduit à l’intégration des travailleurs au capitalisme ».[13] Un temps, l’autogestion fut à la mode dans certains milieux de gauche et d’extrême-gauche, mais d’autres estim_rent qu’elle « ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[14].
Il n’empêche que la dynamique socialiste va, avec d’autres facteurs, avoir une influence incontestable sur l’évolution économique et sociale dès la fin du XIXe siècle mais surtout au cours du XXe siècle.
Au XXe siècle, la montée des socialismes et du catholicisme social, les désordres engendrés par les deux guerres mondiales, les dévaluations, et inflations, les crises économiques, les régimes autoritaires, l’agitation politique, obligèrent le libéralisme à se réformer, à corriger ses tendances apolitiques et, amorales. En fait, tout semble remettre en question l’individualisme de base. Et même l’évolution économique comme le décrit L. Salleron : « Du côté du capital, les besoins d’argent ne faisaient que croître avec le progrès technique. Il fallait de plus en plus de capital -de capitaux - pour acheter des machines et donner aux entreprises la dimension requise pour obtenir le coût de production le plus bas et les débouchés les plus vastes. Grâce à la société anonyme, la concentration industrielle, commerciale et bancaire se développa. Les unités de production devenaient de plus en plus grandes. On sortait de l’échelle individuelle.
Du côté du travail, un phénomène analogue se produisait. Pour défendre leurs droits, les salariés s’unirent dans des organisations syndicales qui pouvaient discuter en position de force avec les employeurs. Le recours à la grève était une arme puissante. Bref, là encore, l’individualisme faisait place à l’association des individus. Le libéralisme subsistait, mais il n’était plus la doctrine de la seule liberté des individus, il était la doctrine de la liberté des individus et de leurs groupements, ce qui posait de nouveaux et difficiles problèmes. (…)
En toute hypothèse, le « laissez passer, laissez faire » ne suffit plus. La coïncidence entre l’intérêt personnel et l’intérêt général devient de moins en moins évidente, comme devient de plus en plus suspecte la coïncidence entre le caractère providentiel des lois naturelles et le caractère bienfaisant du libre jeu des lois économiques. Les notions de justice et de finalité doivent descendre de l’empyrée du domaione politique, considéré comme un domaine réservé, totalement séparé du domaine économique. L’État ne peut plus s’interdire d’intervenir dans les activités économiques en légiférant sur des matières de plus en plus nombreuses ».[1]
C’est l’époque où va s’imposer, en maints endroits, la pensée de John Maynard Keynes[2]. Cet économiste souvent considéré comme « libéral » va séduire les milieux socialistes[3].
Face au problème du chômage involontaire permanent mis en lumière par la crise de 1929-1931, Keynes se rend compte qu’il ne se résorbera pas par le jeu des mécanismes automatiques chers aux économistes classiques. Le chômage ne disparaîtra pas de lui-même. Keynes, dès lors, se prononce pour une intervention de l’État qui ne porte pas atteinte à l’autonomie de l’entreprise privée. Il défend l’idée que le volume de l’emploi est tributaire des investissements. Il faut donc, pour relancer les investissements, baisser les taux d’intérêt et augmenter le volume monétaire tout en réduisant l’usage spéculatif de la monnaie.
Ce plan réclame une politque clairement interventionniste tant au point de vue de la production qu’au point de vue de la répartition. Il faut accroître aussi les investissements publics, augmenter la propension à consommer par redistribution des revenus au profit des classes aux ressources les moins élevées. En même temps, il estime que le protectionnisme douanier est un moyen légitime de relever le niveau de l’emploi[4].
Bref, il ne croit pas que les marchés puissent durablement assurer l’équilibre entre consommation et investissement. Il croit à l’harmonisation possible des intérêts mais pas à la « main invisible » qui, selon les libéraux classiques, guide les marchés vers l’équilibre et les hommes vers la richesse collective.Il faut une action éclairée de l’État.
Quant à la question de savoir où Keynes se situe sur l’échiquier idéologique, beaucoup répondent : entre l’ultra-libéralisme et le socialisme. d’autres parlent d’un socialisme libéral ou d’un libéralisme social[5]. On s’est rappelé, à son propos, les théories de Stuart Mill, à la fois libéral quant à la production et socialiste quant à la répartition[6].
Il est un fait que la pensée de Keynes est riche de nuances comme en témoignent ces quelques réflexions sur le rôle de l’État en matière économique:
« En ce qui concerne la propension à consommer, l’État sera conduit à exercer sur elle une action directrice par sa politique fiscale, par la détermination du taux de l’intérêt, et peut-être aussi par d’autres moyens. Quant au flux d’investissement, il est peu probable que l’influence de la politique bancaire sur le taux d’intérêt suffise à l’amener à sa valeur optimum. Aussi pensons-nous qu’une assez large socialisation de l’investissement s’avérera le seul moyen d’assurer approximativement le plein-emploi, ce qui ne veut pas dire qu’il faille exclure les compromis et les formules de toutes sortes qui permettent à l’État de coopérer avec l’initiative privée. Mais à part cela, on ne voit aucune raison évidente qui justifie un socialisme d’État embrassant la majeure partie de la vie économique de la communauté. L’État n’a pas intérêt à se charger de la propriété des moyens de production ». [7]
« L’État étant en mesure de calculer l’efficacité marginale des capitaux avec des vues lointaines et sur la base des intérêts sociaux de la communauté, nous nous attendons à le voir prendre une responsabilité sans cesse croissante dans l’organisation directe de l’investissement ». [8]
Si, « …d’une manière générale, le volume réel de la production et de l’emploi dépend, non de la capacité de production ou du niveau préexistant des revenus, mais des décisions courantes de produire, lesquelles dépendent à leur tour des décisions d’investir et de l’estimation actuelle de la consommation courante et future » [9], des impôts directs peuvent obliger « les financiers, les entrepreneurs et les autres hommes d’affaires à mettre au service de la communauté, à des conditions raisonnables, leur intelligence, leur caractère et leurs capacités professionnelles ».[10]
Toujours est-il que la social-démocratie va puiser les principes et les techniques de sa politique économique dans l’oeuvre de cet économiste libéral. L’État providence mis en place dans la plupart des pays d’Europe occidentale après la guerre de 1940-1945, réalise, sous cette inspiration, « la socialisation de la demande sans socialisation de la production »[11]. C’est encore l’économie mixte d’inspiration keynésienne qui dicte la formule de la social-démocratie allemande (SPD) à partir de 1959: « Autant de concurrence que possible, autant de planification que nécessaire ». [12]. On peut dire que « le socialisme démocratique contemporain repose en fait sur un double compromis, entre la régulation de l’économie par l’État et les lois du marché d’une part, entre la capital (les intérêts des propriétaires des moyens de production) et le travail (la défense des salariés) de l’autre ».[13]
Keynes donne-t-il raison à Sombart qui écrivait que « Toute société est donc plus ou moins libérale, plus ou moins socialiste »[1] ?
Il est clair que socialisme et libéralisme, confrontés à la réalité, d’une part, et l’un à l’autre, d’autre part, à travers des partis plus ou moins représentatifs, ont perdu au fil du temps de leur radicalité[2]. Nous l’avons déjà constaté plus haut à propos du socialisme.
Certains, à ce propos, parlent d’une « libéralisation du socialisme »[3]. Celui-ci reste une doctrine politique mais elle « se veut (…) à l’écoute de la société. Il ne vient pas lui imposer son plan, il se propse d’en satisfaire les aspirations. Face au social, le politique se fait modeste, très vraisemblablement parce qu’il sent que toute outrecuidance provoquerait son rejet.[4]
C’est en ce sens que, comparée à celle qui fut naguère dominante, cette interprétation du socialisme qui évite de soumettre la société au lit de procuste de modèles étatiques fixés peut être considérée comme une résurgence du libéralisme ».[5]
On assiste aussi à une « socialisation du libéralisme »[6].
L’affaire n’est pas tout à fait neuve. On peut citer l’exemple d’un des plus célèbres libéraux belges du XIXe siècle : Ch. De Brouckère[7]. C’est lui qui déclara, un jour[8], à la Chambre : « Un de nos collègues m’a fait l’honneur de me désigner sous le nom d’édile du laisser passer et du laisser faire. Je vous avoue que je suis extrêmement flatté de cette qualification, et je crois, que l’honorable membre n’a pas compris la portée de ses paroles. Les édiles ou les amis du laisser passer et du laisser faire sont les économistes ; et les détracteurs acharnés du laisser passer et du laisser faire sont non seulement des socialistes, mais encore des communistes…
Laisser faire, c’est laisser à l’homme la liberté d’user de ses facultés, de travailler ; laisser passer c’est permettre à l’homme de disposer librement des fruits de son travail. Laisser faire et laisser passer, mais c’est la consécration du droit de propriété qui est l’objet de toute société et le fondement de toute richesse. Or, c’est parce que nous avons le respect le plus absolu de la propriété, que nous voulons le respect de la propriété qui est la plus sacrée de toutes : la propriété des facultés humaines ». Or, ce libéral pur et dur, en paroles, fut partisan d’ »un monopole d’État pour les caisses d’épargne et les principales formes d’assurance », défendit l’idée d’une société mixte d’exportation, préconisât, pour prévoir les crises, « que le gouvernement eût toujours en réserve un projet de route, de canal ou de tout autre grand travail d’utilité publique qui pourrait être entrepris d’un moment à l’autre »[9]. Durant son mandat de bourgmestre, « il fit admettre par le Conseil communal l’inscription d’un taux minimum de salaire dans tous les cahiers de charge des travaux exécutés pour la commune ». d’une manière plus générale, Chlepner qui rapporte ces faits[10], note aussi « que c’est pendant cette époque qui fut en principe celle du libéralisme économique, que fut parachevée la concentration entre les mains de l’État ou des pouvoirs publics dans le sens le plus large, de la gestion de la plupart des moyens de transport et de communication »[11].
Aujourd’hui, dans la perspective « d’un libéralisme affranchi des arrière-pensées d’un individualisme asocial, les limites que les convictions libérales opposent à l’intervention du, pouvoir ne s’établissent pas sur les mêmes frontières que celles qu’avaient tracées, au siècle dernier, les tenants d’un libéralisme étriqué. Ces limites ne sont pas celles derrière lesquelles s’abriterait la condition concrète d’un individu barricadé dans un repliement sur lui-même qui l’isolerait de la société ; ce ne sont pas des défenses d’intérêts matériels, des murailles ou des pièges à loup protecteurs des propriétés. Ce sont les bornes que le pouvoir ne peut transgresser sans attenter à la personnalité à la fois individuelle et sociale de l’homme »[12]
Il ne faut donc pas s’étonner de voir, dans la réflexion comme dans l’action, des libéraux et des socialistes se rapprocher.
Déjà en 1979, Burdeau citait cette définition de Jean Ellenstein[13] : « Le socialisme, c’est le libéralisme plus la démocratie sociale »[14]
En France, dans les années 2000, la Fondation Saint-Simon réunit la « droite intelligente » et la « gauche intelligente ». Prenant acte de la fin des idéologies, opposées au totalitarisme, elles cherchent à concilier le marché et l’intervention de l’État et « définissent la formule de l’économie concertée comme un système de collaboration permanente entre administration, patronat et mouvement syndical ».[15] A propos du gouvernement socialiste de Lionel Jospin, dans les années 2000-2001, la question fut posée de savoir ce gouvernement pouvait être taxé de social-libéralisme. Celui-ci ayant comme but d’ »adapter le moins brutalement possible la société aux besoins du captalisme financier globalisé moderne, le capitalisme gérant l’économie à sa guise, l’État prenant en charge, de plus en plus mal d’ailleurs, certains coûts sociaux du système ».[16]
En Belgique, on vit apparaître, en 1999, une coalition réunissant notamment libéraux et socialistes. Ce fut en vain que quelques socialistes prévenus de ce scénario avant même les élections dénoncèrent « l’arnaque du libéralisme social »[17], libéralisme social affirmé par les libéraux d’alors[18].
On peut expliquer ces rapprochements réels ou feints, d’une manière plus générale, à partir de l’explication donnée par Bruno Van der Linden[19]. Son but est de montrer comment la théorie néo-libérale peut s’adapter pour entrer dans la pratique mais sa description, hormis les exemples, pourrait s’appliquer aux théories socialistes. En effet, écrit-il, « dans l’ordre politique, les théories sont diluées, transformées, sélectionnées en fonction des intérêts de ceux qui les utilisent et en vue de créer des coalitions qui règlent la répartition du pouvoir dans la société ». Deux processus d’adaptation sont utilisés. Tout d’abord, « il y a un processus de sélection parmi les théories : en fonction des intérêts de ceux qui répercutent les doctrines et dans un souci de mobilisation idéologique, certaines cartes de l’éventail du jeu des théories néo-libérales disparaissent ». Et d’autre part, « les théories sont diluées, adaptées pour constituer un élément du discours : les théories néo-libérales sont arides et fort techniques. Elles ont peu de chance d’être comprises par un grand nombre de personnes. En revanche, quelques idées-forces suffisamment vulgarisées peuvent étayer l’argumentation d’un discours qui, pour mobiliser, jouera avant tout sur les préoccupations du moment, les sentiments qui parcourent l’opinion, les symboles qui peuvent rallier les foules, etc. ». L’auteur ajoute encore que « les fragments doctrinaux sont des repères pour la conclusion de coalitions nouvelles : des éléments de théorie, retravaillés et éventuellement réduits au stade de slogans, ne vont pas seulement étayer l’argumentation ; ils sont également des signes de ralliement pour constituer par tâtonnement des coalitions nouvelles ».
Dans la réalité politique des pays occidentaux, il n’y a pas de socialisme ou de libéralisme purs. On peut, tout au plus, suivant les législatures ou l’évolution des situations, trouver des traits, des accents plus ou moins libéraux plus ou moins socialisants. La plupart du temps, les cartes paraissent brouillées. Aprè un débat, à la télévision française, entre Laurent Fabius (socialiste) et Jacques Chirac (libéral), certains ont dit en Belgique que Fabius parlait comme W. Maertens (social chrétien) et G. Spitaels (socialiste) comme Chirac ! L’avènement de Tony Blair (travailliste) au poste de premier ministre en Grande Bretagne, fut salué par Ph. Busquin, alors président du PS belge comme une victoire socialiste. Son successeur, par contre, dénonça « la gauche confuse de la troisième voie de Tony Blair »[20].
[1]
L’effondrement des systèmes communistes en Europe centrale et orientale aux alentours de 1989 semble avoir donné un coup de fouet à l’idéologie libérale en discréditant sévèrement les modèles socialistes les plus accomplis.
De nombreux auteurs peuvent être cités qui animent des courants divers mais nous allons, une fois encore, tâcher de mettre en exergue les point communs.
Selon Martin Masse[2], cinq attitudes psychologiques essentielles se retrouvent dans toutes les formes de libéralisme actuelles. Cinq attitudes qui nous rappelleront les discours des XVIIIe et XIXe siècles[3].
\1. L’individualisme:
« les individus sont ultimement responsables des choix qu’ils font et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Ils doivent en assumer les conséquences, bonnes ou mauvaises, sans se plaindre ni en rejeter la faute sur les autres »[4]
\2. L’optimisme:
« Les libertariens ont confiance dans l’ingénuité et le sens de l’initiative des humains. Ils croient que si on laisse les gens libres d’agir dans leur propre intérêt pour trouver des solutions aux multiples défis et problèmes auxquels ils sont confrontés, si les bons indicatifs sont présents, la grande majorité s’empresseront de le faire de façon dynamique, productive et souvent astucieuse ».
\3. Le refus des « abstractions collectives »:
« Les libertariens s’intéressent d’abord à l’individu et le voient comme l’ultime réalité sociale. Pour eux, les entités collectives n’ont de sens que lorsqu’elles s’incarnent dans l’individu, et pas en elles-mêmes ». Les phénomènes collectifs sont pertinents seulement lorsqu’ »ils répondent à un besoin des individus.(…) C’est la subjectivité de l’individu qui importe, pas son appartenance à des entités collectives abstraites. Et lorsqu’il est question de réaliser quelque chose, ils comptent d’abord sur leur propres moyens en collaboration volontaire avec d’autres individus qui y trouvent leur compte pour y arriver, pas sur une « mobilisation » collective ».
\4. La foi dans un progrès continu, dans l’« amélioration constante à long terme »:
« Les libertariens ont (…) une attitude généralement réaliste et pragmatique et sont réconciliés avec le monde tel qu’il est, même s’ils souhaitent bien sûr eux aussi voir des changements pour le mieux. Ils ne sont pas constamment désespérés de constater que nous ne vivons pas dans un monde parfait, qu’il y a des inégalités, des problèmes sociaux, de l’ignorance, de la pauvreté, de la pollution et toutes sortes d’autres situations déplorables dans le monde. Ils croient que seul l’effort, la créativité et l’apprentissage individuels à long terme permettent de changer les choses et qu’il n’y a pas de solution magique pour tout régler. De toute façon, la vie comme processus biologique et la société comme processus d’interaction humaine sont des systèmes en perpétuel déséquilibre et en perpétuel mouvement de rééquilibrage, et il n’y a donc aucune raison de se désoler du fait que nous ne soyons pas encore parvenus à créer un monde parfait. Un tel monde serait de toute façon synonyme de stagnation et de mort ». Autrement dit encore, les libertariens ne sont pas des « aliénés de la vie qui sont « conscientisés » à toutes les bonnes causes. »
\5. La tolérance:
« Pour les libertariens, tout est acceptable dans la mesure où quelqu’un ne porte préjudice à autrui ou à sa propriété. Les gens peuvenet donc faire ce qu’ils veulent avec leur propre corps et entre eux si c’est de façon volontaire. Ils peuvent se droguer, se prostituer, ou consacrer leur vie et leur fortune à la vénération des petits hommes verts venus d’autres planètes. Personne n’a moralement le droit d’empêcher quiconque de vivre comme il l’entend s’il ne fait de tort à personne d’autre, même si la presque totalité de la population désapprouve son comportement particulier. (…) Dans une société véritablement libre, les individus pourront s’organiser comme ils le voudront, dans la mesure où ils ne tentent pas d’imposer leur mode de vie à ceux qui ne le souhaitent pas. Ainsi les communistes pourront s’acheter un territoire, fonder une commune, se soumettre volontairement à un gouvernement local qui les taxera à 90% et qui planifiera leur vie de classe prolétarienne dans les moindres détails ».
Ces principes recoupent parfaitement cette définition de la liberté qui était en vigueur dans les cercles économiques du XIXe siècle : « Entière propriété de soi-même ; entière possession de ses forces, de ses facultés corporelles et intellectuelles, la liberté est la base et le guide des doctrines économiques ; c’est le droit du plus faible pesé dans la même balance que le droit du plus fort. (…) Elle n’a pas d’autres limites que la liberté et le droit d’autrui. Elle est un des corollaires du droit de propriété »[5]
Près d’un siècle et demi plus tard, Walter Block rappelle que le libéralisme repose bien sur deux principes fondamentaux : la propriété de soi-même et la propriété privée[6].
A partir, de la réhabilitation des principes fondamentaux du libéralisme classique nous allons retrouver mais amplifiés, les grands thèmes de l’économie politique des origines[7].
Le point de départ de ces nouveaux libéraux est donc une affirmation radicale de la liberté individuelle : « Une défense efficace de la liberté, écrit Hayek, doit (…) être dogmatique et ne rien concéder aux expédients, même là où il n’est pas possible de montrer qu’en regard des avantages de l’expédient, qui sont connus, certaines répercussions nuisibles précises découleront de l’atteinte à la règle. La liberté ne prévaudra que si l’on admet comme axiome qu’elle constitue un principe dont l’application aux cas particuliers n’appelle aucune justification. C’est donc une méprise que de reprocher au libéralisme d’avoir été trop doctrinaire. Son défaut ne fut pas de s’attacher trop obstinément à des principes, mais d’avoir plutôt manqué de principes suffisamment définis pour fournir des orientations certaines ».[1]
La revendication de la liberté individuelle va très loin. Elle condamne toute « construction » politique sociale ou économique. C’est pourquoi on appelle aussi ces économistes « anti-constructivistes ».
Evoquons les ouvrages de Pierre Lemieux, économiste, animateur au Canada, de Subversive Liberty qui réclame le droit de porter les armes[2], de fumer toujours et partout[3], demande que l’on défende et réhabilite les « initiés » dans les milieux financiers[4] ou encore qu’avant de condamner globalement la pédophilie, on cherche à distinguer « la simple célébration de la beauté » du « véritable viol » et les « fantasmes plus ou moins innocents » des fantasmes « plus ou moins tordus »[5].
L’essayiste et romancière Ayn Rand[6], très prisée par les libertariens, a consacré « la vertu d’égoïsme » : « Chaque être humain vivant est une fin en lui-même, non le moyen pour les fins ou le bien-être des autres. Ainsi, l’homme doit vivre pour son propre intérêt, ne sacrifiant ni lui-même aux autres, ni les autres à lui-même ».[7]
« Sur le plan philosophique, explique un autre auteur, ceci implique l’abandon de valeurs morales encroûtées qui font qu’au nom de son manque visible de maturité, on traite le citoyen comme un être irresponsable »[8].
Tous les auteurs font évidemment l’apologie du marché et du libre-échange.Ils nous expliquent que « les richesses des hommes - non seulement matérielles, mais aussi spirituelles et culturelles - proviennent de leurs différences. Ce sont elles qui rendent l’échange possible et profitable. Et l’immense mérite de la civilisation européenne est qu’elle a incité les hommes à se différencier toujours davantage les uns par rapport aux autres. La liberté des marchés et la concurrence en sont l’expression économique : les producteurs cherchent non pas à faire comme les autres producteurs - c’est-à-dire à « harmoniser » leurs productions - mais, au contraire, à faire mieux qu’eux. La prospérité du monde moderne est venue de cette recherche continuelle de la différenciation ».[1]
Dans cet esprit, « la mondialisation signifie seulement un accroissement de la concurrence »[2]. C’est donc, dans la perspective libérale, une bonne chose, à condition de laisser l’initiative aux acteurs économiques. En effet, pour Hayek[3], « le flux continuel des biens et des services est maintenu par des ajustements délibérés constants, par de nouvelles dispositions prises chaque jour à la lumière des circonstances qui n’étaient pas connues la veille ». Cette thèse centrale du célèbre économiste est expliquée ainsi par Michel Branciard: « Une information qui porte non seulement sur les quantités demandées ou offertes, mais sur les qualités, le lieu où il convient de les fournir, le moment, etc., ne peut être centralisée ; seuls des agents dispersés peuvent prendre connaissance de ces faits particuliers et imprévisibles qui conditionnent l’efficacité économique et la fonction essentielle des prix du marché est de faire circuler des informations entre les agents »[4].
On ne sera pas étonner d’entendre les néo-libéraux réclamer « sur le plan économique et social, (…) le démantèlement de l’État-providence capitaliste avec son élite techno- et bureaucratique, la « réinvention » du système de la libre concurrence et la pratique d’une politique sociale de base au lieu de la politique de corporatisme en vigueur »[1].
Or, depuis le dix-neuvième siècle, on a pu constater maintes fois que la libre concurrence finissait par tuer la concurrence et donc que l’État devait intervenir pour la sauver. Les libertariens sont bien conscients que la libre-concurrence n’empêche pas les ententes sous forme de cartels, d’oligopoles ou de monopoles mais ils préf_rent, dans tous les cas, cette situation à l’intrusion de l’État.
Milton Friedman qui a étudié le problème à travers les exemples américains et allemands, a remarqué que « quand les conditions techniques font du monopole l’issue naturelle de la concurrence des forces du marché, trois choix seulement paraissent possibles : le monopole privé, le monopole public, ou la réglementation publique. Tous trois sont mauvais, écrit-il, si bien qu’il nous faut choisir entre plusieurs maux ». Et quel est son choix ? « Je conclus (…), non sans répugnance, précise-t-il, que s’il est tolérable, le monopole privé est sans doute le moindre des maux ».[4]
H. Lepage, aboutit à la même conclusion. Tout en nous assurant que « les accords de cartel privés sont, par définition, des constructions instables, éphémères et inefficaces »[5], il constate que « l’entente fait partie intégrante de la logique de fonctionnement d’une économie de marché fondée sur le principe de la libre entreprise et de la décentralisation des décisions. Il ne faut pas avoir peur de le reconnaître. L’entrepreneur n’est pas spontanément un héros. Même lorsqu’il lève bien haut le drapeau de l’économie de marché, moins de concurrence est pour lui préférable à plus de concurrence. Son intérêt personnel est moins de jouer le jeu de la concurrence que de s’y soustraire »[6]. Fort de l’expérience américaine, il ajoute que « dans une économie de marché, le préjudice que les ententes privées sont susceptibles de porter à la collectivité est moins évident que nous ne le croyons habituellement. Le coût social des pratiques monopolistiques est probablement beaucoup plus élevé dans les secteurs soumis d’une manière ou d’une autre à des règlements publics, interférant avec le jeu du marché, qu’il ne l’est dans les secteurs libres de toute interférence »[7].
qu’il soit concurrentiel ou non, le marché doit être déréglementé. S’établit alors un ordre qui, « n’étant voulu par personne, (…) n’est ni juste , ni injuste ».[8]
Tous ces auteurs manifestent méfiance voire hostilité vis-à-vis des services publics qui sont, pour eux, « généralement le produit des circonstances historiques autant que de la volonté de socialiser une nation »[9]. Il faut privatiser ces services pour en finir avec la bureaucratie et l’illusion de la gratuité : « dans les rapports entre l’État et le citoyen, c’est l’argent qui libère et la gratuité qui opprime ».[10] Au nom de la solidarité et de la justice sociale, l’État s’attribue souvent un rôle de redistribution notamment par le biais de l’impôt progressif[11].
C’est au yeux des nouveaux économistes une « spoliation » légale puisque ceux qui ont créé les richesses n’ont pas décidé eux-mêmes de leur affectation[12]. C’est la thèse défendue par P. Salin dans un ouvrage au titre explicite : L’arbitraire fiscal[13]. L’auteur accuse les États qui pratiquent cette politique d’avoir plus le souci de clientèles électorales que de l’avenir, de privilégier la répartition par rapport à la production, de tuer le capital et donc de créer de nouveaux pauvres.
Notons que, dans la même logique, Salin s’en prend aussi à l’institution de la sécurité sociale. Dans les cotisations sociales, « si la distinction fictive entre la »part patronale » et la « part salariale » n’avait pas détourné l’attention des uns et des autres, les salariés se seraient bien vite aperçu que la prétendue « conquête sociale », le pseudo- »cadeau arraché au patronat » n’était qu’un impôt de plus sur leurs salaires et le moyen par lequel les hommes de l’État prétendent leur fournir un service par la voie coûteuse et génératrice de gaspillage du monopole d’État ».[14] Une fois encore, la solution est de supprimer ce monopole public et d’instaurer une concurrence entre des assureurs privés car « en donnant un statut public aux activités d’assurance, on accroît la collectivisation du risque et, par conséquent, l’irresponsabilité. S’il est des activités qui, plus que toute autre, doivent éviter toute tutelle publique, ce sont bien les activités de couvertures des risques »[15].
Et même, au point de vue de la monnaie, mais contrairement ici à Keynes, les libertariens prône le désengagement de l’État en matière de politique monétaire. Les plus modérés attendent des banques responsables de la régulation des masses monétaires qu’elles annoncent pour une longue période le taux d’accroissement, qu’elles s’y tiennet et permettent ainsi aux agents économiques de jouir d’une information fiable. Les plus radicaux souhaitent la fin du monopole étatique de la monnaie. Des monnaies marquées du sceau des banques privées entreraient en concurrence.[16]
« Pour un libéral authentique, c’est-à-dire non utilitariste, il n’y a pas de place pour l’État, puisqu’il représente l’émergence de la contrainte, c’est-à-dire la négation de la liberté. L’État est l’ennemi qu’il faut savoir nommer. Car il faut d’abord reconnaître ses ennemis avant de pouvoir les combattre ».[17] L’État n’a « aucune justification morale ni scientifique, mais (…) constitue le pur produit de l’émergence de la violence dans les sociétés humaines »[18].
Après les attentats du 11 septembre 2001 aux USA, les libertariens vont accentuer leur critique de l’État.
P. Salin fait remarquer que « dans une société parfaitement libertarienne, l’état américain n’existerait pas et qu’il reviendrait aux propriétaires des « Twins » de les protéger contre le terrorisme et de réagir éventuellement aux attaques terroristes, c’est-à-dire de défendre leurs droits. » En attendant, les victimes, « les morts et les blessés des « Twins » - ainsi que les propriétaires des tours (…) sont - eux-mêmes ou leurs ayant-droits - légitimement habilités à demander réparation sous la forme qui leur convient, c’est-à-dire en se vengeant des terroristes et/ou en demandant réparation à leur fournisseur de sécurité défaillant (l’état américain qui a prétendu détenir le monopole de la « sécurité nationale »).(…) « Je ne crois pas que l’État soit capable de garantir la sécurité des citoyens. En, effet, les hommes de l’État sont, par nature irresponsables et l’État fait donc toujours moins bien que des personnes privées unies par des liens contractuels.. L’idée qu’il faille un État pour assurer la sécurité des citoyens est l’un des grands et dangereux mythes de nos sociétés. (…) Ce sont les hommes de l’État, non les « marchands », qui sont responsables des dizaines de millions de morts qui ont jalonné ce siècle. (…) L’État est totalement incapable d’assurer notre sécurité. C’est lui qui a construit les banlieues sinistres et les HLM-poulaillers, c’est lui, qui a favorisé une immigration de mauvaise qualité, c’est lui qui a le monopole d’une justice peureuse et sans moyens ».[19]
Pour B. Lemennicer, les attentats démontrent « la faillite des hommes de l’État en matière de protection des personnes ». L’État, en cette occasion, a démontré son « inefficacité et irresponsabilité ». De plus, comme « l’État américain a été finalement surpris par une organisation purement privée », l’attentat « démontre la supériorité du privé sur les services publics y compris en matière d’agression ».[20]
La méfiance voire l’hostilité vis-à-vis de l’État, change la conception de la loi : « Le rôle de la loi, écrit Hayek, ne doit pas être confondu avec l’art de légiférer et de gouverner : l’objectif de la loi n’est pas d’organiser les actions individuelles afin de concourir à la poursuite d’un but ou d’un projet commun ; mais de définir et codifier un cadre abstrait de règles et morales collectives dont la finalité, nécessairement anonymes, est de protéger la liberté d’action des individus et des groupes autant contre l’arbitraire de tout pouvoir organisé (même celui d’une majorité « démocratiquement » élue) que contre les empiètements des autres. »
On vient de l’entendre : même une majorité démocratique élue ne peut entraver la liberté d’action. Il ne s’agit pas, dans la pensée d’Hayek de mettrre en garde simplement contre des abus du pouvoir démocratique. Le système démocratique en lui-même est dangereux dans la mesure où « les politiques poursuivies sont largement déterminées par des séries de trocs avec des groupes d’intérêts organisés »[1]. Il ajoute : « C’est en partie à cette tendance qu’il faut imputer la croissance, de nos jours, d’un énorme appareil de paragouvernement, extrêmement dispendieux, composé d’organisations patronales, de syndicats et de groupements professionnels, constitués avec l’objectif primordail de drainer, en faveur de leur membres, le plus possible du flux des faveurs gouvernementales »[2]
La position d’Hayek s’est, semble-t-il, durcie au fil du temps. Dans une interview accordée vers 1988 à G. Sorman[3], le prix Nobel, tout en se référant à son oeuvre, se montre très sévère : « la démocratie, dit-il, est devenue un fétiche : le dernier tabou sur lequel il est interdit de s’interroger. Or, c’est à cause du mauvais fonctionnement de la démocratie que les États modernes sont envahissants. Les libéraux sont trop souvent incohérents, car ils se plaignent de l’étatisation sans s’interroger sur les mécanismes qui y conduisent. Le malaise des sociétés démocratiques vient de ce que les mots ont perdu leur sens. A l’origine, en démocratie, les pouvoirs de l’État étaient limités par la Constitution et par la coutume. Mais nous avons glissé progressivement dans la démocratie illimitée : un gouvernement peut désormais tout faire sous prétexte qu’il est majoritaire. La majorité a remplacé la Loi. La loi elle-même a perdu son sens : principe universel au départ, elle n’est plus aujourd’hui qu’une règle changeante destinée à servir des intérêts particuliers … au nom de la justice sociale ! (…) Dans ce système que l’on persiste à appeler « démocratique », l’homme politique n’est plus le représentant de l’intérêt général. Il est devenu le gestionnaire d’un fonds de commerce: l’opinion publique est un marché sur lequel les partis cherchent à « maximiser » leurs voix par la distribution de faveurs. d’ailleurs, les partis modernes se définissent désormais par les avantages particuliers qu’ils promettent, et non par les principes qu’ils défendent. La preuve en est que sur les questions essentielles - comme la peine de mort, l’avortement ou l’euthanasie -, les membres des partis ne sont généralement pas soumis à une discipline de vote. » La démocratie est devenue immorale et tend au totalitarisme. De plus, « cette perversion de la démocratie conduit à terme à l’appauvrissement général et au chômage, car les ressources disponibles pour la production de richesses se tarissent inéluctablement »[4].
Plus radical, Pascal Salin ne craint pas d’affirmer que « nous devons nous débarrasser du préjugé habituel et dominant selon lequel le degré de démocratie est le critère unique pour évaluer le fonctionnement d’une société ou même d’une organisation quelconque. Le problème de la démocratie concerne en effet uniquement l’organisation du « gouvernement », dans la mesure où il existe… A la limite, si un État n’a strictement aucun pouvoir, il importe peu qu’il soit ou non démocratique. En fait, deux questions doivent être soigneusement distinguées : la première concerne les limites respectives de la sphère privée et de la sphère publique. De ce point de vue, on doit opposer une société de liberté à un système totalitaire, toutes sortes de degrés existant entre ces deux systèmes. La deuxième question concerne l’organisation de la sphère publique et d’elle seule : ceux qui détiennent le pouvoir sont-ils élus ou non ? » En démocratie, « tous peuvent espérer accéder au pouvoir (directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants) et réussir ainsi à obtenir des transferts en leur faveur. Au lieu de chercher à limiter le pouvoir, on cherche à s’en emparer ». Par conséquent, « si le sentiment de la spoliation pouvait conduire à la révolution, l’environnement institutionnel de la démocratie ne pousse pas les citoyens à la révolte révolutionnaire contre l’impôt. La démocratie endort les défenseurs des droits ».[5]
A propos de la remise du Prix Nobel de la Paix au secrétaire général de l’ONU, P. Salin déclarera : « L’ONU et son secrétaire général sont les instruments de la collusion inter-étatique et de la cartellisation du pouvoir. Il serait vain d’imaginer - et l’expérience le prouve - qu’une telle organisation puisse être un facteur de paix. Elle transfère à l’échelle du monde le mythe de l’absolutisme démocratique, comme si une décision pouvait être juste - pouvait conduire à la paix entre les hommes - parce qu’elle est prise à la majorité des voix. Il se passe à l’ONU ce qui se passe dans toute démocratie : on exacerbe les conflits - alors que le marché les supprime - on foule aux pieds les droits des minorités ».[6]
Lors d’un congrès international, le libertarien suisse Christian Michel, propriétaire du site Liberalia, a longuement expliqué pourquoi il n’était pas démocrate[7]. Il ne craint pas de prendre à contre-pied la formule célèbre de Churchill[8] et d’affirmer que « la démocratie est le pire des régimes à l’exception d’aucun autre ». C’est une « théâtrocratie » qui véhicule une idéologie nationaliste et socialiste. Elle repose sur le mensonge et la médiocrité. Elle réduit le citoyen à une abstraction manipulée par des maîtres. Qui plus est, « la démocratie est un exutoire collectif de la libido dominandi. C’est la source de son succès universel. Que signifie en effet déposer un bulletin dans l’urne, sinon proclamer « voici comment je veux que les autres vivent » ? Ce bulletin ne compterait que pour 1/100.000.000e du résultat final, il est emblématique. Chaque enfant y découvre que lui aussi pourra participer à un grand mouvement d’asservissement de ses petits camarades, il aura la chance un jour de leur imposer son chef et ses lois.[9]
Continuation de la guerre civile par d’autres moyens, la démocratie ne peut éviter le vocabulaire des armées : les candidats entrent en campagne électorale, ils poursuivent le combat jusqu’à la défaite de leur adversaire et ils célèbrent la victoire dans leur quartier général.(…)
Les sources psychologiques de la démocratie sont celles d’êtres humains encore incapables d’imaginer une société sans pouvoir. Le citoyen démocratique n’a pas dépassé la mentalité d’esclave, et il n’a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître collectif. La société démocratique est celle d’esclaves qui cachent leur besoin de maître. La société libertarienne est celle de maîtres qui ne veulent pas d’esclaves. Pour nous, libertariens, le refus de tout pouvoir est la voie vers l’émancipation. La seule maîtrise que nous désirons est la maîtrise de soi ».
Nous verrons plus loin que ce concept qui n’est pas simple àdéfinir, se trouve néanmoins au coeur de la pensée socialiste comme de la pensée sociale chrétienne. A cet endroit, contentons-nous de dire que la justice sociale vise au développement harmonieux de l’économie et à la répartition tout aussi harmonieuse des ressources.La justice sociale, au nom de la dignité de tous les hommes prétend lutter contre les disparités. Sociaux chrétiens et socialistes devraient pouvoir s’accorder sur cette présentation sommaire mais que nous devrons approfondir.
Les néo-libéraux vont s’attaquer avec vigueur à cette idée de justice sociale.
Hayek parle du « mirage de la justice sociale », « inepte incantation’, dira-t-il. « Je devais expliquer, écrit-il, que l’expression ne signifiait rien du tout et que son emploi était soit irréfléchi, soit frauduleux. Il n’est pas agréable de devoir discuter une superstitionà laquelle tiennent le plus fermement des hommes et des femmes souvent considérés comme les meilleurs d’entre nous ; de devoir s’en prendre à une conviction qui est presque devenue la nouvelle religion de notre temps (et dans laquelle nombre de pasteurs de l’ancienne religion ont trouvé leur refuge), à une attitude qui est à présent le signe distinctif d’une bonne mentalité. Mais l’universalité actuelle de cette croyance ne prouve pas plus la réalité de son objet, que jadis la croyance universelle aux sorcières et à la pierre philosophale. De même la longue histoire du concept de justice distributive entendu comme un attribut de la conduite individuelle (et de nos jours souvent considéré comme synonyme de la « justice sociale ») ne prouve pas qu’il y ait quelque application plausible aux situations découlant des processus de marché. Je crois en vérité que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes semblables serait de leur faire honte de jamais se servir à l’avenir de cette inepte incantation. J’ai senti que je devais essayer, au moins, de les délivrer de cet incube qui aujourd’hui fait des bons sentiments les instruments de la destruction de toutes les valeurs d’une civilisation libre - et tenter cela au risque d’offenser gravement de nombreuses personnes dont je respecte la force des sentiments moraux ».[1]
« C’est un signe de l’immaturité de notre esprit (…) que nous exigions encore d’un processus impersonnel qui permet de satisfaire les désirs humains plus abondamment que ne pourrait le faire aucune organisation délibérée (le marché), qu’il se conforme à des préceptes moraux élaborés par les hommes pour guider leurs actions individuelles ».[2]
« La part de chacun est le résultat d’un processus dont les conséquences pour les individus n’ont pas été ni prévues ni voulues par qui que ce soit au moment où les institutions ont pris corps - institutions dont on a alors convenu qu’elles devaient durer parce qu’on constatait qu’elles amélioraient pour toutes les personnes les perspectives de voir leurs besoins satisfaits »[3] et donc il n’y a pas d’injustice puisque la situation n’est pas voulue. Si les malheurs sociaux engendrés par le marché ne sont imputables à aucune volonté puisqu’ils sont dus à la « main invisible », les individus, poursuit un commentateur, « accepteront mieux leur sort heureux ou malheureux. Surtout ils seront moins tentés de faire pression sur le pouvoir politique pour obtenir des mesures de protection qui, tout en produisant une amélioration immédiate et particulière, bloqueraient les évolutions souhaitables et nuiraient ainsi, à terme, à la collectivité ».[4]
La justice sociale est le drapeau du socialisme et est soutenue par les églises chrétiennes qui « tout en perdant progressivement foi dans une révélation surnaturelle, semblent avoir cherché refuge et consolation dans la nouvelle religion « sociale », remplaçant la promesse de la justice céleste par une autre, temporelle » et « qui espèrent bien pouvoir ainsi continuer à faire le bien. L’Église romaine spécialement a inclus le but de « justice sociale » dans sa doctrine officielle ».[5]
Même si le souci de la justice sociale « a pu aider en certaines occasion à rendre la loi plus égale pour tous, il est fort douteux (…) qu’elle ait, si peu que ce soit, rendu la société plus juste ». Pire, il a « servi directement les gouvernements autoritaires ou dictatoriaux, en Russie en particulier. »[6] « Aussi longtemps que la croyance à la « justice sociale » régira l’action politique, le processus doit se rapprocher de plus en plus d’un système totalitaire ».[7]
« La simple réalité est que nous consentons à garder, et convenons de rendre obligatoires, des règles uniformes pour une procédure qui a grandement amélioré les chances pour tous d’avoir de quoi satisfaire à leurs besoins »[8], c’est-à-dire le libre marché sans limitation.
« La véritable justice est celle que rendent les tribunaux, c’est la justice authentique qui doit régir la conduite des hommes pour que leur coexistence paisible dans la liberté soit possible. Alors que l’appel à la « justice sociale » n’est en fait qu’une invitation à ratifier moralement les demandes qui n’ont pas de justification morale -demandes qui contreviennent à cette règle de base d’une société libre selon laquelle la contrainte ne doit appuyer que des lois appliquées à tous »[9].
« Bien que, dans la longue perspective de la civilisation occidentale, l’histoire du droit soit l’histoire d’une émergence graduelle de règles de juste conduite susceptibles d’application universelle, son évolution pendant les cent dernières années a tourné de plus en plus à une destruction de la justice par la « justice sociale », au point même que certains experts en jurisprudence ont perdu de vue le sens originel du mot « justice ». Nous avons vu comment le processus a principalement revêtu la forme d’un remplacement de règles de juste conduite par ces règles d’organisation que nous appelons le droit public (un « droit subordinateur »), distinction que certains juristes socialistes s’efforcent vigoureusement d’annuler. En substance, cela a signifié que l’individu n’est plus désormais tenu seulement par des règles qui délimitent le champ des ses activités privées, mais est devenu de plus en plus assujetti aux ordres de l’autorité. Les possibilités techniques croissantes de contrôle, jointes à la supériorité morale présumée d’une société dont les membres servent la même hiérarchie de fins, ont fait que cette tendance totalitaire s’est présentée sous un déguisement moral. C’est réellement le concept de « justice sociale » qui a servi de cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme »[10]
A Guy Sorman, Hayek confiera que « ...la justice sociale est une fiction, une baguette magique : personne ne sait en quoi elle consiste ! Grâce à ce terme flou, chaque groupe se croit en droit d’exiger du gouvernement des avantages particuliers. En réalité, derrière la « justice sociale », il y a simplement l’attente semée dans l’esprit des électeurs par la générosité des législateurs envers certains groupes. Les gouvernements sont devenus des institutions de bienfaisance exposées au chantage des intérêts organisés. Les hommes politiques cèdent d’autant plus volontiers que la distribution d’avantages permet d’ »acheter » des partisans. Cette distribution profite à des groupes isolés, tandis que les coûts sont répartis sur l’ensemble des contribuables ; ainsi, chacun a l’impression qu’il s’agit de dépenser l’argent des autres. Cette asymétrie entre les bénéfices visibles et les coûts invisibles crée l’engrenage qui pousse les gouvernements à dépenser toujours plus pour préserver leur majorité politique. »[11] Fidèle à son maître, P. Salin persiste : « Nous avons la très ferme conviction que la production publique de règles sociales n’est pas nécessaire et qu’elle est même nuisible. Nous pensons qu’un marché sans règles publiques fonctionne mieux qu’un marché réglementé. (…) On ne connaît jamais à l’avance les meilleures solutions à un problème, il faut les découvrir lorsque les gens sont libres de décider. C’est pourquoi nous devons, sans aucune réticence, manifester notre opposition aux monopoles publics, nous devons savoir et proclamer que l’État est notre ennemi et nous ne devons pas hésiter à répéter sans relâche que l’État n’est pas un bon producteur de règles. (…) On a trop oublié la grande tradition occidentale selon laquelle, le « Droit ne se décide pas, il se constate ». L’ordre spontané - dont les économistes ont si bien vu les implications, à savoir le marché - a aussi son expression juridique : il faut découvrir la loi et non la faire ».[12]
Plus radical encore, Pierre Lemieux écrit que « le fétiche de la « justice sociale » » a « dépouillé ses adorateurs du sens de la révolte devant l’injustice. Pour imposer à tous la conception éthérée de la justice sociale de quelques-uns, l’État a acquis des pouvoirs qui ne pouvaient que mener à de graves injustices envers des individus en chair et en os ». Et de dénoncer l’État qui poursuit, par exemple, ceux qui ne paient pas les cotisations, qui travaillent sans permis[13].
Comme leurs ancêtres, les néo-libéraux vantent donc l’« ordre spontané »[1], « naturel », les « lois au caractère scientifique » qui assurent le progrès si on laisse le marché se réguler librement.
Ils se réfèrent volontiers aux thèses de l’Autrichien Ludwig von Mises[2] pour qui, par exemple, « la récession est une phase inévitable de rééquilibrage avant que la croissance puisse reprendre. Tenter de l’empêcher par des programmes de dépenses ou une baisse des taux d’intérêt, comme le proposent keynésiens et monétaristes, ne peut que la prolonger en ralentissant le processus nécessaire de liquidation, tout en créant de nouveaux malinvestissements. La solution, cohérente avec l’approche libertarienne en général, est simplement de ne pas intervenir et de laisser le marché retrouver son équilibre ».[3]Pour Hayek, « Le libéralisme est la seule philosophie politique véritablement moderne, et c’est la seule compatible avec les sciences exactes. Elle converge avec les théories physiques, chimiques et biologiques les plus récentes, en particulier la science du chaos formalisée par Ilya prigogine[4]. Dans l’économie de marché comme dans la nature, l’ordre naît du chaos : l’agencement spontané de millions de décisions et d’informations conduit non au désordre, mais à un ordre supérieur. Le premier, Adam Smith avait su pressentir cela dans La richesse des nations, il y a deux siècles.
Nul ne peut savoir comment planifier la croissance économique, parce que nous n’en connaissons pas véritablement le smécanismes ; le marché met en jeu des décisions si nombreuses qu’aucun ordinateur, aussi puissant soit-il, ne pourrait les enregistrer. Par conséquent, croire que le pouvoir économique est capable de se substituer au marché est une absurdité ». Dans la société moderne et complexe, « il faut donc s’en remettre au marché, à l’initiative individuelle. A l’inverse le dirigisme ne peut fonctionner que dans une société minuscule où toutes les informations sont directement contrôlables. Le socialisme est avant tout une nostalgie de la société archaïque, de la solidarité tribale.
La supériorité du libéralisme sur le socialisme n’est pas une affaire de sensibilité ou de préférence personnelle, c’est un constat objectif vérifié par toute l’histoire de l’humanité. Là où l’initiative individuelle est libre, le progrès économique, social, culturel, politique est toujours supérieur aux résultats obtenus par les sociétés planifiées et centralisées. Dans la société libérale, les individus sont plus libres, plus égaux, plus prospères que dans la société planifiée ».
Quant à la question de savoir s’il existe une solution moyenne, social-démocrate, keynésienne, dirions-nous, la réponse d’Hayek est claire : « Entre la vérité et l’erreur, il n’y a pas de voie moyenne ». La moralité et les bonnes intentions des socialistes n’est pas en cause mais bien leurs « erreurs scientifiques » et leur « vanité fatale » puisqu’ils s’imaginent en savoir plus qu’ils n’en connaissent.[5]
A propos du chômage, le prix Nobel dira que « ’est un aspect nécessaire du processus d’adaptation continue aux circonstances changeantes, adaptation dont dépend le maintien même du niveau de prospérité atteint. Que certains aient à supporter l’amère expérience d’apprendre qu’ils ont mal orienté leurs efforts est regrettable, mais ils devront chercher ailleurs une activité rémunératrice »[6].
P. Salin parle de « principes universels et éternels que les chaos de la vie ne peuvent pas (…) atteindre. »[7] Selon lui, « il est aussi absurde de vouloir prendre une décision - concernant par exemple la T.V.A. - en ignorant les principes de base de la science économique qu’il le serait de vouloir construire un avion sans connaître les lois de la physique ».[8]
Certains libertariens redécouvrent « une forme contemporaine du Droit naturel moderne par opposition au Droit positif qui a donné naissance à l’incohérence du droit contemporain produit par le législateur et professé dans nos universités. (…) C’est en cela que les libertariens, écrit B. Lemennicer, sont des révolutionnaires car ils appliquent aux hommes de l’État les mêmes lois ou le même droit au nom du principe de l’universalité de la morale qui se traduit par l’égalité des individus devant le Droit naturel. Les hommes de l’État ne peuvent se mettre hors la loi naturelle qui s’impose à tous de manière égale ».[9] Le lecteur aura bien compris que « droit naturel » et « morale » doivent être interprétés à la lumière de tout de ce qui a été dit jusqu’à présent et qu’il ne s’agit pas d’un retour à la philosophie scolastique.
Ainsi, B. Lemennicer nous expliqu que, si les libertariens sont attachés au « laissez faire » ce n’est pas à cause de la supériorité du capitalisme à produire des richesses mais parce que ce principe est conforme à l’éthique. Mais, cette éthique antérieure à l’activité économique définit le mal de manière claire et nette : « est mal tout acte commis individuellement ou en groupe qui viole la propriété des individus sur eux-mêmes ou leur liberté contractuelle ».[10]
Nous voilà bien rendus au point de départ du credo libéral[11].
Cette expression déroutante a été employée, finalement à bon escient, pour désigner l’aboutissement extrême du libéralisme. L. von Mises réduisait le rôle de l’État à la protection de la liberté économique car il pensait que « chaque mesure qu’un gouvernement prend, au-delà de l’accomplissement de ses fonctions essentielles qui sont d’assurer le fonctionnement régulier de l’économie de marché à l’encontre de l’agression, que les perturbateurs soient des nationaux ou des étrangers, est un pas de plus sur une route qui mène directement au régime totalitaire où il n’y a pas de liberté du tout »[1]. Et, nous l’avons vu, Hayek défend une position semblable comme nous l’explique encore un de ses commentateurs: « le Droit est spontané, il est le produit des forces sociales, il est l’oeuvre de la société et non celle de l’État. (…) L’égalitarisme conduit, inéluctablement au totalitarisme. Hayek est donc contre l’État interventionniste et pour le respect de la tradition du capitalisme. (…) Hayek est convaincu que la morale est beaucoup plus efficace que le droit positif pour discipliner les comportements humains, et permettre le fonctionnement d’une société civilisée, c’est-à-dire libre, c’est-à-dire ouverte, c’est-à-dire capitaliste, ce qui ne peut être qu’à condition que l’État soit un État minimum, limité. (…) Pour Hayek, le progrès ne peut résulter que de la compétition. Or la compétition ne peut exister que si la Société est libre, ouverte, décentralisée. L’État n’a pas à intervenir dans les affaires privées, sinon pour permettre leur développement en garantissant la paix sociale de par l’existence d’une administration qui maintienne l’ordre capitaliste, l’ordre de la société ouverte »[2].
Mieux encore, la société idéale, pour certains, serait « une société où il n’y aurait plus de règlements, de service militaire obligatoire, de sécurité sociale, etc., où il n’y aurait plus de police d’État, de raison d’État… où toutes les fonctions actuellement dévolues à l’appareil coercitif de l’État seraient exercées par une multitude de communautés ou de firmes privées offrant leurs services sur une base contractuelle (toujours révocable) dans le cadre d’un système de concurrence généralisée garantissant à chacun la liberté de ses choix (…) Où ceux qui veulent vivre selon leur conception d’une société « vertueuse » seraient libres de le faire en association avec ceux qui partagent leur conception de la vertu, mais sans pour autant imposer leurs conceptions à ceux qui ont une autre idée de la morale humaine… Où personne, enfin, n’aurait le droit de contraindre qui que ce soit à faire ou à penser quoi que ce soit, même au nom de principes « démocratiques » qui ne sont bien souvent que la négation de la liberté des minorités… »[3]
Ces auteurs rêvent donc, comme Marx[4], d’une disparition de l’État car, disent-ils[5], »L’État est la plus vaste et la plus formidable organisation criminelle de tous les temps, plus efficace que n’importe quelle mafia dans l’histoire ». Non seulement parce que que l’impôt c’est le vol mais aussi parce que « la guerre c’est le crime et le service miltaire c’est l’esclavage ». Ils refusent même la notion d’État minimum car « l’intérêt public, cela n’existe pas ; tout, par nature est privé, et rien n’est public ». Dès lors, tout peut être privatisé, la justice comme la sécurité[6] et même les rues : « Des sociétés privées propriétaires des rues en feraient payer l’accès et auraient intérêt à en garantir la bonne tenue. Si toutes les voies publiques des grandes villes étaient privatisées, la sécurité serait bien mieux assurée ». « La société libertaire, concèdent-ils, serait un peu désordonnée, mais moins dangereuse que le monde actuel, régulé par les gouvernements ». « Dans la société libertarienne, chacun est propriétaire de lui-même et vit comme il l’entend : la drogue, le jeu, la prostitution sont donc des affaires purement personnelles. Naturellement, rien ne peut s’opposer à l’immigration régulée par le marché, pas par la police »[7]
Et les pauvres ? « Dans une société libertarienne, répondent-ils, la croissance économique serait rapide, car l’État ne la freinerait plus par ses prélèvements et ses réglementation : il y aurait donc beaucoup moins de pauvres. Et la charité serait réhabilitée. Dans le système actuel, face à la misère, notre réaction est de dire : « Que l’État s’en occupe ! » Dans la société libertaire, les sentiments de solidarité et d’entraide communautaire renaîtraient. »
L’homme est donc bon et c’est donc l’État qui le corrompt[8].
H. Lepage, grand vulgaristeur et partisan du libéralisme, parle ici, à juste titre, d’ »utopie »[9] mais il n’empêche que les esprits qui la nourrissent, enseignent dans les universités…
L’apparent triomphe du capitalisme et la montée d’un libéralisme intégral suscitent des nostalgies marxistes dans les anciens pays communistes et interpellent sérieusement, nous allons le voir, la social-démocratie.
La revue Réflexions a publié, en 1997, un dossier fort intéressant intitulé Théories économiques, Vieux clivages et nouveaux débats[1]. L’ensemble des articles révèle une certaine perplexité du monde socialiste face à l’économie moderne et témoigne en même temps d’une grande ouverture d’esprit qui nous montre qu’économie et idéologie ne font pas bon ménage et que les socialistes peuvent renoncer à ce que d’aucuns appellent leurs « utopies ». C’était déjà l’opinion de Cl. Demelenne dans les années 80, lorsqu’il constatait que les socialistres « se sont petit à petit adaptés aux dures contraintes de l’environnement économique »[2]. Mais ils n’ont pas non plus de doctrine claire et contante en la matière, comme le reconnaissait le président Spitaels : « Nous manquons de ligne directrice, nous répliquons à la crise au coup par coup, comme un boxeur groggy sur un ring… »[3].
Dans le dossier de Réflexions, l’éditorialiste, analysant les réactions de la gauche face à la mondialistaion du capitalisme, constate que cette gauche « a publiquement privilégié (ou, à tout le moins, n’a pas contredit) une sorte de diabolisation de l’économie, dénoncée dans sa « dérive » ultra-libérale, « sauvage » et « destructrice » d’emplois et de justioce sociale, quand, en cercles restreints, elle n’avait pas assez de mots pour justifier les contraintes, motiver les ajustements et appréhender les grandes mutations de cette fin de siècle…
Une attitude schizophrénique justifiée par l’urgence. Cueillie à froid par le raz-de-marée néo-libéral consécutif à l’écroulement du système communiste, la gauche démocratique s’est trouvée idéologiquement démunie. Elle a dès lors laissé s’installer en son sein et se répandre à sa marge un discours ni gestionnaire ni conflictuel mais de rejet, essentiellement incantatoire, psychologiquement confortable mais intellectuellement vain. Attitude intenable cependant dans le long terme (…) ». L’auteur souhaite la réintégration du débat économique « dans le discours (au sens de message) politique général en des termes adaptés aux réalités contemporaines. Ce qui suppose d’emblée de lever les excommunications successives qui ont tour à tour frappé la mondialisation, Maastricht[4] ou même l’innovation technologique ».[5]
Suit une série d’articles d’économistes de tous horizons qui, d’une manière ou d’une autre, montrent que le débat économique s’est singulièrement élargi, qu’il n’y a pas de recette toute faite pour « créer l’équilibre entre économie de marché et exigences sociales fondamentales »[6] ; il est dit aussi qu’ »une problématique théorique ne peut être considérée comme ayant un lien intrinsèque avec une idéologie particulière. Au contraire, il semblerait plutôt que la théorie peut servir des causes altrenatives. Elle serait « plastique » d’un point de vue idéologique »[7]. d’autres soulignent l’apprente contradiction entre la société de marché inégalitaire et la société démocratique qui réclame la solidarité. Ils concluent que « ce sont finalement les tensions et les compromis entre ces deux principes contradictoires mais non incompatibles, qui permettent la régulation interne et assurent la cohésion dynamique de nos sociétés »[8]. « Diverses formes de concertation et de coopération sont appelées à assurer un degré de consensus supérieur à celui qui secrète le capitalisme » d’autant plus qu’ »à l’heure actuelle, on dispose d’un ensemble de travaux montrant qu’un certain nombre de facteurs, liés à une « économie sociale de marché », loin de constituer un handicap, sont un apport imporatnt à l’efficacité globale du développement européen »[9]. Il semble donc que « dans un cadre « strictement balisé », on peut concilier les vertus du libre-échange et les exigences de l’équité »[10]. S’ »il est indispensable de laisser fonctionner les marchés, affirme un autre, (…) il faut mettre en oeuvre des instruments de redistribution (par l’éducation, par exemple[11]) qui permettent aux individus et aux peuples de bénéficier des possibilités offertes par l’utilisation la plus efficace des ressources disponibles »[12]. A propos de la redistribution, deux auteurs rappellent l’importance de la fiscalité et la nécessité d’une coordination au niveau international à ce point de vue[13]. Enfin, un article est consacré à l’économie sociale dont nous aurons à reparler dans le dernier chapitre[14].
C’est ce que nous allons examiner dans le chapitre suivant. Le communisme largement abandonné, socialisme démocratique et libéralisme se rapprochant parfois, les chrétiens vont-ils se répartir indifféremment dans l’un ou l’autre camp ? Vont-ils se situer dans le juste milieu qui se dessine ou que l’on espère ou vont-ils proposer une autre vision de la vie économique ?
Dans les pays démocratiques, on constate que, même là où existent des partis d’inspiration chrétienne, les électeurs chrétiens se dispersent largement sur l’échiquier politique, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Parallèlement, on trouve, dans tous les partis, des candidats qui se présentent comme chrétiens ou dont on connaît par ailleurs les convictions philosophiques.
Beaucoup considèrent en effet que l’engagement politique et le choix d’un système économique et social sont indépendants des convictions religieuses. Certains rappellent que Paul VI et le Concile Vatican II ont reconnu la légitimité de la diversité des engagements. d’autant que l’Église ne cesse de rappeler qu’elle n’a pas de compétences techniques dans les domaines profanes. Quelques-uns enfin affirment que leur choix, quel qu’il soit par ailleurs, est précisément dicté par leurs convictions religieuses personnelles ou bien conforme à l’enseignement social de l’Église.
Nous examinerons par la suite cette question de la cohérence chrétienne[1] mais disons, dès à présent, qu’à première vue, on peut comprendre que certains s’allient aux mouvements socialistes puisque l’Église affirme avec force son « option préférentielle pour les pauvres », dénonce l’appétit du gain et les inégalités scandaleuses.
Certes, il y a, au sein de la mouvance socialiste, une vieille tradition chrétienne ou du moins religieuse que certains font remonter aux sectes gnostiques[2] ou aux communautés primitives dont parlent les Actes des Apôtres[3]. Pour nous en tenir à l’époque contemporaine, on se souvient du témoignage d’Etienne Cabet[4] qui écrivait que « les communistes sont les disciples, les imitateurs et les continuateurs de Jésus-Christ. Respectez donc, demandait-il, une doctrine prêchée par Jésus-Christ ». Les rédacteurs de l’Atelier[5] affirmaient aussi que « l’Évangile est le véritable et le seul code de la Liberté, de la Fraternité et de l’Unité. Il contient tout l’enseignement des grandes choses que la notion révolutionnaire a commencé et finira par réaliser ».[6]
En Belgique, il est arrivé que des socialistes saluent Philippe Coenen (1842-1892) « catholique pratiquant, croyant fervent et membre d’une société bien-pensante (…) un des plus anciens socialistes de notre pays ». H. De Man[7] substituera une interprétation psychologique de l’histoire à son interprétation marxiste. Pour lui, le socialisme, « c’est la condamnation de la moralité régnante au nom de la morale générale ou encore, si l’on n’a pas peur des mots, la condamnation du capitalisme au nom du christianisme »[8]. Plus largement, il écrira: « Le socialisme apparaît comme la forme contemporaine d’un mouvement idéologique continu dont les origines sont celles de notre civilisation: la philosophie antique, la morale chrétienne, l’humanisme bourgeois ».[9]
Ce sont des cas particuliers, sauf dans les pays anglo-saxons[10], car il faut tout de même reconnaître que majoritairement, les socialistes se lièrent plutôt à la libre-pensée. En 1902, au Congrès de Tours, le parti socialiste français déclare qu’il « a besoin d’esprits libres, il oppose à toutes les religions, à tous les dogmes, le droit illimité de la pensée libre et un système d’éducation exclusivement fondé sur la science et la raison ».[11] Les Belges reconnaissent que « tous ceux qui furent socialistes au XIXe siècle furent militants de la libre-pensée. C’est lç, ajoutent-ils, en 1974, un élément qui ne doit pas être perdu par ceux qui cherchent dans l’histoire des points d’appui pour l’action future ».[12] La même année, après le Congrès doctrinal du parti qui s’était déroulé à l’Université libre de Bruxelles, Victor Larock, ancien ministre, déclarera : « Que ce congrès ait eu lieu à l’université du libre-examen (…), c’était à la fois une chance et un symbole »[13].
Il n’empêche que c’est précisément dans les années septante que l’on vit nombre de chrétiens céder à la tentation socialiste et même s’allier aux communistes.
C’est l’époque où apparaissent les Chrétiens pour le socialisme ainsi que des théologies de la libération imprégnées de marxisme[14]. C’est l’époque où, plus radicaux que les communistes[15], les évêques et supérieurs religieux de la région Centre-Ouest du Brésil, déclarent : « Il faut vaincre le capitalisme: c’est le plus grand mal, le péché accumulé, la racine pourrie, l’arbre qui produit tous les fruits que nous connaissons si bien : la pauvreté, la faim, la maladie, la mort. Pour cela, il faut que la propriété privée des moyens de production (usines, terre, commerce, banque) soit dépassée »[16].
En 1964 déjà, en France, la CFTC, Confédération française des travailleurs chrétiens[17], qui « se réclamait de la doctrine sociale de l’Église », attirée par le socialisme que réclament ses militants, devient la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, en 1970, « se prononce pour le socialisme démocratique, caractérisé par l’autogestion, la propriété sociale des moyens de production et d’échange, la planification démocratique ». En 1981, elle appellera à voter pour le candidat de la gauche (Fr. Mitterand)[18].
Toujours à cette époque , en France, Georges Hourdin, président-directeur général des publications de la Vie catholique, publie coup sur coup deux ouvrages[19] où il s’interroge sur cet engagement de nombre de chrétiens[20] en faisant remarquer que « tout en refusant de canoniser l’option socialiste et en reconnaissant les déviations de certaines réalisations[21], bien des militants chrétiens pensent qu’il y a une cohérence profonde entre la vision de l’homme selon les béatitudes évangéliques, et celle qui inspire leur projet politique »[22]. L’auteur propose un modèle de démocratie économique « conforme, pour les pays de l’Europe occidentale, aux principes donnés, depuis quinze ans, par l’Église catholique[23]. Il peut donc être proposé aux militants chrétiens et peut être soutenu par eux. Il rejoint le socialisme et peut-être, nous semble-t-il, accepté par les partisans de ce courant politique »[24]. Il s’agit d’un « régime mixte et de transition » parce que « la société socialiste authentique, la véritable démocratie économique ne sont pas pour demain »[25]. En attendant, « il est nécessaire de dominer, de moraliser, d’orienter, de régler la production anarchique et abondante que l’emploi des techniques nouvelles et l’accumulation, déjà faits du capital, permettent de réaliser. Il faut aussi assurer à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels et par ce dernier mot il faut entendre non seulement les besoins nécessaires à l’entretien de la vie mais encore ceux qui correspondent à un standing de vie moyen qui doit être défini collectivement »[26]. Pour ce faire, Hourdin propose « l’établissement et le vote d’un plan (…) à partir de la base, c’est-à-dire du pouvoir régional » qui serait institué[27].
Tout en prenant ses distances par rapport au marxisme, à cause, en particulier, de son matérialisme athée, G. Hourdin se défend de juger les catholiques qui adhèrent au Parti communiste. Ils s’y inscrivent, d’après lui, forts du pluralisme politique reconnu par l’Église et sûrs d’être en accord avec leur lecture de l’Évangile. L’auteur souligne le fait que l’exploitation ne distingue pas les chrétiens et les non chrétiens. Or c’est le sentiment d’être exploités qui poussent les chrétiens vers le parti communiste. Ils sont peu sensibles à la philosophie qui le sous-tend mais bien à la justice sociale. A preuve, les témoignages que l’auteur reproduit[28].
En Belgique, malgré les relations étroites, voire passionnées, que de nombreux socialistes, surtout au niveau des cadres, entretiennent avec la libre-pensée, on assiste, depuis 30 ou 40 ans, à un effort officiel d’ouverture aux chrétiens. En 1972, Léo Collard qui fut président du PSB, se voulait rassurant : « Il ne suffit pas, écrivait-il, que le croyant ait la certitude qu’il pourra librement exercer le culte de son choix. Une société progressiste et humaniste doit non seulement accepter, mais assurer à chacun la possibilité d’organiser sa vie spirituelle, dans tous ses aspects, selon sa foi ou la conviction philosophique qui lui est propre »[29]. Dans cet esprit, la Charte doctrinale de 1974 déclarait : « Partisan d’une société réellement pluraliste, le Parti socialiste accepte et encourage le pluralisme des conceptions philosophiques ou religieuses de ses membres, car il estime que toute conception fondée sur la dignité de l’homme peut conduire à un engagement socialiste ».[30]
En 1980, l’Institut Vandervelde organisait un colloque sur le thème « Des chrétiens au PS ? ». Le ministre Philippe Moureaux concluait les travaux en affirmant « qu’il importe aujourd’hui que nous nous montrions capables d’une ouverture à « l’autre » et, en ce sens le dialogue avec les chrétiens doit être un débat exemplaire. Si nous voulons préparer des majorités progressistes, il nous faut d’autre part un grand projet économique et social autour duquel tous les progressistes, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, puissent se retrouver »[31].
En 1982, le président Guy Spitaels, partisan de l’ouverture du PS, lance un appel au consensus : « Il est temps que toutes les énergies se soudent en Wallonie, que chacun, patrons, syndicats, formations politiques, se serre les coudes pour reconstruire notre économie »[32].
En 1987, un rédacteur de la revue Socialisme, devant la menace du grand marché européen, insistait : « La recherche d’une société davantage préoccupée d’affirmer sa dignité humaine, de promouvoir la solidarité et d’encourager la générosité devrait pouvoir regrouper les efforts de militants aux conceptions philosophiques très différentes. Il devrait être possible de faire cohabiter tous ceux qui ne veulent pas vivre dans une société axée sur le profit, l’égoïsme forcené, l’indifférence à ce qui se passe dans le monde.
Une condition préalable cependant : le strict respect des croyances des uns et des autres. »[33]
Malgré cela, un observateur notait, en 1985, que « le pôle chrétien du « rassemblement des progressistes » apparaît aujourd’hui toujours aussi fantomatique »[34].
De fait, l’adhésion de chrétiens au PS reste marginale sans doute, en grande partie à cause de l’existence à l’époque d’un parti d’inspiration sociale-chrétienne et du laïcisme affiché par nombre de dirigeants socialistes. Par contre, il fut un temps où un rêve révolutionnaire marxiste dur et pur hantait certains milieux chrétiens. Toujours dans ces fameuses années 70, la revue La foi et le Temps publiait cette déclaration : « Pour les socialistes et les démocrates chrétiens, le point de départ de l’action de démocratisation réside surtout dans l’appropriation collective des grands moyens de production. Pour changer le pouvoir, il faut, en d’autres mots, changer d’abord la propriété ».[35]
« La solution n’interviendra d’ailleurs pas du jour au lendemain (…). Il ne faut pas être grand prophète pour affirmer que tôt ou tard, par des moyens pacifiques ou par la violence, la situation actuelle changera, chez nous aussi ».[36]
« Dans ces désirs, ces recherches, ce combat, ce long mouvement cahotant mais toujours orienté vers la « terre promise » ou le « Grand Soir », n’y a-t-il pas un signe, une protestation et, qui s’en étonnera, l’attente de la VRAIE REVOLUTION »[37].
Mieux encore, en 1975[38], la Jeunesse rurale catholique (JRC) choisissait, explicitement et officiellement, la ligne marxiste-léniniste, célébrait les vertus du modèle albanais et proclamait « la nécessité de briser l’État capitaliste par la Révolution socialiste et d’instaurer la dictature du prolétariat »[39].
« Les chefs syndicaux, précisait la JRC, les dirigeants réformistes, le PCB prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) »[40].
d’un autre côté, on peut comprendre aussi que d’autres soient tentés par le libéralisme puisque, comme nous le verrons, l’Église reconnaît la valeur de la propriété et de l’initiative privées en même temps qu’elle condamne l’étatisme et toutes les velléités totalitaires du pouvoir.
De plus, le triomphe du libéralisme au XIXe siècle et la proclamation des fameuses lois économiques ont emporté l’adhésion spontanée, pourrait-on dire, de toute une bourgeoisie chrétienne.
Rappelons-nous ce fait déjà rapporté dans la première partie : en 1873, l’Assemblée nationale française, en majorité chrétienne, vote, par 398 voix contre 146, l’érection de la Basilique de Montmartre et repousse, par 292 voix contre 281, un projet de loi sur le repos obligatoire du dimanche[1].
En 1899, huit ans après Rerum novarum, le Frère Ch. Maignen de Saint Vincent de Paul écrit : « La question sociale ne peut être résolue que si l’on amène la classe ouvrière à prendre en patience sa condition, c’est-à-dire à supporter la part de travail et de souffrance que le péché d’Adam a léguée à ses descendants »[2].
Toujours en cette fin de XIXe siècle, A. Piettre cite l’exemple d’ »un grand industriel du Nord qui, célibataire, vécut une vie personnelle de sainteté dans une extrême austérité, distribuant tout son revenu aux pauvres et à l’Église, au point de voyager en troisième classe (véritable scandale à l’époque pour son milieu !) Mais dont la cause de béatification a été rejetée par Rome, pour la raison que, suivant la pratique de ses concurrents, il n’allouait pas à ses ouvriers et à ses ouvrières ce que Léon XIII venait d’appeler le « juste salaire »«[3].
En Belgique, en 1842, à l’ouverture de la session parlementaire 1842-1843, le Roi Léopold Ier annonça que le parlement serait saisi de propositions concernant « le perfectionnement de la législation et la protection de l’enfance dans les manufactures ». En 1843, Edouard Ducpétiaux[4] publie un rapport sur le travail des enfants : « De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer ». La même année, une commission du Ministère de l’Intérieur publie en 3 volumes une Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants. Aucune suite législative ne fut donnée à l’époque. Pourquoi ? Chlepner explique : « Les milieux catholiques étaient alors hostiles à la réglementation du travail, y compris celle des enfants, par laquelle il fallait bien commencer, si on s’engageait dans cette voie. En effet, à leurs yeux la réglementation du travail des enfants aurait conduit inévitablement à l’instruction obligatoire et celle-ci au développement de l’enseignement officiel ». En fin de compte, « les milieux dirigeants, catholiques ou libéraux, étaient d’avis que l’amélioration de la position des masses ouvrières devait être obtenue exclusivement par leur moralisation et le développement de l’esprit de prévoyance. Dès qu’il était question de la situation ouvrière, au Parlement ou dans la presse, au Parlement encore plus que dans la presse peut-être, catholiques comme libéraux insistaient avant tout sur la réhabilitation et le développement des principes moraux et religieux et sur la création de caisses d’épargne. » Et Chlepner précise bien que « les libéraux ne manquaient pas, eux non plus, d’évoquer la nécessité de développer les principes religieux ».[5]
En 1878, le leader catholique Charles Woeste[6], toujours à propos du travail des enfants, déclare devant la Chambre : » Nous, membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail ou du pain. (…) Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques (quelques représentants) se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme ».[7]
On sait que même dans les milieux ecclésiastique, l’engagement en faveur des ouvriers, provoqua parfois le scandale. Ainsi, l’abbé Antoine Pottier[8], professeur de théologie morale au Grand Séminaire de Liège, qui fut l’organisateur des Congrès de Liège et le chef de file de ce qu’on appela l’Ecole de Liège, se vit imposer le silence après la mort de Mgr Doutreloux, évêque du lieu, qui l’avait toujours encouragé. Léon XIII l’appela à Rome et en fit un prélat[9]. L’encyclique Rerum novarum elle-même fut boycottée en maints endroits par des clercs et, en d’autres, elle suscita l’indignation de bien des fidèles nantis.
Un siècle plus tard, le libéralisme attire encore les chrétiens, patrons, cadres ou hommes politiques. En 1984, Koen Raes notait qu’au sein du CVP (parti des sociaux-chrétiens flamands), « ce sont les Léo-libéraux-appelés ainsi en référence à Léo Tindemans[10] - groupés à l’Université de Louvain (KUL) autour de Paul de Grauwe[11], de Vic et Eric Van Rompuy[12], qui défendent des thèses semblables aux thèses du radicalisme libéral, bien qu’avec des accents nettement moins libertariens »[13].
On peut rappeler aussi la pensée de Michael Novak[14] que nous avons déjà rencontré. Cet auteur estime que la démocratie politique n’est compatible qu’avec une économie de marché et que celle-ci, à son tour, ne peut se passer d’un idéal moral. Il développe une « théologie du capitalisme démocratique » qui prend quelque distance vis-à-vis de la doctrine sociale de l’Église catholique qui, estime-t-il, « en ce moment, ne semble pas s’enraciner dans un sain empirisme et une saine réflexion théorique sur ces problèmes d’avenir, même si Jean-Paul II a commencé à les aborder différemment. (…) Tout comme la tradition catholique a quelque chose à apprendre à l’Amérique, le capitalisme démocratique américain a quelques nouveautés à ajouter à la tradition catholique »[15]. En effet, pour Novak, « de tous les systèmes politico-économiques qui ont façonné notre histoire, aucun n’a aussi totalement révolutionné les attentes de la vie de l’homme que ne l’a fait le capitalisme démocratique : il a prolongé la durée de la vie, a rendu concevable l’élimination de la pauvreté et de la famine et élargi la gamme des options offertes à l’homme »[16]. « Le capitalisme démocratique n’est ni le Royaume de Dieu ni exempt de péché. Cependant tous les autres systèmes connus d’économie politique sont pires. Tout espoir que nous puissions nourrir de porter remède à la pauvreté et de supprimer la tyrannie oppressive - c’est là peut-être notre ultime et plus cher espoir - réside dans ce système tant décrié. Un flot incessant d’immigrants et de réfugiés recherche ce système. Ceux qui l’imitent dans des contrées lointaines semblent mieux s’en tirer que ceux qui ne le font pas. Pourquoi sommes-nous incapables de formuler ce qui attire et ce qui marche ? »[17]. En fonction de toutes ces vertus même relatives, Novak ne comprend pas les critiques formulées par l’Église d’autant moins que les dysfonctionnements du système capitaliste sont, en réalité, dus à des manquements de la part des institutions qui ont la responsabilité de la formation éthique et donc, notamment, de l’Église.
En France, deux auteurs ont repris les thèses de Novak et confirment: « Ce n’est pas à l’État de fournir les valeurs transcendantes, effectivement indispensables à la survie d’une société humaine. Ce n’est pas aux entreprises économiques de fabriquer, à côté de leurs produits, des valeurs spirituelles. Les responsables et les professionnels de la vie morale ont été singulièrement inférieurs à leur mission »[18]. Et d’interpeller sèchement Jean-Paul II : « Très Saint Père, l’Église aimerait-elle à ce point les pauvres qu’elle cherche à en faire davantage, par crainte d’en manquer ? »[19]. Pour ces auteurs, « les efforts de notre pape sont minés, neutralisés par une grave lacune dans sa vision du monde. Elle ne lui est certes pas personnelle. L’Église entière a subi d’immenses dommages et, pire encore, elle en provoque involontairement parce qu’elle ne comprend rien à l’économie. Les causes et les mécanismes, les conditions et les effets du développement économico-social, qui sont maintenant connus, lui ont toujours échappé »[20].
A la même époque, Louis Duquesne de la Vinelle[21] regrette les « reproches très souvent mal fondés ou excessifs que les Encycliques adressent à l’économie de marché… »[22]
Mieux encore, selon Guy Sorman, Mgr Poupard, pro-président du Secrétariat pour les non-croyants, verrait, dans le libéralisme, un allié objectif : « …le cap est mis sur le libéralisme, comme en témoigne, raconte-t-il, la nouvelle exégèse de Populorum progressio que me propose Paul Poupard. Cette encyclique publiée en 1967 par Paul VI apparut alors comme le texte fondamental de la doctrine sociale de l’Église anticapitaliste, voire antilibérale. C’est à tort, me dit aujourd’hui Mgr Poupard, que l’on a cru que l’Église condamnait le capitalisme libéral. En vérité , on nous a mal lus ! Le pape d’alors mettait seulement le monde en garde contre un « libéralisme sans frein ». Il n’y avait donc pas condamnation du libéralisme, mais de ses excès ; il convenait de prêter la plus grande attention au qualificatif, non au substantif. (…) Il ne faudrait pas conclure de cette relecture par Mgr Poupard que l’Église soit pour autant prête à se rallier au libéralisme. Le prélat ne fait que constater une alliance objective dans la lutte contre le totalitarisme, la bureaucratisation de nos sociétés, les atteintes à la personne humaine. Les chemins sont ici parallèles, sans toutefois devoir se rencontrer. Il s’inquiète même de ce que les progrès du libéralisme ne viennent consolider une morale de l’homme sans foi, épris du seul bien-être matériel d’un homme tellement libre qu’il n’aurait plus aucun goût de Dieu. Pourtant, comment ne pas voir dans cette relecture de Populorum progressio un affadissement des théories sociales de l’Église, et dans la reconnaissance de l’alliance nouvelle entre libéraux et chrétiens, au cœur même du Vatican, le signe manifeste d’un chavirement des modes de pensée dans tout le monde occidental ? » [23]
En 1992, Jean-Marie Domenach[24] qui, comme on le sait, fut anarchiste puis communiste avant de devenir directeur de la revue Esprit, se révèle un chrétien sincèrement interpellé par les inégalités mais singulièrement marqué par la pensée d’Hayek : « A la différence de la « justice commutative » qui préside à l’échange entre individus, écrit-il, la « justice distributive » suppose une répartition faite par l’État ou par des autorités qui tiennent de lui leur légitimité. Cette répartition n’est pas faite au nom de norme établies ; à la différence de la justice qui rend ses arrêts dans le cadre des codes civil et pénal, elle se réfère à un idéal informulé, dont les exigences varient selon les besoins, les désirs et les modes. Quel est l’écart tolérable entre les plus riches et les plus pauvres ? Le seuil de tolérance n’est fixé nulle part, et il ne peut l’être. Certains États totalitaires comme la Chine « populaire » s’y sont essayés, mais n’y sont pas parvenus. Cette norme est donc remplacée par un consensus flottant qui est fonction de l’opinion dominante et de l’interprétation qu’en donnent ceux qui gouvernent et ceux qui aspirent à les remplacer, ce qui ouvre le champ à la démagogie pour alléguer des « droits » inconsistants (« droit au travail », « droit à la santé », « droit à l’enfant »), dont la liste est indéfinie… Du fait que ces droits restent indéterminés, les partis qui se réclament de la « justice sociale » sont poussés à concevoir et à installer des régimes volontaristes (appelés constructivistes par Hayek), qui sont censés assurer une « juste » redistribution et des possibilités ».[25] Pour Domenach, « il est incontestable qu’une conception libérale et dynamique de la société est nécessaire pour assurer les bases d’une redistribution équitable »[26]. Toutefois, « la garantie d’un traitement équitable en matière juridique et sociale ne suffit pas à combattre les inégalités qui se développent à l’intérieur d’un « ordre spontané », d’un marché. Mais les constructivistes, qui veulent sincèrement mettre fin aux inégalités aboutissent aussi à des résultats pervers. Leur passion de normaliser et réglementer a pour conséquence de multiplier les détournements, les passe-droits et, par conséquence, les privilèges d’une nomenklatura »[27]. « Si l’on veut réellement annuler les avantages hérités de la nature et de la tradition, ajoute-t-il, si l’on veut réellement établir des chances égales pour tous, il faudra détruire la famille et déraciner la tradition »[28]. Mais sans en arriver à de telles extrémités, pour cet auteur, la lutte contre les inégalités doit s’articuler autour de deux principes simples : « Le premier principe d’une authentique justice sociale est celui que formulait Péguy : ne laisser personne à la porte de la cité. Le second est que les inégalités profitent à la croissance, et que la croissance serve à la réduire »[29].
[1]
A l’époque où le libéralisme s’empare de la vie économique, c’est le « communisme » qui va être la cible privilégiée de l’Église. De plus, très longtemps, celle-ci ne fera aucune distinction entre communisme et socialisme réformiste, pas plus qu’entre les différents courants[2], peut-être parce que leurs caractères distinctifs ne sont pas encore nettement affirmés ou encore parce que « ces mouvements ne constituaient pas encore, pour l’Église, une menace spécifique imminente ni bien distincte de l’ensemble des forces qui lui étaient adverses »[3].
En tout cas, dès 1846, Pie IX dénonce « le plus terrible ennemi du genre humain », cette « doctrine exécrable, destructive même du droit naturel, qu’on appelle communisme, laquelle, une fois admise, ferait bientôt disparaître entièrement les droits, les gouvernements, les propriétés et jusqu’à la société humaine » ; doctrine dont le but est de « fouler au pied les droits de la puissance sacrée et de l’autorité civile »[4] et qui dénature la famille[5].
Plus amplement, Léon XIII, dans sa critique du « socialisme », épinglera le rationalisme[6] qui sépare l’économie de la morale et de la religion, le souci prioritaire voire exclusif du bien-être terrestre, l’égalitarisme « contraire à la nature », le collectivisme qui dénature les fonctions de l’État et la lutte des classes qui trouble la tranquillité publique en opposant des classes complémentaires[7]. Toute la première partie de Rerum novarum est ainsi consacrée à l’examen de la « solution socialiste » aux malheurs économiques et sociaux du temps. Comme quoi il semble que ce soit le socialisme qui ait contribué à éveiller l’attention de l’Église à ces questions.
Quarante ans plus tard, la perspective se renverse, Pie XI actualise l’enseignement de Léon XIII avant d’aborder la question du socialisme.
Pie XI est le premier[8] à introduire une distinction entre le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformiste. La révolution d’octobre 1917 a divisé les « socialistes » et permet au Saint Père de nuancer son analyse. Nous reviendrons plus loin sur la description du socialisme réformiste et sur l’appréciation que porte sur lui Pie XI. Nous continuerons ici à nous intéresser seulement au communisme maintenant clairement identifié.
Les reproches qui lui sont adressés ne sont pas nouveaux : lutte des classes, collectivisme, hostilité à l’Église et à la religion, méthodes brutales.
En 1937, Pie XI consacre toute une encyclique au communisme le présentant comme une entreprise diabolique[9]. A partir de 1930, en effet, le Pape est témoin de l’expansion du communisme, en Russie, en Espagne[10] et au Mexique[11], et de sa politique de « la main tendue », en France notamment. Le communisme séduit parce qu’il prétend « supprimer les abus réels provoqués provoqués par l’économie libérale », profite de l’abandon religieux et moral où l’économie libérale a laissés les masses ouvrières, se répand grâce à une « propagande vraiment diabolique » et à la « conjuration du silence dans une grande partie de la presse mondiale non catholique »[12].
Dans cette encyclique[13], Pie XI va s’attarder au caractère athée du communisme et analyser le marxisme dans ses racines philosophiques : son matérialisme historique et dialectique. Il s’ensuit : la négation de la liberté et de la dignité de l’homme subordonné à la collectivité, la destruction du lien sacré du mariage et de la famille puisque l’éducation est confiée à la collectivité. Sur le plan social, la priorité est donnée au système économique : tous les citoyens sont astreints au travail collectif pour une production sans cesse croissante et la morale comme le droit sont des émanation du système économique. Quant à l’État s’il est actuellement le moyen principal de l’établissement de la nouvelle société, il finira par disparaître. Le jugement de Pie XI est sans appel : c’est un amoncellement d’ »erreurs et de sophismes », « un système scientifiquement dépassé depuis longtemps et réfuté par la pratique ».
Pie XI dénonce aussi son aspect « mystique », sa « fausse rédemption », « son pseudo-idéal de justice et d’égalité dans le travail » qui séduisent tant de déshérités à l’aide d’une propagande « diabolique ». Pour séduire les chrétiens, il les invite « à collaborer sur le terrain dit « humanitaire et charitable », faisant même parfois des propositions tout à fait conformes à l’esprit chrétien et à la doctrine de l’Église ». Or, « le communisme est, de par sa nature même, anti-religieux et considère la religion comme l’opium du peuple, parce que les principes religieux de la vie d’outre-tombe empêchent le prolétariat de tendre à l’obtention du paradis soviétique qui est de cette terre ». En fait, « le communisme est intrinsèquement pervers et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui (…) ». Pie XI évoque la pratique du terrorisme et de l’élimination « des anciens alliés et compagnons de lutte ». Le communisme est donc pervers dans sa doctrine comme dans sa praxis.
Dans de nombreux textes, Pie XII rappellera brièvement les condamnations prononcées par ses prédécesseurs et celles de Pie XI en particulier mais sans toujours nommer l’idéologie visée. En effet, l’objectif de Pie XII sera surtout d’indiquer les voies de reconstruction d’un ordre social pacifique et humain. d’autre part, certaines tares imputables au communisme le sont aussi au fascisme et au nazisme[14] ; enfin, certaines allusions indirectes s’expliquent par le fait des coalitions anti-fascistes qui se sont formées au cours de la guerre et qui ont mobilisé en maints endroits socialistes et communistes aux côtés des chrétiens[15].
Il n’empêche, Pie XII aura eu l’occasion de déclarer que « toujours guidée par des motifs religieux, l’Église a condamné les divers systèmes du socialisme marxiste et les condamne encore aujourd’hui, conformément à son devoir et à son droit permanent de mettre les hommes à l’abri de courants et d’influences qui mettent en péril leur salut éternel ». Il faut empêcher, ajoutera-t-il, « que l’ouvrier (…)soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.
Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même »[16] .
Il demandera aux travailleurs d’Italie « de ne pas se laisser illusionner par le mirage de théories spécieuses et folles, des visions de bien-être futur et par les séductions trompeuses et les incitations de faux maîtres de prospérité sociale qui appellent bien ce qui est mal et mal ce qui est bien, qui, se vantant d’être les amis du peuple, n’acceptent pas entre le capital et le travail, entre les patrons et les ouvriers, ces ententes mutuelles qui maintiennent et favorisent la concorde sociale pour le progrès et l’utilité commune. (…)
La révolution sociale se vante de hisser au pouvoir la classe ouvrière: parole vaine, pur mirage d’une impossible réalité ! Vous voyez bien, du reste, que le peuple ouvrier demeure lié, asservi, rivé à la force du capitalisme d’État, qui opprime et assujettit tout le monde, la famille aussi bien que les consciences, et transforme les ouvriers en une gigantesque machine de travail »[17].
Plus tard, Pie XII se demandera si certains ne voudront pas « maintenir l’économie de guerre suivant laquelle en certains pays les pouvoirs publics concentrent dans leurs mains tous les moyens de production et, armés du fouet d’une rigoureuse discipline, se chargent de pourvoir à tous et en tout ? Ou bien encore préférera-t-on se courber sous la dictature d’un groupe politique qui, en tant que classe prépondérante, disposera des moyens de production, donc aussi du pain et, en fin de compte, de la volonté de travail des individus ? »[18]
La même année, il fustigera « l’absolutisme d’État (qui) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle, même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques en dépassant les frontières du bien et du mal, on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement »[19].
Il recommandera aussi aux travailleurs de faire prévaloir « l’amour et la charité sur la haine de classe »[20].
Après la guerre, va se poser le problème de la poursuite des coalitions ou des collaborations entre chrétiens et communistes.
Inquiet des poussées communistes à Rome même, Pie XII va dénoncer « les messagers d’une conception du monde et de la société humaine fondée sur l’incrédulité et la violence » et mobiliser les chrétiens dans un langage musclé:
« Aux jours de lutte, votre place est au premier rang, au front de combat. Les timides et les embusqués sont bien près de devenir des déserteurs et des traîtres.
Déserteur serait quiconque voudrait prêter sa collaboration matérielle, ses services, ses ressources, son aide, son vote à des partis et à des pouvoirs qui nient Dieu, qui substituent la force au droit, la menace et la terreur à la liberté, qui font du mensonge, de l’opposition, du soulèvement des masses, autant d’armes de leur politique qui rendent impossible la paix intérieure et extérieure »[21].
Bientôt, le Saint-Office[22] reviendra sur le problème en répondant à 4 questions précises:
« 1. Est-il permis de s’inscrire comme membre à un parti communiste[23] ou de le favoriser en quelque manière ?
2. Est-il permis de publier, répandre ou de lire, revues, journaux ou feuilles volantes qui soutiennent la doctrine ou l’action des communistes, ou d’y écrire ?
3. Peut-on admettre aux Sacrements les fidèles qui, sciemment et librement, posent les actes envisagés dont parlent les numéros 1 et 2 ?
4. Les fidèles qui professent la doctrine matérialiste et antichrétienne des communistes et surtout ceux qui la défendent ou la propagent encourent-ils de plein droit, comme apostats de la foi catholique, l’excommunication spécialement réservée au Saint-Siège ? »
Aux trois premières questions, la réponse sera : non ; à la quatrième, la réponse sera affirmative. Décisions approuvées par le Pape.
Ainsi est tracée clairement « une ligne de séparation obligatoire a été tirée entre la foi catholique et le communisme athée, (…) pour élever une digue et sauver, non seulement la classe ouvrière, mais la collectivité entière, du marxisme, qui renie Dieu et le respect dû à son Nom.
Cette décision n’a rien à voir avec l’opposition entre pauvres et riches, entre capitalisme et prolétariat, entre possédant et dépourvu. Il s’agit seulement du salut, du culte de Dieu et de la foi chrétienne, pour préserver le libre épanouissement, et par conséquent, pour assurer le bonheur, la dignité, le droit et la liberté du travailleur. Celui qui a vécu l’histoire récente, et se refuse à comprendre cette vérité, est certainement aveugle »[24].
Régulièrement, Pie XII reviendra sur ces mises en garde, dénonçant athéisme[25], mensonge[26], destruction du droit naturel[27], laïcisme[28], violence[29] et, bien sûr, toute coexistence[30].
Sans préciser les idéologies, les lieux et les personnes, Jean XXIII, dès son élection, va dénoncer les persécutions et « la gravité de la situation athée et matérialiste à laquelle certains pays ont été et sont encore assujettis (…), l’esclavage des individus et des masses, l’esclavage de la pensée et celui de l’action »[31].
La tendance du nouveau pape sera, comme Pie XII, de mettre d’abord en évidence les principe suivant lesquels, on pourrait construire la paix à l’intérieur des nations et entre elles[32].
Il n’empêche, le Saint-Office, confirmera, en avril 1959, le décret de juillet 1949, en déclarant qu’il est illicite pour les catholiques « de donner leurs suffrages à ces partis ou à ces candidats qui, bien que ne professant pas de principes contraires à la doctrine ou même s’attribuant le nom de chrétiens, s’unissent cependant de fait aux communistes et les favorisent par leur action »[33].
Dans la première partie de l’encyclique Mater et Magistra[34] rappelle l’enseignement de Pie XI, notamment à propos du communisme et du socialisme modéré[35]. Puis, dans la quatrième partie, il évoquera, sans les nommer, les idéologies qui « ont été de nos jours élaborées et diffusées ; quelques-unes se sont déjà dissoutes, comme brume au soleil ; d’autres ont subi et subissent des retouches substantielles ; d’autres enfin ont perdu beaucoup et perdent chaque jour davantage leur attirance sur les esprits. La raison en est que ces idéologies ne considèrent de l’homme que certains aspects, et, souvent, les moins profonds. De plus, elles ne tiennent pas compte des inévitables imperfections de l’homme, comme la maladie et la souffrance, imperfections que les systèmes sociaux et économiques même les plus poussés ne réussissent pas à éliminer. Il y a enfin l’exigence spirituelle, profonde et insatiable, qui s’exprime partout et toujours, même quand elle est écrasée avec violence ou habilement étouffée.
L’erreur la plus radicale de l’époque moderne est bien celle de juger l’exigence religieuse de l’esprit humain comme une expression du sentiment ou de l’imagination, ou bien comme un produit de contingences historiques, qu’il faut éliminer comme un élément anachronique et un obstacle au progrès humain (…).
Quel que soit donc le progrès technique et économique, il n’y a donc dans le monde ni justice ni paix tant que les hommes ne retrouveront pas le sens de leur dignité de créatures et de fils de Dieu, première et dernière raison d’être de toute la création. L’homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres, car des rapports bien ordonnés entre les hommes supposent des rapports bien ordonnés de la conscience personnelle avec Dieu, source de vérité, de justice et d’amour.
Il est vrai que la persécution qui, depuis des dizaines d’années, sévit sur de nombreux pays, même d’antique civilisation chrétienne (…) met toujours mieux en évidence la digne supériorité des persécutés et la barbarie raffinée des persécuteurs ; ce qui ne donne peut-être pas encore des fruits visibles de repentir, mais induit beaucoup d’hommes à réfléchir.
Il n’en reste pas moins que l’aspect plus sinistrement typique de l’époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur jaillit et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant ses aspirations vers Dieu. Mais l’expérience de tous les jours continue à attester, au milieu des désillusions les plus amères, et souvent en langage de sang, ce qu’affirme le Livre inspiré : « Si ce n’est pas Dieu qui bâtit la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent » (Ps CXXVI, 1) »[36].
On le voit, comme Pie XI, comme Pie XII, Jean XXIII dénonce la racine du mal que véhiculent les « idéologies » parmi lesquelles évidemment le communisme, c’est l’athéisme.
qu’en est-il de la collaboration avec les « autres » ? Le Pape répond: « Les catholiques qui s’adonnent à des activités économiques et sociales se trouvent fréquemment en rapport avec des hommes qui n’ont pas la même conception de la vie. Que dans ces rapports Nos fils soient vigilants pour rester cohérents avec eux-mêmes, pour n’admettre aucun compromis en matière de religion et de morale ; mais qu’en même temps ils soient animés d’esprit de compréhension, désintéressés, disposés à collaborer loyalement en des matières qui, en soi, sont bonnes ou dont on peut tirer le bien »[37].
Pour Don Miano, cette prise de position , à la lumière des textes précédemment cités, exclut la collaboration avec les communistes, avec les socialistes, « dans la mesure où ceux-ci restent liés aux communistes et collaborent avec eux » mais non avec des partis sociaux démocrates.[38]
Dans Pacem in terris, Jean XXIII rappelle ce qu’il a dit de la collaboration avec d’ »autres » dans Mater et Magistra[39] puis ajoute, à la distinction classique qu’il faut faire entre l’erreur et les errants[40], une autre distinction entre les théories philosophiques et les mouvements historiques:
« ...on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. Une doctrine une fois fixée et formulée, ne change plus, tandis que des mouvements ayant pour objet les conditions concrètes et changeantes de la vie ne peuvent pas ne pas être largement influencées par cette évolution. Du reste, dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ?
Il peut arriver, par conséquent, que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir »[41].
On sait que ces textes ont été utilisés pour justifier le ralliement de nombreux catholiques aux partis communistes et socialistes. Or, quand on lit attentivement ces passages, il est clair qu’il ne s’agit que de collaboration dans le cadre sans cesse rappelé de la morale naturelle, des « sains principes de la raison », des « justes aspirations de la personne humaine » et, plus largement, de la doctrine sociale de l’Église dont l’exposé occupe la majeure place des deux encycliques.
Vu tout ce qui précède, le lecteur ne sera pas étonné de ne trouver nulle part, dans les textes du Concile Vatican II, de référence nominative au marxisme ou au communisme. L’essentiel est de présenter les richesses du message chrétien. Toutefois, dans l’analyse générale du phénomène de l’athéisme, on peut lire : « Parmi les formes de l’athéisme contemporain, on ne doit pas passer sous silence celle qui attend la libération de l’homme surtout de sa libération économique et sociale. A cette libération s’opposerait, par sa nature même, la religion, dans la mesure où, érigeant l’espérance de l’homme sur le mirage d’une vie future, elle le détournerait d’édifier la cité terrestre. C’est pourquoi les tenants d’une telle doctrine, là où ils deviennent les maîtres du pouvoir, attaquent la religion avec violence, utilisant pour la diffusion de l’athéisme, surtout en ce qui regarde l’éducation de la jeunesse, tous les moyens de pression, dont le pouvoir public dispose »[42].
Il est clair que la condamnation du communisme subsiste et subsistera. Paul VI demandera qu’on ne croie pas que la « sollicitude pastorale que l’Église aujourd’hui inscrit à la tête de son programme, qui absorbe son attention et réclame ses soins, signifie un changement d’attitude à l’égard des erreurs répandues dans notre société et déjà condamnées par l’Église, le marxisme athée par exemple ; chercher à appliquer des remèdes salutaires et urgents à une maladie contagieuse et mortelle ne signifie pas changer d’avis à son sujet, mais bien chercher à le combattre, non seulement en théorie mais en pratique. C’est, après le diagnostic, appliquer le remède, c’est-à-dire, après la condamnation doctrinale, appliquer la charité qui sauve »[43].
Comme Pie XII et Jean XXIII, comme le concile Vatican II, Paul VI s’attache à guérir plutôt qu’à dénoncer le mal qui reste néanmoins bien identifié.
Ainsi, dans Ecclesiam Suam[44] qui développe « les voies par lesquelles l’Église catholique doit exercer sa mission à l’heure présente » et en particulier l’art du « dialogue », Paul VI met en garde contre le naturalisme[45], le relativisme et surtout « les systèmes de pensée négateurs de Dieu et persécuteurs de l’Église, systèmes souvent identifiés à des régimes économiques, sociaux et politiques, et, parmi eux, tout spécialement le communisme athée »[46].
Plus précisément encore, Paul VI rappellera que « L’Église n’a pas adhéré et ne peut adhérer aux mouvements sociaux idéologiques et politiques qui, tirant leur origine et leur force du marxisme, en ont conservé les principes et les méthodes négatives, en raison de la conception incomplète, et donc fausse, que le marxisme radical se fait de l’homme, de l’histoire et du monde. L’athéisme qu’il professe et promet n’est pas en faveur de la conception scientifique du cosmos et de la civilisation, mais c’est un aveuglement qui finira par entraîner pour l’homme et la société les conséquences les plus graves. Le matérialisme qui en découle expose l’homme à des expériences et à des tentations extrêmement nocives ; il étouffe sa spiritualité authentique et son espérance transcendante. La lutte des classes, érigée en système, porte atteinte et fait obstacle à la paix sociale. Elle débouche fatalement sur la violence et l’oppression, puis elle tend à abolir la liberté. Elle conduit ensuite à l’instauration d’un système lourdement autoritaire et à tendance totalitaire »[47].
Vu le succès du marxisme à travers le monde, l’Église demandera que les candidats au sacerdoce reçoivent la plus large information sur le marxisme, ses fondateurs, son évolution, ses dérivés et ses prolongements, aussi bien sur le plan philosophique que social et politique[48].
Il est très important de bien savoir tout cela car la lettre apostolique Octogesima adveniens[49], écrite, comme son nom l’indique, à l’occasion du 80e anniversaire de Rerum novarum, fut souvent interprétée comme une sorte de changement de cap dans la pensée de l’Église alors qu’il s’agit surtout d’une invitation au discernement, comme celle de Pie XI en son temps, étant donné bien sûr qu’idéologies et mouvements historiques peuvent être distincts, étant donné aussi les différentes sortes de socialismes et de marxismes apparues après la guerre. Paul VI cite d’ailleurs le passage bien connu de Pacem in terris où Jean XXIII disait « dans la mesure où ces mouvements sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine, qui refuserait d’y reconnaître des éléments positifs et dignes d’approbation ? »[50]
Il faut lire très attentivement l’analyse de Paul VI, en n’oubliant pas qu’il a rappelé, au début de sa lettre, que les chrétiens sont invités à éclairer leur situation « à la lumière des paroles inaltérables de l’Évangile » et à « puiser des principes de réflexion, des normes de jugement et des directives d’action dans l’enseignement social de l’Église tel qu’il s’est élaboré au cours de l’histoire (…) »[51].
Voici, in extenso, les 3 paragraphes[52] consacrés au marxisme:
Des chrétiens se demandent « si une évolution historique du marxisme n’autoriserait pas certains rapprochements concrets. Ils constatent en effet un certain éclatement du marxisme qui, jusqu’ici, se présentait comme une idéologie unitaire, explicative de la totalité de l’homme et du monde dans son processus de développement, et donc athée. En dehors de l’affrontement idéologique qui sépare officiellement les divers tenants du marxisme-léninisme dans leur interprétation respective de la pensée des fondateurs, et des oppositions ouvertes entre les systèmes politiques qui se réclament aujourd’hui d’elle, certains établissent les distinctions entre divers niveaux d’expression du marxisme ». Paul VI va décrire 4 niveaux d’expression du marxisme, quatre manières de le concevoir, chacune privilégiant un aspect de l’idéologie appliquée:
« Pour les uns, le marxisme demeure essentiellement une pratique active de la lutte des classes. Expérimentant la vigueur toujours présente et sans cesse renaissante des rapports de domination et d’exploitation entre les hommes, ils réduisent le marxisme à n’être que lutte, parfois sans autre projet, lutte qu’il faut poursuivre et même susciter de façon permanente. Pour d’autres, il sera d’abord l’exercice collectif d’un pouvoir politique et économique sous la direction d’un parti unique, qui se veut être - et lui seul - expression et garant du bien de tous, enlevant aux individus et aux autres groupes toute possibilité d’initiative et de choix. A un troisième niveau, le marxisme - qu’il soit au pouvoir ou non - se réfère à une idéologie socialiste à base de matérialisme historique et de négation de tout transcendant. Ailleurs enfin, il se présente sous une forme plus atténuée, plus séduisante aussi pour l’esprit moderne : comme une activité scientifique, comme une méthode rigoureuse d’examen de la réalité sociale et politique, comme le lien rationnel et expérimenté par l’histoire entre la connaissance théorique et la pratique de la transformation révolutionnaire. Bien que ce type d’analyse privilégie certains aspects de la réalité au détriment des autres et les interprète en fonction de l’idéologie, il fournit pourtant à certains, avec un instrument de travail, une certitude préalable à l’action, avec la prétention de déchiffrer, sous un mode scientifique, les ressorts de l’évolution de la société ».
Ces tendances une fois décrites, Paul VI fait une mise en garde importante:
« Si, à travers le marxisme, tel qu’il est concrètement vécu, on peut distinguer ces divers aspects et les questions qu’ils posent aux chrétiens pour la réflexion et pour l’action, il serait illusoire et dangereux d’en arriver à oublier le lien intime qui les unit radicalement, d’accepter les éléments de l’analyse marxiste sans reconnaître leurs rapports avec l’idéologie, d’entrer dans la pratique de la lutte des classes et de son interprétation marxiste en négligeant de percevoir le type de société totalitaire et violente à laquelle conduit ce processus ». Et Paul VI répétera ce qu’il disait en commençant : que le chrétien puise « aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer (…) »[53]. Et comme pour conclure et résumer tout son enseignement sur la tentation révolutionnaire, Paul VI déclarait encore : « Aussi féconde, indispensable et inépuisable que soit et doive être l’impulsion que le christianisme donne à la promotion humaine, celui-ci ne peut pas être intentionnellement utilisé au service d’une conception de la vie - aujourd’hui, par exemple : on parle de « christianisme pour le socialisme » - qui serait idéologiquement et pratiquement en contradiction avec le christianisme »[54].
Dans ses trois grandes encycliques sociales, Jean-Paul II va reprendre et compléter l’enseignement de ses prédécesseurs.
Dans Laborem exercens[55], évoquant le conflit historique entre le capital et le travail, Jean-Paul II décrit, sans porter de jugement, le « programme marxiste »[56], avant de mettre en question le matérialisme dialectique[57] et de souligner les méfaits du collectivisme et du centralisme bureaucratique[58]. Jean-Paul II ne revient pas ici sur l’athéisme qui a focalisé, depuis Divini Redemptoris, la critique du Magistère. Il privilégie l’analyse anthropologique et sociologique.
Dans Sollicitudo rei socialis, il adopte le même point de vue. Après avoir constaté l’opposition politique, idéologique et militaire des deux « blocs », libéral et marxiste, le Pape les déclare imparfaits et incapables, sans corrections radicales, d’assurer le développement des peuples.
Le 100e anniversaire de Rerum novarum, deux ans après la chute hautement symbolique du Mur de Berlin, sera l’occasion d’une analyse approfondie des erreurs du marxisme.
Dans Centesimus annus[59], Jean-Paul II salue tout d’abord la lucidité surprenante de Léon XIII qui, en 1891, « prévoyait les conséquences négatives - sous tous les aspects: politique, social et économique - d’une organisation de la société telle que la proposait le « socialisme », qui en était alors au stade d’une philosophie sociale et d’un mouvement plus ou moins structuré ». Or, à ce moment-là, « le socialisme ne se présentait pas encore, comme cela se produisit ensuite, sous la forme d’un État fort et puissant, avec toutes les ressources à sa disposition ». Léon XIII a bien mesuré « le danger que représentait pour les masses la présentation séduisante d’une solution aussi simple que radicale de la « question ouvrière » d’alors ». Il a vu clairement « ce qu’il y a de mauvais dans une solution qui, sous l’apparence d’un renversement des situations des pauvres et des riches, portait en réalité préjudice à ceux-là mêmes qu’on se promettait d’aider ». Le remède proposé, « pire que le mal » était la suppression de la propriété privée, mesure injuste, disait Léon XIII, qui « dénature les fonctions de l’État et bouleverse de fond en comble l’édifice social »[60].
Partant de là, Jean-Paul II va montrer que « l’erreur fondamentale du « socialisme » est de caractère anthropologique », comme il l’a déjà évoqué brièvement dans ses encycliques précédentes.
En effet, le « socialisme » « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine ».
Allant plus profond encore, Jean-Paul II pose la question de savoir « d’où naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la personnalité de la société » ?
Sa réponse rejoint la critique de Pie XI : la cause première de cette erreur est l’athéisme : « C’est par sa réponse à l’appel de Dieu contenu dans l’être des choses que l’homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui. La négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne.
L’athéisme dont on parle est, du reste, étroitement lié au rationalisme de la philosophie des lumières, qui conçoit la réalité humaine et sociale d’une manière mécaniste. On nie ainsi l’intuition ultime d’une vraie grandeur de l’homme, sa transcendance par rapport au monde des choses, la contradiction qu’il ressent dans son coeur entre le désir d’une plénitude de bien et son impuissance à l’obtenir et, surtout, le besoin de salut qui en dérive »[61].
Cet athéisme fondamental explique le rôle prépondérant de la lutte des classes, la dictature et la fausse conception que le marxisme se fait de l’aliénation.
Tout d’abord, « ce qui est condamné dans la lutte des classes, c’est plutôt l’idée d’un conflit dans lequel n’interviennent pas de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se refuse à respecter la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de conséquence, en soi-même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui »[62].
d’autre part, en ignorant ou voulant ignorer que l’homme « porte en lui la blessure du péché originel », la politique prétend rendre l’homme bon et désintéressé. Mais, « là où l’intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de l’initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence et le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit bâtir le paradis en ce monde »[63]. Ce fut la tentation du marxisme-léninisme qui « considère que quelques hommes, en vertu d’une connaissance plus approfondie des lois du développement de la société, ou à cause de leur appartenance particulière de classe et de leur proximité des sources les plus vives de la conscience collective, sont exempts d’erreur et peuvent donc s’arroger l’exercice d’un pouvoir absolu »[64].
Enfin, les marxistes ont cru que l’aliénation dépendait « uniquement de la sphère des rapports de production et de propriété » c’est-à-dire qu’elle n’avait qu’un « fondement matérialiste » et donc qu’elle ne pouvait « être éliminée que dans une société de type collectiviste ». Or, nous y reviendrons, l’aliénation découle du refus « de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qui est Dieu ». L’aliénation vient d’une »inversion entre les moyens et les fins ». Quand l’homme « ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, (il) se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé »[65].
L’athéisme explique le totalitarisme qui « naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe (…) »[66].
Mais l’athéisme explique aussi la chute du communisme. Certes, le système s’est enlisé dans l’inefficacité économique qui est « une conséquence de la violation des droits humains » et notamment des droits du travail, droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique ». Mais, par-dessus tout, l’athéisme organisé a créé un « vide spirituel (…) qui a laissé les jeunes générations démunies d’orientations et les a amenées bien souvent, dans la recherche irrésistible de leur identité et du sens de la vie, à redécouvrir les racines religieuses de la culture de leurs nations et la personne même du Christ, comme réponse existentiellement adaptée à la soif de vérité et de vie qui est au cœur de tout homme »[67].
Vu la « chute du marxisme », était-il encore nécessaire de le mettre à l’examen ?
Oui, estime Jean-Paul II, « parce que les anciennes formes de totalitarisme et d’autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties et qu’il existe même un risque qu’elles reprennent vigueur (…) »[68]. Il y a encore, en effet, en Asie, quelques pays sous régime communiste et des tendances néo-marxistes subsistent dans les pays où le communisme s’est effondré. Par ailleurs, l’Église reste confrontée, dans le Tiers Monde et en Amérique latine, en particulier, à des théologies qui tentent d’intégrer une analyse marxiste des réalités ou qui s’appuient sur une lecture marxiste de la Parole de Dieu[69].
Ce long parcours à travers les écrits officiels de l’Église n’était pas inutile non plus parce qu’il nous montre combien est injuste la critique d’Armando Valladares, ancien prisonnier politique cubain, catholique, ancien ambassadeur des USA auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU à Genève.
Armando Valladares dénonce[70] « l’appui public donné à Castro en 1971 par le cardinal Silva Henriquez et les « chrétiens pour le socialisme » au Chili, alors que le dictateur cubain parcourait ce pays sous le régime du socialiste Salvador Allende ; les déclarations faites à Cuba, en 1974, par Mgr Agostino Casaroli, artisan de « l’ostpolitik » du Vatican, alors Secrétaire du Conseil des affaires publiques du Saint-Siège et ensuite Secrétaire d’État, déclarations selon lesquelles : « les catholiques qui vivent sur l’île sont heureux dans le système socialiste », et que « en général, le peuple cubain n’a pas la moindre difficulté avec le gouvernement socialiste », niant ainsi les évidences historiques ; les déclarations faites à Cuba en 1989 par le cardinal Roger Etchegaray - alors président de la Commission pontificale Justice et Paix et aujourd’hui président du Comité central du Jubilé de l’an 2000 - selon lesquelles « l’Église du silence » n’existait plus dans l’Ile-prison ; également en 1989, la lettre du cardinal Paulo Evaristo Arns, de Sao Paulo (Brésil) qui s’adressait à son « très cher Fidel » et dans laquelle il affirmait que les conquêtes de la révolution » ne représentaient rien moins que « les signes du Royaume de Dieu » ; enfin les déclarations, si souvent répétées au long des dernières décennies, du cardinal Ortega y Alamino, archevêque de La Havane, en faveur d’un dialogue et d’une collaboration avec le régime communiste ». L’auteur épingle aussi, sur un plan plus général « le refus du Concile Vatican II de condamner le communisme malgré la demande solennelle signée par 456 Pères conciliaires de 86 pays ».
Ce fait a troublé beaucoup de chrétiens. Mais, comme nous l’avons vu, les condamnations prononcées, l’Église a privilégié une action plus positive qui rendrait caducs les faux remèdes des idéologies ou qui ouvrirait, dans la patience et la miséricorde, les yeux des hommes sur leurs égarements .
Déjà Pie XII invitait les chrétiens « à ne pas se contenter d’un anti-communisme basé sur le slogan et sur la défense d’une liberté vide de contenu » mais plutôt à se consacrer « à édifier une société dans laquelle la sécurité de l’homme repose sur cet ordre moral (…) qui reflète la vraie nature humaine »[71].
C’est dans cet esprit que le Pape Jean XIII, dans son discours d’ouverture du Concile Vatican II[72] invitait à exposer la vraie doctrine plutôt que de revenir sur les erreurs maintes fois dénoncées et de donner ainsi « une réponse constructive au communisme »[73].
A plusieurs reprises, Paul VI s’expliquera à ce sujet : « Le Saint-Siège, dira-t-il, s’abstient d’élever souvent et véhémentement de légitimes protestations et des plaintes, non parce qu’il ignore ou oublie la réalité des choses, mais dans un esprit de patience chrétienne, et pour ne pas provoquer des max plus graves »[74]
Et durant le Concile, il répétera : « Ce Concile devra être certes ferme et net en ce qui concerne la fidélité à la doctrine. Mais envers ceux qui, par suite d’aveugles préjugés antireligieux ou d’injustifiables partis-pris contre l’Église, lui infligent encore tant de souffrances, ce Concile, au lieu de porter des condamnations contre quiconque, n’aura que des sentiments de bonté et de paix »[75]
La Constitution Gaudium et spes est le fruit de cette pédagogie. Et l’on sait quel rôle déterminant a joué le futur Jean-Paul II dans la définition du style et de l’esprit de ce document. Le cardinal Wojtyla, en effet, fut très critique vis-à-vis du « schéma 13 » qui préparait la constitution sur « l’Église dans le monde de ce temps ». Le 21 octobre 1964, il déclara, au nom de tout l’épiscopat polonais : « Dans le schéma 13, nous devrions parler de telle sorte que le monde voie que, pour nous, il ne s’agit pas tant d’enseigner au monde d’une manière autoritaire que de chercher la juste et vraie solution des problèmes difficiles de la vie humaine et du monde lui-même. Ce n’est pas le fait que la vérité nous soit déjà connue qui est en question ; mais il s’agit plutôt de la manière selon laquelle le monde la trouvera par lui-même et la fera sienne »[76].
Notons que Gaudium et spes, sans trahir en rien les principes développés par l’enseignement social de l’Église depuis Léon XIII, s’abstint de citer non seulement le marxisme ou le communisme mais aussi le libéralisme.
[1]
Au XIXe siècle, ce n’est pas Rome qui, la première, attirera l’attention des chrétiens sur un certain nombre de problèmes engendrés par le libéralisme triomphant. Ce sont des laïcs, des clercs, des évêques qui, au contact des réalités, vont réagir. Roger Aubert a brossé l’histoire de ces chrétiens qui, à partir des années 1820, vont « s’émouvoir de la misère du prolétariat industriel et chercher à y porter remède »[2]. Progressivement, des travaux importants seront publiés, par d’éminents esprits, le Père Matteo Liberatore[3], Giuseppe Tonolio[4], Mgr Domenico Jacobini[5], en Italie, Albert de Mun[6] et René de La Tour du Pin[7], en France, Charles Périn[8], en Belgique, Mgr Ketteler[9], Karl von Vogelsang[10], le Père Heinrich Denifle[11], Gustav von Blome[12], en Allemagne, Franz von Kuefstein[13] en Autriche, Mgr Mermillod[14], en Suisse, etc., vont réfléchir prioritairement à une modification de l’organisation économique et sociale qui prévalait alors dans la plupart des pays européens, alors que d’autres catholiques qu’on appelait « libéraux » et qui développaient aussi des idées sur la société, comptaient surtout sur la charité privée pour répondre aux misères du temps[15]. Ce sont les recherches des premiers qui vont préparer et nourrir les réflexions de Léon XIII sur le libéralisme économique.
En effet, jusque là, l’Église s’est attaquée surtout au libéralisme philosophique[16] et, dans une moindre mesure, au libéralisme politique[17].
Dans Rerum novarum (1891), Léon XIII va condamner le principe de non-intervention de l’État et l’individualisme anti-associationniste.
Il défendra donc le droit d’intervention de l’État[18], non pas simplement pour remédier aux insuffisances de la société économique mais pour veiller, en tant que gardien du bien commun, au progrès de l’industrie, du commerce, de l’agriculture. L’intervention de l’État « se fera dans toute la rigueur de son droit et sans avoir à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun »[19].
De plus, Léon XIII, sans employer le mot, suggère l’idée d’une solidarité entre tous les membres de la communauté politique, solidarité, précise Jean-Yves Calvez, « qui recouvre à l’évidence les relations économiques »[20] : « la raison d’être de toute société, explique le Pape, est une et commune à tous ses membres grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont, de par le droit naturel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. A parler exactement, en toutes les cités, ils sont le plus grand nombre. Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun ce qui lui est dû. »[21] Dès lors, le devoir le plus grave des gouvernants « consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive »[22]. Même si l’on considère que le bien moral est le premier de tous les biens, chacun sait aussi que « dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs « dont l’usage est requis à l’exercice de la vertu »[23]. Or, tous ces biens, c’et le travail de l’ouvrier, travail des champs ou de l’usine, qui en est surtout la source féconde et nécessaire. Bien plus, dans cet ordre de choses, le travail a une telle fécondité et une telle efficacité, que l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que, seul, il donne aux nations la prospérité. L’équité demande donc que l’État se préoccupe des travailleurs. Il doit faire en sorte qu’ils reçoivent une part convenable des biens qu’ils procurent à la société, comme l’habitation et le vêtement, et qu’ils puissent vivre au prix de moins de peines et de privations. Ainsi, l’État doit favoriser tout ce qui, de près ou de loin, paraît de nature à améliorer leur sort. Cette sollicitude, bien loin de préjudicier à personne, tournera au contraire au profit de tous, car il importe souverainement à la nation que des hommes qui sont pour elle le principe de biens aussi indispensables ne se trouvent point de tous côtés aux prises avec la misère »[24]. Comme nous le verrons dans sa critique du socialisme, l’intention du Souverain pontife n’est pas de prôner l’absorption de l’individu et de la famille par l’État mais de rappeler aux gouvernants qu’il leur appartient de prendre soin « de la communauté de ses parties »[25] et donc, si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique »[26]. Qui plus est, l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l’État. L’État doit donc entourer de soin et d’une sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la classe pauvre en général »[27].
Très concrètement, Léon XIII énumère ensuite un certain nombre de domaines où l’autorité publique doit ou peut intervenir car « il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes[28] qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[29]. Et de citer parmi les « intérêts nombreux qui réclament la protection de l’État » : la nécessité du repos proportionné à la nature du travail et à la santé de l’ouvrier, selon les circonstances ; la nécessité d’adapter le travail à la nature et à la mission de la femme, de veiller « strictement » à ce que l’enfant n’entre à l’usine « qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales ». A propos des conventions par lesquelles patrons et ouvriers fixent le salaire, il ne faut pas oublier qu’ »au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête ». L’ouvrier doit percevoir « un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille » et pouvoir « par de prudentes épargnes, (…) se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé, « vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux », il serait préférable « d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État »[30]
Dans son commentaire, J.-Y. Calvez souligne le fait que le pape « suppose bien entendu l’inestimable valeur de liberté dans ce domaine ; cependant, c’est non moins clair pour lui, ajoute-t-il, elle ne peut pas être illimitée, l’économique est en effet encadré dans des solidarités supérieures (on peut dire aussi : des libertés supérieures - suggérant que le libéralisme économique ne peut être pensé qu’au sein d’un libéralisme politique, qui limite nécessairement les libertés économiques) ».[31]
Par ailleurs, Léon XIII, on l’a entendu au passage, se prononce pour l’association. Il rappelle les bienfaits apportés par les anciennes corporations mais précise aussitôt qu’ »aujourd’hui, les générations sont plus cultivées, les mœurs plus policées, les exigences de la vie quotidienne plus nombreuses. Il n’est donc pas douteux, conclut le Saint Père, qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles. Aussi, écrit-il, Nous voyons avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action »[32].
Un fois encore, le Pape se réfère à un principe général : « Les sociétés privées, explique-t-il, n’ont d’existence qu’au sein de la société civile[33], dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés, publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme »[34]. « Il faut éviter, rappelle-t-il, d’empiéter sur les droits des citoyens » et le droit d’association est fondamental dans la résolution de la question sociale[35].
En affirmant cela, souligne J.-Y. Calvez, « Léon XIII rompait (…) avec un second aspect du libéralisme de son époque, caractéristiquement individualiste autant qu’il était hostile à l’intervention de l’État. Tout ceci ne faisait évidemment pas de ce pape un antilibéral ou un collectiviste. Mais ses positions ont induit une pensée constamment réservée à l’endroit des thèses radicales du libéralisme économique… »[36].
En somme, Léon XIII prête surtout attention au problème social engendré par les excès libéraux alors qu’en 1931, Pie XI , dans l’encyclique Quadragesimo anno, va, lui, s’intéresser davantage à l’économique, et centrer sa réflexion sur la concurrence.
Cette différence d’accent s’explique par les changements intervenus depuis 1891. Aussi n’est-il pas inutile de commencer par rappeler le diagnostic porté par Pie XI sur la société de son temps.
« Ce qui, à notre époque, frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique, discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.
Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience.
A son tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puissance politique au service des intérêts économiques de leurs ressortissants, soit qu’ils se prévalent de leurs forces et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends politiques »[37].
Cette description met en évidence des maux que nous connaissons encore et qui montrent que le libéralisme finir par nuire à la liberté: dictature du capitalisme financier, dictature du plus fort et du moins scrupuleux, corruption du pouvoir politique. Tout cela est le fruit de l’individualisme dénoncé par l’Église, depuis le XVIIIe siècle, bien consciente qu’une volonté sans limites n’est plus que volonté de puissance, qu’une liberté sans balises et sans boussole est vouée à sa propre perte. On le vérifie aussi dans l’ordre économique : « la libre concurrence, précise le Saint Père, s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle. A tout cela viennent s’ajouter les graves dommages qui résultent d’une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ; telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême importance, la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt. Dans l’ordre des relations internationales, de la même source sortent deux courants divers : c’est, d’une part, le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent, pour lequel là où est l’avantage, là est la patrie »[38].
Face à ces désordres graves, Pie XI propose trois remèdes : une « organisation de coopération professionnelle et interprofessionnelle »[39] ; l’établissement dans toute la vie économique et sociale de règles de justice sociale car les rapports entre le capital et le travail « doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative avec l’aide de la charité chrétienne » ; enfin, bien sûr, la restauration de l’ordre politique car « il faut que la libre concurrence, contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement soumises à l’autorité publique »[40].
Tout d’abord, il faut lutter contre l’« état violent, partant instable et chancelant » dans lequel la société est plongée : « A ce grave désordre qui mène la société à la ruine, (…) il est urgent de porter un prompt remède. Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même profession, quelle qu’elle soit, à créer des groupements corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.
(…) Le corps social ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent. Or ce principe d’union se trouve - et pour chaque profession, dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent - et pour l’ensemble des professions, dans le bien commun auquel elles doivent toutes, et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera d’autant plus forte et plus efficace que les individus et les professions elles-mêmes s’appliqueront plus fidèlement à exercer leur spécialité et à y exceller »[41].
On sait que ce projet d’organisation a été mal compris et généralement très critiqué. Nous y reviendrons car il est rare, voire exceptionnel, qu’un Souverain Pontife fasse des propositions aussi concrètes sur le plan temporel. Mais notons le souci très caractéristique de l’unité, de l’harmonie sociale, l’importance, en dehors de l’action propre de l’État, de structures de solidarité qui compenseraient, amortiraient, corrigeraient les mauvais effets des dérégulations engendrées par la concurrence.
Plus classiquement, Pie XI, dans le contexte nouveau, va en appeler, comme son prédécesseur, au politique et à ce que Léon XIII appelait « la loi de justice naturelle » : « De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé, depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d’un frein énergique et d’une sage direction, qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre »[42].
A la recherche d’un « principe directeur » de la vie économique, il faudra, les textes nous y invitent définir cette « justice » à laquelle ils se réfèrent constamment sans la redéfinir précisément.
Pie XII va, à travers de nombreux messages destinés, la plupart du temps, à des catégories bien précises de travailleurs, reprendre, en gros les idées de ses prédécesseurs. Mais son souci sera moins de critiquer les idéologies[43] que de rappeler sans cesse les principes nécessaires à une bonne organisation économique et sociale.
Comme ses prédécesseurs mais plus nettement qu’eux, Pie XII fait bien la distinction entre libéralisme et capitalisme ; il ne condamne pas celui-ci mais ses abus. A propos du travail agricole, il écrit : « Tout bon esprit doit reconnaître que le régime économique du capitalisme industriel a contribué à rendre possible, voire à stimuler, le progrès du rendement agricole ; qu’il a permis, en maintes régions du monde, d’élever à un niveau supérieur la vie physique et spirituelle de la population des campagnes. Ce n’est donc pas au régime lui-même qu’il faut s’en prendre, mais au danger qu’il ferait courir si son influence venait à altérer le caractère spécifique de la vie rurale, en l’assimilant à la vie des centres urbains et industriels, en faisant de la « campagne » telle qu’on l’entend ici, une simple extension ou annexe de la « ville ».[44] »
Pie XII défendra aussi avec force et non sans amertume, l’organisation professionnelle de Pie XI : « Rien ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. Ce point de l’Encyclique[45] fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes[46], les autres un retour au moyen- âge[47]. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques. Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble presque nous fournir malheureusement un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper, faute de les saisir à temps »[48].
Si Pie XII n’apporte rien de neuf à la critique du libéralisme, nous verrons plus loin, qu’il affermit, de manière décisive, les fondements de ce qu’il appelait volontiers « l’économie sociale ».
Dans l’après-guerre, incontestablement, la vie économique et sociale s’est améliorée et bien des maux dénoncés jadis ont été corrigés ou éliminés[49]. Toutefois, la pensée sociale chrétienne va se trouver confrontée à un nouveau problème, celui du déséquilibre non plus entre des classes (patrons-ouvriers) mais entre différents secteurs de l’activité économique et entre les régions d’un pays, voire du monde. La pensée de l’Église reste donc attachée non seulement à l’unité sociale mais aussi à l’unité de tout le genre humain. La pauvreté n’est tolérable nulle part, ni à l’intérieur d’un État ni dans quelque partie du monde que ce soit.
Pour Jean XXIII, « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques dans un nombre croissant de pays met mieux en relief le déséquilibre économique et social entre le secteur agricole d’une part et le secteur de l’industrie et des services d’autre part, entre les régions d’économie développée et les régions d’économie moins développée à l’intérieur de chaque pays ; et, sur le plan mondial, le déséquilibre économique et social encore plus flagrant entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique »[50].
Et parmi tous ces déséquilibres, « le problème le plus important de notre époque est peut-être celui des relations entre communautés politiques économiquement développées et pays en voie de développement économique. Les premières jouissent d’un niveau de vie élevé, les autres souffrent de privations souvent graves. La solidarité qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui surabondent en moyens de subsistance, le devoir de n’être pas indifférentes à l’égard des pays dont les membres se débattent dans les difficultés de l’indigence, de la misère, de la faim, ne jouissent même pas des droits élémentaires reconnus à la personne humaine. d’autant plus, vu l’interdépendance de plus en plus étroite entre peuples, qu’une paix durable et féconde n’est pas possible entre eux, si sévit un trop grand écart entre leurs conditions économiques et sociales »[51].
Dans le fond, la question sociale étudiée par Léon XIII est transposée à l’échelle du monde par l’effet de « l’échange commercial libéral international »[52]. Jean XIII a le mérite d’attirer l’attention, le premier peut-être, sur ce nouveau désordre préjudiciable à la paix entre les nations de la même manière que les dérégulations internes créaient un « état violent » à l’intérieur de chaque nation[53].
Au niveau des remèdes, le Pape réclame des « secours d’urgence » et l’organisation d’une « coopération scientifique, technique et financière »[54].
Quelques années plus tard, en 1967, Paul VI, dans Populorum progressio[55], va plus loin et fait remarquer que « les efforts, même considérables, qui sont faits pour aider au plan financier et technique les pays en voie de développement seraient illusoires, si leurs résultats étaient partiellement annulés par le jeu des relations commerciales entre pays riches et pays pauvres. La confiance de ces derniers serait ébranlée s’ils avaient l’impression qu’une main leur enlève ce que l’autre leur apporte ». Comment les relations commerciales peuvent-elles nuire aux pays pauvres ? Paul VI nous l’explique très concrètement dans une description devenue célèbre: « Les nations hautement industrialisées exportent en effet surtout des produits fabriqués, tandis que les économies peu développées n’ont à vendre que des produits agricoles et des matières premières. Grâce au progrès technique, les premiers augmentent rapidement de valeur et trouvent un marché suffisant. Au contraire, les produits primaires en provenance des pays sous-développés subissent d’amples et brusques variations de prix, bien loin de cette plus-value progressive. Il en résulte pour les nations peu industrialisées de grandes difficultés, quand elles doivent compter sur leurs exportations pour équilibrer leur économie et réaliser leur plan de développement. Les peuples pauvres restent toujours pauvres, et les riches deviennent toujours plus riches ». A la lumière de cette situation, il est clair « que la règle de libre-échange ne peut plus - à elle seule - régir les relations internationales. Ses avantages sont certes évidents quand les partenaires ne se trouvent pas en conditions trop inégales de puissance économique : elle est un stimulant au progrès et récompense l’effort. C’est pourquoi les pays industriellement développés y voient une loi de justice. Il n’en est plus de même quand les conditions deviennent trop inégales de pays à pays : les prix qui se forment « librement » sur le marché peuvent entraîner des résultats iniques. Il faut le reconnaître: c’est le principe fondamental du libéralisme comme règle des échanges commerciaux qui est ici mis en question ». Et, devant les distorsions croissantes que le libéralisme entraîne, Paul VI rappelle le principe qui guidait Léon XIII confronté à la « question ouvrière » : « le consentement des parties, si elles sont en situation trop inégale, ne suffit pas à garantir la justice du contrat, et la règle du libre consentement demeure subordonnée aux exigences du droit naturel. Ce qui était vrai du juste salaire individuel, l’est aussi des contrats internationaux : une économie d’échange ne peut plus reposer sur la seule loi de libre concurrence, qui engendre trop souvent elle aussi une dictature économique. La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale.
Au reste, les pays développés l’ont eux-mêmes compris, qui s’efforcent de rétablir par des mesures appropriées, à l’intérieur de leur propre économie, un équilibre que la concurrence laissée à elle-même tend à compromettre. C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture aux prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables ».
Très concrètement, que faire pour pallier les déséquilibres internationaux ? « Sans abolir le marché de concurrence, il faut le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral, et donc humain. Dans le commerce entre économies développées et sous-développées, les situations sont trop disparates et les libertés réelles trop inégales. La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances. Cette dernière est un but à long terme. Mais, pour y parvenir, il faut dès maintenant créer une réelle égalité dans les discussions et négociations. Ici encore des conventions internationales à rayon suffisamment vaste seraient utiles: elles poseraient des normes générales en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes »[56].
Une fois encore, on l’a entendu, l’intention de l’Église n’est pas de condamner aveuglément le principe du marché mais de refuser, au nom de la solidarité[57] et du respect de tous, que le dynamisme économique fasse fi de toute règle au nom de la seule efficacité matérielle. De même, à propos de l’industrialisation du XIXe siècle, Paul VI rappelle qu’elle fut un bien mais qu’ »un système s’est malheureusement édifié sur ces conditions nouvelles de la société, qui considérait le profit comme motif essentiel du progrès économique, la concurrence comme loi suprême de l’économie, la propriété privée des biens de production comme un droit absolu, sans limites ni obligations sociales correspondantes. Ce libéralisme sans frein conduisait à la dictature à bon droit dénoncée par Pie XI comme génératrice de « l’impérialisme international de l’argent ». On ne saurait trop réprouver de tels abus, en rappelant encore une fois solennellement que l’économie est au service de l’homme. Mais s’il est vrai qu’un certain capitalisme a été la source de trop de souffrances, d’injustices et de luttes fratricides aux effets encore durables, c’est à tort qu’on attribuerait à l’industrialisation elle-même des maux qui sont dus au néfaste système qui l’accompagnait. Il faut au contraire en toute justice reconnaître l’apport irremplaçable du travail et du progrès industriel à l’œuvre du développement »[58]
Paul VI dénonce donc un « libéralisme sans frein » et « un certain capitalisme ». Les nuances sont importantes. Nous les retrouverons développées et justifiées, quelques années plus tard, dans Octogesima adveniens[59].
Paul VI revient sur les dangers d’une concurrence effrénée mais en mettant cette fois en exergue trois maux qui n’avaient pas été relevés précédemment : l’aliénation de l’homme, le gaspillage et la destruction de la nature : « Une compétition sans mesure, utilisant les moyens modernes de la publicité, lance sans cesse de nouveaux produits et essaie de séduire le consommateur, tandis que les anciennes installations industrielles, encore en état de marche, deviennent inutiles. Alors que de très larges couches de population ne peuvent encore satisfaire leurs besoins primaires, on s’ingénie à créer des besoins de superflu. On peut alors se demander, à bon droit, si malgré toutes ses conquêtes, l’homme ne retourne pas contre lui-même les fruits de son activité. Après avoir assuré une emprise nécessaire sur la nature, ne devient-il pas maintenant esclave des objets qu’il fabrique ?[60] » Cette activité de l’homme a une autre conséquence « aussi dramatique qu’inattendue (…) : par une exploitation inconsidérée de la nature, il risque de la détruire et d’être à son tour victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable »[61].
Le Pape rejette donc « l’idéologie libérale, qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles et non pas comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale »[62].
Ceci dit, le Saint Père est bien conscient que certaines valeurs véhiculées par le libéralisme peuvent séduire le chrétien invité à la prudence:
« On assiste, écrit-il, à un renouveau de l’idéologie libérale. Ce courant s’affirme, soit au nom de l’efficacité économique, soit pour défendre l’individu contre les emprises de plus en plus envahissantes des organisations, soit contre les tendances totalitaires des pouvoirs politiques. Et certes l’initiative personnelle est à maintenir et à développer. Mais les chrétiens qui s’engagent dans cette voie n’ont-ils pas tendance à idéaliser, à leur tour, le libéralisme qui devient alors une proclamation en faveur de la liberté ? Ils voudraient un modèle nouveau, plus adapté aux conditions actuelles, en oubliant facilement que, dans sa racine même, le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu, dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert, également, de leur part, un discernement attentif »[63].
Jean-Paul II va aussi souligner ce que d’aucuns appelleraient « les aspects positifs du libéralisme » mais qu’il conviendrait mieux de considérer comme des valeurs humaines que l’Église défend et promeut, depuis toujours, en fonction même du message chrétien.
Ainsi en est-il de l’esprit d’initiative économique nécessaire au développement des peuples : « Le développement requiert surtout un esprit d’initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes. Chacun doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l’espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d’initiatives répondant à ses propres problèmes de société »[64]. Et dans Centesimus annus, il réaffirmera les droits « à l’initiative, à la propriété et à la liberté dans le domaine économique »[65]. Droits qui sont souvent brimés, comme nous l’avons vu, sous le régime communiste : « Il faut remarquer que, dans le monde d’aujourd’hui, parmi d’autres droits, le droit à l’initiative économique est souvent étouffé. Il s’agit pourtant d’un droit important, non seulement pour les individus mais aussi pour le bien commun. L’expérience nous montre que la négation de ce droit ou sa limitation au nom d’une prétendue « égalité » de tous dans la société réduit, quand elle ne le détruit pas en fait, l’esprit d’initiative, c’est-à-dire la personnalité créative du citoyen. Ce qu’il en ressort, ce n’est pas une véritable égalité mais un « nivellement par le bas ». A la place de l’initiative créatrice prévalent la passivité, la dépendance et la soumission à l’appareil bureaucratique, lequel, comme unique instance d’ »organisation » et de « décision » - sinon même de « possession » - de la totalité des biens et des moyens de production, met tout le monde dans une position de sujétion quasi absolue, semblable à la dépendance traditionnelle de l’ouvrier-prolétaire par rapport au capitalisme. Cela engendre un sentiment de frustration ou de désespoir, et cela prédispose à se désintéresser de la vie nationale, poussant beaucoup de personnes à l’émigration, et favorisant aussi une sorte d’émigration « psychologique » »[66]
Sur un plan technique, par réalisme et souci de liberté, Jean-Paul II affirmera aussi l’intérêt du marché : « Il semble que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins »[67]. « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne »[68]. Et même pour les pays les plus pauvres, l’introduction dans le marché mondial est importante : « L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ».[69]
Quant au profit, « l’Église reconnaît (son) rôle pertinent (…) comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise »[70].
Tout ce qui précède justifie la critique que Jean-Paul II fera de l’ »État-providence » : »(…) au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on appelé l’ »État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des mesures d’aide publique proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun (c.f Pie XI, Quadragesimo anno). En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En, effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont les plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre »[71].
Ceci dit, Jean-Paul va émettre de nombreuses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre libérale de ces principes et techniques.
En effet, comme le souligne J.-Y. Calvez, le libéralisme « ne répand pas facilement la liberté ou l’initiative »[72]. Il entraîne précarité, déculturation et marginalisation : « De nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas aujourd’hui des moyens d’entrer, de manière efficace et digne de l’homme, à l’intérieur d’un système d’entreprise dans lequel le travail occupe ainsi une place réellement centrale. Ils n’ont la possibilité ni d’acquérir les connaissances de base qui permettent d’exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni d’entrer dans le réseau de connaissances et d’intercommunications qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s’ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête, quand il ne va pas jusqu’à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes économies de subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu’ils satisfaisaient antérieurement dans le cadre d’organisations traditionnelles, alléchés par la splendeur d’une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés par la nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont souvent déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des conditions précaires qui leur font violence, sans possibilité d’intégration. On ne reconnaît pas ne fait leur dignité ni leurs capacités humaines positives, et, parfois, on cherche à éliminer leur présence du cours de l’histoire en leur imposant certaines formes de contrôle démographique contraires à la dignité humaine.
Beaucoup d’autres hommes, bien qu’ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent dans des conditions telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont la « cruauté » n’a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la première phase de l’industrialisation. Dans d’autres cas, c’est encore la terre qui est l’élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent, empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude. Dans ces cas, on peut parler, aujourd’hui comme au temps de Rerum novarum, d’une exploitation inhumaine. Malgré les changements importants survenus dans les sociétés les plus avancées, les déficiences humaines du capitalisme sont loin d’avoir disparu, et la conséquence en est que les choses matérielles l’emportent sur les hommes ; et plus encore, pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie de biens matériels, celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination. Malheureusement, la grande majorité des habitants du tiers monde vit encore dans de telles conditions ». On peut ajouter que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile »[73].
A propos du marché, il est essentiel, pour le Tiers Monde, « d’obtenir un accès équitable au marché international, fondé non sur le principe unilatéral de l’exploitation des ressources naturelles, mais sur la valorisation des ressources humaines »[74]. « Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement »[75].
d’une manière plus générale, le marché libre « ne vaut que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché »[76]. « Il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes (du marché) ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, na peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés ». Les mécanismes du marché « comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises ».[77]
En ce qui concerne le profit, Jean-Paul II précise : certes, « quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’en est pas le seul: il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise »[78].
Pour ceux qui avaient cru que la défaite du communisme consacrait, y compris pour l’Église, le triomphe du libéralisme, Jean-Paul II reprécise : « l’on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique »[79]. « Il y a un risque de voir se répandre une idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu’à la prise en considération des besoins humains comme tels, admettant a priori que toute tentative d’y faire face directement est vouée à l’insuccès, et qui, par principe, en attend la solution du libre développement des forces du marché ».[80] Alors s’installe « un système social qui suppose une « lecture » matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains » par la drogue et la pornographie, par exemple. [81]
Commentant l’enseignement de Jean-Paul II, J.-Y. Calvez revient au postulat de départ du système libéral qui « entraîne beaucoup d’abus par le fait qu’il est, dans sa forme radicale, un refus de tout frein » [82]. Et l’Église ne peut accepter « le fameux primat du naturel ou du spontané, de l’aveugle, par rapport au construit, socialement décidé, socialement organisé »[83]. La liberté est une valeur essentielle mais elle doit être la liberté de tous, balisée par une juste conception de la personne humaine et de ses besoins.
[1]
On a coutume d’opposer libéralisme et socialisme. Le socialisme s’est effectivement présenté au XIXe siècle comme une réponse aux désordres introduits par le système libéral dans la vie économique et sociale. De son côté, le libéralisme est apparu, au XXe siècle comme la voie de salut pour les sociétés qui croupissaient sous le joug totalitaire du communisme.
C’est vrai mais à y regarder de plus près, on découvre une parenté entre ces deux conceptions. Parenté qui n’a pas échappé aux Souverains Pontifes.
A la racine de ces deux idéologies, Paul VI perçoit un dynamisme économique qui « prétendant se constituer comme centre d’intégration des personnes et de la société, devient en réalité une force aveugle qui divise l’homme et divise la société en classes ennemies. Ce n’est certes pas en radicalisant ce double matérialisme pratique au moyen d’une théorie matérialiste de l’histoire, même ouverte à une évolution dialectique, qu’il est possible de libérer tant d’énergies admirables pour le progrès de l’humanité, tant d’efforts pour la justice, parce que le matérialisme en détourne les intentions généreuses et finalement en stérilise l’efficacité. Donc, ce dont nous avons besoin, c’est de changer et de repartir résolument, de subordonner et de coordonner le développement économique aux exigences de l’authentique progrès de l’homme et de la solidarité sociale (…) »[2].
Développant cette idée, Jean-Paul II dénonce ce qu’il appelle l’« erreur de l’ »économisme » (…) qui consiste à considérer le travail humain exclusivement sous le rapport de sa finalité économique. On peut et on doit appeler cette erreur fondamentale de la pensée l’erreur du matérialisme en ce sens que l’ »économisme » comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée à la réalité matérielle. Cela ne constitue pas encore le matérialisme théorique au sens plénier du mot ; mais c’est déjà certainement un matérialisme pratique qui, moins en vertu des prémisses dérivant de la théorie matérialiste qu’en raison d’un mode déterminé de porter des jugements de valeur - et donc en vertu d’une certaine hiérarchie des biens, fondée sur l’attraction forte et immédiate de ce qui est matériel -, est jugé capable de satisfaire les besoins de l’homme.
L’erreur de penser selon les catégories de l’ »économisme » est allée de pair avec l’apparition de la philosophie matérialiste et avec le développement de cette philosophie depuis sa phase la plus élémentaire et la plus commune (encore appelée matérialisme vulgaire parce qu’il prétend réduire la réalité spirituelle à un phénomène superflu) jusqu’à celle que l’on nomme matérialisme dialectique ». Il semble que « l’ »économisme ait eu une importance décisive et ait influé sur cette manière non humaniste de poser le problème (des relations entre travail et capital), avant le système philosophique matérialiste. (…) Même dans le matérialisme dialectique, l’homme (…) reste traité et compris en dépendance de ce qui est matériel, comme une sorte de « résultante » des rapports économiques et des rapports de production qui prédominent à une époque donnée »[3].
Ce texte est très intéressant car il conceptualise la description historique esquissée dans le premier chapitre : la conjugaison d’une pratique économique et sociale qui s’installe surtout au XIXe siècle par l’industrialisation et les théories philosophiques et économiques qui s’élaborent dès le XVIIIe siècle. Rappelons-nous l’éloge du matérialisme pratique ou « vulgaire » par Voltaire, le succès des « économistes », l’élaboration du matérialisme théorique avec Diderot[4], par exemple, avant celle du matérialisme dialectique de Marx.
Matérialisme, économisme, productivisme sont des caractères communs au communisme comme au capitalisme libéral.
Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.[5]
Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[6].
Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.
d’un côté comme de l’autre, la personne au travail n’est pas la prmière préoccupation.
Jean-Paul II va plus loin encore et définit la cause de cet « économisme » en ces termes : « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services »[7].
On en revient donc au relativisme et à l’athéisme considérés depuis les derniers papes du XVIIIe siècle comme les maux fondamentaux du monde moderne.
Nous sommes, avec le libéralisme, comme avec le socialisme, mis en présence d’une anthropologie tout à fait incomplète qui conduit à deux conceptions mutilantes : « Les deux systèmes portent atteinte à la dignité de la personne humaine, étant donné que l’un présuppose le primat du capital, de son pouvoir et de son utilisation discriminatoire en fonction du gain ; et que l’autre, bien qu’il soutienne idéologiquement un certain humanisme, vise plutôt l’homme collectif et se traduit en pratique par une conception totalitaire du pouvoir de l’État »[8]
La filiation entre libéralisme et socialisme n’est pas une accusation catholique mais une réalité constatée par de nombreux auteurs d’orientations diverses. Marx, en tête du Manifeste du parti communiste[9], affirme que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire ». Marx décrit longuement les transformations économiques, sociales, politiques engendrées par la bourgeoisie : création de richesses extraordinaires[10] par le renouvellement constant des instruments de production, par la mondialisation du commerce[11] ; bouleversement des rapports sociaux, destruction de « toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques »[12] et augmentation de la population des villes ; centralisation des moyens de production, concentration de la propriété, centralisation politique. Mais toute cette puissance devient incontrôlable et le régime bourgeois connaît régulièrement des crises de plus en plus puissantes. La bourgeoisie crée ainsi non seulement « les armes qui la tueront » mais aussi « les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires »[13].
L’arme essentielle fournie par le capitalisme est la concentration car elle facilite le passage au collectivisme : « Supprimer les classes, explique Lénine, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, ce qui nous a été relativement facile, c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises ; or, ceux-ci, on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer (…). Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions de petits patrons »[14].
De plus, le régime capitaliste engendre la force révolutionnaire qui le transformera en régime communiste. Lénine l’a bien compris quand il évoque la pensée des fondateurs : « Presque tous les socialistes d’alors et en général les amis de la classe ouvrière ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie ; ils voyaient avec effroi cette plaie s’agrandir à mesure que se développait l’industrie. Aussi cherchaient-ils tous les moyens d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat. Marx et Engels mettaient, au contraire, tout leur espoir dans la croissance continue de ce dernier. Plus il y a de prolétaires, plus grande est leur force en tant que classe révolutionnaire, plus le socialisme est proche et possible »[15].
C’est cette analyse de la concentration capitaliste et du prolétariat qui permettra à Lénine encore d’affirmer que « le communisme procède du capitalisme, se développe historiquement du capitalisme, est le résultat de l’action d’une force engendrée par le capitalisme »[16]. Il écrira encore que « l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire. Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme. (…) La révolution bourgeoise est absolument indispensable au prolétariat. Plus elle sera complète, décisive et conséquente, et plus le succès du prolétariat dans sa lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie, sera assuré »[17].
Les socialistes réformistes reprennent parfois presque telles quelles ces vieilles affirmations. « Le socialisme, a écrit jadis Jacques Attali, n’a aucun intérêt à ce que le capitalisme soit freiné ou bloqué. Il est le point d’aboutissement du capitalisme et non pas une façon de freiner son évolution »[18]. A la même époque, une revue socialiste expliquait, dans le même esprit, qu’un « aspect de l’évolution du capitalisme est la concentration des entreprises, et donc des travailleurs, dans tous les secteurs de l’économie. Elle permet le développement de la réflexion et de l’action collective. Elle fait sentir aux salariés que leur union est l’élément important de leurs victoires lors des luttes sociales »[19].
Cette proximité du libéralisme et du marxisme explique aussi sans doute pourquoi « parmi les économistes néo-libéraux (…) un bon nombre sont souvent d’anciens « socialistes » ou même d’anciens marxistes bon teint, convertis à l’économie de marché et au capitalisme par la seule pratique de la réflexion scientifique. (…) C’est aussi le cas du philosophe de Harvard, Robert Nozick, que l’utilisation du raisonnement économique a conduit à écrire un best-seller libertarien, Anarchy, State and Utopia, alors qu’au point de départ, ce livre se voulait une réflexion socialiste sur l’État »[20]. A ce propos, il faut rappeler que marxistes et libertariens partagent le même rêve de société sans État. Marx voyait surgir « à la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes, (…) une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »[21]. Dans son livre au titre significatif Le socialisme contre l’État, Emile Vandervelde précise que, dans la perspective marxiste, l’État en tant qu’organe d’autorité verra ses fonctions réduites au minimum mais non en tant qu’organe de gestion car il continuera « à être le représentant des intérêt généraux de la communauté » dans le cadre de la socialisation des moyens de production[22]. Car, pour Marx, le collectivisme est la voie royale menant au dépérissement de l’État. « Bien au contraire, pour certains libertariens, le dépérissement de l’État, et avec lui la fin de l’exploitation et le début de la liberté ainsi que d’une prospérité économique inouïe, impliquent l’avènement d’une société de pure propriété privée sans autre régulation que celle du droit privé »[23]. Un même rêve par des voies différentes mais d’autres libertariens vont plus loin encore, comme Walter Block, qui rejette « totalement et catégoriquement l’idée que les droits de propriété impliquent logiquement un système capitaliste. Au contraire, dit-il, nous affirmons que la pensée libertarienne est tout à fait compatible avec le socialisme, comme elle l’est avec le capitalisme. (…) Les adversaires principaux en présence ne sont (…) pas socialisme vs capitalisme, mais plutôt socialisme volontaire allié au capitalisme volontaire d’un côté, dressés contre les forces maléfiques réunies du socialisme et du capitalisme coercitifs, d’un autre côté »[24].
S’étonner de cette parenté serait oublier ce que Marx doit à Ricardo. Celui-ci a ouvert la voie à Marx en réduisant la valeur d’échange d’une marchandise à la quantité de travail qu’elle nécessite[25] et en prônant la suppression de la propriété si elle est source d’injustices[26]. Les historiens des doctrines économiques ont maintes fois souligné la filiation : « Le système économique de Marx (…) relève au fond de la même méthode et aboutit à peu près aux mêmes conclusions que celui de Ricardo (…). Marx est le plus grand théoricien du régime capitaliste, dont il a inventé la notion, analysé les rouages, prédit la fin tragique, mais il n’a décrit aucune société socialiste »[27]. Marx lui-même reconnaît sa dette puisque dans sa propre Histoire des doctrines économiques [28], il consacre trois volumes sur huit à Ricardo.
Tout ceci doit nous faire réfléchir. Si la condamnation du communisme, à travers différentes critiques selon les époques, reste constante et sans concession, le traitement plus nuancé du capitalisme ne peut nous amener à considérer le système économique libéral comme le seul système possible étant donné les dérives que nous avons relevées et la possibilité toujours présente d’une marxisation.
Mais la question maintenant est de savoir si la vérité- la vérité chrétienne en particulier- n’est pas dans un juste milieu ?
Dans le premier chapitre, nous avons vu que socialisme et libéralisme, sur le terrain de la gestion politique, avaient, en maints endroits, rapprochés leurs points de vue. Dès lors, on peut se demander, une fois encore, si la mission des chrétiens n’est pas, simplement, d’empêcher les libéraux d’être trop libéraux et les socialistes d’être trop socialistes en vertu des principes que nous étudierons de plus près dans les chapitres suivants.
Cette question se pose d’autant plus que les enseignements pontificaux sont très nuancés quant aux formes modernes et atténuées de socialisme et de libéralisme.
Maciej Zieba va plus loin et note que « la différence est de taille entre l’approbation, à quelques réserves près, du capitalisme par Léon XIII et Pie XI et leur réprobation du socialisme, alors qu’elle s’estompe chez Jean XXIII, et que la critique du socialisme par Paul VI s’avère plus modérée que son jugement sur le capitalisme. La situation change de nouveau avec les encycliques de Jean-Paul II qui démontrent que la mise en application du socialisme réel et du marxisme est nettement moins conforme à la doctrine sociale de l’Église que le capitalisme »[1]. Globalement donc, les papes, mis à part Paul VI, seraient plutôt favorables au capitalisme[2].
Hugues Portelli, de son côté, trouve que « l’Église a jugé avec une sévérité différente le socialisme et le communisme, trouvant des points communs croissants entre le premier - au fur et à mesure de son évolution - et le discours social catholique, tandis que la condamnation du communisme n’a pas varié depuis un siècle »[3].
Devant de tels jugements et si l’on en reste là, le chrétien se sentira conforté dans l’idée qu’en fait, à condition d’éviter les extrêmes, il peut souscrire indifféremment à l’un ou l’autre des deux courants ou à un « entre-deux » plus ou moins identifiable[4].
Nous avons parlé de doctrines économiques mais celles-ci s’inscrivent toujours dans des projets politiques. Elles subissent les adaptations réclamées par les conditions historiques et culturelles où elles doivent s’incarner et sont nécessairement enrobées, voire pétries de mesures politiques et culturelles. Ainsi donc la théorie économique nuancée transportée par un parti socialiste ou libéral pourrait être éventuellement acceptable pour un chrétien et, comme nous l’avons vu, le discours officiel de l’Église se fait nuancé (Paul VI) ou la plupart du temps muet devant des formes concrètes de socialisme modéré ou de libéralisme social. Un relatif silence ne peut pas automatiquement s’interpréter comme une approbation ou du moins une indifférence.
En effet, il ne faut pas oublier que l’Église parle pour l’univers entier et ne peut donc entrer dans le détail des formes multiples de socialismes ou de libéralismes répartis à travers le monde[5]. Dans ces conditions, il appartient aux différents épiscopats, en cohérence avec l’enseignement universel de l’Église, de prendre position si nécessaire.
S’il faut, comme l’Église nous y invite dans divers documents, distinguer le domaine de la théorie et celui de l’action (que nous étudierons spécialement dans la dernière partie de cet ouvrage) et ne pas confondre collaboration et engagement (étant bien entendu qu’aucun compromis ne peut être admis en ce qui concerne la religion et la morale[6]), il ne faut pas oublier non plus que les socialismes ou libéralismes acceptables sur le plan économique véhiculent en même temps un « réformisme moral »[7], une permissivité incompatible avec la vie chrétienne. En fait, comme l’écrit H. Portelli, « la participation à des partis socialistes (ou libéraux) ne pose (…) plus de problème global comme jadis, mais une difficulté non moins considérable, celle de la privatisation de la foi, y compris dans des domaines où l’Église dispose traditionnellement d’une autorité morale (…) ». Et l’auteur ajoute, en ne prenant plus en considération que les deux grands courants socialistes : « Face aux deux courants traditionnels du socialisme, la situation de l’Église est (…) aujourd’hui profondément différente : le marxisme, lorsqu’il n’est pas l’idéologie officielle d’un régime totalitaire, peut devenir l’élément moteur de syncrétismes idéologico-religieux qui peuvent s’avérer contradictoires avec la doctrine chrétienne, tandis que le socialisme démocratique, tout en ouvrant largement ses portes aux chrétiens, les contraint à une privatisation de la foi qui la coupe de ses prolongements culturels et sociaux traditionnels, réduisant à terme toute possibilité d’intervention autonome de l’Église catholique en tant que telle. Dans les deux cas, c’est le problème de l’autonomie de la doctrine catholique, de son discours social, qui est posé, et au-delà, celui de son identité spécifique, sur le plan non seulement religieux mais aussi culturel »[8].
Cette dernière phrase est capitale et introduit le chapitre suivant.
L’engagement chrétien, à proprement parler, a ses propres repères. Ainsi, Paul VI, après avoir décrit les idéologies marxiste et libérale dans leur version contemporaine, précise que « dans cette approche renouvelée des diverses idéologies, le chrétien puisera aux sources de sa foi et dans l’enseignement de l’Église les principes et les critères opportuns pour éviter de se laisser séduire, puis enfermer, dans un système dont les limites et le totalitarisme risquent de lui apparaître trop tard s’il ne les perçoit pas dans leurs racines. Dépassant tout système, sans pour autant omettre l’engagement concret au service de ses frères, il affirmera, au sein même de ses options, la spécificité de l’apport chrétien pour une transformation de la société »[9]. La vision chrétienne dépasse donc tout système, libéral ou socialiste. Mais en quoi très exactement est-elle au-delà de tout système. En d’autres termes, en quoi consiste son originalité irréductible ?
L’enseignement social de l’Église peut-il, comme l’affirmait Paul VI, « assumer, dans la continuité de ses préoccupations permanentes, l’innovation hardie et créatrice que requiert la situation présente du monde »[10] ?
En tout cas, Jean-Paul II, quelques années plus tard, affirmait qu’il faut avoir le courage d’aller dans une direction que personne n’a prise jusqu’à présent. (…) Nos temps exigent de nous que nous ne nous renfermions pas dans les frontières rigides des systèmes » et le Saint Père ajoutait immédiatement la direction à suivre en demandant « que nous recherchions tout ce qui est nécessaire au bien de l’homme »[11]. Formule apparemment banale mais qui, comprise dans toute sa richesse et sa complexité, nous situe au-delà de tout système et réorganise de manière originale et cohérente, entre autres, certains moyens économiques dispersés dans les idéologies soumises à une vision partielle et souvent matérialiste de l’homme[12].
Nous allons, dans ce chapitre capital, nous appuyer sur quelques données fondamentales que nous avons établies, principalement, dans le premier tome car la position de l’Église est souvent mal interprétée. Quand l’Église dénonce les méfaits du collectivisme, on la croit complice des forces « réactionnaires » et quand elle critique les abus du capitalisme, elle est accusée de faire le lit du socialisme !
Nous savons que l’Église a le droit et le devoir de se pencher sur les réalités temporelles et donc aussi sur les questions économiques. C’est inévitable car « sans constituer le tout de l’homme, l’économie est partout dans l’homme »[1]. Elle est le lieu d’enjeux essentiels puisque « c’est à travers elle que l’homme peut être libéré de la misère ou écrasé par elle, qu’il peut accéder au développement culturel et spirituel ou s’asservir à la domination de l’avoir, qu’il peut grandir dans le partage et la solidarité, ou s’enfermer dans le repli ou la volonté de puissance »[2].
Foi et économie ne sont donc pas sans rapports : « Une foi qui concerne tout l’homme ; une économie qui est partout dans l’homme : il est clair que ces deux perspectives ne peuvent rester étrangères l’une à l’autre »[3]. Ainsi, rappelons-nous ce que la Congrégation pour l’éducation catholique écrivait naguère : « La mission de Jésus et son témoignage de vie ont mis en évidence que la vraie dignité de l’homme se trouve dans un esprit libéré du mal et renouvelé par la grâce rédemptrice du Christ. Toutefois, l’Évangile montre avec abondance de textes que Jésus n’a pas été indifférent ni étranger au problème de la dignité et des droits de la personne humaine, ni aux besoins des plus faibles, des plus nécessiteux et des victimes de l’injustice. En tout temps, il a révélé une solidarité réelle avec les plus pauvres et les plus miséreux ; il a lutté contre l’injustice, l’hypocrisie, les abus de pouvoir, l’avidité du gain des riches, indifférents aux souffrances des pauvres, en rappelant fortement la reddition des comptes finale, quand il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts »[4].
La pauvreté, nous allons le voir, est au centre des préoccupations économiques et sociales de l’Église.
Certaines présentations de la doctrine sociale de l’Église peuvent être mal comprises surtout si elles sont détachées de leur contexte explicatif.
En gardant bien en mémoire les condamnations du collectivisme et du libéralisme purs et durs, on pense, nous l’avons déjà vu, que cet enseignement est une voie moyenne ou, plus rarement, un système révolutionnaire qui ne devrait rien aux techniques des deux frères ennemis. Le futur pape Jean-Paul I parlait « d’un enseignement social tiré des principes de l’Évangile qui doit actuellement faire son chemin entre les idéologies opposées du capitalisme et du marxisme »[1].
Un commentateur de la doctrine sociale de l’Église parle de ses « conclusions apparemment modérées, à mi-chemin des extrêmes »[2].
d’un autre côté, on a présenté l’ordre social décrit par Pie XI dans Quadragesimo anno comme « une tentative de voie neuve »[3] et pour M. Zieba, la sévérité manifestée par Paul VI lorsqu’il décrit l’état du monde, dans Populorum Progressio, « incite à partir à la quête d’une « troisième voie » »[4]
Jean-Paul II a toutefois nettement affirmé que « la doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie, mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale »[5].
Méditons ce texte fondamental de Jean-Paul II.
Le socialisme et le libéralisme, dans la pureté de leur essence, sont des idéologies. Pour faire court, M. Zieba précise que l’idéologie a trois caractéristiques:
« 1) elle comporte une conception de la vérité et du bien ;
2) elle englobe toute la réalité dans un schéma simple et rigide ;
3) ses adeptes se considèrent comme autorisés à imposer cette conception à leurs congénères »[1]
Jean-Paul II le dit à sa manière : « Quand les hommes croient posséder le secret d’une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent aussi pouvoir utiliser tous les moyens, y compris la violence ou le mensonge, pour la réaliser. La politique devient alors une religion laïque »[2]. Et il ajoute : « L’Église n’ignore pas le danger du fanatisme ou du fondamentalisme de ceux qui, au nom d’une idéologie à prétentions scientifiques ou religieuses, estiment pouvoir imposer aux autres hommes leur conception de la vérité et du bien »[3].
Nous avons vu que le marxisme et le libéralisme avaient des « prétentions scientifiques » et nous savons, par ailleurs, les ravages de l’islamisme totalitaire.
Si le chrétien aussi parle de « vérité », celle-ci est d’une autre nature même si, à certaines époques de l’histoire, certains membres de l’Église ont agi en despotes transformant l’Église en parti intolérant[4].
La vérité que les idéologues ont le sentiment de détenir, éclaire toute la réalité, elle ne peut être perçue par tous, pour des raisons diverses, de classe, de race, d’intelligence, de méchanceté, de caste, de nation ou de religion. Les chrétiens, par contre, explique M. Zieba[5], ont foi dans l’existence d’une vérité absolue dont Dieu est le seul détenteur. L’Église n’en est que la dépositaire. Personne ne peut la posséder, elle est transcendante, c’est-à-dire en relation avec l’humain mais sans être, sans être limitée ou absorbée par lui. Elle est « mystère »[6] et donc malgré ce que nous pouvons en savoir, par la révélation essentiellement, toujours « au-delà de l’humain, du rationnel, du philosophique et du théologique ». L’Église doit sans cesse méditer cette vérité mais elle sait, par le fait même, « que jamais au cours de l’histoire, tant qu’existeront le temps et l’espace, elle n’arrivera à la connaître entièrement ». L’Église « a reçu cette vérité, et la connaissance qu’elle en a est suffisante pour mener les hommes sur le chemin du salut. Mais, en fixant certains principes touchant à la réalité sociale, elle n’arrête pas pour autant de projet achevé sur la vie en société ou sur quelque système politico-économique ». Elle doit donc « veiller à ce qu’elle ne soit pas enfermée dans des catégories purement humaines ». Le risque existe toujours d’ »idéologiser » cette vérité, de la réduire à quelques formules simples à imposer.
La vérité chrétienne est d’une autre nature parce que « la foi chrétienne ne cherche nullement à réduire à un modèle rigide une réalité sociale et politique mouvante et admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[7]. Toute société temporelle est imparfaite et provisoire du fait m_me du péché originel et aucune « ne pourra jamais être confondue avec le Royaume de Dieu »[8]. L’Église, répétons-le, « n’a pas de modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par l’effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels, imbriqués les uns dans les autres. Face à ces responsabilités, l’Église présente, comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale (…) »[9].
Quelle sera alors la tâche des chrétiens ? « Tendre à l’amélioration progressive des structures et des institutions existantes », répond Jean-Paul II[10]. Tâche modeste, dira-t-on ! Oui, apparemment, mais attendons la suite, attendons de découvrir ce qui va guider les chrétiens dans leur tâche !
Dans cet esprit d’humilité, Jean-Paul II, à propos du développement, rappelle encore ce que Paul VI écrivait en 1967: « L’Église n’a pas de solutions techniques (…). En effet, elle ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques, elle ne manifeste pas de préférence pour les uns ou pour les autres, pourvu que la dignité de l’homme soit dûment respectée et promue et qu’elle-même se voie laisser l’espace nécessaire pour accomplir son ministère dans le monde »[11].
Si l’Église respecte la liberté, c’est parce qu’elle est viscéralement attachée à la défense de la dignité humaine mais, en même temps, elle doit faire entendre sa voix dès que cette même dignité est menacée.
En fait, l’enseignement social chrétien est redoutable parce que, relevant d’une vérité transcendante et refusant ainsi d’office toute solution qui serait fermée sur la réalité temporelle, il démasque les idéologies et les modèles, même chrétiens, qui veulent s’imposer[1]
Et donc, « il n’est pas juste d’affirmer - comme le prétendent certains - que la doctrine sociale de l’Église condamne une théorie économique, sans plus. La vérité est que cette doctrine, en respectant la juste autonomie de la science, porte un jugement sur les effets de son application historique lorsqu’elle est violée sous une forme ou une autre, ou que la dignité de la personne est mise en danger. Dans l’exercice de sa mission prophétique, l’Église veut encourager la réflexion critique sur les processus sociaux, en ayant toujours comme point de mire le dépassement de situations non pleinement conformes aux objectifs tracés par le Seigneur de la Création »[2]. Et même, « à supposer qu’un penseur de génie construise un jour un système socio-économique complètement indépendant du marxisme et du libéralisme économique, la doctrine sociale chrétienne aurait sûrement son mot à dire en face d’une telle doctrine »[3]
Attentive à la conformité ou non d’une situation aux « objectifs du Seigneur », la doctrine de l’Église va exercer un jugement moral sur les réalités socio-économiques. C’est une idée-force dans toute la pensée sociale chrétienne depuis Léon XIII et que Pie XI, par exemple, a particulièrement soulignée : « A aucun prix (…) l’Église ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique, à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale. (…) S’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second »[4].
« Aucun de ceux qui dirigent la vie économique des peuples, aucun talent d’organisation ne pourra jamais dénouer pacifiquement les difficultés sociales, si d’abord, sur le terrain économique lui-même, ne triomphe la loi morale, appuyée sur Dieu et sur la conscience. Là est la valeur fondamentale, source de toutes les valeurs dans la vie aussi bien économique que politique des nations ; c’est la monnaie la plus sûre : si on la conserve bien solide, toutes les autres seront stables, étant garanties par l’autorité la plus forte, par la loi de Dieu, immuable et éternelle »[5].
L’enseignement de l’Église, pour prendre un texte plus récent, « porte sur l’aspect éthique de cette vie, et prend en compte les aspects techniques des problèmes, mais toujours pour les juger sous l’angle moral »[6]. Il ne faut jamais oublier que l’Église propose une doctrine et non un programme laissé à l’appréciation du laïcat engagé dans l’histoire mouvante des sociétés et qui doit bien se garder d’identifier son choix à celui du Magistère. « L’Église continue à critiquer les systèmes économiques, ou plutôt leurs formes rigides, expression de principes indûment absolutisés. Elle se garde, en revanche, de prononcer qu’on doive écarter ces systèmes sous toute forme possible. Moyennant corrections, l’un et l’autre sont sans doute susceptibles de devenir acceptables. L’Église ne s’engage pas, d’autre part, sur les variétés concrètes possibles. En ce sens, elle se tient à distance des systèmes, comme des programmes »[7]. Comment l’Église pourrait-elle d’ailleurs se prononcer sur l’infinie variété des régimes socio-économiques concrets ? Devant les situations concrètes, à la fois nuancées et complexes, ce sont les Églises locales qui doivent exercer leur vigilance critique tout en s’abstenant de soutenir tel ou tel programme même s’il se veut explicitement chrétien[8].
On peut à ce point de vue citer en exemple la lettre pastorale des évêques américains sur l’économie, publiée en 1986[9]. Les évêques y écrivent « en tant que pasteurs, non pas comme des personnages publics. Nous parlons, précisent-ils encore, en tant qu’enseignants de la morale et non pas en techniciens de l’économie. Nous ne cherchons pas à avancer des arguments politiques ou idéologiques mais à faire ressortir les dimensions humaines et éthiques de la vie économique, aspects qui sont trop souvent négligés dans les débats publics »[10]. « Cette lettre pastorale n’est pas un projet pour l’économie américaine. Elle n’adopte aucune théorie précise sur la manière dont fonctionne l’économie américaine, pas plus qu’elle ne tente de résoudre les querelles entre les différentes écoles de pensée économique. Au lieu de cela, notre lettre pastorale a recours aux Écritures et à l’enseignement social de l’Église. C’est là que nous découvrons ce que notre vie économique doit servir, quels modèles elle doit suivre »[11]. Mais « l’Église n’est liée à aucun système particulier, économique, politique ou social ; elle a coexisté avec de nombreuses formes d’organisation économique et sociale et elle le fera encore à l’avenir, en évaluant chacune en fonction des principes moraux et éthiques : quelles sont les répercussions de tel système sur l’homme ? Est-il une aide ou une menace pour la dignité humaine ? »[12]. Il n’empêche que le document va analyser avec beaucoup de minutie tous les domaines de la vie sociale et économique américaine qui font problème. En descendant ainsi au plus près du vécu, l’Église est bien consciente que le jugement particulier qu’elle porte est bien particulier et non universel comme le principe dont il s’inspire. Le pape Jean-Paul II lui-même a présenté son encyclique Centesimus annus sous cet angle : « La présente encyclique, écrit-il, cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Église et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m’a conduit, d’autre part, à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l’évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en elles-mêmes, elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère »[13].
Ceci étant acquis, on comprend mieux dans quel sens on peut, malgré tout, parler d’une doctrine socio-économique, comme l’explique très clairement J.-Y. Calvez : « Si l’Église ne songe pas ou plus[14] à situer son propre enseignement social comme un système alternatif à d’autres systèmes, ceci ne signifie pas qu’elle s’abstienne de toute présentation d’un projet social. Elle en offre en vérité un, au sens d’ensemble de valeurs à respecter simultanément. Ce projet varie quelque peu dans la présentation selon les besoins des époques, les possibilités qu’elles comportent, les chances qu’elles connaissent. L’essentiel en est désormais assez bien déterminé »[15].
Quel est cet essentiel ?
Selon la formule maintenant consacrée, l’essentiel de la doctrine sociale chrétienne est « un ensemble de principes de réflexion et de critères de jugement et aussi de directives d’action pour que les changements en profondeur que réclament les situations de misère et d’injustice soient accomplis, et cela d’une manière qui serve le bien des hommes »[1]. Principes, critères et directives qui s’enracinent dans une anthropologie qui permet de répondre à ceux qui qualifient la doctrine sociale de l’Église comme « une doctrine du juste milieu ». « Ce qu’on entendra souvent, écrit J.-Y. Calvez, au sens d’une position indécise et sans option ferme…. Mais pourquoi, faut-il répondre, ou au nom de quoi devrait-on opter pour la société seule, dont l’individu ne serait qu’un reflet transitoire ? ou bien pour la personne seule, qui pourrait bien établir des relations avec autrui, mais seulement à son gré, contractuellement, sans dépendance plus intime ? Les choses ne sont-elles pas tout à fait autres quand l’altérité est, justement, une dimension de la personne même, de la relation qu’est un homme ? et quand elle est, par voie de conséquence, tout entière marquée de personnalité, de spiritualité peut-on dire encore, au delà de ce qui serait seulement un arrangement pragmatique ? »[2]
En effet, « le principe essentiel de la doctrine sociale catholique est que l’homme est le fondement, la cause et la fin de toutes les institutions sociales - l’homme, être social par nature, et élevé à un ordre de réalités qui transcendent la nature »[3]. L’homme est donc au centre de tout l’ordre social et « cet être humain n’est pas l’homme abstrait ni l’homme considéré uniquement dans l’ordre de la nature pure, mais l’homme complet, tel qu’il est aux yeux de Dieu, son Créateur et son Rédempteur, tel qu’il est dans sa réalité concrète et historique qu’on ne saurait perdre de vue sans compromettre l’économie normale de la communauté humaine »[4]. Il s’agit de l’homme dans son intégralité et « de tout homme, dans toute la réalité absolument unique, de son être et de son action, de son intelligence et de sa volonté, de sa conscience et de son cœur. L’homme, dans sa réalité singulière (parce qu’il est une « personne ») a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme »[5].
La doctrine sociale de l’Église, c’est d’abord une vision anthropologique qui indique le but et les limites du système économique. Léon XIII parlait de « philosophie » sociale chrétienne. Pie XI, d’ »éthique » ou de « morale », face à la « science économique ». Celle-ci a ses méthodes et donc son autonomie. Mais il faut bien distinguer « quelles fins sont hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer », autrement dit, ce que la science économique peut faire et « la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier », autrement dit, ce qui est moralement souhaitable, voire obligatoire. A ce point de vue, la « science économique » est incapable de se prononcer.[6]
Préoccupé de rendement, de rentabilité, de croissance, « le monde de l’économie risque de ne pas se préoccuper de questions pourtant essentielles - la croissance pour qui, à quel coût, pour quelle promotion de l’homme…- et de se considérer parfois comme le lieu essentiel, sinon décisif, du progrès de la condition humaine »[7]. Il a besoin de savoir à qui il s’adresse et pourquoi. Seule une « philosophie », une « morale », une « théologie morale »[8] peut le guider pour lui éviter de sacrifier l’homme sur l’autel de l’efficacité, de quelle que manière qu’on la définisse.
Or, les idéologies se sont construites à partir d’une vision partielle ou erronée de l’homme et de la société.
Le libéralisme en exaltant l’individu se trompe sur la liberté : il oublie la dimension sociale et morale de l’homme[9]. Il exalte la liberté sans référence à la vérité sur l’homme. Comment les libéraux, en effet, définissent-ils la liberté ? C’est, disent-ils, « la faculté que tout homme porte en lui d’agir selon sa détermination propre, sans avoir à subir d’autres contraintes que celles qui sont nécessaires à la liberté des autres. Le simplisme d’une telle définition n’a pas besoin d’être souligné tant sont graves et nombreux les problèmes qu’elle passe sous silence : l’homme est-il capable d’une détermination propre ? Sa condition n’influe-t-elle pas sur sa liberté ? Par rapport à quoi et à qui est-il libre ? Quelles sont les contraintes qui sont légitimes ? Etc. Mais, précisément, le caractère rudimentaire de la définition libérale de la liberté confère au libéralisme une assurance qui lui ferait défaut s’il lui fallait prendre en compte les scrupules des philosophes, les réticences du sociologue ou les doutes de l’homme de la rue. Le libéralisme ne s’interroge pas d’abord sur le sens de la liberté pour chercher ensuite dans quelle mesure les individus en bénéficient. Il pose qu’elle existe. Ce postulat écarte tout débat à son sujet. Il suffit d’affirmer que l’homme est libre dès lors qu’il n’obéit qu’à lui-même »[10]. La société, quant à elle, naît et profite de la créativité individuelle car, « avec le libéralisme, c’est l’individualisme qui impose sa loi. Et il croit pouvoir l’imposer sans scrupule puisque, selon lui, la propriété par où l’homme affirme sa puissance est aussi le moyen d’accroître la somme de ce qui est utile à tous »[11].
A cet optimisme rapide, Jean-Paul II répond, se référant à Léon XIII[12], que « l’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[13]. La conséquence ultime en est la guerre sous toutes ses formes, interne et externe, sociale, économique et militaire.
Quant au socialisme, il néglige le sens profond de la liberté de la personne humaine réduite à son caractère social. Il exalte une solidarité sans amour et se trompe sur l’égalité.
Pour les socialistes, au point de départ règne l’inégalité. Celle-ci découle d’une « loi naturelle » qui est « la diversité infinie de tout ce qui vit sur terre » et qui « constitue un des moteurs de la vie ». Dès lors, « deux hommes n’étant jamais pareils, l’un sans cesse tente de dominer l’autre ». Pour mettre fin à cette situation, le socialisme, par « la socialisation des moyens de production », par « l’organisation sociale et rationnelle du travail », instaure « la coopération de tous au profit de tous »[14]. Par là, le socialisme se présente comme « une autre morale »[15] et vise à « la transformation morale des hommes »[16] mais cette morale découle de la transformation socialiste de la société. Le bonheur et la liberté sont liés indissolublement à l’organisation sociale : « un maximum d’organisation sociale, en ce qui concerne la vie matérielle et le maximum d’indépendance individuelle, en ce qui concerne la vie intellectuelle et morale »[17]. Alors que pour les libéraux, l’autonomie est acquise et qu’ils conviennent, sur ce présupposé, de construire la société, le socialisme lui vise à rendre les hommes plus autonomes dans la mesure où ils estiment que « les conditions du bonheur sont une affaire collective » ou encore qu’ »il n’y a libre choix des individus en matière éthique que s’ils sont capables d’être solidaires les uns des autres ». Telle est la présentation faite en 2002 par le président du parti socialiste en Belgique[18].
Toute cette vue est une erreur, selon Jean-Paul II, parce que le socialisme « considère l’individu comme un simple élément, une molécule de l’organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l’individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L’homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c’est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l’ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d’exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l’homme dépossédé de ce qu’il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d’une authentique communauté humaine »[19].
Face à ces perspectives incomplètes ou fausses, qu’est-ce que la foi et l’Église nous disent de l’homme ?
Nous avons, dès la première partie, répondu à cette question[1] mais il n’est pas inutile d’y revenir pour, cette fois, montrer le lien entre les caractères essentiels de l’homme et un certain nombre de pratiques économiques que nous étudierons de manière détaillée plus tard.
Nous savons que « tout homme, quelle que soient ses convictions personnelles, porte en lui l’image de Dieu et mérite donc le respect »[2]. Par nature, il est « sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, ou pour tenter de l’anéantir »[3]. Le chrétien ne peut tolérer aucun système social oppressif. « L’homme, dit le Concile, est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même »[4] Image visible du Dieu invisible, la personne est investie d’une dignité transcendante. La transcendance humaine s’explique par le rapport qui existe entre l’homme et Dieu et aussi par le fait que l’homme transcende toutes les choses puisqu’il parvient par son intelligence et sa volonté à les dominer[5]. Cette transcendance est merveilleusement confirmée par l’incarnation du Fils qui, pourrait-on dire, recrée l’homme par la rédemption[6]. Car l’homme est aussi pécheur. Il faudra toujours tenir compte à la fois de son éminente dignité et de sa faiblesse[7]. Ce réalisme éclairera singulièrement le problème de la propriété privée[8] et justifiera les efforts de libération temporelle[9]
Il n’empêche, le prix de l’homme est inestimable comme on le voit, de manière saisissante dans l’Évangile : le Christ guérit un homme en sacrifiant un troupeau d’environ deux mille porcs[10]. « Que sert donc à l’homme, dira le Christ, de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie ? »[11] Le cardinal Cardijn traduira cette histoire dans son fameux slogan : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde »[12]. Pense-t-on dans la pratique économique que « les biens du monde ne comptent pas autant que le bien de la personne, le bien qui est la personne même » ? Et Jean-Paul II ajoute : « toute violation de la dignité personnelle de l’être humain crie vengeance en présence de Dieu et devient une offense au Créateur de l’homme. En vertu de sa dignité personnelle, l’être humain est toujours une valeur en lui-même et pour lui-même, et il doit être considéré et traité comme tel ; jamais il ne peut être considéré et traité comme un objet dont on se sert, un instrument, une chose »[13].
Ce qui est dit de l’homme s’entend, il ne faut pas non plus l’oublier, de tout homme.« Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère »[14]. Dans la Genèse déjà, il était souligné que les biens de la terre étaient destinés à Adam, c’est-à-dire à tous les hommes. Il faudra s’en souvenir d’autant plus que tous ces hommes, fils d’un même Père, sont frères en Jésus-Christ. « Il n’y a plus, écrit saint Paul, ni juif, ni grec, il n’y a plus d’esclave ni d’homme libre ; il n’y a plus homme et femme ; vous êtes tous un seul dans le Christ Jésus »[15].
Sur la dignité de chaque homme, se fonde l’égalité entre les hommes et leur solidarité[16] qui, dans la perspective chrétienne, culmine dans la communion et donc dans le don[17]. La Genèse définit l’homme comme homme et femme[18] soulignant, à sa manière, et dans son fondement, la caractère social de l’homme qui « ne s’épuise pas dans l’État mais se réalise de même dans divers groupes intermédiaires, de la famille[19] aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont -toujours à l’intérieur du bien commun- leur autonomie propre »[20]. Dans la vie économique aussi, soit dit en passant, doit s’appliquer le principe de subsidiarité. Mais, pour revenir à la socialité de l’homme, elle ne devient collaboration effective qu’à travers le dialogue[21] et vraie solidarité, comme nous l’avons vu, qu’à partir du moment où l’amour anime les relations sociales. Si nous acceptons le fait que « la personne se réalise pleinement dans le libre don de soi »[22], le don rend l’homme plus homme et donc plus activement « social », c’est-à-dire solidaire. Or l’histoire et l’actualité nous montrent cr_ment que le collectivisme[23] et l’individualisme détruisent l’amour et donc toute solidarité vivante, toute collaboration franche.
La transcendance de l’homme, avons-nous dit, se manifeste par la recherche de la vérité et l’exercice de sa volonté.
Nous savons que la liberté, l’activité créatrice de l’homme et donc son esprit d’initiative et d’entreprise, est « un signe privilégié de l’image divine »[24]. Mais nous constatons aussi que les désordres sur le terrain économique et social sont la conséquence d’une erreur qui « consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice »[25]. Il faut rappeler sans cesse « le lien constitutif de la liberté humaine avec la vérité, lien si fort qu’une liberté qui refuserait de se lier à la vérité tomberait dans l’arbitraire et finirait par se soumettre elle-même aux passions les plus dégradantes et par s’autodétruire. d’où viennent, en effet, tous les maux que veut combattre Rerum novarum sinon d’une liberté qui, dans le domaine de l’activité économique et sociale, s’éloigne de la vérité de l’homme ? »[26] Sont nécessaires à la paix sociale « la tension morale et la force de rendre consciemment témoignage à la vérité »[27]. Pas de liberté sans vérité mais pas de vérité sans liberté. Si effectivement « l’homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s’efforce de vivre selon cette vérité, de l’approfondir dans un dialogue constant qui implique les générations passées et à venir »[28], cette recherche doit se faire, en conscience et sans contrainte[29]. Or, « dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n’étant liée qu’à la vérité naturelle et à la vérité révélée »[30].
La vérité dont il est question est, d’abord et avant tout, la vérité sur l’homme considéré dans toute sa dignité et sa complexité. C’est cette vérité sur l’homme intégral qui doit guider toute la pratique économique. Celle-ci, ordonnée au développement de l’homme, ne peut donc négliger sa dimension verticale : « (…)Le développement ne doit pas être compris d’une manière exclusivement économique, mais dans un sens intégralement humain. Il ne s’agit pas seulement d’élever tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd’hui les pays les plus riches, mais de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de répondre à sa vocation, et donc à l’appel de Dieu. Au faîte du développement, il y a la mise en œuvre du droit et du devoir de chercher Dieu, de le connaître et de vivre selon cette connaissance ».[31]
Si, par sa raison, l’homme peut avoir l’intuition de sa qualité et si l’homme contemporain y est tout particulièrement sensible[32], au vu de tout ce qui précède et des insistances religieuses, il est clair que seule la foi révèle pleinement cette dignité transcendante[33]. Dès lors, « la négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à réorganiser l’ordre social sans tenir compte de la dignité et de la responsabilité de la personne »[34]. L’athéisme parce qu’il « prive l’homme de l’une de ses composantes fondamentales »[35], conduit à la destruction du milieu naturel[36] et humain[37] à l’aliénation de l’homme.
Très lucidement, Pie XI qui reconnaissait, en 1931, qu’un « socialisme mitigé » n’était pas très éloigné de ce que les chrétiens souhaitent n’en maintenait pas moins que « socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions » pour la raison fondamentale que le socialisme construit une société fermée sur le temporel, ordonnée au « seul bien-être », subordonnant ou sacrifiant les biens les plus élevés de l’homme[38].
Jean XXIII dira que « l’aspect le plus sinistrement typique de notre époque moderne se trouve dans la tentative absurde de vouloir bâtir un ordre temporel solide et fécond en dehors de Dieu, unique fondement sur lequel il puisse subsister, et de vouloir proclamer la grandeur de l’homme en le coupant de la source dont cette grandeur est issue et où elle s’alimente ; en réprimant, et si possible en éteignant, ses aspirations vers Dieu »[39].
Alors que le marxisme croyait que l’aliénation dépendait uniquement des rapports de production et de propriété et qu’elle se résoudrait par le collectivisme[40], Jean-Paul II la situe précisément dans la fermeture au spirituel, dans « la perte du sens authentique de l’existence » à l’œuvre aussi bien dans les sociétés occidentales que dans les sociétés collectivistes : « il est nécessaire, précise le Saint Père, de rapprocher le concept d’aliénation de la vision chrétienne des choses, pour y déceler l’inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas la valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l’autre, l’homme se prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d’entrer dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles Dieu l’a créé. En effet, c’est par le libre don de soi que l’homme devient authentiquement lui-même, et ce don est rendu possible parce que la personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ». L’homme ne peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner à une autre personne ou à d’autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l’auteur de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don. L’homme est aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l’expérience du don de soi et de la formation d’une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière qu’est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre les hommes »[41]. Dans un langage plus classique, on pourrait appeler aliénée, ou plutôt aliénante, la société qui freine, détourne, corrompt, étouffe l’amour de Dieu et du prochain, qui contredit donc ou du moins contrecarre, d’une manière ou d’une autre, le premier et le plus grand commandement. Si, « dans la société occidentale, l’exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et décrite par Karl Marx (…), l’aliénation n’a pas été surmontée dans les diverses formes d’exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des autres et que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins particuliers et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels et authentiques qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des autres besoins »[42].
On comprend mieux, à lire ces insistances sur l’ouverture, le don à Dieu et aux autres, que Jean-Paul II ait pu écrire qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient »[43].
Pour faire court, on peut dire que l’éthique chrétienne est et doit être l’« expression active, au plan temporel, de la transcendance »[44]. Transcendance de l’homme qui doit être respectée, protégée, défendue, favorisée et transcendance du Royaume qui, au-delà du monde est déjà présent et doit être rendu toujours plus présent. Un homme qui doit toujours être plus à l’image de Dieu et une société toujours plus à l’image du Royaume. Telles sont nos références constantes, définitives[45].
Le souci majeur de la dignité de l’homme justifie « l’option préférentielle pour les pauvres » et la « destination universelle des biens » qui sont deux exigences majeures et fondatrices dans l’enseignement social chrétien.
En 2008, en Belgique, le monde politique déclarait pauvre l’isolé gagnant moins de 842 euros et le ménage disposant de moins de 1726 euros. La pauvreté ainsi définie est matérielle et relative au niveau de vie moyen d’une population à un moment donné.
Pour le dictionnaire (R), la pauvreté est l’état d’une personne qui manque de moyens matériels puis ,par extension, il désigne une insuffisance dans le domaine matériel ou moral[1]. Ainsi, tout le monde sait qu’il y a à travers le monde « une multitude incalculable d’hommes et de femmes, d’enfants, d’adultes et de vieillards, en un mot de personnes humaines et uniques, qui souffrent sous le poids intolérable de la misère. Ils sont des millions à être privés d’espoir… »[2]
Pour les Nations Unies, « on mesure habituellement la pauvreté par le revenu ou les dépenses qui suffisent à maintenir un niveau de vie réduit au strict minimum. Mais elle se définit aussi par des facteurs tels que la nutrition, l’espérance de vie, l’accès à l’eau salubre et aux moyens d’assainissement, les maladies, l’alphabétisation[3] et d’autres aspects de la condition humaine »[4].
Ce sont ces « autres aspects » qu’évoque Jean-Paul II lorsqu’il écrit « que, dans le monde d’aujourd’hui, il existe bien d’autres formes de pauvreté. Certaines carences ou privations ne méritent-elles pas, en effet, ce qualificatif ? La négation ou la limitation des droits humains - par exemple le droit à la liberté religieuse, le droit de participer à la construction de la société, la liberté de s’associer, ou de constituer des syndicats, ou de prendre des initiatives en matière économique - n’appauvrissent-elles pas la personne humaine autant, sinon plus, que la privation des biens matériels ? Et un développement qui ne tient pas compte de la pleine reconnaissance de ces droits est-il vraiment un développement à dimension humaine ? »[5]
La pauvreté prend donc des formes très diverses de la marginalisation à la misère mortelle en passant par des situations de domination ou d’esclavage[6]. la pauvreté est multiforme.
En fait, l’Église qui veut défendre et promouvoir la dignité de la personne humaine considérée dans son intégralité, considère comme cause de pauvreté et donc comme mal tout ce qui empêche, freine, étouffe, altère la pleine humanité de l’homme dans sa réalité personnelle et sociale. Car si la pauvreté a des causes individuelles (maladie, faille de la personnalité, ignorance, paresse, etc.), elle a aussi des causes structurelles et extérieures : catastrophes naturelles (inondation, sécheresse, tremblement de terre, éruption volcanique, typhon), violences, systèmes économiques et politiques aberrants et même, comme nous le verrons plus loin, un certain développement générateur de sous-développement. Même dans les pays avancés, il apparaît que des mesures pour lutter contre certaines pauvretés en entraînent d’autres. Ainsi, le coût de la lutte contre le chômage et des différents services sociaux peuvent être responsables de crises ou difficultés économiques.
Quant aux zones de pauvreté, elles ne sont pas confinées dans ce qu’on appelle le « Tiers-Monde ». Très opportunément, l’Église nous rappelle que « certains aspects caractéristiques du Tiers-Monde apparaissent aussi dans les pays développés où la transformation incessante des modes de production et des types de consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement être marginalisés, comme le sont, en même temps qu’eux, les personnes âgées, les jeunes incapables de bien s’insérer dans la vie sociale, ainsi que, d’une manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu’on appelle le Quart-Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d’être facile ».[7] La pauvreté est universelle.
Sous quelque forme que ce soit et où que ce soit, la pauvreté est un scandale en soi puisqu’elle attente d’une manière ou d’une autre à la dignité de l’homme mais le scandale est tout particulièrement grave à une époque où existent bien des possibilités de la réduire[8].
Au lieu de tout faire pour lutter contre les manques essentiels, on persiste à intenter un procès aux pauvres accusés d’être responsables de leur pauvreté comme l’aveugle-né de l’évangile, dont on disait : « Qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? »[9]. On pense souvent qu’ils n’ont que le sort qu’ils méritent: paresse, alcoolisme, familles nombreuses, incapacité à gérer un budget, failles de la personnalité, manque de formation, manque d’hygiène et de santé, poids des cultures traditionnelles, etc.. Certains accusent aussi des caractères raciaux…
Les pauvres deviennent des gêneurs.[10] Déjà, au moment de la révolution en France, le nouveau pouvoir bourgeois a veillé à écarter les pauvres de la vie politique[11] et de la garde nationale[12]. Aujourd’hui, « des milieux riches et influents croient voir dans les populations pauvres du Sud un ennemi potentiel qu’il convient d’endiguer. Au lendemain de l’implosion du système communiste, certains voient dans la masse des pauvres le nouvel ennemi à affronter »[13].
Pour d’autres, l’appauvrissement est une bonne chose car il profite aux pauvres : « Comme on prétend que l’insolvabilité est due à la corruption, à la paresse, à l’irrationalité des débiteurs, elle est donc coupable et non excusable. On insinue ainsi que si la dette est légitime, il est légitime qu’elle soit remboursée même au prix de la mort (…). Par ailleurs, en s’appuyant sur le mythe incontesté du caractère salvifique du respect des lois du marché, on avance que l’exigence du remboursement est bonne même pour les débiteurs, fût-ce au prix de leur sang. Eux-mêmes y gagneraient grâce à la « main invisible », car le marché fonctionne au bénéfice de tous. Il ne faut donc pas en suspendre les règles. Le sacrifice sert l’intérêt général et il est juste. Une remise de la dette serait une fausse clémence »[14].
Dès le texte de la Genèse, est affirmée la destination universelle des biens. Dieu fait alliance avec tous les hommes auxquels il confie la gestion de la terre : « Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » Dieu dit : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture »[1]. Quand Dieu renouvellera son alliance avec Noé et ses fils, il leur dira : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre. Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comm1e de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela au même titre que la verdure des plantes. »[2]
L’humanité représente désormais Dieu sur terre. L’auteur du Livre de la Sagesse s’adresse à Dieu en disant bien : « toi qui, par ta sagesse, as formé l’homme pour dominer sur les créatures que tu as faites, pour régir le monde en sainteté et justice et exercer le jugement en droiture d’âme (…) »[3] . Il n’est donc pas étonnant d’entendre cette recommandation : « qu’il n’y ait pas de pauvre chez toi. Car Yahvé ne t’accordera sa bénédiction dans le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, que si tu écoutes vraiment la voix de Yahvé ton Dieu, en gardant et pratiquant tous ces commandements que je te prescris aujourd’hui »[4]. La mission de l’humanité est claire : nous devons agir comme le Seigneur[5] et donc veille à ce qu’il n’y ait pas de pauvres ! Mais cet idéal ne peut être réalisé qu’à la condition d’obéir aux dix « paroles » de Dieu. C’est dire, en même temps, que l’idéal restera un idéal toujours hors d’atteinte : : « Certes, les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi je te donne ce commandement : Tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays. »[6]
Les Pères de l’Église, surtout Grégoire de Naziance[1], soulignent le fait que nous naissons nus, sans biens et entièrement dépendants de ceux qui nous ont précédés. On peut aussi ajouter que nous sommes éphémères, fragiles physiquement et moralement[2] Nous sommes donc tous pauvres, fondamentalement et radicalement. Certes les circonstances de notre naissance mettront plus ou moins de biens à notre disposition mais aucun lieu ne produit tous les biens et personne ne jouit de toute la connaissance et de toute la sagesse de sorte que nous aurons toujours besoin des autres. Par ailleurs, nous quittons la vie sans aucun bien matériel mais enrichis des biens moraux et spirituels que nous aurons accumulés au long de notre vie - ce qui révèle l’importance première des richesses immatérielles - grâce, ne l’oublions pas, à l’être reçu : « car vous étiez avant que je ne fusse, dit saint Augustin à Dieu, et je n’étais pas digne de recevoir de vous l’être. Et pourtant voici que je suis, grâce à votre bonté qui a précédé tout ce que vous m’avez donné d’être, et tout ce dont vous m’avez fait ».[3]
A sa manière, en restant sur les terrains sociologique et psychologique, Jean-Paul II aussi a suggéré que nous sommes tous pauvres. Lors de sa visite aux États-Unis, en 1987, il a montré qu’il ne faut pas avoir une vision étroite de la pauvreté. Non seulement parce que des gens souffrent de privation matérielle et d’appauvrissement spirituel, de manque de libertés et de respect de leur dignité, mais, ajoutait-il, « il y a une forme de pauvreté très spéciale et très pitoyable : la pauvreté de l’égoïsme, la pauvreté de ceux qui possèdent et ne veulent pas partager, de ceux qui pourraient être riches en donnant mais choisissent d’êtres pauvres en gardant tout ce qu’ils ont. Ceux-là également ont besoin d’aide », concluait-il[4]. Toutes les richesses intellectuelles, morales, spirituelles et matérielles gardées et non partagées sont donc une source d’appauvrissement. Qui, dans ces conditions, n’est donc concerné ?
Qui ne voit, en définitive, que tous les hommes ont besoin pour développer leur humanité, pour grandir, des biens de la terre et des biens que les autres peuvent fournir et qu’il est impossible de justifier l’accaparement quel que soit son objet ?
Reste à réfléchir au modalités de la répartition des biens. Ce sera la question difficile que nous aborderons dans le chapitre suivant.
En attendant, nous pourrions dire, avec une pointe de provocation, en nous appuyant sur l’Ancien testament : bienheureux les riches mais malheur à eux !
Bienheureux les riches ou plutôt, bénédiction des richesses, des biens de ce monde, qui, explique J. Buisson[5], est « un préalable nécessaire à la béatitude de la pauvreté », dont nous parlerons plus loin.
Dès le premier chapitre de la Genèse, il est proclamé et répété que toute la création est bonne. Pour récompenser Abraham de son obéissance, Dieu lui dit : « je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable qui est sur le bord de la mer, et ta postérité conquerra la porte (les villes) de ses ennemis »[6]. Et, plus tard, le serviteur d’Abraham pourra dire : « Yahvé a comblé mon maître de bénédictions et celui-ci est devenu très riche ; il lui a donné du petit et du gros bétail, de l’argent et de l’or, des serviteurs et des servantes, des chameaux et des ânes »[7]. Job qui était « un homme intègre et droit qui craignait Dieu et se gardait du mal », était très riche. Il avait 10 enfants et « possédait aussi sept mille brebis, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs et cinq cents ânesses, avec de très nombreux serviteurs. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient. Ses fils avaient coutume d’aller festoyer chez l’un d’entre eux, à tour de rôle, et d’envoyer chercher leurs trois sœurs pour manger et boire avec eux »[8]. Après avoir subi l’épreuve que Dieu lui avait infligée (la perte de ses enfants et de tous ses biens), « Yahvé restaura la situation de Job (…) et même Yahvé accrut au double tous les biens de Job. (…) Il mourut chargé d’ans et rassasié de jours »[9].
Et même dans le Nouveau Testament, nous assistons à de nombreux festins auxquels participe Jésus dont on dit « Voilà un glouton et un ivrogne » ![10] On se souvient des noces de Cana où Jésus procura, par son premier miracle, « six jarres » de « deux ou trois mesures » remplies de vin. Quand on sait qu’une mesure est d’environ quarante litres, on estime aisément l’abondance de vin procuré aux participants qui avaient déjà bien bu semble-t-il car « le vin manqua », note l’évangéliste[11].
Un autre passage de l’Évangile est très intéressant pour notre propos: « Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où était Lazare, que Jésus avait ressuscité d’entre les morts. On lui fit là un repas. Marthe servait. Lazare était un des convives. Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s’emplit de la senteur du parfum. Mais Judas l’Iscariote, l’un des disciples, celui qui allait le livrer, dit : « Pourquoi ce parfum n’a-t-il pas été vendu trois cents deniers qu’on aurait donnés à des pauvres ? » Mais il dit cela non par souci des pauvres, mais parce qu’il était voleur et que, tenant la bourse, il dérobait ce qu’on y mettait. Jésus dit alors : « Laisse-la : c’est pour le jour de ma sépulture qu’elle devait garder ce parfum. Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours »[12] . Marc[13] et Matthieu[14] qui rapportent aussi cette scène notent sans précision que les disciples protestent contre ce gaspillage[15]. En effet, 300 deniers représentent, à l’époque, le salaire de 300 jours de travail ![16]
Bénis soient donc les biens de ce monde !
Mais nous sommes appelés à les partager. Pour que tous puissent se « vêtir » et parce que nous devons nous devons toujours être plus « à l’image » de Dieu qui a tenu à partager avec nous sa souveraineté. Il a en effet tout créé non pour lui mais pour que tous les hommes en bénéficient. Constamment, sa volonté s’exprime dans ce sens dans l’Ancien Testament.
Si la paresse est accusée d’appauvrir et est condamnée : « Main nonchalante appauvrit »[17], il est dit aussi qu’« il pèche celui qui méprise son prochain ; heureux qui a pitié des pauvres »[18]. Le travail est une valeur au contraire de la pauvreté définie comme manque.
L’accaparement est durement dénoncé dans de nombreux textes. Le plus célèbre est certainement celui de la vigne de Nabot[19] convoitée par le roi Achab qui, grâce à la perfidie assassine de sa femme Jézabel, va s’en emparer : « Alors la parole de Yahvé fut adressée à Elie le Tishbite en ces termes : « Lève-toi et descends à la rencontre d’Achab, roi d’Israël à Samarie. Le voici qui est dans la vigne de Nabot, où il est descendu pour se l’approprier. Tu lui diras ceci : Ainsi parle Yahvé : Tu as assassiné, et de plus tu usurpes ! C’est pourquoi, ainsi parle Yahvé : A l’endroit même où les chiens ont lapé le sang de Nabot, les chiens laperont ton sang à toi aussi. Achab dit à Elie : « Tu m’as donc rattrapé, ô mon ennemi ! » Elie répondit : « Oui, je t’ai rattrapé. Parce que tu as agi en fourbe, faisant ce qui déplaît à Yahvé, voici que je vais faire venir sur toi le malheur : je balayerai ta race, j’exterminerai les mâles de la famille d’Achab, liés ou libres en Israël. Je ferai de ta maison comme de celle de Jéroboam fils de Nebat et de Basha fils d’Ahiyya, car tu as provoqué ma colère et fait pécher Israël. (Contre Jézabel aussi Yahvé a prononcé une parole : « Les chiens dévoreront Jézabel dans le champ de Yizréel. ») Celui de la famille d’Achab qui mourra dans la ville, les chiens le mangeront, et celui qui mourra dans la campagne, les oiseux du ciel le mangeront. »
On entendra les prophètes tonitruer contre l’avidité des possédants et les injustices des propriétaires fonciers : « Malheur, à ceux qui ajoutent maison à maison, qui joignent champ à champ jusqu’à ne plus laisser de place et rester seuls habitants au milieu du pays »[20]. « S’ils convoitent des champs, ils s’en emparent ; des maisons, ils les prennent ; ils saisissent le maître avec sa maison, l’homme avec son héritage »[21]. Par la bouche d’Amos[22], Yahvé laisse éclater sa colère: « Ainsi parle Yahvé : Pour trois crimes et pour quatre, je l’ai décidé sans retour ! Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales ; parce qu’ils écrasent la tête des faibles sur la poussière de la terre et qu’ils font dévier la route des humbles ; parce que fils et père vont à la même fille[23] afin de profaner mon saint nom ; parce qu’ils s’étendent sur des vêtements pris en gage, à côté de tous les autels, et qu’ils boivent dans la maison de leur dieu le vin de ceux qui sont frappés d’amende. Et moi[24], j’avais anéanti devant eux l’Amorite, lui dont la taille égalait celle des cèdres, lui qui était fort comme les chênes ! J’avais anéanti son fruit, en haut, et ses racines, en bas ![25] Et moi, je vous avais fait monter du pays d’Égypte, et pendant quarante ans, menés dans le désert, pour que vous possédiez la pays de l’Amorite ! J’avais suscité parmi vos fils des prophètes, et parmi vos jeunes gens des nazirs ![26] N’en est-il pas ainsi, enfants d’Israël ? Oracle de Yahvé. Mais vous avez fait boire du vin aux nazirs, aux prophètes vous avez donné cet ordre : « Ne prophétisez pas ! » Eh bien ! moi, je vais vous broyer sur place comme broie le chariot plein de gerbes (…). »
Si Dieu s’emporte contre les ceux qui amassent, spéculent, exploitent parce qu’ils ont oublié sa loi[27], il prend la défense des pauvres, en particulier la veuve, l’orphelin et l’immigré : « Tu ne porteras pas atteinte au droit de l’étranger et de l’orphelin, et tu ne prendras pas en gage le vêtement de la veuve. Souviens-toi que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’en a racheté ; aussi je t’ordonne de mettre cette parole en pratique. »[28]
Remarquons que la Bible parle moins de la pauvreté que des pauvres et de catégories précises. Ce qui est en jeu, en effet, c’est une personne, sa dignité, son développement. Notons aussi que Dieu demande aux hommes de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme Lui s’est comporté avec eux.
Cette injonction est répétée en de nombreux endroits[29]. Et le souci du pauvre est pour Dieu plus précieux que le jeûne. Ainsi, quand le peuple se plaint: « Pourquoi avons-nous jeûné sans que tu le voies, nous sommes-nous mortifiés sans que tu le saches ? », Dieu répond : « C’est qu’au jour où vous jeûnez, vous traitez des affaires, et vous opprimez tous vos ouvriers. C’est que vous jeûnez pour vous livrer aux querelles et aux disputes, pour frapper du poing méchamment. Vous ne jeûnerez pas comme aujourd’hui, si vous voulez faire entendre votre voix là-haut ! Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l’homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N’est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé, héberger chez toi les pauvres sans abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière éclatera comme l’aurore, ta blessure se guérira rapidement, ta justice marchera devant toi et la gloire de Yahvé te suivra ? Alors tu crieras et Yahvé répondra, tu appelleras, il dira : Me voici ! Si tu bannis de chez toi le joug, le geste menaçant et les paroles méchantes, si tu te prives pour l’affamé et si tu rassasies l’opprimé, ta lumière se lèvera dans les ténèbres, et l’obscurité sera pour toi comme le milieu du jour. Yahvé sans cesse te conduira, il te rassasiera dans les lieux arides, il donnera la vigueur à tes os, et tu seras comme un jardin arrosé, comme une source jaillissante dont les eaux ne tarissent pas. On reconstruira, chez toi, les ruines antiques, tu relèveras les fondations des générations passées, on t’appellera Réparateur de brèches, Restaurateur des chemins, pour qu’on puisse habiter. »[30]
Les biens du monde étant destinés à tous, le problème, avons-nous dit est de les répartir. Aussi diverses mesures sont prévues dans l’ancienne Alliance pour limiter la propriété et fixer des règles de partage.
La dîme annuelle de la production sera mangée et bue « au lieu choisi par Yahvé » mais « tu ne négligeras pas le lévite (voué au service du temple) qui est dans tes portes, puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi. »[31]
La dîme triennale est abandonnée aux pauvres : « Au bout de trois ans, tu prélèveras toutes les dîmes de tes récoltes de cette année-là et tu les déposeras à tes portes. Viendront alors manger le lévite (puisqu’il n’a ni part ni héritage avec toi), l’étranger, l’orphelin et la veuve de ta ville, et ils s’en rassasieront. Ainsi Yahvé ton Dieu te bénira dans tous les travaux que tes mains pourront entreprendre. »[32]
Au bout de sept ans, une année sabbatique est instituée, au cours de laquelle on remettra des dettes, on prêtera au pauvre, on libérera des esclaves avec un cadeau : « Pendant six ans tu ensemenceras la terre et tu engrangeras le produit. Mais la septième année, tu la laisseras en jachère et tu en abandonneras le produit ; les pauvres de ton peuple le mangeront et les bêtes des champs mangeront ce qu’ils auront laissé. Tu feras de même pour ta vigne et ton olivier. »[33] « Tu te souviendras que tu as été en servitude au pays d’Égypte et que Yahvé ton Dieu t’a racheté : voilà pourquoi je te donne aujourd’hui cet ordre »[34]. Et lors de l’année du jubilé, tous les 50 ans, « vous proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays, (…) vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ». Contre l’accaparement des terres, il est prévu : « Si tu vends ou si tu achètes à ton compatriote, que nul ne lèse son frère ! C’est en fonction du nombre d’années écoulées depuis le jubilé que tu achèteras à ton compatriote ; c’est en fonction du nombre d’années productives qu’il te fixera le prix de vente. Plus sera grand le nombre d’années, plus tu augmenteras le prix, moins il y aura d’années, plus tu le réduiras, car c’est un certain nombre de récoltes qu’il te vend. » Lors du jubilé, on assistera aussi au rachat des personnes et des propriétés : « la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes »[35].
En plus de ces grandes institutions, les livres de l’Ancien Testament prescrivent encore diverses mesures pour que les défavorisés puissent, en diverses circonstances avoir une part des biens de la terre: « Lorsque vous récolterez la moisson de votre pays, vous ne moissonnerez pas jusqu’à l’extrême bout du champ. Tu ne glaneras pas ta moisson, tu ne grappilleras pas ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits tombés dans ton verger. Tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger. Je suis Yahvé ton Dieu »[36].
Ces quelques textes exemplaires montrent bien qu’à l’image du Dieu libérateur, les hommes doivent soulager ceux qui sont privés de ce qui les empêche d’être, en leur procurant l’avoir nécessaire. La condition est que ceux qui jouissent de l’avoir soient attentifs à l’être des autres et prompts à partager. Toute indifférence, mauvaise volonté ou désobéissance encourt la colère de Dieu. Au contraire, la générosité est comblée de bienfaits.
On peut ajouter que ce qu’on appellera, plus tard, « l’option préférentielle pour les pauvres » trouve une première formulation dans ce texte d’Isaïe : « L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance, proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et ; un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés, pour leur donner un diadème au lieu de cendre, de l’huile de joie au lieu d’un vêtement de deuil, un manteau de fête au lieu d’un esprit abattu ; (…). Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle. »[37]
Aujourd’hui encore, la pensée juive est très attachée à l’idée que « la Présence divine ne s’accueille que dans une société juste ». Juste au sens juridictionnel et au sens économique. Il nous est rappelé l’importance du chabbat, « le chabbat de la création divine conduit au chabbat humain selon ses trois périodes essentielles : chabbat hebdomadaire ; une fois tous les sept ans : année chabbatique (…) ; une fois toutes les quarante-neuf années : le jubilé (…) ». Et le chabbat n’est pas seulement un repos après la création mais aussi une bénédiction et une sanctification de l’œuvre à tel point que « se délier de l’obligation chabbatique, c’est ipso facto délier tous les maux que l’Alliance avait par ailleurs liés ». Et l’auteur de ces lignes[38] énumère, parmi ces maux, ceux que nous connaissons bien: inégalités scandaleuses, chômage, déshumanisation du travail et de l’économie, déboussolement de l’État, insécurité économique, etc..
Avec le Nouveau Testament, nous entrons dans une autre dimension. Bienheureux les riches ! disions-nous plus haut. N’était-ce vraiment qu’une provocation ou peut-il y avoir association de ces deux formules apparemment contradictoires ? Nous savons qu’il ne peut y avoir de contradiction entre les deux testaments. Mais nous assistons, avec Jésus, à un changement de plan, d’altitude ou de profondeur si l’on préfère. Nous allons le constater une fois de plus.
Nous avons déjà, plus haut, citer quelques passages de l’Évangile, qui confirment la » bonté » des biens créés. Biens qui sont destinés à tous les hommes. L’Évangile persiste à réclamer de ceux qui possèdent ces biens qu’ils les partagent avec ceux qui en manquent. Ainsi, on retrouvera chez Jacques[1] les accents violents des prophètes : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »
La sévérité envers le riche injuste va de pair avec l’indulgence vis-à-vis du pauvre comme en témoigne la parabole du pauvre Lazare[2] : « Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche… Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut, et on l’ensevelit.
Dans l’Hadès, en proie à des tortures, il lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Alors il s’écria ; « Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l’eau le bout de son doigt pour me rafraîchir la langue, car je suis tourmenté dans cette flamme. » Mais Abraham dit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. Il dit alors : « Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères ; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils viennent, eux aussi, dans ce lieu de la torture. » Et Abraham de dire : « Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. » - « Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. » Mais il lui dit : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. » »
Il est reproché au riche d’avoir ignoré le pauvre, malgré les avertissements de la Loi et des Prophètes. « La parabole, commente A. Durand, a pour but de provoquer à la conversion de toute urgence : elle montre, en effet, que la mort s’ensuit sans aucun recours possible pour celui qui ignore le pauvre et que nous ne pouvons nous réclamer d’aucun subterfuge pour nous excuser »[3].
L’Évangile éclaire singulièrement la colère de Yahvé. Mépriser le pauvre n’est pas seulement une infraction à la Loi mais une trahison, une rupture d’avec Dieu lui-même, le Verbe de Dieu fait chair : « Si quelqu’un, jouissant des biens de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? »[4] « Si quelqu’un dit: « J’aime Dieu » et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne saurait aimer le Dieu qu’il ne voit pas. »[5] C’est pourquoi « ni voleurs, ni cupides, entre autres, « n’hériteront du Royaume de Dieu »[6]
Inversement, l’homme généreux par amour du Seigneur, ne fait pas simplement une bonne action mais peut mériter le salut, fruit de la rédemption. On se souvient du riche Zachée, chef de publicains[7], qui avait grimpé sur un sycomore pour voir Jésus qui ensuite s’était invité chez lui : « Mais Zachée, debout, dit au Seigneur : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rend le quadruple. » Et Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » »[8] La prodigalité de Zachée est l’effet de sa conversion : il a cru et son cœur s’est ouvert au malheur des autres.
L’essentiel évangélique reste encore à découvrir. S’il faut être attentif au pauvre, ce n’est pas seulement pour toutes les raisons relevées jusqu’à présent (ressembler à Dieu créateur et libérateur ou obéir à la Loi), mais parce que le pauvre c’est Jésus, comme le décrit, de manière impressionnante la description du jugement dernier dans l’Évangile selon saint Matthieu[9] .
qu’est-ce qui permet au Christ de s’identifier aux pauvres ?
Lorsque Paul[10] exhorte les Corinthiens à la générosité dans la collecte, il se réfère à l’exemple du Christ: « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre Seigneur Jésus Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, de riche qu’il était, afin de vous enrichir de sa pauvreté. »[11] Le Christ s’est « dépouillé » par son incarnation et par sa souffrance et sa mort, pauvre parce que « les siens ne l’ont pas accueilli »[12] et n’a pas eu « où reposer la tête »[13]. « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! »[14] Ce fait « change le sens et la portée de la pauvreté »[15].
Déjà dans certains textes de l’Ancien Testament, la pauvreté avait acquis une valeur religieuse. Notamment dans le livre de Sophonie et dans les Psaumes : « Cherchez Yahvé, vous tous les humbles de la terre, qui accomplissez ses ordonnances. Cherchez la justice, cherchez l’humilité ; peut-être serez-vous à l’abri au jour de la colère de Yahvé »[16]. Les opprimés, les faibles, les petits, les indigents sont disposés à attendre tout du Seigneur : les « superbes » dispersés, « je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste, et c’est dans le nom de Yahvé que cherchera refuge le reste d’Israël »[17]. Les pauvres deviennent ceux qui sont prêts pour le Royaume à venir : « Les pauvres posséderont la terre »[18] « car Yahvé exauce les pauvres »[19]. C’est aux pauvres que sera envoyé le Messie, comme on l’a vu dans Isaïe[20] : Yahvé « m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres… »[21] ; « Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide ; compatissant au faible et au pauvre, il sauve l’âme des pauvres »[22]. « Car il n’a point méprisé ni dédaigné la pauvreté du pauvre, ni caché de lui sa face, mais invoqué par lui il écouta »[23]. S’il est si attentif aux pauvres c’est parce que lui-même sera pauvre : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse »[24]. Il sera « Objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas. Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. (…) A la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s’accablant lui-même de leurs fautes. C’est pourquoi il aura sa part parmi les multitudes, et avec les puissants, il partagera le butin, parce qu’il s’est livré lui-même à la mort et qu’il a été compté parmi les criminels, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il intercédait pour les criminels »[25].
Le Christ est ce Serviteur, le pauvre, humble et doux, injustement persécuté et condamné, solidaire des plus pauvres. Etre à l’image de Dieu, c’est désormais ressembler au Christ. C’est pourquoi, non content de dénoncer les mauvais riches comme les Prophètes le faisaient, il réclame, au delà de la pauvreté, un esprit qui ouvre l’homme à l’appel du Seigneur et à la venue du Royaume, un esprit d’enfance[26] et invite non plus simplement au partage mais à l’abandon de tous les biens : « …quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple. »[27] « Donnez plutôt en aumône ce que vous avez, et alors tout sera pur pour vous. »[28] « Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »[29] « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »[30] Au « notable » qui lui demande ce qu’il faut faire pour avoir en héritage la vie éternelle et qui a bien respecté les commandements, Jésus répond : « Une chose encore te fait défaut : tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi ».[31]
Le Christ a accepté un état de pauvre pour faire la volonté du Père. A sa suite nous sommes invités à nous confier aussi au Père[32] et tout quitter pour suivre Jésus comme les premiers disciples[33]. Cette radicalité volontaire ou donnée par Dieu, comme le précise H.-U. Von Balthasar, n’a de sens que par et pour le Christ[34]. Si désormais « le pauvre nous est icône du Christ »[35], la pauvreté heureuse est celle d’un homme qui sait qu’il « est semblable à un souffle », que « ses jours sont comme l’ombre qui passe », qui criait vers Yahvé: « d’en haut tends la main , sauve-moi, tire-moi des grandes eaux… »[36] et qui a été entendu. Le pauvre heureux vit sa pauvreté, comme à l’origine, c’est-à-dire comme une « capacité de richesse, comme disponibilité illimitée au don sans fin » et non « comme soif de possession, « tendant la main » pour saisir le fruit de la vie et de la connaissance »[37]. En définitive, « la seule béatitude promise aux pauvres, c’est d’entrer en contact avec ce Pauvre-Bienheureux qu’est le Christ, fils éternel de Dieu, lui qui s’est fait homme pour sauver l’homme »[38] .
Nous pouvons donc, en même temps bénir les biens de la terre et acquiescer à la béatitude des pauvres, comme l’explique très bien le célèbre théologien suisse : « La pauvreté peut, comme l’Ancienne Alliance le dit avec raison, être un mal terrestre, que l’humanité doit guérir selon ses forces (…). Mais la pauvreté est en même temps ce que Jésus proclame heureux, parce que le Royaume des Cieux lui appartient[39]. Le Royaume des cieux est donc une forme de la pauvreté. Est pauvre celui qui a donné tout ce qu’il avait. Ainsi le Père céleste est-il pauvre, puisqu’il n’a rien gardé pour lui dans la génération du Fils. Ainsi toute la Trinité divine est-elle bienheureusement pauvre, parce qu’aucune hypostase[40] divine n’a quelque chose pour elle seule, mais tout seulement dans l’échange avec les autres. Et ainsi Jésus, lui aussi, peut être pauvre sur la terre, parce qu’il reçoit tout (même les affronts, la croix, la mort dans la déréliction[41]) comme don du Père ».[42] Quelle conséquence, Balthasar, en tire-t-il pour notre agir ? « La charité chrétienne demande à la suite du Seigneur aussi bien la solidarité avec les pauvres que le partage de ses propres biens (…)[43], mais sans que nous privions par là les pauvres (en faisant d’eux des riches) de leur béatitude fondée en Dieu »[44]. Belle formule qui doit éclairer désormais notre réflexion mais qui demande beaucoup de prudence dans son incarnation concrète.
Tenir ensemble les deux attitudes vis-à-vis de la pauvreté peut paraître difficile mais il est nécessaire de s’y employer si l’on veut être fidèle à l’ensemble de la Révélation. Toute simplification risque de conduire à des interprétations souvent lourdes de conséquences malheureuses.
La première simplification que l’on rencontre, c’est de n’envisager que l’aspect matériel de la pauvreté. Il est certes important comme le souligne G. Gutierrez : « Affirmer que le message propre et original des béatitudes se réfère en premier lieu aux « pauvres matériels » ce n’est en rien humaniser ou politiser leur sens, mais c’est reconnaître simplement que Dieu est Dieu et qu’il aime les pauvres en toute liberté et gratuité ; non parce qu’ils seraient bons ou meilleurs que d’autres, mais parce qu’ils sont pauvres affligés et affamés et parce que cette situation est contraire à sa condition de roi, (…) de défenseur des pauvres, de « vengeur des humbles ». (…) Les pauvres sont déclarés bienheureux parce que le Dieu de la Bible est le Dieu de la justice et des pauvres ».[1] C’est aussi l’analyse des évêques d’Afrique et de Madagascar lorsqu’ils écrivent que « l’Évangile ou la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu est donc l’annonce par Jésus d’un nouvel état de choses sur la terre. Un nouvel ordre social où les pauvres ne seront plus pauvres, où les affamés seront rassasiés, et les opprimés libérés »[2]. Il est certain que le message de Jésus n’est pas d’abord et certainement pas exclusivement une invitation à changer la société mais il est aussi certain - et tout cet ouvrage tente de le montrer - que la foi inspire et doit inspirer une transformation de la société.
On pourrait souscrire, sans réserve, à bien des analyses, toujours très généreuses, si elles englobaient toutes les pauvretés et n’étouffaient pas la présence, au cœur du plus croyant de tous les hommes, du « pauvre de Dieu », de celui à qui Dieu manque toujours infiniment et qui, dans sa tension vers l’Unique Bien, se détache des biens de ce monde. On ne peut oublier, dans la lutte contre les pauvretés, la racine du mal qui n’est autre que le péché. Sans cette large perspective, nous risquons de restreindre le sens de la foi et la mission de l’Église et de rendre inefficace notre action.
Peut-on, par exemple, adhérer totalement à la position d’A. Durand : « La foi en la résurrection peut être comprise de diverses manières, de même qu’existent des différences possibles dans la façon de comprendre Jésus comme « Envoyé » de Dieu. Mais, à travers les diverses façons de rendre compte de la foi, une conviction fondamentale demeure : « Jésus est vivant », « Jésus est un Envoyé de Dieu ». Ce sont là des affirmations que nous considérons comme constitutives de la foi chrétienne. Il en va bien différemment si nous prenons en compte le rapport des chrétiens aux pauvres, aussi bien la situation des pauvres dans l’Église que la situation des croyants par rapport aux pauvres.
Dans l’Église d’aujourd’hui, la relation aux pauvres apparaît comme une orientation souhaitable et même de plus en plus nécessaire pour les croyants, mais elle est considérée comme un moment ultérieur de la conversion chrétienne, un moment qui vient en quelque sorte après que l’essentiel de la foi a été établi. On s’intéresse aux pauvres, on fait des choses pour eux et parfois même avec eux, on fait la théologie et la spiritualité de la pauvreté[3] : les pauvres et la pauvreté sont devenus objets de préoccupation de la part des croyants, mais la relation aux pauvres n’est pas située dans le lieu même de la naissance, de la constitution et de l’élaboration de la foi. Le rapport aux pauvres est un affluent qui vient grossir le fleuve de la vie chrétienne, mais il n’est pas au lieu où le fleuve prend sa source. Dans le meilleur des cas, il reste perçu comme une conséquence éthique de la foi : il n’est pas compris comme constitutif de la foi elle-même. » ? Pour l’auteur, l’attitude décrite « représente une altération profonde du message évangélique ».[4] Et l’Église est « à faire » car « une Église qui se fixe essentiellement sur la place qu’elle reconnaît en droit à la Parole et à la Tradition pour savoir si elle est dans la vérité donne lieu à d’interminables discussions œcuméniques et se comporte comme un homme estimant qu’il est fait pour le sabbat et non le sabbat pour lui. Toutes ces perspectives minimisent gravement ce qui permet concrètement à l’Église d’apparaître comme un Peuple de croyants et un signe de salut dans le monde présent : la conversion effective des croyants au service des hommes et, prioritairement, de ceux qui sont délaissés. N’est-ce pas le service du frère qui est considéré dans l’Évangile comme la pierre de touche du « salut » ? N’est-ce pas dans le rapport au petit qu’il nous est enseigné que se jouent la vie et la mort des hommes ? N’est-ce pas cela qui est avant tout, aujourd’hui comme hier, le signe de l’amour de Dieu ? »[5] Mais si Jésus est vrai Dieu et vrai homme et que la pauvreté soit prise en compte non seulement dans son sens sociologique mais aussi dans son sens théologique, on ne voit pas pourquoi l’attention aux pauvres matériels, qui découlerait de la foi comme c’est le cas de Zachée, serait une altération de l’Évangile En réalité, répétons-le, les deux perspectives sont liées. Peu importe l’ordre de la découverte, l’important est que les deux, d’une manière ou d’une autre, finissent pas se rencontrer. Ni l’une ni l’autre ne sont facultatives. Ainsi, si l’engagement d’un athée vis-à-vis des pauvres matériels plaît certainement à Dieu, il risque, surtout s’il est systématisé, sans l’éclairage de la foi de produire des effets contraires à ceux escomptés. On ne peut constamment mettre en doute la bonté intentionnelle de beaucoup de révolutionnaires marxistes mais nous savons à quelles déshumanisations et parfois à quelles barbaries ont conduit leurs pratiques. Tout système qui reste fermé sur le temporel, qu’il soit communiste, socialiste ou capitaliste (car la plupart des théoriciens veulent par la création de richesses éradiquer la pauvreté), tout système qui nie ou ignore la dimension verticale de l’existence est mutilant, de soi, car l’homme n’est pas qu’un être de chair. Tout homme est aussi homo religiosus. Aucune action temporelle ne peut finalement ou simultanément se passer d’évangélisation et l’évangélisation doit toucher tous les aspects de la vie. Faire du pauvre humain et non du Christ, vrai Dieu et vrai homme, le centre de la Révélation et relire l’Évangile à partir de ce pauvre-là, conduit à une discrimination morale et spirituelle[6] et, pour paraphraser Ricardo Durand Florez[7], à un « surdimensionnement théologique du pauvre » . Plus radicalement qu’A. Durand mais dans le màme mouvement, Gutierrez écrit qu’ »il est nécessaire de revendiquer cette lecture croyante et militante de la Parole du Seigneur, à partir des « damnés de la terre », parce que « le royaume des cieux est à eux ». Eux sont les destinataires de l’Évangile, mais ils le seront dans la mesure où ils seront aussi ses porteurs »[8]. Porteurs d’Évangile, « les pauvres évangélisent » - ce qui est vrai[9] - et « l’Évangile lu à partir du pauvre, à partir du militantisme dans ses luttes, convoque une église populaire, c’est-à-dires une église qui naît du peuple, des pauvres du pays ».[10] Dans une telle vision, « le pauvre, quel qu’il soit, a plus de poids que le péché (…). Il semblerait qu’en étant pauvre, on entre déjà dans le « royaume des cieux ». (…) Il semblerait qu’il suffit d’être pauvre pour obtenir le salut ». Et l’évêque de Callao de rappeler à propos des pauvres, que « nous devons tenter de les tirer de leur pauvreté et en même temps insister pour qu’ils respectent les commandements et l’Évangile ».[11] Sinon, on aboutit à une contradiction car « si travailler, changer le monde est déjà sauver, pourquoi prêcher la foi et le baptême ? Si travailler en faveur du pauvre est le principal, il n’est pas nécessaire de lui parler du péché ».
A la suite de toute l’Écriture, l’Église a toujours considéré que le pire esclavage est le péché[12]. Si l’on recentre le message de Dieu sur ce mal suprême, on découvre qu’il n’est plus possible de parler du pauvre comme d’une « non-personne » selon l’expression de Gutierrez : « Jamais, écrit Durand Florez, pour Dieu, ni pour l’Église, le pauvre, aussi pauvre soit-il, aussi opprimé soit-il, ne sera une « non-personne ». Ce qui le fait intrinsèquement personne et fils de Dieu, ce n’est pas l’économique, ni le fait d’avoir ou non étudié, d’être sain ou malade, d’une couleur ou d’une autre. Il sera libre et digne s’il emploie sa liberté pour le bien, même s’il est esclave selon la « loi », comme Onésime, ou prisonnier comme saint Paul, ou qu’il soit dans un camp de concentration comme saint Maximilien Kolbe. (…) Au contraire, tout être humain, quelle que soit sa condition économique, sa richesse, son pouvoir, sa science, qui commettra un péché, se sépare de Dieu. Telle est la véritable misère qui n’intéresse pas les partisans du sécularisme, les agnostiques ou les athées. (…) Rappelons ce que Jésus nous a dit, dans les versets qui suivent l’affirmation « la vérité vous rendra libres » : « Jésus répondit: « En vérité, en vérité je vous le dis : celui qui commet un péché, est esclave du péché » (Jn 8, 34) ».[13]
En 1979, en Amérique latine, Jean-Paul II ne disait pas autre chose: « On ne peut dissocier - c’est la grande leçon, valable même aujourd’hui - l’annonce de l’Évangile et la promotion humaine.
Cependant, pour l’Église, celle-là ne peut se confondre ni s’arrêter - comme certains le prétendent - à cette dernière. Ce serait fermer à l’homme les horizons infinis que Dieu lui a ouverts. Et ce serait fausser le sens profond et complet de l’évangélisation, qui est avant tout annonce de la Bonne Nouvelle du Christ Sauveur ».[14] Ce thème, le Saint-Père le développera longuement lors de l’inauguration de la IIIe Conférence de l’épiscopat latino-américain (CELAM) à Puebla. Après avoir rappelé la vérité sur le Christ et « le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être », Jean-Paul II va mettre en garde contre les « relectures« réductrices de l’Évangile: « L’Église a le devoir d’annoncer la libération de millions d’êtres humains, le devoir d’aider à consolider cette libération (cf. EN, n° 3o) ; mais elle aussi le devoir correspondant de proclamer la libération dans sa signification intégrale, profonde, telle que Jésus l’a annoncée et réalisée (cf. EN, n° 31). « Libération de tout ce qui opprime l’homme, mais surtout libération du péché et du Malin, dans la joie de connaître Dieu et d’être connu de lui » (EN, n° 9).(…)
Libération qui, dans la mission propre de l’Église, ne se réduit pas à la pure et simple dimension économique, politique, sociale ou culturelle, qui ne sacrifie pas aux exigences d’une stratégie quelconque, d’une « praxis » ou d’une échéance à court terme (cf. EN, n° 33) ».[15]
Par la suite, les deux instructions sur la théologie de la libération et la liberté chrétienne exposeront amplement tous les aspects de la question.[16]
Une autre manière de simplifier la leçon des Écritures, est de considérer qu’il est naturel, dans l’ordre des choses, voire dans l’ordre divin, qu’il y ait des pauvres (« des pauvres, vous en aurez toujours avec vous »), que ceux-ci, puisqu’ils sont proclamés « heureux » par le Seigneur, puisque le Christ est avec eux, qu’il s’identifie à eux, doivent se résigner à leur condition.
Cette interprétation simpliste et, parfois peut-être, cynique ne se rencontre plus guère fort heureusement mais soyons attentifs aux mots que nous employons pour traduire le lien des deux pauvretés identifiées. Ainsi, si on ne lisait pas l’encyclique Rerum Novarum dans son intégralité, ce texte de Léon XIII repris dans l’Agenda social poserait quelques problèmes : « Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l’Église que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n’est pas un opprobre et qu’il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C’est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, tout riche qu’il était, s’est fait indigent (2 Co 9, 9) pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d’un ouvrier ; qui est allé jusqu’à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. N’est-ce pas le charpentier, fils de Marie ? (Mc 6, 3)
Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire : la vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude. Bien plus, c’est vers les classes infortunées que le cœur de Dieu semble s’incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux (cf. Mt 5, 5), il invite avec amour à venir à lui, afin qu’il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (cf. Mt 11, 28) il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites certainement pour humilier l’âme du riche et le rendre moins condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir ; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la mains et que les volontés s’unissent dans une même amitié »[1] . Il est clair que, dans cet extrait, surtout isolé de son contexte, le lecteur contemporain, particulièrement sensible à la défense des droits de la personne humaine, trouvera que limiter la dignité aux mœurs, espérer que le riche et le pauvre soient touchés par l’exemple du Christ et se lient d’ »amitié » relève d’une vision très spirituelle, naïve dans le contexte d’une société déchristianisée. Il serait difficile aussi de faire admettre socialement la résignation, c’est-à-dire l’acceptation sans protestation devant des situations qui, la plupart du temps, n’ont rien de fatal. Heureusement, Léon XIII admet les « revendications » qui doivent être « exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions »[2] et tenir compte de ce que les circonstances permettent ou non. Heureusement que Léon XIII demande aussi à l’État de pas « laisser faire », sans vouloir tout faire.
Le même problème d’interprétation est posé par Pie XI qui, en pleine crise économique, demande « que les pauvres, et tous ceux qui , en ce moment, sont durement éprouvés par la pénurie du travail et le manque de pain, offrent avec un égal esprit de pénitence, avec une plus grande résignation, les privations que leur imposent la difficulté des temps et la condition sociale que la divine Providence leur a assignée dans ses dispositions mystérieuses, mais cependant toujours inspirées par l’amour ; qu’ils acceptent de la main de Dieu, d’un cœur humble et confiant, les effets de la pauvreté, rendus plus durs par la gêne dans laquelle se débat actuellement l’humanité ; que, par une générosité plus grande encore, ils s’élèvent jusqu’à la divine sublimité de la croix du Christ, se rappelant que, si le travail est une des valeurs les plus grandes de cette vie, c’est cependant l’amour d’un Dieu souffrant qui a sauvé le monde ; qu’ils se consolent dans la certitude que leurs sacrifices et leurs peines, chrétiennement supportés, contribueront à hâter l’heure de la miséricorde et de la paix. »[3] En fait ce que redoutent Pie XI comme Léon XIII, c’est l’impatience et les excès qu’elle pourrait provoquer mais on ne peut conclure que la volonté des Souverains Pontifes soit de maintenir, à tout prix, un statu quo. N’oublions pas que Pie XI est l’auteur de Quadragesimo Anno qui est sans doute l’encyclique la plus engagée dans la recherche d’un ordre social et économique plus juste. Mais ce chemin demande du temps…
La question qui se pose maintenant est de savoir si la pauvreté, et, en particulier, la pauvreté matérielle, n’interpelle que la conscience individuelle ?.
Toutes les grandes voix de l’Église, à la suite des Prophètes et de Jésus, ont tenu, à travers les temps, à nous inviter à « vivre et combattre la pauvreté »[1].
Sont concernés, tout d’abord, bien sûr, les successeurs des apôtres, les évêques assistés des prêtres. En leur personne, « c’est le Seigneur Jésus-Christ, Pontife suprême, qui est présent au milieu des croyants »[2], ils doivent donc être « les modèles du troupeau »[3], soucieux de toutes les pauvretés, dans l’oubli d’eux-mêmes[4]. Les religieux, quant à eux, s’engagent à la suite du Christ à l’imiter aussi le plus parfaitement possible en préfigurant la vie future : « La profession des conseils évangéliques (chasteté, pauvreté, obéissance) apparaît (…) comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne. En effet, comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. De plus, cet état imite de plus près et représente continuellement dans l’Église cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient. Il fait voir enfin d’une manière particulière comment le règne de Dieu est élevé au-dessus de toutes les choses terrestres et ses nécessités les plus grandes ; il montre à tous les hommes la suréminente grandeur de la puissance du Christ-Roi et la puissance infinie de l’Esprit-Saint qui agit dans l’Église de façon admirable ».[5]
Quant aux laïcs, ils sont aussi, depuis les origines, sommés d’être attentifs, et surtout s’ils sont riches, à la cause des pauvres.
Saint Cyprien[6] interpelle ceux qui ont la grâce de l’abondance en ces termes : « Vous vous dites dans l’abondance et riches, et vous pensez qu’il y a lieu de vous servir de ce que Dieu a voulu que vous possédiez. Servez-vous-en, mais pour des bonnes œuvres, servez-vous-en, mais pour des choses que Dieu vous prescrit et qu’il vous signale. De votre richesse, que les pauvres s’aperçoivent. Que votre abondance se fasse sentir à ceux qui sont dans le besoin. De votre patrimoine, faites à Dieu un prêt à intérêt : nourrissez le Christ… Vous vous rendez coupables, et précisément envers Dieu, en estimant qu’il vous a donné les richesses pour n’en point user d’une manière salutaire. »[7]
« Que répondras-tu au souverain juge, demande saint Basile[8], toi qui habilles les murs et n’habilles pas ton semblable ? Toi qui ornes tes chevaux et n’as pas un regard pour ton frère dans la détresse ? Toi qui laisses pourrir ton blé et ne nourris pas ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis ton or et ne viens pas en aide à l’opprimé ?…
A qui ai-je fait tort, dis-tu, en gardant ce qui est à moi ? Mais dis-moi, qu’est-ce qui est à toi ? De qui l’as-tu reçu pour le porter dans la vie ? C’est exactement comme si quelqu’un, après avoir pris une place au théâtre, en écartait ensuite ceux qui voudraient entrer à leur tour et prétendait regarder comme sa propriété ce qui est pour l’usage de tous. Ainsi font les riches. Parce qu’ils sont les premiers occupants d’un bien commun, ils s’estiment en droit de se l’approprier. Ah ! si chacun se contentait du nécessaire et laissait aux indigents son superflu, il n’y aurait ni riches ni pauvres !… Toi qui serres toutes choses dans le gouffre de ton avarice, tu penses ne faire de tort à personne, alors qu’en réalité tu dépouilles un si grand nombre de tes semblables !… ». Ce texte est fort intéressant parce qu’il nous place sous le regard de Dieu, sensible, nous le savons, à la justice et qui a voulu que tous les hommes aient accès aux biens de ce monde. L’idéal serait de tendre vers l’égalité pour en finir avec la division économique et sociale des hommes. Notons aussi qu’aux yeux de ce Père de l’Église, la propriété non partagée peut être considérée comme un vol.
Deux siècles plus tard, nous retrouverons le même point de vue sous la plume du pape saint Grégoire le Grand[9]: « Ceux qui ne commettent point de vols mais gardent tout leur avoir pour eux, disons-leur, qu’ils le sachent bien clairement, que cette terre d’où ils furent tirés est commune à tous les hommes ; par conséquent les aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous, en commun.
C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur usage privé le don que Dieu fit à tous.
Ces hommes, qui ne font point largesse des biens qu’ils ont reçus, se rendent coupables de la mort de leurs frères. Ils tuent chaque jour à peu près autant d’hommes qu’ils retiennent avaricieusement de subsides nécessaires à la vie de ces pauvres
En effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons point une générosité personnelle, nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité… Il est juste en effet que ceux qui ont reçu quelque chose de Dieu, le commun maître, s’en servent pour le bien de tous. »
Pendant des siècles, les prédicateurs vont inciter les particuliers à donner, rappelant la pauvreté du Christ et son identification aux pauvres. On a plus haut évoqué saint François d’Assise, saint Bonaventure et saint Vincent de Paul. On peut s’arrêter un instant aux sermons de Bossuet. On se souvient notamment de ce sermon[10] sur l’« éminente dignité des pauvres », leur « prééminence » dans le royaume de Jésus-Christ où les riches ne « sont reçus que pour les servir ». Il cite saint Augustin rappelant aux riches : « Le service que vous devez aux nécessiteux, c’est de porter avec eux une partie du fardeau qui les accable. L’apôtre saint Paul ordonne aux fidèles de « porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6, 2) ». Bossuet commente ainsi ce passage: « Les pauvres ont leur fardeau, et les riches aussi ont le leur. Les pauvres ont leur fardeau : qui ne le sait pas ? Quand nous les voyons suer et gémir, pouvons-nous ne pas reconnaître que tant de misères pressantes sont un fardeau très pesant, dont leurs épaules sont accablées ? Mais encore que les riches marchent à leur aise, et semblent n’avoir rien qui leur pèse, sachez qu’ils ont aussi leur fardeau. Et quel est ce fardeau des riches ? chrétiens, le pourrez-vous croire ? ce sont leurs propres richesses. Quel est le fardeau des pauvres ? c’est le besoin ; quel est le fardeau des riches ? c’est l’abondance. « Le fardeau des pauvres, dit saint Augustin, c’est de n’avoir pas ce qu’il faut ; et le fardeau des riches, c’est d’avoir plus qu’il ne faut ». » Si la richesse n’apparaît pas facilement comme un fardeau, nous nous en rendrons cruellement compte quand nous comparaîtrons devant celui que Bossuet appelle le « juge inexorable ». Dès lors, « pendant que le temps le permet, pratiquons ce conseil de saint Paul : « Portez vos fardeaux les uns les autres ». Riches, portez le fardeau du pauvre, soulagez sa nécessité, aidez-le à soutenir les afflictions sous le poids desquelles il gémit: mais sachez qu’en le déchargeant vous travaillez à votre décharge: lorsque vous lui donnez, vous diminuez son fardeau, et il diminue le vôtre : vous portez le besoin qui le presse ; il porte l’abondance qui vous surcharge. Communiquez entre vous mutuellement vos fardeaux, « afin que les charges deviennent égales » dit saint Paul (2 Co 8, 14) ».[11] Bossuet introduit alors une courte méditation sur l’injustice de l’inégalité: « car quelle injustice, mes frères, que les pauvres portent tout le fardeau, et que tout le poids des misères aille fondre sur leurs épaules ! S’ils s’en plaignent et s’ils en murmurent contre la Providence divine, Seigneur, permettez-moi de le dire, c’est avec quelque couleur de justice : car étant tous pétris d’une même masse, et ne pouvant pas y avoir grande différence entre de la boue et de la boue, pourquoi verrons-nous d’un côté la joie, la faveur, l’affluence ; et de l’autre la tristesse, et le désespoir, et l’extrême nécessité ; et encore le mépris et la servitude ? Pourquoi cet homme si fortuné vivrait-il dans une telle abondance, et pourrait-il contenter jusqu’aux désirs les plus inutiles d’une curiosité étudiée ; pendant que ce misérable, homme toutefois aussi bien que lui, ne pourra soutenir sa pauvre famille, ni soulager la faim qui le presse ? Dans cette étrange inégalité, pourrait-on justifier la Providence de mal ménager les trésors que Dieu met entre des égaux, si par un autre moyen elle n’avait pourvu au besoin des pauvres, et remis quelque égalité entre les hommes ? C’est pour cela, chrétiens, qu’il a établi son Église, où il reçoit les riches, mais à condition de servir les pauvres ; où il ordonne que l’abondance supplée au défaut, et donne des assignations aux nécessiteux sur le superflu des opulents. Entrez, mes frères, dans cette pensée : si vous ne portez le fardeau des pauvres, le vôtre vous accablera ; le poids de vos richesses mal dispensées vous fera tomber dans l’abîme : au lieu que, si vous partagez avec les pauvres le poids de leur pauvreté, en prenant part à leur misère, vous mériterez tout ensemble de participer à leurs privilèges ». Enfin, Bossuet invite les riches à considérer les pauvres avec « les yeux de l’intelligence » car ce n’est « pas assez de les secourir dans leurs besoins » : « Ceux qui ouvrent sur eux l’œil intérieur, je veux dire l’intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Église, les premiers membres de son corps mystique ».
Certes, la portée de ce sermon est un peu réduite par l’intention de l’orateur de pousser son auditoire à aider matériellement la maison des Filles de la Providence où il prêche, il n’empêche que ce texte sans concession est assez représentatif d’une démarche incessante dans l’histoire de l’Église : que les riches partagent leurs biens et, plus précisément, qu’ils donnent leur superflu pour reprendre l’idée de saint Augustin.
Un autre sermon[12] prononcé pour sauver un hôpital, est consacré à la nécessité de l’aumône. Bossuet y confirme l’obligation de l’aumône en s’appuyant sur les évangiles, les épîtres et les Pères de l’Église[13]. On ne peut y échapper en alléguant une famille nombreuse : « Vous qui donnez l’exemple à vos enfants de conserver plutôt le patrimoine de la terre que celui du ciel, vous êtes doublement criminel ; et de ce que vous n’acquérez pas à vos enfants la protection d’un tel Père, et de ce que de plus vous leur apprenez à aimer plus leur patrimoine que Jésus-Christ même et que l’héritage céleste ». L’aumône est, en effet, un acte religieux car « Jésus-Christ perpétue en deux sortes le souvenir de sa passion, pour nous y faire compatir : en l’eucharistie, et dans les pauvres (…) avec cette seule différence que l nous recevons de lui la nourriture, ici nous la lui donnons ». Encore faut-il combattre ses passions, ses convoitises et _« retrancher le jeu »[14] pour donner libéralement car « pourquoi tant de folles dépenses ? Pourquoi tant d’inutiles magnificences ? Amusement et vain spectacle des yeux, qui ne fait qu’imposer vainement, et à la folie ambitieuse des uns et à l’aveugle admiration des autres (…). Que vous servent toutes ces dépenses superflues ? Que sert ce luxe énorme dans votre maison, tant d’or et tant d’argent dans vos meubles ? Toutes ces choses périssent. Faites des magnificences utiles comme Dieu : il a orné le monde, mais autant d’ornements, autant de sources de biens pour toute la nature ».
On pourrait citer vingt siècles de textes qui tancent les riches et leur demandent le détachement, qui rappellent que nous sommes tous frères et que les biens de la terre sont destinés à tous, que servir les pauvres, c’est servir Jésus-Christ. Textes qui, très souvent, vont reprendre ce qu’on a appelé la doctrine du superflu inspirée sans doute par cette formule de saint Augustin qui invite à tendre à l’égalité : « Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres ».[15] Formule souvent lue distraitement et peu dérangeante si l’on ne retient que l’obligation de donner son superflu aux pauvres[16]. Formule plus exigeante si l’on détermine le superflu en fonction de la nécessité des pauvres. Et c’est ainsi que les Pères de l’Église[17] et les Souverains pontifes ont toujours pensé. Jean XXIII, par exemple, estime que « c’est le devoir de tout homme, le devoir impérieux du chrétien, d’apprécier le superflu à l’aune de la nécessité d’autrui (…) ».[18] Et donc ce superflu peut être plus que ce que nous nous estimons comme notre superflu. C’est pourquoi le concile Vatican II précise « que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu »[19]. Cette formule résume assez bien les développements de saint Thomas à propos de l’obligation de l’aumône : « L’amour du prochain étant d’obligation, les conditions indispensables à cet amour le sont aussi. Or, c’en est une de faire du bien à son prochain et de ne pas se contenter de lui en souhaiter: « N’aimons pas de parole et de langue, mais en action et en vérité ». Mais, pour vouloir et faire du bien à quelqu’un, il est nécessaire de subvenir à ses besoins, ce qui est précisément lui faire l’aumône, ce qui est donc d’obligation.
Il faut remarquer que ce qui est d’obligation, ce sont les actes de vertus ; faire l’aumône sera donc d’obligation dans la mesure où un acte de vertu doit être produit par elle, c’est-à-dire dans les conditions requises par la droite raison. Or, la raison doit considérer celui qui fait l’aumône et celui qui la reçoit. Par rapport au premier : faire l’aumône, c’est donner de son superflu. Il faut entendre par là ce qui dépasse non seulement les besoins individuels de celui qui donne, mais encore de ceux et celles dont il a la charge ; c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang ; cela fait, le surplus sera consacré aux besoins des autres. L’organisme agit ainsi : par la fonction de nutrition, il se sustente d’abord lui-même, et, par la fonction de génération, un surplus est élaboré pour la formation d’un être nouveau.
Par rapport à celui qui reçoit l’aumône, il faut qu’il soit dans le besoin ; autrement il n’y aurait aucune raison de lui faire l’aumône. Mais, comme il est impossible à chacun de secourir tous les nécessiteux, il n’est pas d’obligation de faire l’aumône à tous, mais seulement à celui pour qui elle est une question de vie ou de mort, selon le mot de saint Ambroise : « Celui qui meurt de faim, nourris-le ; tu ne le fais pas, tu es son assassin » !
Voici donc ce qui est d’obligation : faire l’aumône avec son superflu ; faire l’aumône à celui qui est dans une extrême nécessité. En dehors de ces deux conditions, faire l’aumône est de conseil, comme n’importe quel « bien meilleur » l’est aussi ».[20]
Saint Thomas pose ensuite la question de savoir si l’on est obligé de faire l’aumône avec son nécessaire ?
« Le mot nécessaire, répond-il, peut signifier deux choses. d’abord, ce qans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre, lui et les siens, ne peut en faire l’aumône sous peine de s’ôter la vie à lui-même et aux siens (…)[21]. Nécessaire peut signifier aussi ce sans quoi on ne peut vivre, soi et les siens, selon les exigences de son rang et de sa condition. La limite d’un tel nécessaire n’est pas un point indivisible : on peut y ajouter beaucoup et n’estimer pas qu’on le dépasse, ou en retrancher beaucoup sans se mettre hors des convenances de son état. Faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est une bonne action, mais c’est un conseil et non un précepte. Ce serait un désordre de faire de telles aumônes qu’il fût désormais impossible de vivre convenablement selon sa condition et de faire face à ses affaires courantes : chacun, dans la vie, a des convenances à garder.
Il faut faire cependant trois exceptions : 1° Si l’on change d’état, par exemple, si l’on entre en religion ; abandonner ainsi pour le Christ tous ses biens, c’est faire œuvre de perfection, par le nouvel état que l’on embrasse, -2° Si les biens que l’on donne en aumône, quoique nécessaires pour tenir son rang, peuvent se retrouver assez facilement et ainsi ne pas causer d’inconvénient trop grave, -3° Si l’on se trouve en face d’un cas d’extrême nécessité, individuel ou social, il est digne d’éloge, pour secourir des besoins plus pressants, de sacrifier quelque chose de ce que semble exiger notre condition ».[22]
Le lecteur trouvera peut-être trop rationnelle cette approche de la charité et lui opposera la conduite de la veuve citée en exemple par Jésus, dans le temple de Jérusalem : « S’étant assis face au Trésor, il regardait la foule mettre de la petite monnaie dans le Trésor, et beaucoup de riches en mettaient abondamment. Survint une veuve pauvre qui y mit deux piécettes, soit un quart d’as. Alors il appela à lui ses disciples et leur dit : « En vérité, je vous le dis, cette veuve, qui est pauvre, a mis plus que tous ceux qui mettent dans le Trésor. Car tous ont mis de leur superflu, mais elle, de son indigence, a mis tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ».[23] Il est vrai que l’amour mesure l’aumône et que l’amour n’a que faire des calculs…
Toujours est-il que chacun doit se sentir concerné par ces textes et, si l’on veut aller au fond des choses, personne ne peut se vanter de sa générosité, si grande soit-elle, puisqu’il ne s’agit jamais d’un don mais d’une restitution. Rien ne nous appartient vraiment et tout a été donné à tous.
Mais, dans ces conditions, le partage auquel nous sommes invités est-il simplement affaire de charité ? N’est-il pas d’abord affaire de justice puisqu’il vise à combler les inégalités et qu’il n’est pas facultatif ?
Dès lors, peut-on encore prétendre que le partage ne relève pas de l’organisation mais de la bonne volonté personnelle ? Peut-on affirmer, comme Daniel-Rops que « le problème de la misère est, en substance, un problème de fraternité », que « la malfaisance des hommes politiques a été d’en faire un problème politique » et qu’en définitive, « c’est dans l’ordre de la charité, et d’elle seule, (que le problème) peut trouver une solution » ?[24]
Parler ainsi fait peu de cas de l’enseignement social qui depuis le XIXe siècle a visiblement pris la relève des Pères et des prédicateurs en énonçant les conditions d’une société juste qui veille à l’épanouissement intégral et solidaire de tous ses membres[25].
A lire la Bible, on se rend compte qu’il est impossible d’opposer ou de séparer la charité et la justice qui est aussi l’affaire du « prince ». Lorsque les évêques américains se penchent sur la vie économique de leur pays, à la lumière des Écritures, ils relèvent qu’« un point essentiel de la présentation biblique de la justice est que la justice d’une communauté est mesurée à la façon dont elle se préoccupe des faibles, très souvent représentés par la veuve, l’orphelin, le pauvre et l’étranger (le non israélite) dans le pays »[26].
Nous allons donc, dans le chapitre suivant, étudier plus particulièrement le rapport entre la pauvreté et la justice et montrer que la lutte contre la pauvreté, ou mieux, le développement intégral de tous les hommes doit être la préoccupation majeure des communautés et de leurs politiques économiques.
En attendant, nous savons maintenant à quoi l’économie doit être ordonnée. Elle doit être au service du développement intégral de la personne humaine et de toute personne humaine. Nous verrons ce que cela implique très concrètement mais efforçons-nous désormais d’avoir ces exigences sans cesse présentes à l’esprit. Elles réorientent, en fait, complètement l’activité économique et la vie sociale.
Aristote distingue deux formes d’acquisition. Il y a, tout d’abord « un art naturel d’acquisition pour les chefs de famille et les hommes d’État » : « il s’agit (…) de la mise en réserve cde ces biens indispensables à la vie et utiles à la communauté d’une cité ou d’une famille. Ces biens mêmes paraissent constituer la véritable richesse. Car la quantité de ces biens suffisante pour vivre bien n’est pas illimité (…). » Ce mode d’acquisition fait partie de l’ »économique »[1] au sens strict. L’ »économique », littéralement « gestion de la maison » est l’art de gérer l’ensemble des biens privés de la famille mais aussi, par extension, de la cité volontiers considéré par les citoyens comme un « État-père ». Mais, « il est une autre forme d’acquisition que l’on nomme tout particulièrement - et elle mérite ce nom - la chrématistique (littéralement : science de la richesse) et à cause de laquelle il n’y a, semble-t-il, aucune limite à la richesse et à la propriété ; beaucoup la croient identique à celle dont on vient de parler à cause de leur affinité ; or en fait, elle n’est ni identique ne bien éloignée de la précédente. L’une est naturelle et l’autre ne l’est pas, mais résulte plutôt d’une sorte d’expérience et de technique.
(…) Mais l’économique, qui n’est pas cet art d’acquisition, a une limite, car l’objet de l’économique n’est pas ce genre de richesse. Ainsi, à considérer la question sous cet angle, il paraît nécessaire qu’il y ait une limite à toute forme de richesse, mais nous voyons le contraire se produire dans les faits : tous les gens d’affaires accroissent indéfiniment leur richesse en espèces monnayées.
La cause de ceci est l’étroite affinité de ces deux formes d’acquisition ; leurs emplois empiètent l’un sur l’autre, parce qu’elles ont le même objet : pour toutes deux, les biens possédés servent au même usage, mais non dans le même but : celle-ci vise à amasser, celle-là vise autre chose. De là vient que certaines gens voient dans la simple accumulation des biens l’objet de l’économique et persistent à penser qu’on doit conserver intacte ou augmenter indéfiniment sa richesse en espèces.
La cause de cette disposition est la préoccupation de vivre et non pas de bien vivre ; comme un tel désir (vivre) n’a pas de limite, on désire pour le combler des moyens eux-mêmes sans limite. Ceux mêmes qui aspirent à vivre bien recherchent ce qui contribuent aux jouissances du corps et comme ceci paraît dépendre des biens possédés, toute leur activité tourne autour de l’acquisition d’argent ; c’est de là qu’est venue cette seconde forme de l’art d’acquisition.
Comme la jouissance dépend du superflu, on recherche l’art qui procure le superflu indispensable à la jouissance ; et si l’on ne peut se le procurer par cet art d’acquisition, on essaie de l’avoir par un autre moyen et l’on fait de chacune de ses facultés un usage contraire à la nature ».[2]
L’économie véritable, pour Aristote, est celle qui vise au bien vivre. Cela ne signifie pas vivre confortablement mais vivre selon le bien: « Il est clair, explique-t-il, que pour l’économie les hommes importent plus que la possession des choses inanimées, l’excellence morale des êtres humains plus que l’excellence des biens possédés que nous appelons la richesse (…) »[3]. La finalité et la limite donc de l’économie est l’excellence morale des êtres humains.[4]
Saint Thomas reprendra la distinction d’Aristote en corrigeant de manière significative la sévérité du Philosophe vis-à-vis du commerce et en apportant quelques précieuses précisions.
« (…) Aristote distingue deux sortes d’échanges.
L’une est comme naturelle et nécessaire, et consiste à échanger denrées contre denrées ou denrées contre argent, mais pour les nécessités de la vie. De tels échanges ne sont pas propres aux commerçants, mais sont surtout effectués par le maître de maison ou le chef de la cité qui sont chargés de pourvoir la maison ou la cité des denrées nécessaires à la vie.
Il y a une autre sorte d’échange ; elle consiste à échanger argent contre de l’argent ou des denrées quelconques contre de l’argent, mais non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais en vue d’un gain. Et c’est cet échange qui très précisément constitue le commerce. Or de ces deux sortes d’échange, Aristote estime la première louable, puisqu’elle répond à une nécessité de la nature, mais il réprouve à bon droit la seconde qui, par sa nature même, favorise la cupidité, laquelle n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin. Voilà pourquoi le commerce, envisagé en lui-même, a quelque chose de suspect, car il ne se rapporte pas, de soi, à une fin honnête ou nécessaire.
Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le commerce deviendra licite. C’est ce qui a lieu quand un homme se propose d’employer le gain modéré qu’il recherche dans le commerce, à soutenir sa famille ou à venir en aide aux indigents ; ou encore quand il fait du commerce pour l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire ; sans doute il recherche le gain, mais comme prix de son travail et non comme une fin ».[5]
On voit que pour saint Thomas, comme pour Aristote qu’il est important de considérer la fin de l’activité économique ou commerciale. Rechercher la richesse pour elle-même, le gain pour le gain n’est ni naturel, ni nécessaire ni honnête. Au delà des nécessités de la vie, le gain ne se justifie que comme prix du travail en vue de « soutenir la famille », lutter contre les pauvretés ou servir l’ensemble de la société.
On peut actualiser davantage la pensée d’Aristote et de Thomas en reprenant notre vision de la pauvreté. Si elle est bien multidimensionnelle et que nous soyons tous, d’une manière ou d’une autre, concernés, l’activité économique doit être ordonnée à la lutte contre les pauvretés en étant sensible, comme Aristote déjà, à la supériorité des valeurs immatérielles sur les valeurs matérielles.
Pie XII décrit, dans une image forte, le terrible risque d’une société tellement préoccupée de ses pouvoirs temporels qu’elle en devient aveugle aux vérités religieuses : elle risque de transformer « l’homme en un géant du monde physique aux dépens de son esprit réduit à l’état de pygmée du monde surnaturel et éternel »[6].
Dans Pacem in terris, Jean XXIII précisait « les valeurs qui doivent animer et orienter toutes choses : activité culturelle, vie économique, organisation sociale, mouvements et régimes politiques, législation et toute autre expression de la vie sociale dans sa continuelle évolution ». « Une société, écrivait-il, n’est dûment ordonnée, bienfaisante, respectueuse de la personne humaine, que si elle se fonde sur la vérité (…). Cela suppose que soient sincèrement reconnus les droits et les devoirs mutuels. Cette société doit, en outre, reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs ; elle doit être vivifiée par l’amour, attitude d’âme qui fait éprouver à chacun comme siens les besoins d’autrui, lui fait partager ses propres biens et incite à un échange toujours plus intense dans le domaine des valeurs spirituelles. Cette société, enfin, doit se réaliser dans la liberté, c’est-à-dire de la façon qui convient à des êtres raisonnables faits pour assumer la responsabilité de leurs actes »[7].
Dans l’enseignement social chrétien, la finalité de l’activité économique est claire. Il s’agit de faire grandir l’homme, de l’enrichir d’humanité : « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[8].
On l’a entendu : tous les hommes ont droit à cet enrichissement global en fonction même de ce qui fait la dignité de la personne humaine ou ne serait-ce, sur un plan purement utilitaire, que parce qu’il est impossible de combattre la pauvreté matérielle à laquelle on s’arrête souvent, en ne prenant pas en compte tous les aspects du développement humain[9].
Une fois encore, il s’agit, ni plus ni plus, dans tous les cas, y compris à travers l’activité économique, d’anticiper le Royaume, comme nous l’avons déjà dit, de rendre ce monde, toujours plus à l’image du Royaume. N’oublions jamais que « l’enseignement social de l’Église est né de la rencontre du message évangélique et des exigences résumées dans le commandement suprême de l’amour de Dieu et du prochain et dans la justice avec des problèmes émanant de la vie de la société »[10]. On ne voit pas pourquoi l’activité économique échapperait à cette dialectique de l’amour et de la justice.
Et tout ne peut être confié à notre relative bonne volonté. Non seulement, nous sommes pécheurs, volontiers avares de nous-mêmes et de nos biens mais, viscéralement, bon gré, mal gré, liés à la société sans laquelle nous n’existerions pas, nous devons aussi lui reconnaître le droit de nous secourir et même exiger qu’elle remplisse ce devoir vital. En effet, « le caractère social de l’homme fait apparaitre qu’il y a interdépendance entre l’essor de la personne et le développement de la société elle-même. En effet, la personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale, est et doit être le principe et la fin de toutes les institutions. La vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose de surajouté : aussi c’est par l’échange avec autrui, par la réciprocité des services, par le dialogue avec ses frères que l’homme grandit selon ses capacités et peut répondre à sa vocation »[11].
La croissance de l’homme dans tout homme n’est pas sous notre entière et exclusive responsabilité personnelle. Chaque personne est appelée librement au partage mais la société ne peut sous peine de dislocation et de déséquilibres graves, s’en désintéresser et ne rien exiger. C’est ce que nous allons voir.
Sans qu’elle soit définie rigoureusement, la justice sociale est au cœur de nombreuses revendications et protestations sur le terrain économique et social après l’avoir été sur le terrain politique.
En fait, toute société prétend à la justice. On peut rappeler[1] que le libéralisme, à l’origine, conteste, au nom d’une nouvelle conception de la justice sociale, un régime qui se considérait comme juste.
L’Ancien régime, présente le Prince comme responsable de la justice. Il est le lieutenant de d’un Dieu juste qui l’inspire. Tout l’ordre social divisé en classes hiérarchisées est un ordre juste où chacun trouve sa place, ses droits et ses devoirs spécifiques, en fonction de sa naissance et donc par volonté divine. L’aumône corrigera les excès éventuels. Mais, est juste la société qui se conforme à cet ordre.
Le libéralisme, défend l’idée que la justice ne peut se traduire que dans l’égalité et la liberté. Tous les hommes, en tant qu’individus, ont les mêmes droits quelle que soit leur naissance. Un ordre « naturel », spontané, préétabli, juste donc, assurera l’équilibre social. « Dans une telle doctrine, précise J. Raes, le problème de la justice sociale ne se pose guère. Elle résulte quasi automatiquement de l’équilibre du système et s’exprime essentiellement dans le droit. En effet, la pensée libérale reconnaît la nécessité d’un état de droit, à instaurer ou à défendre, le principe « nul ne peut se faire justice à lui-même », l’importance de la loi naturelle et des lois positives qui en découlent et s’imposent naturellement aux individus comme l’expression de l’ordre et de l’harmonie, régulant les échanges individuels. Au fond, la justice privilégie et protège la justice commutative[2] (…) où s’expriment adéquatement l’autonomie des individus et leur essentielle égalité. La question de la justice distributive[3] ne se pose pas dans un système fondé sur la maximisation de l’avantage individuel et l’équilibre naturel (…). »[4] Le libéral, théoriquement, récuse la justice sociale réduite qui n’est que l’autre nom de la justice distributive. Les « dérapages », les crises et la misère seront attribués à l’immoralité des pauvres ou laissés aux œuvres de charité puis, finalement, corrigés par des lois sociales consenties parfois aux adversaires politiques. En effet, si la justice sociale est explicitement et délibérément, comme nous le verrons, une préoccupation sociale-chrétienne, elle inspire aussi les mouvements socialistes. Dans quel sens cette fois ?
Les socialistes, comme les libéraux, sont attachés aux droits de l’individu, aux valeurs de liberté et d’égalité mais ils estiment que la société doit l’emporter sur l’individualisme. La justice ne s’installera pas spontanément, il faut la réaliser et c’est le rôle de l’État. Mais « l’aspiration à la justice » devient « la condition de la réalisation effective des valeurs de liberté et d’égalité ».[5] On pourrait dire que pour le socialiste, la justice sociale découle de la justice distributive à réaliser dans le souci de la plus grande égalité.
Si l’expression « justice sociale » est absente du lexique publié par le PAC[6], la définition donnée au mot socialisme traduit bien son idéal de justice puisque « le socialisme, nous dit-on, c’est la possession et la production en commun. Le socialisme, c’est la socialisation des moyens de production. Le socialisme, c’est l’organisation sociale et rationnelle du travail. Le socialisme, c’est la coopération de tous au profit de tous ». Plus précisément[7], « la démocratie économique - dans laquelle le pouvoir de décision appartient à la souveraineté populaire - afin que l’activité productrice soit orientée en fonction de l’intérêt général et de l’utilité sociale[8] (…) doit conduire à la démocratie sociale, qui implique un partage équitable des fruits de l’activité économique et des devoirs qu’elle impose.[9] (…) La démocratie sociale doit tendre à une société égalitaire et solidaire, dans laquelle les inégalités flagrantes des revenus n’existeront plus. »[10] Ces textes qui datent de 1974, s’accompagnent de propositions de mesures qui ont peut-être disparu des programmes ultérieurs mais qui toutes sont justifiées par une valeur essentielle dans toute perspective socialiste : l’égalité.
Que ce soit en théorie ou en pratique, dans une perspective révolutionnaire ou réformiste, tous les projets socialistes ou « de gauche » se justifient par une recherche de l’égalité la plus parfaite entre tous les hommes.
Ainsi, « au nom de la justice sociale, des générations de Cubains et Cubaines ont combattu l’esclavage, la discrimination raciale, l’exclusion et la pauvreté ».[11]
Non seulement, il s’agit de faire respecter l’égale dignité humaine mais aussi d’octroyer à tous sécurité et travail, sans discrimination : « Nous socialistes, avons choisi certaines options qui fondent notre politique. Nous défendons la justice sociale. Mais cette justice sociale n’est pas un beau principe que nous introduirions dans le débat politique : c’est un principe qui se rapporte en définitive à la liberté et à la dignité de l’individu. Privé d’une sécurité suffisante, sur les plans matériel et social, coupé de l’activité professionnelle, l’individu ne peut vivre dans la liberté et la dignité. C’est pourquoi nous devons construire une Europe dans laquelle la politique soit centrée sur la dignité humaine. Une Europe où toutes les travailleuses et tous les travailleurs puissent gagner leur vie par leur travail. Et je souhaite encore ajouter ceci: une Europe où il aille de soi que les femmes ont une part égale à celle des hommes, dans la vie professionnelle et sociale. »[12]
Il s’agit, en fait de lutter contre toute discrimination, contre toute inégalité de situation : « la valeur qui constitue le fondement de la philosophie politique du PS, c’est l’Egalité. (…) l’égalité n’est pas une valeur accordée « naturellement » aux hommes. Elle fut conquise et se conquiert encore à travers des luttes et des conflits. L’égalité ne se résume ni à l’égalité des droits, ni à l’égalité des chances. Ce que nous voulons, c’est qu’à chaque stade de sa vie, quels que soient sa race, son sexe, son âge, son milieu social, ses compétences, ses maladies, ses forces ou ses faiblesses, chaque être humain puisse jouir des conditions nécessaires à son épanouissement personnel, à l’expression de ses talents et de sa créativité. Chaque homme est l’égal de l’autre. Il ne faut pas opposer « égalité » et « liberté » comme le fait le libéralisme. Au contraire, les deux valeurs vont de pair, elles sont complémentaires. En réalité les libertés avancent là où croît l’égalité, et vice versa. »[13]
Cette prise de position est confirmée par le Mouvement ouvrier chrétien[14]. Son secrétaire politique précise « ce qui distingue la gauche de la droite : la volonté de faire progresser la société vers plus d’égalité. (…) L’égalité c’est vraiment la valeur qui permet de fédérer la gauche. » Critiquant la politique de l’ »état social actif »[15], qui risque d’être « un système basé sur le mérite » et non « un véritable projet de gauche », un autre militant[16] estime qu’il lui manque d’abord « un égalitarisme clair et net orienté vers la réduction des inégalités de revenus et une extension/amélioration des services publics. »[17]
Nous avons, dans le premier chapitre, évoqué avec quelle sévérité, Hayek parle de la justice sociale si chère aux socialistes et aux chrétiens.
« J’en suis arrivé, écrivait-il, à sentir fortement que le plus grand service que je puisse encore rendre à mes contemporains serait de faire en sorte que ceux qui parlent ou écrivent parmi eux en viennent à avoir honte d’utiliser le terme de « justice sociale » (…) Si la discussion politique doit devenir honnête, il est nécessaire que les gens reconnaissent que ce terme est intellectuellement douteux, qu’il relève de la démagogie ou d’un journalisme à bon marché que les personnes responsables devraient avoir honte d’utiliser. »[1]
Pour ce Prix Nobel[2], l’introduction de l’idée de justice sociale dans l’ordre naturel du marché ne peut être qu’un facteur de désordre. Une telle conception relève d’une superstition nocive qui révèle la nostalgie d’une société révolue, société fermée où tous les hommes étaient réunis autour d’une même finalité et où il était peut-être possible de désigner les responsables des méfaits sociaux. Par ailleurs, personne ne peut dire ce qui est socialement juste, « c’est-à-dire quelles actions sont nécessaires pour que les effets en atteignent avec assurance ceux que nous estimons être les plus déshérités ».
L’ »ordre spontané » qui est un ensemble de « règles de juste conduite », est produit par l’évolution de la société provoquée par l’initiative des individus et des groupes qui réagissent aux sollicitations des situations en fonction de leurs intérêts et besoins.[3] Ces règles ne sont pas des principes d’organisation ni d’intervention. Elles sont le fruit de la liberté et non d’une politique volontariste qui prétendrait ordonner la société en imposant des conduites précises : « Un tel projet exclut que les divers individus agissent sur la base de leurs connaissances propres au service de leurs fins propres, ce qui est l’essence de la liberté ; tandis qu’il exige qu’ils soient obligés d’agir de la façon indiquée par l’autorité directrice selon ce qu’elle sait et pour réaliser les objectifs choisis. »[4]
La recherche d’une hypothétique justice sociale est non seulement perturbatrice mais paralyse les initiatives et entraîne un accroissement de la bureaucratie et du pouvoir politique qui s’engage sur un terrain qui n’est pas le sien : « L’intervention est toujours une action injuste dans laquelle quelqu’un est contraint (habituellement dans l’intérêt d’un tiers) dans des circonstances où d’autres ne le seraient pas, et pour des buts qui ne sont pas les siens (…). Les personnes auxquelles s’adresse le commandement spécifique sont empêchées d’adapter leurs activités aux circonstances connues d’elles et obligées de servir des fins auxquelles d’autres ne sont pas asservies, fins qui ne seront atteintes qu’au prix de conséquences imprévisibles par ailleurs. »[5]
Dans une telle société, on cherche plus à profiter de la richesse commune que de créer des richesses en prenant des risques. La majorité ne se soumet plus à la loi mais devient la loi et impose ses désirs. L’interventionnisme est une « réaffirmation de l’éthique tribale »[6] et conduit au totalitarisme. C’est, pour Hayek, la philosophie du socialisme.
Mais, exaltant notre responsabilité personnelle, l’initiative, le goût du risque, et soucieux d’éviter toute contamination collectiviste ou étatiste, Hayek oublie notre responsabilité collective. Or, c’est à travers les diverses collectivités dans lesquelles nous vivons que se forge notre sens de la responsabilité personnelle.
Enfin, serait-on tenté de dire, Rawls[1] vint.
Il faut nous attarder un peu à cet auteur. d’une part, son livre Théorie de la justice est le « traité de philosophie le plus lu du XXe siècle » et, de l’aveu de Ph. Van Parijs, il a suscité une telle littérature qu’il est aujourd’hui impossible d’en faire le relevé exhaustif.[2] d’autre part, beaucoup ont vu dans la pensée de Rawls une possibilité de réconciliation entre socialisme et libéralisme ou du moins entre le libéralisme et le souci social. Plus exactement, la philosophie rawlsienne a la réputation d’avoir dépassé l’opposition classique entre libéralisme et socialisme.[3] Rawls, nous allons le voir, réagit contre la philosophie utilitariste qui a dominé la pensée politique anglo-saxonne depuis 1850 environ[4]. Pour présenter brièvement l’utilitarisme, on peut dire qu’il « peut se ramener à un principe fort simple. Lorsque nous agissons, il faut que nous fassions abstraction de nos intérêts et de nos penchants, de nos préjugés et des tabous hérités de la tradition, ainsi que de tout prétendu « droit naturel », et que nous nous préoccupions exclusivement de poursuivre (…) « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Plus précisément, il s’agit de maximiser le bien-être collectif, défini comme la somme du bien-être (ou de l’utilité) des individus qui composent la collectivité considérée. Chaque fois qu’une décision doit être prise, l’utilitarisme exige que l’on établisse les conséquences associées aux diverses options possibles, que l’on évalue ensuite ces conséquences du point de vue de l’utilité des individus affectés, et enfin que l’on choisisse une des options possibles dont les conséquences sont telles que la somme des utilités individuelles qui lui est associée est au moins aussi grande que celle associée à toute autre option possible. «[5] L’évaluation doit être objective, scientifique, neutre. Bentham n’a pas craint de l’appeler une « arithmétique morale ».[6]
Si Rawls réagit contre l’utilitarisme, il tente aussi de trouver une solution à l’incapacité manifestée par la démocratie à « articuler de manière satisfaisante les notions de liberté et d’égalité ».[7] En effet, « en matière de pratique politique, aucune conception morale générale ne peut fournir un concept publiquement reconnu pour une conception générale de la justice dans le cadre d’un État démocratique moderne. »[8] Dès lors, comment, dans une démocratie où, en principe, tous les citoyens jouissent de la liberté d’opinion, « assurer la coexistence entre des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien » ?[9]
La Théorie de la justice apporte, selon Rawls, la réponse tout en mettant fin à la domination de l’utilitarisme.[10]
Rawls imagine une « position originelle » dans laquelle les hommes ignorent qui ils seront et quelle position sociale ils occuperont dans la vie réelle. Ils vont, dans cette position, « sous voile d’ignorance », comme dit Rawls, négocier un contrat[11] qui les liera dans la vie réelle.
Dans ces conditions d’égalité et de liberté, la raison amènera nécessairement les hommes à adopter les deux principes de justice suivants:
« 1. Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatibles avec un même système pour tous.
2. Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne et, b) attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe de juste égalité des chances. »[12]
La justice ainsi fondée est donc le fruit d’une procédure : « il n’y a pas de critère de justice indépendant ; ce qui est juste est défini par le résultat de la procédure elle-même ».[13] Autrement dit encore, « l’objectivité morale doit être comprise selon un point de vue social convenablement construit que tous peuvent accepter. A part la procédure de construction des principes de justice, il n’y a pas de faits moraux. »[14] Rawls évite d’ailleurs de dire que les principes qu’il défend sont vrais ; il les présente comme « les plus raisonnables pour nous »[15].
Notons aussi que la justice telle qu’elle vient d’être définie est la « première vertu des institutions sociales ».[16]
Si maintenant nous examinons ces principes, nous constatons qu’« est juste (…) toute société régie par des principes que des individus égoïstes choisiraient s’ils étaient forcés à l’impartialité par le « voile d’ignorance » qui caractérise la position originelle »[17] et que la société la plus juste est celle qui garantit d’abord[18] une égale liberté (les libertés fondamentales[19]) et une égalité équitable des chances (c’est-à-dire « les chances d’accès aux diverses fonctions et positions »[20]) et ensuite « une distribution des autres biens premiers - prérogatives et pouvoirs attachés à ces fonctions et positions, richesse et revenu, bases sociales du respect de soi - qui maximise la part qui en revient aux plus défavorisés ».
Toutefois, ce « principe de différence » subit la « priorité lexicographique » des deux principes d’égalité cités de telle manière qu’ »une société est plus juste qu’une autre si les libertés fondamentales y sont plus grandes et plus également distribuées, quelle que soit la distribution des autres biens premiers ; et de deux sociétés semblables sur le plan des libertés fondamentales, celle qui assure les chances les plus égales pour tous est la plus juste, quel que soit le degré auquel le principe de différence y est réalisé ».[21]
La justice est donc ici entendue comme équité. La société juste n’est pas égalitaire mais équitable puisque seules les inégalités qui ne profitent pas à tous sont injustes. « L’idée sous-jacente, explique David Glendinning, est que personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ou sa position de départ favorable dans la société. Mais, il n’est pas non plus raisonnable de tenter de nier ces inégalités. Plutôt, la structure sociale fondamentale doit faire en sorte que ces différences jouent dans un sens qui améliore la situation des plus défavorisés. De fait la distribution naturelle n’est ni juste ni injuste. Ce qui peut l’être, c’est la manière dont les institutions gèrent ces différences naturelles. Selon le principe de différence, cette compensation des plus défavorisés est tout à fait équitable, puisque les défavorisés ont déjà été compensés par les données naturelles. Ainsi y a-t-il une réciprocité dans la distribution des avantages. Finalement, le principe de différence est une interprétation de l’idéal de fraternité ».[22] La conception de la justice selon Rawls se différencie de l’égalitarisme mais aussi de l’utilitarisme par les aspects suivants:
\1. le principe de différence est ordonné aux défavorisés : « les partenaires sont censés choisir l’arrangement qui maximise la part minimale »[23] puisque, « sous le voile d’ignorance », personne ne sait quelle place il occupera dans la vie réelle ;
\2. ce principe ne s’exprime pas en termes d’utilité ou de bien-être mais de « biens sociaux premiers » (les « conditions et moyens généraux dont nous avons tous besoin pour réaliser les buts que nous poursuivons » : libertés, avantages socio-économiques et chances d’accès à ces avantages. Rawls n’additionne ni ne compare des niveaux de bien-être mais il s’assure « que tous ont les mêmes libertés et les mêmes chances, et que les avantages socio-économiques sont distribués de manière à ce que ceux qui en ont le moins en aient plus que n’en auraient les plus défavorisés dans n’importe quelle autre situation possible où libertés et chances seraient égales ». Rawls réintroduit ainsi une certaine justice distributive qui est « un compromis élégant et attrayant entre un égalitarisme absurde et un utilitarisme inique. »
\3. Les droits individuels fondamentaux doivent être préservés envers et contre tout. Ils ne peuvent jamais être sacrifiés « fût-ce au nom du souci d’égaliser les chances ou d’améliorer le sort des plus défavorisés. »[24]
Au terme de son étude sur la philosophie politique anglo-saxonne, Van Parijs précise que son projet était, dans le cadre d’un pluralisme démocratique, « de contribuer à l’élaboration d’une théorie solidariste de la justice »[25] « Pour une théorie libérale solidariste, explique-t-il, une société juste est une société organisée de telle sorte qu’elle ne traite pas seulement ses membres avec un égal respect, mais aussi avec une égale sollicitude »[26]. En face de ce libéralisme solidariste dans lequel on peut ranger Rawls, existe un libéralisme propriétariste illustré, par exemple, par les libertariens Rothbard et Nozick. Ceux-ci définissent « une société juste comme une société qui ne permet à personne d’extorquer à un individu ce qui lui revient en un sens prédéfini. »[27] Robert Nozick, en particulier, dans Anarchie, État et Utopie[28], va critiquer la théorie de Rawls et affirmer : « est juste tout ce qui résulte du libre exercice des droits inviolables de chacun ». Autrement dit, la justice est « une pure affaire de non-violation de droits ».[29]
Il faut, selon Van Parijs, orienter, avec urgence, la recherche dans le sens d’un libéralisme solidariste pour trois raisons. Il croit, « en premier lieu (que) le pluralisme interne aux diverses nations continue (…) de s’approfondir, de se révéler, de s’affirmer, rendant toujours plus illusoire l’espoir de régler les conflits par l’appel à une conception englobante de la société bonne appuyée sur une tradition partagée par l’ensemble de la communauté nationale (…). En deuxième lieu, il croit que « l’interdépendance croissante, le renforcement de confédérations d’États sous la pression de la concurrence économique mondiale, la présence toujours plus pressante des médias concourent (…) à ériger des tribunes là où il n’y avait que des parloirs et ainsi à « démocratiser » l’ordre international (…). » Enfin, il croit qu’ »en créant sans relâche des interdépendances multiformes (notamment environnementales) et des possibilités insoupçonnées (par exemple, en matière d’interventions chirurgicales, de manipulations génétiques ou de fichage informatique), l’évolution technologique continue (…) d’élargir le champ des problèmes sur lesquels les décisions collectives doivent être prises (…). »[30]
En lisant Rawls et ses commentateurs, nous avons vu, à plusieurs reprises, la mise en question de la notion de vie ou de société « bonne » comme fondement de la justice.
La conception libérale, nous a-t-on dit, « est une conception qui s’interdit toute hiérarchisation des diverses conceptions de la vie bonne que l’on peut trouver dans la société ou, du moins, qui accorde un respect égal à toutes celles parmi elles qui sont compatibles avec le respect des autres ». Elle élabore une théorie de la justice qui est neutre « à l’égard des diverses conceptions particulières de la vie bonne, qui ne repose pas sur l’affirmation de la supériorité intrinsèque d’un type particulier de conduite ou d’expérience. »
Tout autre est la conception perfectionniste de la justice, qui s’appuie « sur une conception particulière de la vie bonne, de ce qui est dans l’intérêt véritable de chacun. La justice consistera alors, par exemple, à récompenser adéquatement la vertu ou à s’assurer que tous disposent des biens dont il est dans leur intérêt véritable de disposer, même s’ils ne feraient pas eux-mêmes le choix de les acquérir. »[31]
« Pour, que le problème de la justice se pose, écrit Van Parijs, il faut (…) qu’il y ait rareté et soit égoïsme (…), soit pluralisme (…). » En effet, si tous peuvent avoir accès à tout sans travailler plus qu’ils ne le souhaitent, le problème ne se pose pas. Pas plus qu’il ne se pose si, dans la rareté, une société se manifeste comme parfaitement altruiste et parfaitement homogène c’est-à-dire une société où « chacun de ses membres prend à cœur les intérêts de tous les autres au même degré que les siens propres et la manière dont ces intérêts sont conçus est identique pour tous ».[1] Dans ces conditions, la répartition des biens ne soulèverait aucune difficulté.
Si notre société est effectivement une société d’abondance, on ne peut pas dire que l’égoïsme n’y règne pas et que cette société soit parfaitement homogène. Mais, ne serait-il pas possible d’y travailler ? Possible et souhaitable ?
On peut légitimement penser qu’une société de plus en plus évangélisée tendrait à devenir plus altruiste et homogène. Dans cette optique, n’est-il pas possible de définir une vision commune de la « vie bonne » déclarée, peut-être un peu vite, obsolète ? Quel visage pourrait alors prendre la justice sociale en vue de cette « vie bonne » ?
Il est vrai que l’expression a pris des sens très divers.
Van Parijs, lui-même, fait remarquer, pour être tout à fait rigoureux, que certains auteurs libéraux ont une « conception spécifiquement libérale de la vie bonne » et que, pour eux, la société bonne ne se distingue pas de la société juste ». Tandis que pour d’autres, beaucoup plus nombreux, « l’adhésion à une conception libérale de la justice procède (…) d’une espèce d’aveu d’impuissance, d’un abandon de la prétention plus ambitieuse à définir la nature de la société bonne en un sens plus exigeant, dans un contexte irrémédiablement et incontournablement pluraliste. (…) Il nous faut nous résigner à un point de vue « post-métaphysique », reconnaître que la question de la vie bonne, au contraire de celle de la société juste, n’est pas susceptible d’une discussion rationnelle. » Ils parleront néanmoins de société bonne mais elle « ne s’identifie pas pour eux à la société juste. »[2]
Le philosophe Luc Ferry[3], de son côté, rappelle qu’à travers l’histoire, « vie bonne » a eu tour à tour un sens cosmologique (vivre selon la nature réputée divine), théologique (vivre conformément au désir de Dieu), utopique (vivre en s’accomplissant avec les autres), moderne (Vivre intensément). Ferry lui-même assimile la « vie bonne » à la vie réussie par l’amour de tout ce qui est.
[1]
L’Ethique à Nicomaque s’ouvre sur une affirmation essentielle : « Tout art et toute recherche, de même que toute action et toute délibération réfléchie, tendent, semble-t-il, vers quelque bien Aussi a-t-on eu parfaitement raison de définir le bien : ce à quoi on tend en toutes circonstances. »[2] Nous poursuivons donc des biens mais qu’est-ce que le bien ? Le « souverain bien » puisque les fins particulières que nous recherchons le sont aussi en vue d’une fin que nous voulons pour elle-même, « fin dernière », « bien suprême »[3], « fin parfaite » est identifiée au bonheur « car nous le cherchons toujours pour lui-même, et jamais pour une autre raison. Pour les honneurs, le plaisir, la pensée et toute espèce de mérite, nous ne nous contentons pas de chercher à les atteindre en eux-mêmes - car même s’ils devaient demeurer sans conséquences, nous les désirerions tout autant - nous les cherchons aussi en vue du bonheur, car nous nous figurons que par eux nous pouvons l’obtenir. Mais le bonheur n’est souhaité par personne en vue des avantages que nous venons d’indiquer, ni, en un mot, pour rien d’extérieur à lui-même. »[4] « Fin » en grec se dit « telos », on appellera donc la morale d’Aristote « téléologique ». On dira aussi que c’est un « eudémonisme » puisqu’elle est ordonnée au bonheur (« eudemonia »).
Notons aussi que le bonheur n’est pas seulement le bien suprême de l’individu. Celui-ci est un être social, vit au sein de communautés et donc « puisque toute cité, nous le voyons, est une certaine communauté, et que toute communauté a été constituée en vue d’un certain bien (car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font ce qu’ils font), il est clair que toutes les communautés visent un certain bien et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or, c’est celle que l’on appelle la cité, c’est-à-dire la communauté politique. »[5] C’est pourquoi Aristote peut écrire que son Ethique à Nicomaque « est, en quelque sorte, un traité de politique ».[6] C’est en vue du bonheur donc que les hommes s’associent, en vue de leur plénitude qui ne peut se concevoir en dehors de la cité : « la cité fait partie des choses naturelles, et (…) l’homme est par nature un animal politique, et (…) celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard, est soit un être dégradé soit un être surhumain ».[7] La cité est la plus parfaite des communautés parce qu’elle se suffit à elle-même alors que dans les autres communautés, les hommes manquent toujours de quelque chose et ne peuvent donc être pleinement heureux.
Mais qu’est-ce que le bonheur ? « Une certaine activité de l’âme conforme à la vertu » répond Aristote. « Quant aux autres biens, les uns, de toute nécessité, sont à notre disposition, tandis que les autres sont auxiliaires, fournis par la nature comme d’utiles instruments ».[8] Vivre conformément à la raison, est la « vie bonne », vertueuse.
Mais qu’est-ce que la vertu ? C’est « une disposition acquise volontaire, consistant par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut »[9]. Ainsi, « La juste moyenne en ce qui concerne l’argent qu’on donne ou qu’on reçoit prend le nom de générosité ; l’excès et le défaut à ce sujet les noms de prodigalité et d’avarice. Les deux manières d’être sont en complète opposition dans l’excès et le défaut. En effet, le prodigue est dans l’excès en faisant des largesses, dans le défaut lorsqu’il reçoit ; tandis que l’avare exagère quand il prend et pèche par défaut pour la dépense. »[10] La « juste moyenne » est une notion fondamentale dans l’analyse des vertus. Aristote définira encore, par exemple, le courage comme « un juste milieu entre la peur et l’audace »[11] et la tempérance comme « un juste milieu relativement aux plaisirs »[12].
Les hommes réputés libres et égaux n’acquièrent et ne vivent pleinement la vertu qu’au sein de la cité où « la loi prescrit (…) de vivre conformément à toutes les vertus et interdit de s’abandonner à aucun vice »[13]. Il ne faut pas oublier cette fonction de la loi car c’est cette conjonction de l’éthique et du politique qui permet à Aristote d’établir l’idée-force de sa démonstration : « Le juste nous fait nous conformer aux lois et à l’égalité ; l’injuste nous entraîne dans l’illégalité et l’inégalité »[14] car « l’homme injuste veut avoir pour lui plus qu’il ne lui est dû… »[15]
Dès lors, « (…) tous les actes conformes aux lois sont de quelque façon justes. Puisque ce qui est fixé par le législateur est légal, nous déclarons que chacune de ces prescriptions est juste. Les lois se prononcent sur toutes choses et ont pour but l’intérêt commun, soit celui des chefs - cela conformément à la vertu ou de quelque manière analogue. Aussi appelons-nous d’une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique »[16]
C’est pourquoi, « (…) seule de toutes les vertus, la justice paraît être un bien qui ne nous est pas personnel, puisqu’elle intéresse les autres. N’accomplit-elle pas ce qui leur est utile, qu’il s’agisse des magistrats ou du reste des citoyens ? Si le pire des hommes est celui qui montre de la perversité et envers lui-même et envers ses amis, le meilleur n’est pas celui qui pratique la vertu seulement par rapport à lui-même, mais celui qui l’observe envers autrui ; car c’est là le difficile. Cette justice ainsi entendue n’est pas une vertu partielle, mais une vertu complète, de même que l’injustice, son contraire, n’est pas un vice partiel, mais un vice complet. »[17] Il précise : « ...l’injustice totale, nous voulons dire celle qui consiste à violer la loi ».[18]
Aristote insiste et poursuit sa réflexion : « ..l’injuste : ce qui est illégal et inégal ; le juste : ce qui est prescrit par la loi et ce qui s’accorde avec l’égalité. (…) Mais, puisque ce qui est contraire à l’égalité se distingue de ce qui va à l’encontre des lois et que l’un est comme une partie relativement au tout - car tout ce qui est contraire à l’égalité va à l’encontre de la loi sans que ce qui va à l’encontre de la loi soit toujours entaché d’inégalité -, il s’ensuit que l’injuste et l’injustice se distinguent (…) tantôt comme parties du tout, tantôt comme le tout lui-même - la forme de l’injustice qui résulte de l’inégalité étant une partie de l’injustice totale, de même que la justice, sous un certain point de vue, est une partie de la justice totale -. Dans ces conditions, il faut parler de la justice et de l’injustice qui ne sont que partielles ; il faut en faire autant à propos du juste et de l’injuste. »[19]
« Puisque l’injuste ne respecte pas l’égalité et que l’injustice se confond avec l’inégalité, il est évident qu’il y a une juste mesure relativement à l’inégalité. Cette juste moyenne, c’est l’égalité. Dans les actes qui comportent le plus et le moins, il y a place pour une juste moyenne. (…) L’égal suppose au moins deux termes. Il faut donc que le juste, qui est à la fois moyenne et égalité, ait rapport à la fois à un objet et à plusieurs personnes. Dans la mesure où il est juste moyenne, il suppose quelques termes : le plus et le moins, - dans la mesure où il est égalité : deux personnes ; dans la mesure où il est juste : des personnes d’un certain genre. »[20] Aristote va introduire une distinction qui fera désormais fortune dans toutes les réflexions ultérieures sur la notion de justice : « Si les personnes ne sont pas égales, elles n’obtiendront pas dans la façon dont elles sont traitées l’égalité. De là viennent les disputes et les contestations, quand des personnes sur le pied d’égalité n’obtiennent pas des parts égales, ou quand des personnes, sur le pied d’inégalité, ont et obtiennent un traitement égal. »[21] La justice partielle[22] « a un premier aspect, distributif, qui consiste dans la répartition des honneurs, ou des richesses, ou de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la cité. Sur ces points, il est possible qu’il y ait inégalité, et aussi égalité de citoyen à citoyen. L’autre aspect est celui de la justice relative aux contrats. Cette dernière se divise en deux parties : parmi les relations, les unes sont volontaires, les autres involontaires. En ce qui concerne les premières, citons, par exemple, la vente, l’achat, le prêt à intérêts, la caution, la location, le dépôt, le salaire. On les appelle volontaires parce que leur principe est librement consenti. Parmi les relations involontaires, les unes sont clandestines, par exemple le vol, l’adultère, l’empoisonnement, la prostitution, le détournement d’esclave, le meurtre par ruse, le faux témoignage. Les autres sont des actes de violence comme les coups et blessures, l’emprisonnement, le meurtre, le pillage, la mutilation, la diffamation, l’outrage. »[23]
« La justice distributive (…), en ce qui concerne les biens de l’état, doit présenter toujours la proportion que nous avons indiquée. Quand il s’agit de partager les ressources communes, cette distribution se fera proportionnellement à l’apport de chacun, l’injuste, c’est-à-dire l’opposé du juste ainsi conçu, consistant à ne pas tenir compte de cette proportion. » Cette proportion est géométrique puisque les mérites sont différents.
Par contre, « le juste dans les contrats consiste en une certaine égalité, l’injuste en une certaine inégalité. Toutefois, il ne saurait être question de la proportion géométrique, mais de la proportion arithmétique. Car peu importe que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un homme de rien, ou réciproquement ; peu importe que l’adultère ait été commis par l’un ou l’autre de ces deux hommes ; la loi n’envisage que la nature de la faute, - sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Il lui importe peu que ce soit un tel ou un tel qui commette l’injustice ou qui la subisse, un tel ou un tel qui cause le dommage ou en soit victime. En conséquence, cette injustice qui repose sur l’inégalité, le juge s’efforce de la corriger. »[24] On appellera cette justice « corrective » : « …la justice corrective serait le juste milieu entre la perte de l’un et le gain de l’autre »[25] et « …ce qui est égal est intermédiaire entre le plus et le moins, selon la proportion arithmétique. »[26]
Après avoir distingué justice distributive selon une proportion géométrique et justice corrective suivant une proportion arithmétique[27], Aristote va évoquer la justice sociale (politikon dikaion) qui ne peut se réaliser que sur la base des précédentes : « …le juste dans la société (…) existe entre gens qui vivent ensemble[28], afin de maintenir leur indépendance, je veux dire des hommes libres et égaux, soit proportionnellement, soit arithmétiquement. Aussi quand ces conditions ne sont pas réalisées, n’y a-t-il pas entre les individus de justice sociale, mais une sorte de justice qui ne lui ressemble que vaguement. Car la justice n’existe que quand les hommes sont aussi liés par la loi ; par conséquent, la loi existe également quand l’injustice est possible, puisque la justice est la capacité de discerner le juste et l’injuste. »[29]
Notons encore deux remarques que fait Aristote et qui me paraissent utiles:
« …l’action juste occupe le milieu entre l’injustice qu’on commet et celle qu’on subit, celle-là consistant à obtenir plus, celle-ci à obtenir moins qu’on ne doit. »[30]
Et « A tout prendre, commettre l’injustice est plus grave que la souffrir ; car l’acte injuste va de pair avec la méchanceté et comporte le blâme, qu’il s’agisse d’une méchanceté totale ou simplement en approchant (…). Au contraire, l’injustice subie ne comporte ni méchanceté ni injustice ».[31]
Il est enfin très important de constater qu’Aristote ne déifie pas la justice. Non seulement, il est bien conscient que « dans les actes injustes et justes, l’événement a sa place »[32] mais qu’il peut y avoir un dépassement de la justice par l’équité : « …le juste et l’équitable, écrit-il, sont identiques et, quoique tous deux soient désirables, l’équité est cependant préférable. Ce qui cause notre embarras, c’est que ce qui est équitable, tout en étant juste, ne l’est pas conformément à la loi ; c’est comme une amélioration de ce qui est juste selon la loi. (…) Ce qui est équitable est (…) juste, supérieur même en général au juste, non pas au juste en soi, mais au juste qui, en raison de sa généralité, comporte de l’erreur. La nature propre de l’équité consiste à corriger la loi, dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général. »[33] Quant au « juge d’équité », « c’est l’homme qui de propos délibéré se décide et agit pratiquement ; ce n’est pas l’homme d’une justice tatillonne et enclin à adopter la solution la moins favorable pour les autres ; il est toujours prêt à céder de son dû, bien qu’il puisse invoquer l’aide de la loi ; sa disposition ordinaire est l’équité, qui est une variété de la justice et une disposition qui n’en diffère pas. »[34]
L’amélioration du juste implique l’intelligence certes mais aussi cette amitié qui, pour Aristote « semble encore être le lien des cités et attirer le soin des législateurs, plus même que la justice. La concorde, qui ressemble en quelque mesure à l’amitié, paraît être l’objet de leur principale sollicitude, tandis qu’ils cherchent à bannir tout particulièrement la discorde, ennemie de l’amitié. d’ailleurs, si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de la justice ; mais, même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié. »[35]
Ce bref parcours à travers l’Ethique à Nicomaque doit être mis en rapport avec ce que nous avons déjà vu[36] de la conception politique générale d’Aristote : la justice générale prescrit les actes selon la loi et l’égalité, étant entendu que la loi, naturelle ou conventionnelle, est ordonnée au bien et que l’égalité ne s’entend qu’entre personnes égales. « Formée à l’origine simplement pour satisfaire les besoins élémentaires de la vie, (la société politique) atteint finalement la possibilité de vivre bien ».[37] Le « vivre bien » requiert la vertu de chaque citoyen et des biens matériels suffisants: « la vie la meilleure, pour un particulier ou pour les États, c’est celle qui est fondée sur la vertu quand une quantité suffisante de biens économiques permettent qu’on puisse participer aux actes conformes à la vertu ».[38]
Retenons que la vision d’Aristote est bien « téléologique » puisque la justice est une vertu qui ordonne au bien commun les actes d’hommes libres et égaux soit géométriquement soit arithmétiquement.
Le philosophe Paul Ricoeur[1] résume bien la différence qui existe entre la conception de la justice d’Aristote et celle de Kant qui inspire la démarche de John Rawls : « La théorie de la justice, comprise par Aristote comme une vertu particulière, à savoir la justice distributive et corrective, tire son sens, comme toutes les autres vertus, du cadre téléologique de pensée qui la met en rapport avec le bien, tel du moins qu’il est compris par les humains ; or avec Kant s’est opéré un renversement de priorité au bénéfice du juste et aux dépens du bon, de telle sorte que la justice prend son sens dans un cadre déontologique de pensée. »[2].
Pour Kant, une action bonne est une action faite uniquement par devoir, complètement désintéressée et non en fonction d’un but, d’un bien à acquérir ou à réaliser. La loi qui oblige doit être universalisable en toute impartialité. Tel est l’impératif catégorique.
Rawls, par une procédure contractualiste, assure aussi la primauté du juste sur le bon, remplaçant la recherche du bien commun par la délibération.[3] Le juste n’est plus subordonné au bien, il n’est plus à découvrir mais à construire : il résulte d’une procédure, d’une délibération parfaitement équitable.
Mais P. Ricoeur pose la question de savoir si une théorie purement procédurale de la justice, comme celle de Rawls, est possible. Il rappelle tout d’abord que si la théorie de Rawls est antitéléologique, si elle est une « déontologie sans fondation transcendantale »[4], c’est parce qu’elle est antiutilitariste. En fait, comme va le montrer Ricoeur, la théorie de Rawls est bâtie sur des présupposés.
En premier lieu, Ricoeur fait remarquer que, dans Théorie de la justice, « les principes de justice sont définis et même développés (§ 11-12) avant l’examen des circonstances du choix (§ 20-25), par conséquent avant le traitement thématique du voile d’ignorance (§ 24) et, de façon plus significative, avant la démonstration que ces principes sont les seuls rationnels (§ 26-30). »[5]
En deuxième lieu, alors qu’une conception procédurale et contractualiste « doit être indépendante de toute présupposition concernant le bien dans une approche téléologique ou même concernant le juste dans une version transcendantale de la déontologie »[6], on constate que les contraintes de la situation originaire qui « créent une situation tout à fait hypothétique sans racines dans l’histoire et l’expérience (…) sont imaginées de telle façon qu’elles satisfassent à l’idée d’équité qui opère comme la condition transcendantale de tout le développement procédural. Maintenant qu’est-ce que l’équité, sinon l’égalité des partenaires confrontés aux exigences d’un choix rationnel ? » Egalité qui « à son tour implique le respect de l’autre comme partenaire égal dans le processus procédural ». Un principe moral semble donc régir la construction qui se voulait artificielle comme il semble inspirer aussi la technique du maximin qui répond aux utilitaristes prêts « à sacrifier quelques individus ou groupes défavorisés si cela est requis par le bien du plus grand nombre ».[7]
Apparaît donc une présupposition éthique que la première page du livre de Rawls annonçait d’ailleurs : « La justice, écrit Rawls, est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n’est pas varie ; de même, si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes. Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice, qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être justifiée par l’obtention par d’autres d’un plus grand bien. »
Devant ces affirmations, le lecteur se demande comment il peut être possible de tenir une présupposition éthique tout en essayant de « libérer la définition procédurale de la justice de toute présupposition concernant le bien et même le juste » ?[8]
En troisième lieu, pour répondre à cette question, Ricoeur rappelle ce que Rawls écrit au § 46: il faut, dit-il, définir les principes de justice comme « ceux auxquels consentiraient des personnes rationnelles en position d’égalité et soucieuses de promouvoir leurs intérêts, ignorantes des avantages ou des désavantages dus à des contingences naturelles ou sociales. On peut cependant, justifier d’une autre façon une description particulière de la position originelle. C’est en voyant si les principes qu’on choisirait s’accordent avec nos convictions bien pesées sur ce qu’est la justice ou s’ils les prolongent d’une manière acceptable. » Parmi ces »convictions bien pesées » « dans lesquels nous avons la plus grande confiance », Rawls cite notre « intuition » suivant laquelle « l’intolérance religieuse et la discrimination raciale sont injustes ». L’injustice, en effet, nous plus claire que la justice . Toutefois, « nous pouvons (…) tester la valeur d’une interprétation de la situation initiale par la capacité des principes qui la caractérisent à s’accorder avec nos convictions bien pesées et à nous fournir un fil conducteur, là où il est nécessaire. » Pour Ricoeur, ‘l’ordre lexical des deux principes de justice est virtuellement précompris au niveau de ces convictions bien pesées ».[9] Et d’affirmer clairement « que c’est notre précompréhension de l’injuste et du juste qui assure la visée déontologique de l’argument soi-disant autonome, y compris la règle du maximin. Détachée du contexte de la Règle d’or[10], la règle du maximin resterait un argument purement prudentiel caractéristique de tout jeu de marchandage. Non seulement la visée déontologique, mais même la dimension historique du sens de la justice, ne sont pas simplement intuitives, mais résultent d’une longue Bildung[11] issue de la tradition juive et chrétienne aussi bien que grecque et romaine. Séparée de cette histoire culturelle, la règle du maximin perdrait sa caractéristique éthique. » Nous ne pouvons donc « nous passer d’une évaluation critique de notre prétendu sens de la justice ».[12]
Sens de la justice ou plus exactement « précompréhension des principes de justice » qui ne peut naître que « dans les situations où règne déjà un certain consensus moral » qui a formé cette « conviction bien pesée » « qu’en tout partage inégalitaire, c’est le sort du moins favorisé qui doit être pris comme pierre de touche de l’équité du partage ».[13]
Comme Van Parijs le faisait remarquer, Rawls a tâché de trouver un moyen de faire vivre ensemble des gens qui, depuis les guerres de religion, ont « des visions du monde rivales, principalement celles centrées sur des idées divergentes du bien »[14]. Rawls qui présentait sa Théorie de justice comme universalisable s’est, par la suite, rendu compte que seule la démocratie libérale visait « à limiter l’étendue du désaccord public » et pouvait adopter ses règles de justice. De plus, il s’est attaché, par une procédure, à « tenter de reconstruire un lien plus positif entre la règle de justice et le fond des croyances effectivement professées dans nos sociétés modernes. C’est à cette requête que répond l’idée de consensus par recoupements »[15]. Il ne s’agit plus simplement d’éviter les controverses mais de parier « que les conceptions « métaphysiques » rivales qui ont nourri et qui alimentent encore les convictions des citoyens appartenant aux démocraties occidentales peuvent motiver, justifier, fonder le même corps minimal de croyances susceptibles de contribuer à l’équilibre réfléchi requis par Théorie de la justice ».[16]
Seules quelques doctrines que Rawls appelle « comprehensive » (« compréhensives » ou mieux, selon Ricoeur : « englobantes ») « qu’elles soient morales, philosophiques ou religieuses, peuvent, malgré leur opposition mutuelle, concourir par leur recoupement à cette fondation en commun des valeurs propres à une démocratie équitable et capable de durer. (…) C’est de leur concours sur un point précis, celui de la justice politique, que l’on attend qu’elles fournissent la force d’adhésion durable aux principes de justice ».[17]
On devine, à travers cette analyse de la pensée de Rawls, dans quel sens Ricoeur va orienter sa propre conception du juste.
Un des livres les plus célèbres de P. Ricoeur, Soi-même comme un autre[1], fait la part belle à l’Ethique à Nicomaque considérée comme « la principale conception téléologique de la vie morale »[2]. « C’est dans les structures profondes du désir raisonné, explique Ricoeur, que se dessine la visée éthique fondamentale qui a pour horizon le « vivre bien », la « vie bonne ». C’est ce schéma qui prévaut dans les morales antiques où les vertus sont des modèles d’excellence capables de jalonner et de structurer la visée de la « vie bonne ». »
L’éthique, dira-t-il, c’est « vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes »[3]. Détaillons cette définition.
« Vivre bien », une « vie bonne », une « vie accomplie » sont des expressions équivalentes où « Le bon désigne le telos d’une vie entière en quête de ce que des agents humains peuvent considérer comme un accomplissement, un couronnement heureux. (…) L’action humaine est portée par le désir, et corrélativement par le manque, et (…) c’est en terme de désir et de manque qu’il peut être parlé de souhait d’une vie accomplie. »[4] Sont inclus dans ce désir ou ce manque : l’accomplissement de soi, la réciprocité dans l’amitié et la justice, le propre, le proche et le lointain, dira Ricoeur[5].
Le « soi » s’accomplit « dialogiquement » comme dit Ricoeur dans le rapport à l’autre proche, dans une relation interpersonnelle qui culmine dans l’amitié mais aussi dans le rapport à l’autre distant, dans la cité, selon la justice. En effet, le désir de la « vie bonne », la tension vers le bonheur se vit dans la cité : « c’est comme citoyens que nous devenons humains »[6] et notre désir de justice est un désir de vivre dans des institutions justes.
Ricoeur se basant sur son expérience d’enfance note que nous percevons d’abord l’injustice qui se manifeste essentiellement dans des partages inégaux, des promesses non tenues et des rétributions imméritées qui suscitent notre indignation. De là naîtront, dans l’ordre, le désir d’une justice distributive, d’un droit des contrats et des échanges et, enfin, d’un droit pénal[7] pour éviter la violence, le « corps à corps » de l’indignation et de la vengeance. Pour cela, une « juste distance » entre les antagonistes est nécessaire. Cette « juste distance » est instituée par l’intervention d’un tiers impartial : le juge, bien sûr, mais le « prince« aussi. C’est cette mise à distance qui explique qu’ »aussi merveilleuse que soit la vertu d’amitié, elle ne saurait remplir les tâches de la justice, ni même engendrer celle-ci en tant que vertu distincte. »[8] Quant à l’exigence de justice, elle « a sa racine dans l’affirmation radicale que l’autre vaut en face de moi, que ses besoins valent comme les miens »[9].
Dans cette éthique téléologique donc, s’enracine une déontologie qui, face à l’irruption possible de la violence dans les interactions humaines, définit les normes, les devoirs et les interdictions. La loi qui prétend à l’universalité garantit l’impartialité du jugement mais la loi - qui n’est pas simplement loi morale mais loi juridique, précise l’auteur - « ne saurait se rendre entièrement autonome de toute référence au bien, en raison même de la nature du problème posé par l’idée de distribution juste, à savoir la prise en compte de l’hétérogénéité réelle des biens à distribuer[10]. Autrement dit, le niveau déontologique, tenu à juste titre pour le niveau privilégié de référence de l’idée du juste, ne saurait s’autonomiser au point de constituer le niveau exclusif de référence. »[11]
Après avoir évoqué l’aspect téléologique du juste défini comme « le bon relatif à l’autre », son aspect déontologique où « le juste s’identifie au légal », Ricoeur relève un troisième aspect qu’on pourrait appeler « prudentiel » (c’est la phronesis des Anciens)[12] où le juste est « l’équitable » : « l’équitable est la figure que revêt l’idée du juste dans les situations d’incertitude et de conflit ou, pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de l’action », niveau où « la conscience morale, en son for intérieur, est sommée de poser des décisions singulières »[13]
Cette analyse très complète du « juste » se retrouve en filigrane dans cette réflexion livrée par Ricoeur à une chaîne de télévision : « Je suis très troublé par les contradictions de nos démocraties qui ne reposent que sur la discussion, la négociation et la procédure (…). La démocratie repose sur l’égalité. Il y a contradiction entre des institutions de liberté qui recouvrent un système économique où a été réintroduite la guerre et qui, donc, est producteur inégalité. Reste-t-il des énergies révolutionnaires pour porter la démocratie face à la violence économique ? »[14]
L’appel à la révolution ne doit pas nous dérouter, il faut le comprendre dans la mouvance de la pensée d’E. Mounier qui appelait à une « révolution personnaliste et communautaire »[15] , une révolution personnelle et continue pour faire triompher en nous l’esprit sur les passions et une révolution politico-sociale nécessaire lorsque la société devient destructrice des personnes comme c’est le cas sous le régime capitaliste.[16]
La guerre économique, suivant les principes de Ricoeur, ne peut s’éviter que par une mise à « juste distance » des protagonistes par la médiation d’un tiers impartial. On pense, notamment, à l’État, au nom de la loi. Ce sera un point majeur à examiner dans le chapitre suivant.
En attendant prenons acte de l’impossibilité, selon Ricoeur, de fonder la justice sur une démarche purement procédurale et de la position « intermédiaire » qu’il accorde au juste, « entre le légal et le bon », selon son expression[17].
Ces deux idées me paraissent incontestables. Elles sont, sous une forme ou sous une autre, au cœur de toute réflexion politique sérieuse et elles interpellent les idéologies à la mode.
Pour Jean Ladrière[1], ce qui constitue une « cité », en tant que « cité, « c’est sa finalité, et cette finalité n’est ni, comme tels, le maintien dans l’existence, la prospérité, la gloire, ni même, comme telle, l’autonomie, mais le « bien vivre », c’est-à-dire la vie selon la vertu, c’est-à-dire encore une forme de vie pleinement accordée au statut de l’existant humain et à ses potentialités les plus éminentes, ou encore, plus brièvement, (…) une « vie sensée »[2]. » C’est le rôle de l’éthique donc de réguler la cité non pas dans un rapport extrinsèque qui demanderait « que les actes de l’État soient conformes à la morale, ou à tout le moins soient animés par une préoccupation morale », mais dans un rapport intrinsèque tout en n’oubliant pas qu’éthique et politique sont distincts : « S’il est vrai que le politique, comme tel, est défini par un certain rapport à l’éthique, l’enjeu propre du politique ce n’est pas de déterminer ce qu’il en est de l’éthique (l’éthique juge le politique et, en ce sens, le transcende), ni de faire exister quelque chose comme un analogue collectif de l’homme vertueux, c’est de réaliser une communauté historique concrète dans laquelle les rapports institutionnels seront, si l’on peut parler ainsi, chargés de qualité éthique. »
La justice sociale est précisément le concept indispensable à l’articulation de l’éthique et du politique dans une tension qui « va de l’éthique au politique ».[3] La justice sociale peut fournir cette médiation qui « doit être en mesure d’armer l’action politique de principes régulateurs capables à la fois de représenter, par rapport à cette action, l’exigence éthique en son originalité, et de rejoindre avec assez de précision le concret des situations. »
Toutefois, bien conscient du fait que la référence à la justice sociale a conduit à des politiques dirigistes et totalitaires, J. Ladrière insiste sur le fait que l’éthique suppose la liberté et que la « cité » où les libertés se rencontrent et s’organisent « est ce lieu où une communauté historique, se donnant ses propres lois, tente d’aménager un espace d’inter-relations dans lequel puisse émerger une approximation, toujours ouverte, d’un ordre de liberté. Ce qui implique à la fois la possibilité donnée aux libertés individuelles d’agir comme telles (avec le double aspect, négatif et positif, des garanties protectrices et du droit de participation, que l’on retrouve dans l’idée de démocratie), l’effort pour diminuer les contraintes venant de la nature et de la société elle-même, l’ouverture, pour chacun, de champs d’initiative et de réalisation de plus en plus variés et étendus, mais aussi, et surtout peut-être, l’instauration d’un système institutionnel dont le sens est de faire en sorte que chacun, selon une formule célèbre, soit traité en fin, non en moyen. »
Le souci de la liberté respecté transforme l’idée de justice : elle n’est plus « un principe de répartition harmonieuse, attribuant à chacun ce qui lui revient selon son état, conformément à une loi qui transcende les destinées individuelles, mais la forme selon laquelle il devient possible aux individus comme tels de se donner les uns aux autres les conditions d’une existence libre, ou encore, d’une existence sensée (…) » et J. Ladrière précise : « en intériorisant la loi. »[4]
On pourrait citer bien d’autres auteurs qui réhabilitent ainsi l’éthique et la voie « téléologique »[5] mais, comme on pourrait objecter que ces philosophes défendent naturellement leur mission, il n’est pas inutile d’interroger l’ensemble des théories économiques.
Le professeur De Bruyne, à la fin d’une analyse des différentes théories qui servent de référence aux politiques économiques[1], conclut que ces « théories de la justice révèlent les limites de l’approche économique et son incapacité relative à traiter d’une question avant tout sociale et politique. »[2] En somme, « quelle que soit (…) son inspiration théorique, l’approche économique en elle-même est mieux apte à faciliter les choix parmi les moyens de réaliser un certain objectif de distribution qu’à éclairer le choix des objectifs. Elle reste subordonnée au politique lorsqu’il s’agit de prendre parti sur les aspects éthiques de l’action publique, soit pour apprécier la valeur de différentes formes de distribution, soit pour déterminer les seuils de l’inégalité ou de l’injustice sociale. »[3] Même s’il y a, comme dans la théorie de Rawls, une référence éthique plus ou moins avouée ou sous-entendue, il est nécessaire, pour construire une politique économique cohérente et lucide, de bien choisir le type de société que l’on souhaite, c’est-_-dire, in fine, de définir quel bien on cherche à réaliser. En fonction de la valeur poursuivie, (le bon), le pouvoir politique (le légal) choisira les moyens techniques (les théories économiques) d’assurer la justice sociale (le juste).
Penchons-nous une dernière fois sur les doctrines à la mode.
Les écoles libérales, comme l’a montré P. Valadier à propos de l’œuvre d’Hayek, ignorent, la plupart du temps « le désir moral et la violence qu’il implique ».[1]
Les partisans de l’ordre spontané excluent l’idée de justice distributive qui suppose une intervention, à leurs yeux, intempestive et perturbatrice[2].
De plus, l’exclusion de la morale hors du politique rend vaine l’idée de justice sociale. Or, l’homme n’est pas d’abord homo oeconomicus mais « un être de désir moral, en quête de mieux-vivre et de sens ». Ce souci de bien vivre le mène, au besoin, à « se battre pour la justice. Si, en effet, l’art de la justice sociale consistait à faire respecter les règles du jeu établies, à la façon d’un arbitre sur un terrain de sport, on ne comprendrait pas pourquoi les hommes ont tant de peine à s’entendre et à ordonner une vie commune viable. La difficulté naît de ce que l’entente ne peut se faire sur des règles abstraites, mais qu’elle vise nécessairement des valeurs de communion (justice, liberté, paix) sur lesquelles portent les désaccords les plus graves. » Ces désaccords fondent « à nouveau l’entreprise de justice sociale : une tâche jamais achevée, périlleuse, puisque le désir de la réaliser une fois pour toutes peut engendrer la barbarie totalitaire (ici Hayek a raison), nécessaire pourtant, parce qu’il y a en l’homme infiniment plus que le souhait de s’entendre sur des règles du jeu, un désir d’être reconnu par autrui dans sa dignité propre. »[3] Sans cette préoccupation toujours renouvelée de la justice sociale, la société oscille entre la contestation perpétuelle et la fausse tranquillité d’une coercition subtile ou musclée.
En fait, le libéralisme attaché à la valeur de liberté se trompe sur sa nature en lui soumettant toutes les autres valeurs alors qu’elle est notre capacité de bien vivre, de vivre en fonction du bien mais non en fonction d’elle-même.
On peut ajouter encore, mais nous reverrons la question dans le chapitre suivant, que le libéralisme se trompe aussi sur la nature des choses car, comme l’écrit H. Declève, l’accumulation des choses en étouffe le sens et dépouille les hommes d’initiatives créatrices[4]. Le libéralisme apparaît ainsi et paradoxalement comme destructeur de liberté.
De même que le libéralisme se trompe sur la valeur liberté, le socialisme, ou à la « gauche », se trompe sur la nature de la valeur d’égalité qui est son telos, pourrait-on dire et qui, culminant dans l’égalitarisme, tend aussi à se soumettre toutes les valeurs.
Le socialisme se trompe sur la nature de l’homme et de la justice sociale.
Tout d’abord, il n’est pas sûr que l’homme soit d’abord un être de besoin. Pour H. Declève, par exemple, l’homme est « un être d’échange plus que de besoin, parce qu’il est capable de donner sens au besoin et pas seulement de le subir (…). »[5]
Si les hommes sont égaux par nature et si cette égalité foncière se traduit par l’ensemble des droits personnels et objectifs que nous connaissons, d’une part, la traduction de l’égalité est toujours à réaliser et, d’autre part, du point de vue de la justice, comme déjà Aristote l’a montré, l’égalité ne se traduit pas facilement même si on la réduit, comme c’est le cas dans la mouvance socialiste, à un problème de répartition.[6]
Sans trop entrer ici dans l’analyse technique des moyens à mettre en œuvre, on peut, avec P. De Bruyne, faire remarquer qu’il y a « une difficulté majeure dans l’application des principes d’équité et d’égalité » du fait que la recherche de la justice sociale, dans le concret, est une œuvre politique. Or, « dans la mesure où toute action publique crée une différenciation dans les domaines où elle intervient (taxation et redistribution, transferts et services ou avantages sociaux) elle contredit l’idée même d’un traitement égal ou de résultats égaux entre les individus. Toute action politique qui tend à réduire ou à éliminer les différences économiques requiert d’autre part l’usage de la coercition[7] et entraîne en contrepartie une inégalité accrue des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés ; elle politise par ailleurs la vie économique, puisque l’activité elle-même, les revenus et les modes de vie dépendent davantage des décisions politiques, incitant à la limite à détourner les énergies des gens de la vie économique vers la vie politique. »[8]
Plus précisément encore, si l’égalité est envisagée arithmétiquement, il faut reconnaître qu’elle « ne tient pas compte de la variabilité des objectifs individuels et ne garantit pas les exigences de l’ »impartialité » ou du respect des personnes (considérées comme des fins en elles-mêmes) (…). La considération égale donnée au bien-être de chaque individu, ou la reconnaissance des droits inconditionnels au bien-être de tous, n’entraîne pas que tous doivent être traités également. Au contraire, l’impartialité conduit à traiter les personnes comme des égaux, c’est-à-dire avec le même respect pour quiconque, mais non en les faisant bénéficier de la même distribution (…). »[9]
Si l’égalité veut tenir compte des besoins, la difficulté sera de définir ces besoins, d’établir des priorités entre eux et de mettre en œuvre « un mécanisme social capable de réaliser un tel idéal. » Ou la définition sera imposée ou on considérera, dans un modèle démocratique, les besoins de base comme équivalents et on laissera les gouvernés établir eux-mêmes leurs priorités. Mais, « quand l’État-providence, ou « protecteur », fournit aux citoyens les services sociaux qui correspondent à leurs besoins présumés, il s’engage dans une politique de redistribution des revenus qu’il finance par la taxation. Les bénéfices apportés aux uns viennent des prélèvements effectués sur le revenu des autres.
Mais la redistribution ne joue pas toujours entre les riches et les pauvres, ses bénéficiaires étant aussi les individus et les organisations qui retirent un avantage du système, et ses effets égalisateurs n’améliorent pas nécessairement la condition des pauvres. La redistribution ne joue pas même toujours entre les individus car les mêmes personnes peuvent être simultanément taxées et subventionnées, certaines recevant en gros l’équivalent de leur contribution. Cependant, les deux transferts ne sont pas neutres car la taxation diminue les incitations au travail et les possibilités d’épargne ou d’assurance personnelles, tandis que la faculté de disposer de leurs revenus passe des individus à l’autorité politique et administrative. Ainsi, la redistribution entraîne à la fois le transfert des revenus entre groupes et le transfert des responsabilités entre l’État et les citoyens. » En outre, « l’extension des besoins pris en compte par la collectivité au nom de la justice sociale engendre des conséquences économiques défavorables : augmentation des dépenses publiques, accroissement des coûts de production, alourdissement de la fiscalité et, surtout, diminution de la productivité du système et de l’esprit d’entreprise. »[10]
Enfin, s’il veut être égalitariste, le socialisme, pour être cohérent, doit non seulement viser à réduire les inégalités de revenus mais aussi, comme le souligne P. De Bruyne, « les inégalités de statuts, de pouvoirs et d’opportunités ». Il ne faut pas oublier, en effet, que les théories économiques égalitaires de la justice, comme, d’ailleurs, les théories contractuelles[11] ou d’autres encore, « se limitent (…) à la sphère de la distribution, alors que les différences de revenus dérivent manifestement du système de production, de la division du travail et de la propriété des moyens de production, et que la distribution n’est dès lors pas séparable de la production et du travail sur le plan des politiques. » Comme quoi, d’une part, le rêve d’une production libéralisée et d’une distribution socialisée paraît chaotique et, d’autre part, dans un effort d’égalitarisme général, le risque est, comme on l’a déjà vu plus haut, « de compromettre, sinon l’égalité des revenus, au moins l’efficience économique »[12], de politiser la société, de la contraindre, d’amplifier la bureaucratie et d’hypertrophier l’État.[13]
Les erreurs socialiste et libérale nous rappellent « qu’aucune valeur ne peut être considérée exclusivement, isolément des autres. Toute valeur doit être liée à d’autres qui lui confèrent sa signification. Ainsi, la justice ne peut être coupée de la liberté. Seule, elle incite à la dureté et à l’intolérance, tout comme la liberté sans autres valeurs qui l’orientent, risque de déboucher sur l’anarchie. »[14]
Sans une solide et profonde réflexion morale, il est impossible de fonder une justice sociale satisfaisante.
La justice sociale ne se réduit pas à la protection sociale ou à la justice distributive qui, rappelons-nous, est un aspect de la justice « générale » selon les auteurs anciens : « ils parlaient d’une justice totale, voulant signifier par là que toute autre attitude morale - courage, tempérance, magnanimité voire prudence, - demeure partielle aussi longtemps qu’elle n’est pas intégrée à la conduite sociale proprement dite. Le juste, selon cette acception, en vivant et en faisant vivre les lois de sa cité, pratique toutes les vertus (…). Considérée sous cet angle, la justice est la vertu suprême, absolument « cardinale ». En tant qu’elle comporte un rapport explicite à autrui, la justice exerce une fonction structurante et constitutive au sein de tout l’agir moral : elle est « forme », principe déterminant, à l’égard de toute autre conduite éthique. »[15]
Après avoir défini l’homme comme un être d’échange et non d’abord de besoin, H. Declève s’arrêtant à la possibilité de généraliser des normes dans l’économie mondiale sans stériliser l’initiative et dans la perspective d’une libération authentique, ajoute que « seule la gratuité, le désintéressement dans l’échange peut réguler la mécanique des dispositifs de généralisation. Comme le note Aristote, la plus haute justice[16] est celle de l’homme qui renonce à exiger tous les avantages que lui reconnaît la loi. Plus important en effet que le bon droit d’un individu et antérieur à lui est l’échange entre les libertés à la recherche du sens. Plus important que la croissance économique du groupe des nations riches et bien antérieur, plus important aussi que le mécanisme international de protection contre les catastrophes est l’échange entre les cultures à la recherche du sens. Celui-ci ne saurait être sans cesse relancé que par une gratuité réciproque capable de reconnaître un don analogue au sien dans ce qu’offre une autre culture, qu’elle soit nantie ou démunie de techniques modernes ou de matières premières. »
La justice sociale semble donc être un concept dont on ne peut faire l’économie si l’on cherche à construire une société pleinement humaine. Encore faut-il l’inspirer d’une conception juste de l’homme et de sa destinée.
Ordonnée au bien vivre de cet homme considéré dans son intégralité, la justice sociale est un concept global qu’il faut éviter de réduire à tel ou tel de ses aspects.
Enfin, comme tout homme est appelé à être toujours plus homme, la justice sociale doit être aussi l’objet d’une recherche et d’un ajustement permanents. Aucun système ne peut prétendre l’incarner.
Si l’État ou plutôt les institutions sont appelées à y travailler, elle est l’affaire de tous, affaire d’éducation, de sens civil et de participation.[17]
L’Ancien testament, dès le livre de la Genèse nous révèle que le mal et donc l’injustice sont imputables à l’homme. Dans l’expérience du mal dont il est responsable, l’homme prend conscience de sa liberté mais cette liberté est « captive du mal, incapable de pratiquer la justice. »[1]
Mais l’histoire du mal s’inscrit dans le cadre de l’Alliance entre Dieu et les hommes. La rupture de l’Alliance avec Dieu, première injustice[2], provoque immédiatement rupture entre l’homme et la femme[3], rupture avec la nature[4] et rupture avec les autres hommes[5]. Les prophètes ne manqueront pas, nous l’avons vu, de dénoncer les injustices des hommes qui ne respectent pas la loi du Seigneur. En même temps, les prophètes rappellent que celui qui reste, malgré tout, le Dieu de l’Alliance[6] est un Dieu de justice qui punit les pécheurs, châtie les ennemis du peuple élu, prend soin de son peuple[7], un Dieu qui aime la justice[8] et s’y complaît[9] ; un Dieu qui ne supporte pas le culte que les hommes lui rendent alors qu’ils n’exercent pas la justice[10].
Est juste celui qui, aux yeux de Dieu, est sans péché, celui qui respecte la Loi[11].
La justice de Dieu demande clairement et avec insistance, nous le savons, que l’on fasse d’abord droit au pauvre, à l’étranger, à la veuve. Mais la justice de Dieu n’est pas seulement de châtier ceux qui s’opposent à son dessein, elle se révèle aussi miséricordieuse[12] et salvatrice[13]. La justice, les hommes ne pourront l’établir mais Dieu l’instaurera par la Messie à venir[14]. Il y a plus encore dans la révélation de la justice de Dieu dans l’Ancien testament, nous y reviendrons, mais attardons-nous un instant à ce qui peut directement éclairer notre réflexion sur la justice sociale proprement dite.
Quelle conception de la justice sociale, les juifs ont-ils développée à partir de leur tradition ?
Une claire présentation nous est offerte par G. Hansel[15] qui, d’emblée, souligne que la Bible comme le Talmud[16] au lieu de rechercher, comme les idéologies modernes, une plus grande égalité des revenus, par exemple, ne s’attachent pas, prioritairement, à réduire les inégalités. Même la notion de « juste salaire » est, nous dit-il, étrangère à la tradition juive. En fait, l’objectif qui anime la législation sociale juive, « c’est la lutte contre la pauvreté avec comme objectif ultime sa suppression. » La Bible indique clairement qu’il faut faire justice au pauvre, au sens matériel du terme, à la veuve, à l’orphelin, à l’étranger ; et le Talmud ajoute : au sourd-muet, à l’idiot, au captif.
Quels moyens mettre en œuvre pour éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes ?
Ils sont divers mais la tradition juive accorde une attention spéciale à la tsedaka, c’est-à-dire « l’aide matérielle que doit accorder celui qui en a la possibilité à celui qui en a besoin »[17]. Hansel explique : « il ne s’agit pas de procéder à une redistribution des richesses mais de garantir à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels. La tsedaka est une obligation stricte ; elle ne se limite pas à la charité que le riche fait au pauvre selon sa bonne volonté. Lorsque cela est nécessaire, l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte ?[18] La tsedaka a donc par là le caractère d’un impôt. C’est une générosité éventuellement obligatoire et les sommes ainsi collectées peuvent être considérables »[19]. Le refus de la tsedaka est assimilé à l’idolâtrie, « la pire déviation idéologique ». La tsedaka est souvent présentée comme « le commandement », « le premier principe de la justice, le fondement de l’ordre politique, le point de départ de l’espérance messianique et finalement caractéristique de la définition même de l’identité juive. »[20]
Pour Maïmonide dont s’inspire particulièrement l’auteur, « il existe 8 degrés de valeur croissante dans l’accomplissement de la tsedaka. Le plus élevé consiste à soutenir la personne qui s’est effondrée, soit par un don, soit par un prêt, soit en s’associant avec elle, soit en lui fournissant un travail, de sorte de l’affermir suffisamment pour qu’elle n’ait plus besoin de demander l’assistance d’autrui. »[21] Et donc, commente Hansel, « le but ultime ne consiste pas seulement à fournir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Il faut faire en sorte qu’il échappe à la situation d’assisté. (…) La plus haute valeur sociale, le principe qui doit constamment nous guider, est de soutenir chaque membre de la collectivité suffisamment pour qu’il ne perde pas son autonomie ou la retrouve s’il l’a perdue. »
Fidèle à la tradition ainsi rappelée, Hansel, se penchant sur la crise actuelle, déclare, on ne s’en étonnera guère, que « la cause de la persistance de la misère n’est pas économique, elle est morale. »
Le livre d’Isaïe nous livre un autre aspect de la justice de Dieu qui, fidèle indéfectiblement à son alliance, estime juste que le Serviteur prenne sur lui les injustices des hommes[1]. Ce Serviteur, identifié à Jésus, apporte la vraie justice[2] aux hommes. Une justice qui ne s’obtient pas par l’effort vertueux ou l’observation de la loi[3] mais par la foi dans le Christ et l’engagement qu’elle entraîne.
Désormais, explique E. Herr, « la foi, comme relation de confiance personnelle au Christ qui justifie et sauve l’homme, précède (est prioritaire à) la justice comme pratique morale » et « la foi en Jésus-Christ selon l’Évangile libère chacun de son injustice et le rend seulement ainsi capable d’agir justement. »[4] Ce que la justice des hommes espère ou promet, ce que Dieu réclamait dans l’ancienne alliance, Dieu le donne par Jésus-Christ: « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés. »[5] La justice est, avant tout, une attitude intérieure, fruit de la grâce de Dieu.
En retour, la justice exercée par les hommes ainsi pourvus, devient charité. Elle s’exerce vis-à-vis de tous les pauvres et donc vis-à-vis du Christ lui-même : « dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »[6]
Le combat pour la justice dans le monde est inséparable du Salut même si l’un ne se confond pas avec l’autre comme nous l’avons vu. Ce combat pour la justice ne peut se limiter à l’ »aménagement » des conditions matérielles de la vie humaine puisqu’il est ordonné au Royaume et que son efficacité dépend de la foi. Le Sermon sur la Montagne, notamment, « vient contester que la « vie bonne » soit simplement une vie réussie. L’Évangile appelle à participer à l’invention d’une société humaine qui n’est pas régie par la réussite mais par l’appel des Béatitudes ».[7] C’est pourquoi nous dirons que la justice sociale doit se préoccuper de toutes les pauvretés, y compris les pauvretés intellectuelles, morales et spirituelles, de tous les hommes donc.
Il faut encore ajouter et souligner que cette recherche de la justice dont l’homme greffé sur le Christ est désormais capable, ne se fait pas au détriment de la liberté[8]. La justice sans la liberté fait de nous des esclaves et la liberté sans justice nous rend maîtres. Cela signifie, entre autres, que si la grâce de Dieu nous rend « capables », elle ne se substitue pas à notre effort d’action et de réflexion.
Agir pour la justice est un engagement volontaire (la justice est une vertu !) et non « un consentement passif à une norme extrinsèque, éventuellement quantifiable »[9]. Agir pour la justice nous demande « une créativité critique »[10]. Jésus, interpellé sur un problème de répartition de biens, se déclare incompétent : « Quelqu’un de la foule lui dit : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. » Il lui dit : « Homme, qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages ? » Puis il leur dit : « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » »[11]
Il nous appartient, forts de notre foi et éclairés sur les volontés ultimes du Seigneur, de réfléchir aux meilleurs moyens de les incarner. Ce fut, dans cet esprit, que les Pères et les Docteurs de l’Église parlèrent et que les Souverains Pontifes se sont aussi engagés dans l’élaboration d’une doctrine sociale.
Saint Thomas[1] va reprendre la théorie d’Aristote, la préciser et l’organiser plus rationnellement encore, dans le cadre religieux de sa Somme théologique.
La justice, parmi les autres vertus[2], est la vertu sociale par excellence, celle qui règle nos rapports avec autrui, qui nous « ajuste » à autrui, nous « égalise », selon le droit naturel ou positif. L’objet de la justice, dira saint Thomas, c’est « l’égalité dans les biens extérieurs. »[3] La vertu de justice, vise en effet, le juste c’est-à-dire le droit.[4] La justice rend droites et donc bonnes les actions. Comme le dit Cicéron cité par saint Thomas : « C’est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. (…) C’est en elle qu’éclate souverainement la splendeur de la vertu. »[5]
Elle ordonne au bien commun toutes les actions des vertus : « …les actes des vertus peuvent relever de la justice en ce que celle-ci ordonne l’homme au bien commun. Et en ce sens la justice est une vertu générale. Et parce que c’est le rôle de la loi de nous ordonner au bien commun, cette justice dite générale, est appelée justice légale[6] : car, par elle, l’homme s’accorde avec la loi qui ordonne les actes de toutes les vertus au bien commun. »[7] Et tout le Décalogue se rapporte à la justice : « Les commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d’emblée à l’assentiment de la raison naturelle. Mais il est non moins évident que la notion de devoir ou dette, qui est nécessaire à un commandement, apparaît dans la justice, qui regarde autrui. En effet, quand il s’agit de ce qui le regarde personnellement, il suffit d’un coup d’œil pour voir que l’homme est maître de lui-même et libre de faire ce qui lui plaît ; au contraire, quand il s’agit de ce qui regarde autrui, c’est l’évidence même que l’homme est obligé de s’acquitter envers lui de ce qu’il lui doit. Les commandements du Décalogue devaient donc se rapporter à la justice. Les trois premiers ont pour objet les actes de la vertu de religion, partie principale de la justice ; le quatrième, les actes de la piété filiale, seconde partie de la justice ; les six derniers, les actes de la justice ordinaire, qui règle les rapports entre égaux. »[8] Saint Thomas précise que : « Les commandements du Décalogue ont la charité pour fin, selon la parole de S. Paul : « La fin du précepte, c’est la charité ». Mais ce sont d’abord des actes de justice, qui, à ce titre, appartiennent à la justice. »[9] Enfin, il fait remarquer que le don du Saint-Esprit qui correspond à la justice est le don de piété. Cette vertu, en effet, « rend des devoirs » non seulement à Dieu, aux parents, « mais s’étend à tous les hommes, à cause de leurs rapports avec Dieu » et à ce don sont liées, d’une manière ou d’une autre[10], 3 béatitudes : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice, car ils seront rassasiés » ; « Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde » ; mais aussi : « Heureux les doux (les humbles) car ils posséderont la terre. »[11] Or, pour saint Thomas, les récompenses attribuées aux béatitudes « seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, elles sont en quelque sorte commencées. Car le royaume des cieux peut s’entendre, au dire de saint Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel chez les parfaits l’esprit commence à régner. Il n’est pas jusqu’à la possession de la terre qui ne signifie la bonne affection d’une âme en repos par le désir dans cette stabilité de l’héritage éternel, symbolisée par la terre. »[12] Un commentateur en conclut qu’une telle vision pourrait confirmer l’idée « qu’il existe un rapport entre l’exercice de la justice (parfaite par le don de piété) et la prospérité même matérielle des sociétés terrestres. »[13]
En attendant, que signifie être juste ?
Etre juste avec autrui c’est avoir une activité extérieure qui lui est justement proportionnée. Cette « égalité de proportion » constitue « le juste milieu de la justice » car « l’égalité tient réellement le milieu entre le plus et le moins ».[14]
Autrement dit « l’acte de la justice consiste à rendre à chacun son dû »[15]. Etienne Gilson résume ces passages en définissant la justice comme « une disposition permanente de la volonté à rendre à chacun son droit ». Il ne s’agit plus, comme dans les autres vertus, « de quelqu’un qui se tient dans un juste milieu, mais du juste milieu de quelque chose. (…) Ce juste milieu de la chose même, c’est le droit de la personne intéressée par l’acte qui le détermine. »[16]
Rendre à autrui ce qui lui est dû : dans le cadre de la justice générale, ce qui est dû prioritairement à chaque homme c’est sa pleine humanité, c’est le traiter « de manière à ce qu’il puisse être providence pour autrui et pour lui-même, c’est-à-dire responsable »[17], et donc mettre en place « un espace social humain »[18] indispensable à son épanouissement.
L’injustice, quant à elle, se manifeste donc de deux manières : par le mépris du bien commun ou par « une certaine inégalité par rapport à autrui, en tant qu’on veut plus de biens, comme des richesses et des honneurs, et moins de maux, comme les labeurs et les dommages. »[19]
Avant de passer aux espèces de justice, relevons le rapport qui existe entre justice et autorité. Le juste, avons-nous dit, se détermine selon le droit naturel et positif. Saint Thomas précise : « selon les lois écrites »[20]. Or, qui écrit la loi sinon le « prince » ? Le juge applique la loi établie dans la mesure où il a reçu du souverain autorité pour le faire.[21] Voilà confirmées la prééminence du politique et l’importance de l’état de droit pour qu’une société soit juste.
Venons-en à la distinction qu’Aristote déjà faisait entre deux espèces de justice particulière, justice qui « s’ordonne à une personne privée, qui est dans un rapport comparable à celui de la partie avec le tout ». De partie à partie, d’individu à individu, c’est la justice commutative « qui a pour objet les échanges mutuels entre deux personnes. » Entre le tout et les parties, entre le corps social et ses membres, c’est la justice distributive qui est « appelée à répartir proportionnellement le bien de la société ».[22] Comme Aristote, saint Thomas dira que la justice distributive s’établit selon une proportion géométrique car, ici, « le juste milieu vertueux ne se détermine pas par une égalité de chose à chose, mais selon une proportion des choses aux personnes ; de telle sorte que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné _ l’autre ». L’égalité dans ce cas est proportionnelle alors que dans les échanges, « l’égalité s’établit selon une moyenne arithmétique »[23] dans une perspective de réciprocité qui, en justice distributive, n’a pas de raison d’être.[24]
On l’a sans doute remarqué au passage, l’application de la justice distributive implique, pour saint Thomas, « que si une personne est supérieure à une autre, ce qui lui est donné doit dépasser ce qui est donné à l’autre. » Il explique : « il appartient à la justice distributive de donner quelque chose à une personne privée pour autant que ce qui appartient au tout est dû à la partie. Mais ce dû est d’autant plus considérable que la partie occupe dans le tout une plus grande place. Et c’est pourquoi, en justice distributive, il est d’autant plus donné de biens communs à une personne que sa place dans la communauté est prépondérante », selon le mérite, disait Aristote. Mérite ou prépondérance (principalitas) qui peut s’interpréter de différentes manières suivants les régimes : « dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est donnée à la vertu, dans les oligarchies à la richesse, dans les démocraties à la liberté, et sous d’autres régimes, d’autres façons ». Pour saint Thomas, comme pour Aristote, toute société est hiérarchique. Même la démocratie est hiérarchisée selon les libertés dont jouissent ses membres, nous dit E. Gilson[25]. Il est juste que les charges soient réparties selon le mérite et que des honneurs divers soient accordés aux diverses charges sans faire acception de personne c’est-à-dire sans tenir compte d’autre chose que le mérite[26]. Pour ce qui est des biens matériels, des « biens extérieurs », nous le verrons en détail dans le chapitre suivant, saint Thomas rappelle que « l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. »[27] « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation - œuvre du droit humain - ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…) Cette même nécessité fait que l’on peut prendre le bien d’autrui pour venir en aide au prochain dans la misère. »[28]
Il est certain, comme le souligne E. Herr[29], que saint Thomas est marqué par la culture de son temps et notamment par le fait qu’il vivait dans un régime de chrétienté, hiérarchisé, plus soucieux de l’orientation de l’ensemble de la société que de la personne. Il y avait donc là un danger de ce que les anglo-saxons appellent « holisme », théorie pour laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties[30], où, précise Herr, « le membre n’a de valeur, de sens, que comme partie du tout ». On peut rappeler aussi que ce régime de chrétienté où spirituel et temporel ne sont pas suffisamment distingués, est trop peu soucieux des droits fondamentaux de la personne et, notamment, de son droit de participation.
Il n’empêche que saint Thomas va inspirer profondément la conception chrétienne moderne de la justice sociale qui va s’inscrire dans un contexte culturel et politique bien différent[31].
C’est dans la mouvance de saint Thomas que va s’élaborer la conception sociale chrétienne de la justice[1]. Mais en l’ordonnant, de manière de plus en plus nette, à la personne telle que nous avons déjà eu l’occasion de la définir. Par personne, nous entendons un être libre, investi d’une dignité particulière, en relation avec les autres à travers des formes sociales diverses qui le construisent, un être responsable et solidaire, lié au monde qui l’entoure et essentiellement égal aux autres. Sa liberté fonde des droits, des pouvoirs, qu’il partage avec ses semblables. C’est uniquement dans cette perspective « personnaliste » qu’on peut vraiment parler de droit et donc de justice. Comment, en effet, envisager une justice sociale dans la mouvance capitaliste ou dans la mouvance marxiste puisqu’elles excluent l’éthique. Ni le matérialisme historique que nous définirons dans le chapitre suivant, ni la « destruction créatrice »[2] qui est le moteur du capitalisme (même si on ne le confond pas nécessairement avec le libéralisme) ne peuvent fonder une éthique et donc une justice sociale, ni même s’y associer.
Il y a certes, dans l’activité économique, une force voire une violence à l’œuvre mais l’objectif de la justice sociale est précisément de les mettre au service du droit, de la personne. Attachée à la promotion de la personne, la pensée sociale chrétienne rompt avec le modèle « holistique » du socialisme et avec toute tentation chrétienne semblable et rompt avec le modèle « atomistique » du libéralisme bâti sur la promotion de l’individu autonome.[3]
L’expression « justice sociale » apparaît, semble-t-il, pour la première fois, sous la plume de Taparelli d’Azeglio, en 1840: « L’idée de la justice sociale découle naturellement de l’idée du droit : une âme bien faite admire l’ordre et l’aime (…) en soi-même comme dans les autres ; elle est naturellement portée à faire en sorte que l’accomplissement du devoir corresponde exactement au droit. Or, cette inclination habituelle à poser cette sorte d’équation, c’est la justice. Mais pour établir cette égalité, pour poser cette équation, il faut que nous ayons un fondement ; quelles sont donc ces raisons ?
La justice sociale est une justice d’homme à homme (…) ; quels rapports y a-t-il d’homme à homme ? Quand nous considérons l’homme d’une manière abstraite, c’est-à-dire, avec les propriétés essentielles de l’humanité, comme animal raisonnable, il est évident que d’homme à homme il ne peut exister que des rapports parfaitement égaux, une égalité parfaite, homme à homme, c’est l’humanité répétée deux fois, ce sont deux idées identiques ; il ne peut donc y avoir un rapport d’égalité plus parfait. d’où je conclus que, de fait, la justice sociale doit rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité, comme le Créateur les a rendus parfaitement égaux dans leur nature humaine, et que l’homme en observant cette justice, ne peut manquer d’accomplir la volonté de celui qui l’a mise en nous. » Cette « égalité spécifique » est la base des « inégalités individuelles ». De ces deux perspectives non contradictoires, découle « l’immense différence que met la justice entre les biens individuels et les biens communs ou sociaux ». Dans le premier cas, la justice « établit l’égalité de quantité entre les individus », c’est la justice commutative. Dans le second, la justice « procure l’égalité de proportion pour le bien commun », c’est la justice distributive.[4]
Visiblement, Taparelli reprend le schéma mis au point par Aristote et confirmé par saint Thomas mais la justice légale ou générale a été ici remplacée par « sociale ». Il est difficile de dire ce qui a poussé l’auteur à choisir cet adjectif mais, comme nous le verrons, c’est une très heureuse initiative. Retenons, en tout cas, cette présentation très moderne de la justice sociale dont la mission est de « rendre tous les hommes parfaitement égaux dans les droits de l’humanité »[5]. On se souvient, à ce propos, de la suggestion de Jean-Paul II de considérer, en définitive, le bien commun comme l’ensemble des droits objectifs de la personne.
Ceci dit, même si l’expression « justice sociale » ne se trouve pas dans l’enseignement de Léon XIII, on ne peut nier que le père de la doctrine sociale chrétienne, n’en ait le souci.
Non seulement, c’est bien la personne et ses droits que Léon XIII veut défendre en se penchant sur la « question sociale » : droit du travailleur face au marché aveugle ou à l’étatisation, droit de la famille, droit d’accéder à la propriété privée, droit à un juste salaire, droit de s’associer dans divers corps intermédiaires, etc.. Léon XIII dira clairement qu’au-dessus de ce que nous appellerions la « justice commutative », il y a un principe plus élevé : « Que le patron et l’ouvrier fassent tant et de telles conventions qu’il leur plaira, qu’ils tombent d’accord notamment sur le chiffre du salaire. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir, que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que d’ailleurs il ne peut refuser, parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre du travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste. »[6]
Qui plus est, après avoir fait remarquer qu’une société doit être « une et commune à tous ses membres grands et petits » et que les pauvres sont le plus grand nombre, Léon XIII déclare : « Comme il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens et de négliger l’autre, il est donc évident que l’autorité publique doit aussi prendre les mesures voulues pour sauvegarder la vie et les intérêts de la classe ouvrière. Si elle y manque, elle viole la stricte justice qui veut qu’on rende à chacun son dû. A ce sujet saint Thomas dit fort sagement : « De même que la partie et le tout sont en quelque manière une même chose, ainsi ce qui appartient au tout est en quelque sorte à chaque partie » (IIa IIae, qu 61 art 1).
C’est pourquoi parmi les graves et nombreux devoirs des gouvernants qui veulent pourvoir comme il convient au bien public, celui qui domine tous les autres consiste à avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive
Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs, qui du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. »[7]
Léon XIII, inspiré par saint Thomas, décrit bien un mouvement de va-et-vient, des particuliers au bien commun et du bien commun au particulier. Le mouvement de retour est bien la justice distributive. Le simple mot de « justice » souvent employé par Léon XIII[8] pour parler des rapports économiques et sociaux couvre les distinctions opérées par saint Thomas, « choses bien connues », dira-t-il.[9]
Pie X fera comme son prédécesseur, réclamant la justice pour les ouvriers et les prolétaires, rappelant leurs devoirs de justice aux patrons et aux capitalistes, reprochant au Sillon une conception erroné&e de la justice[10]. Il emploiera l’expression « justice sociale » une seule fois dans l’enseignement de ce pontife qui écrit, à propos de Grégoire le Grand[11] qu’il fut « le champion public de la justice sociale »[12] parce qu’il « résista courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance ». « Justice sociale » prend donc ici un sens très particulier puisqu’il s’agit de la défense de l’autonomie de l’Église et de la résistance aux empiètements du pouvoir temporel dans le domaine spirituel. Ceci pourrait paraître curieux si l’on oubliait que « la confusion des pouvoirs conduit à l’injustice des structures sociales. »[13]
C’est en 1923, que Pie XI introduit l’expression « justice sociale » dans son sens réel. Et il l’associe à la justice légale de saint Thomas: « Dans tous les domaines, Thomas réfute péremptoirement les théories imaginées par les modernistes (…), en morale, en sociologie et en droit, en formulant avec exactitude les principes de la justice légale ou sociale, de la justice commutative ou distributive et en expliquant les rapports de la justice avec la charité. »[14] Cette justice sociale, il la décrira dans Quadragesimo anno (1931) et y reviendra encore dans Divini Redemptoris (1937) et Firmissimam constantiam (1937).
Il est un peu hasardeux d’essayer d’expliquer le changement de vocabulaire opéré. On comprend que l’on ait abandonné l’expression de « justice légale » qui était, chez saint Thomas, synonyme de justice générale. Pour saint Thomas, la justice légale était la vertu non seulement des législateurs qu’elle incite à établir des lois propices à la réalisation du bien commun mais aussi des citoyens qui doivent obéir à ces lois. La justice générale pouvait s’appeler justice légale parce que le rôle de la loi était de nous orienter vers le bien commun[1]. Mais, à l’époque contemporaine, l’adjectif « légale » pouvait induire en erreur en donnant à penser que cette justice se contentait d’être conforme aux lois positives en vigueur, de plus en plus détachées du droit naturel à notre époque.[2]
L’adjectif « sociale », quant à lui, était souvent employé, à la suite de Taparelli et d’autres catholiques sociaux[3]. Il est certainement plus concret que « générale », renvoie, bien sûr, à la question sociale[4] qui était au centre des préoccupations de Léon XIII, et donne à la justice un aspect plus dynamique (il s’agit d’une vertu, ne l’oublions pas), suggérant que les sociétés sont diverses et changeantes, que la justice « sociale » ne sera jamais réalisée et qu’elle doit tenir compte des évolutions et des particularités politiques, économiques et culturelles des peuples.[5]
L’enseignement de Paul VI tend à confirmer cette hypothèse : « L’Église a fait sien, non seulement dans la doctrine spéculative (comme ce fut toujours le cas depuis qu’a résonné le message évangélique qui proclame bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice), mais encore dans l’enseignement pratique, le principe du progrès de la justice sociale (cf. Summa theol., Iiae, q. 58 a. 5), c’est-à-dire la nécessité de promouvoir le bien commun en réformant les dispositions légales en vigueur lorsque celles-ci ne tiennent pas suffisamment compte de l’égale répartition des avantages et des charges de la vie sociale (…). En plus du concept d’une justice statique, sanctionnée par le droit positif et protectrice d’un ordre légal donné, un autre concept de justice dynamique, découlant des exigences du droit naturel, le concept de justice sociale, est intervenu dans le développement de la société humaine ».[6]
Il y reviendra encore en évoquant, à l’instar du concile Vatican II, la croissance du sens de la justice à travers le monde:
« Mais la Justice n’est-elle pas elle-même comme une déesse immobile ? Si, elle l’est dans ses expressions que nous appelons droits et devoirs, et que nous codifions dans nos fameux codes, c’est-à-dire dans les lois et dans les pactes, qui produisent cette stabilité de rapports sociaux, culturels, économiques, qu’il n’est pas permis d’enfreindre : c’est l’ordre, c’est la Paix. Mais si la Justice, autrement dit ce qui est et ce qui doit être, suscitait d’autres expressions meilleures que celles que nous avons présentement, qu’arriverait-il ?
Avant de répondre, demandons-nous si cette hypothèse, c’est-à-dire celle d’un développement de la conscience de la Justice, s’avère admissible, ou probable, ou souhaitable.
Oui. C’est là le fait qui caractérise le monde moderne et le distingue du monde antique. Aujourd’hui la conscience de la Justice progresse. Personne, croyons-nous, ne conteste ce phénomène. Nous ne nous arrêtons pas présentement à en faire l’analyse. Mais nous savons tous qu’aujourd’hui, grâce à la diffusion de la culture, l’homme, tout homme, a de lui-même une conscience nouvelle. Tout homme aujourd’hui sait être une Personne, et il s’éprouve comme Personne, autrement dit un être inviolable, égal aux autres, libre et responsable, disons-le : sacré. Il s’ensuit qu’une attention nouvelle et meilleure, c’est-à-dire plus complète et plus exigeante, pour ce qu’on pourrait appeler la « diastole » et la « systole » de sa personnalité. Nous voulons dire son double mouvement moral au rythme du droit et du devoir, pénètre la conscience de l’homme : une Justice, non plus statique mais dynamique, surgit de son cœur. Ce n’est pas un phénomène simplement individuel, ni réservé à des groupes choisis et restreints. C’est un phénomène désormais collectif, universel. Les pays en cours de développement le proclament à haute voix ; c’est la voix des Peuples, la voix de l’humanité ; elle réclame une nouvelle expression de la Justice, une nouvelle base pour la Paix. »[7]
La première fois que Pie XI évoque la justice sociale c’est très précisément pour souligner la spécificité de son enseignement face au socialisme et au libéralisme:
« De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin pour se rendre utile aux hommes d’un frein énergique et d’une sage direction qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, Nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre. »[1]
Ce texte nous donne, malgré son caractère un peu sommaire, quelques indications importantes : la justice sociale doit gouverner l’économie « grâce à un ordre juridique et social » ; elle doit imprégner toutes les institutions et activités ; elle est l’œuvre prioritaire des pouvoirs publics ; enfin, elle est animée par la « charité sociale ». Il est clair que Pie XI prend ses distances par rapports à l’étatisme économique (la « dictature économique », les pouvoirs publics qui s’attribuent des fonctions qui ne leur reviennent pas) et du « laisser-faire » libéral puisqu’il veut soumettre les puissances économiques à un principe supérieur. Un principe supérieur qui n’est pas l’État mais qui est servi par l’État. Pie XI, on le sait et on le verra plus loin, s’attache, s’attache, dans cette encyclique, à la description de cet « ordre » qui met en œuvre la justice sociale sans la définir exactement comme il le fera dans Divini Redemptoris où il dira:
outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale, qui impose des devoirs auxquels patrons et ouvriers n’ont pas le droit de se soustraire. C’est précisément la fonction de la justice sociale d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun. Mais de même que, dans l’organisme vivant, on pourvoit aux besoins du corps entier en donnant à chacune des parties et à chacun des membres ce qu’il leur faut pour remplir leurs fonctions, ainsi dans l’organisme social, pour assurer le bien commun de toute la collectivité, il faut accorder à chacune des parties et à chacun des membres, c’est-à-dire à des hommes qui ont la dignité de personnes, ce qui leur est nécessaire pour l’accomplissement de leurs fonctions sociales. La réalisation de la justice sociale produira une activité intense de toute la vie économique, dans la paix et dans l’ordre, manifestant ainsi la santé du corps social, tout comme la santé du corps humain se reconnaît à l’harmonieuse et bienfaisante synergie des activités organiques. »[2]
Ce texte capital a été parfois mal compris suite à une lecture trop rapide. Certains ont compris que la justice sociale n’était autre que la justice distributive puisque Pie XI écrivait : « outre la justice commutative, il y a aussi la justice sociale »[3]. C’était faire fi de la suite et donner raison aux socialistes et libéraux pour qui la justice sociale était bien la justice distributive, les uns pour l’appliquer, les autres, comme Hayek, pour la dénoncer.[4] A ce point de vue, il est très important de prendre en considération l’ensemble des textes magistériels concernant la justice sociale car certains raccourcis pourraient faire croire que, dans l’optique sociale chrétienne, la justice sociale se limiterait à la justice distributive.
Or Pie XI dit bien que la justice sociale a d’abord comme fonction « d’imposer aux membres de la communauté tout ce qui est nécessaire au bien commun » mais aussi d’accorder à ces membres « ce qui leur est nécessaire… ». Ainsi, la justice sociale doit tout ordonner au bien commun, des citoyens à la communauté, mais elle est entraîne avec elle la justice distributive, de la communauté aux citoyens. Saint Thomas disait avec son vocabulaire : « Tout mouvement est spécifié par son but. C’est pourquoi il appartient à la justice légale de subordonner au bien commun les biens particuliers ; mais subordonner, au contraire, le bien commun au bien des particuliers en le leur distribuant, concerne la justice particulière ».[5] Mais le célèbre théologien n’avait pas souligné le lien qui unit justice sociale et justice distributive, le bien commun n’étant pas assuré, dit Pie XI, sans le concours de la justice distributive : « L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[6]
Notons que les biens matériels évoqués ne sont pas recherchés simplement pour eux-mêmes, indéfiniment mais dans la mesure où ils sont les supports nécessaires à l’exercice de fonctions plus élevées.
La justice sociale est donc un concept « englobant » pourrait-on dire puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.
Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]
Le double mouvement des citoyens vers le bien commun et du bien commun vers les citoyens peut s’exprimer aussi en termes de droits et de devoirs[8]. Pour que la personne puisse accomplir ses devoirs envers le bien commun dont elle naît débitrice, la justice sociale exige la reconnaissance de ses droits[9]. Pour Jean XXIII, toute société « doit reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs. »[10] Plus précisément encore, Jean-Paul II dira que « le principe des droits de l’homme touche profondément le secteur de la justice sociale et devient la mesure qui en permet une vérification fondamentale dans la vie des organismes politiques. »[11] Comme l’écrit J.-Y. Calvez, même si « les droits de l’homme sont, en un sens, une réalité dernière (…) il faut pourtant, d’autre part, les considérer comme la traduction d’exigences de la justice. »[12]
Si l’on a encore en mémoire l’analyse de Gaston Fessard[13], on se souviendra que le bien commun est non seulement le bien de la communauté mais aussi, inséparablement, la « communauté du bien qui tend à faire participer chacun des membres de la communauté à tout le bien possible »[14].
Le bien commun n’est donc pas le bien de l’État car « l’homme, expliquera Pie XII, dans son être personnel n’est pas ordonné en fin de compte à l’utilité de la société, mais, au contraire, la communauté est là pour l’homme. La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède en tant que tout une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres, par exemple la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.
Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont que collaborateurs et instruments de la réalisation du but communautaire. »[15]
Le bien commun n’est pas non plus le bien des particuliers. La justice sociale ne s’identifie pas à la justice distributive , avons-nous dit. Le bien commun est le bien commun des personnes mais non un bien attribué singulièrement : « ce serait par exemple distribuer les pierres d’un pont à chacun des usagers. »[16]
Il ne faut pas oublier que la justice sociale comme le bien commun sont fondés sur la sociabilité naturelle de l’homme qui ne peut s’épanouir, en tant qu’homme, que dans et par la société[17]. Ils se fondent aussi sur le fait que la société n’est pas une juxtaposition d’individus mais un corps vivant où tous sont appelés à la solidarité[18] et enfin sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous et que l’égale dignité des hommes demande que la justice sociale s’applique en priorité à ceux qui sont dans le besoin, à qui manque telle ou telle possibilité de s’épanouir intégralement.
Le refus de l’étatisme et de l’individualisme nous rappelle que la solidarité et la subsidiarité sont deux principes « intimement liés »: « En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine sociale de l’Église est opposée à toutes les formes d’individualisme social ou politique. En vertu du second, ni l’État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l’espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l’Église s’oppose à toutes les formes de collectivisme. Ces principes fondent des critères pour porter un jugement sur les situations, les structures et les systèmes sociaux ». [19]
La justice sociale, avons-nous dit, doit ordonner toute l’activité humaine et donc la vie économique au bien commun dans tous ses aspects, en n’oubliant pas qu’il doit être commun précisément. Il s’agit donc bien prioritairement de combattre toutes les formes de pauvreté[1] et pas seulement la pauvreté matérielle.
En effet, « le bien commun temporel consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. »[2] Pie XII confirmera cet enseignement de son prédécesseur: « Le bien commun ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à quoi le Créateur a destiné la société en tant que moyen.«[3] Et plus précisément, il écrira que « toute l’activité politique et économique de l’État est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, individuelle et religieuse. »[4]
Le Catéchisme résumera avec beaucoup de netteté tout cet enseignement en stipulant que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme (cf. GS, n° 64). »[5]
Et pour Jean-Paul II, « C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien commun de l’humanité »[6].
Quant à la pauvreté matérielle, elle n’est pas une fatalité et les pays développés pourraient mieux travailler à son éradication.
Un chercheur canadien a calculé, pour son pays, le « coût de la pauvreté zéro » c’est-à-dire le coût du revenu minimum garanti qui assurerait cette « pauvreté zéro » alors que ce revenu, en 1998, était en-dessous du seuil de pauvreté. Ce coût serait nettement inférieur aux réductions d’impôts promises et aux bénéfices annuels des banques…[7]
De son côté, réfléchissant sur les dépenses militaires consenties par les Américains et leurs alliés dans la guerre contre l’Irak en 2003, R. Petrella[8] fait remarquer que les sommes dépensées « pour la guerre « punitive » et « préventive » contre l’Irak seraient suffisantes pour permettre l’accès à l’eau potable saine et aux services sanitaires de base à toute la population mondiale, ce qui signifierait garantir le droit à la vie pour tous ». Mais, accuse-t-il, les dirigeants des pays riches « ont graduellement abandonné « la culture des droits » pour affirmer « la culture de la performance et des mérites ». » C’est pourquoi il propose de déclarer illégale la pauvreté : « La pauvreté des plus faibles, des moins performants sur le plan commercial et financier, et des moins compétitifs sur le plan industriel, tertiaire et technologique, est vue désormais comme « naturelle », insurmontable. Une armée d’économistes s’affaire de par le monde pour expliquer que le fossé entre les pays riches et les pays pauvres est destiné à s’élargir et qu’il ne pourra plus être comblé quoi qu’on fasse[9]. Les inégalités dans le droit à la vie seraient devenues un fait « naturel » et non pas le résultat de l’évolution actuelle du monde contemporain.
Il est temps d’opposer à la folie de la guerre la primauté de la vie par la déclaration de l’illégalité de la pauvreté. Comme au XIXe siècle, nos sociétés furent capables de déclarer illégal l’esclavage (lui aussi considéré auparavant et pendant des siècles comme un fait « naturel ») accomplissant ainsi un saut qualitatif fondamental de civilisation, nos sociétés doivent au XXIe siècle sortir du retour à la barbarie actuelle en déclarant illégale la pauvreté. Personne n’a droit d’être pauvre. La pauvreté est la négation du droit à la vie des humains ».
C’est la même sensibilité qui pousse ce responsable d’ATD Quart-Monde à déclarer qu’‘ »aujourd’hui, une partie importante de l’humanité est toujours maintenue dans une véritable servitude alors que nous disposons des moyens pour libérer tous les hommes de la misère. Si les richesses, les connaissances et le travail étaient mieux partagés, toute personne pourrait être nourrie, logée décemment, bénéficier d’un enseignement de base et contribuer utilement au bien-être de chacun. Oui, plus que jamais, le monde d’aujourd’hui a les moyens d’éradiquer la misère. »[10]
Ce témoignage est intéressant parce qu’il décrit très concrètement les deux aspects de la justice sociale : la distribution à travers le souhait d’une meilleure répartition des biens essentiels et la participation au bien commun.
La justice sociale qui implique la lutte contre toutes les pauvretés, y compris la pauvreté matérielle, bien sûr, nous rappelle, une fois encore, l’option préférentielle pour les pauvres qui en agace plus d’un, qui est parfois réduite à un amour théorique ou suspectée de marxisme larvé. Or, cette option préférentielle pour les pauvres a toujours, malgré de tristes contre-témoignages, été le fait de l’Église dans son action à travers les siècles. Elle est la direction impérative que doit prendre la doctrine sociale de l’Église dans tous ses aspects:
« Sous ses multiples formes : dénuement matériel, oppression injuste, infirmités physiques et psychiques, et enfin la mort[11], la misère humaine est le signe manifeste de la condition native de faiblesse où l’homme se trouve depuis le premier péché et du besoin de salut. C’est pourquoi elle a attiré la compassion du Christ Sauveur qui a voulu la prendre sur lui (Mt 8, 17) et s’identifier aux « plus petits d’entre ses frères » (Mt 25, 40, 45). C’est pourquoi aussi ceux qu’elle accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, les défendre et les libérer. Elle l’a fait par d’innombrables œuvres de bienfaisance qui restent toujours et partout indispensables (PP, 12 et Puebla 3, n° 476). Puis par sa doctrine sociale qu’elle presse d’appliquer, elle a cherché à promouvoir des changements structurels dans la société afin de procurer des conditions de vie dignes de la personne humaine.
Par le détachement des richesses, qui permet le partage et ouvre le Royaume (Ac 2, 44-45), les disciples de Jésus témoignent dans l’amour des pauvres et des malheureux de l’amour même du Père manifesté dans le Sauveur. Cet amour vient de Dieu et va à Dieu. Les disciples du Christ ont toujours reconnu dans les dons déposés sur l’autel un don offert à Dieu lui-même.
En aimant les pauvres, l’Église témoigne de la dignité de l’homme. Elle affirme clairement que celui-ci vaut plus par ce qu’il est que par ce qu’il possède. Elle témoigne que cette dignité ne peut être détruite, quelle que soit la situation de misère, de mépris, de rejet, d’impuissance, à laquelle un être humain a été réduit. Elle se montre solidaire de ceux qui ne comptent pas pour une société dont ils sont spirituellement et parfois même physiquement rejetés. (…) L’option privilégiée pour les pauvres, loin d’être un signe de particularisme ou de sectarisme, manifeste l’universalité de l’être et de la mission de l’Église. Cette option est sans exclusive.
C’est la raison pour laquelle l’Église ne peut l’exprimer à l’aide de catégories sociologiques et idéologiques réductrices, qui feraient de cette préférence un choix partisan et de nature conflictuelle. »[12]
Dérangeante, cette option préférentielle pour les pauvres, l’est particulièrement dans le domaine socio-économique et pourtant, c’est elle qui nous guidera lorsque nous examinerons les conditions socio-économiques de la justice sociale. Nous ne pouvons en faire fi après tant de rappels et le témoignage personnel du pape Jean-Paul II doit retentir au plus profond de notre conscience humaine et chrétienne:
« Cette « option », affirme-t-il devant les cardinaux, qui est aujourd’hui soulignée avec une force particulière par les épiscopats d’Amérique latine, je l’ai confirmée de manière répétée, à l’exemple, du reste, de mon inoubliable prédécesseur, le pape Paul VI. Je saisis volontiers cette occasion pour redire que l’engagement envers les pauvres constitue une raison dominante de mon action pastorale, la constante sollicitude qui accompagne mon service quotidien du Peuple de Dieu. J’ai fait et je fais mienne cette « option », je m’identifie avec elle. Je sens qu’il ne pourrait en être autrement puisque c’est le message éternel de l’Évangile. C’est ainsi qu’a fait le Christ, c’est ainsi qu’ont fait les apôtres, c’est ainsi qu’a fait l’Église au cours de son histoire deux fois millénaire.
Face aux formes actuelles d’exploitation du pauvre, l’Église ne peut se taire. Elle rappelle aussi aux riches leurs devoirs précis. (…) Oui, l’Église fait sienne l’option pour les pauvres. Une option préférentielle, je le répète. Ce n’est donc pas une option exclusive ou excluante car le message du salut est destiné à tous. » C’est « cependant, une option ferme et irrévocable. »[13]
Il ne faudrait pas oublier toutefois que la justice sociale est, à sa source, une vertu et non un système[1], « la plus parfaite des vertus », disait Aristote.[2] C’est pourquoi Pie XI lui associe la « charité sociale » car la charité individuelle ne suffit pas au bien de la société. Après avoir décrit les réformes qu’il envisage pour assurer la justice sociale, Pie XI fait remarquer que « pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de la charité qui est le lien de perfection (Col 3, 14). Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleurs formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira dons que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, et de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5) , en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (I Co, 12, 26). »[3]
Pour une juste compréhension et application de la justice sociale dans la vie économique, l’évangélisation est donc aussi nécessaire. d’autant plus, comme Pie XI le montre plus haut, que les biens matériels ne seuls pas seuls en cause. Le bien commun temporel reste ordonné au bien éternel.
L’appel à la charité sociale ne doit pas nous surprendre. Nous avons vu qu’Aristote estimait que si l’amitié régnait parmi les hommes, la justice serait inutile. Nous savons aussi que si nous définissons la charité comme « la vertu naturelle et morale de bonté, de bienveillance à l’égard d’autrui : cette vertu ressortit à la justice, au sens large du mot, puisque la justice règle tous les rapports entre les hommes. »[4] Dans une optique chrétienne, la charité donnée par l’Esprit de Dieu nous Le fait aimer ainsi que tous les hommes par amour pour Lui d’autant plus qu’Il s’est identifié aux plus pauvres des hommes. Les prescriptions de la charité ne peuvent certes être imposées comme celles de la justice mais elles sont aussi nécessaires. Sur le plan interpersonnel et sur le plan social : « Un peuple, écrivait saint Augustin, est un ensemble d’hommes unis dans l’amour d’un même bien. »[5] C’est cet amour-là qui inspire dévouement, souci du bien commun, partage, esprit de conciliation, générosité, oubli de soi, sens du service, de la paix et de Dieu.
Comme l’a bien montré G. Van Gestel[6], sans la charité, la justice maintient certes les distances et l’ordre, délimite les droits tandis que la charité unit et vivifie ; la justice, attachée aux obligations extérieures, reste impersonnelle et froide alors que la charité crée des liens intimes ; enfin, la justice donne ce qui est dû mais justice faite, restent, comme nous le verrons, bien des souffrances qui ne peuvent être rencontrées que dans la charité.
Fidèle à l’Évangile et à son insistance sur un « au delà » de la justice, l’Église n’a jamais cessé de répéter que la justice ne suffit pas à la justice.
Jean-Paul II a longuement développé cette idée fort traditionnelle mais que les mouvements socialistes ou revendicatifs ont presque toujours oubliée:
« Il n’est pas difficile de constater que, dans le monde contemporain et sur une vaste échelle, le sens de la justice s’est réveillé ; et sans aucun doute, il met plus en relief ce qui est opposé à la justice dans les rapports entre les hommes, les groupes sociaux ou les « classes », comme entre les peuples et les États, et jusqu’à des systèmes politique entiers et même des mondes entiers. Ce courant profond et multiforme, à la source duquel la conscience humaine contemporaine a placé la justice, atteste le caractère éthique des tensions et des luttes qui envahissent le monde.
L’Église partage avec les hommes de notre temps ce désir ardent et profond d’une vie juste à tous points de vue, et elle n’omet pas non plus de réfléchir aux divers aspects de la justice, telle que l’exige la vie des hommes et des sociétés. Le développement de la doctrine sociale catholique au cours du dernier siècle le confirme bien. Dans le sillage de cet enseignement se situent aussi bien l’éducation et la formation des consciences humaines dans un esprit de justice, que les initiatives particulières qui se développent dans cet esprit, spécialement dans le cadre de l’apostolat des laïcs.
Cependant, il serait difficile de ne pas percevoir que, souvent, les programmes fondés sur l’idée de justice et qui doivent servir à sa réalisation dans la vie sociale des personnes, des groupes et des sociétés humaines, subissent en pratique des déformations. Bien qu’ils continuent toujours à se réclamer de cette même idée de justice, l’expérience démontre que souvent des forces négatives, comme la rancœur, la haine, et jusqu’à la cruauté, ont pris le pas sur elle. Alors, le désir de réduire à rien l’adversaire, de limiter sa liberté, ou même de lui imposer une dépendance totale, devient le motif fondamental de l’action ; et cela s’oppose à l’essence de la justice qui, par nature, tend à établir l’égalité et l’équilibre entre les parties en conflit. Cette espèce d’abus de l’idée de justice et son altération pratique montrent combien l’action humaine peut s’éloigner de le justice elle-même, quand bien même elle serait entreprise en son nom. Ce n’est pas pour rien que le Christ reprochait à ses auditeurs, fidèles à la doctrine de l’Ancien Testament, l’attitude qui se manifeste dans ces paroles : « Œil pour œil, dent pour dent ».[7] Telle était la manière d’altérer la justice à cette époque ; et les formes modernes continuent à se modeler sur elle. Il est évident, en effet, qu’au nom d’une prétendue justice (par exemple historique, ou de classe), on anéantit parfois le prochain, on tue, on prive de liberté, on dépouille des droits humains les plus élémentaires. L’expérience du passé et de notre temps démontre que la justice ne suffit pas à elle seule, et même qu’elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine, si on ne permet pas à cette force plus profonde qu’est l’amour de façonner la vie humaine dans ses diverses dimensions. L’expérience de l’histoire a conduit à formuler l’axiome : summum ius, summa iniuria, le summum du droit, summum de l’injustice. Cette affirmation ne dévalue pas la justice, et n’atténue pas la signification de l’ordre qui se fonde sur elle ; mais elle indique seulement, sous un autre aspect, la nécessité de recourir à ces forces encore plus profondes de l’esprit, qui conditionnent l’ordre même de la justice. »[8]
Le Catéchisme dira : « Aucune législation ne saurait par elle-même faire disparaître les craintes, les préjugés, les attitudes d’orgueil et d’égoïsme qui font obstacle à l’établissement de sociétés vraiment fraternelles. Ces comportements ne cessent qu’avec la charité qui trouve en chaque homme un « prochain », un frère. »[9]
Mais l’importance de la charité comme âme de la justice sociale ne doit pas nous faire oublier que s’il n’y a pas de justice sans charité, il n’y a pas de charité sans justice et que la célèbre apostrophe de Proudhon : « Nous n’avons pas besoin de votre charité, nous voulons la justice »[1], est un cri de colère qui devrait être sans objet.
Malheureusement, il faut bien avouer que, longtemps, trop longtemps, la pratique chrétienne a fait appel à la seule charité pour compenser les duretés de la réalité économique ou, comme aujourd’hui encore a demandé aux Églises « d’apporter les forces spirituelles et la dimension transcendante au capitalisme démocratique, seul capable de lutter efficacement contre la pauvreté qu’elles dénoncent (…) »[2].
Des Pères de l’Église à Bossuet, nous avons rencontré de très puissantes interpellations ; François-Xavier Cuche a montré combien les pensées de Fleury, La Bruyère et Fénelon, marquées par Bossuet, développent une pensée sociale qui annonce la doctrine sociale chrétienne contemporaine[3] ; mais, il semble, qu’à partir du XVIIe siècle et peut-être même avant, les requêtes de la justice sociale ont été, « jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres »[4]
Bien sûr, la charité dépasse la justice mais elle la suppose. Saint Augustin déjà l’affirmait : « Nous ne devons point souhaiter qu’il y ait des malheureux pour nous permettre d’accomplir des œuvres de miséricorde. Tu donnes du pain à qui a faim ; mais mieux vaudrait que nul n’ait faim et que tu ne donnes à personne. Tu habilles qui est nu ; si seulement tous étaient vêtus et qu’il n’y eût point telle nécessité ! (…) Tous ces services en effet répondent à des nécessités. Supprime les malheureux : c’en sera fait des œuvres de miséricorde. Le feu de l’amour s’éteindra-t-il donc ? Plus authentique est l’amour que tu portes à un heureux que tu ne peux en rien obliger ; plus pur sera cet amour et bien plus franc. Car si tu obliges un malheureux, peut-être désires-tu t’élever en face de lui, et veux-tu qu’il soit au-dessous de toi, lui, qui t’a provoqué à bien faire (…). Souhaite qu’il soit ton égal: ensemble soyez soumis à Celui qui ne peut être l’obligé de personne. »[5]
Pie XI confirmera : « Mais pour être authentiquement vraie, la charité doit toujours tenir compte de la justice (…) Une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a un droit strict, n’a rien de la vraie charité, ce n’est qu’un faux titre, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice : il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité. »[6]
Cet enseignement s’enracine dans l’essence même de l’Évangile : « Le message chrétien intègre dans l’attitude même de l’homme envers Dieu son attitude envers les autres hommes : sa réponse à l’amour de Dieu qui nous sauve par le Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. (…) L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout une exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du prochain. Et, pour sa part, la justice n’atteint sa plénitude intérieure que dans l’amour.[7] (…) Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour. »[8]
On peut donc conclure que « notre conception chrétienne n’admet ni opposition ni l’alternative : l’amour ou le droit, mais la synthèse féconde : l’amour et le droit. Dans l’un et l’autre, double irradiation d’un même esprit de Dieu, résident le programme et le cachet de la dignité de l’esprit humain ; l’un et l’autre s’intègrent mutuellement, coopèrent, s’animent, se soutiennent, se donnent la main dans la voie de la concorde et de la pacification : le droit fraie la route à l’amour, l’amour tempère le droit et le rehausse. Ensemble ils font monter la vie humaine dans cette atmosphère sociale où, nonobstant les déficiences, les embarras, les aspérités de cette terre, une communauté fraternelle devient possible. »[9]
Plus complètement encore, on dira, avec le P. Calvez, que « la justice, incluant les droits de l’homme, et la charité, impliquant l’option préférentielle pour les pauvres, s’appellent (…) l’une l’autre. »[10]
Dans le texte de Quadragesimo anno qui nous a servi de guide, une phrase doit encore retenir notre attention : la justice sociale, écrivait Pie XI, « doit (…) pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples (…). » Dans cette optique, l’évolution de l’économie « doit s’accomplir dans la justice comme dans un milieu dont elle reçoit sa vie, sa structure et son harmonie. »[1]
Or, plus que de justice sociale, on parle beaucoup aujourd’hui d’éthique économique mais qu’entend-on par là ? Dans une étude fort intéressante, M. Falise et J. Régnier[2] considèrent qu’il y a trois attitudes possibles : ignorer l’éthique, comme le font les économismes de types libéral ou marxiste, soit accepter une éthique qu’ils appellent « périphérique » qui encadre, réglemente le fonctionnement de l’économie ou qui en corrige les effets négatifs. Dans ce cas, le pouvoir politique intervient « en amont » ou « en aval »[3]. C’est cette attitude qui s’est installée dans la plupart des démocraties qui ont mis en place des lois régissant les conditions de travail, les syndicats, les droits des travailleurs, les monopoles, la protection des consommateurs, les taux d’intérêt (en « amont »), la fiscalité, les allocations de chômage, le salaire minimum garanti (en « aval »), etc. Dans ce cadre, l’économie suit sa propre logique.
Pour les auteurs, il faut aller plus loin : ce qui est souhaitable, c’est une éthique « intégrée » qui agit au cœur de l’activité économique non pas pour la rendre plus performante mais pour en modifier l’esprit et la finalité.[4] Il y a, en effet, une manière utilitariste de parler d’éthique au sein de l’entreprise ou dans le marché. Ainsi, « les discours, toujours plus fréquents, sur l’éthique des affaires aux États-Unis et dans les autres pays industrialisés, tendent à faire respecter certaines règles par et pour un marché toujours plus « imparfait » dans la conviction que l’éthique puisse servir l’efficience »[5]. Le vrai rôle de l’éthique n’est pas non plus, simplement, comme on le voudrait aujourd’hui de guider les comportements individuels. L’éthique doit orienter tous les moyens (scientifiques, techniques, économiques, financiers, informatifs, etc.) d’agir sur la société et son économie, en fonction du bien commun redéfini[6] et en discernant ce qui peut servir la promotion d’une société humaine et ce qui la menace ou la pervertit.
Dans la mouvance de P. Ricoeur, M. Ruol[7] déclare, à propos des éthiques existantes, qu’il faut « dépasser le clivage entre une éthique intimiste et une philosophie politique relayant des impératifs institutionnels (…) sortir de la dichotomie (…) entre d’une part, une éthique interpersonnelle, cantonnée à l’intimité des rapports de face-à-face et, d’autre part, une philosophie politique relayant les pseudo-impératifs des mécanismes socio-économiques se contentant, a) soit d’abandonner les questions de justice redistributive aux forces du marché et des rapports de force existants, b) soit de penser les conditions d’un juste dans le langage idéal qui ne prend pas en compte les conditions de son effectuation concrète et dans des termes qui ne remettent pas réellement en cause l’origine des situations injustes. »
Elle revient à Rawls qui, pour elle aussi, s’inscrit dans un courant qui « a déplacé l’accent d’une visée de la vie bonne en commun vers la question de la validité des normes réglant l’existence en commun. Son objet est de définir des procédures garantissant l’universalité (c’est-à-dire la reconnaissance par chacune des personnes concernées) des normes et des institutions sociales et politiques. » Ce courant a privilégié le légal et l’institutionnel, une éthique procédurale au détriment d’une éthique de l’action personnelle et collective. En effet, Rawls affirme « la priorité du juste par rapport au bien. (…) « La question de la justice est d’abord et avant tout une question de distribution. Le distribuendum comprend tout autant les revenus (aspect économique) que les charges et pouvoirs (aspects socio-politiques) que les libertés fondamentales. Il s’agit d’une approche en termes de biens primaires cherchant _ définir la distribution la plus équitable que l’on puisse proposer, c’est-à-dire celle qui permet de concilier le respect des libertés individuelles et l’intuition morale de l’équité. La solution est donnée par deux principes dont le premier vise la promotion prioritaire de la liberté de chacun et dont le second tend à privilégier dans la distribution des autres biens, les personnes « moins bien loties » (maximin). » M. Ruol note : « L’idée sous-jacente, c’est qu’il y a des inégalités productives : il faut donc laisser jouer les lois du marché et compenser celles-ci en se concentrant sur le sort de ceux qui sont moins bien lotis. »
Ce « solidarisme libéral » « ne peut apporter qu’une solution de compensation à des inégalités constatées passivement (et même approuvées tacitement en raison de l’impératif d’efficacité) et n’offrent aucune analyse pertinente des raisons et origines de ces phénomènes. La raison en est simple : abandonnant aux marchés et aux rapports de forces existants le soin de guider et de déterminer les grands équilibres macro-économiques et sociaux, une telle démarche n’intervient qu’en second lieu pour « panser des plaies », sans s’interroger sur les conditions d’une action collective qui agirait sur leurs causes structurelles. »[8]
L’auteur conclut : « On n’en a pas fini avec la justice lorsque, selon la formule célèbre du modèle rawlsien on a maximisé le sort des plus démunis. L’exclusion est un acte concret d’éviction de tout espace de reconnaissance sociale qui porte atteinte à la dignité des personnes refoulées. (…) Il s’agit de rendre à l’exclu sa dignité d’acteur social. »[9]
La justice sociale implique une éthique intégrée puisqu’elle est « téléologique », ordonnant tout au bien commun et qu’elle a le souci de la dignité intégrale de tout homme.
La Catéchisme le souligne très bien en trois pages lumineuses qui mettent en exergue les trois piliers de la justice sociale:
\1. Le respect de la dignité transcendante de toute personne humaine[10], non seulement il s’agit de reconnaître ses droits mais plus encore de la considérer comme un autre soi-même.
\2. Le respect, chez des personnes différentes, de l’égalité de leur dignité et des droits qui en découlent[11]. Cette « égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie plus justes et plus humaines. Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale. Elles font obstacles à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[12]
\3. La mise en œuvre de la solidarité qui est le nouveau nom de l’amitié dont parlaient Aristote et Léon XIII, ou encore de la charité sociale chère à Pie XI. La loi de solidarité et de charité est « dictée et imposée aussi bien par la communauté d’origine et par l’égalité de la nature raisonnable chez tous les hommes, à quelque peuple qu’ils appartiennent, que par le sacrifice de rédemption offert par Jésus-Christ sur l’autel de la Croix à son Père céleste, en faveur de l’humanité pécheresse. »[13] « La solidarité se manifeste en premier lieu dans la répartition des biens et la rémunération du travail. Elle suppose aussi l’effort en faveur d’un ordre social plus juste dans lequel les tensions pourront être mieux résorbées, et où les conflits trouveront plus facilement leur issue négociée.
Les problèmes socio-économiques ne peuvent être résolus qu’avec l’aide de toutes les formes de solidarité : solidarité des pauvres entre eux, des riches et des pauvres, des travailleurs entre eux, des employeurs et des employés dans l’entreprise, solidarité entre les nations et entre les peuples. La solidarité internationale est une exigence d’ordre moral. La paix du monde en dépend pour une part. »[14]
Ce programme ne sera jamais accompli ici-bas et aucun système ne peut prétendre le réaliser et, a fortiori, l’avoir réalisé. Il nous décrit une société à l’image du Royaume, société à laquelle il nous faut donc travailler sans relâche, dans une tension perpétuelle vers plus de respect pour toute personne, vers plus d’égalité et plus de solidarité. Une tension personnelle et politique.
Beaucoup craignent que l’insistance sur l’égalité et la solidarité ne fasse entrave d’une manière ou d’une autre à la liberté. Rien n’est plus faux si l’on prend bien la peine de définir correctement la liberté.
Celle-ci fonde l’égalité le la solidarité. Guidée par la vérité sur l’homme et sa destinée, elle se mobilise pour l’égalité dans la solidarité.
H. Declève, par exemple, montre, très simplement, que l’homme juste est, précisément, « l’interlocuteur de ma liberté. Dans le langage, celui qui prend la parole et dit « je » s’adresse d’emblée à une « deuxième personne » qu’il met ainsi en situation de prendre également la place du « je » et de conférer au premier locuteur le rôle d’un « tu ». De même dans la vie morale : une liberté, en y assumant l’excellence, ouvre à autrui la possibilité de développer sa propre créativité en réponse à celle qui l’a interpellé et qu’elle-même suscite. Ce qui se dévoile de la sorte, c’est la fondement de l’EGALITE. Celle-ci n’est jamais un fait, ni un donné naturel. Elle est une promotion à accomplir sans cesse et une tâche à réaliser. La liberté à laquelle l’homme juste donne son assentiment reconnaît chez autrui et induit davantage en lui la possibilité de dire également « oui » à la liberté. »[15]
De son côté, X. Dijon montre que la liberté entraîne des obligations: « puisque la liberté n’a pas décidé de la présence d’autrui - pas plus que de son corps (…) - la voici obligée de descendre du piédestal de sa suffisante autonomie pour reconnaître que la relation à autrui le tient déjà, avant même toute décision qu’elle aurait prise à cet égard, comme la source de toutes les obligations qui se déploient dans le champ du droit. »[16]
Le chrétien ne s’arrête pas à la défense des « droits acquis ». Il n’est jamais satisfait de l’état présent car il le sait et il se sait toujours imparfait. C’est pourquoi, dans la pratique de la justice sociale, estime-t-il que l’égalité et la solidarité sont toujours à réaliser.
On peut dire de la justice sociale ce que Marc Van Putte dit de la législation sociale : qu’elle a un aspect réaliste, mesurant « ce qui est possible à un moment donné » et un aspect prophétique anticipant « toujours en quelque sorte l’égalité parfaite entre les hommes. » [17]
De même, l’intervention sociale ne doit pas être « simple intervention après coup pour rectifier les abus et injustices criantes » Il faut que « le système économique soit régulé de façon à ce que personne ne soit automatiquement défavorisé ou ne tombe dans le dénuement du fait de son fonctionnement. Le système économique doit avoir pour l’un de ses objectifs directs la solidarité ».[18] Nous le verrons dans le chapitre suivant.
Dans cette tension vers plus de dignité, de vraie liberté, d’égalité, et de solidarité, on se rend compte que « l’exercice de la justice est déjà un acte d’espérance ».[19]
Cette vision dynamique, ambitieuse par nécessité et forcément humble, est confirmée, dans une version très laïque par Comte-Sponville: « qu’est-ce qu’un juste ?, demande-t-il. C’est quelqu’un qui met sa force au service du droit, et des droits, et qui, décrétant en lui l’égalité de tout homme avec tout autre, malgré les inégalités de fait ou de talents, qui sont innombrables, instaure un ordre qui n’existe pas mais sans lequel aucun ordre jamais ne saurait nous satisfaire. Le monde résiste, et l’homme. Il faut donc leur résister - et résister d’abord à l’injustice que chacun porte en soi, qui est soi. C’est pourquoi le combat pour la justice n’aura pas de fin. Ce Royaume-là au moins nous est interdit, ou plutôt nous n’y sommes déjà qu’autant que nous nous efforçons d’y atteindre ; heureux les affamés de justice », termine-t-il, en précisant, dans sa logique horizontaliste, qu’ils « ne seront jamais rassasiés ! »[20]
Nous allons, dans ce volume, étudier les conditions nécessaires pour que s’établisse davantage de justice sociale à l’intérieur des sociétés.[1]
\1. Sans nier le moins du monde l’importance des structures, des systèmes et des lois, il est clair, ici comme dans l’établissement d’une authentique démocratie, que le facteur humain est essentiel, que de la qualité des hommes, de leur moralité, de leur perspectives philosophique ou religieuse, dépend le bien de la société. Sans une conversion permanente, car nous sommes faillibles, sans un amour sans cesse renouvelé qui nous pousse à établir de justes rapports avec les autres, les meilleures lois du monde resteront lettre morte, seront inopérantes ou détournées de leur vocation. Il est donc vain d’espérer plus de justice sociale si ne se développent un certain nombre de vertus appropriées, c’est-à-dire des habitudes d’action foncièrement bonnes et productrices de bien[2].
\2. Pour bien apprécier la valeur de la proposition chrétienne, il n’est pas inutile de prendre le temps d’un parcours historique pour constater la difficulté qu’ont eue les hommes à estimer justement la valeur du travail, à marier sa pénibilité et sa nécessité, ses richesses et ses contraintes.
\3. Si le facteur humain est capital, si l’homme est bien un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, investi donc d’une dignité particulière, nous devons le respecter dans quelque circonstance que ce soit, dans les relations sociales comme dans la vie économique. Or cet homme, est créateur, travailleur, à l’image même de son Créateur. Il nous faut donc affirmer la valeur du travailleur et du travail.
« qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi. »[1]
Quelle type de société voulons-nous ? Et puisque économie et société sont liés, quelle finalité donner à l’économie ? Sa mission est de produire des richesses, des biens matériels, mais dans quel but ? Sans poser tout de suite le problème de leur répartition, peut-on laisser de côté la question de savoir à quoi doivent servir les richesses ? A rendre tous les hommes - idéalement - de plus en plus riches, de plus en plus « maîtres et possesseurs de la nature »[1] ?
Dans le tome précédent, nous avons donné à l’économie la mission de lutter contre les pauvretés, toutes les formes de pauvretés, dans le respect et, nous le verrons, avec la collaboration de la pauvreté volontaire.
C’est bien ce que Pie XII exprimait de manière plus positive : « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer »[2]. Et le Saint Père ajoutait en citant Quadragesimo anno: « ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas d’obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire grandement l’exercice ».
Jean XXIII reprendra la même idée en soulignant qu’elle vaut aussi au niveau des nations : « L’expérience nous a appris les différences, souvent notables, de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles qui distinguent les hommes les uns des autres. Mais cet état de fait ne donne aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles ; il leur crée, au contraire, à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque.
De même certaines nations peuvent se trouver en avance sur d’autres dans le domaine des sciences, de la culture, du développement économique. Bien loin d’autoriser une domination injuste des peuples moins favorisés, cette supériorité oblige à contribuer plus largement au progrès général. En réalité il n’est pas possible qu’il y ait des êtres humains supérieurs à d’autres par nature, puisque par nature tous sont d’égale noblesse. Il en résulte que les communautés politiques ne diffèrent en rien les unes des autres si on considère leur dignité naturelle ; les différents États sont en effet comme un corps dont les membres sont les hommes. Du reste l’histoire montre que rien n’affecte les peuples comme ce qui touche de près ou de loin à leur honneur, et cette sensibilité est légitime. »[3]
La fin étant bien confirmée, il nous faudra, bien sûr, examiner les moyens : essentiellement, la production de richesses suffisantes et leur juste répartition mais avec le souci permanent d’un développement intégral de la personne car les biens matériels indispensables au corps servent aussi à la croissance intellectuelle, morale, religieuse.
Toutefois, nous l’avons vu également, dans les textes du Magistère que nous venons de relire, nous savons que le langage clair de Pie XII, de ses immédiats prédécesseurs et de ses successeurs, paraît, il faut le souligner, très neuf dans l’enseignement multiséculaire de l’Église.
Face à la pauvreté qu’il faut combattre, la réponse traditionnelle de l’Église, dès l’origine, a été de préconiser l’aumône, ce qu’on appellera plus tard les « œuvres de miséricorde »[1].
Nous avons vu qu’à travers tout l’Ancien Testament, court « un sens aigu de la souffrance qu’entraîne la pauvreté, et des réactions fort diverses devant ce mal : la sagesse humaine y voit la conséquence de la paresse ou du désordre, la foi y perçoit tour à tour un châtiment divin, un scandale, un appel à découvrir certaines valeurs religieuses »[2].
La pauvreté qui est plus sociale qu’économique, plus infériorité, oppression, petitesse qu’indigence paraît anormale au croyant, « une atteinte à la solidarité du peuple de Dieu »[3]. Se justifie ainsi le devoir d’assister le pauvre, la veuve, l’orphelin[4], de leur assurer l’aumône[5].
L’Ancien testament demandera de consacrer la « dîme », aux temps prescrits, c’est-à-dire 10% des revenus à l’entretien du Temple, du personnel sacerdotal et au soulagement des nécessiteux[6]. Tous sont soumis à la dîme y compris ceux qui la reçoivent. Mais la loi ne limite pas la générosité. Ainsi le vieux Tobit recommande-t-il à son fils Tobie : « Fais l’aumône avec les biens qui t’appartiennent. Ne détourne ton visage d’aucun pauvre, et Dieu ne détournera pas sa face de toi. Fais l’aumône dans la mesure où tes biens le permettent. Plus grands sont-ils, plus généreuse soit ton aumône. Si tu as peu, donne de ce peu lui-même. N’hésite pas à faire du bien. Tu t’amasseras ainsi un beau trésor pour le jour où tu connaîtras le besoin. Car l’aumône délivre de la mort et empêche de tomber dans les ténèbres. C’est un don magnifique aux yeux du Tout-Puissant que de faire l’aumône ».[7]
Le Nouveau Testament, lui, ne parle pratiquement pas de la dîme : « Jésus n’a pas supprimé les exigences de l’Ancien testament, mais il en a transformé la motivation, délivrant l’homme d’un pesant carcan d’obligations souvent comprises de façon très matérielle, et lui proposant (Jésus n’impose jamais, toujours il propose : « si tu veux ») des pratiques d’amour, venant du cœur, marquant la justice, la miséricorde, tout ce qui est facteur d’unité et de fraternité, d’amour-agapê. Il a supprimé tout ce qui avait allure de légalisme, insistant par contre sur tout ce qui allait au service des autres.
Si l’on n’a pas de texte spécifique sur la dîme dans le Nouveau testament (sauf Mt 23, 23), il est cependant évident que tout celui-ci est traversé de considération sur la générosité pécuniaire. En fait, il demande plus qu’une réponse d’obéissance à une exigence de don : il attend du chrétien une ouverture du cœur sans limite »[8]
Dans le Nouveau Testament, le Christ exige l’aumône de tous car elle est un devoir de la charité. Avec la prière et le jeûne, elle est un moyen classique de pénitence. Le secours aux pauvres est matériel et spirituel, consolation des affligés.[9] Cette assistance va de pair avec le détachement vis-à-vis des biens extérieurs qui n’est pas l’apanage des religieux. En effet, il n’y pas deux sortes de chrétiens : « le but est le même pour tous et, si certains choisissent des moyens spéciaux, la sequela Christi[10] et la perfection qui la conditionne s’imposent à tous et sont possibles à tous, chacun recevant de Dieu les indices qui lui permettent d’atteindre le Royaume selon la voie personnelle qui lui est tracée, chacun devant aussi prendre tous les moyens et assumer toutes les ruptures nécessaires quand leur appartenance à ce Royaume risque d’être compromise. » Dans l’ordre des moyens, « le choix de la voie radicale n’est bon et efficace que dans la mesure où celui qui le fait a reçu cette grâce, cette vocation personnelle. »[11]
C’est bien cela que Paul montre très concrètement lorsqu’il loue la générosité des Églises de Macédoine en faveur de la communauté de Jérusalem : « Au milieu des multiples afflictions dont ils étaient éprouvés, ils ont, dans une joie débordante, malgré leur extrême pauvreté, répandu largement les abondantes largesses de leur libéralité. Je l’atteste, ils ont spontanément donné selon leurs moyens, et même au-delà de leurs moyens, nous demandant avec insistance la faveur de prendre leur part des secours destinés aux saints[12]. Ils ont dépassé nos espérances. Ils se sont donnés eux-mêmes, au Seigneur d’abord, puis à nous, par la volonté de Dieu ».[13] Nous sommes au-delà de la loi, au-delà de la dîme, face à une attitude spontanée qui ne compte plus, qui est, en fait, se calque sur la libéralité même du Seigneur comme Paul le montre un peu plus loin en écrivant : « Vous connaissez, en effet, la libéralité de notre-Seigneur Jésus-Christ, qui pour vous s’est fait pauvre, afin de vous enrichir de sa pauvreté »[14]. C’est l’amour du Seigneur et non plus simplement la loi qui est le moteur du don, qui lui donne son sens et sa valeur. Amour du Seigneur et amour des autres, indissociables. « Quand on parle d’amour pour le prochain, on pense immédiatement aux « œuvres » de charité, aux choses qu’il faut faire pour le prochain : lui donner à manger, à boire, aller lui rendre visite ; en somme aider son prochain. mais ceci est un effet de l’amour, ce n’est pas encore de l’amour. Avant toute action de bienfaisance vient la bienveillance ; avant de faire le bien, vient la volonté de faire le bien. […] On peut […] faire la charité et l’aumône pour de nombreuses raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour: pour se faire valoir, pour faire croire qu’on est un bienfaiteur, pour gagner le paradis, et même à cause de remords de conscience. […] On peut manquer de charité en « faisant la charité » ! »[15]
Quoi qu’il en soit, pendant des siècles, l’Église va insister sur cette invitation pressante des Écritures, à partager les biens avec les démunis.
L’aumône est recommandée pour la satisfaction des péchés commis[16], comme intercession pour les défunts[17] et, dans ces conditions, l’Église justifiera le mode de vie des ordres mendiants[18].
Les riches sont tenus de prendre sur leurs ressources[19].
En cette matière comme en bien d’autres, saint Thomas va développer toute une réflexion sur la nécessité de l’aumône et sa pratique. Après avoir rappelé qu’il est obligatoire de « faire l’aumône de son superflu, et la faire à celui qui est dans une extrême nécessité » et qu’en dehors de ces conditions, « faire l’aumône est de conseil »[20], le théologien pose la question de savoir si l’on doit faire l’aumône en donnant de son nécessaire.
Pour saint Thomas, le mot peut prendre deux sens. Tout d’abord, strictement parlant, le nécessaire « désigne ce en quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire l’aumône avec ce nécessaire-là ». Il est facile de le comprendre : « celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l’aumône ; ce serait s’ôter la vie à lui-même et aux siens. »[21] Mais le mot « nécessaire » peut avoir une autre signification. Il peut désigner « ce qui est indispensable pour vivre selon les exigences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres personnes dont on a la charge. La limite d’un tel nécessaire ne constitue pas un point fixe et indivisible »[22] Pour saint Thomas, « faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais c’est un conseil et non un précepte. » Il est facile de comprendre que personne n’est obligé, en principe, de se priver des moyens de vivre »de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter »[23].
Ceci dit, nous devons nous rendre compte que l’impossibilité de faire l’aumône à tous, l’invitation à choisir dans des états équivalents de nécessité, le plus saint ou le plus utile, même de préférence à un proche, enfin l’imprécision des mots nécessaire, superflu, nécessité grave ou extrême, ont permis diverses interprétations.
Le P. H.-D. Noble, dans son long commentaire de ce chapitre de la Somme théologique[24], remarque qu’ »il est difficile de discerner, selon les circonstances, où commence et où finit le strict nécessaire. A plus forte raison lorsqu’il s’agit du nécessaire relatif (…). Tout cela est assez élastique ». Quant au superflu, « il est très difficile à évaluer surtout de nos jours. (…) L’appréciation du superflu reste donc, en général affaire de conscience vertueuse », et c’est « chose difficile et délicate ». Néanmoins, le commentateur tente de préciser: « Aujourd’hui, écrit-il, les moralistes tendent à admettre que le superflu se distingue de ce qu’on appelle les propriétés immobilières, les biens fonciers, le capital en placement. Ceux qui indiquent un minimum dans le superflu à consacrer à l’aumône parlent de deux pour cent des revenus. Mais c’est là un minimum ; et, dans les grandes richesses, il doit être dépassé. La prudence vertueuse doit jouer ici et on ne peut établir de règles fixes (…).Le superflu n’est pas une mine sans fond. Répartir l’aumône avec sagesse, au gré des nécessités qui se présentent au jour le jour et même d’époque en époque, en réservant la part des besoins et des indigences à venir, est une heureuse administration de l’aumône ». Encore faut-il tenir compte des degrés de nécessité : nécessité extrême, grave ou commune : « Reste à voir ce qui est de précepte ou de conseil dans l’aumône à donner non plus à l’indigent en situation d’extrême ou de grave nécessité, mais aux indigents multiples qui n’ont pas de quoi vivre confortablement mais qui vivent difficultueusement, au jour le jour, avec des ressources qui seraient insuffisantes si l’aumône provenant de personnes charitables n’y ajoutait quelque apport ». Face à cette indigence « commune », « il faut noter que celui qui, de précepte ou de conseil, distribue l’aumône n’est pas obligé de donner à toute indigence qui se présente, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ; car il a le droit de limiter sa clientèle de charité selon ses disponibilités, de se rendre compte si l’indigence est réelle ou truquée, s’il a affaire à un vrai pauvre ou à un exploiteur, de répartir ses dons et de les espacer. Il n’est pas obligé de se mettre à la recherche des pauvres à secourir : c’est à ceux-ci qu’il incombe de tendre la main et d’exposer leur besoin, à moins toutefois que, par charge ou par fonction, on soit de quelque façon obligé à cette recherche, surtout vis-à-vis de pauvres honteux » (prêtre, assistante sociale, religieuse).
Le Catéchisme du concile de Trente (1566), dans son commentaire du septième commandement (chapitre XXXV) précise (§ 6) que ce commandement « veut que nous ayons compassion des pauvres et des malheureux, et que nous sachions employer nos ressources et nos moyens pour les soulager dans leurs besoins et leur détresse ». Les pasteurs montreront aux fidèles « combien il est pour eux nécessaire de faire l’aumône - c’est-à-dire de venir généreusement en aide aux malheureux, et par leur argent et par leurs soins - en rappelant cette vérité, impossible à nier, que Dieu, au jour suprême du jugement, repoussera honteusement et enverra au feu éternel de l’Enfer ceux qui auront omis et négligé le devoir de l’aumône, tandis qu’au contraire il comblera de louanges et introduira dans le ciel ceux qui auront fait du bien aux indigents. » Ceux qui ne peuvent donner sont invités à prêter gratuitement et ceux qui ne peuvent prêter travailleront pour les pauvres.
Nous nous rappelons aussi le sermon où Bossuet salue l’« éminente dignité des pauvres »[25] qui sont les premiers citoyens du Royaume parce qu’ils sont l’image de la pauvreté du Christ. Les riches, disait-il, ne sont reçus dans le Royaume que pour servir les pauvres. Et donc, pour le célèbre évêque, « le refus de faire l’aumône est un crime capital puisqu’il est puni du dernier supplice »[26]comme il est dit dans l’évangile selon saint Matthieu[27]. « Rien ne décide tant notre éternité, que les égards que nous aurons pour les affligés. » Pour expier nos péchés, « le plus efficace de tous (…), c’est la charité et l’aumône »[28].
A la réflexion sur l’aumône est associée une réflexion sur la tempérance. Cette vertu « cardinale » ou principale, nous vient de l’antiquité païenne : Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, Cicéron, dans le De Officiis, entre autres, l’analyseront tellement bien que les auteurs chrétiens, saint Augustin, saint Ambroise, saint Thomas, reprendront leurs développements essentiels et concordants.
La tempérance demande modération, sobriété, retenue dans les plaisirs les plus naturels et les plus légitimes « car les biens sensibles et corporels, si on les considère selon leur nature, ne s’opposent pas à la raison mais la servent plutôt, comme des instruments dont la raison se sert pour parvenir à sa fin propre »[29], à condition qu’elle s’en serve avec mesure. Sont concernés surtout, parmi ces plaisirs, « ceux qui ont pour but de conserver la vie de l’individu par l’usage des aliments et la vie de l’espèce par l’union des sexes »[30] mais plus largement la tempérance concerne les passions qui tendent aux biens sensibles et corporels, « c’est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l’absence de telles délectations »[31]. C’est pourquoi saint Thomas considérera comme parties intégrantes de la tempérance, la pudeur, l’honneur, la clémence, la mansuétude, la modestie, l’humilité, la studiosité, la modestie dans les mouvements extérieurs du corps et dans la tenue extérieure, tout en s’attardant principalement aux désirs et plaisirs du toucher et du goût.[32]
Ainsi, les vices qui s’opposent à la tempérance sont, bien sûr, l’intempérance, vice « puéril », mais aussi l’insensibilité. Pourquoi l’insensibilité ? Parce que « tout ce qui contredit l’ordre naturel est vicieux. Or, c’est la nature qui a joint la jouissance aux opérations nécessaires à la vie. L’ordre naturel veut qu’on en use suivant les exigences de l’individu ou de l’espèce. Refuser ces plaisirs au point de méconnaître ces exigences contredit donc l’ordre naturel et c’est un péché. »[33]
Mais, saint Thomas, nous propose-t-il simplement la sagesse des Anciens ? En lisant les trente chapitres que saint Thomas consacre à la tempérance, on aurait bien l’impression que telle est son intention sauf qu’au chapitre 170, il montre l’importance de la tempérance dans la recherche de la charité « à laquelle nous sommes conduits par les deux préceptes se rapportant à l’amour de Dieu et du prochain ». En effet, les vices opposés à la tempérance ou à ses « parties », peuvent directement être un « attentat contre le bien d’autrui », comme dans le cas de l’adultère ou, dans leurs effets, indirectement, porter préjudice au prochain, comme dans la colère ou le refus d’honorer ses parents, ou à Dieu lui-même, comme dans l’orgueil.[34] Notons d’ailleurs que tout le mouvement de la IIa II ae est de nous introduire, à travers une méditation sur les vertus théologales, les vertus cardinales et les charismes, à la fin propre de la vie humaine qui est « l’état de perfection », autrement dit, la charité.[35]
Un esprit tatillon notera que l’« attentat contre le bien d’autrui » est seulement identifié à l’adultère. Mais il est clair que la convoitise peut s’exercer aussi vis-à-vis des biens matériels comme certaines manifestations d’intempérance le montrent bien dans la description de saint Thomas qui fait remarquer que la gourmandise ne s’oppose pas directement à l’amour du prochain comme dans le cas de l’adultère ou des autres formes de luxure. Il ajoute aussi fort opportunément que « Le Décalogue est l’énoncé de certains principes généraux de la loi divine ; de l, leur universalité. Or, il était impossible de formuler des préceptes généraux et positifs de tempérance, puisque celle-ci varie suivant les temps, les lois et les coutumes »_.[36]
Notons que saint Thomas prêche la tempérance pour tous. De son côté, le catéchisme du Concile de Trente, après avoir rappelé aux « riches » l’obligation de l’aumône, va demander explicitement aux « pauvres » de pratiquer la tempérance : « ..il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. Cette vertu qui est la tempérance, brille d’une manière admirable dans la personne de tous les Apôtres, mais elle éclate surtout dans S. Paul, qui a le droit d’écrire en ces termes aux Thessaloniciens (1 Th 2, 9) : « Vous vous souvenez, mes Frères, des peines et des fatigues que nous avons essuyées en travaillant jour et nuit, pour n’être à charge à aucun de vous pendant que nous vous annoncions l’Évangile de Dieu », et qui répète dans un autre endroit : « Nous avons été accablé de travail le jour et la nuit pour n’être à charge de personne. »«[37]
Pour être complet, ajoutons que plusieurs vertus sociales doivent être associées à l’exercice de la tempérance.
Tout d’abord, nous aurions pu commencer par évoquer la vertu de prudence qui est une vertu spéciale dans la mesure où « elle ne désigne (…) pas leurs fins aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu’elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte les actions qui leur conviennent »[38]. Il lui revient « d’instituer conseil, jugement et précepte à l’endroit de tout ce qui est bien, de toute fin obligatoire »[39]. Elle est employée à promouvoir le bien individuel comme le bien commun[40] c’est pourquoi l’on distingue la prudence, sans qualificatif, ordonnée au bien personnel, la prudence politique dont nous aurons à reparler dans la partie consacrée à l’action, et la prudence économique, dans son sens étymologique, c’est-à-dire domestique ou familiale[41].
En fait, « La vertu de prudence dirige toutes nos actions vers le véritable but de toute la vie »[42]. Or, « …notre principale sollicitude doit se tourner vers les biens spirituels, avec la ferme espérance que le nécessaire des biens temporels ne nous manquera pas, si nous faisons tout ce que nous devons »[43].
Et saint Thomas précise:
« 1. Les biens temporels ont été placés dans la sujétion de l’homme pour que celui-ci les emploie à ses besoins, mais non pas pour qu’il en fasse sa fin dernière ni qu’il ait, à leur propos, une sollicitude excessive.[44]
2. Travailler pour gagner son pain est une sollicitude qui n’est pas excessive, mais raisonnable et obligatoire. « Il faut travailler, dit saint Jérôme, en évitant l’excès de sollicitude », l’inquiétude agitée et superflue.
3. S’occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue. »[45]
La vertu de prudence relève donc de la raison pratique puisqu’elle dicte « l’action qui réalise pratiquement le juste milieu raisonnable »[46]
A ceux qui s’inquiéteraient de la « médiocrité » de ce souci du juste milieu, il faut encore rappeler deux autres vertus sociales plus généreuses pourrait-on dire : la vertu de libéralité et la vertu de magnificence.
La vertu de libéralité[47] ou de largesse consiste dans le bon usage de l’argent ou de la richesse[48], plus précisément dans le fait de le donner : « il y a (…) une force morale , une vertu plus grande à jeter l’argent plus loin, c’est-à-dire à le donner aux autres, qu’à le dépenser pour soi-même ». Donner dans la mesure, s’entend, puisque la libéralité n’est pas à confondre avec la dissipation. En effet, si l’avarice[49] est évidemment un vice contraire à la libéralité, la prodigalité l’est aussi[50] : « le prodigue donne trop, mais n’acquiert et ne retient pas assez ; l’avare, au contraire, donne trop peu, mais acquiert et retient trop »[51]. La vertu est toujours un juste milieu entendu non pas comme lieu de médiocrité mais lieu de perfection évitant les excès[52].
Quant à la vertu de magnificence[53] qui, elle aussi, use de la richesse, elle est « comme un surcroît de libéralité » dans la mesure où elle est « l’achèvement de quelque œuvre importante »[54] : « il revient à la magnificence de vouloir accomplir un grand ouvrage. Pour y parvenir, il faut des dépenses proportionnées, car on ne peut faire de grands ouvrages sans de grandes dépenses. Aussi le Philosophe dit-il : « le magnifique, à frais égaux, fait une œuvre plus magnifique ». Or la dépense est une perte d’argent qu’on pourrait refuser par cupidité. C’est pourquoi on peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magnifique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’argent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées. »[55]
Tel est le cadre moral dans lequel dans lequel, vaille que vaille, s’est inscrit, pendant des siècles, le souci social chrétien.
A partir de Léon XIII, l’Église se rend compte, vu l’ampleur et la gravité des problèmes sociaux qui sont le signe d’un désordre profond, politique, économique, moral, religieux, qu’il faut plus que la bienveillance individuelle, plus que le bon vouloir des riches. d’autre part, depuis le XVIIe siècle et surtout le XVIIIe siècle, en Angleterre d’abord, les pouvoirs publics commencent à se pencher sur le problème de la pauvreté. Enfin, il faut bien reconnaître que la pensée marxiste[1] et les divers mouvements socialistes ont été des incitants importants et parfois déterminants.
Léon XIII tient un langage nouveau dans la mesure où il dépasse le discours habituel sur l’aumône comme remède à la misère matérielle mais il reste néanmoins très tributaire - mais pouvait-il en être autrement ? - de l’enseignement traditionnel. Cet extrait de Rerum novarum, nourri de la pensée de saint Thomas, est éclairant à cet égard : « La juste possession des biens se distingue de leur juste usage. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel, et faire usage de ce droit, en particulier dans la vie sociale, est non seulement chose permise, mais véritablement nécessaire.
Mais si on demande quel doit être l’usage des biens, l’Église répond sans aucune hésitation : « Sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit les partager volontiers avec les nécessiteux. Ainsi Paul écrit-il : « Recommande aux riches de ce monde… de donner de bon cœur et de savoir partager » (1 Tm 6, 17 s). Certes il n’est demandé à personne d’aider autrui avec ce qui lui est nécessaire )à lui et aux siens, ni même de donner à autrui ce dont il a besoin pour le maintien de ce qui convient à la personne et de ce qui est bienséant. …Mais dès que l’on a satisfait à ce qui est nécessaire et à ce qui convient, c’est un devoir de donner de ce qui reste à ceux qui sont dans le besoin. « Ce qui reste, donnez-le en aumône » (Lc 11, 41). C’est là un devoir non de justice, sauf situation extrême, mais de charité chrétienne dont on ne peut urger l’accomplissement par voie de justice. Mais au-dessus des lois et des tribunaux des hommes, il y a la loi et le tribunal du Christ, de Dieu, qui de multiples manières appelle à la largesse… et qui jugera ce qui aura été accordé ou refusé » (Mt 25, 34 s). »[2]
On est frappé par le souci du Souverain Pontife de présenter le devoir de partager le superflu comme un devoir de charité et non de justice, par peur du socialisme sans doute et avec une prudence qui aurait paru bien frileuse à certains Pères de l’Église. Il est clair aussi que le don demandé est un don pris sur les « biens » qui excèdent le nécessaire et le « convenable ».
Toutefois, Léon XIII introduit un principe très important qui va progressivement être développé par le Magistère, s’imposer et changer le regard porté sur la pauvreté. C’est le principe de solidarité : « il a été énoncé à plusieurs reprises, explique Jean-Paul II, par Léon XIII sous le nom d’ »amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI, élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question sociale, parlait de « civilisation de l’amour ». »[3]
Or , la solidarité n’est pas « un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. » Il s’agit désormais « de se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[4]
C’est dans cet esprit que Léon XIII prêchera pour l’union des classes, la protection, par l’État, des droits des citoyens et surtout des plus faibles, le respect du travailleur, le juste salaire, le droit à l’association professionnelle, etc.. Le souci d’une vraie justice sociale et de ses conditions, est en train de prendre le pas sur le remède traditionnel et désormais radicalement insuffisant, de l’aumône.
Pie XI rappellera, bien sûr, le « très grave précepte de pratiquer l’aumône, la bienfaisance et la magnificence » mais il parlera aussi du don du travail : « Consacrer des revenus qui sont plus larges à ce qu’il y ait des possibilités plus grandes de travail rémunérateur , dès lors que ce travail est employé à produire des biens réellement utiles, doit être considéré comme un exercice de la vertu de magnificence particulièrement remarquable et approprié aux besoins de notre temps, ainsi qu’on peut le déduire des principes du Docteur angélique. »[5] Ce don est le fruit d’une vertu : la force.
Par ailleurs, de la manière la plus nette qui soit, Pie XI, nous l’avons vu, donnera la justice et la charité sociales comme couronnement et mesure à toute l’organisation politique sociale et économique parce que la liberté du marché et de la concurrence ne permet pas l’avènement d’un régime économique bien ordonné. « Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. (…) C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement (…). »[6]
Pie XII affirmera clairement, non plus comme Léon XIII, les droits qui résultent du travail - un « salaire suffisant » et l’acquisition « d’un modeste patrimoine » - mais le droit au travail. Nous sommes désormais, de plein pied, sur le terrain de la justice : « Au devoir personnel du travail imposé par la nature correspond et s’ensuit le droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils (…) ».[7] Le Concile de Trente demandait que l’on travaille éventuellement pour les pauvres mais non de travailler à ce que les pauvres puissent travailler et acquérir leur indépendance comme le souhaitera le concile Vatican II.
Avec un certain retard, le concept de justice sociale s’est imposé au cœur d’une véritable doctrine sociale. La justice sociale, rappelons-le, est bien « celle que tend à réaliser une société dont les membres œuvrent à un projet commun. Cette fin vers laquelle tend tout le corps social requiert d’une part le respect des personnes entre elles ; d’autre part l’acceptation, par les personnes, de devoirs envers la société, et, par les institutions dont se dote le corps social, des devoirs de cette société vis-à-vis des personnes. Procédant d’un approfondissement des exigences de la justice distributive, la justice sociale donne sa forme concrète à la justice générale et dès lors un contenu concret aux exigences du bien commun. La justice sociale est donc celle qu’une société tend à instaurer par des institutions publiques et privées en vue de promouvoir la dignité des personnes et le respect des communautés humaines. »[8]
La charité plutôt que la justice ?
L’encyclique Rerum Novarum, nous l’avons déjà évoqué, va diviser les chrétiens. Certains n’accepteront pas cet enseignement, d’autres vont l’interpréter en sens divers.
En 1886, Paul-Gabriel comte d’Haussonville[9], écrivait : « A quelque point de vue qu’on se place, il est impossible de ne pas arriver à une même conclusion, c’est-à-dire à reconnaître la permanence et l’indestructibilité des causes qui engendrent la misère. Tout ce qu’on peut espérer c’est de trouver des palliatifs qui l’adoucissent. Il en est un, le plus efficace de tous, auquel il faudra toujours revenir : ce palliatif, j’oserai presque dire ce remède, c’est la charité »[10].
Après la publication de Rerum Novarum, il réaffirmera, en réponse au chrétien social à Albert de Mun[11], la nécessité de la charité plutôt que de la justice. A. de Mun accusait la Révolution, insurrection de l’homme contre Dieu, d’être responsable du triste état social de la France. Plus précisément, pout lui, c’est la suppression irrémédiable des corporations au nom de la liberté qui avait engendré la misère et « substitué une inégalité à une autre, un esclavage d’un nouveau genre à celui des temps passés ». A partir de ce moment, « l’ardeur de la spéculation envahit tout ; la lutte sans merci a pris la place de l’émulation féconde, la petite industrie est écrasée ; le travail personnel tombe en désuétude ; les salaires s’avilissent ; le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse ; l’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable. Il n’a d’asile que dans la résistance et de recours que dans la guerre ». Pour A. de Mun, un remède majeur serait l’établissement d’une législation sociale : « que la loi intervienne au nom de la justice ».[12] Haussonville considère que la nostalgie du passé et les difficultés présentes ont poussé A. de Mun à idéaliser quelque peu la situation du travailleur sous l’ancien régime et se demande « si beaucoup de souffrances que nous croyons nouvelles ne demeuraient pas autrefois tout simplement ignorées, et si la grande différence du passé au présent n’est pas surtout celle du silence à la plainte ». Il concède toutefois à son interlocuteur que même si la cordialité entre patrons et ouvriers règne dans un grand nombre d’entreprises, il est regrettable que la Révolution, après avoir proclamé, à juste titre, la liberté du travail, ait « interdit aux travailleurs de se concerter et de s’associer pour la défense de leurs intérêts communs ». Haussonville réclame donc, comme A. de Mun, « le vote d’une loi intelligente, qui accorderait à tous les citoyens, quelque opinion qu’ils professent, quelque habit qu’ils portent, la liberté d’association ». Mais en ce qui concerne l’établissement d’une législation sociale, il ne peut suivre son interlocuteur. Il ne croit pas que la loi pourrait « guérir ces trois plaies (…), l’insuffisance du salaire, la fréquence du chômage et la concurrence de la machine ». Arguant qu’en Angleterre, l’interdiction du travail de nuit a « fait quelque peu baisser le salaire moyen déjà très faible », Haussonville conclut que « les mesures législatives par lesquelles on prétend régler les conditions de travail exercent souvent ainsi des répercussions dont (les économistes) (…) sont moins surpris que les législateurs ». Le remède alors que préconise l’orateur, c’est « l’influence sociale de l’Église ». Mais, qu’entend-il par là ? Simplement : la charité qui peut, comme elle l’a fait pendant dix-huit siècles, « d’une façon beaucoup plus efficace que la législation, tempérer par son action incessante la dureté des lois économiques, et empêcher (…) que l’humanité ne soit sacrifiée à la liberté. Aux conséquences brutales de l’offre et de la demande, elle oppose en effet l’obligation morale[13] du juste salaire qui n’abuse point de la détresse de l’ouvrier, et tient compte de ses besoins légitimes. Elle proclame hautement que, si le travail est une marchandise, il n’en est pas de même du travailleur, et que celui qui paye équitablement le prix de la marchandise n’en est pas quitte pour cela avec ce créancier d’un nouveau genre vis-à-vis duquel lui reste encore des devoirs à remplir. Elle rappelle à ceux qui détiennent les biens de ce monde qu’ils sont comptables de leur emploi aux yeux du Maître qui les leur a dispensés, et qu’ils doivent en prélever la dîme au profit de ceux qui en sont dépourvus. Elle adoucit l’âpreté des luttes inévitables ; elle panse les plaies des vaincus, et impose mansuétude aux vainqueurs. Elle est enfin la meilleure garantie de la vraie liberté, car elle parle au nom de Celui, comme une femme l’a dit dans un vers admirable : Dont les deux bras cloués ont brisé tant de fers ».
Sept ans après Rerum Novarum, Haussonville[14] ne craint pas de souligner que le rôle essentiel des ministres de l’Église est de « prêcher » et « pratiquer la charité », de « sagement (…) continuer à en rappeler les préceptes et à en donner l’incessant exemple, plutôt que de s’appliquer avec trop d’ardeur à la discussion de problèmes économiques dont la solution est souvent incertaine, et où la moindre erreur compromettrait en apparence l’autorité de l’Église elle-même ». Sans prendre parti d’avance, que les prêtres s’interposent entre patrons et ouvriers, « en s‘adressant à la conscience des uns, à la sagesse des autres, mais en rappelant avec force à ceux qui l’emportent par la richesse et les lumières que leur responsabilité morale est en proportion directe de leurs lumières et de leur richesse ».
En 1810, Henri De Gorge[15] développe le site industriel du Grand-Hornu, près de Mons, et crée, pour la première fois en Europe, à côté du complexe industriel une cité de 425 maisons confortables dotées chacune d’un jardin. Dans cette cité, furent construits une école, une bibliothèque, un établissement de bains, une salle de danse et un hôpital.
En 1859 par J.-B. Godin[16], ancien ouvrier devenu patron d’une poêlerie, fonde le Familistère de Guise. Le bâtiment abritait 1200 personnes avec des magasins, une « nourricerie » (de 0 à 2 ans), un « pouponnat » (de 2 à 4 ans), une école (laïque, gratuite, obligatoire jusqu’à 14 ans, mixte), une bibliothèque, un théâtre, une société de musique, une coopérative d’achats, un lavoir obligatoire, une piscine, et un jardin. Sont organisés des services sanitaires, un enseignement professionnel pour les adultes et des caisses de retraite. Le patron a un très grand souci de l’hygiène et de la moralité mais il n’a pas prévu d’église car il est anticlérical.[17] Le Familistère est réservé aux travailleurs les plus talentueux. Ils peuvent devenir »membres associés » et jouir d’un système d’actionnariat complexe de participation aux bénéfices en plus d’un meilleur salaire[18]. Les autres travailleurs habitant Guise ou les alentours sont « membres sociétaires » ou « membres participants ».
A partir de 1887, William Hesketh Lever se met à construire à côté de son usine de Port Sunlight, des logements et des infrastructures pour ses ouvriers, « il avait en effet réalisé que plus ses ouvriers étaient heureux, plus ils étaient productifs »[19]. Il construit ainsi une galerie d’art, une église et un presbytère, une école, un théâtre, un réfectoire réservé aux femmes.
Outre ces réalisations spectaculaires, il ne manque pas de patrons qui mettent sur pied des œuvres d’éducation, des économats ou qui construisent des maisons pour leurs ouvriers.
Cette pratique fut dénoncée comme paternaliste et les différentes mesures généreuses furent reconnues comme inefficaces et humiliantes. Ainsi, lors de l’exposition de Paris en 1867, les délégués des travailleurs invités par Frédéric Le Play[20], purent communiquer leurs remarques. Ils réclamèrent notamment des salaires équivalents pour les femmes qui accomplissent le même travail que les homme, la fixation d’un salaire minimum, la liberté de s’associer en syndicats, la suppression du livret ouvrier, le développement de sociétés coopératives, etc..[21]. Et sur le sujet qui nous occupe, ils s’exprimèrent aussi en ces termes : « ce que nous n’admettrons jamais, c’est cette existence en dehors du droit commun, ce casernement dans un quartier spécial, qui ferait de nous une classe à part dans la société ; nous sommes dans un pays où l’égalité est trop enracinée dans les mœurs, pour jamais consentir à accepter même un don dans ces conditions »[22]
C’est dans cet esprit que le Congrès ouvrier de 1876 rejeta ces initiatives de « bourgeois bien intentionnés ».
En général, il est reproché à l’employeur de chercher son intérêt plutôt que celui des ouvriers, de les détacher du syndicat, de paralyser les revendications, et d’accroître la production. Par ailleurs, les coopératives et entreprises participatives sont vulnérables en cas de crise, de chômage et d’inflation. Enfin, comment calculer et réaliser la répartition des bénéfice lorsqu’elle est prévue ? En un mot, l’employé soumis au bon vouloir de l’employeur.[23]
L’erreur serait de compter sur le dévouement de la classe dirigeante comme si rien n’était à changer dans les structures. La faute est aussi de considérer la charité comme un pouvoir.
La réorientation du discours de l’Église rejoint donc les désirs des travailleurs. Et il est clair qu’il ne peut y avoir de conflit entre la charité et la justice. Si le Concile Vatican II dit bien qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », et il est entendu que « la charité représente le plus grand commandement social. Elle respecte autrui et ses droits. Elle exige la pratique de la justice et seule nous en rend capables. »[24]
En quelques mots clairs, est défini l’essentiel d’un vrai programme social. L’amour est premier, comme moteur, comme motivation, mais il doit entraîner d’abord la justice avant le « don de la charité ».
Or souvent l’amour manque. Dans ces conditions est-il encore possible de parler de justice ? En février 2004, le rapport annuel sur la pauvreté fut présenté au parlement de la Région bruxelloise devant un hémicycle presque vide…[25]. Et est-il possible de délimiter les objectifs entre charité et justice ? Gaudium et Spes parle bien de « la règle de justice, inséparable de la charité »[26]. « Les actions propres à la justice, ajoutent des commentateurs, ne sont ni oubliées ni annulées par cette intervention de la charité, mais c’est elle qui les provoque et les commande. Quand l’Église vise à donner à chacun son dû, œuvre relevant éminemment de la justice, elle ne se satisfait pas d’avoir mesuré ce dû, mais se préoccupe bien davantage de toute la personne du « chacun ». L’Église ne pose jamais sur ses yeux le bandeau de la justice ; nourrissant une estime de fond pour tout l’homme, elle n’est pas tentée pour autant d’avantager l’un au détriment de l’autre. Cette motivation de charité décante les interventions de l’Église dans l’intérêt de la promotion intégrale, et leur confère leur qualité propre comme elle détermine son objet premier ».[27]
Il était important de rappeler que l’Église tout en s’attachant à ce que « justice soit faite », va au delà par souci constant et constitutif du développement de tout l’homme dans tout homme[28].
C’est pourquoi, contrairement à ce que pensait Léon XIII qui présentait l’aumône comme œuvre de charité plutôt que de justice, le Catéchisme de l’Église catholique ne craint pas d’encadrer la fameuse citation d’Apostolicam Actuositatem, d’une part de cette autre citation très représentative de saint Jean Chrysostome : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons, mais les leurs »[29] ; et, d’autre part, de ce passage éclairant de saint Grégoire le Grand : « Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne leur faisons point de largesses personnelles, mais leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité ».[30] Les textes sont juxtaposés sans commentaire mais on peut tout d’abord affirmer que l’enseignement de Vatican II est bien conforme à celui des Pères ; ensuite, que l’insistance des Pères sur l’acte de justice aurait dû ou pu susciter plus tôt une réflexion sur une obligation légale comme conséquence partielle de l’obligation morale d’agir en faveur des pauvres, à l’instar de ce que l’Ancien Testament nous révèle. En effet, « Dès l’Ancien Testament, toutes sortes de mesures juridiques (année de rémission, interdiction du prêt à intérêt et de la conservation d’un gage, obligation de la dîme, paiement quotidien du journalier, droit de grappillage et de glanage) répondent à l’exhortation du Deutéronome : « Certes les pauvres ne disparaîtront point de ce pays ; aussi Je te donne ce commandement : tu dois ouvrir ta main à ton frère, à celui qui est humilié et pauvre dans ton pays » (Dt 15, 11). Jésus fait sienne cette parole : « Les pauvres, en effet, vous les aurez toujours avec vous : mais Moi, vous ne M’aurez pas toujours » (Jn 12, 8). Par là il ne rend pas caduque la véhémence des oracles anciens : « parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent et le pauvre pour une paire de sandales… » (Am 8, 6), mais il nous invite _ reconnaître sa présence dans les pauvres qui sont ses frères (…) ».[31]
Certes non. Nous l’avons vu et nous le reverrons, bien des misères échappent à l’application de la justice et réclament l’investissement désintéressé, généreux des personnes, des associations voire des États.
A l’endroit même où le concile Vatican II proclame qu’ »il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice », il rappelle aussi que les »œuvres de charité et de secours mutuel » sont « aujourd’hui (…) beaucoup plus pressantes et doivent davantage prendre les dimensions de l’univers car (…) les habitants du monde entier deviennent comme les membres d’une même famille. L’action de la charité peut et doit atteindre aujourd’hui tous les hommes et toutes les détresses. (…) Cette obligation s’impose en tout premier lieu aux hommes et aux peuples qui sont les mieux pourvus. »[32]
Evidemment, on ne parlera plus d’aumône car le mot évoque, de nos jours, « une pratique condescendante et par trop individualiste »[33], on emploiera plutôt, avec bonheur, les mots de partage et de solidarité. Et Jean-Paul II n’hésitera pas, alors que Léon XIII invitait à partager le superflu, à solliciter le partage du nécessaire devant des situations dramatiques: famines, catastrophes, dettes exorbitantes, etc..
Aujourd’hui, certains chrétiens veulent remettre la dîme à l’honneur. Ils se demandent s’il ne serait « pas profondément évangélique de considérer que la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme dont il est question dans la Bible (10% des revenus) ?
Nous serions encore loin, ajoutent-ils, de nous hisser à la hauteur de la veuve de l’Évangile : elle n’a pas donné de son superflu, mais de « ce qui lui était nécessaire pour vivre » (Lc 21, 1-4). Nous serions encore loin de répondre aux besoins criants des 2,8 milliards d’êtres humains qui n’ont pas deux dollars par jour pour vivre. Mais nous serions sur la route de l’appel évangélique au partage. Les Pères de l’Église, au début du christianisme, donnaient ce point de repère : « la mesure du dépouillement doit être l’échelle de l’infortune de ceux qui n’ont rien ». »[34] Ce qui est une manière d’inviter à rechercher une certaine égalité.
Mais, comme il a été dit plus haut, la justice, aussi perfectionnée soit-elle, ne peut assurer tout le développement de l’homme dans son intégralité. Ceux qui ont cherché la justice parfaite et définitive dans l’égalitarisme le plus strict, ont détruit la société et pervertit la personne.[35]
En tout cas, la pratique de la justice sociale ou de la solidarité réclament, comme l’aumône, la pratique des vertus de prudence, de libéralité, de magnificence et donc de tempérance.
Il peut paraître irréaliste de parler de tempérance à une époque marquée surtout par la production intensive, la consommation, l’inflation des besoins, le désir de possession, le gaspillage, mais, outre que la vérité doit être dite à temps et à contretemps, pourquoi les chrétiens seraient-ils complexés pour prêcher la mesure au moment où des mouvements écologistes ou altermondialistes s’emploient à contester et calmer ces dérives contemporaines, à « maîtriser notre maîtrise » sur le monde ![36]
La tempérance a mauvaise réputation dans la mesure où beaucoup la confondent avec la continence alors qu’on pourrait la considérer comme « la vertu du plaisir »[37] et exactement le contraire de la continence. Ni passion de jouir, ni insensibilité, « la tempérance est (…) bien meilleure que la continence puisqu’elle consiste dans la justesse du désir lui-même. Le continent en reste au tumulte des convoitises, auquel il résiste par un prodige de volonté. Mais il ne modère pas son désir charnel lui-même, et il souffre de cette contradiction interne. Au contraire, le tempérant a modéré son désir, et lorsqu’il jouit d’un objet mesuré, il ne souffre pas de ne pas jouir plus ».
Nous nous sommes demandé ce que cette vertu peut avoir de spécifiquement chrétien non seulement parce saint Thomas rappelle constamment, comme les Grecs, la mesure de la raison pour justifier la tempérance[38] mais aussi parce qu’on peut interpréter ces textes et leurs sources comme un art de jouir. C’est la lecture plus qu’épicurienne à laquelle se livre Comte-Sponville[39]. A partir d’Aristote, d’Epicure, de Lucrèce[40], de Montaigne[41] mais aussi de saint Thomas, l’auteur va montrer que cette vertu qui n’est pas opposée au plaisir nous permet, au contraire, de mieux jouir. d’une part, parce que « nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d’en être esclaves » , ils seront plus « purs », plus « joyeux ». Si « être tempérant (…) c’est pouvoir se contenter de peu (…) ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir, et c’est le contentement. » Autrement dit, « il s’agit de jouir le plus possible, le mieux possible, mais par une intensification de la sensation ou de la conscience qu’on en prend, et non par la multiplication indéfinie de ses objets ». Dans ce sens, si Comte-Sponville se montre soucieux de ne pas sombrer dans l’insatisfaction et l’esclavage évidemment, l’essentiel n’est pas d’abord de vivre selon la raison mais, très sensuellement, de préférer la qualité du plaisir à sa quantité.[42]
Voilà une accentuation inattendue de la pensée du Docteur angélique, mais non un pur détournement !
Dans une société comme la nôtre, érotisée et consommatrice, l’accent doit rester de mise sur la tempérance vis-à-vis de tous les appétits sensibles qui peuvent nous absorber, nous asservir mais aussi attenter au bien d’autrui, dans le sens le plus large. Comte-Sponville souligne d’ailleurs que « la leçon vaut surtout pour nos sociétés d’abondance, où l’on meurt et souffre plus souvent par intempérance que par famine ou ascétisme ».[43] Mais, en tout temps, ajoute-t-il encore, elle est difficile parce qu’elle porte sur « les désirs les plus nécessaires à la vie de l’individu (boire, manger) et de l’espèce (faire l’amour), qui sont aussi les plus forts et, partant, les plus difficiles à maîtriser ».[44] C’est presque mot pour mot ce que dit saint Thomas[45].
La tempérance est nécessaire à la pratique de l’aumône comme à l’exercice de la justice sociale mais sa dimension altruiste, dynamique au delà de notre construction personnelle par la maîtrise de nos appétits, ne peut lui être donnée vraiment que par une compréhension profonde, évangélique, de la charité. Comme l’écrit très justement Benoît Lobet, dans un texte plus chatoyant que celui de saint Thomas, trop prisonnier de la rationalité grecque, la tempérance chrétienne est « adossée à la découverte toujours étonnée que le salut, et avant lui, la vie elle-même, sont don et grâce ». Dès lors, « même dans ses formes les plus extrêmes (l’érémitisme, le monachisme), la tempérance chrétienne ne prétend pas, ou du moins pas seulement, être le fruit d’un effort humaniste de maîtrise de soi. Elle est action de l’Esprit, dans le cœur du croyant, pour qu’il accueille les plaisirs nécessaires de la vie, qu’il en jouisse et en fasse jouir d’autres (le frère innombrable et multiple), surtout ceux qui en sont privés, petits et sans-grade, mais tout cela dans la mesure. Et la mesure, dans cette optique chrétienne, n’est qu’un autre nom de l’action de grâce ».[46] Texte admirable non seulement parce qu’il résout le paradoxe suscité à l’intérieur du message chrétien par l’appel à une maîtrise de soi qui ne peut « être disjointe du don fondateur de la foi, de son excès et de sa folie »[47], mais aussi parce qu’il montre que la lutte contre les pauvretés est, sous l’éclairage de la foi, diffusion de la joie. En effet, « être sobre, ce n’est pas être petit et calculer serré. C’est donner pleinement, entièrement parce qu’on est libre de soi, léger. Se déposséder n’a de sens que si cela nous donne du temps pour rendre heureux. (…) Choisir de se dessaisir d’une multitude d’objets, d’assurances, ce n’est sûrement pas devenir meilleur, ni même différent. Seulement plus proche … de Dieu, des autres et de cette dimension du temps qui est donnée et reçue. Cette dimension qui rejoint les béatitudes : « joie, simplicité, miséricorde » et que nous aimons appeler : légèreté.
La foi n’est-elle pas simplement cet espace qui s’ouvre en nous pour accueillir la question que Dieu nous pose : Veux-tu être ma joie ? »[48]
Dans le même esprit, Mgr Van Luyn, évêque de Rotterdam, va montrer toute l’importance de la tempérance, non seulement pour rendre effective la charité sociale mais aussi pour nous mettre en état d’aimer Notre Seigneur : « L’attitude de vie personnelle qui est le préliminaire pour une authentique spiritualité et solidarité[49], c’est la sobriété qui signifie prendre ses distances à l’égard de la société de consommation et du matérialisme moderne en tempérant ses propres exigences et aspirations et en concentrant l’attention sur la responsabilité propre envers Dieu et envers le prochain, spécialement envers ceux qui vivent la pauvreté et l’exclusion, et envers les générations futures en exploitant de manière adéquate les ressources de la nature. La sobriété suppose que nous combattions l’exaltation de l’argent et du confort, le gaspillage et la frénésie, le rythme continu de l’économie. Sobriété signifie aussi que nous mettions, à la disposition des autres, temps et attention, écoute et dialogue, intérêt vrai pour le prochain, échange et partage pour réfléchir ensemble sur le vrai sens de l’existence humaine, afin de nous orienter à la lumière que le Christ nous offre dans son Évangile ».[50]
Au lendemain de la guerre, le P. Y. Congar, « pour vivre et diffuser le mystère sauveur de Pâques, la mission exige un appauvrissement volontaire, dans la suite de celui du Christ. Il faut qu’après lui les chrétiens, afin d’accomplir le dessein de Dieu - qui veut que les hommes faits à son image vivent et s’accomplissent dans la dignité et la liberté -, acceptent de s’appauvrir eux-mêmes pour éliminer la misère dégradante, soit en limitant la jouissance des biens dont ils disposent, soit en descendant dans la pauvreté pour être avec de plus pauvres et les aider à sortir de leur misère. »[51]
La tempérance ou l’esprit de pauvreté, si l’on préfère, concerne tous les hommes, les riches et les pauvres car rappelle le P. Georges Cottier, « si travailler à supprimer la misère dont nos frères sont victimes est un devoir impératif, cette suppression n’a pas pour elle-même valeur de fin. Vaincre la pauvreté pour déchaîner les concupiscences du lucre et de la puissance, c’est passer d’une misère à une autre. Les richesses sont trompeuses ; elles peuvent attiser la soif de l’homme pour les biens terrestres jusqu’à le détourner des vraies richesses qui sont celles du Royaume. La cupidité, l’avidité, l’avarice sont à la racine de tous les maux ; elles rendent l’homme égoïste, dur et orgueilleux, elles l’enferment dans les horizons de cette terre ; elles sont l’expression de ce « monde » pour lequel le Seigneur n’a pas prié. Il faut donc tout ensemble combattre la misère et se garder de la richesse. L’Église doit, part la parole et par l’exemple, prêcher la pauvreté. Mais, notons-le, il s’agit de la pauvreté voulue et choisie en vue du Royaume, non de la pauvreté sociologique subie et dégradante pour l’homme. »[52]
Le pape François insistera sur la « sobriété » rappelant que « la spiritualité chrétienne propose une croissance par la sobriété, et une capacité de jouir avec peu. » Il ajoute que « la sobriété, qui est vécue avec liberté et de manière consciente, est libératrice. Ce n’est pas moins de vie, ce n’est pas une basse intensité de vie mais tout le contraire ; car, en réalité ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose, en apprenant à entrer en contact et en sachent jouir des choses les plus simples. […] Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie. »[53]
Rappelons-nous les distinguos subtils qui entourent chez saint Thomas, la pratique de l’aumône, le flou qui, malgré ses tentatives d’éclaircissements, entoure les notions de superflu et de nécessaire, la nécessité d’établir une hiérarchie parmi les personnes à secourir ; rappelons-nous son obsession très grecque du juste milieu comme lorsqu’il écrivait que s’« occuper des choses temporelles en vue du soulagement des pauvres est ordonné à la divine charité : pareille sollicitude est donc permise, à moins qu’elle ne soit excessive et superflue »[1].
Par cette recommandation, saint Thomas veut éviter que nous soyons à ce point absorbé par nos tâches temporelles, tellement appliqués à soulager la misère que nous en oubliions les « choses spirituelles », la source de toute charité. Mais cette recommandation peut aisément servir de justification à une certaine retenue, une certaine « économie », dans la pratique de la charité et entraîner de scandaleuses indifférences.
L’enseignement traditionnel sur l’aumône a été l’occasion d’abus et de scandales. Si l’aumône peut m’apporter « satisfaction » pour les péchés commis, a quoi bon me convertir ? Ainsi, bien des instituts religieux furent-ils richement dotés par des gens qui, par ailleurs, menaient une vie en contradiction avec l’essentiel du message chrétien, échangeant, pensaient-ils, des biens matériels contre des biens spirituels[2]. d’autre part, si les pauvres sont les privilégiés du Seigneur, il vaut mieux qu’ils restent pauvres… Et puis, que ces pauvres maîtrisent leurs désirs ! qu’ils travaillent donc et s’ils ne le peuvent, qu’ils patientent, la pauvreté n’est qu’ »un état transitoire pour des personnes susceptibles d’être intégrées par le travail »[3] ! De plus, comme on ne peut donner à tous et qu’il faut tenir compte « des degrés de parenté, de sainteté et d’utilité », qu’il faut « faire l’aumône de préférence, à celui qui étant plus saint souffre d’une plus grande indigence, et à celui qui est plus utile au bien général, plutôt qu’à un proche, surtout si celui-ci ne nous est pas très étroitement uni et n’est pas spécialement à notre charge, et s’il ne se trouve pas dans une grande nécessité »[4], il vaut peut-être mieux donner à l’Église qui saura quoi faire plutôt qu’à ces indigents du hameau voisin. Et aujourd’hui, qu’ai-je à faire avec ces peuples lointains dont on nous montre la misère ?
Les considérations très (trop ?) raisonnables de saint Thomas peuvent, plus précisément encore, apparaître comme des calculs de boutiquiers dans le contexte religieux chrétien marqué par l’excès de l’amour de Dieu, l’excès de sa libéralité, lui qui s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté, lui qui s’est dépouillé, d’une certaine manière, de sa divinité pour nous permettre de « devenir Dieu »[5] ou de « devenir en Dieu »[6] et qui nous appelle à aimer sans mesure: « A qui t’enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien ne le réclame pas. (…) Prêtez sans rien attendre en retour »[7]. L’appel à la modération, dans un tel cadre, semble saugrenu ou, à tout le moins, inapproprié.[8]
Ceci dit, même si ces dérives n’avaient pas existé, n’existaient pas, les chrétiens ne pourraient se satisfaire de cette « conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres »[9]. Fort heureusement, l’Église, actuellement, ne craint pas de parler de « péché social »[10], de « structures de péché »[11] . Certes, elles sont le fruit pervers d’un péché personnel[12] qui se consolide, se constitue, s’organise mais elles deviennent par là même source de péché pour les autres dont elles influencent ou conditionnent la conduite. Il faut donc intervenir au niveau de la conscience personnelle, bien sûr, mais aussi au niveau des organes où la conscience dévoyée s’est imprimée.
Pourquoi cette dénonciation n’a-t-elle pas été prononcée plus tôt ?
Un peu plus haut, je justifiais l’apparition d’un souci de justice sociale au XIXe siècle, notamment par le fait que l’Église se rendait compte à cette époque de l’insuffisance de l’initiative personnelle pour faire face aux misères nouvelles. Mais nous pouvons nous demander si l’initiative personnelle a jamais pu, à elle seule, faire face aux problèmes de pauvreté dans le monde ancien ? Il est clair que non. Et donc il faut nous interroger sur l’absence, à côté des injonctions de la morale personnelle, d’une réflexion plus « politique » sur l’organisation de la vie sociale et économique.
Nous avons vu pourtant que les Pères de l’Église, en se fondant sur la Genèse, considéraient que l’acte de « charité » était en fait, d’abord, un acte de justice. Nous savons aussi que Paul, si attentif aux collectes, avait le souci de la justice lorsqu’il écrivait à Timothée: « Les anciens (les presbytres) qui remplissent bien leur fonction sont dignes d’une double rémunération, et surtout ceux qui se dévouent à la prédication et à l’enseignement. L’Écriture dit en effet : Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain (Dt 25, 4), et aussi: L’ouvrier mérite son salaire (Lc 10, 7). »[13]
Enfin, saint Thomas qui écrivit qu’« être juste, c’est donner à autrui ce qui est à lui ; être libéral, c’est lui donner ce qui est à nous »[14] aurait mérité une succession théologique et philosophique qui, se souvenant des Pères, aurait développé, à partir de ses intuitions et de ses synthèses, toute une conception de la justice sociale ou, du moins, d’une théologie du travail, qui se fera attendre 19 siècles…[15].
On serait tenté de dire, tout simplement, que les temps ont changé, qu’on est passé très rapidement d’un monde relativement stable à un monde dynamique en proie à déséquilibres permanents dans lequel il a fallu repenser le problème de la pauvreté.
Cette explication semble bien insuffisante. M. Schooyans, par exemple, va plus justement dénoncer l’esprit du XVIIe siècle, « époque où certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale, ajoute-t-il, est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres ».[16]
Cette vision qui est peut-être présente en « chrétienté » depuis longtemps se marie bien avec l’idéologie libérale d’hier et d’aujourd’hui. Et certains aspects du libéralisme scientiste des origines décrits par M. Schooyans peuvent éclairer un passé plus lointain comme, hélas !, le présent : « On faisait intervenir des considérations relatives à la justice distributive : « A chacun selon ses besoins ». On oubliait toutefois que cette référence à la justice distributive[17] était elle-même mensongère : il allait de soi que les pauvres avaient, devaient avoir[18], moins de besoins que les riches, et que de toute façon ils avaient moins à échanger. On abandonnait à l’initiative « charitable », au geste « gratuit », la solution - forcément aléatoire - de problèmes qui ressortissaient en fait à la justice.
Deux soupapes de sécurité étaient cependant prévues pour prévenir des abus. d’une part, ceux qui restaient pauvres méritaient d’être aidés par les autres ; et on invoquait le thème du superflu. d’autre part, ceux qui réussissaient étaient invités non seulement à être généreux et à faire l’aumône, mais à préférer, dans leur action, le bien commun à leur bien particulier.
Somme toute, les moralistes prenaient leur parti de l’existence de la pauvreté. Ils tâchaient d’en adoucir les rigueurs, mais ils ne se demandaient guère dans quelle mesure la cause première de cette pauvreté ne devait pas être recherchée dans des injustices profondes, mais peu apparentes. (…)
Ainsi, l’idée d’examiner le coût social du niveau de vie auquel les nantis avaient accès n’était envisagée par personne. On n’explorait que timidement la corrélation existant entre la pauvreté des uns et la richesse des autres. »[19]
M. Schooyans met en évidence dans ce texte deux éléments qui me paraissent importants pour comprendre pourquoi l’aumône ne peut être une solution satisfaisante qu’aux yeux de ceux qui considèrent que la pauvreté est fatale et qui ne voient pas ou ne veulent pas voir le coût social de la richesse. Il a fallu malheureusement du temps pour que l’Église approfondisse sa réflexion.
En fait, ce que M. Schooyans décèle dans une certaine spiritualité au XVIIe s, vient de beaucoup plus loin pour le P. M.-D. Chenu[20].
La fréquentation de l’Évangile a donné, en principe, aux chrétiens tout ce qui était nécessaire pour réagir correctement devant les bouleversements de la révolution industrielle : attention à la pauvreté, souci de l’amour et de la justice, etc. , et effectivement, « ils se penchèrent toujours avec amour sur les déshérités et prêchèrent la noblesse du travail ; mais ils en restèrent à ce plan moral où les bonnes œuvres recouvrent le souci ontologique des réalités. »[21]
Ce constat nous ramène à la sévérité de M. Schooyans désignant ces bonnes œuvres comme des « feuilles de vigne ».[22]
M.-D. Chenu lui aussi dénonce une spiritualité trop confinée à l’intérieur. Or, quand, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, (on) aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité »[23]. C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste. Une fois de plus, qui veut faire l’ange fait la bête, certes, mais, plus profondément, on constate que cette spiritualité trop intérieure a pris un jour le pas sur une spiritualité « cosmique »[24] qu’on redécouvre seulement au XXe siècle.
Tout est lié, en définitive, pour M.-D. Chenu à la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et, ajouterait un philosophe, à la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit.
Pour rester sur le terrain de la théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne.[25]
Quelques mots d’explication sont nécessaires.
Pour saint Augustin, comme dans toute la tradition catholique, « la nature de l’homme a été créée originellement sans péché et sans aucun vice ; mais la nature présente de l’homme, par laquelle chacun naît d’Adam, a déjà besoin du médecin, car elle n’est pas en bonne santé »[26]. Reste à savoir l’ampleur de la maladie ou le degré de corruption de la nature humaine. J.-Y. Lacoste[27] souligne que saint Augustin parle « tantôt d’un asservissement de l’homme aux mauvaises habitudes, tantôt d’un affaiblissement du libre arbitre, tantôt de sa disparition totale » et que, « plus tard, dans le De correptione et gratia, il inclinera à défendre l’idée d’une perte radicale de liberté. » Pour Augustin, si l’homme est capable de bien par lui-même, l’incarnation et le sacrifice du Christ sont inutiles.
Par contre, la théologie scolastique informée par Aristote, défendra l’idée d’une nature douée d’autonomie et de consistance propre qui la rendent capable de recevoir la grâce. Saint Thomas écrira : si « aucune nature créée n’est le principe suffisant d’un acte qui mérite la vie éternelle, à moins qu’un don surnaturel (qu’on appelle la grâce) ne lui soit ajouté »[28], l’homme, sans jamais obliger Dieu, bien sûr, est capable d’actes relativement méritoires. « Il est manifeste, explique saint Thomas, qu’entre Dieu et l’homme règne la plus grande inégalité ; l’infini les sépare ; de plus dans sa totalité le bien de l’homme vient de Dieu. Par conséquent de l’homme à Dieu il ne saurait être question de rapports de justice comportant une égalité absolue, il y a seulement une justice proportionnelle ; l’un et l’autre opérant selon son propre mode. Mais le mode et la mesure des capacités de l’homme lui viennent de Dieu. C’est pourquoi il ne peut y avoir de mérite pour l’homme auprès de Dieu que parce qu’il y a à la base un ordre préalablement établi par Dieu, de telle sorte que l’homme par son action obtienne de Dieu, à titre de rétribution, les biens en vue desquels Dieu lui a accordé ce pouvoir d’agir. C’est ainsi que les êtres de la nature parviennent par leurs mouvements et leurs opérations propres au but auquel Dieu les a ordonnés. Il y a cependant cette différence que la créature raisonnable se porte d’elle-même à l’action par son libre arbitre, ce qui confère à son action le caractère méritoire, qui n’appartient pas aux mouvements des autres créatures ».[29] Le mérite est une question de justice mais « nous ne pouvons en justice avoir sur Dieu des droits comme si nous étions ses égaux et si nous ne lui devions rien ». L’ordre établi par Dieu « veut que nous obtenions par nos propres opérations, et comme une récompense, la fin surnaturelle en vue de laquelle il nous a pourvus des facultés naturelles et surnaturelles nécessaires. Dès lors, cette ordination divine sera le premier fondement de nos mérites. C’est elle qui les rend possibles ; mais précisément parce qu’elle donne à notre libre arbitre, surnaturalisé par la grâce, de pouvoir être cause de mérite devant Dieu et il n’y aura mérite que s’il y a un acte libre de notre part. Sans doute notre libre arbitre n’en sera que la cause seconde ; cependant ce pouvoir que Dieu lui a conféré en vue du mérite est un pouvoir réel, puisque, et ceci est essentiel dans la question qui nous occupe, saint Thomas a toujours enseigné que la cause seconde possède, suivant son mode, une efficacité réelle. Voilà pourquoi tout en ayant leur raison première ou leur cause première dans l’ordination divine, nos mérites sont pourtant vraiment nôtres et ont devant Dieu une valeur réelle. »[30]
Nous sommes avec Dieu dans une relation de collaboration, comme dit le Catéchisme[31] qui précise, en citant saint Augustin lui-même, que Dieu « commence en faisant en sorte, par son opération, que nous voulions ; Il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà convertis. »[32] « Certes nous travaillons nous aussi, mais nous ne faisons que travailler avec Dieu qui travaille. Car sa miséricorde nous a devancés pour que nous soyons guéris, car elle nous suit encore pour qu’une fois guéris, nous soyons vivifiés ; elle nous devance pour que nous soyons appelés, elle nous suit pour que nous soyons glorifiés ; elle nous devance pour que nous vivions selon la piété, elle nous suit pour que nous vivions à jamais avec Dieu, car sans Lui nous ne pouvons rien faire ».[33]
On peut vraiment parler de collaboration dans la mesure où « la libre initiative de Dieu réclame la libre réponse de l’homme, car Dieu a créé l’homme à son image en lui conférant, avec la liberté, le pouvoir de Le connaître et de L’aimer. L’âme’ n’entre que librement dans la communion de l’amour. Dieu touche immédiatement et meut directement le cœur de l’homme. Il a placé en l’homme une aspiration à la vérité et au bien que Lui seul peut combler. »[34]
Entre saint Thomas et le Catéchisme, ou plus exactement entre saint Thomas et le concile Vatican II[35] qui consacre une redécouverte des justes rapports entre nature et grâce (avec une courte parenthèse lors du concile de Trente), c’est une interprétation augustinienne, pessimiste, qui, sans aller toujours jusqu’aux extrêmes, a dominé, interprétation qui subsiste aujourd’hui chez les protestants pour qui la nature est radicalement corrompue de sorte que le salut n’est assuré que par la grâce de Dieu.
Par ailleurs, on constate, en philosophie, une situation parallèle. Après la synthèse thomiste, des courants séparés vont s’attacher soit à l’esprit, au sujet, soit au corps, à la nature, à l’objet. On se souvient que, pour G. Siewerth, cette dislocation était le signe de la « modernité » : « Les temps modernes, écrivait-il, ont aboli l’unité essentielle entre l’homme et la nature »[36]. On sait aussi que, tout en se détachant de son ancien professeur, Siewerth rendra grâce à Martin Heidegger[37] d’avoir repensé l’homme comme « être dans le monde », mettant un terme au divorce prononcé depuis 6 siècles.
Pour le P. H. de Lubac[38], dans sa « Petite catéchèse sur la « nature » et la « grâce » »[39], note que c’est le philosophe Maurice Blondel[40] qui a rappelé la « distinction et cependant solidarité et causalité réciproque des « ordres « (…) »[41], mais il confirme la conception thomiste.
Il ressort de cette conception consacrée par le concile Vatican II et entérinée dans le Catéchisme que si la grâce est absolument nécessaire au salut, elle « ne se répand dans les groupes humains comme dans les individus, qu’en reconstituant le tissu de nature où elle doit s’insérer »[42]. La « nature » n’est pas sans valeur : l’Église ne proclame-t-elle pas la valeur de la raison contre le fidéisme et l’autonomie du pouvoir politique contre la théocratie ? Dans cet esprit, et puisque l’homme est corps et âme, il n’est pas illogique de penser, écrit M.-D. Chenu, que « les conditions économiques engagent la destinée des activités spirituelles de l’homme ».[43] En tout cas, le donné économique, avec ses spécificités, doit prendre place dans la vison globale de la vie chrétienne. Et c’est à partir de cette vision globale, de l’homme à l’image de Dieu, homo faber et homo sapiens, l’homo faber n’étant pas « extérieur » à l’homo sapiens[44], pas plus qu’à l’homo religiosus[45], que pourra s’élaborer une théologie du travail, comme nous le verrons plus loin.[46]
A la lumière de ce bref aperçu théologique, on peut affirmer que la pauvreté n’est pas un problème marginal, un épiphénomène, un accident inévitable de la croissance : c’est un problème fondamental car il atteint tout l’homme et tous les hommes. Un chrétien ne peut accepter c’e qu’on a appelé le darwinisme social inspiré de Malthus où l’on considère que les pauvres sont naturellement faibles et qu’ils sont tout aussi naturellement éliminés par les plus forts.[1] Il n’y a pas non plus à diviser les pauvres en bons et mauvais, comme on l’a fait parfois : les bons qui vont à la messe et les mauvais qui votent socialiste. Le marxisme lui-même a érigé cette tentation en principe : il a pris le parti du prolétariat mais s’est méfié du lumpenprolétariat[2] prêt à se rallier aux forces réactionnaires.
La pauvreté ne se définit pas non plus simplement par le manque de pain ou de travail[3] ou de capacités physiques, intellectuelles, psychologiques. Un manque entraîne d’autres manques. Cette description de la pauvreté bâtie à partir des réalités sociales du XIXe siècle reste valable aujourd’hui et nous montre les résonances d’une indigence matérielle : « Le quart-monde dans les pays riches rassemble des populations dominées qui manquent du minimum vital et du minimum en général compte tenu des usages sociaux, qui ont des comportements marginaux et se trouvent exclues par l’absence de travail, par la difficulté de communiquer, par le sentiment de perte de dignité, et d’humiliation par leurs comportements mêmes. Privées souvent de liens contractuels, elles se heurtent à des phénomènes de blocages permanents tels, qu’elles ont les plus grandes difficultés pour s’intégrer, voire seulement pour s’insérer socialement ».[4]
Il serait étonnant que l’indigence matérielle, pour ne parler que d’elle, n’ait pas d’incidences spirituelles. P. Scolas pose cette question qui est, en fait, une affirmation : « La lutte résolue pour un vrai bien-être matériel ne va-t-elle pas nécessairement de pair avec l’ouverture vers d’autres biens aussi vitaux ? »[5]
Par ailleurs, la pauvreté est un mal commun. La pauvreté n’est pas seulement un mal qui atteint une personne ou une catégorie de personnes, un mal auquel une autre personne ou un autre groupe de personnes peut apporter soulagement à défaut de guérison, la pauvreté est un mal social, une atteinte au bien commun. Le pauvre est celui qui ne peut partiellement ou totalement travailler à l’accroissement du bien commun, qui ne peut en recevoir tous les bienfaits ou certains d’entre eux mais qui, par sa défection, prive l’ensemble de la société du fruit de sa participation. Quand donc une société, corps intermédiaire ou état, lutte contre toutes les formes possibles de pauvreté, elle agit dans l’intérêt des personnes concernées, évidemment, mais aussi de l’ensemble des citoyens.
A la limite, on peut même contester la division sociale riches-pauvres et envisager, comme le faisait Paul VI, « un monde plus humain pour tous, où tous ont à donner et à recevoir ».[6]
Tout ceci nous montre, si besoin était encore, la nécessité, au cœur de la charité, de garder le souci prioritaire, mais non exclusif, de la justice sociale, pour le bien des personnes et des sociétés.
Comme nous l’avons vu précédemment, la justice sociale est un concept « englobant », pourrait-on dire, puisqu’elle « veille, chez les gouvernants mais aussi en tous les lieux de décision de l’organisme social et jusque chez les membres particuliers, au développement des ressources sociales, à leur harmonieuse répartition entre les catégories sociales par leurs lois, institutions et initiatives convenables, ainsi qu’à la distribution des rôles, empruntant tour à tour ses normes à la justice générale, à la justice distributive et à la justice commutative, selon les situations diverses qu’elle régit.
Ainsi la justice sociale nous semble avoir deux objets qui ne peuvent se ramener à l’unité : d’une part, l’abolition des disparités entre classes, secteurs et peuples ; d’autre part, la croissance des ressources globales de la société : en bref, la répartition sociale et la croissance économique. »[7]
Si les réponses ne sont pas évidentes, les questions à résoudre sont claires : comment assurer avec justice la « croissance économique » et la « répartition sociale » ou, plus exactement, comme le dit l’auteur, la « distribution des rôles », le « développement des ressources sociales », « globales » et leur « harmonieuse répartition » pour que s’abolissent les disparités ?
Quelles sont donc précisément les conditions de l’établissement et de la croissance de la justice sociale ainsi définie ?
Elles sont nombreuses et d’ordres divers. Elles sont, nous allons le voir encore à travers les chapitres qui suivent, culturelles, philosophiques, spirituelles, morales, juridiques, politiques, structurelles. La justice sociale est ordonnée, ne l’oublions pas, au bien commun. En tant que justice, elle résume tous les devoirs sociaux[8] et, vu leur diversité, « il n’est pas interdit de penser que les principes de la justice puissent varier d’après les domaines et les objets auxquels ils s’appliquent »[9]
Mais la justice sociale ne s’installe pas spontanément, elle ne peut être imposée. Elle doit se construire et s’organiser avec la collaboration de tous les acteurs sociaux, économiques et politiques. La variété des conditions le réclame. La réalisation du bien commun aussi. Trop souvent, on attribue à l’État le rôle essentiel en la matière. Et il est vrai que l’établissement d’une législation sociale est capital. Mais, au fil du temps, le rôle social de l’État s’est considérablement élargi. « d’abord ont été introduites timidement et assez tard dans le dix-neuvième siècle des lois de protection sociale ; cette protection s’est étendue à partir de 1919 et elle continue depuis de le faire. Ensuite, à partir des années trente, l’État prend des responsabilités, non seulement comme protecteur des faibles, mais comme leader principal des décisions économiques et sociales. Après la guerre de trente-neuf à quarante-cinq enfin, l’extension de la sécurité sociale et la création d’autres systèmes de redistribution des revenus dans un but de réduction des inégalités, ont rendu plus large encore l’emprise de l’État. » Suite à ce tableau qu’il brosse rapidement, Marc Van De Putte[10] soulève deux probl_mes majeurs : d’une part les finances publiques ont de plus en plus de difficultés pour assumer leurs responsabilités et la loi, d’autre part, tend à régir de plus en plus de champs d’activités. Autrement dit, la dette tend à s’accroître et la liberté à diminuer.
Nous verrons que cette situation dramatique où s’enlisent bien des États modernes tentés de sacrifier des engagements sociaux pour échapper à l’étouffement, peut être évitée dans la mesure où l’on cesse de penser la réalisation de la justice sociale uniquement dans le chef des pouvoirs publics et uniquement selon des modalités financières.
La justice sociale, en tout cas, nous allons en voir quelques conditions pratiques réclame un autre regard sur l’économie. Va-t-elle être, selon l’heureuse expression d’un auteur, une économie du « bien-être » ou du « plus-avoir » ?[11]
L’exigence évangélique était déjà difficile à vivre dans le monde relativement stable de jadis. Mais aujourd’hui, « le progrès scientifique et technique fait, en raison des déséquilibres qu’il entraîne dans le monde, une question de vie ou de mort d’une économie qui ne soit plus celle du profit mais des besoins des hommes « au niveau de leur vraie dignité », d’une économie « de participation » et « de don » ; ce n’est que dans une telle économie que l’on pourrait penser normalement la pauvreté.[12] Et encore le problème est-il beaucoup plus qu’économique. Ce qui est en cause, c’est toute une mentalité que suscite la technique, avec ses harmoniques éthiques spontanées. »[13]
« L’Évangile nous dresse contre une certaine « économie d’abondance », comme on dit aujourd’hui, qui est la perversion du développement économique lui-même, comme on peut le voir dans la détresse présente des hommes. Aussi l’enrichissement du monde n’est-il légitime que si, d’abord, en justice, il nourrit et libère les pauvres, nations et individus. »[14]
Le 2 juillet 1980, le pape Jean-Paul II visitait la favela[1] ‘Vidigal » à Rio de Janeiro où vivent des milliers de pauvres. Il leur a adressé un discours particulièrement intéressant[2].
Il rappelle que l’Église qui, « dans le monde entier veut être l’Église des pauvres » n’est autre que l’Église universelle : « ce n’est pas l’Église d’une classe ou d’une seule caste ». Elle parle à l’homme, « à chaque homme et à tous. En même temps, elle parle aux sociétés, aux sociétés dans leur globalité et aux diverses couches sociales, aux divers groupes et professions. Elle parle également aux systèmes et aux structures sociales, socio-économiques et socio-politiques. »
Que dit l’Église ? « Faites tout, vous particulièrement qui avez un pouvoir de décision. Vous de qui dépend la situation du monde, faites tout pour que la vie de chaque homme, sur votre terre, devienne plus humaine, plus digne de l’homme !
Faites tout pour que disparaisse, au moins progressivement, cet abîme qui sépare les « excessivement riches », peu nombreux, des grandes multitudes de pauvres, de ceux qui vivent dans la misère. Faites tout pour que cet abîme n’augmente pas mais diminue, pour que l’on tende à une égalité sociale. Enfin que la répartition injuste des biens cède la place à une répartition plus juste.
Faites-le en considération de chaque homme qui est votre prochain et votre concitoyen. Faites-le en considération du bien commun de tous. Et faites-le en considération de vous-mêmes. Seule a une raison d’être la société socialement juste, qui s’efforce d’être toujours plus juste. Seule une telle société a devant elle un avenir. La société qui n’est pas socialement juste et n’ambitionne pas de devenir telle met en danger son avenir. »
Où ce discours s’enracine-t-il sinon dans la première Béatitude: « Bienheureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux »[3] ?
« Les pauvres de cœur sont ceux qui sont les plus ouverts à Dieu et aux « merveilles de Dieu » (Ac 2, 11). Pauvres parce que prêts à accepter sans cesse ce don d’en haut qui provient de Dieu lui-même. Pauvres de cœur - ceux qui vivent dans la conscience d’avoir tout reçu des mains de Dieu comme un don gratuit, et qui apprécient chaque bien reçu. » Et parce qu’ils sont ouverts à Dieu, ces cœurs sont, « par cela même, plus ouverts aux hommes. Ils sont prêts à apporter une aide efficace ».
Même si Jean-Paul II, au cœur de cette favela, salue particulièrement la miséricorde, la générosité et la magnanimité de nombre de ses interlocuteurs, il est clair que l’ouverture à Dieu et aux hommes n’est pas l’apanage d’un groupe sociologique. A ces pauvres de cœur, ouverts à Dieu et aux hommes, s’opposent ceux qui sont « fermés à Dieu et aux hommes, sans miséricorde », ceux que l’Écriture appelle « riches », les « malheureux »[4].
Tous les hommes, quelle que soit leur situation, doivent avoir l’ouverture de cœur évoquée.
Aux miséreux, le pape rappelle qu’ »il est nécessaire de faire tout ce qui est permis pour assurer, à soi-même et aux siens, tout ce qui est nécessaire à la vie et à la subsistance » et de rester dignes, magnanimes, ouverts et disponibles.
Aux riches, il demande de n’être pas « aveuglés par l’égoïsme et la satisfaction de leurs propres désirs » (…) : « Si tu as beaucoup, s’écrie Jean-Paul II, si tu as tellement, rappelle-toi que tu dois donner beaucoup, qu’il y a tant de choses à donner. Et tu dois penser à la façon de donner ; à la façon d’organiser toute la vie socio-économique et chacun de ses secteurs afin que cette vie tende à l’égalité entre les hommes et non pas à un abîme entre eux.
Si tu connais beaucoup de choses et que tu sois placé en haut de la hiérarchie sociale, tu ne dois pas oublier une seule seconde que, plus on est élevé, plus on doit servir ! Servir les autres. Autrement tu courras le danger de t’éloigner toi-même ainsi que ta vie du champ des Béatitudes et en particulier de la première d’entre elles : « Bienheureux les pauvres de cœur ». Ils sont « pauvres de cœur » les « riches » aussi qui, à la mesure de leur propre richesse, ne cessent de « se donner eux-mêmes » et de « servir les autres ». »
Texte important car il montre bien que nous sommes tous concernés par le problème de la pauvreté non seulement parce qu’elle est un manque de bien commun mais aussi parce que nous sommes tous à la fois pauvres et riches par rapport aux autres. Pas de société donc sans solidarité, sans ajustement de nos complémentarités, bannissant toute dialectique primaire entre riches et pauvres.
Texte important aussi parce qu’il insiste sur l’organisation indispensable à tous les échelons de la société pour faire reculer les pauvretés.
Texte important enfin parce qu’il montre précisément vers quoi toute société doit tendre : l’égalité. Alors que Léon XIII insistait, contre les socialistes sur l’inéluctable inégalité, l’accent s’est ici nettement déplacé. Il n’y a pas là contradiction si l’on se donne la peine de relire ce qu’en dit Rerum novarum : « Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes. Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes ; différences d’intelligence, de talent, de santé, de force ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions. Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert dans son organisation des aptitudes variées et des fonctions diverses, et le meilleur stimulant _ assumer ces fonctions est, pour les hommes, la différence de leurs conditions respectives. »[5]
Juste avant ce passage, le Saint Père précisait que l’Église « veut et désire ardemment que toutes les classes mettent en commun leurs lumières et leurs forces, pour donner à la question ouvrière la meilleure solution possible ».[6]
L’appel à la solidarité par la collaboration des différences inéluctables est donc clair. Cela ne signifie pas que la société doit se figer dans sa hiérarchisation actuelle, économique, sociale, politique. Ce que le Pape refuse comme utopique et dangereux, c’est l’égalitarisme qui voudrait faire fi des différences et qui tuerait la solidarité.
Il y a, en fait, deux formes d’excès, d’aliénations, à combattre, celle de la pauvreté et celle de la richesse. L’appel à l’égalité se justifie à travers cette prière de l’ancienne alliance:
« J’implore de toi deux choses,
ne les refuse pas avant que je meure :
(…) Ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain,
de crainte que, comblé, je ne me détourne
et ne dise : « Qui est le Seigneur ? »
Ou encore, qu’indigent, je ne vole
et ne profane le nom de mon Dieu. »[7]
Par ailleurs, le système démocratique que Léon XIII a demandé avec insistance de ne pas rejeter sans examen, doit pour survivre, nous en reparlerons, s’accompagner d’une démocratie économique et culturelle qui n’a rien à voir, si on la définit correctement, avec un quelconque système marxiste ou marxisant.
Nous allons précisément voir que des inégalités, des différences artificielles et condamnables, naissent lorsqu’on oublie de donner, en toute circonstance, la primauté à la dignité de la personne, à l’égale dignité de toute personne qui travaille, sur les choses, sur l’outil comme sur le capital quelle que soit sa forme : terre, biens mobiliers, immobiliers, argent ; lorsque l’État aussi oublie qu’il est le gardien de cette dignité éminente.
Nous venons d’évoquer la responsabilité de l’État. Elle est grande, nous le verrons mais il serait erroné, vu tout ce qui a été dit précédemment, de ne compter que sur son action. A plusieurs reprises il a été dit que tous les acteurs sociaux doivent se mobiliser en faveur du bien commun et donc dans la lutte contre les pauvretés, tous les citoyens organisés ou non.
Les pauvretés sont multiformes et touchent, selon des modalités diverses, tous les individus. Même l’individu improbable qui serait doué des meilleures qualités physiques et intellectuelles, héritier de grands biens, béni dans ses amitiés et ses amours et dont la vie serait d’une paix égale, sera confronté à l’appauvrissement de la vieillesse et de la mort.
L’accroissement du bien commun et le recul des manques est fondamentalement l’œuvre de la solidarité qu’il n’est pas inutile de redéfinir ici. Elle n’est « pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir (…). Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec l’aide de la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[1]
C’est dire qu’à la racine de la charité, au sens étroit du terme, et de la justice sociale, il doit y avoir nécessairement une conscience formée, convertie dans la liberté, bien sûr.
Très concrètement, pour prendre un exemple, en 1996, l’Église du Hainaut s’est mobilisée « avec les pauvres, contre la pauvreté »[2] ; Devant la croissance de la pauvreté dans le diocèse, qui se manifeste par la précarité de plus en plus grande des moyens d’existence, la décomposition du lien social et l’accentuation des carences éducatives, culturelle et spirituelles toute l’Église du Hainaut décide de se mobiliser. Sont énumérées, toute une série d’initiatives d’accompagnement, d’aide d’urgence au sein d’associations, de mouvements, et d’œuvres diverses, pluralistes parfois et, parfois aussi, en collaboration avec les services sociaux officiel, pour apporter une aide ponctuelle, organiser une campagne d’action et de sensibilisation, visiter des lieux de détresse, accueillir les exclus et les solitaires, rendre des services éducatifs ou administratifs. Un appel est lancé aussi au renouvellement de la vie spirituelle et à l’évangélisation pour rendre l’espérance et la paix à tous les blessés de la vie.
Dans ce programme, tous les chrétiens sont invités à s’inscrire personnellement et ils le peuvent souvent immédiatement forts de leur zèle, de leur dévouement et de leur foi. Toutefois, l’invitation à l’action ne s’arrête pas là, à cette « charité ». Très lucidement, appel est lancé à l’engagement syndical et politique pour une fiscalité plus juste, un renforcement de la sécurité sociale, une modification des processus socio-économiques et culturels, la démocratisation de l’école ou une politique culturelle authentique dans les media et les vecteurs éducatifs car, dit le texte, « sans développement culturel, la lutte contre la pauvreté est réduite à une assistance sans lendemain ».
Nous reviendrons dans le dernier tome sur l’ »action politique » globale suggérée ici. Pour l’instant, nous allons étudier quels changements culturels et structurels sont indispensables à l’établissement d’une justice sociale et économique, étant bien entendu, ne l’oublions pas, que, vu sa volonté de promotion humaine intégrale, l’Église ne peut considérer qu’un programme de développement socio-économique suffirait ni accepter que le problème de la pauvreté soit laissé aux « spécialistes » de la politique sociale et économique.[3]
« Pendant six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage… »[1]
Dans quelque domaine que ce soit, le facteur humain est primordial. C’est pourquoi, dans la mise en œuvre de la justice sociale, nous avons commencé par en établir les conditions morales. Sans une réforme personnelle, sans une conversion à l’esprit de pauvreté qui est ouverture à Dieu et aux autres, toute construction sociale et économique, aussi séduisante soit-elle, en théorie, aussi ajustée soit-elle à la raison, sera vaine ou, pour se maintenir, substituera la coercition au libre et généreux souci du bien commun.
Il s’agit, en économie, comme en politique, de respecter d’abord et avant tout la dignité de la personne considérée dans son intégralité et non réduite à ses fonctions productrices et consommatrices. Et nous avons vu qu’ : « en matière économique, le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance, pour modérer l’attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de justice, pour préserver les droits du prochain et de lui accorder ce qui lui est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d’or et selon la libéralité du Seigneur qui « de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (2 Co 8, 9) ».[2]
Le respect de la dignité humaine est valable dans toutes les circonstances. Or, derrière la charrue, le marteau, le clavier ou le bâton de craie, il y a toujours un homme et donc il n’y aura jamais de vraie justice sociale si le travail et le travailleur ne sont pas estimés à leur juste valeur.
Surgit immédiatement une difficulté car, à toutes les époques de l’histoire de l’humanité, le travail nous révèle son ambivalence. Il a toujours été considéré, en même temps comme une joie et une peine, un bienfait et une souffrance. Il a été, à la fois, honoré et maudit. En effet, il assure à l’homme sa subsistance matérielle, la richesse même, ainsi que d’autres biens, comme une certaine indépendance, le plaisir de la création, de l’œuvre heureusement accomplie, l’admiration, etc. Le travail est aussi à la source du progrès de la société et de la civilisation. Mais tout cela ne se gagne pas sans effort, sans privation de certains plaisirs, sans douleur parfois[1].
L’histoire nous montre aussi d’incessantes hiérarchisations dans le monde du travail. Suivant les époques, les classes sociales, certains genres de travaux ont été discrédités ou exaltés. On ne compte plus les querelles, parfois violentes, entre agriculteurs et éleveurs, intellectuels et manuels, artisans et marchands, travailleurs libres et travailleurs salariés, fonctionnaires et paysans, etc. Même entre divers métiers d’une même catégorie, des classements se sont établis selon des critères variés et changeants. Parfois c’est le travail lucratif qui est méprisé et parfois le travail non rémunéré.
Or, l’histoire semble montrer qu’ »il y a invention, découverte, croissance économique et progrès social lorsque le labeur, autant de la main que de l’esprit, est honoré, mais la ruine est proche lorsque le travailleur est méprisé. »[2] Encore faut-il que cet honneur également accordé aux différents types de travail soit justement mesuré, qu’il ne soit évidemment entaché d’aucun mépris mais qu’il ne soit pas non plus exalté exagérément. Le travail a son importance vitale, personnelle, sociale, spirituelle mais il n’est pas le tout de l’existence.
En définitive, si, au départ, l’estime du travail dépend de la nécessité, elle est surtout tributaire de la conception qu’on s’en fait[3].
Regardons cela de plus près.
Dans la Grèce archaïque, comme dans la plupart des sociétés anciennes, le travail dont le caractère pénible est universellement reconnu, est néanmoins honoré. d’ailleurs, les dieux travaillent. Héphaïstos forge, Héraclès garde des troupeaux, Poséidon et Apollon participent à la construction du mur de Troie. De plus, Déméter, déesse de la terre cultivée, et Artémis, déesse de la chasse semblent confirmer l’opinion de P. Jaccard[1] qui affirme que « dans une civilisation où le travail est honoré, la femme est toujours l’objet d’une attentive considération » et qu’ »inversement, on peut affirmer aussi que là où la femme est respectée, le travail l’est également ». Ainsi et mieux encore, Athéna, fille de Zeus, « égale à son père en force et en prudente sagesse »[2] « apprend aux hommes à dompter les forces sauvages, à apprivoiser la nature, à se rendre maîtres des éléments. Elle est à l’origine de toutes les techniques : elle apprend le filage et le tissage à Pandore[3] et aux femmes de Phéacie[4]. Les forgerons l’invoquent. Elle dresse les chevaux et invente le char. C’est elle qui procure à Bellérophon le mors, instrument nécessaire pour dompter Pégase[5]. Elle préside aux travaux des bois et invente le premier navire avec Danaos[6]. Et c’est Athéna elle-même qui va sur la montagne du Pélion abattre les arbres à la hache pour la construction du navire des Argonautes[7]. Car elle veut apprendre aux hommes que c’est « la mêtis, c’est-à-dire l’intelligence et non la force, qui fait le bon bûcheron »[8] ».[9] Les héros et les princes ne sont pas en reste : Prométhée qu’Eschyle célèbre, apprend aux hommes « des arts sans nombre »[10] et Ulysse qui sait faucher et charruer, a construit sa chambre nuptiale et explique avec force détails techniques comment il a construit son lit[11]. Hésiode fait, avec réalisme et sans naïveté, l’éloge du travail dans Les Travaux et les Jours[12] et Sophocle, à l’autre bout de la grande histoire grecque, dit son admiration pour l’humanité inventive et laborieuse[13].
Mais on sait que les philosophes eurent, en général, une opinion négative vis-à-vis du travail manuel. Sentiment de supériorité relativement classique de l’intellectuel ? Pas seulement. Plusieurs auteurs font remarquer que la généralisation de l’esclavage qui apporte une main-d’œuvre abondante et qui avilit la condition du travailleur dont le rendement, du fait de la servilité, est plus faible, a dû avoir un effet négatif sur l’opinion et a rendu inutile le progrès technique.[14]
On ne peut négliger non plus, surtout chez les philosophes, l’influence de théories orientales comme le taoïsme et le bouddhisme indien.
Le taoïsme loue le travail agricole mais considère la technique comme impure car elle risque d’absorber l’homme dans le travail.
Le bouddhisme indien, de son côté, considère le travail comme foncièrement pernicieux et non comme un devoir honorable. Il faut éteindre les passions, réduire donc l’existence qui peut être une source de douleur[15]. A cette vision s’ajoute le système indien des castes qui a cloisonné et hiérarchisé les activités dont certaines ne sont plus que des formes d’esclavage.
Cette intrusion orientale dans la pensée grecque, sensible chez Platon surtout[16], mais aussi chez Xénophon[17] et Aristote[18], expliquerait pourquoi ils ont dénaturé le mythe de Prométhée présenté désormais non plus comme un bienfaiteur de l’humanité mais comme un dangereux orgueilleux. Le mépris des intellectuels pour la technique expliquerait aussi pourquoi toute une série de découvertes n’ont été utilisées qu’exceptionnellement. Les ingénieurs grecs avaient à maintes reprises montré leur savoir-faire : machines de guerre, élévateurs, tunnels, transport de bateaux, détournement de fleuve, horloge à eau, vis et écrou, machine à vapeur, moulin à eau pour l’irrigation et la meunerie sont restés trop souvent au stade théorique ou ont trouvé de rares et très limitées applications.
A Rome, il en fut de même. Les techniques qu’ont prête aux Romains venaient des Etrusques, eux-mêmes tributaires des Crétois mais les Géorgiques[19] nous montrent que le paysan romain utilisait un outillage qui n’était pas plus performant que celui décrit par Hésiode sept siècles auparavant et Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle nous apprend que si, en Gaule, on utilisait des charrues plus perfectionnées qu’en Italie, ces nouveaux outils furent peu utilisés par les Romains.
De nouveau, les intellectuels, tel Sénèque, considèrent comme vulgaire le travail manuel. Cicéron fait, par exemple, cette recommandation à son fils Marcus qui étudia la philosophie à Athènes : « Voici comment on distingue entre les professions et les diverses manières de faire du gain, celles qui sont libérales et celles qui sont sordides. d’abord, on méprise tout profit odieux : tel est celui des exacteurs, des usuriers. Ensuite, on regarde comme ignobles et méprisables les gains des mercenaires et de tous ceux dont ce sont les travaux, et non les talents, qui sont payés. Car pour ceux-là, leur salaire est le prix d’une servitude. On doit aussi faire peu de cas des revendeurs en détail ; leurs bénéfices se fondent sur le mensonge. Or, la fausseté est ce qu’il y a de plus bas au monde. Tous les artisans sont engagés dans des occupations sordides : une boutique n’a rien qui puisse convenir à un homme libre. Les métiers qui méritent le moins d’estime sont ceux qui servent les plaisirs du corps : tels sont, suivant Térence : poissonniers, bouchers, cuisiniers, charcutiers et pêcheurs. Mettez si vous voulez, avec eux, les parfumeurs, les baladins et tout ce qui vit des jeux de hasard. Par contre, l’exercice des professions suivantes, dont la société retire beaucoup d’avantages, comme la médecine, l’architecture, l’enseignement des arts libéraux, est honorable pour ceux au rang de qui elles conviennent. Méprisons le commerce s’il se fait en petit ; mais s’il est important et copieux, s’il fait circuler les marchandises de tous côtés, et s’il se fait sans fraude, il ne doit plus être réprouvé. Si le négociant, content de sa fortune plutôt qu’insatiable, se retire du port dans ses terres, comme auparavant il s’était retiré de la mer dans le port, il a des droits incontestables à notre estime. Mais de tous les moyens d’acquérir, l’agriculture est le meilleur, le plus fécond, le plus doux, le plus digne d’un homme libre. Je l’ai vantée suffisamment dans mon livre de Caton l’Ancien : c’est là que vous pourrez trouver le complément de ce chapitre. »[20]
Par contre, on trouve chez Virgile l’éloge littéraire classique de l’agriculture : « O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricoles ! » (« O trop fortunés, s’ils connaissaient leurs biens, les cultivateurs ?)[21]. Conscient des difficultés mais aussi du bien-être qu’apporte cette vie, il écrit: « Le Père des dieux[22] lui-même a voulu rendre la culture des champs difficile, et c’est lui qui le premier a fait un art de remuer la terre, en aiguisant par les soucis les cœurs des mortels et en ne souffrant pas que son empire s’engourdît dans une triste indolence. Avant Jupiter[23], point de colon qui domptât les guérets ; il n’était même pas permis de borner ou de partager les champs par une bordure : les récoltes étaient mises en commun, et la terre produisait tout d’elle-même, librement, sans contrainte. C’est lui qui donna leur pernicieux virus aux noirs serpents, qui commanda aux loups de vivre de rapines, à la mer de se soulever ; qui fit tomber le miel des feuilles, cacha le feu et arrêta les ruisseaux de vin qui couraient çà et là : son but était, en exerçant le besoin, de créer peu à peu les différents arts, de faire chercher dans les sillons l’herbe du blé et jaillir du sein du caillou le feu qu’il recèle. Alors, pour la première fois, les fleuves sentirent les troncs creusés des aunes[24] ; alors le nocher dénombra et nomma les étoiles : les Pléiades, les Hyades et la claire Arctos, fille de Lycaon[25]. Alors on imagina de prendre aux lacs les bêtes sauvages, de tromper les oiseaux avec de la glu et d’entourer d’une meute les profondeurs des bois. L’un fouette déjà de l’épervier[26] le large fleuve, dont il gagne les eaux hautes ; l’autre traîne sur la mer ses chaluts humides. Alors on connaît le durcissement du fer et la lame de la scie aigüe (car les premiers hommes fendaient le bois avec des coins) ; alors vinrent les différents arts. Tous les obstacles furent vaincus par un travail acharné et par le besoin pressant en de dures circonstances. »[27]
d’autres, plus tard, comme Marc-Aurèle ou Epictète loueront, plus généralement, le travail des mains. Et l’idée germera d’une égale dignité des hommes. Même si certaines tâches restent peu nobles, inférieures, elles ne peuvent porter préjudice à la grande fraternité humaine : « J’ai, appris avec plaisir, par ceux qui me viennent de toi, la familiarité dans laquelle tu vis avec tes esclaves. Voilà qui est digne de ta sagesse et de ton instruction. Sont-ce des esclaves ? Non. Mais des hommes. Des esclaves ? Non. Mais des compagnons de tente. Des esclaves ? Non. Mais d’humbles amis. Des esclaves ? Dis plutôt des frères en servitude, si tu réfléchis que la fortune a le même empire sur eux et sur toi. » En effet, « tu peux le voir libre comme il peut te voir esclave. Lors du désastre de Varus[28], bien des hommes de la plus haute naissance, qui passaient par l’armée pour arriver au rang sénatorial, furent ravalés par la fortune : de l’un elle fit un berger, de l’autre un gardien de cabane. Méprise ensuite un homme dont le sort peut devenir le tien, dans l’instant même où tu le méprises. Voici ma doctrine en deux mots : vis avec ton inférieur comme tu voudrais que ton supérieur vécut avec toi. »[29]
Bref, ce rapide survol nous montre qu’il ne faut pas, à l’instar de nombreux auteurs, considérer que les Anciens ont eu une « conception pessimiste » du travail[30]. Nous avons rencontré diverses conceptions qui peuvent s’affronter lorsque la société se différencie ou lorsque le travail est nécessaire pour les uns et superflu pour d’autres. Et encore peut-on préciser que, si certaines aristocraties à travers l’histoire, affichent un certain mépris pour le travail, il s’agit plus d’un mépris pour le travail lucratif que pour le travail en lui-même.[31]
Il présente, dans son ensemble, une vision positive du travail qui apparaît surtout comme un privilège et un bienfait. N’est-il pas écrit que « le Seigneur Dieu prit (…) l’homme et le plaça dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[1]. Après le péché de l’homme, Dieu maudira non pas le travail, mais le sol : « Maudit soit le sol à cause de toi »[2], c’est-à-dire les conditions du travail . Comme l’explique saint Thomas : « A l’homme, chargé du rôle de gagne-pain, la terre maudite opposa sa stérilité, ses épines et ses ronces, et imposa la labeur quotidien. »[3]
Le travail reste, malgré la peine désormais, un avantage, un bien et la paresse un mal. On peut lire, dans le livre des Proverbes[4], cette rude injonction : « Va voir la fourmi, paresseux ! Observe ses mœurs et deviens sage : elle qui n’a ni magistrat, ni surveillant ni chef, durant l’été elle assure sa provende et amasse, au temps de la moisson, sa nourriture. Jusques à quand, paresseux, resteras-tu couché ? Quand te lèveras-tu de ton sommeil ? Un peu dormir, un peu s’assoupir, un peu croiser les bras en s’allongeant, et, tel un rôdeur, viendra l’indigence, et la disette comme un mendiant. »
L’Ecclésiaste qui souligne tant la vanité des efforts humains, reconnaît cependant qu’ »il n’y a de bonheur pour l’homme que dans le manger et le boire et dans le bonheur qu’il trouve dans son travail, (…) cela aussi vient de la main de Dieu (…) »[5] ; « ’il n’y a rien de meilleur pour l’homme que de jouir du fruit de ses travaux »[6].
Le Siracide conseille : « Ne déteste point les besognes pénibles, ni le labeur de la terre, qui a été créé par le Très-Haut. »[7]
Le travail a donc été voulu par Dieu.
Reste, néanmoins, comme dans les autres cultures, l’acceptation de l’esclavage avec, toutefois, comme nous l’avons déjà vu précédemment, d’importants accommodements. Dans le Siracide, précisément, on lit: « A l’âne le picotin, le bâton et le faix ; à l’esclave le pain, la correction et la tâche. L’esclave ne travaille que si on le châtie, et n’aspire qu’au repos ; laisse-lui les mains inoccupées, et il cherchera la liberté. Le joug et la courroie font plier le cou le plus dur, le travail continuel rend l’esclave souple ; à l’esclave malveillant, la torture et les entraves ; fais-le travailler, qu’il ne reste pas oisif, car l’oisiveté enseigne bien des erreurs. Tiens-le au travail, car c’est ce qui lui convient. S’il n’obéit pas, réduis-le par les entraves ; mais ne commets pas d’excès envers qui que ce soit, et ne fais rien d’important sans y avoir réfléchi. Si ton esclave t’est fidèle, qu’il te soit cher comme toi-même ; traite-le comme un frère, parce que tu l’as acquis au prix de ton sang. »[8]
Reste aussi la classique hiérarchisation des tâches. Dans le Siracide, s’exprime ainsi le sentiment de supériorité de l’intellectuel : « La sagesse du scribe s’acquiert à la faveur du loisir ; celui qui s’agite peu deviendra sage. Quelle sagesse pourrait acquérir l’homme qui mène la charrue, qui met son point d’honneur à brandir son aiguillon, qui stimule les bœufs, les dirigeant au son de sa ritournelle, et qui converse avec les bouvillons ? Il est préoccupé de herser les sillons, il met un soin vigilant à engraisser des génisses. »[9] La suite du texte évoque les tâches du charpentier, de l’architecte, du graveur de cachets, du forgeron, du potier et conclut avec plus de nuance : « Tous ces artisans attendent tout de leurs mains ; chacun d’eux est sage en son métier. Sans eux tous, nulle ville ne serait bâtie, ni habitée, ni fréquentée ; mais ils n’entreront point dans l’assemblée, ils ne siégeront pas aux réunions des juges, ils n’auront pas l’intelligence des dispositions judiciaires, ils ne publieront ni l’instruction ni le droit, on ne les trouvera pas à l’étude des maximes. Mais ils maintiennent les choses de ce monde, leur prière se rapporte à l’exercice de leur art ; ils s’y appliquent, et étudient ensemble la loi du Très-Haut. »[10]
Avec le Nouveau Testament, le travail acquiert une plus grande dignité encore puisqu’il est pratiqué par le Fils de Dieu lui-même ! Jésus est un travailleur manuel, charpentier et fils de charpentier[11]. Aux premiers temps, beaucoup, comme Celse, se moquèrent de « ce dieu qui rabotait des planches »[12].
Par contre, Paul, fort de son expérience, va insister sur la nécessité, pour le serviteur de l’Évangile, de n’être à charge de personne et donc de travailler : « Vous vous rappelez, frères, nos labeurs et nos fatigues : à l’œuvre nuit et jour pour n’être à charge à aucun de vous, nous vous avons annoncé l’Évangile de Dieu. »[13]
« Mettez votre point d’honneur à vivre dans la sérénité, à vous occuper de vos propres affaires, à travailler de vos mains, comme nous vous l’avons recommandé. Aux yeux des gens du dehors, vous vous conduirez honorablement et vous ne serez à charge de personne ».[14]
« Frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, nous vous enjoignons de vous tenir à distance de tout frère vivant dans la paresse, sans observer la tradition que vous avez reçue de nous. Vous savez vous-mêmes ce que vous avez à faire pour nous imiter. Nous n’avons pas vécu parmi vous dans ce dérèglement ; nous n’avons pas mangé sans rétribution le pain de personne ; mais, nuit et jour, avec fatigue et avec peine, nous avons travaillé pour n’être à charge à personne d’entre vous. Nous en avions pourtant le droit, mais nous avons voulu vous donner en nous-mêmes un exemple à imiter. Aussi bien, lorsque nous étions parmi vous, nous vous disions formellement que, si quelqu’un ne veut pas travailler, il n’a pas non plus le droit de manger. Or nous apprenons qu’il y a des gens désordonnés parmi vous ; au lieu de travailler, ils s’occupent de futilités. Nous les invitons et nous les exhortons, au nom du Seigneur Jésus-Christ, à travailler paisiblement ; qu’ils mangent ainsi le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné. »[15].
Paul, tout en attribuant sa préférence « au travail manuel en tant que source de rétribution », affirme, en même temps, « le droit du travail intellectuel à une rémunération », droit qui, à travers les siècles et encore aujourd’hui sous certains aspects, ne sera guère reconnu.[16] Paul apparaît très en avance sur son temps par un autre aspect également : comme nous le verrons plus tard, il va poser les bases d’une véritable théologie du travail en demandant : « Tout ce que vous faites, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur, et non pour les hommes »[17].
Nous allons voir que ces avancées resteront, malheureusement, trop longtemps ignorées des successeurs de l’Apôtre.
La question est de savoir si la nouveauté chrétienne a changé, en tout ou en partie, peu ou prou, la perception et l’estimation du travail et du travailleur.
La plupart des auteurs estiment que l’irruption du message chrétien dans les cultures traditionnelles va opérer une révolution ou, du moins, un changement sensible dans les mentalités. C’est l’avis de P. Jaccard qui parle d’une « nouvelle orientation ». Ce n’est pas tout à fait l’avis de J. Leclercq qui n’hésite pas à écrire que « le christianisme n’a pas changé grand-chose à l’estime du travail »[1]. Même s’il ajoute qu’ »il a, par l’Église, doté le monde du grand bienfait d’une autorité spirituelle chargée de rappeler les règles de la vie morale et d’envisager toutes questions sous l’angle moral » et que cette Église « a constamment réagi contre l’exagération des divisions en classes sociales et le mépris des classes inférieures », il semble, par l’illustration qu’il donne, qu’il faut attendre Léon XIII pour trouver de telles prises de position.
M.-D. Chenu précise, rappelons-nous, qu’il n’y pas de philosophie du travail et plus exactement de morale du travail avant ce souverain pontife et qu’il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que s’élabore une théologie du travail qui s’appuie sur saint Thomas.
Comment expliquer cette carence, comment expliquer que rien n’ait vraiment changé, au moins, « quant à l’estime du travail » ?
Deux forces qui se conjuguent bien vont freiner, sur les plans social, économique et politique, la puissance transformatrice que le message chrétien contenait et l’empêcher de donner sa pleine mesure : la tripartition fonctionnelle et la persistance d’un certain platonisme.
Alors que les Évangiles nous montrent clairement que Jésus bouscule les hiérarchies que les hommes ont établies et qu’il déroute ceux qui lui demandent d’en créer de nouvelles[1], la société occidentale chrétienne sera influencée par une conception hiérarchique qu’on a appelée « tripartition fonctionnelle », conception typiquement indo-européenne[2] inspirée par le systèmes hindou des castes[3] et transmise par la Grèce à certains penseurs chrétiens.[4]
La vision tripartite de la société va se mêler, à partir du IXe siècle à la vision bipartite qui accorde l’autorité au pouvoir spirituel (pape et évêques) et la puissance au pouvoir temporel (empereur, rois, comtes).
Le roi Alfred le Grand d’Angleterre (849-899) considère qu’il y a trois sortes d’hommes : les gebedmen (hommes pour la prière), les fyrdmen (hommes pour la guerre) et les weorcmen (hommes pour le travail).
A la même époque, en France, à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre[5], des théoriciens vont justifier ce type de classification où les diverses fonctions vont devenir des états hiérarchisés. Dans ce travail de conceptualisation, Haymon, maître dans les années 840/845-860, s’appuie sur les œuvres d’Isidore de Séville (vers 560-636)[6]. Heiric (ou Heric), son successeur (né en 841) distingue, d’une part, les moines et les clercs et, d’autre part, les laïcs qui, eux, se répartissent en deux ordres : belligerantes et agricolantes : « Les uns combattant, les autres travaillant la terre, vous êtes un ordre, vous que Dieu a élus pour que, étant plus libres, vous vous occupiez des fonctions de son service. » Heiric a été marqué, lui, par la pensée de Jean Scot Erigène (entre 800 et 870)[7] ; son néoplatonisme est nourri aussi par Maxime le Confesseur (580-662)[8] et surtout par le Pseudo-Denys[9] qui exerça une influence considérable sur les théologiens du moyen-âge[10] et jusqu’au XVIIe siècle.[11]
La notion dionysienne de hiérarchie « s’inscrit à la fois dans la tradition des cosmologies antiques et dans celle du système politique de Platon, l’idée de base étant que chaque intelligence, incarnée ou non, doit se tenir à sa place hiérarchique et accomplir les fonctions de son rang. De l’homme à Dieu, la hiérarchie est constituée de triades ascendendantes.[12] (…) Chaque rang reçoit la divinisation du rang supérieur et la transmet au rang inférieur, les deux hiérarchies (céleste et ecclésiastique) reliant l’un à l’autre les deux mondes des intelligences pures et des intelligences incarnées. Pour le Pseudo-Denys, la divinisation s’exerce à la manière de l’illumination solaire, qui atteint de proche en proche les objets les plus éloignés, mais en perdant de sa lumière à mesure qu’elle s’écarte de sa source ».[13]
Pour le Pseudo-Denys, « la hiérarchie (…) est un ordre sacré, une science, une activité s’assimilant, autant que possible, à la déiformité, et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait don, s’élevant à la mesure de ses forces vers l’imitation de Dieu, - et si la Beauté qui convient à Dieu, étant simple, bonne, principe de toute initiation, est entièrement pure de toute dissemblance, Elle fait participer chacun, selon sa valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle le parfait dans une très divine initiation en façonnant harmonieusement les initiés à l’immuable ressemblance de sa propre forme ».
Le traducteur note très justement que « l’équivoque de la « hiérarchie » telle qu’elle est ici entendue est que cette « valeur » est à la fois une réalité « naturelle » (…) et cependant un mérite qui s’acquiert par un effort de « tension vers le haut ». Elle est en outre un don généreux, mais qui ne se transmet que « par degrés ».[14]
Un siècle plus tard, l’évêque Adalbéron de Laon (950/957-1031) va jouer un rôle politique important. Son oncle, Adalbéron archevêque de Reims, avait favorisé l’élection d’Hugues Capet au détriment de l’héritier légitime Charles de Lorraine. Celui-ci fut livré par traîtrise à H. Capet par Adalbéron de Laon[15] qui , par la suite, s’opposa souvent au nouveau roi et à son fils Robert le Pieux (987-1031) auquel il adressa son œuvre la plus célèbre : Poème au roi Robert où il expose la théorie de la tripartition : « La société des fidèles ne forme qu’un corps ; mais l’État en comprend trois. Car l’autre loi, la loi humaine, distingue deux classes : nobles et serfs, en effet, ne sont pas régis par le même statut. Deux personnages occupent le premier rang : l’un est le roi, l’autre est l’empereur ; c’est leur gouvernement que nous voyons assurer la solidité de l’État. Il y en a d’autres dont la condition est telle que nulle puissance ne les contraint, pourvu qu’ils s’abstiennent des crimes réprimés par la justice royale. Ceux-ci sont les guerriers, protecteurs des églises ; ils sont les défenseurs du peuple, des grands comme des petits, de tous enfin, et assurent du même coup leur propre sécurité. L’autre classe est celle des serfs : cette malheureuse engeance ne possède rien qu’au prix de sa peine. Qui pourrait, l’abaque[16] en main, faire le compte des soins qui absorbent les serfs, de leurs longues marches, de leurs durs travaux ? Argent, vêtement, nourriture, les serfs fournissent tout à tout le monde ; pas un homme libre ne pourrait subsister sans les serfs. Y a-t-il un travail à accomplir ? Veut-on se mettre en frais ? Nous voyons rois et prélats se faire les serfs de leurs serfs ; le maître est nourri par le serf, lui qui prétend le nourrir. Et le serf ne voit point la fin de ses larmes et de ses soupirs.
La maison de Dieu, que l’on croit une, est donc divisée en trois : les uns prient, les autres combattent, les autres enfin travaillent. Ces trois parties qui coexistent ne souffrent pas d’être disjointes ; les services rendus par l’une sont la condition des œuvres des deux autres ; chacune à son tour se charge de soulager l’ensemble. Ainsi, cet assemblage triple n’en est pas moins un ; et c’est ainsi que la loi a pu triompher, et le monde jouir de la paix. Mais aujourd’hui les lois tombent en ruines, et déjà toute paix a fui ; les mœurs des hommes s’altèrent, la structure de l’État s’altère. Roi, tu ne tiens à bon droit la balance de la justice, tu ne gouvernes le monde que si tu contiens avec les rênes des lois ceux qui glissent sur la pente du crime. »[17]
L’auteur dénonce la place qu’occupent les moines dans la société. Il accuse nommément Odilon de Cluny d’usurper des tâches qui ne sont pas siennes : les moines prennent la place des évêques, usurpent la justice et se mêlent de combattre. Les vrais « priants » (oratores) sont les évêques.
Quelles que soient la formule retenue et sa justification, le fait est que, jusqu’à la fin de l’ancien Régime, on retrouvera cette tripartition de la société en classes hiérarchisées : le clergé, la noblesse et les roturiers (tiers état).
Dans cette optique, les roturiers seront souvent méprisés. Ce n’est pas neuf, certes, comme nous l’avons vu précédemment. Les intellectuels ayant souvent regardé le travail des mains avec un certain dédain. Mais maintenant s’ajoute une justification « spirituelle », le « soleil » ne brillant que faiblement pour ceux qui sont tout au bas de l’échelle. Leur « illumination » dépendant d’ailleurs de ceux qui sont au-dessus d’eux…
Si aujourd’hui encore « paysan ! » est une insulte, il en était déjà de même en ces temps lointains pour le serf. Ainsi, dans La Chanson de Roland, quand le héros s’emporte contre Ganelon le traître, il lui lance : « »Ahi culvert, malvais hom de put aire ! »[18] Beaucoup de traducteurs ont compris « Ah ! poltron, mauvais homme de sale race ».[19] Mais le commentateur anglais F. Whitehead[20], moins soucieux peut-être des convenances, traduit culvert par serf et ignoble wretch (ignoble gredin) et put par stinking ( puant) (de put aire : of vile birth, de vile naissance par opposition à bon aire, de naissance noble).
Quand l’auteur d’Aucassin et Nicolette[21] met en scène un paysan, il le décrit en termes peu flatteurs visiblement exagérés : « Il était grand et extraordinairement laid et hideux ; il avait une grande tête poilue, plus noire que nielle[22], et avait plus d’une pleine paume entre les deux yeux et de grandes joues et un énorme nez plat et de grandes et larges narines et de grosses lèvres plus rouges qu’une grillade et de grandes dents jaunes et laides. Il était chaussé de jambières et de souliers de cuir de bœuf, noués par des cordes en écorce de tilleul jusqu’au-dessus du genou et était enveloppé d’un large manteau réversible, et il était appuyé sur un grand bâton noueux. »[23]
On a fait remarquer[24] que cette description est conventionnelle et qu’elle se retrouve parfois mot pour mot dans d’autres œuvres ce qui révèle un état d’esprit répandu parmi les lettrés.
Alors qu’il était apparemment assez clair que c’est la peine au travail qui est le fruit du péché et non le travail, il y en eut qui accrurent le mal en prétendant que le travail était la punition du péché[1]. Encore au XVIIe siècle, on entend Bossuet proclamer que « …tout le genre humain ayant été condamné au travail, en suite du péché du premier homme, ce n’est pas de cette sentence que le Sauveur nous est venu délivrer, c’est de la damnation éternelle. »[2]
Tous les théologiens, heureusement, n’auront pas cette lecture superficielle mais furent confrontés à toute une série de questions qu’il fallait approfondir.
Une fois de plus, Thomas d’Aquin va ouvrir des chemins prometteurs. Même s’il reste marqué par la culture de son temps et son attachement à la philosophie grecque, même s’il n’a pas développé autant qu’il l’a fait pour la politique une réflexion socio-économique, il y a, dans l’œuvre de Thomas, toute une série de considérations très intéressantes[1] sur l’environnement et l’alimentation[2], le libre-échange et le commerce[3], la propriété[4], l’impôt[5], l’usure[6], etc., dont nous aurons à méditer l’intérêt plus loin.
Pour l’instant, nous nous arrêterons aux parties de son œuvre qui auraient dû, à la suite de Paul, corriger la conception traditionnelle de la société et du travail.
La hiérarchie classique des tâches et des états s’est construite sur la certitude de la supériorité du spirituel sur le matériel, de la contemplation sur l’action.
Très attaché à établir des hiérarchies, saint Thomas va néanmoins nuancer cette affirmation. La vie contemplative est-elle plus digne que la vie active[7] ? Saint Thomas répond[8] : « Rien n’empêche qu’une chose soit en elle-même, de plus haut prix qu’une autre, tout en étant, à tel point de vue particulier, surpassée par cette autre. Tel est le cas de la vie contemplative, dont il faut dire qu’elle est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote[9] donne huit raisons. 1° La vie contemplative convient à l’homme suivant ce qu’il y a de plus relevé en lui, qui est l’intelligence, et en regard de l’objet propre de l’intelligence, à savoir les intelligibles. La vie active, elle, est toute occupée de choses extérieures. Aussi le nom de Rachel, figure de la vie contemplative, s’interprète-t-il : le principe vu, tandis que la vie active est figurée par Lia [ou Léa in Gn 29, 17] aux yeux malades, selon saint Grégoire. -2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême. (…) Aussi nous montre-t-on Marie, figure de la vie contemplative, assise, sans en bouger, aux pieds du Seigneur[10]. -3° Il y a plus de joie dans la vie contemplative que dans la vie active. d’où ce mot de saint Augustin : « Marthe s’agitait, Marie se régalait ».[11] -4° Dans la vie contemplative, l’homme se suffit davantage à soi-même, ayant, pour s’y livrer, besoin de moins de choses. d’où cette parole : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et te troubles en vue de beaucoup de choses. »[12] - 5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est ordonnée à autre chose. « J’ai demandé au Seigneur une seule chose, est-il écrit, et c’est elle que j’entends poursuivre, qui est d’habiter la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour voir les délices du Seigneur. »[13] -6° La vie contemplative se présente comme un repos et une tranquillité, selon le mot du Psaume: « Donnez-vous du repos et voyez que je suis Dieu. »[14] -7° La vie contemplative se tient dans la sphère du divin, la vie active dans celle de l’humain. « Au commencement était le Verbe, écrit saint Augustin : Voilà celui que Marie écoutait. Le Verbe s’est fait chair : Voilà celui que Marie servait. »[15] -8° La vie contemplative appartient à ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme, c’est-à-dire à l’intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l’homme et à la bête, ont part aux opérations de la vie active. d’où le psaume, après avoir dit : « Tu sauveras, Seigneur, les hommes et les bêtes », ajoute ceci, qui est spécial à l’homme : « Et dans ta lumière nous verrons la lumière. »[16] »
Ceci dit, saint Thomas ajoute immédiatement : « Mais d’un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie présente, il arrive que la vie active doive être préférée. Même Aristote le reconnaît : « Il vaut mieux philosopher que gagner de l’argent ; mais pour celui qui est dans le besoin, gagner de l’argent est préférable. »[17] « Saint Thomas se demande alors[18] si la vie active est plus méritoire que la vie contemplative. Sa réponse, de nouveau, fait la part des choses : « La racine du mérite, c’est la charité. (…) d’autre part, la charité consiste dans l’amour de Dieu et du prochain. Or, (…) il y a plus de mérite, à prendre les choses en soi, à aimer Dieu que le prochain. Donc, ce qui ressortit plus directement à l’amour de Dieu est, de par sa nature, plus méritoire que ce qui relève directement de l’amour du prochain pour Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l’amour de Dieu. C’est la doctrine de saint Augustin[19] : « L’amour de la vérité, à savoir de cette Vérité divine qui fait la principale occupation de la vie contemplative, aspire au saint loisir, celui de la contemplation. » La vie active, par contre, se rapporte plus directement à l’amour du prochain, puisqu’aussi bien « elle est toute occupée à servir sans trêve », comme il est écrit[20] . Par sa nature même, la vie contemplative est donc de plus grand mérite que la vie active. C’est ce que dit saint Grégoire : « La vie contemplative l’emporte en mérite sur la vie active. Car celle-ci travaille aux œuvres de la vie présente, où il est nécessaire d’assister le prochain. Celle-là, par manière de véritable savourement intérieur, goûte déjà le repos à venir, dans la contemplation de Dieu. »[21]
Il peut cependant arriver qu’une personne acquière, dans les œuvres de la vie active, des mérites supérieurs à ceux que telle autre personne acquiert dans celles de la vie contemplative. S’il se trouve, par exemple, que par surabondance d’amour divin et en vue d’accomplir la volonté de Dieu pour sa gloire, elle supporte parfois d’être privée pour un temps de la douceur de la divine contemplation. C’est ce que dit saint Paul : « Je souhaitais d’être anathème loin du Christ pour mes frères. »[22] Saint Jean Chrysostome explique: « L’amour du Christ avait à ce point submergé son âme que, cela même qu’il mettait au-dessus de tout, c’est-à-dire être avec le Christ, il en arrivait, dans la vue de plaire au Christ, à n’en plus faire cas. »[23]
La vie contemplative est-elle empêchée par la vie active ? « La vie active, répond saint Thomas[24], peut être envisagée sous un double aspect. En tant qu’elle est le goût et la pratique des actions extérieures. Prise en ce sens, il est évident que la vie active empêche la vie contemplative. Il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de Dieu.
Mais l’on peut envisager la vie active en tant qu’elle discipline les passions de l’âme et les soumet à l’ordre de la raison. Prise en ce sens, la vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérèglement des passions de l’âme. C’est ce qui fait dire à saint Grégoire[25] : « Quiconque veut posséder la citadelle de la contemplation doit s’éprouver au préalable sur le champ de bataille de l’action. Il doit s’assurer qu’il ne cause plus aucun préjudice à son prochain, qu’il supporte patiemment celui que le prochain peut lui causer, que devant l’abondance des biens temporels son âme ne s’abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne l’afflige pas sans mesure. Il doit s’assurer aussi que, lorsqu’il rentre en soi-même pour y méditer les choses spirituelles, il ne traîne pas après soi les images des choses corporelles ou, s’il en a traîné, qu’il les discerne et les chasse. » Donc l’exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ceci qu’il apaise les passions intérieures d’où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation. » » Si l’« application aux œuvres extérieures » empêche la contemplation, la vie active a pour résultat de modérer les passions, « elle est, par excellence, l’école des vertus morales et leur propre terrain d’exercice »[26]. Saint thomas justifie ici, a posteriori, le souci d’un Benoît de Nursie ou d’un Bernard de Clervaux qui recommandèrent le travail manuel comme remède à l’oisiveté et à d’autres défauts.[27]
Mais est-ce suffisant pour que la vie active ait la priorité sur la vie contemplative ? « Le mot de priorité comporte un double sens. Celui, d’abord, de priorité de nature. Dans ce sens, la vie contemplative a la priorité sur la vie active, les objets auxquels elle s’applique étant premiers et meilleurs. Aussi meut-elle et dirige-t-elle la vie active. La raison supérieure, dont c’est la fonction de contempler » gouverne « la raison inférieure, préposée à l’action (…).
Celui, en second lieu, de priorité par rapport à nous, c’est-à-dire dans l’ordre de génération. Dans ce sens, la vie active a la priorité sur la vie contemplative, à laquelle elle nous dispose. (…) Dans l’ordre de génération, en effet, la disposition précède la forme, qui n’en possède pas moins sur elle une priorité absolue de nature. » Et saint Thomas ajoute cette précision intéressante : « On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui regarde l’ordre de génération. Mais on revient de la vie contemplative à la vie active dans l’ordre de la direction, en vue de soumettre la vie active à la direction de la vie contemplative. »[28]
De cette mise au point qui aurait dû relativiser la tripartition, saint Thomas ne tire pas de conséquences sociales, restant attaché par ailleurs à l’idée de hiérarchie des êtres[29]. Mais le plus intéressant reste à venir.
Si saint Thomas, métaphysicien et non économiste, « va à l’économie par le chemin de l’éthique »[30], il montre qu’ »il n’y a économie véritable que là où il y a travail humain »[31].
Voyons cela de plus près.
d’une part, comme l’Écriture le souligne, l’homme est sujet et fin du monde, il est seigneur de cette nature créée pour lui et dont il use selon la raison. En effet, « tout fut mis sous ses pieds » dit le psaume[32]. « Tout », le monde, est objet pour lui.
d’autre part, le sujet l’emportant sur l’objet, les valeurs humaines, valeurs spirituelles surtout, l’emportent sur les valeurs matérielles et doivent toujours l’emporter.
Il s’ensuit logiquement que l’économie, même la plus développée, est bonne si elle respecte cette hiérarchie, si ses valeurs restent subordonnées aux valeurs spirituelles, si les biens extérieurs sont considérés comme des moyens en vue d’une fin qui les dépasse, s’ils sont ordonnés à cette fin qu’est l’homme considéré dans l’intégralité de son être et d’abord dans ce qui fait sa spécificité : être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, appelé à faire croître en lui cette image et cette ressemblance. « Partout où le bien consiste dans une mesure déterminée, explique saint Thomas, l’excès ou le défaut constitue un mal. De plus, dans tout ce qui est relatif à une fin, le bien consiste dans une certaine mesure, déterminée par cette fin, comme, par exemple, un remède par rapport à la guérison. Or, les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition. Dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher »[33]. Et l’auteur précise encore: « L’homme désire naturellement les biens extérieurs comme des moyens relatifs à une fin. Ce désir est bon pour autant qu’il respecte la proportion entre les moyens et la fin »[34]. Nous allons éclairer cette notion importante de « bien relatif à une fin » mais il est important de faire remarquer que saint Thomas envisage aussi le cas de ceux qui disposent de plus qu’il n’est nécessaire à leur « vie » et à leur « condition » : « Comme le disent saint Ambroise[35] et saint Basile[36], Dieu donne à certains hommes une surabondance de richesses « afin qu’ils aient le mérite de les dispenser vertueusement ». A chacun il suffit de peu. L’homme libéral agit donc bien en faisant la part plus large aux autres qu’à lui-même »[37]. Les biens temporels sont donc, peut-on dire, des biens relatifs par rapport à diverses fins, à d’autres biens : vivre selon sa condition ou aider les autres. Mais ils sont relatifs aussi par rapport à un bien absolu, une fin ultime. Ordonnés au bien absolu, ils acquièrent leur plus grande perfection morale. A la question de savoir si les biens temporels peuvent être mérités, Thomas répond : « L’objet du mérite consiste en une récompense ou un salaire dont le caractère essentiel est d’être un bien. Mais il y a deux sortes de biens pour l’homme : le bien absolu et le bien relatif. Le bien absolu de l’homme c’est d’abord sa fin ultime, selon la parole du Psaume : « Le bien pour moi, c’est d’être uni à Dieu »[38] ; c’est aussi tout ce qui est de nature à conduire à cette fin. Tout cela est objet de mérite absolument. Le bien relatif et non absolu de l’homme est ce qui est un bien pour le moment ou sous un certain rapport. cette sorte de bien n’est pas objet de mérite absolument mais relativement.
Ces précisions étant données, il faut dire que, si l’on considère les biens temporels en tant qu’ils favorisent l’accomplissement des œuvres des vertus qui nous mènent à la vie éternelle, alors ils deviennent directement et absolument objet de mérite, au même titre que l’accroissement de la grâce et tous les autres secours qui nous permettent de parvenir à la béatitude, une fois la première grâce reçue. (…) Si, par contre, on considère les biens temporels en eux-mêmes, alors ils ne sont point absolument des biens pour l’homme, mais seulement à certains égards ».
A propos du « magnanime »[39], il dira qu’il « méprise les biens extérieurs, en ce sens qu’il ne les regarde pas comme des biens tels qu’il faille jamais s’abaisser pour eux ; mais il les estime comme d’utiles auxiliaires de la vertu ».[40] Certes, « la vertu peut exister sans les biens de la fortune, mais ils facilitent son action ».[41]
Il résulte de tout ceci que l’acquisition des biens matériels comme leur production ne peuvent être autonomes. Elles doivent rester soumises à une régulation éthique pour que l’ordre des valeurs ne soit pas bouleversé et n’entraîne la société dans une culture matérialiste. Ceci dit, « L’étendue des biens désirés est de soi moralement indifférente »[42]
La production et l’acquisition des biens régulées selon les principes éthiques rappelés, sont essentiellement le fruit du travail humain. Nous verrons plus loin que saint Thomas a, comme Aristote, une position réservée face au commerce et qu’il est, comme dans l’Ancien testament, relativement sévère vis-à-vis du prêt à intérêt dans la mesure où l’argent ne peut pas, au sens propre, « travailler ».
On peut résumer ainsi la position de saint Thomas face au travail : tous les hommes sont tenus de travailler, comme il est dit dans le livre de la Genèse. C’est d’ailleurs une donnée qui découle de la nature même de l’homme[43]. Le travail est un acte nécessaire à la vie et donc moralement bon : si, explique saint Thomas, « l’objet d’un acte humain est constitué par quelque chose qui correspond à l’ordre rationnel, il sera bon selon son espèce (…) »[44].
De plus, l’homme au travail est particulièrement image de Dieu puisqu’il est cause relative à l’image de la Cause absolue[45]. A l’image d’un Dieu créateur, il insère aussi dans le monde quelque chose de la bonté et de la beauté de Dieu.
Alors que la cause de l’activité chez l’animal est l’instinct, elle est toujours chez l’homme l’œuvre de la raison, l’œuvre de la personne, l’œuvre de l’esprit humain: « les actions (…) émanent de la personne et du tout, et non pas de la partie ou de la forme ou de la puissance. On ne dit pas, à proprement parler, que la main frappe, mais que l’homme frappe avec la main (…) ».[46]
Tout travail a donc une valeur humaine[47], morale[48], sociale[49] et même religieuse: en effet, comme déjà suggéré, « quel que soit le bien qu’il recherche, un être s’approche par là de la divine ressemblance puisque tout être créé est une participation à la bonté divine. Du fait qu’ils sont causes des autres, les êtres tendent donc à ressembler à Dieu ».[50] « Quel que soit le bien qu’il recherche… » ! d’aucuns objecteront immédiatement le caractère spirituel de la nature humaine et sa vocation suprasensible et s’indigneront que l’on puisse découvrir une valeur religieuse, quelque chose de la vie et de la bonté de Dieu dans la recherche d’un bien matériel, par exemple, dans la « sollicitude pour la nourriture ». Thomas répond : « Tout acte (…) requiert de l’attention. Si donc l’homme ne doit appliquer son attention à rien de ce qui est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et déraisonnable. Dieu a réglé l’activité de tout être selon le propre de sa nature. Or l’homme est formé de chair et d’esprit. En conséquence, selon le plan divin, il doit déployer ses activités corporelles en même temps qu’il s’applique aux choses spirituelles ; et plus il est parfait, plus il s’adonne à celles-ci. Néanmoins cette perfection humaine n’exclut pas toute activité corporelle. Ce genre d’activité est ordonné à la conservation de la vie ; le négliger serait négliger sa vie ; or chacun est tenu de l’assurer. Ne pas agir et attendre de Dieu quelque secours, alors que l’on peut s’aider par ses propres moyens, c’est être insensé et tenter Dieu. N’appartient-il pas à la divine Bonté d’exercer sa providence, non en produisant tous les effets immédiats, mais en promouvant les êtres à leurs activités propres (…). On ne doit donc pas attendre de secours de dieu sans apporter sa propre collaboration: ceci répugne au plan de Dieu et à sa bonté. »[51]
Même si Thomas estime que le travail intellectuel est supérieur au travail manuel[52], tout travail, dans la mesure où il parfait l’homme[53] et contribue au bien commun, est honorable, respectable et au service de Dieu[54].
Ainsi, à la question de savoir si les religieux sont obligés de travailler de leurs mains, saint Thomas répond que : « le travail manuel a un quadruple but. Le premier et principal, c’est d’assurer la subsistance. d’où cette parole adressée au premier homme : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Et cette autre d’un Psaume (127, 2): « Alors tu te nourris du travail de tes mains. » Le second, c’est de supprimer l’oisiveté, mère d’un grand nombre de maux. C’est pourquoi il est écrit : « Envoie ton serviteur travailler pour qu’il ne reste pas oisif : l’oisiveté est une grande maîtresse de malice. »(Si 33, 28-29) Le troisième, c’est de refréner les mauvais désirs en macérant le corps. Aussi est-il écrit : « Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté. »(2 Co 6, 5-6) Le quatrième, c’est de faire l’aumône. Témoin cette parole : « Celui qui volait, qu’il ne vole plus. qu’il travaille plutôt, qu’il mette les mains à quelque ouvrage honnête pour avoir de quoi donner à l’indigent. »(Ep 4, 28) ».[55]
De ces quatre buts, seuls le premier est obligatoire, les autres peuvent être atteints par d’autres voies.
Le travail est nécessaire à la subsistance. Il peut nous détourner de l’oisiveté et de la convoitise et nous permettre éventuellement de faire l’aumône[56]. Il est indispensable à la vie matérielle et a de bons effets donc sur la vie morale et sociale. Plus exactement encore, le travail nous évite surtout des maux : misère, dépendance, péchés. Son seul aspect vraiment positif est de nous permettre de soulager la misère d’autrui. Saint Thomas ne va pas au delà et ne s’interroge pas sur la valeur intrinsèque du travail, sur sa capacité plus profonde de collaborer à la formation de la personne, d’être un lien social, un facteur de progrès non seulement matériel mais aussi spirituel.
Notons encore que saint Thomas considère comme travail manuel, le travail qui met en œuvre « les mains, les pieds ou la langue ». Le travail manuel est, pour lui, le travail par excellence, comme chez la plupart des théologiens qui l’ont précédé et suivi. Ce qui explique que les « œuvres serviles » ont été principalement interdites lors du repos dominical[57]. Pour J. Leclercq, une des explications de cette prédilection des auteurs chrétiens « se trouve sans doute (…), et sans même qu’ils s’en rendent compte, dans leur amour des humbles et leur souci de réagir contre le mépris aristocratique du travail manuel. »[58] Il nous montre aussi que, d’une certaine manière, le travail intellectuel n’est pas considéré comme un vrai travail dans la mesure où il ne produit pas de »choses », de valeurs économiques mais se présente plutôt comme un service qui ne se paie pas : ce sont, d’ailleurs, les « choses », les marchandises que l’on paie et non le travail.
A la suite de saint Paul, saint Thomas va tout de même corriger un peu cette conception. Toujours à propos des religieux, à la question de savoir s’ils peuvent vivre d’aumônes, saint Thomas fait remarquer que « celui-là ne vit pas oisif qui, sous une forme quelconque, sert à quelque chose ».[59] Ailleurs et plus précisément à propos des avocats, se demandant s’ils peuvent recevoir des honoraires, il écrira que « lorsqu’on n’est pas obligé de rendre un service à quelqu’un, on peut, en toute justice, exiger une rétribution après l’avoir rendu. Or il est clair qu’un avocat n’est pas toujours obligé d’accorder son assistance et ses conseils aux justiciables. Aussi bien ne commet-il pas d’injustice s’il fait payer son assistance ou ses conseils. Le même principe vaut pour le médecin qui se dévoue au chevet d’un malade et pour tous ceux qui remplissent des emplois analogues, à condition toutefois que leurs honoraires soient raisonnables et tiennent compte de la situation sociale de leurs clients, de la nature des services rendus, du labeur fourni et des coutumes du pays. »[60] Il est toutefois symptomatique que saint Thomas, dans son argumentation, souligne le fait que le travail de l’avocat est, in fine, une sorte de travail manuel : « Si la possession de la science juridique est un bien spirituel, son usage exige un travail matériel, pour la rétribution duquel on peut recevoir de l’argent ; sinon aucun artisan ne pourrait vivre de son art. »[61]
Ailleurs encore, condamnant la simonie[62], saint Thomas notera qu’ »à celui qui possède la science et n’a point cependant un office qui l’oblige à la communiquer aux autres, il lui est permis de recevoir le prix de son enseignement ou de son conseil. Non point qu’il vende la vérité ou la science : il loue son travail. »[63]
Même si, pour saint Thomas et combien d’autres théologiens à travers l’histoire, le travail manuel est le travail par excellence, on voit que le Docteur angélique reconnaît, ne fût-ce qu’indirectement, la dignité du travail intellectuel et son droit à la rémunération.
Thomas va également poser le problème de la mesure du travail, de la quantité de travail à laquelle on est tenu. Y a-t-il un minimum exigible, y a-t-il un maximum à ne pas dépasser ?
Le travail minimum exigible est le travail nécessaire à la vie d’une personne, c’est-à-dire à sa subsistance physique, certes, mais aussi, en fonction même de ce qu’est une personne, être spirituel et être en relation : ce qui est nécessaire à la formation, aux bonnes mœurs, à la condition sociale, à l’entretien d’une famille, etc. : « c’est là le premier devoir : procurer à soi-même et aux siens ce qu’on dit être nécessaire à la personne, ce mot désignant aussi bien la condition et le rang »[64]. « Chacun dans la vie a des convenances à garder »[65]. Il va sans dire que ce minimum variera selon les conditions et les époques. La question du maximum est importante car elle est liée à l’accumulation des richesses. Thomas sait que la cupidité « n’a pas de bornes et tend à acquérir sans fin »[66]. Or, Il nous a bien dit que « les biens extérieurs ont le caractère de moyens relatifs à une fin. Leur usage sera donc bon, s’il est proportionné, si l’homme recherche la richesse dans la mesure où elle est nécessaire à sa vie et à sa condition.« Il en conclut que « dépasser cette mesure, vouloir acquérir ou amasser plus que de raison, c’est pécher ».[67] On a, dès lors, l’impression que le maximum permis se confond avec le minimum exigible ou, en tout cas, n’en est guère éloigné.
Max Weber dont nous allons bientôt parler prétendra que le dynamisme de l’économie moderne est le fruit de la Réforme. Les catholiques, à la suite de saint Thomas étant restés attachés à une vision très statique de l’économie, vision liée à une conception sociale fixe empêchant tout progrès[68].
Saint Thomas est-il vraiment l’ennemi du progrès économique et doit-il dans la réflexion contemporaine être, d’office, banni ?
Certes, saint Thomas est tributaire du système économique de son temps, mais, une fois encore, il est dangereux de ne tenir compte que de tel ou tel passage de son œuvre. Il faut tenir compte de tous les éléments épars dans son œuvre qui tourne autour de la question économique. Or, que constate-t-on ?
Au delà ce qui est nécessaire à la subsistance et à la condition, Thomas va-t-il limiter la recherche du superflu s’il sert au soulagement des pauvres ? Il ne faut pas oublier que les biens extérieurs sont des moyens au service d’une fin qui en mesure la qualité morale relative.
Thomas précise[69] que l’avarice, « amour immodéré de posséder » et donc péché, introduit un désordre social et un désordre intérieur.
Un désordre social car l’avare en acquérant et en détenant plus qu’il ne convient « pèche directement contre son prochain : les mêmes richesses ne pouvant être possédées à la fois par plusieurs, la surabondance chez les uns entraîne nécessairement la pénurie chez les autres. » Mais s’il ne s’agit pas de posséder, au plein sens du terme, mais de rechercher la « surabondance » pour la faire servir au bien commun ou parce qu’elle est indispensable à l’exercice d’une fonction sociale, peut-on encore parler d’avarice, de péché ?
L’avarice est aussi le signe d’un désordre intérieur, un « dérèglement du cœur » par « l’attachement aux richesses, que l’on peut désirer ou aimer, ou dans lesquelles on peut se complaire, avec excès ». Ce dérèglement devient « un péché contre Dieu, comme l’est tout péché mortel, pour autant que les biens temporels font mépriser les biens éternels ». Mais y a-t-il dérèglement, y a-t-il péché si le souci du temporel ne l’emporte pas sur le spirituel ?
Si la justice sociale est respectée, le désir et l’acquisition des richesses peuvent-elles être considérées comme avarice ?
Bien sûr, à lire saint Thomas, on constate que l’accent est nettement mis sur le juste nécessaire mais cette insistance qu’on peut relier à la vie socio-économique du temps n’est-elle pas justement contingente puisque liée au style d’une époque déterminée ?
Reste intacte l’idée essentielle de la primauté de la fin sur les moyens, des biens moraux et spirituels sur les moyens matériels. A propos du commerce dont Thomas, à la suite d’Aristote, se méfie, le théologien note que « si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête ».[70] Mais il ajoutera immédiatement qu’il s’agira de toute façon d’un « gain modéré ».
La notion de progrès n’est pas étrangère à saint Thomas. Parlant des rôles du roi, il lui donne comme mission « d’abord d’instituer une vie bonne dans la multitude qui lui est soumise ; deuxièmement, l’ayant établie, la conserver ; troisièmement, l’ayant conservée, la faire progresser ». Ce souci du progrès, précise Thomas, doit s’appliquer « sur tous les points » et donc aussi à la recherche d’ »une quantité suffisante de choses nécessaires au bien-vivre ».[71]
On peut déduire de tout ce qui précède, que les richesses sont bonnes si elles servent au bien personnel et bien social.[72]
Johannes Haessle résume ainsi la position thomiste : « Le monde est un ordre, ordre stable et invariable, car les lois qui lient toutes ses parties entre elles culminent dans la « lex divina ». Le travail de l’homme dans le monde a une fin qui n’est pas dans le monde, fin pour laquelle l’homme et le monde ont été créés, à laquelle les choses sont nécessairement ordonnées et à laquelle l’homme doit se soumettre librement. Toute vie, vie économique comprise, n’a de sens qu’en réalisant la loi fondamentale : à nécessité naturelle, obligation morale. L’économie, comme tout travail appartiennent à l’ordre de la civilisation doit être un moyen de libération spirituelle, et seule la vertu libère l’esprit. La vertu, de son côté, n’est qu’un moyen de posséder le Souverain Bien, qui est la vision de Dieu. (…) Mettre au contraire le désir au-dessus de la possession, préférer l’exaltation de la recherche à la paix de la béatitude, comme le Faust de Goethe (…), c’est ôter tout sens à l’infini de l’inquiétude et du désir. Car tout mouvement vit du pressentiment d’un repos. Le mouvement de la vie économique ne peut donc se suffire à lui-même ; relatifs, les biens économiques ne peuvent être désirés que relativement, car le désir, l’action, l’effort, si infatigables soient-ils, n’ont jamais, par eux-mêmes, de valeur absolue : ils valent ce que vaut leur fin. La rationalisation capitaliste est purement technique, la « rationalisation du thomisme est morale et vise à la perfection de l’âme »[73]. »[74]
On voit clairement que même s’il ne touche que sporadiquement aux questions qui nous intéressent ici, même si la présentation qui précède est quelque peu trompeuse dans la mesure où elle rassemble des éléments épars, la pensée de saint Thomas pouvait être le point de départ d’une réflexion plus développée et plus systématique sur le travail. Réflexion qui n’a pas eu lieu avant le XIXe siècle[1], avant Léon XIII, dirons-nous, pour faire court, même si quelques travaux déjà cités précédemment ont préparé l’avènement d’une doctrine sociale catholique.
En gros, on peut dire, du côté catholique, du moins, rien d’essentiel ne s’est produit sur le plan de la réflexion économique et sociale entre saint Thomas et Léon XIII qui s’appuiera précisément sur l’illustre théologien.[2]
Comment expliquer ce vide ?
La synthèse thomiste ayant été déchirée dès le XIVe siècle entre réel et raison, entre nominalisme et idéalisme, il n’a plus été possible, semble-t-il de « penser » le travail avant que quelques philosophes et théologiens ne tentent, à partir du XIXe siècle précisément, de retrouver l’équilibre rompu.[3]
L’équilibre thomiste consistait à dire que l’homme est créateur, à l’image de son Créateur. Il est artifex[4]. Saint Thomas le mit bien en évidence en écrivant que genus humanum arte et ratione vivit[5]. En latin, on le sait, le mot ars, par opposition à natura, désigne toute espèce d’art ou de science, toute habileté, métier, profession. L’artifex est l’artiste, l’artisan ou l’ouvrier. L’homme est invité par Dieu à dominer la nature, à l’humaniser (Gn 1, 26) et sa raison est à la fois fabricatrice et spéculative. L’homme est tout entier à l’image de Dieu et pas seulement par ses plus hautes facultés intellectuelles, par sa capacité contemplative. Raison fabricatrice et raison contemplative ne sont pas étrangères.
Le travail est précisément à la jonction du corps et de l’esprit, de l’homme et de l’univers. A l’image de Dieu, l’homme est homo faber et le travail est participation divine, collaboration à la création. Le cosmos entre par le travail dans l’économie totale du salut et le travail peut entrer dans l’économie de la grâce puisqu’il est œuvre de l’homme et principe d’une communauté. Par le travail « l’incarnation est continuée ».[6]
Si l’on sépare corps et âme, si l’on craint la fragilité de l’esprit confronté à la matière, si l’on tient trop exclusivement à l’ »intériorité » de l’esprit, la recherche de la perfection de l’œuvre devient une aliénation. (comme chez Platon). Par contre, si l’on tient à l’union substantielle du corps et de l’âme, comme saint Thomas, « la supériorité de l’esprit sur la matière n’implique point cette indépendance vis-à-vis de la matière, par quoi la perfection spirituelle du travailleur se réglerait en définitive hors la perfection de l’œuvre, simple matière amorphe dont les lois internes ne seraient que des « moyens » pour une fin transcendante ». Le travail « vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde, pour le destin historique de l’humanité ; non certes qu’elle soit une fin suprême, par laquelle l’homme s’accomplirait définitivement, comme le pense le marxisme, dans une dictature du travail ; mais ce travail est vraiment une fin en son ordre, une fin seconde, non un instrument de perfection, simple faisceau d’utilités, d’avantages, de prospérités, à moraliser par de pieuses intentions. » Le travail doit être « à la jointure de la matière et de l’esprit, dans l’humanisation de l’homme comme dans la qualité de la civilisation, et alors, ultérieurement, dans l’incarnation individuelle et collective de la grâce chrétienne ».[7]
Comme dit déjà précédemment, la synthèse thomiste éclate dès le XIVe siècle, l’influence de Platon par l’entremise du pseudo-Denys et, dans une certaine mesure, de saint Augustin perdure et s’impose, la morale se privatise[8] : ce n’est pas donc un hasard si l’émergence d’une doctrine sociale coïncide avec une renaissance du thomisme et une redécouverte des aspects sociaux de la justice. Dans le déclin relatif[9] du thomisme du XIVe au XIXe siècle[10], brille tout de même l’exception espagnole. Est-ce un hasard si, après le Concile de Trente, c’est dans le giron des dominicains[11] fidèles à la pensée de saint Thomas, qu’apparaissent non seulement les illustres théologiens Dominique Soto (1494-1556), Melchior Cano 1509-1560), Domingo Bañez (1528-1604), mais aussi les protestations de Las Casas et les bases du droit international établies par Francisco de Vitoria ? Enfin, est-ce un hasard si c’est Léon XIII, le père de la doctrine sociale, qui relança, avec l’encyclique Aeterni Patris[12], en 1879, les études thomistes ?
En attendant, quelle fut la condition des travailleurs ?
Le Moyen Age[1] fut, au début, une civilisation rurale aux rendements faibles[2], agitée par des rivalités sociales et enserrée dans le cadre seigneurial où, au bas de l’échelle sociale, vivent esclaves[3], serfs[4] et demi-serfs. Il y a certes quelques industries mais elles sont lourdement soumises à l’autorité du seigneur qui possède ou grève de son droit, forêts, bois, monts, plaines, mines, voies d’eau, chutes d’eau, aqueducs et canaux.[5] Les moyens techniques sont pauvres, les sols et les climats parfois difficiles mais « ces campagnes médiévales d’Occident nourrissent mieux leurs hommes que ne l’ont fait ou ne le font encore tant d’autres pays où la faim est un mal de chaque année. »[6]
Petit à petit la situation va évoluer.
A partir du XIe s et surtout du XIIe, le nombre de petites et moyennes exploitations augmente, les progrès techniques[1] se répandent comme le harnachement d’épaule, le moulin à eau ou à vent qui facilitent certains travaux. En même temps, les échanges se multiplient notamment grâce aux croisades, la numération arabe et de nouvelles techniques arithmétiques transforment les livres de compte, les transports s’améliorent. Les marchands s’associent, les artisans se groupent en ateliers, ou par métiers ce qui fut incontestablement un progrès avant de devenir obstacle au progrès.
Mais le peuple laborieux va-t-il parvenir à imposer à ses dirigeants temporels et spirituels une plus juste conception du travail et du travailleur ?
Les mines et les forges vont échapper à bien des contraintes féodales mais tomberont sous le contrôle d’hommes d’affaires[2].
Les mines notamment rapportent de substantiels revenus aux princes qui accorderont volontiers des droits particuliers aux mineurs : le droit de prospecter et fouiller presque partout ou encore le droit d’avoir leurs propres tribunaux. Voici, par exemple, en quels termes, le roi Jean d’Angleterre confirme, en 1201, l’ancien droit des « stanneries » (mines d’étain) : « L’ancien droit des mineurs à creuser la terre pour en extraire l’étain n’importe quand, n’importe où, en paix et librement, sans l’interdiction de qui que ce soit, fût-ce sur les dunes et les landes d’un abbé, d’un évêque ou d’un comte (…) leur donne aussi le droit de ramasser et mettre en fagots tout le menu bois nécessaire à leur fonderie, sans causer de dommages aux forêts, ainsi que le droit de détourner le cours des rivières si l’eau est indispensable aux stanneries, comme il est dit dans les anciens usages. (…) Nous avons également décidé que seul le représentant principal des « stanneries » ou ses baillis ont plein droit de rendre la justice et de traduire les mineurs devant la loi »[3]. Cette législation favorable accrut le rendement mais aussi les revenus du Roi qui jouissait en outre du droit de préemption[4]
Mais c’est surtout le marchand qui va très naturellement échapper à l’étroite dépendance économique et juridique et qui, échappant aux règles, va, par ailleurs, scandaliser.[5]
Comme le note très justement J. Heers, « le passage de cette activité essentiellement rurale, marquée par les coutumes et les contraintes du monde féodal, à une industrie proprement urbaine dominée par des chefs d’entreprise « capitalistes », vouée à l’exportation vers les pays lointains pour le compte de grands marchands, se situe, selon les régions, à des périodes très variables ; dans la plupart des cas, seulement au cours du XIIIe siècle. Certains pays, plus éloigné des itinéraires du commerce international, ne l’ont pas connu. »[6]
A cette époque, le changement sera patent en Italie et en Flandre principalement où « le degré d’évolution - de perfection parfois - des techniques marchandes, financières ou bancaires, leur large emploi dans toutes les classes de la société, l’usage général du crédit d’affaires à un taux raisonnable, une politique systématique et consciente pour diminuer les frais de transport et d’assurance, enfin la distribution du travail dans les industries essentielles de la laine et de la soie, témoignent amplement d’une organisation économique et d’une mentalité résolument « capitalistes ». »[7]
Au XVe siècle, on peut même parler de »triomphe »[8]du capitalisme marchand non partout certes mais dans les villes qui se situent sur les grands circuits commerciaux[9]. On assiste à l’essor de l’industrie textile (laine et soie). De plus, après la guerre de cent ans, la courbe démographique remonte, la main-d’œuvre est plus nombreuse et pour répondre à un appétit de luxe, on abuse de l’emprunt.
d’une manière générale, « ce sont les propriétaires de grands domaines, les bourgeois et les financiers qui profitèrent le plus de l’expansion industrielle »[10]
La rupture entre le capital et le travail est consacrée[1] et apparaissent avec l’importation des métaux précieux d’Amérique, des spéculateurs comme Jacques Cœur[2] qui fut grand argentier de Charles VII ou la famille catholique Fugger[3] en Allemagne qui subit les foudres de Luther.
En même temps, le travail il des métaux s’affirme ici et là, en Europe, grâce à de nouveaux procédés mécaniques et on va assister à la naissance de grandes dynasties métallurgiques.
A la tripartition classique va se mêler une autre partition où l’argent va rivaliser avec les valeurs spirituelles. A la hiérarchie selon l’ »honorabilité » s’ajoute une hiérarchie selon la puissance économique L’aristocratie traditionnelle va être concurrencée par une puissante bourgeoisie qui souvent recevra, pour les services sonnants et trébuchants rendus au prince, armoiries et titres.
Cette bourgeoisie va dicter ses lois au travail.
Dans les villes marchandes, les riches bourgeois coordonnent l’ouvrage de divers ateliers spécialisés nécessaires aux différentes opérations de fabrication. Ces capitalistes doivent rassembler d’importants capitaux pour acheter, parfois au loin, les matières premières et puis les vendre. Ils vont jouer un rôle politique important et, à travers leurs associations, hanses, guildes, compagnes, imposer leurs lois et s’assurer des monopoles.[4]
A la ville comme à la campagne[1], le travailleur subit la toute puissance du groupe, des confréries, des métiers. Et même si « en Europe, dans tous les domaines, le Moyen Age a développé plus qu’aucune autre civilisation l’usage des machines »[2], la situation des travailleurs n’en reste pas moins lourdement tributaire des règles établies par les puissants et des guerres économiques qu’ils se livrent.
A la ville, la confrérie qui, à l’origine, est une communauté liée par la pratique religieuse, devient une association de secours mutuel, une « charité » (surtout dans les pays du Nord, Scandinavie et Angleterre) dominée par les bourgeois et à la campagne, règnent aussi des confréries rurales qui peuvent posséder terres, bêtes, charrues et qui imposent des contraintes collectives[3].
Les métiers ou guildes (qu’on appellera plus tard « corporations ») sont des associations professionnelles d’abord, de véritables aristocraties des arts et du peuple, riches et puissantes. Tous les membres sont soumis au maître qui le plus souvent n’est pas artisan mais marchand, banquier, riche bourgeois. C’est lui qui prend l’initiative de fonder un « métier juré » pour mieux contrôler les ouvriers « afin d’éviter toute conspiration ou tumulte parmi les compagnons »[4]. L’accès à la maîtrise est difficile car l’habileté professionnelle doit s’accompagner surtout d’une importante mise de fonds et les maîtres auront tendance à favoriser systématiquement leurs fils.
A la tripartition classique, à la hiérarchie construite sur l’argent s’ajoute encore une hiérarchisation des métiers. Les grands métiers (laine et soie) occupent la première place dans le gouvernement des villes : « A Londres, au XIVe s, huit métiers gouvernent la cité. A Florence, seuls les Arts majeurs qui forment le Popolo grasso, élisent les prieurs de la Seigneurie ; ce sont les grands marchands (arte di Calimala), les juges et les notaires, les drapiers (‘arte della lana), les soyeux (arte di Por Santa Maria), les changeurs, les merciers, épiciers et médecins, les pelletiers et fourreurs. Au-dessous, les cinq Arts moyens et les neuf Arts mineurs n’ont, pratiquement, aucune part aux responsabilités politiques et au gouvernement de la ville. Cette stricte hiérarchie des Arts se retrouve dans toute l’Europe occidentale. »[5]
Les règlements de ces métiers ne sont pas « l’expression d’un véritable programme social inspiré par l’Église »[6] mais le moyen d’assurer leurs monopoles et leurs profits par le contrôle des prix, de la concurrence et des points de vente. On dira de ces métiers, futures corporations qu’ils sont des « syndicats de patrons exploitant un monopole »[7].
Dans ce cadre, comment le travail est-il vécu ?
Les petits maîtres artisans propriétaires de leur atelier, de leurs outils et de leurs produits sont libres économiquement à condition de respecter les règlements de la ville et de l’association du métier. Ils sont souvent spécialisés dans les objets de luxe (orfèvrerie, vêtements) mais peu nombreux et peu influents dans les villes marchandes.
Le statut des ouvriers est précaire, ils forment « une plèbe urbaine soigneusement laissée à l’écart du peuple de la ville »[8], objet d’une ségrégation sociale, sous le contrôle des villes et des guildes qui fixent le salaire (payé à la tâche), la durée de travail qui est tributaire de la saison (8 heures en hiver, 16 heures l’été) et de la production (on limite le nombre d’heures pour éviter la surproduction). Le rares documents qui les décrivent « les montrent pauvres, très mal vêtus, les mains abîmées (…) »[9]. Ils formeront aussi des associations, fomenteront des troubles qui inciteront les « patrons » à aller chercher une main-d’œuvre plus docile, divisée, peu habituée aux salaires de la ville[10].
Ainsi, pour ne prendre qu’un secteur d’activité, on peut dire que « les ouvriers du textile des villes industrielles de Flandre et d’Italie formaient un véritable prolétariat asservi à un système capitaliste »[11]. Jusqu’à la fin du XIIIe s, cette industrie s’est développée à Bruges, Gand, Ypres, Arras et Douai. Mais elle s’approvisionne en laine en Angleterre. En 1271, Henri III tente d’attirer les travailleurs flamands en proclamant que « tous les travailleurs du textile, hommes ou femmes, de Flandres ou d’ailleurs, peuvent venir en toute sécurité dans notre royaume pour y faire du drap. »[12] En 1275, Edouard Ier établit une taxe à l’exportation, puis l’embargo en 1296. Des grèves et des révoltes éclatent contre les entrepreneurs ; les foulons et les tisserands émigrent vers le Brabant. Suite à des massacres et pillages, les ouvriers bannis passent Angleterre où ils bénéficieront des avantages fiscaux promis.
Cette guerre économique implique aussi l’Italie : des banquiers florentins[13] interviennent sur le marché anglais : la laine part vers l’Italie. C’‘est l’époque où l’industrie florentine maintient en servitude 30.000 travailleurs, sans droits professionnels ni politiques. La division du travail est poussée au maximum : jusqu’à 26 manipulations sont nécessaires pour produire une pièce de drap. Chaque manipulation est assurée par un ouvrier spécialisé qui n’est plus qu’un rouage dans la chaîne de production. Pour asservir la main-d’œuvre, les Italiens utilisent le système flamand : le « verlag system » (de « verlagen »: abaisser, diminuer, avilir ) qui deviendra le « truck-system » en Angleterre. Ce système enchaîne l’ouvrier à sa tâche car : « il devait rembourser en heures de travail les avances de marchandises ou les prêts d’argent, estimés souvent à une valeur bien supérieure à leur valeur réelle. ». Les banquiers sont maîtres des guildes, leurs inspecteurs ne sont pas habilités à recevoir des plaintes, les guildes ont « leurs propres officiers et leurs propres prisons pour châtier tout travailleur récalcitrant ».[14]
Tous ces faits poussent l’historien à résumer ainsi la situation: « Pendant tout le Moyen Age, dans le monde chrétien d’Occident, le travail des hommes s’inscrit soit dans le cadre féodal des seigneuries locales, soit, plus tard, dans le cadre bourgeois et capitaliste des villes. Aucun métier n’y échappe et l’idée d’une profession « libérale », affranchie de ces contraintes, est complètement étrangère à l’époque. Dans les sociétés médiévales de l’Occident, l’homme ne travaille et ne vit qu’en fonction du groupe, familial, religieux ou professionnel. »[15]
Et on peut ajouter que les conditions de travail sont dures. L’activité économique modelée par le commerce a ses lois et ce ne sont pas les idées religieuses qui semblent déterminantes sauf en ce qui concerne l’interdiction du travail aux jours fixés par l’Église. C’est dans le régime des congés que l’influence de l’Église se fait sentir et, heureusement pour les travailleurs, les fêtes chômées, fêtes religieuses pour la plupart, sont nombreuses « si bien que le nombre de jours de travail, environ 250 par an, était sans doute le même qu’aujourd’hui. »[16] Cet interdit formel, nous le verrons, a ici et là, à certaines époques, suscités le mécontentement des travailleurs, privés de revenus bien nécessaires ou frustrés dans leur désir de gagner davantage. Notons aussi qu’une réflexion sur le « dimanche » et la fête religieuse en général aurait pu aussi déboucher sur d’intéressantes considérations, comme nous le verrons plus loin[17].
Une fois de plus, certains écrivains vont se montrer sensibles à la condition des travailleurs. On se souvient de Complainte des tisserandes flamandes:
« Toujours tisserons drap de soie,
Jamais n’en serons mieux vêtues,
Toujours serons pauvres et nues
Et toujours aurons faim et soif…
Nous avons du pain à grand-peine,
Peu le matin et le soir moins…
Mais notre travail enrichit
Celui pour qui nous travaillons.
Des nuits veillons grande partie. »[1]
Les hiérarchies et les crises économiques ont ainsi suscité des revendications d’égalité. Au cœur de la très prospère cité de Bruges, Jacob van Maerlant[2] s’insurge : « Il y a deux mots funestes dans le monde, le mien et le tien. Si on pouvait les supprimer, partout régneraient paix et discorde. Hommes et femmes, tous seraient libres et il n’y aurait plus d’esclaves. Tout serait en commun, le blé comme le vin… Les biens abondent ; il faudrait les mettre en commun et en faire profiter ceux qui sont pauvres. Ainsi toute guerre cesserait, l’âme se laverait et se purifierait du péché. »[3]
De telles théories « communisantes » se répandent partout, en Angleterre surtout : le prêtre John Ball, en 1381, prêche la révolte de région en région, proclame l’égalité des hommes, réclame la confiscation des terres de l’Église pour les distribuer aux paysans pauvres. Dans un célèbre sermon sur l’inégalité, il lança « Lorsque Adam bêchait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme ? »[4]
On trouve l’écho de ces protestations chez Froissart[5] : « Bonnes gens, les choses ne peuvent pas bien aller et n’iront pas bien en Angleterre tant que les biens ne seront pas mis en commun, tant qu’il y aura des vilains et des gentilshommes et que nous ne serons pas tous égaux. Pourquoi ceux que nous nommons seigneurs sont-ils plus grands maîtres que nous ? Nous venons tous d’un même père et d’une seule mère, Adam et Eve. En quoi peuvent-ils dire et montrer qu’ils sont mieux seigneurs que nous, sauf parce qu’ils nous font cultiver et labourer ce qu’ils dépensent ? Ils sont vêtus de velours et nous de pauvres étoffes ; ils ont les vins, les épices et les bons pains, nous avons le seigle, le son et la paille et nous buvons de l’eau ; ils reposent en de beaux manoirs et nous avons la pluie et le vent dans les champs, et il faut que de nous et de notre labeur, vienne ce dont ils vivent. »
Dans son Roman de Troie qui forme avec les deux autres romans de la « trilogie antique » (Roman de Thèbes et Roman d’Eneas) une sorte d’ »encyclopédie »[6]où, notamment, nous voyons vivre les diverses classes de la société, Benoît de Sainte-Maure écrit : « Ce sont les paysans qui font vivre les autres, qui les nourrissent et les soutiennent, et pourtant ils endurent les plus graves tourments, les neiges, les pluies, les ouragans. Ils ouvrent la terre de leurs mains, avec grand mésaise et grande faim. Ils mènent une assez âpre vie, pauvre, souffreteuse et mendiante. Sans cette race d’hommes, je ne sais pas vraiment comment les autres pourraient durer. »
Outre ces prises de position d’intellectuels éclairés, il convient de constater aussi que les travailleurs ont réagi souvent violemment contre le sort qu’ils subissaient mais ces réactions ne sont ni générales, ni uniformes, ni nécessairement codifiées. Elles se heurteront longtemps, d’une manière ou d’une autre, à l’idéologie tripartite et à la bipartition économique.
Des avancées eurent lieu, lorsque les « maîtres » y trouvaient de l’intérêt : bien des affranchissements, par exemple, furent octroyés non pour raisons humanitaires mais simplement parce qu’on avait constaté que le salarié travaille davantage et rapporte plus que le serf.
Les circonstances peuvent aussi inopinément servir la cause des travailleurs. Aux XIVe et XVe s, l’Europe connut une agitation religieuse, une extension de la sorcellerie, les croisades, les famines, la peste, la guerre de cent ans, des dévaluations ; tous ces facteurs, à des titres divers, ont eu des incidences sur la vie sociale et économique. Pour ne prendre qu’un exemple, « la peste fut la cause de l’amélioration du niveau de vie des survivants »[7] : la raréfaction de la main-d’œuvre favorisa les revendications et les ouvriers non spécialisés malgré les réticences et les efforts des employeurs. De plus, après les hausses du temps de la peste, les prix diminuèrent (sauf pour le fer à cause de l’industrie des armes). La situation nouvelle poussa le poète John Gower, vers 1375, à se plaindre en ces termes choquants même s’ils sont littérairement exagérés : « Tout va de mal en pis dans ce bas monde : bergers et vachers exigent pour leur labeur plus que le bailli acceptait autrefois pour lui-même. Pour mener à bien une affaire, il faut payer la main-d’œuvre cinq ou six shillings, alors qu’elle en valait deux il n’y a pas si longtemps… Ah, quelle époque !… Les pauvres et le petit peuple s’habillent mieux que leurs maîtres. Bien plus, ils s’attifent de beaux vêtements de toutes les couleurs. Si ce n’était pour flatter leur vanité ou pour leurs affaires personnelles, ils se contenteraient de toile grossière comme au bon vieux temps… Ah, quelle époque !… Je vois des pauvres plus hautains que leurs seigneurs. Chacun tire à soi ce qui lui plaît. »[8]
Pour l’essentiel, le statut du travail et du travailleur ne va pas beaucoup évoluer[1]. Nous sommes toujours dans le cadre de la tripartition fonctionnelle qui s’est compliquée d’une bipartition économique et sociale suite à l’apparition d’une nouvelle classe : la bourgeoisie qui va de plus en plus s’imposer par sa puissance financière et sera, sans surprise, le moteur des révolutions qui lui donneront le surplus du pouvoir politique qui lui échappait encore.
On ne s’étonnera pas du langage employé par Richelieu dans son Testament politique[2] à propos de l’impôt[3] : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir. S’ils étaient libres de tributs, ils penseraient l’être de l’obéissance. Il les faut comparer aux mulets qui, accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail ; mais, ainsi (de même que) ce travail doit être modéré et qu’il faut que la charge de ces animaux soit proportionnée à leurs forces, il en est de même des subsides à l’égard des peuples. S’ils n’étaient modérés lors même qu’ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient pas d’être injustes… Ainsi qu’un prince ne peut être estimé bon s’il tire plus qu’il ne faut de ses sujets, les meilleurs ne sont pas toujours ceux qui ne lèvent jamais que ce qu’il faut ».
A propos du travail manuel ou mécanique, les avis continuent à différer. Si les ingénieurs le tiennent en grande estime[4], par orgueil, esprit de profit ou désir de puissance[5], il est, en général, de bon ton, dans la « bonne société », de le mépriser. Dans le Dictionnaire français de Richelet, en 1680[6], on peut lire à la rubrique « mécanique » : « ce mot, en parlant de certains arts, signifie ce qui est opposé à libéral et honorable ; le sens en est bas, vilain et peu digne d’une personne honnête. »
Comme au moyen-âge, certains écrivains se montrent sensibles aux misères des paysans, premières victimes des guerres. On se souvient de ces vers d’Agrippa d’Aubigné:
« Mais je te plains, rustique, qui, ayant la journée
Ta pantelante vie en rechignant gagnée (…).
Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,
Que la terre connaît pour enfants complaisants (bien-aimés, qui lui plaisent) ».[1]
On se souvient aussi du bûcheron de la fable La mort et le bûcheron et de la description que La Fontaine fait de la condition de cet homme en marche vers sa « chaumine enfumée »:
« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée. »
Le même La Fontaine, dans sa fable, Le jardinier et son Seigneur, met en scène un homme « demi-bourgeois, demi-manant » qui, ayant demandé de l’aide à son seigneur pour se débarrasser d’un lièvre destructeur, se trouve confronté, impuissant, à la mentalité féodale d’un seigneur sans gêne et sans scrupule, qui va piller le garde-manger, caresser la fille de la maison, et détruire le jardin:
« … les chiens et les gens
Firent plus de dégâts en une heure de temps
Que n’en auraient fait en cent ans
Tous les lièvres de la province ».
Commentant ce texte, H. Taine concluait que « le vilain est toujours gent corvéable et taillable (…) »[2]. La Fontaine le montrera encore dans La vieille et les deux servantes exploitées sans relâche par leur maîtresse.
En même temps, rappelons-nous, l’auteur fait l’éloge du travail dans Le laboureur et ses enfants:
« Travaillez, prenez de la peine…
d’argent, point de caché. Mais le père fut sage
De leur montrer, avant sa mort,
Que le travail est un trésor. »
On s’en rend compte aussi dans Le savetier et le financier où le travail simple procure plus de joie et de paix que la gestion d’une fortune. Dans la même fable, La Fontaine se fait l’écho d’une revendication qui se manifestera souvent et de plus en plus contre l’abondance de jours chômés qui privent le travailleur de revenus:
« Le mal est que, dans l’an, s’entremêlent des jours
qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône ».
Mais c’est chez La Bruyère que l’on trouve l’approche la plus intéressante de la pauvreté et de ses causes. L’auteur ne craindra pas de contester l’intolérable inégalité des conditions : « Il y a des misères qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. »[3] L’idée sous-jacente sera développée dans la dernière page de son livre : « Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre sans exception soient chacun dans l’abondance, et que rien ne leur manque, j’infère de là que nul homme qui est sur la terre n’est dans l’abondance et que tout lui manque. Il n’y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l’argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres et qui fouillera les mines ? (…) Si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d’une région à une autre les lingots ou les choses échangées ? qui mettra des vaisseaux en mer ? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S’il n’y a plus de besoins, il n’y a plus d’arts, plus de sciences, plus d’inventions, plus de mécanique. d’ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l’impunité.
Si vous supposez au contraire que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l’horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l’arrosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l’abondance ; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s’ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu’ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent : tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.
Mettez l’autorité, les plaisirs et l’oisiveté d’un côté, la dépendance, les soins et la misère de l’autre : ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes ou Dieu n’est pas Dieu.
Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.
Les extrémités sont vicieuses et partent de l’homme : toute compensation est juste et vient de Dieu. »[4]
La description peut paraître un peu naïve par son caractère très théorique mais la conclusion est juste et bien conforme à ce qu’Aristote et saint Thomas nous ont appris de la justice.
Malheureusement, cette voix est bien isolée comme celle, d’ailleurs, de Descartes qui, à la recherche de « connaissances qui soient fort utiles à la vie », estime « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[5]
Descartes, par le renversement qu’il souhaite, par la prééminence de la « pratique » sur la spéculation, qu’il appelle de ses vœux, annonce une nouvelle culture celle qui accompagnera le bouleversement de la révolution industrielle. Le philosophe offre même, dans ce passage, une première approche d’une conception matérialiste de l’homme dont le bonheur dépendrait de la matière.
En attendant ce basculement d’un extrême à l’autre, du mépris de la matière à l’exaltation de la transformation du monde, l’Église continue de prêcher aux pauvres l’acceptation de leur condition privilégiée dans le plan du salut et aux riches la générosité pour mériter leur salut.
Quant au travail, il reste, dans cette théologie négative, une punition, un moyen de faire pénitence, de se libérer des mauvais penchants ou une possibilité de faire l’aumône si l’on manque de moyens[1].
Comment peut-on estimer justement le travail lorsque l’on méprise les biens du monde et les plaisirs même les plus légitimes ? Comment l’estimer lorsqu’on continue, consciemment ou non, à vivre selon le schéma platonicien et que l’on considère que seul l’esprit importe ? Comment l’estimer si la pauvreté matérielle est finalement une chance ?
C’est l’époque où Bossuet recommande : »ne murmure pas en ton cœur en voyant les profusions de ces tables si délicates, ni la folle magnificence de ces ameublements somptueux : ne te plains pas que ton Dieu te maltraite en te refusant tous ces délices. Mon cher frère, n’as-tu pas du pain ? Il ne promet rien davantage. C’est du pain qu’il promet dans son évangile (…) » C’est-à-dire ce qui est nécessaire à la subsistance. Et cette promesse n’est faite qu’à ceux qui cherchent d’abord le Royaume de Dieu : « Toi donc, mon frère, qui te plains sans cesse de la ruine de ta fortune et de la pauvreté de ta maison, mets la main sur ta conscience : as-tu cherché le Royaume de Dieu ? » Mais même cette promesse ne nous donne pas « une certitude infaillible » comme nous le révèle la vie d’Elie ou de Paul. Car « ce n’est pas assez au Sauveur de nous détacher simplement de l’agréable et du superflu, (…) mais qu’il nous veut mettre encore au-dessus de ce que le monde estime le plus nécessaire. Car il ne prêche pas seulement le mépris du luxe et des vanités, mais encore de la santé et de la vie. (…)Cherchez donc sa vérité et sa justice, cherchez le royaume qu’il vous prépare, et soyez assurés sur sa parole que tout le reste vous sera donné, s’il est nécessaire ; et s’il ne vous est pas donné, donc il n’était pas nécessaire ». (…) Je vous ai appris, âmes fidèles, à mépriser les biens superflus ; méprisez donc aussi votre vie ; car elle vous est superflue, puisque vous en attendez une meilleure. »[2]
C’est l’époque où, comme les autres grands prédicateurs Bossuet et Massillon, Bourdaloue déclare : « S’il y a de l’innocence dans le monde, où est-elle, sinon dans les conditions et dans les états où la loi du travail est inviolablement observée ? » L’auteur pense « à ces médiocres états de vie, qui subsistent par le travail, à ces conditions moins éclatantes, mais plus assurées pour le salut, de marchands engagés dans les soins d’un légitime négoce, d’artisans qui mesurent les jours par l’ouvrage de leurs mains, de serviteurs qui accomplissent à la lettre le précepte divin : vous mangerez selon que vous travaillerez. »[3]
C’est l’époque où un évêque peut décréter que : « Dieu a créé le riche afin qu’il rachète ses péchés en secourant le pauvre ; il a créé le pauvre afin qu’il s’humilie par le secours qu’il reçoit du riche. »[4]
C’est l’époque où un jésuite ne craint pas d’affirmer aux pauvres qui l’écoutent : « Vous êtes nés pauvres , c’est Dieu qui l’a voulu »[5]. Epoque où d’autres continuent à penser simplement que la paresse fait les pauvres et le mérite le riche.
Les jansénistes de Port-Royal n’apporteront rien de neuf sur ce terrain. Certes, ils travaillaient de leurs mains mais parce que, comme l’écrivait Nicole, « la vie laborieuse diminue toujours l’amour du monde (…). Il faut regarder le travail comme une pénitence que Dieu a imposée à l’homme et dont personne n’est dispensé.(…) Personne ne doit se croire dispensé de l’obligation de travailler, sous prétexte qu’il est d’une condition distinguée, ou qu’il n’a pas besoin de travailler pour vivre. »[6]
Finalement, chassée du champ de l’investigation intellectuelle, philosophique ou théologique, l’aspiration à une société plus juste, plus égalitaire, à un plus grand respect pour tout travailleur et tout travail, va s’exprimer dans les utopies.
Rabelais[1] décrit l’éducation idéale qui ne néglige aucun domaine de l’activité humaine. Ainsi, Gargantua et son maître utiliseront « des marropchons (houes), des pioches, serfouettes (sortes de bêches), bêches, tranches (tranchoirs) et autres instruments requis à bien herboriser. » Il nous est dit aussi qu’ils « s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. (…) Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers (faiseurs de tapisseries de « haute lisse »), les tissoutiers (tisserands), les veloutiers, les horlogers, mirailliers (miroitiers), imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. »
Ce sont surtout les créateurs de cités idéales, More, Campanella, Fleury ou Fénelon qui, en s’appuyant sur le modèle monastique, exprimeront le rêve de sociétés égalitaires qui estiment tout travail.
Thomas More, dans son Utopie[2] raconte qu’« il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes, et dont personne n’a le droit de s’exempter, c’est l’agriculture. (…) Outre l’agriculture, qui, je le répète, est un devoir imposé à tous, on enseigne à chacun une industrie particulière. Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçons ou potiers ; d’autres travaillent le bois ou les métaux.(…) Tous, hommes et femmes, sans exception[3], sont tenus d’apprendre un des métiers mentionnés ci-dessus. (…) La fonction principale et presque unique des syphograntes (magistrats renouvelés annuellement) est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier. Six heures sont employées aux travaux matériels (…): trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper. » Les moments de loisir sont occupés librement par des cours ou l’« exercice de leur état », la musique, la conversation, pas de jeux hormis « la bataille arithmétique » et le « combat des vices et des vertus. (…) Les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation ». En effet, tout le monde travaille, à quelques exceptions nécessaires près, aux choses vraiment nécessaires : pas de luxe, pas de gaspillage, ni d’ »arts vains et frivoles ». En conclusion, « le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »
De telles descriptions hanteront longtemps encore l’imaginaire et stimuleront peut-être, comme elles l’ont déjà fait[4], les efforts à consentir pour l’établissement d’une société plus juste. Toutefois, dans l’immédiat, l’émergence du protestantisme va, elle, mettre en question, efficacement, l’ordre social établi et le pauvre statut du travailleur.
Il faut nous arrêter, dans la famille chrétienne mais en dehors de la mouvance catholique à la position qu’adoptèrent les protestants en matière socio-économique en nous appuyant d’abord sur la présentation qu’en fit le sociologue et économiste allemand Max Weber[1]. Sa thèse est très célèbre[2] et est encore aujourd’hui au centre de nombreux débats et discussions. Elle mérite toujours d’être examinée car elle est source de malentendus ou plutôt d’interprétations abusives.
Selon Max Weber, même si l’entreprise capitaliste a toujours existé, il y aurait une affinité entre l’éthique protestante, calviniste surtout, et l’esprit du capitalisme moderne c’est-à-dire le « capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre »[3]. Cette affinité se manifesterait d’abord par une nouvelle conception du travail. L’auteur note, en effet, que « si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une fréquence digne de remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions dans la presse, la littérature et les congrès catholiques en Allemagne : que les chefs d’entreprise et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main-d’œuvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants ».[4]
Une nouvelle éthique du métier trouverait son origine dans la théorie luthérienne de la vocation. Pour traduire Luther va employer le mot Beruf qui signifie à la fois « vocation » et « profession » dans sa traduction de ce passage de la Bible:
« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien
et vieillis dans ton travail.
N’admire pas les œuvres du pécheur,
confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. »[5]
Dès lors, il va considérer que tout travail est une vocation alors que la tradition catholique avait tendance, semble-t-il, à n’employer le mot « vocation » qu’à propos des engagements strictement religieux.
Luther va opposer sa conception à celle des catholiques : « Si tu demandes si c’est une action bonne d’exercer son métier et d’accomplir tout ce qui est nécessaire à la vie et utile au bien commun[6], et si cela plaît à Dieu, tu verras qu’ils disent non et qu’ils rétrécissent le domaine des bonnes œuvres aux prières, aux jeûnes, aux aumônes ordonnées par l’Église. Ils croient que Dieu ne se préoccupe pas de ce que nous faisons en dehors de cela. Ils réduisent et amoindrissent le domaine dans lequel nous sommes appelés à servir Dieu. Mais tout ce que l’on peut dire et faire sous l’inspiration de la foi est un service rendu à Dieu… Par la foi, toute distinction entre les œuvres tombe, qu’elles soient grandes ou petites, courtes ou larges, nombreuses ou insignifiantes. Car les œuvres ne sont pas agréables à Dieu en elles-mêmes, mais à cause de la foi qui les inspire. »[7]
Tous les descendants d’Adam sont appelés au travail et, pour répondre à ce devoir, chaque homme reçoit un appel et pas seulement l’ecclésiastique. Tout travail est donc digne puisque, quel que soit l’état où nous sommes appelés, quel que soit notre métier, nous devrons travailler au service de Dieu. Quelle que soit l’œuvre, elle ne vaut que par la foi qui l’animera.
Commentant cet aspect de la pensée de Luther, un auteur protestant, Michel Johner[8], nous montre que nous touchons là au centre même de la pensée protestante : « il n’y a de « salut » ou de « justification » qu’à travers un acte de foi personnel en l’œuvre rédemptrice accomplie par Jésus-Christ ». Il en découle « une valorisation certaine de l’individu ou de l’individualité au détriment des médiations sacramentelles et ecclésiales ». Chaque être est unique et tout croyant est « prêtre devant Dieu ». Tout naturellement donc, soit dit en passant, le protestantisme va inspirer un gouvernement démocratique dans l’Église et puis dans la société.
Luther au travers de sa conception du beruf, a « étendu à l’exercice des professions (manuelles, artisanales, commerciales, techniques) la dignité spirituelle et religieuse qui était jusqu’alors reconnue à la vocation des prêtres et des moines. » Le métier va donc prendre plus d’importance[9] dans la mesure où, pour Luther, la vocation professionnelle va se revêtir « d’une dignité religieuse égale à celle du ministère ecclésial traditionnel. » En même temps, il est reconnu que « l’activité professionnelle se déploie dans une sphère qui lui est propre, dans laquelle l’Église n’a pas vocation d’intervenir de façon directe, et dans laquelle, en conséquence, l’énergie créatrice de l’artisan peut se déployer en toute liberté. » il n’empêche que le travailleur luthérien à travers sa tâche particulière, est « ministre de Dieu » et « glorifie Dieu (…) autant que le prêtre ». Son indépendance se manifeste par rapport à l’Église et non par rapport à Dieu. Naît alors, comme dit Weber un « ascétisme séculier » à l’intérieur de l’activité professionnelle alors que, dans la tradition catholique, l’ascétisme impliquait la fuite du monde.
Toutefois, Luther, très attaché au modèle socio-économique offert par la Bible, rêvait d’un retour à une économie patriarcale. C’est Calvin[10] qui, en s’appuyant sur le concept de Beruf va construire une éthique nouvelle qui se mariera parfaitement avec le capitalisme moderne.
Toujours selon Michel Johner, Calvin reprenant les idées de son prédécesseur va préciser que « la dignité du travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures. (…) Le travail n’est pas digne en soi, mais susceptible de le devenir en se réinscrivant dans la continuité du travail de Dieu. » Dieu est l’inspirateur et le bénéficiaire du travail de l’homme. Il est « le grand pourvoyeur de la richesse ». Par le fait même, la rétribution du travail doit être regardée « comme don de Dieu (…), comme le salaire immérité dont il plaît à Dieu, dans sa grâce, d’honorer l’œuvre de chacun. » Patrons et employés sont débiteurs de Dieu et doivent « se répartir équitablement ces fruits en tenant compte de l’apport initial et de la responsabilité de chacun »[11]. Dans cet esprit, la propriété et la richesse acquises par un travail qui vise à l’accroissement des revenus au delà du minimum nécessaire, ne causent plus de problèmes de conscience. Au contraire de ce qui se passait avant la Réforme, c’est désormais la richesse créée avec effort, celle des bourgeois, qui est honorable et non plus celle qui a été reçue sans effort.
Les puritains[12] poursuivront le raisonnement en mariant l’enrichissement et l’ascèse : il ne s’agit pas de thésauriser et de vivre oisif ou de gaspiller en luxe la fortune gagnée mais bien, par des réinvestissements immédiats, d’accroître la fortune en vivant simplement car il s’agit de glorifier Dieu et non de se glorifier.
A cet endroit, M. Johner prend ses distances par rapport à une thèse de Weber et à son exploitation, semble-t-il, par certains puritains américains surtout. Pour Weber, la prédestination pousse les hommes à chercher les signes de leur salut ou de leur perte. C’est dans l’activité économique qu’ils chercheraient à dissiper leur doute religieux. Dans la mesure où l’« on reconnaît l’arbre à ses fruits », la réussite économique serait un de ces fruits et l’enrichissement une preuve de la bénédiction de Dieu, une sorte de « sacrement séculier ». Cette théologie « de la rétribution » ou « de l’abondance » trahit, pour Johner, la pensée de Calvin qui demande simplement la confiance face à la prédestination[13]. Cette théologie n’a rien de biblique puisque le texte sacré montre que le pauvre Job reste béni de Dieu. Même si la richesse peut avoir un sens prophétique comme c’est le cas pour Salomon dont la splendeur annonce celle du Royaume qui vient, on ne peut rattacher systématiquement richesse et bénédiction. d’autre part comment, dans l’économie moderne, pourrait-on lier misère et paresse, prospérité et vertu ? Le capitalisme rémunère-t-il vraiment les hommes suivant leur mérite ?
Reste la question du prêt à intérêt qui, toléré par Calvin à certaines conditions, aurait constitué « un tournant majeur de l’histoire économique occidentale ». Nous devrons contester ce privilège « calviniste » lorsque nous aborderons, plus loin, cette question.
Pour l’essentiel, l’analyse du protestant belge J.-L. Simonet[14] rejoint celle de Michel Johner, en tout cas en ce qui concerne les fondements de l’éthique protestante.
Attaché à la justification par la foi seule, le croyant « sert Dieu par reconnaissance et pour montrer sa reconnaissance. Ce service de dieu est avant tout orienté vers le prochain. » Ce n’est pas l’œuvre qui justifie mais la foi et donc les œuvres sont bonnes seulement « si elles sont accomplies dans la foi en la justification de Dieu. La foi, dira Luther, est donc la bonne œuvre par excellence, puisqu’elle confère la bonté à toutes les autres œuvres ». Autrement dit encore, « un acte qui serait conforme au commandement de Dieu, mais qui serait accompli hors de la foi, ne pourrait être offert à la justification de Dieu, et ne pourrait, en conséquent, en toute rigueur, être vraiment appelé bon (on pourrait rappeler ici le verset qui dit « devant Dieu, nos bonnes œuvres sont comme du linge souillé »). » Par conséquent, « il ne peut plus y avoir d’œuvres surérogatoires[15]. Plus besoin, non plus, de rechercher l’extraordinaire (l’ascèse, les « conseils évangéliques »): l’action la plus profane, accomplie dans la foi, et au service du prochain, est sainte. L’état chrétien par excellence n’est plus l’état religieux du moine qui s’isole du monde pour s’efforcer vainement d’être plus près de Dieu ; l’état monastique, recherche de l’extraordinaire, est au contraire une fuite devant les tâches les plus ordinaires que Dieu confie au Chrétien. Luther réhabilite donc la sphère profane, et en particulier l’exercice de la profession, qui est toujours une vocation (Beruf) de Dieu au service des hommes (ceci est dans la même ligne que la redécouverte par Luther du sacerdoce universel des croyants) ».
J.-L. Simonet ajoute : « Calvin , plus jeune que Luther, perçoit mieux que celui-ci les conséquences de la libération du Chrétien pour son service dans la sphère profane, et vit davantage les transformations économiques de son siècle. Calvin admet le prêt à intérêt (position audacieuse pour l’époque), fait important pour l’avenir du capitalisme commercial et industriel ; il a encouragé l’esprit d’entreprise de Chrétiens qui servent Dieu et le prochain en développant leurs affaires: le succès en affaires est pour Calvin une bénédiction de Dieu, dont le Chrétien profitera avec modération. »
Si nous ne pouvons admettre intégralement la radicalité avec laquelle les protestants proclament la justification par la foi ni leur refus de distinguer, dans la même foi, les vocations laïques et religieuses, saint Thomas nous a montré que le travail, tout travail, avait un caractère religieux, devait être respecté[16] car le travailleur était à l’image d’un Dieu créateur et ouvrier. Comme le luthérien ou le calviniste, le catholique peut rappeler l’origine divines des métiers en s’appuyant, par exemple, outre la Genèse, sur le livre de l’Exode[17]. Saint Thomas nous a montré aussi que le catholique n’est pas ennemi des richesses à condition qu’elles soient bien ordonnées. Même la notion de Beruf ne peut être considérée comme purement luthérienne dans la mesure où, d’une part, Paul recommande »que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu »[18] et dans la mesure où, d’autre part, nous avons entendu saint Thomas nous dire que « la répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre ».[19]
Il faut néanmoins reconnaître, comme dit précédemment, que ce sont des lumières qui n’ont pas été exploitées par les catholiques avant le XIXe siècle. Dès le XVIe siècle, se répand parmi les protestants la certitude que le travail, tout travail, accompli dans la foi, a une valeur positive, religieuse.
Quand on se rappelle ces seigneurs ou ces bourgeois qui donnaient aux monastères, à l’Église, des biens matériels pour recevoir, en retour, des biens spirituels, ce qui leur permettait de continuer à vivre n’importe comment, on peut comprendre aussi, à partir de là, l’attitude des protestants réagissant vivement, trop vivement, contre l’importance ainsi octroyée aux « œuvres » d’une part et à la pauvreté, d’autre part, présentée comme salvatrice en elle-même, indépendamment de la foi.
A partir de cette théologie, les protestants ont pu, bien plus tôt que les catholiques, contester la division tripartite traditionnelle et ont été plus vite et plus franchement des artisans efficaces dans l’instauration de la démocratie.
Quant à dire maintenant que la prospérité a été surtout le fruit du protestantisme, ce serait solliciter les textes car même pour Weber, il y a affinité entre capitalisme moderne et éthique protestante[20], des « affinités électives », mais il n’y a pas relation de cause à effet. Il est vrai que, dans l’optique catholique, surtout à l’époque, la richesse est sous haute surveillance et finalement culpabilisante alors que le protestant se sent encouragé à poursuivre librement et sans complexe les biens de ce monde mais néanmoins dans un cadre précis : « Dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber montre que le développement du capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu « naturel » de lois économiques « pures » (libéralisme économique), ni par l’économique déterminant en dernière instance (marxisme), non plus que par une constance psychologique, la « soif de l’or » (Sombart). Mais il ne substitue pas la causalité religieuse à la causalité économique : il explicite l’importance de l’éthique, plus que du dogme d’ailleurs, dans le traditionalisme économique comme dans l’émergence de conduites et de concepts économiques nouveaux. L’éthos calviniste, sa version puritaine surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au luxe, à tout ce qui est « irrationnel », car inefficace, inutile, était propice à la naissance de l’ »esprit du capitalisme moderne » : mentalité et style de vie impliquant libéralisme politique et libéralisme économique, pour exploiter les « chances formellement pacifiques » de profit du marché des biens et du travail. Une accumulation primitive du capital est possible sans le recours à la force ; le calvinisme et le puritanisme condamnant la jouissance des richesses, qu’il s’agisse de thésaurisation ou de dépense, comme dangereuses pour le salut de l’âme, seul l’investissement en capital, favorable au développement des entreprises, reste licite. »[21]
En tout cas, le capitalisme et la prospérité économique ne sont pas une nouveauté due au protestantisme comme certains lecteurs distraits de Weber le suggèrent parfois.
Alors que Michel Johner insiste sur le fait que le développement économique aux XVIIe et XVIIIe siècles est nettement sensible à l’intérieur des pays protestants, la plupart des historiens nous ont montré que le capitalisme existait avant l’apparition de la réforme, au sein de communautés catholiques ou juives. Ce qui est sûr, c’est qu’au XVIIe siècle, l’économie capitaliste va se déplacer vers le nord et que les protestants y joueront un rôle déterminant. En effet, anabaptistes, huguenots, piétistes, quakers, opposés à l’autorité de l’État et des églises et malmenés par tous les pouvoirs, condamneront la paresse et la consommation et favoriseront l’épargne et le travail, peut-être aussi parce que ces minorités persécutées et marginalisées sont particulièrement sensibilisées aux conditions de leur survie.
Il s’est trouvé tout de même, durant le XVIIe siècle, quelques serviteurs de l’État qui tentèrent d’attirer l’attention du pouvoir sur certaines injustices.
Pour nous en tenir à la France, on peut citer le président du tiers État Miron au roi qui, courageusement, fait remarquer au roi Louis XIII: « Sans le labeur du pauvre peuple, que valent à l’Église les dîmes, les grandes possessions ? A la noblesse, leurs belles terres, leurs grands fiefs ? Au Tiers État, leurs rentes et leurs héritages ? … Qui donne à votre Majesté les moyens d’entretenir la dignité royale, fournir aux dépenses nécessaires de l’État, tant dedans que dehors le royaume ? Qui donne le moyen de lever les gens de guerre que le laboureur. » Plus que l’impôt, c’est le passage des soldats qui ruine le paysan. En effet, les gens de guerre « ne sont pas si tôt en pied qu’ils écorchent le pauvre peuple qui les paie ; ils le traitent de telle façon qu’ils ne laissent point de mots pour exprimer leurs cruautés. Combien ont été plus doux les passages des Sarrasins, quand on les a vus en France, que ne sont aujourd’hui les rafraîchissements[1] des gens de guerre. ».[2]
La description de La Buyère déjà citée n’est pas une exagération littéraire comme on l’a dit parfois. Elle est confirmée par d’autres sources. Ainsi les Commissaires du Roi, en 1687, écrivent : « Il n’y a presque plus de laboureurs aisés. Autrefois ils étaient montés et fournis de tout ce qui était nécessaire pour l’exploitation des fermes ; ils avaient des bestiaux pour le labour et pour l’engrais ; ils avaient nombre de valets ; ils pouvaient garder le blé qu’ils recueillaient et le vendaient dans la saison.
Aujourd’hui il n’y a plus que de pauvres métayers qui n’ont rien. Il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux, qu’ils leur avancent de quoi se nourrir, qu’ils paient leurs tailles et qu’ils prennent en paiement toute leur portion de récolte, laquelle même quelquefois ne suffit pas. Ils sortent aussi gueux des métairies qu’ils y sont entrés. A peine peuvent-ils entretenir un valet. Dans leurs maisons, on voit une misère extrême. On les trouve couchés sur la paille : point de meubles, point de provisions pour la vie ; enfin tout y marque la nécessité. »[3]
Aux côtés de ces courageux « fonctionnaires » qui osent critiquer l’ordre établi et les privilèges, on doit surtout citer Vauban. Connu surtout comme spécialiste des sièges et des fortifications, Vauban fut aussi un économiste soucieux non seulement de la puissance de son pays mais aussi des remèdes à apporter à la misère du peuple.
Il publie, 1707, un Projet d’une dîme royale[4] où Vauban propose de substituer à la multitude complexe des taxes existantes (taille, aides, traites, …) un impôt unique, pesant, sans exception, sur tout ce qui porte revenu à hauteur de 5%. 10% étant considéré comme le maximum tolérable[5]. Son livre enseignait aussi « que le souverain doit égale protection à tous ses sujets ; que le travail est le principe de toute richesse, et que l’agriculture est le travail par excellence ; qu’il faut éviter les emprunts ; que toutes les entraves apportées au commerce et à l’industrie sont nuisibles au pays ; que le menu peuple qu’on méprise et qu’on accable est le véritable soutien de l’État. »
Conscient que trop d’impôt tue le travail, Vauban met ses espoirs dans la « modération dans l’imposition des revenus ». A la campagne, « celui qui pourrait se servir du talent qu’il a de savoir faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettrait, lui et sa famille, en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et celui qui pourrait avoir une ou deux vaches et quelques moutons oui brebis, plus ou moins, avec quoi il pourrait améliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manquerait pas de l’être s’il gagnait quelque chose et qu’on vît sa récolte un peu plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit, non seulement très pauvrement, lui et sa famille et qu’il va presque tout nu, c’est-à-dire qu’il ne fait que très peu de consommation, mais encore qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre, étant bien fumée et cultivée, on en prît occasion de l’imposer doublement à la taille. Il est manifeste que la première cause de la diminution des biens de la campagne est le défaut de culture et que ce défaut provient de la manière d’imposer les tailles et de les lever ».
Comme il l’écrit en conclusion, les fonds qui produisent les revenus du roi « doivent être affectés sur tous les revenus du royaume, de quelque nature qu’ils puissent être, sans qu’aucun en puisse être exempt, comme une rente foncière mobile, suivant les besoins de l’État, qui serait bien la plus grande, la plus certaine et la plus noble qui fût jamais, puisqu’elle serait payée par préférence à toute autre, et que les fonds en seraient inaliénables et inaltérables. Il faut avouer que si elle pouvait avoir lieu, rien ne serait plus grand ni meilleur ; mais on doit en même temps bien prendre garde de ne pas la outrer en la portant trop haut. »
Ces réflexions de bon sens n’eurent pas malheureusement la suite qu’on aurait souhaité. Vauban, ce catholique qui n’avait pas craint de s’opposer au roi lors de la révocation de l’Edit de Nantes (1685), tomba en disgrâce après la publication de son Projet d’une dîme royale qui scandalisa les privilégiés et les collecteurs d’impôts et fut finalement interdit.
Tous les témoignages cités ci-dessus nous montrent non seulement qu’il y a un lien entre la pauvreté et les conditions de travail mais aussi que des solutions ne peuvent être trouvées sans une intervention positive du pouvoir politique. A chaque fois, dans les exemples historiques repris, le roi est interpellé.
Il serait injuste cependant d’affirmer que le pouvoir est resté indifférent face à la pauvreté et qu’il s’est contenté de l’impôt pour assurer le fonctionnement de l’État.
Pour beaucoup d’auteurs, l’origine du droit au travail se trouve dans les « poor laws » établies en Angleterre dans l’esprit de la Réforme. Ces lois marquent l’intervention de l’État dans l’assistance. Dès 1536, Henri VIII avait établi le principe de l’assistance obligatoire des pauvres dans chaque paroisse et interdit la mendicité sous la menace de peines très sévères. En 1601, Elisabeth Ire perfectionne la mesures précédentes. Dans l’Old Poor Law, toujours sur une base paroissiale, elle établit un traitement différent pour les enfants et les invalides d’une part et les valides d’autre part[1]. Par une taxe spéciale, « les enfants et les invalides nécessiteux recevaient des allocations monétaires. En ce qui concerne les pauvres valides, leur situation d’indigence étant le plus souvent liée à l’inactivité, les paroisses étaient dans l’obligation de les secourir en leur fournissant un travail ».[2] La loi prévoit, par exemple, qu’ »il sera levé, chaque semaine, au moyen d’une taxe imposée à chaque habitant, telle somme jugée nécessaire pour acquérir une provision de lin, de chanvre, de laine, de fer et autres matières premières propres à être ouvragées par les pauvres ». Par ailleurs, « les juges de paix condamneront à la prison les indigents valides qui refuseront de faire la tâche qui leur aura été fixée ».[3] Ainsi furent créées les workhouses, ateliers collectifs où étaient hébergés et devaient travailler les indigents valides et où régnait une telle discipline qu’ils « ressemblaient beaucoup plus à des prisons qu’à des maisons de travail »[4] . L’Old Poor Law fut complétée par d’autres mesures : l’Act of Settlement (1662) ou « loi du domicile » qui interdisait aux paroisses de se débarrasser de leurs pauvres et contraignait ceux-ci à ne pas changer de domicile ; le Gilbert’s Act (1782) qui, notamment, permit d’accueillis des enfants et des invalides dans les workhouses.
Il est peut paraître un peu vite dit, comme le fait P. Rosanvallon, que nous trouvons là l’origine du droit à l’assistance et, en même temps, du droit au travail, vu la coercition rigoureuse. Mais, même si l’on pense qu’il est plus juste de dire que les Poor Laws « confèrent un droit à l’assistance à chaque habitant d’une paroisse et à celle-ci l’obligation de l’assister »[5], l’idée sous-jacente est bien que tout homme doit travailler, que le travail est une valeur et donc, que normalement, chacun doit pouvoir exercer son droit de travailler. Même si le contexte historique est sombre, pour la première fois, officiellement, l’aumône n’apparaît plus comme la panacée ou la seule voie pour lutter contre la pauvreté.
Toutefois, si le travail s’affirme comme une valeur et si le travailleur paraît plus digne que le mendiant ou le oisif, ce n’est qu’en tant que travailleur et non en tant que personne à part entière. Le travail prime notamment sur la liberté d’aller et venir. L’enfermement n’a pas pour but momentané de permettre au bout d’un temps l’autonomie mais, disons-le de garder une main-d’œuvre à bon compte.
Ce système fut exporté en Nouvelle-Ecosse et au Nouveau Brunswick (Canada), et aux États-Unis. Il fut imité un peu partout, aussi bien dans les pays protestants, Allemagne, Suisse, Scandinavie ou Pays-Bas (les « rasphuis ») que les pays catholiques : les hôpitaux généraux ou ateliers de charité en France, les « alberghi dei poveri » en Italie, ou « casas de misericordia » en Espagne.[6]
[7]
Dans le même esprit, ce ministre de Louis XIV va lutter contre l’aumône et privilégier le travail sans trop d’égards pour les personnes.
A Rouen, le 28-11-1660, il ordonne à l’intendant d’ »obliger les religieux qui font des aumônes publiques d’acheter des laines et de les faire filer parce qu’il n’y a rien qui entretienne plus la fainéantise que ces aumônes publiques qui se font presque sans cause et sans aucune naissance de nécessité ». Le 31-1-1681, il le félicite d’avoir invité des religieux « à faire travailler les pauvres auxquels ils donnent l’aumône, n’y ayant rien qui soit préjudiciable à l’État que la mendicité des pauvres valides qui peuvent travailler ». Il faut appliquer, dit-il, progressivement cette politique : « diviser ce qu’ils donnent aux pauvres, moitié en pain et moitié en laine », diminuer peu à peu le pain et augmenter la laine. Ainsi, « on pourrait réduire la mendicité aux pauvres malades et invalides ». Il souhaitait aussi que les femmes travaillent et fit prendre des mesures en ce sens mais la résistance des intéressées fut très forte.[8]
Ces mesures s’inscrivent dans une politique économique à laquelle il convient de s’arrêter un peu.
L’idée de base qui guida Colbert était que la richesse d’un État dépend essentiellement de la quantité de numéraire qu’il possède et donc, disait-il, « pour augmenter les cent cinquante millions qui roulent dans le public, de vingt, trente, soixante millions, il faut bien qu’on le prenne aux États voisins ». Dans cette optique le commerce est une guerre, « une guerre perpétuelle et paisible d’esprit et d’industrie entre toutes les nations »[9]. L’objectif sera de vendre beaucoup et d’acheter peu en augmentant considérablement les droits de douane sur les produits étrangers concurrents et en abaissant les droits intérieurs sur les produits nationaux. Le colbertisme est protectionniste.
Il est aussi, on s’en doutait, dirigiste. L’État intervient constamment dans la vie économique, il investit dans de nouvelles entreprises : les manufactures qui jouissent d’un monopole[10]. Il impose une politique de bas salaires pour vendre à bon compte et fait appliquer dans les manufactures des règlements minutieux et même tatillons qui prévoient des sanctions en cas de non-respect[11].
Dans ces manufactures où le travail est très divisé, on emploie de manière permanente une minorité de travailleurs qualifiés, un nombre variable d’auxiliaires à la journée et des artisans qui alentour travaillent pour la manufacture. On parlerait aujourd’hui de flexibilité et de sous-traitance. La discipline dans les manufactures était telle qu’on les compare à des casernes ou mieux à des couvents. On y travaille dix à treize heures par jour, dans le silence qui ne peut être interrompu que par des cantiques. La journée commence par le signe de la croix ou par une prière, les repas sont précédés d’un benedicite, on y lit la Bible, la confession est obligatoire aux grands fêtes. Il y est interdit de bavarder de chanter de fumer, etc.[12]
Ces règlements furent l’occasion d’abus de la part des dirigeants et furent souvent mal acceptés par les ouvriers[13] qui s’y engageaient malgré tout pour échapper aux charges et impôts ordinaires.
Pour favoriser l’exportation, Colbert développa aussi la marine et encouragea l’expansion coloniale qui permettait d’importer des matières premières « nationales ». C’est dans ce cadre que Colbert décida, en 1681, de rédiger un code de lois concernant l’esclavage. Il fut appelé Code noir[14] et parut en 1685, deux ans après la mort de Colbert, signé par Jean-Baptiste Colbert marquis de Seignelay, son fils, qui lui succéda au secrétariat d’État à la Marine.
Si la politique économique de Colbert assura la richesse de certaines villes, il faut tout de même préciser que l’agriculture fut sacrifiée, que les règlements sclérosèrent les fabriques, que cette politique confondait le bien de la nation et la puissance de l’État, et que le protectionnisme outrancier fut la cause principale de guerres incessantes et coûteuses.[15]
La politique de Colbert annonce des temps nouveaux et surtout un esprit nouveau. C’est, on ne s’en étonnera pas, dans le monde anglo-saxon que cet « esprit » va se développer.
Dans ses réflexions sur l’éducation, John Locke annonce : « ...je vais parler de la nécessité d’un métier, et je n’ai prétendu élever qu’un gentleman dont la condition ne paraît pas compatible avec un métier. Et cependant je n’hésite pas à le dire, je voudrais que mon gentilhomme apprît un métier, oui, un métier manuel ; je voudrais même qu’il en sût deux ou trois, mais un particulièrement. (…) Les arts manuels, qui pour être appris et pour être pratiqués exigent le travail du corps, ont pour résultat non seulement d’accroître notre dextérité et notre adresse par l’exercice, mais aussi de fortifier notre santé, surtout ceux auxquels on travaille en plein air. Dans ces occupations-là, par conséquent, la santé et l’habileté progressent conjointement, et l’on peut en choisir quelques-unes pour en faire les récréations d’un enfant dont l’affaire principale est l’étude des livres. »[1]
Cette valeur du travail lui est inspirée par le texte de la Genèse. Locke constate que Dieu « a donné la terre aux hommes en commun » et, en même temps, leur a commandé « de labourer et cultiver la terre ». Les deux choses étant « jointes ensemble », il en conclut que « le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étaient, les a fixées et me les a appropriées ». En effet, si Dieu a donné la terre aux hommes en commun, « il l’a donnée pour l’usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables ; non pour être l’objet et la matière de la fantaisie ou de l’avarice des querelleurs, des chicaneurs ». Ainsi, si l’accumulation excessive et le gaspillage sont une usurpation de la portion du prochain[2], le bien qui n’est pas travaillé redevient libre : « Mais si l’herbe de son clos se pourrit sur la terre, ou que les fruits de ses plantes et de ses arbres se gâtent, sans qu’il se soit mis en peine de les recueillir et de les amasser, ce fonds, quoique fermé d’une clôture et de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et déserte, et peut devenir l’héritage d’un autre ». Si le travail crée un droit de propriété, il établit en même temps une différence de valeur entre les choses : « qu’on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre, où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un arpent de la même terre, qui est laissé Commun, sans propriétaire qui en ait soin : et l’on sera convaincu entièrement que les effets du travail font al plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres ».[3]
Cette philosophie va se populariser. Ainsi, Daniel Defoë[4] dans Robinson Crusoë « montre que seul le travail persévérant permet à l’homme, non seulement de maîtriser la nature, mais encore de surmonter les épreuves de la solitude et du découragement »[5]. Et Benjamin Franklin[6] dans son Almanach du Bonhomme Richard va diffuser sa philosophie puritaine : « Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui » ; « Il n’y a point de profit sans peine » ; « La paresse est semblable à la rouille, elle use plus que le travail ».
On sait que l’Angleterre, au XVIIIe siècle, va exercer une grande influence sur les « philosophes » français et quelle que soit leur tendance.
Il est clair que Montesquieu, devant « les pays désolés par le despotisme, ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques (…) »[7], a en tête l’exemple anglais et la pensée de Locke lorsqu’il écrit qu’ »un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Celui qui n’a aucun bien et qui travaille, est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celui qui n’a rien et qui a un métier, n’est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L’ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s’est multiplié à proportion de leur nombre. Il n’en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfants.
Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’État est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un État bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail ».[8]
Grand vulgarisateur de la pensée de Locke[9], Voltaire, tout en tenant parfois des discours très réactionnaires[10], va montrer son admiration pour l’Angleterre.
Dans une de ses Lettres philosophiques, appelées aussi Lettres anglaises, il évoque le temps où l’Angleterre ne connaissait pas, dans son gouvernement, le « mélange heureux », « ce concert entre les Communes, les Lords et le Roi » : « Tandis que les barons, les évêques, les papes déchiraient (…) l’Angleterre, où tous voulaient commander le peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même et par conséquent la plus respectable partie des hommes, composée de ceux qui étudient les lois et les sciences, des négociants, des artisans, en un mot de tous ce qui n’était point tyran, le peuple, dis-je, était regardé par eux comme des animaux au-dessous de l’homme. Il s’en fallait bien que les communes eussent alors part au gouvernement ; c’étaient des vilains : leur travail, leur sang appartenaient à leurs maîtres, qui s’appelaient nobles. Le plus grand nombre des hommes étaient en Europe ce qu’ils sont encore en plusieurs endroits du Nord, serfs d’un seigneur, espèce de bétail qu’on vend et qu’on achète avec la terre. Il a fallu des siècles pour rendre justice à l’humanité, pour sentir qu’il était horrible que le grand nombre semât et que le petit nombre recueillît ; et n’est-ce pas un bonheur pour le genre humain que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime de nos rois, et en Angleterre par la puissance légitime des rois et du peuple ? »[11]
Immédiatement après, dans la Lettre X, il montrera qu’en Angleterre, il n’est pas déshonorant de se livrer au commerce, au contraire, puisque le marchand anglais, qui assure la richesse et la puissance de son pays, « ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la cité. Dans le temps que Milord Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep (…). Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois (…). En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en ac ou en ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité, » et mépriser souverainement un négociant : le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »
Dans son conte philosophique Candide[12], quelques formules feront dates : « l’homme n’est pas né pour le repos » « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » « Il faut cultiver notre jardin » « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » Et ailleurs, la postérité retiendra d’autres maximes : « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens » ; « Le travail est souvent le père du plaisir. Je plains l’homme accablé du poids de son loisir » ou encore « Travailler, c’est vivre ».
Même si l’opposition entre Voltaire et Rousseau fut bien réelle, ce dernier reprendra aussi l’essentiel des thèses de Locke[13] et les développera.
C’est le cas dans l’Emile[14] où, annonçant les révolutions à venir et la destruction de la hiérarchie sociale établie et des privilèges hérités, l’auteur défend la nécessité pour tous d’apprendre un métier utile à la société[15] : « L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien à mettre dans la société que lui-même, tous les autres biens y sont malgré lui, et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas, il vole aux autres ce dont il se prive ; et, dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout entière, tant qu’il ne paie pas de son bien. « Mais mon père, en le gagnant, a servi la société… -Soit ; il a payé sa dette mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres que si vous fussiez né sans bien, puisque vous êtes né favorisé. Il n’est point juste que ce qu’un homme a fait pour la société en décharge un autre de ce qu’il doit ; car chacun se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son fils le droit d’être inutile à ses semblables (…). Hors de la société, l’homme isolé, ne devant rien à personne, a le droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » Et à ceux qui s’indigneraient de ce projet, Rousseau répond qu’au lieu de réduire l’enfant « à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je veux lui donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps, je veux l’élever à l’état d’homme (…). » Et d’ajouter cette remarque importante : »il s’agit moins d’apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. » L’apprentissage d’un métier a donc aussi une utilité morale.
La réhabilitation du travail se poursuit avec les encyclopédistes.
Dans le Discours préliminaire (1751) ; d’Alembert[16] écrit à propos de Diderot[17]: « Mon collègue est l’auteur de la partie de cette Encyclopédie la plus étendue, la plus importante, la plus désirée du public, et, j’ose le dire, la plus difficile à remplir : c’est la description des Arts. M. Diderot l’a faite sur des mémoires qui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, ou sur les connaissances qu’il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu’il s’est donné la peine de voir et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise ».[18] On assiste par rapport aux siècles précédents à un renversement de la hiérarchie des métiers ; « L’avantage que les Arts libéraux ont sur les Arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l’esprit, et par la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain que ne le serait à la Physique l’explication des propriétés de cette aiguille. Le mépris que l’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources ».[19], 1751)
Très clairement, le mot « travail » va s’étendre à toutes les espèces d’occupation et plus seulement aux labeurs pénibles et considérés comme subalternes
Dans la comédie Le philosophe sans le savoir, Sedaine[20] à travers le personnage du riche négociant Vanderk d’origine noble, l’auteur attaque un préjugé répandu parmi la noblesse et réhabilite le commerce qui, comme pour Voltaire, établit la paix entre les peuples: « Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s’allume, tout s’embrase, l’Europe est divisée ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur : nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils de soie qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce (…) ».
La reconnaissance accordée par ces penseurs et écrivains au travail manuel notamment, à l’industrie et au commerce va naturellement déboucher sur la contestation du pouvoir exercé par une aristocratie qui, dans l’ensemble, s’est peu investie dans la création de richesses mais qui prétend néanmoins garder la première place sur le terrain politique. La révolution qui s’annonce sera bien une révolution bourgeoise où la hiérarchie « économique » supplantera la hiérarchie selon l’ »honorabilité ». Mais en attendant, les considérations nouvelles sur le travail vont inspirer des mesures politiques qui tendent à rompre avec les habitudes passées.
A ce point de vue, le ministère de Turgot[21], sous le règne du roi de France Louis XVI, est révélateur des tendances nouvelles.
Comme de 1761 à 1774, en tant qu’intendant de la généralité de Limoges, il avait obtenu « des résultats remarquables dans une région qui était l’une des plus pauvres de France, diminuant les impôts, réparant et construisant des routes, remplaçant la corvée par une taxe sur tous les propriétaires, organisant des ateliers et des bureaux de charité, orientant le clergé vers l’action sociale, etc. »[22], il fut appelé auprès du Roi où il entreprit de réduire la dette de l’État, de simplifier la fiscalité et projeta de réformer profondément l’activité économique dans tout le royaume. Contre les monopoles, il parvint à rendre effectif un édit sur la liberté du commerce des grains (1774-1775) mais, ses autres projets inspirés par son expérience limousine se heurtèrent à l’opposition des privilégiés nobles, des corporations et des banquiers[23]. En 1776, Louis XVI le força à démissionner[24].
En 1770, pour lutter contre la pauvreté dans sa province, il avait établi des bureaux de charité[25] alimenté de contributions volontaires, si possible[26], pour le soulagement des misères suite à la disette de cette année-là. Ces bureaux sont invités à distinguer parmi les pauvres de la région[27] : ceux « que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes » et ceux « à qui leurs forces permettent de travailler. Les premiers seuls doivent recevoir les secours gratuits[28] ; les autres ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. »
Ceux qui peuvent travailler seront employés par les propriétaires aisés dans des travaux d’amélioration et d’embellissement. Si cela ne suffit pas, les pauvres valides seront occupés à des ouvrages publics grâce à des fonds du Trésor royal. Quant aux femmes et aux filles qui pour la plupart ne peuvent travailler la terre, les bureaux de charité leur « avanceront » des rouets, paieront une fileuse en chaque lieu pour leur apprendre la filature et fourniront les matières. Toujours dans le cadre de la disette de 1770, une autre ordonnance de Turgot[29] interdit aux propriétaires de domaines, privilégiés ou non, de renvoyer « une partie de leurs métayers ou colons » mais plutôt de les « garder et nourrir jusqu’à la récolte prochaine ».
En même temps, pour éviter toute spéculation sur une matière rare et à l’instigation de Turgot, le Conseil d’État du roi cassait un arrêt du Parlement de Bordeaux et déclarait qu’ »il sera libre à toutes personnes de vendre leurs grains dans les provinces du limousin et du Périgord, tant dans les greniers que dans les marchés ».[30]
A partir de 1774, c’est au pays tout entier que Turgot va chercher à adapter et appliquer les principes qu’il s’est forgés dans la lecture des « philosophes » et de l’économiste Quesnay[31] mais qui n’ont jamais, comme ce qui précède en témoigne, éclipsé son souci des pauvres et sa conviction que le « pouvoir central » devait être un acteur énergique.
Il fut partisan de la liberté du commerce intérieur et international mais ses motivations furent aussi sociales, attentif qu’il était à « procurer des soulagements » au peuple. Quand, en 1775[32], il est décidé d’octroyer des gratifications à ceux qui importent des grains de l’étranger, il précise que la concurrence étrangère peut freiner l’augmentation des prix. Le commerce de l’huile de pavot est libéré[33] après que la Faculté a conclu que cette huile ne « contient rien de narcotique ni de contraire à la santé ». La liberté du commerce de la viande pendant le carême est décrétée en ces termes dans la Déclaration du Roi[34] : « nous avons pris la résolution de subvenir aux besoins de ceux de nos sujets que leur état d’infirmité met dans la nécessité de faire gras pendant le carême, et notamment des pauvres malades, en leur procurant des moyens plus faciles d’avoir les secours qui leur sont indispensables (…) ».
Turgot fait aussi supprimer la corvée, travail gratuit et forcé pour la confection des chemins. S’il fait remarquer que ce type de travail est lent et imparfait, il souligne que « la corvée est (…) une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante » que l’impôt qu’elle prétendait remplacer. C’est « demander, écrit-il, un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et (…) faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt ». Et l’Edit stipule que désormais la construction des chemins sera à charge des propriétaires qui y ont intérêt.
Les ateliers de charité consacrés à l’ouverture de nouvelles routes, au perfectionnement et à la réparation des anciennes, sont prévus partout où la disette sévira[35]. En 1775, il remet un « Mémoire sur les moyens de procurer, par une augmentation du travail, des ressources au peuple de Paris, dans le cas d’une augmentation dans le prix des denrées ». Le raisonnement de Turgot est simple. Quand le prix des denrées augmente, ce n’est pas pour lui-même que le travailleur souffre mais »ce sont sa femme et ses enfants qu’il ne peut soutenir, et c’est cette portion de famille qu’il faut chercher à occuper et salarier » par des travaux de filature[36].
Convaincu qu’il faut lutter contre la pauvreté par le travail et que les organisations professionnelles sont un obstacle à la liberté du travail, Turgot va s’employer à une réforme radicale. En mars 1776, paraît l’Edit du Roi portant suppression des jurandes.
Tout le texte mériterait d’être analysé mais retenons ici les points les plus importants. d’emblée, est défini le rôle du pouvoir politique: « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister. » Or, constate le document, « Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes (…) ». Suit une longue énumération de griefs contre ces « institutions » inspirées d’un « esprit de monopole » et consacrées malheureusement par des édits royaux[37] : confiscation des métiers par un petit nombre, indigence des exclus, absence de concurrence qui prive le consommateur du meilleur rapport entre la qualité et le prix, sclérose le commerce et l’industrie.
Face à cette situation, le texte rappelle que « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. » En conséquence, « nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. »[38] Dès lors, « nous nous sommes déterminé[39] à ne point confirmer, et à révoquer expressément les privilèges accordés par nos prédécesseurs aux communautés de marchands et artisans, et à prononcer cette révocation générale par tout le royaume, parce que nous devons la même justice à tous nos sujets. »[40]
La liberté accordée n’est toutefois pas absolue car l’« ordre public » doit être respecté.[41]
Les communautés existantes supprimées, il est interdit « à tous maîtres, compagnons, ouvriers et apprentis desdits corps et communautés, de former aucune association ni assemblée entre eux sous quelque prétexte que ce puisse être ». Avec un peu de retard, Turgot suivait l’exemple de l’Angleterre qui avait supprimé l’organisation corporative en 1753 et avait été imitée par la Suisse en cette même année 1776.
Ces réformes audacieuses, nous l’avons dit, indisposèrent et Turgot fut renvoyé après deux ans de ministère. L’historien royaliste Jacques Bainville[42], ne craint pas de mettre en cause « l’inconséquence de Louis XVI »[43] tout en notant qu’ »il est impossible de dire si les réformes de Turgot auraient préservé la France d’une révolution ».[44]
Toujours est-il que les idées de Turgot furent reprises après la révolution par d’Allarde et Le Chapelier dont nous avons déjà parlé pour signaler les conséquences sociales de leurs mesures. Mais, au moment où leurs lois furent adoptées, il s’agissait bien, comme pour Turgot, de libérer le travail des entraves qui l’avaient paralysé depuis des siècles.
Déjà durant la nuit du 4 août 1789, les représentants de la noblesse et du clergé avaient voté la suppression des maîtrises et jurandes. En 1790, vu la demande du Tiers-État en faveur de la liberté du travail, d’Allarde proposa (15-2-1791) d’abolir les corporations : « La faculté de travailler est un des premiers droits de l’homme et les jurandes lèsent ce droit. Elles sont en outre une source d’abus en raison de la longueur de l’apprentissage, de la servitude du compagnonnage, des frais de réception[45]. Elles nuisent au public en restreignant le commerce ». Sa loi établissait : « A partir du 1er avril prochain, il sera libre à tout citoyen d’exercer telle profession ou métier qu’il trouvera bon après s’être pourvu d’une patente et en avoir acquitté le prix. »[46]. Tous les privilèges des professions furent supprimés.
Le 14-6-1791, la loi Le Chapelier parachève la libération du travail ou mieux la libéralisation du travail en s’opposant d’avance aux revendications ouvrières par l’interdiction de toute » assemblée »:
« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances, est de forcer les entrepreneurs de travaux - les ci-devant maîtres - à augmenter le prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’aimable, de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixé par ces assemblées et autres règlements qu’elles se permettent de faire »
« Il doit sans doute être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Mais (…) il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique pour un esprit de corporation.
C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. C’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe. »
« Si contre les principes de liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non de serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme et de nul effet. »[47]
Pourtant, Le Chapelier lui-même, avait tenté d’attirer l’attention des députés sur la condition des ouvriers mais il avait été interrompu: « Sans examiner quel doit être raisonnablement le salaire de la journée de travail et avouant seulement qu’il devrait être un peu plus raisonnable qu’il ne l’est à présent… Ce que je dis est extrêmement vrai, car dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance que produit la privation des premières nécessités et qui est presque celle de l’esclavage ».[48]
Cette réserve fut balayée et les mesures adoptées, si elles permirent un grand essor économique, eurent, comme on le sait, un grave coût social[49]. Des émeutes ne tardèrent pas à éclater mais on ne comprit que bien plus tard que la liberté du travail ne peut être absolue.
En 1792 (an I), Le Comité de mendicité de la Constituante dénombrait 4 à 5 millions de miséreux et, à Lyon, 30.000 canuts[50] sans travail[51]
Dans le sillage de la loi Le Chapelier, la Municipalité de Paris prit cet arrêté (An II-1793) : « Tous les citoyens sont égaux en droit, mais point en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a pas voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent de faire tous les mêmes gains. Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de la journée à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait une violation de la loi, l’anéantissement de l’ordre public et un véritable délit ».[52]
La même année, le Comité de Salut public constata que « Des intrigants, placés par les ennemis extérieurs dans les ateliers, suscitent du désordre, retardent les travaux, font perdre du temps aux ouvriers, sèment des troubles, font naître des mouvements, échauffent les esprits. Pour déjouer leurs intrigues, désormais toutes coalitions ou rassemblements d’ouvriers sont défendus. Les ouvriers qui auront des plaintes à faire adresseront leurs mémoires à l’administration dont dépend chaque atelier. Les attroupements qui pourraient se former seront dispersés, les instigateurs seront mis en arrestation et punis selon les lois ».[53]
Le régime libéral qui s’installe est bien un régime bourgeois. La bourgeoisie a pris la place des seigneurs, a acheté leurs biens nationalisés et, en 1830, elle se retrouvera en possession de la moitié des terres cultivées ; la plupart des paysans étaient fermiers ou journaliers[54].
Ceci explique qu’en fait, seules les associations ouvrières, en France, furent interdites jusqu’en 1864. Car, comme le dénonce l’avocat Berryer en 1862 défendant des imprimeurs grévistes : « Nous ne voyons autour de nous que chambres syndicales : agents de change, notaires, avoués, huissiers, avocats, entrepreneurs de tous les corps d’état, tous ont leur chambre ; tout le monde est en corporation, à une condition cependant ; c’est qu’on soit maître ».[55]
C’est par la lutte que les organisations ouvrières imposèrent leur reconnaissance ou se libérèrent du contrôle de l’État ou des patrons[56].
C’est au XIXe siècle que l’on va effectivement tourner le dos à un monde où l’on réclamait l’assistance au nom du droit à l’existence, à un nouveau monde où la revendication du droit au travail qui est incontestablement un droit fondamental et les possibilités nouvelles d’enrichissement par l’industrie et la mobilisation d’une main-d’œuvre élargie vont inspirer dans les idéologies libérale et marxiste une exaltation telle du travail que certains revendiqueront un « droit à la paresse ». Ce conflit très spectaculaire au XIXe siècle marque encore notre temps.
Au départ donc, on s’est rendu compte de l’importance sociale, personnelle, vitale du travail, de la nécessité pour le pouvoir, de le favoriser et de protéger le travailleur. Très sagement, le célèbre poète Lamartine qui entra en politique[1] déclarait en 1844: « le dernier mot d’une société bien faite à un peuple qui périt ne peut pas être la mort ! Le dernier mot d’une société bien faite doit être du travail et du pain. Le droit au travail n’est pas dans ce cas autre chose que le droit de vivre. Si vous reconnaissez le droit de vivre, vous devez reconnaître à ce peuple le droit au travail ! L’Assemblée constituante dans tous les droits de l’homme qu’elle a proclamés, n’en a oublié qu’un seul : le droit de vivre. Mais c’est sans doute parce qu’il était d’une telle évidence qu’il n’avait pas besoin d’être écrit ! Les phénomènes, les vicissitudes, les catastrophes, les ruines soudaines, les interruptions de salaire dans une société devenue industrielle, nous imposent la nécessité d’écrire ce droit de plus. (…) Or, que ferait la propriété de ses bras reconnue à l’ouvrier, s’il n’avait pas, dans certains cas d’urgence, le droit de demander à la société d’occuper ses bras et de lui en payer un salaire de nécessité ? C’est ce que nous voulons, c’est ce que veulent la justice, la religion, l’humanité, la prudence. »[2]
Malheureusement, la société ne va pas tout de suite s’inquiéter du sort du travailleur, tout enivrée de la liberté nouvelle et des possibilités de croissance économique qu’elle offre.
Le travail devient l’objet d’un véritable culte[3] dans la bourgeoise comme dans les milieux socialistes.
P. Jaccard[4] a collecté quelques dithyrambes bien caractéristiques de l’esprit du temps. Un fils de banquier s’écrie : « Le principe de la société et son éternel mobile… n’existent que dans un seul intérêt, une seule passion, le travail…, créateur de tous les biens, de toutes les richesses, à qui tout devrait être sacrifié… Il est l’art pratique du bonheur, le remède des passions ou plutôt une passion lui-même qui tient lieu de toutes les autres ; il se compose des intérêts les plus chers de la vie, ceux de la famille, de la cité, de la patrie… Honneur à toi, sentiment généreux, passion des hommes éclairés, utile laboriosité, honneur à toi ! »[5]. Une comtesse renchérit : « Travailler, quelle joie ! Le travail, c’est l’épanouissement ; le travail, c’est l’honneur ; le travail, c’est le pouvoir ; le travail, c’est la vie. Ah ! Parlez-moi de travailler, parlez-moi de servir ! N’eussé-je que des bras chétifs, que des lèvres malhabiles, qu’une pauvre intelligence, qu’un esprit ignorant ; fussé-je sans appui, sans crédit, sans le sou ! »[6]
Cette nouvelle philosophie va triompher dans ce qu’on appellera : le taylorisme.
Frederick Winslow Taylor[7], ouvrier américain, issu d’une famille de pasteurs, devint ingénieur et pensa une organisation scientifique du travail où l’ouvrier n’est plus qu’un exécutant dont la tâche consiste à accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps. En contrepartie, il touchera des primes qui iront de 30 à 100% du salaire de base.
Sa pensée n’est pas exempte de cynisme. Ainsi, écrit-il, en 1909: « La direction des ouvriers consiste essentiellement dans l’application de trois idées élémentaires :
1° Tenir devant une prune pour les faire grimper.
2° Faire claquer le fouet au-dessus d’eux, avec, à l’occasion, une touche de la mèche.
3° Travailler épaule contre épaule, avec eux, poussant ferme dans la même direction, et toujours les instruisant, les guidant, les aidant.
La direction actuelle consiste dans une combinaison des deux premiers de ces éléments où la prune s’avère plus efficace que le fouet, bien que celui-ci soit trop souvent employé. La direction scientifique, la direction de l’avenir, consiste dans l’application des trois éléments à la fois, le fouet étant cependant à peu près relégué hors de vue tandis que la collaboration étroite, cordiale, de la direction avec les ouvriers devient le trait essentiel, et qu’une belle grosse prune est toujours bien tenue en évidence (…). »[8]
L’œuvre de Taylor sera continuée par Henry Ford[9]qui fut le pionnier de la production en série qui permettait de fabriquer des automobiles standardisées à bon marché[10].
Le taylorisme, système fondé sur la volonté et la valeur de gestes ennuyeux donna de remarquables résultats techniques mais déshumanisa le travail le privant de créativité. Dès 1912, L’American Federation of Labor critiqua la déqualification croissante de la main-d’œuvre et, en 1916, une commission d’enquête réunissant chercheurs et syndicalistes, condamna le taylorisme en faisant remarquer que « l’organisation scientifique du travail détruit toute instruction et toute habileté d’ordre mécanique. Elle fractionne le travail en une série de petites tâches et confine les travailleurs dans l’exécution continue de l’une d’elles. Elle tend à éliminer les travailleurs qualifiés, prive l’ouvrier de la possibilité d’apprendre un métier, abaisse les travailleurs qualifiés au niveau des moins qualifiés, les déplace et les oblige à entrer en concurrence avec les moins qualifiés, restreint le champ de la concurrence et affaiblit la position de l’ouvrier au moment des négociations de l’embauche zen spécialisant les tâches et en détruisant l’habileté professionnelle. »[11]
De leur côté, les socialistes ne seront pas en reste. Charles Péguy[12] en témoigne : « Notre socialisme n’était pas moins qu’une religion du salut temporel. Et aujourd’hui encore il n’est pas moins que cela. Nous ne cherchions pas moins que le salut temporel de l’humanité par l’assainissement du monde ouvrier, par l’assainissement du travail et du monde du travail, par la restauration du travail et de la dignité du travail ».[13] Un des sympathisants des Cahiers de la Quinzaine écrivait : « Il n’y a point de plus grande force et de plus grand honneur pour une nation que le travail : l’industrie, l’agriculture, le commerce passent avant tout… » « L’ouvrier accomplit chaque jour par ses mains le salut du monde » « La plus grande force de ce temps est la force ouvrière. C’est après elle que le monde change. La transformation des sociétés n’est plus due à la prédication d’un homme, mais à la pesée des foules au travail. Les métiers sont à eux-mêmes leurs prophètes et annoncent une religion où l’acte de foi n’est pas de croire mais de travailler. L’humanité refait son âme plus avec ses mains qu’avec sa pensée. Par la force ouvrière, les hommes fraternisent à travers le monde mieux que par la force religieuse. Il ne peut plus y avoir de salut hors le travail. Nous serons sauvés quand nous aurons compris, après deux mille ans d’hésitation, que la plus pure grandeur de l’homme est de semer le blé et de tenir l’outil ».[14]
Plus radical et moins poète, un syndicaliste déclara : « Notre conception essentielle, c’est qu’il n’y a rien hors du travail, que le travail doit être tout ».[15] C’est Karl Marx qui, en se distançant des utopistes va substituer à leur vision morale une vision matérialiste du travail qui n’en reste pas moins la force transformatrice fondamentale.
Partant de l’affirmation d’Adam Smith[16] : « Le travail ne varie jamais dans sa valeur ; celle-ci est donc la mesure réelle avec laquelle la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps et en tous lieux, être comparée et estimée », Marx va affirmer que si la valeur d’usage d’une chose (le froment, par exemple, ou le fer) est déterminée par son utilité et donc par ses propriétés indépendamment de la quantité de travail nécessaire pour en jouir, la valeur d’échange, elle, se mesure à la quantité de travail mesurée elle-même par la durée, par le temps de travail. Dans l’échange, écrit Marx, « une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en lui. Comment mesure maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance « créatrice de valeur » contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure dans des parties du temps telles que l’heure, le jour, etc.. »[17] Comme le temps, et donc la valeur, pourrait être abusivement augmenté par la paresse ou la maladresse, Marx précise que le temps dont il est question est le temps nécessaire en moyenne, ce qu’il appelle « le temps de travail nécessaire socialement », c’est-à-dire « celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ».[18] Dès lors, « plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est grande sa valeur ; en général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est » Ainsi, « si l’on réussissait à transformer avec peu de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être au-dessous de celle des briques ».[19]
Marx ne fait pas de référence à la qualité ou à la créativité : « le travail supérieur n’est que du travail simple multiplié ; il peut toujours être ramené à une quantité plus grande de travail simple : une journée, par exemple, de travail supérieur ou compliqué à deux journées de travail simple ». C’est le temps de travail qui est donc l’élément déterminant. La valeur de l’ouvrier n’est que la valeur de sa productivité mais paradoxalement, c’est le travail qui fait la personne, qui l’insère dans la communauté et le libère de l’asservissement de la matière. Toutes les valeurs sont subordonnées à la valeur du travail à tel point que le travail forcé est légitime. On ne s’étonnera pas d’apprendre que le taylorisme aura sa version soviétique à partir de 1935: le stakhanovisme[20]
Aucun bien n’est supérieur au travail. C’est de lui que découle toute joie comme voulut le démontrer Henri de Man dans son célèbre essai : La joie au travail[21]. S’il ne lui est pas fait obstacle, le travail procure naturellement la joie même si elle est confrontée à des difficultés : « Le destin qui se dévoile alors est certes cruel, mais il n’est pas sans espoir. Du point de vue de la santé morale de l’organisme social, le dépérissement de la joie au travail est sans aucun doute un état de maladie des plus graves. Néanmoins ce qui malade n’est pas mort. On ne peut détruire complètement la joie au travail. Elle n’est qu’entravée, elle cherche à se frayer des voies nouvelles de réalisation. » Subsiste toujours, de toute façon, la joie du devoir accompli qui relie le travailleur à sa classe et d’une certaine manière à la société tout entière : « La solution du problème de la joie au travail dépend, en dernière analyse, de la diffusion d’une nouvelle éthique du travail qui reposerait sur l’idée du travail-devoir considéré comme dette envers la communauté. Et pour le dire sans détours, le problème de la joie au travail est insoluble si l’on ne fait passer l’obligation morale du travail en vue du bien commun avant tout autre mobile de travail. Autant chercher la quadrature du cercle que de vouloir faire du travail une joie pure en dehors de ce mobile. »[22]
Commentant ces lignes, Philippe Delhaye[23] s’emporte : « on ne peut se déprendre de l’impression d’une duperie. La « joie au travail » n’est plus ce que le mot veut dire mais une satisfaction très éthérée. On se retrouve devant une transposition du paradoxe socratique : la vertu seule suffit au bonheur. Dans une telle perspective, la vertu et le travail deviennent un absolu auquel l’homme doit être heureux de tout sacrifier, sans autre espoir de récompense que la satisfaction morale d’avoir accompli la volonté du destin. L’homme ne travaillera plus pour se sustenter, pour acquérir de l’argent ou d’autres biens, mais parce que c’est un bien de travailler. Mais pourquoi est-ce un bien de travailler ? On ne nous le dit pas. Le devoir posé comme un absolu, c’est très court au point de vue doctrinal. Ce l’est encore plus au point de vue psychologique car l’ouvrier ressent, beaucoup plus que les penseurs en chambre, le poids du travail. (…) Celui qui se tue à la tâche ne peut accepter que ce travail abrutissant soit la fin de la vie et oublier la dureté de l’effort pour une satisfaction sentimentale. Il faut être plus réaliste, reconnaître le fait de la dureté du travail mais orienter cette peine vers une fin supérieure. »
Ce sera, nous le verrons dans le chapitre suivant, la position chrétienne.
En tout cas, le problème du sens du travail va se poser de plus en plus. En effet, comme l’a montré, en son temps, Georges Friedman[24], l’homme qui avait toujours évolué dans un milieu naturel, s’est trouvé, à partir du XVIIIe siècle mais surtout du XIXe siècle, c’est-à-dire à partir de l’introduction du machinisme, inséré dans un nouveau milieu, le milieu technique, « soumis à des milliers de sollicitations, d’excitations, de stimulants naguère inconnus »[25]. Dans ce nouveau milieu, le travail va subir de profondes modifications[26]. Certes, avec les nouvelles techniques, la production peut s’accroître[27] et le volume des biens augmenter mais la division du travail dont on peut certes trouver des exemples dans le passé, va se généraliser et se complexifier[28]. Elle va provoquer « un éclatement progressif des anciens métiers unitaires » et entraîner souvent une « dégradation de l’habileté professionnelle »[29]. En même temps, le progrès réclame des machines de plus en plus perfectionnées qui exigent, non plus une connaissance du matériau mais une qualification « mécanicienne ».[30]
Avec le raffinement de la division du travail et sa rationalisation, la liberté décroît. Dans les travaux parcellaires et répétitifs, favorisés par la machine, la personnalité n’est plus absorbée entièrement. Il n’est plus nécessaire de mobiliser la réflexion notamment puisque la tâche est imposée par la machine ou l’organisation rationnelle du travail. L’inconscient prend le pas et laisse vaguer l’esprit à un divertissement ou à la rêverie. Dans cette circonstance, le travailleur ne jouit plus du plaisir de produire. Sans autonomie, responsabilité, créativité, la conscience professionnelle est réduite à la correction dans l’accomplissement de tâches hétéronomes. On peut conclure ainsi que « les postulats techniques et psychologiques de la joie au travail sont donc très rarement réunis ».[31] Pire, à la longue, ces tâches parcellaires, répétitives, hétéronomes, provoquent une accoutumance[32]. On s’habitue à ne pas penser, à ne pas prendre d’initiatives surtout si l’on peut se distraire en travaillant machinalement, surtout si l’on se sent étranger à l’entreprise voire en opposition politique ou syndicale avec elle[33]. Tout ceci explique que le travailleur moderne sera très attaché à ses loisirs et à « l’usage actif du loisir, où des virtualités qui ne trouvent pas leur emploi à l’intérieur du travail productif (ateliers ou bureaux), cherchent par des formes et des moyens divers, à s’exprimer ».[34] C’est là « une réaction « instinctive » contre la limitation du travail » ou « un réflexe de liberté », « une réaction de compensation » ?[35] « Tant qu’il y aura, écrit Friedman, des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son potentiel d’aptitudes et de goûts. »[36]
Il est intéressant de noter que ce phénomène déjà perçu par Proudhon[37], se retrouve aussi bien aux USA qu’en URSS pour parler comme à l’époque de Friedman. Car si le rêve de Marx était de « substituer à l’individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail, l’individu à développement intégral, pour qui les diverses fonctions sociales ne seraient que des façons différentes et successives de son activité »[38] ; si Marx fut longtemps persuadé que « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »[39], il a dû, à la fin de sa vie, revoir quelque peu cette vision. Sans doute s’était-il rendu compte que la technique moderne, ses exigences et ses possibilités ne permettraient pas la réalisation du rêve poursuivi même au sein d’une société collectiviste. Il écrit, en effet dans le tome III du Capital[40] : « le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure ; d’après sa nature, ce domaine se situe donc au delà de la sphère de la production à proprement parler matérielle. Comme le sauvage doit lutter avec la nature pour satisfaire ses besoins, pour continuer et produire sa vie, de même l’homme civilisé y est obligé et il l’est dans toutes les formes de la société et dans toutes les manières possibles de la production. A mesure qu’il se développe, ce domaine de la nécessité de la nature s’élargit, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps croissent les forces productives qui les satisfont. La liberté dans ce domaine ne peut donc consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent rationnellement ce métabolisme entre eux et la nature, le soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par lui comme par une force aveugle ; ils l’accomplissent avec la moindre dépense d’énergie possible et sous les conditions qui sont les plus dignes de leur nature humaine et qui y sont les plus adéquates. Néanmoins, cela reste toujours un domaine de la nécessité. C’est au delà que commence ce développement des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale. »
Ainsi, l’ouvrier socialiste, comme l’ouvrier capitaliste, ne peut être vraiment libre, vraiment lui-même qu’au delà de la « nécessité ». L’idée de l’ouvrier révolutionnaire qui prend possession des moyens de production ou du paysan qui prend possession de la terre a été vite dépassée. L’ouvrier aujourd’hui ne songe plus à se réaliser dans l’entreprise mais en dehors, dans les activités libres. Et la machine qu’il veut posséder, en priorité, c’est la voiture Dans la mesure où tous estiment que l’essentiel se vit en dehors du travail, l’effort portera sur l’aménagement du temps de travail : sur les horaires, les congés, l’âge de la retraite ou de la préretraite.
Toutes les mesures sociales, non seulement celles qui agissent sur le temps mais aussi celles qui agissent sur les rémunérations, qui veillent à la salubrité, la santé, la sécurité, au confort, etc., concernent bien les conditions de travail, sa périphérie, mais non sa nature. Il semble accepté une fois pour toutes et par tous que le travail en lui-même ne peut avoir, à de rares exceptions près peut-être, de vrai sens humain. Comme on l’a dit, il apparaît comme une obligation à laquelle il faut se consacrer dans la juste mesure précisément de la nécessité. L’idéal étant de travailler le moins possible pour le maximum de temps libre et de moyens de l’occuper.
C’est pourquoi, très tôt, face aux revendications pour le droit au travail et à la mystique du travail sous-tendue par les intérêts économistes du capitalisme comme du socialisme, s’est dressée une revendication qui, d’emblée, a réclamé sans fard le droit à la paresse.
En 1883, Paul Lafargue[41] écrit un petit essai intitulé précisément Le droit à la paresse. L’auteur fustige, à juste titre d’ailleurs, à travers quelques citations l’esprit nouveau souvent teinté de cynisme. Il épingle successivement ces déclarations indécentes de Napoléon : « Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices. Je suis l’autorité (…) Et je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail »[42] ; de Louis Adolphe Thiers[43] qui, à la Commission sur l’instruction primaire, en 184,9 avait déclaré : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » » ; de Destutt de Tracy[44]: « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre »[45] ; de Cherbulliez[46] : « les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire »[47] ; d’un prêtre anglican, un certain révérend Townshend, qui estime que l’imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais, comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants »[48].
Lafargue condamne cette « morale capitaliste » qui « prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci »[49]. L’amour du travail est une « folie », une « aberration mentale »[50] et les Anciens avaient bien raison de mépriser le travail[51]. Il conteste la durée du travail : 16 heures dans certaines entreprises alors que, dans les bagnes, on travaille 10 heures et que les esclaves aux Antilles ne travaillent que 9 heures en moyenne[52]. Il estime, étant donné les moyens de production modernes, qu’il est possible de limiter le travail à trois heures. Mais pour cela, il faut lutter contre la passion du travail et consommer ce qu’on produit. Déjà dans l’antiquité, le poète Antiparos[53] célébrait le moulin à eau qui allait libérer les femmes esclaves : « Epargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement sur la roue et voilà que l’essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner la pesante pierre roulante : Vivons de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des dons que la déesse accorde ». Or, à l’époque moderne, plus la machine produit et plus la classe ouvrière travaille dans l’abstinence alors que la classe capitaliste vit dans l’oisiveté et la surconsommation. De plus, on est entré dans l’âge de la falsification[54] dans la mesure où la fabrication moderne ne s’embarrasse même plus de la qualité des marchandises.
Pour que tous aient du travail, il faut le rationner[55]. La réduction du temps de travail poussera aussi au perfectionnement des machines : « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os ».[56] Il conclut : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? »[57]. Seule la paresse peut sauver l’homme de la souffrance au travail, de la faim, seule la paresse engendre les arts et les vertus.
Le rêve de Lafargue ne s’est pas réalisé et il n’aurait pu prendre corps sans l’instauration d’une discipline sociale bridant l’avidité ni sans la confrontation avec un nouveau et lourd problème : celui des loisirs. Il n’empêche que cette utopie exprime l’impression qu’éprouvent nombre de nos contemporains : que la vie serait belle si l’on travaillait moins et si on pouvait jouir davantage de la vie. La jouissance ne pouvant se trouver qu’en dehors de l’activité professionnelle.
Aujourd’hui, beaucoup travaillent et parfois très durement soutenus par la proximité du week-end, dans la perspective de belles vacances ou d’une pension précoce et confortable. d’autres fuient, autant que faire se peut, le monde du travail. Au lendemain des révoltes étudiantes qui agitèrent plusieurs pays d’Europe en 1968, un psychologue[58] s’interrogeant sur l’allergie des jeunes face au monde du travail, constatait le « divorce grandissant entre ce monde et celui des aspirations individuelles, (…) tant de métiers deviennent incapables de satisfaire les appétits naturels de responsabilité, d’autonomie et de créativité de ceux qui les exercent… ». il regrettait, très justement, qu’on n’invite pas les jeunes « à réfléchir sur le contenu et la finalité d’une activité laborieuse à laquelle ils sont pourtant condamnés à consacrer demain tant de temps et tant d’eux-mêmes. »
Au mieux, l’activité professionnelle ne sera qu’un moyen pour parvenir à des fins extérieures. Un moyen qui en lui-même n’a que peu de sens ou de valeur. Si peu que certains ne travailleront qu’épisodiquement pour répondre à la nécessité ou fuiront, s’en iront vivre en autarcie de leur jardin ou de leur élevage, se contentant de peu. d’autres retarderont le plus longtemps possible l’entrée dans la « vie active » en accumulant, grâce à leurs parents ou à quelque bourse, diplômes et formations. d’autres encore attendront toute leur vie le « gros lot » libérateur.
Dans les premières années du XXIe siècle, un peu partout en Europe, des voix de tous bords se sont élevées pour dénoncer la réduction systématique du temps de travail, pour réclamer, au nom de la compétitivité, davantage de flexibilité, pour proposer de retarder l’âge de la prépension et de la pension dans la mesure où tous ces « acquis sociaux » ont un coût, de plus en plus lourd pour des économies de plus en plus dépendantes des caprices financiers, des concurrences inattendues et des fluctuations pétrolières. Quel émoi parmi les travailleurs ! Les projets de « retour en arrière » concoctés parfois par des gouvernements de gauche, comme en Allemagne, ont poussé dans la rue des centaines de milliers de manifestants. Par contre, en juin 2004 les ouvriers de Siemens acceptaient de passer de 35 à 40 heures par semaine sans compensation financière, pour éviter une délocalisation partielle vers la Hongrie[59].
En effet, plus pénible que le travail, l’absence de travail épouvante nos contemporains au point que la lutte contre le chômage est devenue l’obsession des politiques, l’objectif majeur de tous les programmes. Le travail reste en effet la voie royale pour se libérer tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre de la pénibilité du travail.
Cette dialectique permanente travail-loisir (désiré ou forcé) taraude nos contemporains mais semble profitable pour le système capitaliste dans ce qu’il a de plus aliénant.
Un des plus fins analystes et critiques du capitalisme, le philosophe et sociologue marxiste Michel Clouscard[60] estime que le plan Marshall, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a américanisé le vieux continent et y a installé un nouveau type de capitalisme(qu’il appelle « capitalisme monopoliste d’État ») qui a bouleversé la société[61]. Notamment « les temporalités traditionnelles - celles qui autorisaient le rythme villageois de la société préindustrielle et qui s’étaient maintenues même sous le capitalisme concurrentiel libéral - ont été totalement liquidées. Naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. »[62] Le nouveau capitalisme a détruit cette « harmonie spatio-temporelle », « désintégré la cellule familiale » et inventé le temps de loisir : « Temporalité qui sera le lieu de l’émancipation. Car ce temps de loisir va se développer sous la double pression du progrès social (…) et de l’industrie du loisir. Et de telle manière que les conquêtes sociales seront utilisées, récupérées par l’industrie du loisir et du plaisir. Pour en venir au ministère du Temps libre.[63]
Ce qui fait que le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport.
Trois systèmes du vécu sans lien organique et sans lieu référentiel. Trois mouvances sociales hétérogènes. Et opposées. Contradictoires même. Et chaque système devient de plus en plus complexe. Sa pratique interne de plus en plus différenciée. Aussi, les raccordements des trois existences sont de plus en plus heurtés, conflictuels. On ne peut pas vivre trois vies en une : un temps de travail soumis aux cadences infernales, un temps de loisir plein à craquer, un temps marginal, qui n’est ni temps de loisir ni temps de travail, vide à pleurer »[64]. Cette « arythmie sociale » est une « pathologie », une « névrose objective »[65], une « totale désintégration de l’intimité. A la place, l’intimisme de foule : les bandes de jeunes et les troupeaux de touristes.
Le système est incapable de proposer un remède à cette situation pathologique. Et pour cause. Ses idéologues refusent toute perspective synthétique. Incurablement empiristes, ils proposent soit des idéologies du travail soit des idéologies du loisir. Encore et toujours la complémentarité du technocrate et du gauchiste. »[66]
En fait, « ...le néo-capitalisme, maintenant exploite au maximum ces trois spatio-temporalités. Il gagne sur le temps de travail (productivisme et licenciements), sur le temps de loisir (énorme exploitation par l’industrie du loisir du week-end, des vacances), sur le temps de transport (augmentation systématique du prix des transports en commun, de l’essence…). L’exploitation de l’homme n’est plus seulement celle de son travail. Mais aussi celle de son temps, de son vécu. Et au moment où ce vécu se croit en dehors du système (…). »[67]
Au moment donc où le contemporain pense échapper au rythme effréné de la vie professionnelle et se libérer par ce que l’auteur appelle « la consommation libidinale, ludique, marginale »[68], il est en fait encore prisonnier du système. La contestation elle-même l’y réintègre. Lorsque le jeune, par son habillement, sa moto ou sa chaîne hi-fi cherche à se démarquer de ce monde, la mode qu’il suit ou la technologie qu’il emploie font vivre une industrie. Jusqu’au rock qui entraîne son corps aux cadences du capitalisme[69] , jusqu’à la drogue et à la « pilule » qui dressent le corps à la consommation[70].
Ainsi, « production capitaliste et contestation d’ordre freudo-marxiste ne sont pas une réelle contradiction, mais, au contraire, une complémentarité stratégique. »[71]
On peut mettre en doute, certes, le fondement matérialiste de la pensée de Clouscard qui, en bon marxiste, considère que les comportements humains sont conditionnés par les structures économiques. Il n’empêche qu’il met en évidence, face au monde du travail, insatisfaisant, dirons-nous, aliénant peut-être, un phénomène de compensation ou de contestation illusoire qui, pour reprendre les termes employés par Pie XI, maintient l’homme dans un univers temporel clos et même, si nous suivons l’auteur, dans un cercle vicieux économique.
Certes, l’homme ne peut être réduit à ses fonctions de producteur et de consommateur, certes, il faut contester l’ »économisme » mais la question est de savoir si le travail n’est que pénibilité, activité nécessaire mais sans joie, s’il aliène l’homme au point de le faire rêver d’ailleurs coûteux ou improbables où il se retrouverait.
La vision chrétienne va-t-elle nous permettre d’échapper à cette dialectique ?[72]
C’est ce que nous allons voir dans les chapitres suivants.
…mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu.[1]
Sans trop caricaturer la réalité, on peut dire, à la lumière du chapitre précédent, qu’avant le XIXe siècle, c’est en dehors du monde catholique, à quelques exceptions près, que l’on s’est efforcé de rendre au travail sa dignité, en évitant exaltation et mépris, en réduisant sa pénibilité, en le récompensant mieux, en soulignant ses capacités transformatrices, sa force progressiste.
Au XIXe siècle, l’Église catholique va enfin se pencher sur le problème, interpellée par la nouveauté -les « nouvelles choses »- de l’industrialisation et la déchristianisation de la classe ouvrière. En effet, la transformation du travail au XIXe siècle a eu des conséquences spirituelles. Ce bouleversement a mobilisé les consciences chrétiennes et finalement amené Léon XIII à prendre la parole.
En 1965, Paul VI s’interrogeait encore sur cette période trouble et se demandait, tout d’abord, à propos du rapport entre vie religieuse et vie du travail, « pourquoi ces deux expressions suprêmes de l’activité humaine devraient être séparées l’une de l’autre ? Pourquoi en opposition ? Comment se fait-il que leur alliance, leur symbiose se soit rompue ? Quelle longue histoire, quelle analyse diligente a pu nous en montrer les raisons, les prétextes, les ruines ? Peut-être, continuait-il, n’a-t-on pas compris à temps la transformation psychologique et sociale qu’aurait produite le passage de l’emploi d’outils simples et humbles qui aidaient l’homme dans sa fatigue quotidienne, à l’emploi des machines avec leurs nouvelles puissantes énergies ? N’a-t-on pas vu que naissait à partir du royaume terrestre, une fabuleuse espérance qui aurait obscurci et remplacé l’espérance du royaume des cieux ? Ne s’est-on pas rendu compte que la nouvelle forme du travail aurait réveillé chez le travailleur, la conscience de son aliénation, c’est-à-dire la conscience de ne plus travailler pour lui-même mais pour les autres, avec des instruments qui n’étaient plus les siens mais ceux des autres, non plus seul mais avec d’autres ? Et ne s’est-on pas rendu compte que, dans son âme, serait née une aspiration à une rédemption économique et temporelle qui ne lui aurait plus laissé l’occasion d’apprécier la rédemption morale et spirituelle offerte par la foi au Christ rédemption qui n’est pas contraire à la première mais qui en est le fondement et le couronnement ? Et peut-être ont-ils manqué (certainement pas de la part des papes) le langage et le courage pour dire au monde du travail bouleversé dans ses propres affirmations, quel était le bon chemin à suivre pour son rachat et quelle nécessité et quel devoir il y avait à ne pas sacrifier, au niveau du bien-être économique, sa capacité et son droit de s’élever, en même temps, au niveau des réalités suprêmes de la vie, qui sont celles de l’âme et de Dieu ? »[2] Cette réflexion, trop courte, selon l’aveu même du Souverain Pontife, suggère qu’une théologie du travail est nécessaire pour intégrer le travail d’aujourd’hui dans la perspective de la vie spirituelle.
Comme le saint Père le dit, à sa manière, il est clair que le machinisme a changé considérablement le travail car, désormais, « la finalité de l’œuvre ne coïncide plus avec la finalité de l’opérant. Elle la recouvre, l’élargit surtout jusqu’à devenir un autre domaine. L’œuvre est projetée sur un plan social »[3]. Ce que confirme le P. Chenu en précisant: « Puisque le passage de l’outil à la machine effectue, au-delà d’une intensification quantitative, une transformation qualitative du travail humain, et qu’il aboutit à modifier le genre de vie non seulement des individus mais de l’humanité en corps, ce n’est pas seulement un allongement de la morale des occupations humaines qu’il faut élaborer, mais la signification nouvelle d’un tel travail qu’il importe de définir, dans une rencontre imprévue de l’homme et de la nature. » [4]
Par contre, à propos du lien entre la vie du travail et la vie spirituelle, la réflexion de Paul VI, mérite effectivement une mise au point. Que le lien ait été rompu à l’époque du machinisme, c’est clair. Comme le dit très justement le P. Chenu : « dans la mesure même où l’homme s’aliénait dans le travail, il perdait Dieu en même temps que lui-même. Le travail ne pouvait plus avoir un sens religieux, parce qu’il n’avait plus de sens humain »[5]. Mais quel lien existait entre travail et vie spirituelle avant la révolution industrielle ?
Il est un fait que trop longtemps, on n’a guère retenu que la malédiction : « …maudit soit le sol à cause de toi. C’est au prix d’un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des épines et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras le pain… »[6]. On a considéré que le travail était une pénitence. En même temps, nous l’avons vu aussi, on a tenté de persuader les pauvres involontaires d’aimer leur pauvreté et de s’en réjouir.[7]
« Pendant plusieurs siècles, explique le P. Chenu, le travail était considéré par le chrétien, tant dans son comportement que dans sa catéchèse, comme une pesante occupation pour gagner sa vie « à la sueur de son front » (Gn, 2), conséquence d’un mystérieux dérèglement collectif dénommé « péché originel ». L’attention, psychologique et religieuse, ne se porte plus alors sur le contenu objectif et la valeur positive du travail ; on le valorise par l’intention dont on l’anime, de sorte qu’il n’est de lui-même, qu’une occasion, et que ses techniques restent sans intérêt ni profit pour la mentalité chrétienne (…). « Devoir d’état », disait-on, dans le trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[8]
En conséquence, « La chrétienté libérait les âmes mais les corps souffraient de misère et de famine, sauf chez la minorité favorisée. Le travail manuel du paysan n’avait pas droit à la même considération que les exploits du seigneur ; le christianisme remettait les valeurs en place, non la structure sociale. »[9]
A manqué donc, au delà ou en deçà de la morale, une véritable théologie du travail. Ont manqué cruellement la poursuite et l’approfondissement de la réflexion plus positive esquissée chez Paul et chez saint Thomas. « Il est curieux et bien douloureux, écrit encore le P. Chenu, d’observer que, sinon depuis le moyen âge de la théologie classique en Occident, du moins depuis le XVIe siècle, avec Vitoria et Suarez, il y a, chez les chrétiens, une théologie de la guerre (…) ; il y a une théologie des affaires, ne fût-ce que dans la condamnation obstinée de l’usure, qu’on nous dit avoir barré - bien inefficacement !- la naissance du capitalisme ; il y a une théologie de l’histoire, voire des théologies différentes, même si on en conteste la vérité, telle la théologie providentialiste de Bossuet ; mais il n’y a pas de théologie du travail. Le mot même est tout récent : car, si, depuis le XIXe siècle on parle d’une morale du travail, et depuis une vingtaine d’années d’une mystique du travail, ou d’une spiritualité du travail, on ne voit apparaître l’expression théologie du travail que depuis cinq ou six ans. C’est significatif. Cela confirme la constatation faite que jusqu’ici les docteurs chrétiens ne prenaient en considération cette réalité humaine comme une matière amorphe, apte ainsi que toutes les autres à être moralisée, sanctifiée, au titre de « devoir d’état ». Ils commentaient, bien sûr, les chapitres de la Genèse sur le caractère pénal du travail ; mais ils ne donnaient pas une attention directe à son contenu objectif, pour discerner la valeur originale que ce contenu, économique et humain, pouvait contracter dans sa relation possible avec le gouvernement de Dieu sur le monde ».[10]
Léon XIII renouant avec saint Thomas va relancer la recherche mais il faut attendre le Concile d’abord et surtout Jean-Paul II pour que se construise et s’affirme la théologie du travail souhaitée. Théologie qui, comme nous allons le voir, change de point de vue. Théologie qui, dans da fraîche nouveauté, n’a pas encore produit tous ses fruits. Les chrétiens, nous l’avons dit, se contentant, dans l’ignorance de leur propre originalité, de souscrire, suivant leur sensibilité et leurs intérêts, aux vieilles théories et habitudes, en tentant, a posteriori, de leur trouver des accents chrétiens.
Il n’est pas inutile ici de rappeler ce qu’est une théologie. On entend « par théologie non une science ésotérique d’intellectuels, mais une réflexion se portant, organiquement et rationnellement, sous la lumière de la foi, sur les réalités humaines entrant ainsi, de droit ou de biais, dans une économie du salut »[1].
Elle se greffe donc sur l’expérience des hommes, leur vécu, leur sentiment.
A l’écoute du monde, qu’est-ce que l’Église a entendu ? Elle n’est pas seule, bien sûr, à avoir été interpellée par les « choses nouvelles ».
Or, depuis le XIXe siècle, la revendication essentielle des hommes au travail est, sans conteste et fondamentalement, le respect de leur dignité.
Ainsi, pour P.-J. Proudhon, « le point de départ de la Justice est le sentiment de la dignité personnelle. Devant le semblable ce sentiment se généralise et devient le sentiment de la dignité humaine, qu’il est de la nature de l’être raisonnable d’éprouver en la personne d’autrui, ami ou ennemi, comme dans la sienne propre. »[1] C’est pour cette raison que le célèbre précurseur du socialisme contestera l’ancienne hiérarchisation fonctionnelle et sociale et estimera que « l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes »[2].
C’est aussi au nom de cette dignité du travailleur, que Proudhon va s’élever avec vigueur contre la division du travail[3] : « Tout est absurde dans les conditions actuelles du travail, et semble avoir été combiné pour l’asservissement à perpétuité de l’ouvrier. Après avoir, dans l’intérêt de la production, divisé et sous-divisé à l’infini le travail, on a fait de chacune de ses parcelles l’objet d’une profession particulière, de laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s’échappe plus. (…) Ce n’est pas tout : comme si l’exercice d’une fonction aussi limitée devait épuiser toutes les forces de son intelligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à l’apprentissage de cette parcelle l’éducation théorique et pratique du travailleur ».[4] Après avoir rappelé que « l’initiation maçonnique comprend trois degrés : apprenti, compagnon, maître » et que « tous sont appelés à la maîtrise, parce que tous sont frères », Proudhon propose de transporter le « principe d’égalité progressive des cérémonies de l’initiation maçonnique dans la réalité industrielle » et donc:
« 1. Que, l’instruction ouvrière devant être intégralement donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité industrielle qu’à celui de la collectivité des industries, tout établissement de grande production où les fonctions sont divisées est en même temps, pour les individus en cours d’apprentissage ou non encore associés, un atelier de travail et une école de théorie et d’application ;
2. qu’ainsi tout citoyen voué à l’industrie a le devoir, comme apprenti et compagnon, et indépendamment du service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa dette au travail en exécutant l’une après l’autre, pendant un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel, toutes les opérations qui composent la spécialité de l’établissement ; et plus tard le droit, comme associé ou maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;
3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un premier apprentissage et de la rémunération à laquelle elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à augmenter ses connaissances et perfectionner son talent par de nouvelles études dans d’autre genres d’industrie, et qu’il est invité à le faire jusqu’au moment où il pourra se fixer, avec honneur et avantage, dans une position définitive. » Clairement, et en bref, pour Proudhon, l’émancipation du travailleur consiste dans « l’apprentissage polytechnique et l’ascension à tous les grades ».[5] Même si les mesures proposées semblent, telles quelles, irréalistes[6], retenons quand même cette insistance sur l’égalité au nom de la dignité de chaque travailleur.
On peut aussi évoquer, à cet endroit, l’apport de Karl Marx. Comme les économistes du XVIIIe siècle, Marx construira toute une philosophie autour de ses prises de position économiques de sorte qu’on ne peut sérieusement séparer les thèses économiques de Marx de son athéisme qui est « un principe intérieur au système »[7]. Mais, le mérite particulier de Marx, ne craint pas d’écrire le P. Chenu, a été de faire, à propos de l’homme, une double découverte : « celle de sa misère, dans la condition faite au travail, celle de sa grandeur, dans la nature vraie du travail ».[8] Le travail n’est pas en soi aliénant. Au contraire, c’est par le travail que l’homme se construit et construit la société. C’est le capitalisme qui a défiguré le travail. Marx et Engels vont, dans des pages célèbres, dénoncer, avec le souffle de la colère, la destruction moderne du travail ou plus exactement l’avilissement de l’homme mis au travail, asservi par la bourgeoisie capitaliste : »A mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, le prolétariat se développe aussi, classe des ouvriers modernes, qui ne vivent qu’en trouvant du travail, et qui n’en trouvent que si le travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise, un article de commerce comme un autre - et se trouvent ainsi exposés à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.
Le travail des prolétaires a perdu tout attrait avec le développement du machinisme et la division du travail. Le travailleur devient un simple accessoire de la machine ; on n’exige de lui que l’opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par conséquent, le coût du travailleur se limite à peu près à ce qu’il lui faut pour vivre et perpétuer sa descendance.(…). Au fur et à mesure que le travail devient plus désagréable, le salaire diminue. Il y a plus : la somme de travail s’accroît avec le développement du machinisme et la division du travail, soit par l’augmentation des heures effectuées, soit par l’augmentation du travail exigé dans un temps donné, l’accélération du rythme des machines, etc..
(…) Des masses d’ouvriers entassés dans la fabrique sont organisés militairement. Simples soldats de l’industrie, ils sont placés sous la surveillance d’une hiérarchie complète de sous-officiers et d’officiers. Ils ne sont pas seulement les valets de la classe bourgeoise, de l’état bourgeois, - mais encore chaque jour, chaque heure, les valets de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d’autant plus mesquin, odieux, exaspérant, qu’il proclame ouvertement le profit comme son but unique.
(…) Les distinctions d’âge et de sexe n’ont plus d’importance sociale pour la classe ouvrière. Il n’y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l’âge et le sexe.
Une fois que l’ouvrier a subi l’exploitation du fabricant et qu’on lui a compté son salaire, il devient la proie d’autres membres de la bourgeoisie : propriétaire, boutiquier, usurier, etc..
Les petites classes moyennes d’autrefois, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tombent dans le prolétariat, d’une part parce que leurs faibles capitaux ne leur permettent pas d’employer les procédés de la grande industrie et ils succombent dans leur concurrence avec les grands capitalistes - d’autre part, parce que leur habileté technique est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. Ainsi le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. »[9]
Plus tard, dans le Capital, il décrira de manière encore plus saisissante la déshumanisation du travailleur : « qu’est-ce qu’une journée de travail ? (…) La journée de travail comprend 24 heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche[10], pure niaiserie ! Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès m_me de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. Bien loin que ce soit l’entretien normal de la force de travail qui serve de règle pour la limitation de la journée de travail, c’est au contraire la plus grande dépense possible par jour, si violente et si pénible qu’elle soit, qui règle la mesure du temps de répit de l’ouvrier. Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. »[11]
Devant cette dégradation et cet asservissement, l’objectif de Marx et d’Engels sera de changer la société[12] pour donner au travail toute sa puissance libératrice : « Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n’est qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de favoriser l’existence des travailleurs. »[13] On sait que du Manifeste aux dernières œuvres, Marx élargira encore sa vision du travail dans une société communiste qu’il ne décrit pas[14] : « Lorsque la subordination servile des individus dans la division du travail et avec elle l’opposition du travail manuel et du travail intellectuel auront disparu[15] ; lorsque le travail ne sera plus un simple moyen mais sera devenu le premier besoin de la vie ; lorsque les forces de production s’accroîtront avec le développement en tout sens des individus et que toutes les sources de la richesse collective jailliront : alors seulement l’étroit horizon juridique bourgeois pourra être complètement dépassé, et la société inscrira sur ses drapeaux : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». »[16]
En attendant, les contradictions mêmes du capitalisme provoquent « à la façon d’une loi physique » une évolution positive : « les catastrophes mêmes que fait naître la grande industrie imposent la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne, et il faut à tout prix que les circonstances s’adaptent au fonctionnement normal de cette loi. C’est une question de vie ou de mort. oui, la grande industrie oblige la société sous peine de mort à remplacer l’individu morcelé , porte-douleur d’une fonction productive de détail[17], par l’individu intégral[18] qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu’un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »[19]
Il est piquant de se rappeler que l’expression « développement intégral » est une expression fréquente dans les textes de Jean-Paul II !
En attendant d’y revenir, constatons qu’indépendamment des solutions proposées, de leur caractère irrecevable ou de leur flou, Proudhon et Marx apparaissent comme des hommes qui ont été profondément et justement choqués par l’avilissement du travail et des travailleurs.
Ces réactions sont intéressantes car elles nous montrent que la révolution industrielle a suscité l’éveil de bien des consciences sensibles à la déshumanisation du travail et provoqué la réflexion philosophique et politique sur une question essentielle qui n’avait jamais été l’objet de tant d’attention dans le passé.
On le voit aussi et plus en profondeur chez H. Bergson. Sa démarche mérite particulièrement d’être évoquée parce que non seulement il a compris l’importance des bouleversements entraînés par la machine mais, contre les scories d’un platonisme diffus, pourrait-on dire, il réhabilite l’intelligence fabricatrice : « En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. ».[20]
Sans sombrer dans le matérialisme, Bergson va aussi rendre à la matière sa vraie valeur. Il sait comme nous que le travail sera toujours chargé de peine car la matière résiste. Nous sommes, dit-il, confrontés sans cesse à « la résistance de la matière à l’effort humain ». Mais nous pouvons travailler même durement si nous savons par ailleurs que l’effort n’est pas inutile et qu’on ne sera pas dépossédé du fruit de son labeur. Qui plus est, le labeur, le dur labeur, dans ces conditions, est réjouissant car l’homme est créateur par nature et ce qui correspond à sa nature est source de joie : « Mettons donc matière et conscience en présence l’une de l’autre : nous verrons que la matière est d’abord ce qui divise et ce qui précise. Une pensée, laissée à elle-même, offre une implication réciproque d’éléments dont on ne peut pas dire qu’ils soient un ou plusieurs : c’est une continuité, et dans toute continuité il y a de la confusion. Pour que la pensée devienne distincte, il faut bien qu’elle s’éparpille en mots : nous ne nous rendons bien compte de ce que nous avons dans l’esprit que lorsque nous avons pris une feuille de papier, et aligné les uns à côté des autres des termes qui s’interpénétraient. Ainsi la matière distingue, sépare, résout en individualités et finalement en personnalités des tendances jadis confondues dans l’élan originel de la vie. d’autre part, la matière provoque et rend possible l’effort. La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que rêvé, ne coûtent pas encore de la peine ; c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, qui demande un effort. L’effort est pénible, mais il est aussi précieux, plus précieux encore que l’œuvre où il aboutit, parce que, grâce à lui, on a tiré de soi plus qu’il n’y avait, on s’est haussé au-dessus de soi-même. Or cet effort n’eût pas été possible sans la matière : par la résistance qu’elle oppose et par la docilité où nous pouvons l’amener, elle est à la fois l’obstacle, l’instrument et le stimulant ; elle éprouve notre force, en garde l’empreinte et en appelle l’intensification.
Les philosophes qui ont spéculé sur la signification de la vie et sur la destinée de l’homme, n’ont pas assez remarqué que la nature a pris la peine de nous renseigner là-dessus elle-même. Elle nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, je ne dis pas le plaisir. Le plaisir n’est qu’un artifice imaginé par la nature pour obtenir de l’être vivant la conservation de la vie : il n’indique pas la direction où la vie est lancée. Mais la joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute grande joie a un accent triomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivons cette nouvelle ligne de faîte, nous trouvons que partout où il y a joie il y a création : plus est riche la création, plus profonde est la joie. »[21]
Nous verrons que cette présentation du travail comme première manifestation de l’activité créatrice est très proche de la théologie développée par Jean-Paul II dans ses encycliques sociales. Après avoir consulté les philosophes, on peut aussi examiner les enquêtes sociologiques[22]. Pour ce qui est du travail, on se souvient certainement, pour rester dans le domaine francophone, des travaux de Georges Friedmann[23]. Après avoir rappelé l’ancienne parole biblique « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », l’auteur face à l’invasion du « milieu technique », fait remarquer que « la machine a pris la sueur. Mais, ajoute-t-il, la vieille malédiction demeure. Seule la formule a changé : « Tu gagneras ton pain dans la tristesse et l’ennui… ». »[24] Toutefois, au terme d’une longue enquête à travers les expériences américaines, les travaux des psychologues et des pédagogues, l’auteur entrevoit un « magnifique possible » non seulement dans « une production immensément accrue de biens de consommation » mais aussi dans l’amélioration des tâches et de tout ce qui les entoure par le contrôle psycho-physiologique du travail, la participation aux mesures de rationalisation et de promotion, l’extension de l’enseignement professionnel, les changements de poste et l’accroissement du sentiment d’appartenir à une collectivité. G. Friedmann est bien conscient que ces perspectives « impliquent de considérables transformations économiques et sociales ». Pour éclairer les transformations auxquelles il pense, il cite ce texte qui, selon lui, « exprime les sentiments profonds de nombreux ouvriers » : « La joie au travail dans la production mécanicienne ne se retrouve qu’avec la possession collective des moyens de production ».[25]
Avec beaucoup de réalisme, Friedman ajoute : « Il importe de ne point se faire d’illusions : quelle que soit l’injection d’intérêt dans le travail que puisse réussir une société à laquelle adhérerait continûment et pleinement la masse des citoyens, cette revalorisation se heurtera à des limites imposées par la technique elle-même. Tant qu’il y aura des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son, potentiel d’aptitudes et de goûts. » Aussi finalement l’auteur met-il son espoir dans les « loisirs actifs »[26] où « peuvent être assurés l’équilibre, la continuité entre les apports nouveaux, magnifiques de la civilisation technicienne et le legs irremplaçable des civilisations artisanales. »[27]
Cette analyse porte la marque d’une époque profondément marquée par le travail parcellaire. d’autre part, à part les aménagements souhaités dans le cadre de la propriété collective des moyens de production, l’espérance ultime porte une nouvelle fois sur le temps de loisir.
Le travail ayant encore évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, le secteur tertiaire rassemblant de plus en plus la majorité des travailleurs et le rêve collectiviste ayant fortement régressé, on doit se tourner vers des analyses plus récentes qui, elles, nous apporteront peut-être des éléments neufs.
Tout d’abord, en 1974, fut publiée une étude à la fois sociologique et médicale qui eut un certain retentissement et consacrée à L’allergie au travail, chez les jeunes principalement.[28]
Au terme de son enquête, l’auteur a le mérite de poser la question essentielle qui est celle du sens du travail.
Tout d’abord, et sans surprise, il rappelle, comme nombre de ses prédécesseurs, que « N’importe quelle réflexion sur le sens à accorder aujourd’hui au travail humain devrait, à son avis, s’inspirer de deux propositions essentielles (…).
-Il existe chez l’homme un besoin naturel d’œuvrer à une activité de son choix pour témoigner de son existence[29]. Ce besoin ne fera que croître à mesure que s’élèvera son niveau de connaissance et ne pourra que se diversifier à mesure qu’augmenteront ses informations sur le monde.
-Le progrès ne libérera jamais entièrement l’homme de l’obligation de travail, mais il lui offrira des chances grandissantes de satisfaire ses appétits d’action, de créativité, et d’épanouissement, à condition de ne plus faire de l’activité de travail l’unique et indispensable instrument de cet accomplissement. »
Mais il ajoute, et ceci doit retenir tout particulièrement notre attention, que le « besoin d’œuvrer » répond au besoin de « retrouver sa propre image dans l’action ». Il explique que « …ce besoin irrésistible d’agir, d’œuvrer, trouverait son origine dans le subconscient. Selon les différentes écoles psychanalytiques, il serait le seul moyen que l’homme a de lutter contre son angoisse existentielle, soit en s’évadant pour un temps de l’éternel conflit entre Eros et Thanatos, soit en obéissant à un profond désir de domination ou d’agression, soit enfin en inspirant son propre vécu du souvenir inconscient de tout le vécu agissant du passé de l’humanité.
Les médecins commencent à bien connaître les troubles organiques entraînés par une trop longue mise au repos d’un ou de plusieurs de nos appareils moteurs, et les psychiatres rattachent beaucoup de névroses à l’impuissance à satisfaire cet élan vital. »[30]
Nous tenterons de voir, plus loin, si la théologie ne nous offre pas une explication plus profonde encore et plus radicale.
En attendant, il est un autre livre incontournable, à mon sens, pour réfléchir sérieusement aux problèmes de toujours et d’aujourd’hui, suscités par l’activité de l’homme au travail. Entre 1995 et 2001, le syndicat français CFDT[31] a questionné 80.000 travailleurs de tous les secteurs et non plus seulement auprès les ouvriers et paysans victimes du machinisme. Le monde du travail a en effet beaucoup évolué depuis Marx, Léon XIII ou Friedmann, même si « le taylorisme le plus contraignant existe toujours, spécialement dans l’industrie. »[32] La place prépondérante prise par le secteur tertiaire[33] réclamait cet élargissement et l’invasion électronique impose une réévaluation du travail qui s’est complexifié et diversifié. Parmi les nouveautés, l’enquête relève aussi la croissance des effectifs dans les fonctions publiques, la féminisation des emplois, le vieillissement de la population active, la difficulté des jeunes à accéder à l’emploi, de nouvelles causes à l’intensification du travail, le développement, par les entreprises, des partenariats et de la sous-traitance, les contrats de faible durée et à définition variable, la politique des préretraites, les pratiques nouvelles du management, etc..
Autre point intéressant de l’enquête : elle ne se contente pas d’interroger les intéressés sur leur travail et les conditions dans lequel il s’exerce mais aussi sur la signification qu’ils lui attribuent[34].
L’enquête révèle tout d’abord une très grande variété de situations suivant les secteurs et même, à l’intérieur du même secteur, suivant le type d’activité. Il n’est ni possible, ni utile, ici, d’en rendre compte. Disons globalement que ceux qui s’attendaient à une mise en exergue des revendications en faveur des salaires et d’une diminution du temps de travail seront déçus. La réalité est beaucoup nuancée voire étrangère à cette problématique classique. Quand il en est question, les travailleurs expriment, d’une part, le désir de voir leurs compétences reconnues et valorisées et, d’autre part, si souvent le temps de travail est l’objet d’un choix, d’autres, les cadres, en particulier, l’ont vu s’allonger par nécessité.
Toutefois, l’insistance des travailleurs porte sur d’autres aspects. Ainsi, si beaucoup de travailleurs constatent qu’ils ont aujourd’hui plus de responsabilité, de participation et d’autonomie, ils souhaitent néanmoins un travail toujours plus épanouissant et une amélioration continue des relations au sein de l’entreprise, au niveau de l’information, de l’expression, de l’écoute. Ce qu’ils déplorent, par-dessus tout, dans l’ensemble toujours, c’est l’augmentation de l’intensité de travail sous la pression des clients ou des usagers et sous la nécessité d’une formation continuée vu la complexité croissante de certains domaines. La cadence et le stress restent des problèmes majeurs qui s’accentuent avec l’âge.
En tout cas, si, dans la mouvance marxiste, l’appropriation collective des moyens de production était la condition sine qua non de la libération des travailleurs, il ne reste plus une ombre de cette vieille revendication. Ce qui confirme l’intuition de P. Jaccard qui affirmait, en 1960, que ce n’est pas la cogestion ou la nationalisation qui intéresse le travailleur : « il suffit que chacun ait, dans son travail, le sentiment d’être à sa place et qu’il n’y ait ni barrages pour les uns ni privilèges pour les autres dans l’activité économique »[35]
De plus, si l’on tient compte de tout ce qui précède, on se rend compte qu’un autre historien du travail avait vu juste en écrivant, à propos des travailleurs, qu’« aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra plus être résolu sans eux ; aucun des problèmes qui se posent à eux ne pourra être résolu par eux seuls ».[36]
Mais venons-en à l’aspect le plus original de l’enquête : que pensent les salariés « du travail pris dans son sens général, sa signification abstraite » ?[37] Plus précisément, il leur était demandé:
« Pour vous, le travail, c’est ?
1) Une obligation que l’on subit pour gagner sa vie.
2) Une obligation et aussi un moyen de se réaliser.
3) Etre utile, participer à la vie en société.
4) Réaliser un projet, une passion. »
Sur les 50.000 salariés qui ont répondu à cette question, 5% définissent le travail comme la réalisation d’un projet ou d’une passion, 20% comme une utilité sociale, 33% comme une obligation subie et 42% comme une obligation et un moyen de se réaliser[38]
Vu la diversité des situations, il est nécessaire d’identifier chaque catégorie.
Ceux qui considèrent le travail comme une obligation subie sont majoritairement ceux qui, par nécessité, exercent un travail répétitif, parcellaire, sous cadence, qui sont peu ou pas informés sur la situation de l’entreprise, peu consultés et dont les salaires sont faibles.
Ceux qui voient le travail comme une obligation mais aussi un moyen de se réaliser appartiennent pour la plupart au secteur tertiaire. La réalisation de soi, comme l’utilité sociale ou la passion du métier, l’emporte sur l’obligation dans la mesure où le travail est choisi et consiste à aider, soigner, enseigner.
Ainsi, alors que souvent les théories du travail le définissent comme « moyen de se réaliser » parce qu’il implique « la transformation de la matière, la production d’un objet utile à partir d’éléments sinon inutiles du moins non directement utilisables », on constate, au contraire, à travers cette enquête, « des salariés qui définissent positivement le travail quand ils ont un emploi qui les place en situation d’échange et de dialogue avec des personnes et négativement quand leur activité consiste à transformer la matière ou à surveiller des processus de transformation de la matière ».[39]
Pour terminer, on retiendra surtout cette remarque qui me paraît capitale : « Comment proposer et convaincre d’agir pour l’emploi, pour le plein emploi, si le travail n’a pas de sens, n’est pas, aussi, un moyen de se réaliser ? »[40]
L’Église qui se dit « experte en humanité » ne peut se passer d’écouter le « monde », les plaintes et les espoirs des hommes, les analyses et les réflexions que le travail a suscitée et suscite. Nous savons que, face aux injustices et aux réductions idéologiques, à partir de Léon XIII, les souverains pontifes vont appeler au respect de la dignité de l’homme, dignité naturelle et dignité éminente d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Comme l’a très bien vu M. Schooyans, toutes les questions particulières qu’ils ont abordées, travail, propriété, entreprise, salaire, etc., ont été étudiées en référence à cette dignité. Mais, « avec Jean-Paul II, cette perspective classique bascule : tout part de la question centrale : celle de l’homme, et toutes les questions particulières s’articulent autour de ce pôle ».[1] « La question ouvrière, explique-t-il, était perçue, du temps de Rerum novarum, comme un problème technique dont on mesurait la dimension morale, et à la solution duquel les intéressés, l’État et l’Église, avaient quelque chose à apporter. Le développement selon Jean-Paul II n’est un problème technique qu’à titre dérivé ; il est avant tout un problème d’anthropologie et de morale ressortissant à la théologie ».[2] C’est pourquoi dans l’encyclique Laborem exercens[3] qui nous servira de guide principal, l’accent est mis « sur le travailleur plutôt que sur le travail ».[4]
Ce « basculement » qui n’est en rien une rupture avec la tradition, a été expliqué par divers auteurs. Ph. Jobert[5], par exemple, nous rappelle que le philosophe Karol Wojtyla a, bien sûr, étudié la philosophie objective de saint Thomas mais aussi la philosophie subjectiviste moderne. « Si l’on étudie les choses en tant qu’objets connus, on bâtit une philosophie objective, ou réaliste parce qu’elle concerne les choses telles qu’elles sont dans la réalité, distinctes du sujet, extérieures à lui (…). Si l’on étudie les choses du point de vue du sujet connaissant, on construit une philosophie subjective. Elles ne considère pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles que le sujet les connaît en raison de ce qu’il est lui-même. (…) Il en résulte une certaine interprétation des choses par le sujet, ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement l’herméneutique. Cependant, il est évident que c’est l’objectivité qui domine de beaucoup dans le domaine de la connaissance et que la subjectivité ne joue qu’un rôle secondaire, subordonné et limité. Le subjectivisme est donc l’erreur qui lui attribue le rôle principal et dominant ». Dans une perspective subjective (non subjectiviste), on « prend comme centre absolu de référence le sujet connaissant et agissant. Autrement dit, c’est l’homme qui est le centre du monde dans une philosophie subjective. » La philosophie de la subjectivité élaborée par K. Wojtyla ne va pas s’opposer au système thomiste mais le compléter. En effet, « la subjectivité de l’homme est sa personnalité consciente , sa face intérieure. La personnalité totale de l’homme est la synthèse de sa face intérieure et subjective, et de sa face extérieure et objective. Il s’agit de la même personne vue de l’intérieur et de l’extérieur. Une philosophie complète de la personne humaine comprend donc une partie objective et une partie subjective. St Thomas d’Aquin a élaboré la partie objective de l’anthropologie, le professeur Wojtyla la partie subjective. La partie objective est première parce que l’homme commence par être et agir. La partie subjective est postérieure et fondée sur la partie objective, puisqu’elle résulte de la connaissance que l’homme a de son agir et de son être ». Comme dans l’anthropologie objective de saint Thomas, il est dit que « l’action révèle la personne » mais K. Wojtyla précisera que « la personne, par la conscience, devient pour elle-même (comme sujet) sujet de son acte, elle l’assume, le reconnaît comme sien, s’en sait responsable ; en même temps sa subjectivité se manifeste objectivement à elle par la conscience, et la personne prend conscience de sa personnalité intérieure ; simultanément sujet et objet, elle appréhende qu’elle est l’agent de sa propre action et de l’actualisation de soi-même comme sujet, par opposition à ce qui se passe naturellement en elle : par exemple ce qui est corporel, ce qui est instinctif, les passions et les velléités. » L’acte conscient révèle donc la personne. Mais l’acte conscient est un acte libre, volontaire, qui accomplit la personne. Comme chez saint Thomas, l’acte volontaire est intentionnalité (désir éveillé par la connaissance) puis »manifeste une direction active de l’agent vers l’objet », mouvement qui »laisse le sujet identique à lui-même ». K. Wojtyla va plus loin et souligne « que dans l’acte volontaire, il n’y a pas seulement la direction active du sujet vers son objet ; car le sujet décide non seulement en ce qui concerne son mouvement, amis aussi en ce qui le concerne lui-même : il se meut. L’autodétermination consiste à se mouvoir ; elle inclut plus qu’agir, accomplir une action ; par elle, l’homme s’accomplit lui-même, il se développe, se perfectionne, devient son propre fabricant. L’autodétermination est dirigée vers l’intérieur, alors que la direction active de l’acte volontaire est orientée vers l’extérieur : mais c’est par le moyen du mouvement volontaire que l’autodétermination agit sur le sujet. Avant d’agir l’homme est déjà une personne substantiellement, mais en agissant il devient de plus en plus une personne opérativement ; il tend à la plénitude personnelle de son humanité, vers la « vérité de l’homme ». » Tel est le sens profond de cette injonction récurrente dans l’enseignement de Jean-Paul II : il faut que l’homme soit toujours plus homme. Tel est le fondement de toute l’éthique personnelle, familiale et sociale du Souverain pontife, éthique subjective aussi, éthique des valeurs c’est-à-dire de « ce que le sujet expérimente comme lui convenant, répondant à son désir. Tandis que le bien est bon en soi, la valeur est bonne pour moi ». Plus exactement, car on pourrait mal comprendre, la valeur « est un bien objectif subjectivement expérimenté comme tel. » Cette éthique « axiologique » (du grec axiô : estimer, apprécier) « se distingue ainsi de l’éthique téléologique, celle d’Aristote et de saint Thomas, qui se base sur la fin à atteindre, en grec télos. Cela ne veut pas dire que l’éthique du professeur Wojtyla abandonne la notion de fin, fondamentale en morale, puisqu’on agit toujours pour un but ; mais pour sa morale, la fin est le point d’arrivée, tandis que le point de départ est dans le sujet agissant qui fait dans l’expérience des actes humains, l’expérience des valeurs qui conviennent au sujet. »
En tout cas, le système de K. Wojtyla est « une clé de l’enseignement du Concile Vatican II comme de Jean-Paul II ». Lui seul « explique l’anthropocentrisme de cet enseignement : l’homme en est bien le centre unique, un centre totalement dépendant de Dieu par la création, et totalement orienté vers Dieu par la vocation à la vie éternelle, l’homme racheté en Jésus-Christ. » Mais si ce système qui crée « une vision globale des choses à partir de l’homme », « conduit par la voie subjective à la Vérité que le thomisme démontre par la voie objective », quel peut être son intérêt ? Indépendamment de son utilité philosophique, il est d’une très importance pédagogique aujourd’hui parce que les « axiomes du subjectivisme (…) sont devenus les dogmes de la civilisation contemporaine : ils imprègnent la mentalité des foules du monde entier. »[6]
Et qu’on ne dise pas qu’il ne s’agit là que de subtilités pour intellectuels ! L’orientation philosophique de K. Wojtyla a immédiatement trouvé son incarnation politique dans l’éthique du mouvement « Solidarité », en Pologne. Joseph Tischner écrit clairement que « l’éthique de Solidarité se veut une éthique de la conscience. Elle part du principe que l’homme est doué d’une conscience, d’un « sens éthique » naturel dans une large mesure indépendant des systèmes éthiques. Ceux-ci sont multiples, mais la conscience est une. Elle leur est antérieure. Elle constitue en l’homme une réalité autonome, un peu comme la raison et la volonté. De même qu’il peut exercer sa volonté et sa raison ou négliger de le faire, l’homme peut écouter sa conscience ou l’étouffer. A quoi l’exhorte-t-elle, aujourd’hui ? Avant tout, à ce qu’il veuille avoir une conscience, être conscience. (…)
Mais quelle idée de l’homme défendons-nous alors ? La qualité d’un acte proprement humain ne peut venir d’un exercice effectué sur commande, mais uniquement d’un comportement inspiré depuis l’intérieur de l’être. Pour que se construise la moralité, toute règle doit être acceptée par la conscience qui est capacité instinctive de déchiffrer le sens des panneaux et de déterminer lequel est important ici et maintenant. Les penseurs chrétiens disaient : la conscience est la voix de Dieu. Cela signifiait qu’un Dieu qui ne se manifeste pas à travers la conscience de l’homme n’est pas un vrai Dieu, mais une idole. Le vrai Dieu touche d’abord les consciences ».[7] L’auteur ajoute, comme nous l’avons déjà vu précédemment dans le commentaire de la parabole du bon Samaritain : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. (…) La solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. La conscience est en l’homme cet élément stable qui ne déçoit pas ? Encore faut-il vouloir avoir une conscience. Or, l’homme a le triste pouvoir de détruire ce qu’il y a en lui d’humain. Mais aussi l’heureux pouvoir de reconstruire sa conscience, à condition qu’il en ait la volonté. »[8]
Nous verrons plus loin les conséquences de cette vision sur le travail mais il est bon de s’attarder encore un peu aux fondements philosophiques pour bien saisir en profondeur l’importance du « basculement », sa nouveauté et sa possible efficacité face aux idéologies et aux théories à la mode.
Rocco Buttiglione[9] a longuement suivi le parcours intellectuel du futur pape Jean-Paul II et confirme, en l’approfondissant, la brève présentation de Ph. Jobert.[10] Dans ce qui peut paraître au lecteur comme un détour de plus, nous ne perdons pas de vue que nous devons bien parler du travail dans la conception chrétienne d’aujourd’hui mais justement l’auteur insiste sur ce fait que nous pressentions : « La crise du travail se présente avant tout, comme crise de la signification et du contenu éthique du travail »[11]
Et « si le marxisme, écrit Rocco Buttiglione, est devenu dominant dans le mouvement ouvrier, cela vient en grande partie de ce qu’il a réussi à penser le travail humain et le fait que l’homme se réalise par son travail ».[12]
Il nous faut nous attarder un peu à cette affirmation parce qu’on la retrouve chez Jean-Paul II et que cette parenté a pu paraître troublante. René Coste qui relève cette proximité l’explique ainsi : « Ce dont les fondateurs du marxisme ne se sont pas rendu compte, c’est que, dans leur effort de revalorisation du travailleur, ils recueillaient en réalité un héritage chrétien essentiel »[13]. En témoigne, selon l’auteur, la position de Paul opposée à la mentalité grecque de l’époque. Or, nous avons vu que la réalité grecque était plus nuancée qu’on ne le dit souvent et aussi et surtout qu’après Paul et en exceptant saint Thomas, les chrétiens ont rapidement et longuement perdu le fil…
Certes, Marx écrit bien que « pour l’homme socialiste, l’histoire universelle n’est rien d’autre que la génération de l’homme par le travail humain, rien d’autre que le devenir de la nature pour l’homme ; c’est pour lui la preuve évidente et irréfutable de sa génération par lui-même, du processus de sa genèse. »[14] Position confirmée par Engels : « Le travail, disent les économistes, est la source de toute richesse. Il l’est effectivement… conjointement avec la nature qui lui fournit la matière qu’il transforme en richesse. Mais il est infiniment plus encore. Il est la condition fondamentale première de toute vie humaine, et il l’est à un point tel que, dans un certain sens, il nous faut dire : le travail a créé l’homme lui-même. »[15]
Toutefois, l’affirmation de Marx, comme celle d’Engels, s’inscrit dans un contexte matérialiste. Engels, dans le dernier chapitre de sa Dialectique de la nature, chapitre intitulé « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme », raconte comment « sous l’influence, au premier chef sans doute, de leur mode de vie », chez des singes anthropoïdes, la main s’est libérée, une main « hautement perfectionnée par le travail de milliers de siècles ». « Ainsi la main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail ». Ensuite, » le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société (…) Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe (…). » Le langage est donc « né du travail et l’accompagnant. » Le travail puis le langage ont été « les deux stimulants essentiels sous l’influence desquels le cerveau d’un singe s’est peu à peu transformé en un cerveau d’homme (…). » Plus tard encore, « le régime carné a conduit à deux nouveaux progrès d’importance décisive : l’usage du feu et la domestication des animaux. » Engels alors tire de cette évolution cette idée importante pour la suite du débat : « Comme nous l’avons indiqué, les animaux modifient la nature extérieure par leur activité aussi bien que l’homme, bien que dans une mesure moindre, et, comme nous l’avons vu, les modifications qu’ils ont opérées dans leur milieu réagissent à leur tour en les transformant sur leurs auteurs. » Avec les progrès de la science de la nature et la connaissance de ses lois, nous apprendrons à connaître et maîtriser les conséquences de nos actions puisque nous appartenons à la nature « avec notre chair, notre sang, notre cerveau », et que, chaque jour davantage, « les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature. » Ainsi, de plus en plus, « deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature, l’âme et le corps, idée qui s’est répandue en Europe depuis le déclin de l’antiquité classique et qui a connu avec le christianisme son développement le plus élevé. »[16]
Il est inutile ici de revenir sur l’ »opposition » signalée. Soyons attentifs aux implications de cette philosophie qui est bien conforme a ce que Marx avait établi dans sa critique du matérialisme un peu simpliste de Feuerbach[17] à qui il reproche de n’avoir pas compris « l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique » » : « La question de savoir s’il y a lieu de reconnaître à la pensée humaine une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité, et la puissance de sa pensée, dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur la réalité ou l’irréalité d’une pensée qui s’isole de la pratique, est purement scolastique. (…) La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. (…) Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». En conséquence, Marx reproche donc à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire », de ne pas voir « que l’ »esprit religieux » est lui-même un produit social » et que « toute vie sociale est essentiellement pratique ». Et il conclut par la formule célèbre : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer ».[18]
L’homme n’est pas une essence à penser en dehors du contexte social et de la « praxis ». L’homme se fait par la praxis mais indirectement car si son action, son travail transforme le milieu, le milieu transformé, à son tour, transforme l’homme. Dans ce mouvement, le plus important, c’est la transformation efficace du milieu matériel et des relations sociales. Peu importe les moyens.[19] Cette « philosophie de la praxis », comme on l’appelle[20], K. Wojtyla va la reformuler ou plus précisément l’« approprier à la philosophie de l’être »[21]. Il montre que la conception marxiste de la praxis, de l’acte, est limitée. En effet, elle met bien en évidence le fait que l’acte transforme la nature -c’est son aspect « transitif », dira-t-il-, l’acte « en revanche, a toujours et immédiatement un effet sur l’homme qui l’accomplit, il est pour lui réalisation de sa propre vérité humaine ou sa négation ».[22] Les adverbes « toujours et immédiatement » ont ici toute leur importance.
Avec saint Thomas, Wojtyla affirme bien que « l’homme préexiste ontologiquement à l’action » mais il ajoute « qu’il se réalise en elle et que la praxis, et particulièrement le travail, est comme le lieu de la réalisation de l’humanum dans l’homme »[23]. Indépendamment de l’influence que peut avoir le milieu transformé sur l’homme, le travail accroît dans son acte même l’humanité de l’homme.
La tradition chrétienne et post-chrétienne avait surtout étudié l’action de l’homme sur la nature, l’aspect objectif du travail, et oublié qu’ »il est aussi -et fondamentalement- un système de relations entre les hommes et un processus d’accomplissement de soi par la personne. »[24]
C’est au cœur du travail que naissent la culture et la contemplation[25]. La confrontation avec la chose révèle à l’homme, dans le travail, sa valeur pratique pour la satisfaction de ses besoins mais aussi sa valeur esthétique. Cette relation a donc un caractère éthique Les choses ne sont plus, comme chez Marx, de la matière indifférenciée qu’il s’agit de transformer efficacement. Et l’homme ne peut plus être un Prométhée destructeur, pollueur, exploiteur.
Si, par le travail, l’homme se réalise et découvre ses liens avec la nature faite pour lui, il entre aussi en relation avec les autres[26] et protège sa vie de la mort[27].
Cette courte évocation de la philosophie du futur Jean-Paul II suggère clairement l’allure nouvelle que va prendre la réflexion de l’Église sur le travail à partir d’un enracinement anthropologique d’une perspicacité inégalée jusque là.
Cette anthropologie va se confirmer et se renforcer dans la redécouverte de la Parole de Dieu.
Si le travail a un sens, c’est dans l’homme que nous devons le chercher. Or, nous savons aussi que Dieu révèle l’homme à lui-même. C’est pourquoi il nous faut écouter les testaments de Dieu avant de nous pencher sur les « questions particulières ». Le sens profond du travail doit s’éclairer à la Parole de Dieu, sinon Dieu n’est pas Dieu créateur de l’homme, du ciel et de la terre ou bien le travail est une pure absurdité et toute recherche de sens est trompeuse.
Nous allons voir que la Parole de Dieu écarte d’abord deux idéologies extrêmes. Celle, d’une part, véhiculée par une fausse conception religieuse qui considère le travail comme une punition, une expiation, conception qui imprègne aussi certaines revendications visant à réduire au maximum le temps de travail. Celle, d’autre part, qui considère le travail comme l’essentiel de la vie, l’unique moyen pour l’homme de se construire par le biais incontournable de la société nouvelle dont il sera l’artisan.
La Parole de Dieu nous permet de sortir des apparentes contradictions relevées par les philosophes et les sociologues, de justifier la nécessité et la pénibilité, d’échapper à la dialectique travail-loisir en établissant les conditions d’un travail humain épanouissant qui réponde autant que faire se peut aux aspirations de l’homme.
Avant le Concile, tout un courant théologique qu’on a appelé « humaniste » ou « temporel » s’est attaché à montrer que les choses et les faits temporels sont une préparation secondaire, certes, mais une préparation tout de même au Royaume des cieux.
Jean Laloup et Jean Nélis[1] qui appartiennent à ce courant, font remarquer, dans leurs ouvrages de vulgarisation que leur position « s’oppose à une conception « eschatologique », qui est attirée par la transcendance des réalités surnaturelles et n’accorde aux réalités temporelles qu’une valeur d’étape dont il faut se dégager au plus tôt par l’esprit et la grâce. »[2] Il est vrai qu’a perduré chez nombre de théologiens un certain platonisme alors que d’autres, dont les auteurs cités, à la suite de saint Thomas, renouaient avec la vision positive que la Genèse, par exemple, nous offre de la Création tout entière[3].
On sait que le cardinal Mercier fut, en Belgique, le promoteur d’un renouveau thomiste dont le centre fut Louvain.[4]
Dans cette mouvance, en 1933, le P. Mersch va, à propos du Corps mystique du Christ[5], rappeler la largeur de vue d’un certains nombre d’auteurs scolastiques et de saint Thomas, en particulier, qui affirme, tout d’abord, que tous les hommes[6], corps[7] et âme, sont membres du Christ qui est aussi tête des anges[8]. Reste la question des créatures matérielles qui nous intéresse tout spécialement ici. La position de saint Thomas est claire : « Une fois fini le jugement dernier, la nature humaine sera entièrement fixée en son terme. Mais, puisque toutes les choses corporelles sont en quelque façon faites pour l’homme, il est convenable qu’à ce moment aussi l’état de toute la création matérielle soit changé, afin d’être adapté à l’état des hommes qui seront alors.(…)
Le mouvement du ciel cessera et toute génération et toute corruption dans les éléments. Mais la substance des choses demeurera, appuyée sur l’immobilité de la bonté divine. Dieu a créé les choses pour qu’elles soient ; en conséquence, l’être des choses qui ont aptitude à demeurer sans fin, demeurera sans fin. (…) Dieu suppléant par sa puissance tout ce qui fait défaut à leur faiblesse.(…)
Puisque les hommes ne seront pas seulement délivrés de la corruption, mais aussi revêtus de gloire, et puisque la création matérielle sera finalement disposée en conformité avec l’état des hommes, il faudra aussi que la création matérielle reçoive une certaine splendeur de gloire. C’est pourquoi il est écrit (Ap 21, 1) : « J’ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle » et encore (Is 65, 17-18) : « Je créerai des cieux nouveaux et une terre nouvelle, et on ne se souviendra plus des anciens, et on n’y pensera plus, mais vous serez dans la joie et dans l’allégresse pour toujours ». Amen »[9].
La pensée de Thomas est bien conforme avec celle de Paul lorsqu’il écrivait que « la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, -non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise,- c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[10] Le P. Mersch fait remarquer que « ce texte, fort clair cependant, avait été (…) commenté par saint Augustin d’une façon qui en réduisait beaucoup la portée. Par crainte de manichéisme, et d’origénisme, il avait déclaré que « toute la création » dont il s’agit, ce n’est en réalité que l’homme tout seul. L’homme, en effet, disait le saint, contient en lui-même tous les éléments de la création : l’esprit, la vie, la matière. Aussi, quand, seul, il crie vers Dieu dans l’attente, on peut dire qu’en lui, c’est l’univers entier qui crie. L’autorité d’Augustin domina un certain temps l’exégèse du passage (…). Mais l’évidence finit par l’emporter. Les scolastiques forcés en quelque sorte par l’Écriture, oseront évoquer l’image grandiose mais vague d’un univers haletant de désir et tendu vers l’adoption divine (…). »
Et le P. Mersch ajoute que, pour les scolastiques, ce n’est « pas plus tard seulement que le monde sera repris par l’économie du salut. Dès maintenant, le Christ utilise tout pour le bien de ses élus. (…) Il est Seigneur de tout, déclarent unanimement, quoique en des sens divers, les scolastiques, et il l’est parce que tout rentre dans son œuvre rédemptrice. »
Et il conclut : « Par continuité avec l’homme, dirons-nous, les choses reçoivent quelque prolongement de l’influx de la grâce, en même temps qu’elles servent, à leur manière, à transmettre cet influx. Le Christ est donc leur chef, pour autant qu’elles rentrent de la sorte dans l’économie de la rédemption. Le Christ complet, c’est le Sauveur avec toute l’humanité ; l’humanité complète, c’est l’homme avec tout l’univers ; le Christ complet, c’est donc le Christ avec tous les hommes et avec le monde entier. »[11]
Les recherches historiques du P. Mersch reprises et développées en 1936 et plus tard[12] encore ne passeront pas inaperçues. Elles s’inscrivent en fait dans un large mouvement de réflexion dont la Nouvelle revue théologique[13] sera le porte-parole. Le P. Malevez[14] revisite la thèse ressuscitée par le P. Mersch et l’appuie. Il réaffirme que « le dogme des origines nous invite à penser que normalement la grâce désire, pour bien être, une transformation du corps et de son milieu » ; que l’Incarnation, la Rédemption et la promesse de notre « sublimation » attestent que « l’univers matériel fait partie du Corps mystique du Christ »[15]. Poussant jusqu’au bout cette logique, il n’hésite pas à écrire que « les plus précieuses conquêtes de la civilisation occidentale, dans le domaine purement « temporel », peuvent s’interpréter comme le prolongement de l’Incarnation, comme le produit d’une grâce se composant peu à peu le climat nécessaire à sa parfaite floraison »[16]. Dès lors, « prise en elle-même, la maîtrise contemporaine de la matière, l’organisation politique, l’art, la pensée et toute la technique complètent le Christ et, en le complétant, le glorifient. » Le chrétien est donc invité à voir le progrès sous un angle positif et à découvrir « un aspect intrinsèque du Christ total et la lente élaboration mystérieuse « des cieux nouveaux et de la terre nouvelle ». »
Le P. Malevez est bien conscient que cette ébauche d’une « théologie du progrès » risque de surprendre tous les désenchantés du monde, chrétiens ou non[17] mais elle est une « théologie du Bien » qui dit à l’homme moderne : « oui, le monde est grand et digne de ton effort et de ta vie, si toutefois tu le cherches non pas pour son excellence séparée, mais dans un Tout et en vue d’un Tout qui l’englobe et qui le dépasse, et qui est le Corps mystique du Christ, vivant de la vie de Dieu. » Ajoutons à cet optimisme dynamique qui est une invitation à la transformation du monde et une justification essentielle du travail humain[18], que cette théologie du Corps mystique est une théologie de la solidarité qui condamne aussi bien l’individualisme libéral que le nationalisme[19] dans le respect des droits de chaque personne.[20]
Ce que la théologie du Corps mystique nous dit de la valeur du « monde », se renforce encore à la lumière de la théologie de la création qui fleurit, à l’époque, dans le même cercle intellectuel et qui lui est liée[21].
Ainsi, le P. Charles[22] qui fut un des maîtres du P. Mersch, montre que, contrairement à ce que l’on croit, dans le binôme Dieu-monde, l’homme, partout et toujours a d’abord cru à l’invisible et s’est intéressé à lui prioritairement : « ce n’est qu’à une époque relativement récente que l’homme s’est passionné pour les « nourritures terrestres » et qu’il s’est enivré du visible. L’homme, en fait, a mis un temps infini, des dizaines, des centaines de siècles peut-être, à découvrir non pas qu’il avait une âme mais qu’il avait un corps. Il a cru au ciel invisible, à l’enfer tout aussi lointain, bien avant de découvrir la terre ; et la matière, précisément parce qu’elle est sa découverte la plus récente, exerce encore sur lui, aujourd’hui, la fascination de la nouveauté. »[23]
Bouddhisme, soufisme[24], platonisme, augustinisme[25], stoïcisme, gnoses[26], ont enseigné, d’une manière ou d’une autre, « l’exaltation de l’esprit, de l’idée, de l’invisible ; et le mépris des choses, de la matière, du corps, et du monde. »[27] Et que l’on ne se méprenne pas sur la condamnation de la « chair » chez saint Paul[28] . On se rappellera que dans l’Ancien Testament déjà, la chair désigne « la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand l’ »l’Esprit » de Dieu ne vient pas la soutenir d’en-haut (cf. Gn 6,3) ». C’est dans ce sens que Jean emploiera le mot[29]. Paul ajoutera l’idée de « la perversion de l’homme naturel, due à son péché », péché qui touche d’abord l’âme et qui, à travers elle, dérègle le corps. Dès lors, « puisque c’est l’âme qui a péché, le corps n’étant que son instrument, c’est elle-même qui a le plus besoin de salut. Seul l’Esprit de Dieu pourra, en la délivrant de l’esclavage de ses désirs, restaurer avec elle le corps dans la gloire finale à laquelle Dieu destine l’homme tout entier (Rm 8, 11) ».[30]
Le P. Charles a donc parfaitement raison de souligner que « la première grande lutte doctrinale de l’Église n’a pas été contre les négateurs de Dieu, mais contre les négateurs du monde ; et sa première victoire, aujourd’hui presque oubliée dans nos Somme théologiques, a consisté à « sauver la terre ». »[31]
La tâche de la théologie qui s’occupe de « toutes les choses », visibles et invisibles, individuelles et sociales, passées, présentes ou à venir, est de « s’efforcer d’en comprendre et d’en faire comprendre la signification et la valeur divine ».[32] Dieu n’est-il pas, comme le proclame le Credo, créateur de « l’univers visible et invisible » ? « Puisque tout vient de Dieu, créateur unique, commente le P. Charles, et que toutes les choses ont une signification divine, adorer Dieu, tendre vers lui, et respecter le monde, lui demeurer fidèle, ne sont pas deux attitudes, deux tendances divergentes entre lesquelles il faudrait choisir. Ce sont deux aspects solidaires, complémentaires, logiquement et naturellement liés, d’un seul et même devoir, d’un seul et même amour. »[33] Et la valeur du monde vient d’abord de son principe, c’est-à-dire du fait qu’il est fait par Dieu et non pas du fait qu’il est fait pour l’homme. La théologie de la création, d’une création « bonne » répète la Genèse, révèle que c’est l’homme qui est l’ennemi de l’homme et non le monde, que tout ce qui particularise et individualise est estimable est respectable puisque « les choses et la matière ont leur valeur divine, parce que venant du même auteur que l’élément spirituel »[34].
La tâche de la théologie paraît immense : « Il ne suffit pas qu’elle détaille des règles de conduite morale ni qu’elle tranche des cas de conscience. Avant de dire aux hommes comment ils doivent se comporter avec les choses, il faut leur en donner la vision divine et les leur faire comprendre. Le sens divin du monde et la vie concrète du métier et de la terre, de la santé et de la souffrance, du progrès industriel et du sport, du labeur et du rythme, de la maison et du voyage, du corps et de la route, des larmes et de l’amour ; le sens divin du monde bourru et hostile où nous sommes, de l’effort humain vers plus de puissance et plus de fierté ; le sens divin de la terre et de tout ce qu’elle porte, c’est à la théologie, à la théologie dogmatique à le montrer. » Et l’auteur ajoute cette remarque importante : « Ce n’est plus là un monopole des clercs, c’est le pain que demandent les foules des croyants - et les autres aussi - et les pierres de la dialectique ne remplacent pas cette nourriture. »[35]
Le lecteur aura senti, dans ce bref résumé, combien la pensée du P. Charles est proche de celle de Teilhard de Chardin[36]. Si l’œuvre du célèbre jésuite n’a été accessible qu’après sa mort, il faut savoir qu’en 1927, c’est précisément au P. Charles qu’il envoya le manuscrit du Milieu divin qui ne sera publié qu’en 1957[37]. Dans une perspective eschatologique où, conformément à la Tradition, il nous faudra, pour être divinisés, nous abandonner à la volonté divine, le monde n’est pas insignifiant pour autant car, « au chrétien qui sait regarder, il n’est rien dans le monde qui ne montre Dieu. Tout y est capable de mener à Dieu, « point ultime » où tout converge. Tout, et plus spécialement, d’abord, ce qui est notre lot constant de chaque jour : le travail ; pas seulement ce travail humainement privilégié dans lequel l’homme aurait le sentiment qu’il « fait de l’histoire », ou qu’il « construit l’histoire » (…), ou encore le sentiment qu’il élève de quelques degrés l’édifice toujours montant de la science ; mais, sans distinction, toute œuvre humaine, la plus humble tâche ménagère aussi bien que l’activité la plus spirituelle. »[38] Comme l’écrit Teilhard, Dieu « est, en quelque manière, au bout de ma plume, de mon pic, de mon pinceau, de mon aiguille, de mon cœur, de ma pensée ».[39] Dans cet esprit, « le croyant s’exerce donc à la seule chose qui importe : voir Dieu en toutes choses, en tout être ; le voir « où que ce soit »[40]. Il cherche Dieu en toute action, en tout amour, -sans que jamais rien ne lui soit Dieu, que Dieu seul. »[41]
Le cardinal Ratzinger fera remarquer qu’on ne peut « ignorer la dimension cosmique du culte chrétien. » Il rappelle que la création débouche sur le sabbat, c’est-à-dire « le jour où l’homme et tout l’univers créé participent au repos de Dieu. » Et l’on constate dans le récit de la Genèse, qu’« il n’y est pas directement question de culte, encore moins de ce que le Créateur puisse avoir besoin des dons des hommes. Le sabbat offre au contraire une vision de liberté : ce jour-là, esclave et maître se retrouvent sur le même plan, ils sont égaux. » Bien sûr, il ne s’agit pas de réduire le sens de l’événement à un niveau seulement social car la Création « a pour raison d’être l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme. » Ainsi, la liberté et l’égalité découvertes « n’ont de sens que d’un point de vue théologique : c’est par son alliance avec Dieu que l’homme devient libre, c’est dans cette alliance que tous les hommes deviennent égaux. » Dieu de se donne à l’homme et l’homme répond à Dieu par l’adoration. Cette alliance a lieu dans l’espace de la Création. celle-ci « est donc destinée à être l’espace de l’adoration. » C’est pourquoi le culte « ne sauve pas l’homme seulement, mais entraîne toute la réalité dans la communion avec Dieu. » Dès lors l’opposition que certains font entre le culte des religions naturelles ou encore des religions non théistes, qui aurait un caractère cosmique et le culte judéo-chrétien qui aurait un caractère historique ne tient pas vraiment. « Le cosmos en effet n’est pas une construction immuable, un lieu clos reposant en lui-même, où de déroulerait l’histoire. le cosmos est aussi mouvement, qui va d’un commencement à une fin, et en ce sens il est histoire. »[42]
Dans cet esprit, comment considérer le travail ? « L’homme, répond Teilhard, ne continuera à travailler et à chercher que s’il conserve le goût passionné de le faire. Or ce goût est entièrement suspendu à la conviction, strictement indémontrable à la Science, que l’Univers a un sens, et qu’il peut, ou même qu’il doit aboutir, si nous sommes fidèles, à quelque irréversible perfection. Foi au progrès. »[43]
On a reconnu, au passage, l’influence des Exercices spirituels de saint Ignace et, au delà, la théologie de certains Pères de l’Église[44] et finalement de Paul qui, très nettement, lui a inspiré la vision d’un « Christ cosmique » notamment, à partir de ce passage de l’épître aux Colossiens où il est dit du Christ : « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances, tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui. »[45] Ou encore au début de l’épître aux Ephésiens où Paul salue « le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ » en ces termes: « Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté, ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. »[46]
Dans cette mouvance, mais en prolongeant explicitement « par une réflexion existentielle », les conclusions du P. Malevez, le P. Rideau[47] relève à travers les « parasites » et les « contaminations », une « avance » des techniques et des sciences, de l’éducation de la conscience et de l’organisation sociale. Ces « montées » sont sans doute l’œuvre « latérale » de la Révélation de l’Incarnation qui « fonde et stimule la liberté de la personne » et de la Résurrection qui, par l’espérance, ouvre l’avenir. La conclusion du P. Rideau rejoint par un chemin parallèle celle de Teilhard qui n’est jamais cité[48] : « Le mouvement de l’histoire pose au monde des problèmes que seul le christianisme peut résoudre, et c’est « par ma force des choses » que l’homme est acculé à l’inévitable option, sinon d’un dépassement, du moins d’un consentement à l’Esprit. Comme à Babel, toute construction s’écroule, qui n’est pas fondée sur Dieu. (…) La transformation finale de l’homme par la surabondance gratuite du Don de Jésus, dans son second Avènement, sera (…) d’abord une purification et un rachat ; et il faudra que soit surmonté, résorbé, le « mystère d’iniquité », plus actif à mesure qu’approche sa défaite. Elle implique aussi une récapitulation de toute l’histoire et de tous les élus qui y sont apparus. Mais la nouveauté de cette grâce, qui sera l’achèvement de l’homme en Dieu et le commencement de la Cité éternelle, n’exclut pas une préparation de la conscience et une économie de continuité : le premier avènement du Christ fut enté sur l’histoire d’Israël. d’où la nécessité, sinon d’un progrès - le terme est ambigu - du moins d’une avance de l’homme dans l’histoire. (…) Nous allons vers Dieu, mais, le premier, Dieu vient à nous, prior dilexit nos. Déjà, depuis Jésus, nous sommes entrés dans la fin des temps, mais, par la miséricorde du Seigneur, cette fin des temps a elle-même une histoire réelle, une histoire sainte, qui assume et consacre, tout en l’animant, une histoire profane, encore mêlée de mal et d’erreur. Nous sommes déjà dans l’éternel, et pourtant nous attendons non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour toute l’humanité une révélation plénière du Seigneur. La croissance qui nous en rapproche n’est pas comparable à un progrès mécanique, ni à une maturation biologique ; elle se signale pourtant mystérieusement à l’œil de la foi. Veni, Domine Jesu. »
Nous sommes loin de cet esprit que nous avons détecté dans notre parcours historique et qui se caractérisait par un certain mépris pour le monde matériel, par la hiérarchisation des tâches, par l’insistance sur la pénibilité rédemptrice du travail, par l’acceptation de sa pauvreté. Nous sommes loin aussi du pessimisme exprimé par certains penseurs chrétiens[49] qui, au XXe siècle, exprimaient leur méfiance vis-à-vis de la civilisation technicienne.
Les théologiens que nous venons de survoler ont une tout autre vue : la transformation du monde sert à l’édification du Corps du Christ et l’Église peut répondre aux problèmes temporels des hommes, non en leur proposant de fuir mais en les invitant à découvrir le sens divin de l’agir humain puisque, depuis la Résurrection du Christ, ils sont déjà dans la vie de Dieu au cœur d’un monde qu’il a créé et où l’Esprit reste à l’œuvre.
Le Concile Vatican II va consacrer cette tendance théologique[50].
Seize ans avant Laborem exercens, il proclame clairement combien l’activité humaine est conforme au plan de Dieu : « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout en étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.
Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.
Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[51]
Avant d’aborder « quelques problèmes plus urgents », les Pères conciliaires vont insister sur l’importance et la valeur de l’engagement temporel en reprenant l’essentiel théologique : « le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en lui (c.f Ep 1, 10). C’est lui qui nous révèle que « Dieu est charité » (1 Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour. A ceux qui croient à la divine charité, il apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (cf. Jn 3, 16 ; Rm 5, 8-10), il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (cf. Ac 2, 36 ; Mt 28, 18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière. (…) De tous il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu (cf. Rm 15, 16). »[52]
« Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité (cf Ac 1, 7), nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché (cf. 1 Co 7, 31) ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où règnera la justice (cf. 2 Co, 5, 2 ; 2 P 3, 13) et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme (cf. 1 Co 2, 9, Ap 21, 4-5). Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité (cf 1 Co 15, 42 et 53). La charité et ses œuvres demeureront (cf 1 Co 13, 8 ; 3, 14) et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité (cf. Rm 8, 19-21).
Certes, nous savons qu’il ne sert à rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même (cf. Lc 9, 25), mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine (cf. Pie XI, QA). »[53]
La Constitution se clôturera sur cette formule forte : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père (cf. Mt 7, 25) et qui, courageusement, agissent. »[54]
Quand il aborde plus précisément la vie économico-sociale, le Concile rappelle encore : « Le travail des hommes, celui qui s’exerce dans la production et l’échange des biens ou dans la prestation de services économiques, passe avant les autres éléments de la vie économique, qui n’ont valeur que d’instruments.
Ce travail, en effet, qu’il soit entrepris de manière indépendante ou par contrat avec un employeur, procède immédiatement de la personne: celle-ci marque en quelque sorte la nature de son empreinte et la soumet à ses desseins. Par son travail, l’homme assure habituellement sa subsistance et celle de sa famille, s’associe à ses frères et leur rend service, peut pratiquer une vraie charité et coopérer à l’achèvement de la création divine. Bien plus, par l’hommage de son travail à Dieu, nous tenons que l’homme est associé à l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ qui a donné au travail une dignité éminente en œuvrant de ses propres mains à Nazareth. »[55]
Faut-il s’étonner que Gaudium et spes contienne déjà tous les éléments théologiques fondamentaux qui seront développés dans Laborem exercens ? On se rappelle le rôle décisif que joua le cardinal Wojtyla dans la réorientation et la correction du schéma 13 qui allait devenir la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et spes.[56]
C’est pour donner son plein sens au travail que l’encyclique Laborem exercens s’ouvre, après une introduction qui inscrit le document dans la tradition de l’Église[57], sur une méditation du livre de la Genèse[58] et se ferme avec les « Eléments pour une spiritualité du travail »[59].
L’encadrement théologique nous permet de dépasser les meilleures analyses sociologiques et même philosophiques. Car si l’on veut rendre le travail plus humain, encore faut-il savoir ce que « humain » veut dire, savoir de quel homme nous parlons et surtout replacer l’homme au centre du problème. C’est pourquoi l’encyclique Laborem exercens nous parle en fait du travailleur plus que du travail : L’Église « croit en l’homme: elle pense à l’homme et s’adresse à lui, non seulement à la lumière de l’expérience historique ou avec l’aide des multiples méthodes de la connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant. Se référant à l’homme, elle cherche à exprimer les desseins éternels et les destins transcendants que le Dieu vivant, Créateur et Rédempteur, a liés à l’homme ».[60]
Or, pour tous les siècles, la mission donnée à l’homme, à tout homme, créé à l’image de Dieu[61], est de soumettre la terre[62], tout le monde visible avec ses innombrables ressources que le travail révèle et utilise. Mais il est bien clair que « ce plan est nécessairement et indissolublement lié au fait que l’être humain a été créé, en qualité d’homme et de femme, « à l’image de Dieu ». »[63]
En s’attachant au récit de la création qui est un texte de bénédiction[64], Jean-Paul II met en évidence l’aspect positif du travail humain et la dignité du travailleur plutôt que l’aspect douloureux du travail. En évoquant la semaine du « travail » de Dieu », le Pape montre que, dans son travail, l’homme « reflète l’action même du Créateur ». Dès lors, la malédiction qui suit le péché n’annule pas « l’intention fondamentale et primordiale de Dieu »[65].
Tel est le message essentiel du chapitre 4.
Il faut attendre les tout derniers chapitres (24-27) pour que la réflexion théologique reprenne et se prolonge. Comment expliquer cette construction ? Pour bien souligner, avons-nous dit, dans quelle vision significative s’inscrit le travail humain. Mais on peut ajouter, en regardant le texte de plus près, qu’après avoir donné, d’ouverture, le sens profond du travail, en rappelant la théologie de la création, il était bon, pour clore, d’offrir, à la vie laborieuse, « des exemples à suivre ou à fuir, des modèles à vivre »[66], empruntés à l’Ancien Testament mais surtout à « l’évangile du travail ». Dans le mystère de l’Incarnation (26), Jésus est devenu, par son travail, « non pas exclusivement, mais très réellement » « l’homme qu’il était et qu’il demeure par la gloire de sa résurrection. Pour se faire homme, le Verbe de Dieu, s’est fait travailleur. »[67] Finalement, le mystère pascal (27) marque le triomphe de la bénédiction sur la malédiction, dès maintenant. Si nous le suivons, « le Christ intervient (…) à l’intérieur du labeur pour en changer le sens (…). C’est parce qu’il n’y a pas évasion qu’il peut y avoir anticipation : que le labeur humain prépare l’ébauche terrestre de la cité de Dieu (…). Le Royaume n’est pas un phantasme, un délire, une compensation, une sécrétion onirique : il est une œuvre présente ».
Nous sommes loin aussi de la mentalité ancienne qui considérait le travail comme une pure ascèse indifférente au contenu de l’œuvre[68]. Et nous sommes loin, évidemment de la mentalité, hélas, trop répandue aujourd’hui, du travailleur qui estime que « le labeur n’est plus guère que le prix consenti de mauvaise grâce pour s’offrir le loisir hebdomadaire ou annuel ».[69]
La théologie du travail telle qu’elle est présentée dans Laborem Exercens se marie parfaitement avec la théologie du dimanche. Le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur, est le jour de la Libération de l’homme. Certes, il fixe une limite au travail qui n’est pas le tout de la vie humaine et qui, dans son caractère pénible, réclame aussi une libération[70]. Mais, bien davantage, au cœur du dimanche chrétien, la participation au sacrifice de la messe est l’occasion toute particulière de sanctifier et consacrer le travail représenté, sur l’autel, par le pain et le vin, ces fruits de la terre et « du travail des hommes ».[71]
Le dimanche, illuminé par l’eucharistie, lève l’antique malédiction et rend le travail à la bénédiction primitive A ce moment, le travail se révèle non comme une simple occupation mais « le moyen d’exprimer et de façonner en nous la ressemblance divine, (…) (de) participer à l’œuvre créatrice de Dieu toujours au travail dans le monde ».[72]
Par le travail, l’homme « se travaille », se rend toujours plus « à l’image de Dieu », du Dieu du premier jour, qui se met au travail, du Dieu du septième jour, qui n’a plus ni matin ni soir parce qu’il est aussi déjà huitième jour, jour de l’éternité.
Il est donc bien entendu, une fois pour toutes, que « tout travail, qu’il soit matériel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine », que le travail demeure fondamentalement bon mais que le péché y a attaché un coût. Enfin, qu’« en supportant la peine de son travail en union avec le Christ, l’homme collabore en quelque sorte avec le Fils de Dieu à la Rédemption de l’humanité ».[73] « Si nous vivons en chrétiens notre travail, nous faisons aussi l’œuvre de prophètes et nous annonçons cette terre nouvelle et ce monde nouveau qui sont notre grande espérance à tous. »[74]
Vu tout ce qui précède, on peut, très concrètement affirmer que le travail est une valeur à la fois objective et subjective.[1]
Le travail est une valeur parce que c’est une activité universelle [2] par laquelle l’homme, par son corps et son esprit, « soumet la terre » pour en tirer sa subsistance en domestiquant les animaux, en cultivant, en perfectionnant ses outils, en développant l’industrie, etc.. Le travail est ainsi facteur de progrès et peut être considéré, à cet endroit, comme plus ou moins synonyme d’une « technique » qui, selon son usage, sera l’alliée ou l’ennemie de l’homme, qui influera, de toute façon, sur le milieu, sur le mode de vie, et sur l’homme lui-même.
Par le fait même, Le problème du travail est une clé et probablement la clé essentielle de toute la question sociale. On le voit très bien, par exemple, à travers les problèmes nés au XIXe siècle, problèmes qui, aujourd’hui, se sont confirmés et accentués non plus à l’échelle des classes mais à celle du monde. Et le problème se double encore, de nos jours, du fait que nous sommes à un tournant de l’histoire, marqué par une révolution semblable à la révolution industrielle et sous-tendu par la crise de l’énergie et l’invasion de l’électronique, des microprocesseurs, etc..
Mais le travail vaut surtout parce que, quel que soit le genre de travail qu’on accomplit, il est l’œuvre d’une personne. « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet »[3] Ainsi, précise un commentateur, « disparaît le fondement même de la distinction des hommes en groupes déterminés par le genre de travail qu’ils exécutent ».[4]
En fait, le but ultime du travail n’est pas de soumettre la terre, mais de promouvoir l’homme lui-même. L’aspect subjectif, c’est-à-dire la personne qui agit, l’emporte sur l’aspect objectif, c’est-à-dire l’action. Si le travail est objectivement un bien utile puisqu’il produit des fruits dont on peut jouir, c’est aussi un bien digne, conforme à la dignité de l’homme.
L’originalité du message social chrétien, nous le savons, est de repenser tous les problèmes temporels à partir de l’anthropologie chrétienne. Les ouvrages consacrés aux problèmes du travail pèchent par l’absence de cette référence et ne déboucher, par le fait même, sur une véritable rénovation, sociale.
Et pourtant, par quelque côté que l’on aborde le problème, on est contraint, pour être complet ou rigoureux, de tenir compte de la place privilégiée que l’homme doit occuper dans le processus du travail et occupe d’ailleurs de plus en plus.
« Dans l’histoire, écrit Jean-Paul II, (…) le travail et la terre se retrouvent toujours au principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles[5] et matérielles (…). En outre (…) plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]
Cette constatation permet au saint Père d’affirmer qu’en somme, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui, le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et satisfaire les besoins des autres. »[7]
Reste à savoir qui est l’homme, à découvrir le vrai sens de sa liberté et de sa vocation tel qu’il est révélé en Jésus-Christ qui seul nous permet de vivre, à sa suite, selon le plan de Dieu qui a donné l’homme à lui-même[8]. Nous voilà revenu au point de départ de toute la morale sociale chrétienne.
Considérons donc, en priorité, l’homme au travail ou plus exactement comment le travail peut être vraiment digne de l’homme. Il est un peu court, en effet, et finalement peu mobilisateur d’insister simplement sur le « devoir d’état », comme on disait jadis, « dans ce trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[9]
Le travail est digne s’il est bien un des moyens par lequel l’homme exprime son être intime, réalise sa destinée, devient plus homme.
Georges Friedman, lui-même, notait à propos de la joie au travail « proprement dite », qu’elle est « fondée sur une adhésion profonde de la personnalité au travail : la personnalité enrichit le travail et réciproquement se trouve enrichie, épanouie même, par son accomplissement ». Elle exige certaines conditions : « Il faut d’abord que le travail, considéré globalement, soit constitué par un ensemble de tâches demeurées sous l’entier contrôle de l’opérateur : tâches qui, par conséquent, sont définies et coordonnées selon son initiative, sa volonté et, par définition, demeurées d’une certaine plasticité ; tâches, qui possèdent à ses yeux une finalité (qu’il comprend et domine) et sont tendues vers un achèvement maintenu sous son contrôle, vers un but plus ou moins lointain, mais qui reste dans son champ de vision et d’action ; tâches qui, par conséquent, mettent en jeu sa responsabilité et constituent une épreuve, toujours renouvelée et surmontée, de ses capacités. »[10]
Le travail est digne parce qu’il est le fondement de la vie familiale. En effet, c’est par lui que la vie et l’éducation sont assurées.
Le travail est digne parce qu’il accroît le bien commun de la nation et de toute la famille humaine.
Le travail est digne parce qu’il est un facteur de solidarité à tel point que M. Schooyans ne craint pas d’écrire qu’ »avec Jean-Paul II la doctrine sociale de l’Église devient en quelque sorte une théologie de la solidarité (…) ».[11] En effet, le travail, par sa nature même, est susceptible de créer l’union de tous dans une activité qui a la même signification et la même source. On constate ainsi souvent qu’une solidarité du travail se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société.
On constate aussi une solidarité avec le travail (avec chaque homme qui travaille) qui dépasse tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux et prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail.
Enfin, dans le travail, la solidarité peut être sans frontières si elle se fonde sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose. Elle brise alors toute barrière de division et d’incompréhension et devient une catégorie morale en tant que détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, afin que tous soient vraiment responsables de tous.
Le travail socialise, diront certains[12], c’est-à-dire qu’il contribue à la construction d’une vraie société qui est plus qu’un rassemblement d’individus.[13]
J. Tischner confirme cette analyse en définissant le travail comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine »[14]. Comme dans une conversation, les travailleurs échangent des produits qui, comme des mots, sont la synthèse d’une matière et d’une signification. Cette « conversation » ne concerne pas que les contemporains, elle se fait avec le passé, par l’héritage du travail d’autrui, et avec le futur qui héritera de mon travail. Elle est source de sagesse au delà du savoir nécessaire, grâce à la pratique. Enfin, « le travail sert la vie quand il la maintient et assure son développement (travail du paysan, du médecin, de l’ouvrier du bâtiment, etc.), ou bien il lui donne un sens plus profond (comme par exemple le travail de l’artiste, du philosophe, du prêtre). » C’est « au service de la vie » que « le travail acquiert valeur et dignité ». Tel est le critère qui nous permet d’apprécier la juste valeur du travail : « le vrai travail est celui qui adhère à la vie et qui (…) naît de l’entente et la prolonge » et « le fruit du travail est une sorte de mot d’amitié qui parcourt le temps et l’espace ». L’exploitation du travailleur, qui asservit et divise, n’est pas du vrai travail.
Enfin, M. Schooyans rappelle que « c’est (…) tout à la fois, en travaillant pour autrui, en se souciant des besoins d’autrui, en souffrant pour autrui que l’homme collabore dès ici-bas à la construction du Royaume »[15].
Ainsi, par quelque côté qu’on aborde le problème, on constate que « la valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne. Les sources de la dignité du travail doivent être cherchées surtout, non pas dans sa dimension objective mais dans sa dimension subjective »[16].
On ne peut donc jamais accepter que l’aspect objectif l’emporte sur l’aspect subjectif. Au XIXe siècle, par exemple, l’homme fut considéré comme un simple instrument de production et le travail comme une marchandise. Depuis lors, des changements sont intervenus dans l’aspect objectif du travail et des réactions sont apparues contre la dégradation de l’homme. Toutefois, le danger reste permanent dans la mouvance du néo-capitalisme et du collectivisme. Il est donc nécessaire de toujours défendre l’aspect subjectif.
La personne humaine dans toute sa complexité et sa richesse est le principe et l’objectif de l’économie. Telle est l’affirmation à laquelle nous devons sans cesse nous référer.
C’est pourquoi l’Église va insister sur les droits du travailleur.
Le travail est une obligation, un devoir. Indépendamment de l’ordre du Créateur, il est nécessaire de travailler pour sa propre subsistance et son développement, pour le service du prochain, de sa famille en particulier, de la société nationale et internationale, pour renforcer l’union entre les hommes.
A toute obligation correspond évidemment un droit. Le premier des droits en matière de travail paraît logiquement devoir être le droit de travailler. Droit inaliénable et capital ; découlant de la nature même de l’homme.
Nous avons vu que le travail est une dimension fondamentale de l’existence de l’homme sur terre. Il lui permet, répétons-le, de devenir plus homme, de fonder une famille et d’accroître le bien commun de la nation et de l’humanité, il est participation à la Création et annonce des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle.
Même si le travail comporte inévitablement une part de peine, l’expérience des hommes nous révèle que l’absence de travail est encore plus pénible. « Rien n’est si insupportable à l’homme, écrivait Pascal, que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »
« Ainsi s’écoule toute la vie ; on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre (…) ». Et il concluait: « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a ou un laboureur, etc., qu’on les mette à ne rien faire ».[1]
Toutefois, dans les anciennes sociétés rurales, on a traditionnellement réclamé le droit à la subsistance et le droit au repos avant de réclamer, au XVIIIe siècle, contre l’excès de réglementation, le droit de travailler. La liberté de travailler s’est traduite pratiquement par la liberté du contrat de travail qui, on le sait, a été l’occasion de nombreux abus dans un contexte où la main-d’œuvre était surabondante. C’est pourquoi cette liberté est appelée « liberté négative. C’est la liberté qui résulte de la protection légale des individus contre la contrainte d’autres individus ou de groupes, ou de l’État. Elle a été nommée formelle, du côté marxiste, et stigmatisée comme telle dans les communautarismes d’hier et d’aujourd’hui, parce que, notamment, elle n’est pas la liberté positive de travailler si on veut, et encore moins de s’épanouir dans un travail de son choix. »[2]
C’est avec la société industrielle et la montée parfois spectaculaire du phénomène du chômage que l’on a commencé à parler de droit au travail.[3] Expression qui sous-entend l’obligation dans laquelle se trouve l’État de créer les conditions du plein emploi.
En 1848, en France, la question sera âprement discutée. Il n’est pas inutile d’évoquer à nouveau ce débat car il interpelle encore aujourd’hui. En 1848, le socialiste Louis Blanc[4] va développer une argumentation simple pour répondre au refus d’Adolphe Thiers[5] d’inscrire le droit au travail dans la Constitution:
« M. Thiers nie résolument le droit au travail. Toutefois, il daigne admettre le droit à l’assistance. Eh bien ! à vrai dire, nous ne pensons pas que jamais on se soit permis une contradiction plus étonnante. Sur quoi peut reposer, en effet, le droit à l’assistance ? Evidemment, sur ce principe que tout homme, en naissant, a reçu de Dieu le droit de vivre. Or, voilà le principe qui, justement, fonde le droit au travail. Si l’homme a droit à la vie, il faut bien qu’il ait droit au moyen de la conserver. Ce moyen, quel est-il ? Le travail. Admettre le droit à l’assistance et nier le droit au travail, c’est reconnaître à l’homme le droit de vivre improductivement, quand on ne lui reconnaît pas celui de vivre productivement ; c’est consacrer son existence comme charge, quand on refuse de la consacrer comme emploi, ce qui est d’une remarquable absurdité. De deux choses l’une, ou le droit à l’assistance est un mot vide de sens, ou le droit au travail est incontestable. Nous mettons au défi qu’on sorte de ce dilemme. »[6]
Ce texte est intéressant car, depuis 1848, on peut affirmer que »pendant plus d’un siècle, on a continué à ressasser les mêmes arguments ».[7]
En attendant, la Constitution française n’a pas inscrit le droit au travail parmi les droits du citoyen. Elle déclara dans son Préambule: « La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) ; elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. »[8]
En fait, comme aucun État n’est capable de garantir le plein emploi sans être autoritaire, le droit au travail va être entendu comme droit au chômage. Il va servir à justifier le droit à un revenu assuré à toutes les personnes qui restent disponibles pour le travail, celles qui ont travaillé et se trouvent momentanément sans emploi ou celles qui sont prêtes à travailler et qui n’ont pas encore trouvé d’emploi.
En soi, n’hésite pas à dire F. Tanghe, le droit au travail « n’a jamais signifié grand-chose »[9]. En effet, explique D. Maugenest, « ou bien ce droit est un droit moral seulement, et il n’est pas nécessaire alors de le proclamer ; ou bien c’est un véritable droit juridique, positif, exigible, et la question se pose alors -et elle n’est pas résolue- de savoir auprès de qui un particulier peut recourir pour faire valoir son droit. On voit mal comment un particulier pourrait se voir opposer le droit au travail d’un autre particulier envers qui il n’a aucune obligation ou à qui il n’a plus la possibilité de fournir effectivement du travail. On voit tout aussi mal comment ce droit serait opposable à l’État qui n’a pas normalement pour mission d’organiser le travail de tous ».[10]
Il n’empêche qu’au XXe siècle, devant l’accroissement du risque de chômage massif, le droit au travail va apparaître dans plusieurs textes officiels.
Dans le camp communiste, d’abord. En 1936, la Constitution soviétique reconnaît le droit au travail dans son article 118 ; en 1977, la nouvelle Constitution soviétique précisera : « Les citoyens de l’URSS ont droit au travail -c’est-à-dire à recevoir un emploi garanti, avec une rémunération selon la quantité et la qualité du travail fourni, non inférieure au minimum fixé par l’État-, y compris le droit de choisir la profession, le type d’occupation et d’emploi conformes à leur vocation, à leurs capacités, à leur formation professionnelle, à leur instruction, compte tenu des besoins de la société » (art 40)[11]. En 1982, la Constitution chinoise écrit : « Les citoyens de la République populaire de Chine ont droit au travail et le devoir de travailler.
L’État crée les conditions pour l’emploi par divers moyens, renforce la protection du travail, améliore les conditions de travail et, sur la base du développement de la production, assure une rémunération accrue du travail et accroît le bien-être des travailleurs.
Le travail est le devoir glorieux de tout citoyen ayant la capacité de travail. Les travailleurs des entreprise d’État et des organisations de l’économie collective urbaine et rurale doivent tous se comporter, envers leur travail, en maîtres du pays. L’État encourage l’émulation socialiste au travail, accorde des récompenses aux travailleurs modèles et d’avant-garde. L’État met en honneur le travail bénévole parmi les citoyens.
L’État donne la formation professionnelle nécessaire aux citoyens avant qu’ils reçoivent un emploi. » (Art. 42). Notons, à propos de la Chine, que la révision de mars 1993 qui introduit l’économie de marché dans la Constitution, ne modifie pas cet article.
On sait que les pays communistes européens ont toujours prétendu qu’ils ne connaissaient pas le phénomène du chômage. Mais même si nous ne mettons pas en question les affirmations officielles[12], il est sûr, pour certains auteurs, « qu’un chômage déguisé très important (a alourdi) considérablement l’appareil économique de ces pays, leur productivité, leur compétitivité et leur croissance ». L’expression « chômage déguisé » désigne ici « la situation de travailleurs occupant des emplois qui ne sont pas vraiment nécessaires à la vie de l’entreprise », travailleurs qui, « dans un système économique ouvert et concurrentiel (…) seraient des chômeurs réels ».[13]
d’autres contestent l’idée d’ »un chômage caché pour des raisons de propagande » et font remarquer que « pour beaucoup d’économistes, le plein emploi est une conséquence naturelle de l’état de pénurie chronique généré par le système de planification lui-même. Pour d’autres, le plein emploi est un objectif politique, voulu par les autorités. » Mais, dans l’un ou l’autre cas, il faut se poser cette question : « veut-on réellement obtenir cet avantage, même au prix de toutes les inefficacités du système ? »[14]. Des inefficacités et, doit-on ajouter, des répressions. Le coût humain de la collectivisation forcée de la terre, à partir de 1929, fut considérable : « on évalue le nombre des victimes à 8 à 10 millions de personnes, sans tenir compte de celles de la famine de l’hiver 1932-1933 »[15]. Rappelons aussi que l’industrialisation fut forcée et que le régime profita, dans des travaux titanesques de la main-d’œuvre fournie par les camps.
En Chine, on parle aujourd’hui, suite à l’introduction de l’économie de marché, d’une explosion du chômage et de la pauvreté[16]. Analysant ce phénomène inquiétant, un chercheur chinois[17] reconnaît, au passage, que la Chine de l’ »ancien régime » a connu deux vagues de chômage. De 1949 à 1953[18], il y eut sur 27,54 millions d’employés dans les villes, 3,33 millions de chômeurs enregistrés c’est-à-dire de sans-emploi parmi les résidents permanents des villes qui avaient entre 16 et 60 ans. Ensuite, entre 1976 et 1980, c’est-à-dire après la Révolution culturelle[19], on enregistra sur 105,25 millions d’employés dans les villes, 5,41 millions de chômeurs dont la plupart étaient des « jeunes instruits ».
Même si l’on estime ces chiffres dérisoires par rapport au niveau de chômage actuel et même si les Chinois nous disent que ces deux premières vagues ont été « apaisées », reste le problème des droits du travailleur et des autres droits personnels. Comme dans la fable de La Fontaine, Le loup et le chien, faut-il nécessairement sacrifier la liberté à l’emploi aliénant dans un contexte de contraintes ?
S’il paraît « normal » que l’on ait affiché le droit à l’emploi dans des économies dirigistes avec comme corollaire le devoir pour l’État-employeur de fournir coûte que coûte un emploi à tous les citoyens, il peut être étonnant d’entendre proclamer aussi, dans des démocraties libérales, le droit au travail.
En 1941, le président Roosevelt le cite dans son Discours des quatre libertés ; en 1946, la Constitution française affirme que « chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi » (Préambule). En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule: « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage » (art. 23). Dans cette mouvance, sans doute, en 1978, la Constitution espagnole déclare : « Tous les Espagnols ont le devoir de travailler et le droit au travail, au libre choix de leur profession ou de leur métier, à la promotion par le travail et à une rémunération suffisante pour satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille, sans qu’en aucun cas ils puissant faire l’objet d’une discrimination pour des raisons de sexe » (art 35).[20]
L’interprétation la plus courante ici, nous l’avons déjà rencontrée plus haut, elle consiste à retenir « du droit au travail la revendication surtout à un revenu qui, normalement, est acquis précisément par un travail dans un emploi effectif, mais qui, à défaut de celui-ci, doit être assuré à chacun sous forme d’un revenu de substitution. C’est la voie dans laquelle sont engagées les législations de la plupart des nations industrielles avancées ».[21]
Toutefois, depuis quelques années, de nombreux auteurs font remarquer que le chômage ne sera jamais entièrement résorbé. Nous le constatons chaque jour, malgré les efforts déployés par les gouvernements, la mondialisation, la délocalisation et l’automation forcent nombre d’entreprises à « se restructurer » ou à fermer leurs portes. Le drame est que le taux de croissance peut rester satisfaisant malgré l’aggravation du chômage et que la bourse réagit parfois positivement à des licenciements. Face à cette situation, dans l’espoir d’enrayer le mal, les solutions proposées sont la flexibilité des prestations et des salaires et la formation professionnelle. Certains envisagent même le rétrécissement de la protection sociale.
Quelques auteurs, plus audacieux, comme Philippe Van Parijs[22] ou Jean-Marc Ferry[23], veulent rompre avec ces solutions hasardeuses ou inadéquates et avec les interprétations traditionnelles du droit au travail. Ils proposent l’instauration d’une allocation universelle, pour assurer une liberté du travail positive et en finir avec le spectre du chômage, la limitation quantitative et qualitative du marché de l’emploi et précisément avec cette « aumône déguisée » qu’est l’allocation de chômage qui transforme l’appareil d’État « en atelier protégé pour une partie considérable des salariés. ».[24]
De quoi s’agit-il ?
« Une allocation universelle est un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence en termes de travail »[25], revenu, supérieur au seuil de pauvreté, versé en espèces et régulièrement, précise Ph. Van Parijs.
Tel est le principe. Certes les avis divergent sur le montant de ce revenu, son financement, sa combinaison avec d’autres allocations, son imposition éventuelle ou encore l’âge à partir duquel on y aurait droit mais l’idée centrale est que ce « revenu de base », ce « revenu de citoyenneté », soit bien inconditionnel[26] c’est-à-dire versé a priori et automatiquement du simple fait qu’on est citoyen et non en fonction d’un travail qu’on a déjà effectué ou que l’on recherche. Ce revenu n’est plus lié à l’obligation de travailler. A partir de là, chacun pourrait choisir sa vie, ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel travail par nécessité[27], pourrait s’engager dans des activités lucratives ou non, faire preuve d’initiative, de créativité ou ne rien faire. Alors que l’économie actuelle sans contrôle politique et obsédée par la conquête des marchés perd sa finalité sociale, le capitalisme étant devenu surtout financier et spéculatif, le socle de sécurité offert par ce revenu inconditionnel qu’est l’allocation universelle, réorienterait l’économie vers des activités socialisantes sur le marché intérieur, activités que J.-M. Ferry appelle quaternaires.[28] Dans cette optique, « il s’agit moins de donner de l’emploi aux gens que de les empêcher d’être exclus »[29].
Le droit au travail s’entend ici comme un droit non à l’emploi mais comme un droit au revenu qui permet à chacun de choisir librement de travailler ou non.[30]
Il n’est pas question ici de discuter tous les aspects économiques de l’allocation universelle[31]. Nous resterons sur le terrain éthique.
A ce propos, et en dehors de toute référence chrétienne même implicite, des remarques sévères ont été faites par divers auteurs.
L’un, reconnaît que « cette allocation est équitable, mais au regard d’un critère lexicalement inférieur à un autre critère : inférieur au droit au travail parce que le travail constitue encore, qu’on le regrette ou non, l’un des facteurs essentiels d’intégration sociale, et parce qu’il est à l’origine de tout revenu ; sans lui, tout revenu, d’activité ou de transfert, est impossible. Nous considérons donc que toutes les théories cherchant à légitimer une allocation universelle dissociée du travail ne sont admissibles qu’une fois reconnue l’équité devant un droit fondamental supérieur à la fois parce qu’il est conforme à la réalité -l’activité productive précède la distribution de revenus- et parce qu’il est respectueux de la dignité de soi, que l’on peut considérer avec Rawls comme bien premier parmi les premiers ».[32]
Un autre[33], après avoir souligné le flou qui entoure la proposition, déclare l’allocation universelle immorale. Pourquoi ? Parce qu’elle ne réclame aucune réciprocité de la part du citoyen dans la mesure où il n’est pas tenu de manifester sa gratitude vis-à-vis de la société par le désir, d’une manière ou d’une autre, de « rendre la pareille ». Il prend l’exemple d’un citoyen qui déciderait, fort de son allocation, de se consacrer au surf : « si le surfeur ne peut rien exiger du travailleur au nom de la réciprocité, il est clair que, s’il reçoit quand même quelque chose de ce dernier, il lui doit alors une contrepartie au nom de cette même réciprocité. (…) On ne peut bénéficier par principe d’avantages qu’à titre provisoire ou sous condition de payement ultérieur sous une forme ou sous une autre ». Or, l’allocation universelle « exonère explicitement les bénéficiaires de toute obligation de réciprocité (…) ». Le principe de réciprocité est, pour l’auteur, « le principe constitutif du lien social entre personnes non apparentées ».[34]
L’expression « droit au travail » n’apparaît pas chez Léon XIII. Dans Rerum Novarum, il écrit : « Dans la réalité, c’est une obligation commune pour tous de subvenir à sa vie, et s’y soustraire est un crime. Il en résulte nécessairement le droit de se procurer ce qui permet de subvenir à sa vie ; et à celui qui n’a pas de moyens, la faculté ne lui est donnée que par le salaire acquis par le travail. » Le devoir de travailler implique qu’on ait la liberté de le faire. C’est clair.
Il semble que le premier pontife à parler de « droit au travail » soit Pie XII. Evoquant le « droit naturel de chaque individu à faire du travail le moyen de pourvoir à sa vie propre et à celle de ses fils », il précisera : »Un tel devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[1]
Dans un autre message , il citera parmi les « droits fondamentaux de la personne » : « le droit au travail comme moyen indispensable à l’entretien de la vie familiale ».[2]
Il est très important de noter que le droit au travail ici est lié au devoir d’en procurer ou de s’en procurer mais il n’implique pas, pour autant et immédiatement, le devoir de l’État de fournir un travail. La responsabilité première en incombe prioritairement aux intéressés eux-mêmes. L’État n’intervient qu’à titre subsidiaire et dans le respect du bien commun, ce qui évite toute interprétation de type autoritaire
Quand Jean XXIII rédige l’encyclique Pacem in terris, il a sous les yeux la Déclaration universelle des droits de l’homme. Celle-ci déclare, d’une part que : « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage »[3], et, d’autre part, que. : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ces moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. »[4] Ces extraits ont visiblement inspiré le Souverain Pontife qui écrira d’abord que « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique et aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence décente, notamment en ce qui concerne l’alimentation, le vêtement, l’habitation, le repos, les soins médicaux, les services sociaux. Par conséquent, l’homme a droit à la sécurité en cas de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse, de chômage et chaque fois qu’il est privé de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».[5] Un peu plus loin, le texte rappelle que « Tout homme a droit au travail et à l’initiative dans le domaine économique »[6]. Et il ajoute que « La dignité humaine fonde également le droit de déployer l’activité économique dans des conditions normales de responsabilité personnelle. »[7]
Cet ordre qui place le droit à la vie et à la subsistance avant le droit au travail semble, mieux que la Déclaration universelle, suggérer que le droit au travail doit « être compris avant tout comme le droit à subsister, indépendamment de la possibilité et de l’existence d’un travail réel (…) ».[8] En tout cas, cette présentation tend à justifier les allocations sociales qui existent dans plusieurs pays et qui sont octroyées indépendamment du travail et en fonction des besoins. Ces allocations garantissent non plus au travailleur mais au citoyen un minimum vital. Il s’agit en Belgique du Revenu d’intégration sociale (RIS, l’ancien « Minimex », Minimum moyen d’existence), en France du Revenu minimum d’insertion (RMI) qui sont octroyés à certaines conditions et à certaines catégories de personnes. De plus, cette aide financière à laquelle peuvent s’ajouter d’autres aides sociales s’inscrit dans la perspective d’une remise au travail.
Mais peut-on déduire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, partant, des extraits cités de Jean XXIII, la légitimité de l’allocation universelle ?
Mireille Chabal affirme sans hésiter que l’allocation universelle est « un don nécessaire, elle est un dû. Elle est implicitement prescrite par la Déclaration universelle des Droits de l’homme ».[9] C’est aller un peu vite, semble-t-il mais, en ce qui concerne la pensée de l’Église, l’affaire paraît plus claire et, nous allons le voir, il est difficile dans la perspective qui est la sienne d’admettre le principe de l’allocation universelle tel qu’il a été défini. Même si, après Jean XXIII, le concile Vatican II[10] puis Paul VI réaffirment que « Tout homme a droit au travail, à la possibilité de développer ses qualités et sa personnalité dans l’exercice de sa profession (…) »[11], ce ne peut être que dans le sens où ses prédécesseurs en ont parlé.
C’est peut-être pour éviter l’équivoque née, dans les années 80, autour de l’expression « droit au travail » que Jean-Paul II ne l’emploie pas au grand étonnement d’ailleurs de son commentateur Denis Maugenest qui écrit : « En ces temps difficiles, le droit au travail paraît encore plus urgent que ne le sont les droits des travailleurs. Curieusement pourtant l’encyclique ne parle nulle part de droit au travail… »[12] Laborem exercens parle du « travail humain, compris comme un droit fondamental de tous les hommes »[13] et Jan Schotte[14] explique cette phrase en ces termes : « Respecter ce droit est la responsabilité de tous ceux qui appartiennent à une société déterminée et agissent à travers les structures de l’État, mais il est aussi la responsabilité de toute la communauté internationale. » Nous allons y revenir.
Mais ce que souligne avec force l’encyclique, c’est que « Le travail est (…) une obligation, c’est-à-dire un devoir de l’homme, et ceci à plusieurs titres. L’homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L’homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est le fils ou la fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l’ont précédé et en même temps co-artisan de l’avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l’histoire. Tout cela constitue l’obligation morale du travail entendue en son sens le plus large ».[15] Obligation morale très large puisque « Le mot « travail » désigne tout travail accompli par l’homme, quelles que soient les caractéristiques et les circonstances de ce travail, autrement dit toute activité humaine qui peut et qui doit être reconnue comme travail parmi la richesse des activités dont l’homme est capable et auxquelles il est prédisposé par sa nature même, en vertu de son caractère humain. »[16] Dans cette optique, celui qui n’aurait pas besoin de travailler pour vivre ou même pour faire vivre sa famille, a encore des obligations vis-à-vis de ses compatriotes et, au delà, vis-à-vis de la famille humaine tout entière dans la mesure où nous sommes responsables des autres quels qu’ils soient. La théologie du travail est une théologie de la solidarité. Le travail bénévole, par exemple, s’inscrit bien dans ce cadre.
Il paraît difficile donc de séparer, comme le fait l’allocation universelle, le don et le travail.[17] On se rappelle l’injonction de Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ».[18]
Mais allons plus loin. Plusieurs partisans de l’allocation universelle évoquent la figure d’un ancêtre, Thomas Paine[19], qui, à la fin du XVIIIe siècle, dans une réflexion sur la réforme agraire en France[20], « propose l’instauration d’une pension universelle (à partir de 50 ans) et d’une dotation universelle (à 21 ans) en reconnaissance de la propriété commune de la terre ».[21] Cette propriété commune est « de droit naturel » dit Paine. Toutefois, comme chez Rousseau[22], il précise que « pour bien concevoir ce que l’état de société devrait être, il est indispensable d’avoir quelques notions de l’état primitif et naturel des hommes, tel qu’il est encore aujourd’hui. On n’aperçoit chez eux aucun vestige de la misère humaine, dont toutes les villes de l’Europe nous présentent le hideux spectacle. L’indigence est donc un des fruits de la vie civilisée. Elle n’existe point dans l’état naturel. »[23] Ce développement nous montre à quel sens du mot « nature » Paine se réfère dans l’expression ambigüe « droit naturel ». Dans le fond, « La nature est l’état primitif des choses, auquel elles doivent s’arrêter ou qu’elles doivent restituer pour satisfaire à leur essence, ou encore la nature est l’exigence essentielle, divinement déposée dans les choses, d’un certain état primitif ou d’avant-culture que les choses sont faites pour réaliser ».[24]
Il n’empêche que le chrétien peut se sentir interpellé par l’argument de Paine. En effet, même s’il reconnaît le bien-fondé de la propriété privée, comme nous le verrons plus tard, il ne peut oublier que le livre de la Genèse, livre des origines qui nous révèle quelque chose l’avenir auquel nous sommes appelés, fonde le principe de la destination universelle de tous les biens puisque la terre a été donnée à tous les hommes. Dès lors, la proposition de Taine comme l’allocation universelle ne sont-elles pas justifiées dans la mesure où elles se présentent comme une anticipation de la communauté des biens à laquelle nous devons tendre sans pour autant, comme les marxistes, abolir la propriété privée ? L’allocation universelle serait un moyen de restituer un peu la justice originelle qui sera notre justice finale.
Une telle interprétation est impossible. Indépendamment de l’insistance des papes sur le devoir de travailler, indépendamment de l’injonction de Paul, il reste que la terre a été donnée à l’homme, avant la chute, pour qu’il la travaille (domine, soumette, cultive, garde).
[1].
Les partisans de l’allocation universelle procèdent à une dissociation entre le devoir et le droit, les besoins et le travail.
Pour J.-M. Ferry, il s’agit bien « de dissocier le droit au revenu de la contrainte du travail et, ce faisant, de mieux penser le droit au travail comme tel, c’est-à-dire comme un droit et non pas comme un devoir imposé de l’extérieur par la nécessité de gagner un revenu, lequel ne fait pas toujours l’objet d’un droit indépendant. En effet, le droit au revenu, loin d’être inconditionnel, reste plus ou moins implicitement fondé par référence à un principe de contributivité, c’est-à-dire de proportionnalité entre le revenu que l’on reçoit et la contribution productive que l’on apporte. S’il était rendu inconditionnel, le droit au revenu, loin d’attenter au droit au travail, l’émanciperait, au contraire, puisqu’il cesserait de faire du travail une obligation de survie alimentaire.
Tant que le travail est une contrainte, il n’est pas un droit. Et si le droit au travail était ainsi émancipé, non seulement il supprimerait son hypocrisie, mais la morale du travail, qui, dans la rhétorique politique, frise parfois le ridicule, pourrait plus clairement devenir une morale autonome, c’est-à-dire une vraie morale. L’attachement au droit au travail, ainsi qu’à la forme d’intégration sociale par le travail n’est pas répressif par lui-même. Il le devient, lorsqu’il entre en réaction contre un droit au revenu indépendant du travail. »[2]
Nous retrouvons ici, une conception du droit très libérale. Le divorce étant à nouveau prononcé entre la liberté et le devoir. La liberté ne peut être que sans condition préalable, sans examen préalable de ce qui constitue l’homme et de la « vérité » du travail dans tous ses aspects personnels et sociaux. Le droit à la subsistance que l’Église a toujours défendu dans sa lutte contre la pauvreté est détaché du devoir de travailler pour fonder la nécessité de l’allocation universelle, autrement dit, le devoir de l’État d’assurer cette subsistance. Nous nous trouvons face à une version allégée et apparemment séduisante du mouvement classique qui entraîne tout individualisme à une forme ou autre de collectivisme.
Nous nous trouvons aussi devant une nouvelle dévalorisation du travail. Si l’on estime qu’en soi le travail est enrichissant pour l’homme et pour la société, il est nécessaire à tous et doit être l’objet de soins attentifs pour que tous y accèdent et qu’il soit réellement et le mieux possible source de tous les bienfaits qu’il peut offrir.
En séparant la satisfaction des besoins du travail qui peut y pourvoir, on met logiquement en péril la subsistance car si personne ne choisit de travailler, comment pourra-t-elle être assurée ?
Et même si on refuse d’envisager la possibilité de cette position extrême que l’on peut contester au nom du réalisme dans la mesure où le montant de l’allocation ne permet que la survie et incitera donc les « gourmands » ù trouver d’autres revenus, l’allocation universelle ne justifie-t-elle une nouvelle forme d’esclavage ? N’est-il pas établi, depuis la suppression théorique de l’esclavage, que « nul ne doit porter le fardeau de la nécessité pour le compte des autres et (que) nul, donc, ne doit être dispensé d’en porte sa part » ? « Or l’allocation universelle ouvre le droit à la dispense. Elle permet à la société de ne pas s’occuper de la répartition équitable du fardeau. En cela, elle fait, par idéalisme, le jeu de l’idéologie du travail : elle paraît considérer le travail comme une activité choisie, facultative, qui peut être réservée à celles et à ceux qui aiment le faire. Or le travail est d’abord à faire, qu’on l’aime ou non, et c’est seulement en partant de la reconnaissance de sa nécessité qu’on peut chercher à le rendre aussi plaisant et épanouissant que possible, à en alléger le poids et la durée ».[3]
On peut encore ajouter un argument. Dans le binôme subsistance-travail, si, chronologiquement, la subsistance a priorité sur le travail, celui-ci est intrinsèquement plus important sur le plan de la croissance intégrale de l’être. Car si la subsistance nous rend dépendants de nos besoins et, dans le cas de l’allocation universelle, dépendants de la collectivité, le travail, lui, est un lieu de liberté parce qu’il me permet d’accroître mes pouvoirs et notamment sur le plan politique au sens large : « puisque le travailleur, écrit X. Dijon, exprime, par sa peine, sa soumission responsable à la loi de la pénurie qui affecte tous les humains (« il faut travailler pour gagner sa vie »), le voici mieux habilité à entrer avec le sérieux qui convient dans le débat politique qui déterminera la loi de la cité ».[4]
Pour appuyer cette idée, l’auteur en appelle au témoignage des premiers intéressés -les pauvres-, et affirme que « la « contributivité » (…) constitue en réalité le souhait le plus cher des personnes qui, reléguées aux marges de la société, voudraient au contraire exercer leur citoyenneté en y apportant leur capacité de se mettre à l’œuvre. Or en dissociant le revenu et le travail, l’allocation universelle fait l’impasse sur la cause efficiente de l’appropriation ; en se polarisant de la sorte sur la satisfaction du besoin, cause finale de l’appropriation, elle ne rencontre pas l’aspiration des pauvres qui considèrent précisément le travail comme un lieu important de reconnaissance sociale. »[5]
Une fois encore, comme nous l’avons vu, il faut rappeler que les droits de l’homme sont indivisibles. Dans la mesure où ils sont concrets et objectifs, en détacher un de l’ensemble est une mutilation de la personne considérée dans son intégralité. « Par exemple, continue le P. Dijon, le critère qui légitime toutes les appropriations pourvu qu’elles résultent du travail de leur titulaire méconnaît les conditions personnelles et sociales de l’activité laborieuse, laissant ainsi sans réponse la question du chômage : le sujet jouissait-il de la capacité physique et psychique d’entreprendre un travail ? La société a-t-elle distribué les biens culturels et matériels de telle sorte que chaque sujet ait pu exercer par le travail sa maîtrise sur la nature ? Si l’on tient par contre que les attributions de biens se règlent seulement selon les besoins des sujets, comment assurera-t-on l’effectivité de cette répartition qui, de soi, impose une limite alors que les besoins, hâtivement confondus avec le désir, connaissent une extension indéfinie ? Comment savoir que tel bien de la nature doit satisfaire le besoin de telle personne et non de tel autre ? N’est-ce donc pas dans la tension de ces deux critères que se joue la reconnaissance inhérente au droit ? »[6]
En un mot, pour conclure, « l’idée de verser un revenu à des personnes sans en attendre, en contrepartie, une utilité sociale est une idée qui dégrade »[7].
L’Église, en particulier dans l’encyclique Laborem exercens, a insisté sur le devoir du travail étant donné sa valeur multiforme. Et donc, le chômage, quelle que soit sa nature[1], qu’il soit technologique suite, par exemple, à l’introduction de nouvelles machines[2], conjoncturel ou cyclique découlant des crises de surproduction, doit toujours être considéré comme un mal, une calamité[3] et non comme la conséquence fatale et naturelle des lois économiques qui finiraient par l’estomper si on laissait les « lois » jouer sans contrainte[4]. Deux siècles d’expériences libérales ou néo-libérales n’ont pas réussi à assurer le plein emploi[5] d’autant plus que la production a tendance à croître beaucoup plus vite que la main-d’œuvre à cause de la mécanisation, de la concurrence.
Disons d’emblée, pour ne pas y revenir, que le principe de l’usage commun des biens impose surtout à l’État, un des employeurs indirects[6], comme dit Jean-Paul II, d’assurer des subventions qui permettent aux chômeurs et à leurs familles de subsister après la perte d’un emploi ou en attente d’un travail : « L’obligation de prestations en faveur des chômeurs, c’est-à-dire le devoir d’assurer les subventions indispensables à la subsistance des chômeurs et de leurs familles, est un devoir qui découle du principe fondamental de l’ordre moral en ce domaine, c’est-à-dire du principe de l’usage commun des biens ou, pour s’exprimer de manière encore plus simple, du droit à la vie et à la subsistance ».[7]
Cela étant dit, on peut penser, tout d’abord, que le chômage est le résultat d’une mauvaise organisation du travail comme en témoigne le contraste entre les ressources naturelles inutilisées et les foules de chômeurs. Avec beaucoup d’analystes, nous pouvons dénoncer « la pseudo-fatalité d’un chômage important »[8]. Avec humilité cependant pour ne pas tomber dans la dangereuse utopie qui a animé les sociétés marxistes.[9]
Dans la lutte contre le chômage[10], puisqu’on ne peut, l’actualité le montre, faire confiance aux seuls mécanismes du marché, une large mobilisation est nécessaire, à tous les niveaux. Une mobilisation permanente car le problème ressurgit constamment. Toute politique à court ou moyen terme finira par être prise en défaut. Le chômage doit être combattu avec le concours de toutes les parties intéressées : les instances internationales, l’État, les partenaires sociaux[11], les employeurs[12], les collectivités et les chômeurs eux-mêmes[13].
Au plan international, étant donné les relations d’interdépendance, la collaboration et la solidarité entre États sont indispensables à la promotion du travail et de l’emploi et pour éviter que les marchés financiers et les grandes entreprises continuent à perturber gravement parfois le marché du travail. « Les pays hautement industrialisés, écrit Jean-Paul II, et plus encore les entreprises qui contrôlent sur une grande échelle les moyens de production industrielle ‘ce qu’on appelle les sociétés multinationales ou transnationales) imposent les prix les plus élevés possibles pour leurs produits, et cherchent en même temps à fixer les prix les plus bas possible pour les matières premières ou les produits semi-finis (…) Il est évident que cela ne peut pas demeurer sans effet sur la politique locale du travail ni sur la situation du travailleur dans les sociétés économiquement désavantagées. »[14]
Tout en respectant les droits et la personnalité des États, et avec l’aide efficace des organisations internationales, bien des mesures doivent être prises au niveau européen et mondial en faveur du Tiers-Monde. Mesures qui auraient aussi d’heureuses répercussions en nos pays et qui réduiraient les différences choquantes et injustes dans le niveau de vie des travailleurs. Nous y reviendrons.
L’objectif premier des instances internationales, comme des instances nationales, est de favoriser l’accès du plus grand nombre au travail et de garantir aux travailleurs l’ensemble de leurs droits. De plus, il est indispensable « que le niveau de vie des travailleurs dans les diverses sociétés soit de moins en moins marqué par ces différences choquantes qui, dans leur injustice, sont susceptibles de provoquer de violentes réactions. »[15] Nous le savons, la justice sociale ne peut s’installer sans une recherche d’une certaine égalité.
Au plan national, l’employeur indirect, en définitive l’État, gardien du bien commun, doit coordonner les efforts en respectant l’initiative des personnes, des groupes, etc., en vue d’une organisation correcte et rationnelle d’un chantier de travail différencié et équilibré[16]. Dès 1932, pour remédier à la crise en cours depuis 1929, le futur Président Roosevelt lançait son « New Deal »[17] : « Si vous parlez avec nos jeunes hommes et nos jeunes femmes, vous constaterez qu’ils ne demandent qu’à travailler pour eux et leur famille ; qu’ils estiment avoir un droit au travail. Ils auront le droit de réclamer pour eux et pour tous les hommes et femmes valides et désireux de travailler, la subsistance pour vivre et une occupation selon leurs capacités. Notre gouvernement peut et doit leur assurer cette sécurité ». Et en 1944, toujours dans la libérale Amérique, la Conférence internationale du travail, à Philadelphie, affirmait clairement : « Ils sont définitivement révolus, les temps où un État pouvait croire qu’il avait rempli son devoir lorsqu’il avait garanti un revenu minimum aux chômeurs au moyen d’assurances ou de toute autre manière. Les travailleurs ne tolèreront plus longtemps une société où ceux qui veulent du travail et s’efforcent sérieusement d’en trouver seraient inévitablement contraints d’abdiquer toute dignité si on les condamnait à l’inaction (…). Un système politique et économique incapable de résoudre ce problème ne pourra paraître acceptable à un monde qui, au cours de deux guerres mondiales, se sera rendu compte de l’efficacité de l’intervention de l’État ».[18]
Bien entendu, cette planification globale ne peut s’entendre comme une centralisation unilatérale par les pouvoirs publics. Elle doit s’appuyer sur le principe de subsidiarité et c’est pour cela que tous les acteurs sont concernés. Les corps intermédiaires ont un rôle important à jouer.
En attendant, si c’est une erreur de compter d’emblée ou exclusivement, comme on le fait trop souvent aujourd’hui, sur l’action de l’État, son rôle est néanmoins important, nous l’avons déjà dit et nous le verrons encore plus tard. Il n’est pas question, en effet, de laisser sans brides ni balises le pouvoir économique mais il ne s’agit pas non plus de l’étouffer par une politique fiscale ou une réglementation sociale qui paralyse l’activité ou l’empêche de se développer. Il ne s’agit pas non plus que l’État se fasse employeur, outre mesure. Il a néanmoins l’obligation, au nom du bien commun, de stimuler le travail.
Entre l’État et l’individu, ils ont une utilité capitale. On pense principalement aux organisations syndicales et aux entreprises elles-mêmes[19], au service du travail et non du capital d’abord. Mais il ne faut pas négliger le rôle que peuvent jouer les communes, les régions et toutes les associations à caractère social. Enfin, comme nous allons le voir, dans le paragraphe suivant, n’oublions jamais la mission primordiale de l’école et des différentes formes d’apprentissage.
Comme le souligne un sociologue, « qu’il s’agisse de l’activité industrielle, commerciale ou de services, des activités culturelles ou éducatives, des secteurs médico-sociaux, de la vie politique et syndicale, (…) cet espace-temps tire sa valeur des ressources qu’il permet de créer, une dynamique sociale de rapprochement des individus comme acteurs de réalisations, au-delà des règles et structures établies ».[20] Les structures intermédiaires « mobilisent des dynamiques exceptionnelles de régulations sociales conférant une légitimité particulière de réactivité transitionnelle et de lien social entre acteurs du changement ».[21] Ces valeurs, l’auteur, au terme d’une vaste enquête[22] va les rappeler tout particulièrement à propos des « organisations productives » dans un monde en profonde mutation dont la description révèle a contrario leur fonction cruciale : »Le contexte contemporain d’une mondialisation des économies libérales et des réseaux de communication d’une part, de l’autonomie et des individus sujets et acteurs de leur propre histoire d’autre part, pose ainsi la question cruciale de l’existence même de la société démocratique. Un monde virtuel d’images à destination universelle estompe en effet les représentations de cultures spécifiques, et les multimédias accélèrent les échanges, sans pour autant situer les acteurs dans la vérité de leurs appartenances et de leurs responsabilités ; tandis que les rapprochements dans les rapports humains dépassent certes les frontières nationales, objet de tant de luttes passées, mais plongent les individus dans l’inquiétude pour l’avenir de leurs sociétés devenues incertaines sur leurs fondements culturels et leurs structures politiques. Un tel constat exige qu’apparaissent d’autres modalités de régulation sociale de la vie collective sous peine de livrer les individus à l’emprise de communautés défensives aux allures de sectes et de mafias. »[23] Dans un tel monde, les organisations productives intermédiaires « entre les institutions du politique et celles de l’éducation (…) doivent aider leurs individus salariés à retrouver de nouvelles légitimités collectives sous peine de basculer dans de brutales régressions sociales et économiques ». Et cela sans « substituer l’entreprise aux structures sociales d’État ou des familles. Ce serait retourner aux modalités paternalistes ou totalitaires du développement économique ». Dans un monde marqué par le libéralisme, ces organisations sont des lieux de socialisation et de « solidarisation ». Tel est en effet le travail qui, malgré ses difficultés et ses problèmes, révèle « combien les individus sont acteurs et quasiment citoyens d’une œuvre collective de production pour laquelle ils s’engagent et se veulent partie prenante. (…) En bref, l’expérience vécue du travail fait concrètement expérimenter les valeurs de la démocratie (…). »[24]
Bien conscient des problèmes graves suscités par les inégalités, l’espérance de travail et la misère, l’auteur prêche pour que les valeurs démocratiques ne restent pas cantonnées dans les activités civiques. Il n’est pas question « de supprimer « les méfaits du travail » pour imaginer un monde meilleur, sans travail pour les uns, mais avec trop de travail pour les autres. Il s’agit de tirer les conséquences des acquis de la socialisation par le travail pour tous (…). »[25] Il s’agit de « trouver les voies efficaces d’une dynamique de légitimation des institutions intermédiaires, car c’est dans cette ressource des activités productives que doit s’inventer concrètement plus d’égalité sociale, plus de compréhension entre les hommes et plus de mobilisation sur des projets d’avenir, puisque les citoyens consommateurs et salariés s’y vivent aussi comme acteurs de réalisations collectives. »[26]
En définitive, il va de soi et à la lumière de l’analyse que nous venons de survoler, qu’au premier chef, ce sont les personnes elles-mêmes qui sont immédiatement concernées par le problème du travail et du chômage. En effet, expliquait Pie XII, le « devoir et le droit correspondant au travail est imposé et accordé à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris ».[27]
A la lumière de cette sagesse, s’il n’est pas possible dans l’immédiat de créer tous les emplois stables nécessaires, parmi les mesures qui peuvent être prises pour mettre au travail davantage de personnes, la mesure prioritaire touche à la formation.
Même aux États-Unis, c’est une réalité qui n’avait pas échappé au Dr Raymond L. Saulnier, conseiller du président Eisenhower[28], qui recommandait « training, education, relocation » : c’est-à-dire le perfectionnement de la formation des travailleurs, une meilleure éducation et une mobilité accrue pour les jeunes. Il faut élever le niveau de qualification du travailleur car le progrès technique à long terme crée des emplois mais des emplois qui demandent toujours plus de formation. Il faut aider le travailleur à s’adapter à un genre nouveau de travail ou à un nouveau lieu de travail. Le recyclage facilitera le passage des travailleurs de secteurs en crise vers d’autres secteurs en développement. De toute façon, l’éducation doit être la préoccupation première en adaptant le système d’instruction et d’éducation, qui doit se préoccuper, avant tout, certes, du développement et la maturation de toute la personne, mais aussi de la formation spécifique nécessaire à l’insertion dans le chantier de travail. La prolongation de la scolarité peut être bénéfique, de même que l’apprentissage sous toutes ses formes.
Dans une perspective plus directement volontariste encore, les pouvoirs publics et les associations sociales peuvent aider les sans-emploi à créer leur emploi[29] ou, par un système de coaching, faire accompagner par des intervenants sociaux les chômeurs dans la recherche d’un emploi, dans leurs démarches administratives ou encore dans leurs problèmes juridiques. Si, comme on l’a dit, le manque de travail est d’abord un manque d’idées[30], il faut tout faire pour encourager la créativité et la responsabilité des intéressés.
Autrement dit, c’est la personne du travailleur qui doit être au centre des préoccupations. Trop souvent, pour ne pas dire dans tous les cas, les politiques de l’emploi ou les politiques pour l’emploi[31] réfléchissent non à partir des besoins objectifs de la personne et de ses capacités acquises ou à acquérir, mais à partir du nécessaire élargissement du marché du travail, de sa répartition, en tout cas, de l’indispensable croissance économique[32] ou du « benchmarking »[33]. A partir de ce point de vue, diverses pistes sont proposées. Par exemple, certains veulent favoriser le temps partiel qui, selon eux, assurerait un partage efficace du travail, créerait des emplois et permettrait de concilier vie familiale, vie associative et vie professionnelle. Mais il faut aussi se rendre bien compte que dans la création d’emplois nouveaux par le partage, la solidarité est nécessaire et doit entraîner un effort de réduction des privilèges sectoriels et des « droits acquis »[34]. Beaucoup d’observateurs vont plus loin encore et contestent, comme un leurre, « l’idée qu’on partagera l’emploi en travaillant moins et moins longtemps »[35]. d’autres, aujourd’hui, plus nombreux, réclament la flexibilité des salaires, la mobilité des travailleurs, l’abaissement des charges sociales patronales et du coût salarial, s’accommodent de la précarité d’emploi, vantent le travail intérimaire, pour une économie plus concurrentielle et donc plus efficace, plus productive. Mais qu’en est-il de la sécurité et de la stabilité nécessaires à l’épanouissement de la personne et de la famille ?[36]
Le droit à l’initiative que Jean XXIII liait au droit au travail[37], doit être étendu le plus largement possible : « Le développement doit être sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation. (…) Les citoyens doivent se rappeler que c’est leur droit et leur devoir (et le pouvoir civil doit aussi le reconnaître) de contribuer selon leurs moyens au progrès véritable de la communauté à laquelle ils appartiennent ».[38]
C’est dire combien la personne est importante dans le processus économique : « Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni et avec qui l’on travaille (…). Il y a des différences caractéristiques entre les tendances de la société moderne et celles du passé même récent. Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, ce fut le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres »[39]. S’il est donc très « important que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[40], il en va de même dans les pays « développés » qui connaissent la marginalisation croissante d’un nombre non négligeable de citoyens.
Comme l’écrit très justement J.-Y. Calvez, « le libéralisme courant défend la liberté d’initiative économique, liberté d’entreprendre, mais sans un très grand souci de mettre chacun en condition d’exercer une telle liberté, alors que ceci ne va nullement de soi pour le plus grand nombre des hommes. L’Église lutte, elle, en vue de l’initiative pour tous… «[41] Pour tous : nuance capitale !
Prioritairement, à travers les quelques mesures suggérées par l’Église et les mesures concrètes et positives prises par certains États, c’est un renouveau de la culture du travail qu’il faut souhaiter. Pour améliorer en profondeur et durablement la situation, disait un évêque, il faut:
« -Avoir en vue que construire une société digne de l’homme requiert le travail de chacun ;
-Maîtriser le progrès technique et les flux financiers au service de l’homme ;
-Répartir plus équitablement les ressources ;
-Trouver un nouvel équilibre de vie. »[42]
Qui ne voit la réforme intellectuelle et morale indispensable à ce changement qui ne peut se réaliser sans l’attachement à une juste hiérarchie de valeurs, un sens aigu de la solidarité et une volonté politique déterminée à se préoccuper d’abord de la promotion intégrale de la personne humaine et non de la productivité, de la rentabilité, de la performance à n’importe quel prix.
d’une manière générale, d’ailleurs, s’il se vérifie que l’automation et la mondialisation continuent à saccager le marché de l’emploi, ce n’est que dans l’exercice de la vertu de tempérance, dans le souci de l’autre, qu’employeurs et employés devront accepter de vivre.
Le souci des vraies priorités rendrait aussi vigueur au secteur non marchand qui manque souvent cruellement de bras dans la mesure où il n’est pas reconnu comme rentable économiquement. Une meilleure reconnaissance serait nécessaire au bénéfice de toute la vie sociale et finalement économique.
On l’a compris, rien ne peut réussir dans le court terme puisqu’on ne peut rien réussir sans se soucier en premier de la formation professionnelle certes, mais aussi civique, éthique, spirituelle[43].
En conclusion, deux maîtres-mots : formation donc et, par-dessus tout, solidarité. Ce n’est pas pour rien que M. Schooyans a présenté la théologie du travail chez Jean-Paul II comme une théologie de la solidarité. Une solidarité sans frontières, une « solidarité fondée sur la vraie signification du travail humain », solidarité de tous au service du bien commun de toute la société, pour le travail, pour la justice sociale en renversant « les fondements de la haine, de l’égoïsme, de l’injustice », solidarité des travailleurs et solidarité avec les travailleurs, avec le travail, « c’est-à-dire en acceptant le principe de la primauté du travail humain sur les moyens de production, la primauté de la personne au travail sur les exigences de la production ou les lois purement économiques ». Bref, « la solidarité est (…) la clé du problème de l’emploi ». Mais elle ne peut exister que si elle « voit dans la dignité de la personne humaine en conformité avec le mandat reçu du Créateur le critère premier et ultime de sa valeur ».[44]
[1]
On se souvient que c’est en réagissant à la condition scandaleuse dans laquelle se trouvaient les travailleurs au XIXe siècle, que Léon XIII, au nom de la dignité de la personne humaine, établit la première liste des droits de la personne au travail et, par le même coup, réconcilie l’Église avec les droits de l’homme dont la proclamation avait été ressentie comme une menace jusque là.
Parmi les droits du travailleur, l’Église en relève deux d’importance majeure : le droit à une juste rémunération et le droit d’association.
Ce problème est très important car la rémunération est la voie par laquelle la grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens naturels et aux fruits de la production, à ces biens de la terre qui sont destinés à tous. Dans une société artisanale où le travailleur est propriétaire des instruments de production et du produit, sa rémunération se fait par les prix. Mais dans une société industrielle où travail et propriété sont dissociés, la question du salaire devient essentielle.[1]
Par ailleurs, la salaire est un droit personnel, nécessaire[2] et non pas l’équivalent de la valeur d’une marchandise. Il fut un temps où, trop souvent, le patron avait tendance à ne faire du salaire qu’un élément du prix de revient des marchandises. Et pourtant, le théoricien du libéralisme économique, Adam Smith[3], lui-même, avait établi : « Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail et que son salaire suffise au moins à sa subsistance ; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances, autrement il serait impossible au travailleur d’élever sa famille ».[4]
Léon XIII ira plus loin. Il montrera que la justice, au sens le plus large, reste lésée même si le salaire est « librement consenti de part et d’autre » et satisfait donc à la justice commutative : « Que le patron et l’ouvrier fassent donc tant et de telles conventions qu’il leur plaira. Au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne, à savoir que le salaire ne doit pas être insuffisant à faire subsister l’ouvrier sobre et honnête. Si, contraint par la nécessité ou poussé par la crainte d’un mal plus grand, l’ouvrier accepte des conditions dures que, d’ailleurs, il ne peut refuser parce qu’elles lui sont imposées par le patron ou par celui qui fait l’offre de travail, il subit une violence contre laquelle la justice proteste.
Mais, dans ces cas et autres analogues, comme en ce qui concerne la journée de travail et les soins de santé des ouvriers dans les usines, les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…), ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État ».[5]
Texte intéressant parce qu’il évoque, comme nous l’avons déjà vu, un au delà de la justice commutative, la « justice naturelle » qui nous renvoie à la « justice sociale » de Pie XI. De plus, la « subsistance de l’ouvrier » inclut bien la famille comme il est dit immédiatement après, « pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille »[6]. « Aisément » car le Saint Père souhaite aussi que l’ouvrier s’applique « à être économe », à « de prudentes épargnes », à se ménager « un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine ». Enfin, le texte en appelle à la vigilance, dans l’ordre, des « corporations et syndicats », corps intermédiaires, et de l’État, si nécessaire, pour qu’ils garantissent de justes salaires et favorisent « l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».
En somme, Léon XIII estime que « pour fixer la juste mesure du salaire, il y a de nombreux points de vue à considérer ».[7]
Pie XI reprend l’enseignement de son prédécesseur et précise qu’il devient impossible d’estimer le travail « à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social. »[8] Concrètement, le salaire doit permettre premièrement l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », notamment parce que le travail des mères de famille est à la maison. « A cet égard, écrit-il, il convient de rendre un juste hommage à l’initiative de ceux qui, dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées, soit à proportionner la rémunération aux charges familiales, de telle manière que l’accroissement de celles-ci s’accompagne d’un relèvement du salaire, soit à pourvoir le cas échéant à des nécessités extraordinaires. »[9] Deuxièmement, le salaire doit tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument. Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne sauraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler des produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer. »[10] Enfin, troisièmement, la fixation du taux des salaires doit s’inspirer « des nécessités de l’économie générale » car « un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage ». La justice sociale demande « que tous les efforts et toutes les volontés conspirent à réaliser, autant qu’il peut se faire, une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance. » Pour y arriver, il faut aussi « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires » et « un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des différentes branches de l’activité économique (…) ». Il faut enfin que tous puissent profiter des biens produits et que ceux-ci soient « assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilité au contraire singulièrement l’exercice. »[11]
Devant l’extension du travail féminin, Pie XII ajoutera « que l’on doit à la femme, pour le même travail et à parité de rendement, la même rémunération qu’à l’homme »[12] et qu’ »il serait injuste et contraire au bien commun d’exploiter sans ménagement le travail de la femme, seulement parce qu’on peut l’avoir à plus bas prix, au préjudice non pas uniquement de l’ouvrière, mais encore de l’ouvrier, qui se trouve ainsi exposé au danger du chômage ! »[13]
Jean XXIII reprendra les différents paramètres déjà cités par Pie XI en ajoutant quelques précisions intéressantes, en élargissant encore le concept d’ »économie générale » mais en mettant bien en évidence la primauté des obligations familiales : « Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille. Mais, dans la fixation d’un juste salaire, on doit aussi considérer l’apport effectif de chacun à la production, la situation financière de l’entreprise où il travaille, les exigences qu’impose le bien du pays, en particulier le plein emploi ; ce que requiert, enfin, le bien commun de toutes les nations, c’est-à-dire les communautés internationales rassemblant les États de nature et d’étendue diverses. »[14] Ce texte nous invite à penser aux disparités mondiales et de mesurer le salaire au nom du droit au travail pour tous toujours dans la perspective d’une solidarité nécessaire pour combattre les inégalités et par là assurer plus de justice sociale.
Plus brièvement encore mais toujours avec le souci prioritaire de la famille, le Concile déclarera : « Compte tenu des fonctions et de la productivité de chacun, de la situation de l’entreprise et du bien commun, la rémunération du travail doit assurer à l’homme les ressources nécessaires qui lui permettent, à lui et à sa famille, une vie digne sur le plan matériel, social, culturel et spirituel. »[15]
Enfin, si Jean-Paul II n’apporte rien de neuf d’une certaine manière, il va, très opportunément et avec force insister sur l’importance du salaire au regard de la justice générale et d’autre part, pour la vie familiale. « Le problème clé de l’éthique sociale dans ce cas est celui de la juste rémunération du travail accompli. Dans le contexte actuel, il n’y a pas de manière plus importante de réaliser la justice dans les rapports entre travailleurs et employeurs que la rémunération du travail. Indépendamment du fait que le travail s’effectue dans le système de la propriété privée des moyens de production ou dans un système où cette propriété a subi une sorte de « socialisation », le rapport entre employeur (avant tout direct) et travailleur se résout sur la base du salaire, c’est-à-dire par la juste rémunération du travail accompli ». Jean-Paul II va plus loin encore et relève « que la justice d’un système économique, et, en tout cas, son juste fonctionnement, doivent être appréciés en définitive d’après la manière dont on rémunère équitablement le travail humain dans ce système. Sur ce point, nous en arrivons de nouveau au premier principe de tout l’ordre éthico-social, c’est-à-dire au principe de l’usage commun des biens. En tout système, indépendamment des rapports fondamentaux qui existent entre le capital et le travail, le salaire, c’est-à-dire la rémunération du travail, demeure la voie par laquelle la très grande majorité des hommes peut accéder concrètement aux biens qui sont destinés à l’usage commun, qu’il s’agisse des biens naturels ou des biens qui sont le fruit de la production. Les uns et les autres deviennent accessibles au travailleur grâce au salaire qu’il reçoit comme rémunération de son travail. Il découle de là que le juste salaire devient en chaque cas la vérification concrète de la justice de tout le système socio-économique et en tout cas de son juste fonctionnement. Ce n’est pas l’unique vérification, mais celle-ci est particulièrement importante et elle en est, en un certain sens, la vérification clé. » Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II rappelle qu’ »une juste rémunération est celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il précisera néanmoins que « cette rémunération peut être réalisée soit par l’intermédiaire de ce qu’on appelle le salaire familial, c’est-à-dire un salaire unique donné au chef de famille pour son travail, et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer, soit par l’intermédiaire d’autres mesures sociales, telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie. »[16]
Au salaire que touche immédiatement le salarié et qu’on appelle souvent salaire direct sont associées diverses prestations sociales -salaire indirect ou différé, dit-on parfois- qui ont aussi comme but « d’assurer la vie et la santé des travailleurs et de leurs familles ». Léon XIII y était déjà attentif et Jean-Paul II cite rapidement comme autant de droits : l’assistance sanitaire, le repos, la retraite, l’assurance-vieillesse, l’assurance pour les accidents de travail, et « des lieux et des méthodes de travail qui ne portent pas préjudice à la santé physique des travailleurs et qui ne blessent pas leur intégrité morale ».[17]
Ce rappel n’est pas superfétatoire parce que « malheureusement, aujourd’hui encore, on trouve des cas de contrats passés entre patrons et ouvriers qui ignorent la justice la plus élémentaire en matière de travail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de travail, les conditions d’hygiène dans les locaux et la juste rétribution. Cela arrive, affirme encore Jean-Paul II, malgré les Déclarations et les Conventions internationales qui en traitent, et même les lois des divers États. » Et d’évoquer à nouveau l’intervention de Léon XIII qui « assignait à l’ »autorité publique » le « strict devoir » de prendre grand soin du bien-être des travailleurs, parce qu’en ne le faisant pas, on offensait la justice, et il n’hésitait pas à parler de « justice distributive ». »[18]
Notons, pour terminer, que nous avons encore quelques problèmes annexes à aborder comme celui du salaire familial, celui de la participation éventuelle des travailleurs aux bénéfices ou celui du dépassement du salariat par un régime de société. Ces questions seront étudiées dans les chapitres suivants.
Nous connaissons bien l’histoire des corporations et de leur suppression au XVIIIe siècle pour libérer l’accès au travail.
La fameuse loi Le Chapelier stipule que « Les citoyens de même état ou profession, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer de président ou secrétaire ou syndic, tenir registre, prendre des arrêtés, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs ».[1] Et le 14 juin 1791, Le Chapelier, devant l’Assemblée nationale, critique la Municipalité de Paris qui avait accordé aux charpentiers la permission de s’assembler, en ces termes : « Il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ». Autrement, dit, il n’y a plus de corps intermédiaires mais des individus et l’État.[2]
Dès lors, le travailleur est livré au bon vouloir ou à l’arbitraire de l’employeur.
Mais plus ou moins rapidement, on voit apparaître des sociétés de secours mutuel, des coopératives d’achat, de production, et, en certains endroits, des associations de travailleurs se constituent clandestinement avant que le droit d’association ne soit petit à petit reconnu par les États[3].
L’Église, quant à elle, reconnaît, depuis toujours, le droit d’association comme un droit naturel. Léon XIII après avoir rappelé « la bienfaisante influence des corporations » se réjouit de voir « se former partout des sociétés de ce genre » et il souhaite « qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action ».[4] Voici comment il en justifie l’existence : « L’expérience que fait l’homme de l’exigüité de ses forces l’engage et le pousse à s’adjoindre une coopération étrangère. C’est dans les Saintes Écritures qu’on lit cette maxime : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire ; il y a pour les deux un bon salaire dans leur travail ; car s’ils tombent, l’un peut relever son compagnon. Malheur à celui qui est seul et qui tombe sans avoir un second pour le relever » (Qo 4, 9-12) ! Et cet autre : « le frère qui est aidé par son frère est comme une ville forte (Pr 18, 19). De cette tendance naturelle, comme d’un même germe, naissent la société civile d’abord, puis au sein même de celle-ci, d’autres sociétés qui, pour être restreintes et imparfaites, n’en sont pas moins des sociétés véritables ».[5] Au sein de la société civile, société « publique » ou encore « grande société », se constituent donc des sociétés « privées » « car leur raison d’être immédiate est l’utilité particulière exclusive de leurs membres »[6]. Ces sociétés privées « n’ont d’existence qu’au sein de la société civile, dont elles sont comme autant de parties. Il ne s’ensuit pas, cependant, à ne parler qu’en général et à ne considérer que leur nature, qu’il soit au pouvoir de l’État de leur dénier l’existence. Le droit à l’existence leur a été octroyé par la nature elle-même et la société civile a été instituée pour protéger le droit naturel, non pour l’anéantir. C’est pourquoi une société civile qui interdirait les sociétés privées s’attaquerait elle-même, puisque toutes les sociétés publiques et privées, tirent leur origine d’un même principe, la naturelle sociabilité de l’homme ».[7]
Il est demandé à l’État qu’il « protège ces sociétés fondées sur le droit ; que toutefois, il ne s’immisce point dans leur gouvernement intérieur et ne touche point aux ressorts intimes qui leur donnent la vie ; car le mouvement vital procède essentiellement d’un principe intérieur et s’éteint très facilement sous l’action d’une cause externe. »[8] Mais il va de soi aussi que si une de ces sociétés « poursuivait une fin en opposition flagrante avec la probité, avec la justice, avec la sécurité de l’État, les pouvoirs publics auraient le droit d’en empêcher la formation, et, si elle était formée, de la dissoudre. »[9]
Est donc clairement et solidement établi, dans les limites du bien commun, le droit des citoyens de s’associer et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. »[10] Cette doctrine simple sera, on s’en doute, reprise sans cesse par les Souverains Pontifes[11] qui insisteront, comme leur prédécesseur, sur le fait qu’il s’agit bien d’une liberté. d’une part, on ne peut forcer les ouvriers à y adhérer[12], d’autre part, l’État ne peut y être acteur et il faut éviter les monopoles ou les cartels dominateurs.
Pie XI rappellera que « les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun ».[13] Ce qui est vrai pour les formes de gouvernement[14], est vrai aussi pour les associations de travailleurs : « Mais comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession ».[15]
Très soucieux de défendre la juste autonomie des corps intermédiaires, il mettra ses contemporains en garde contre la dérive fasciste en la matière : « (…) Il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et qu’(…) elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social « .[16]
S’adressant aux évêques des États-Unis oµ les syndicats ont toujours eu quelques difficultés à rayonner comme il serait souhaitable, Pie XII dira : « puisque naturellement les hommes sont portés à vivre en société et qu’il est licite, en unissant ses forces, d’accroître ce qui est honnêtement utile, on ne peut, sans injustice, refuser ou restreindre, pour les patrons comme pour les ouvriers et les paysans, la libre faculté de former des associations ou sociétés, par lesquelles ils défendront leurs droits et obtiendront, d’une façon plus complète, des avantages relatifs aux biens de l’âme et du corps et au confort légitime de la vie ».[17]
Et aux cheminots romains : « Aucun vrai chrétien ne peut rien trouver à redire si vous vous unissez en organisations fortes afin de défendre vos droits -tout en reconnaissant pleinement vos devoirs- et d’arriver à améliorer vos conditions de vie. Bien plus, précisément parce que l’action commune de tous les groupes de la nation est une obligation chrétienne, aucun d’eux ne doit devenir la victime de l’arbitraire et de l’oppression des autres. Vous agissez donc en pleine conformité avec la doctrine sociale de l’Église quand, par tous les moyens moralement licites, vous faites valoir vos justes droits. »[18]
Mais cette liberté est toujours menacée non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur ; « Le syndicat doit se maintenir dans les limites de son but essentiel qui est de défendre les intérêts des travailleurs dans les contrats de travail. Dans le cercle de cette fonction, le syndicat exerce naturellement une influence sur la politique. Mais il ne pourrait pas dépasser ces limites sans se causer à lui-même un grave préjudice. Si le syndicat, comme tel, par suite de l’évolution politique et économique, en venait à exercer une sorte de patronage ou le droit en vertu duquel il de disposerait librement du travailleur, de ses forces et de ses biens, comme il arrive dans d’autres domaines, le concept même de syndicat qui est une union pour l’aide et la défense de ses membres, en serait altérée ou détruit. »[19] Si les syndicats visaient « à la domination exclusive dans l’État et la société, s’ils voulaient exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier, s’ils repoussaient le sentiment strict de la justice et la sincère volonté de collaborer avec les autres classes sociales, ils failliraient à l’attente et aux espérances que tout honnête et consciencieux travailleur met en eux. Que faudrait-il penser de l’exclusion du travail d’un ouvrier, parce qu’il n’est pas persona grata du syndicat, de la cessation forcée du travail pour l’obtention de buts politiques, de l’égarement dans de nombreux autres sentiers erronés qui mènent loin du vrai bien et de l’unité de la masse ouvrière tant souhaitée ».« La défense des intérêts légitimes des travailleurs par les contrats de travail est la tâche propre des syndicats ». Les syndicats « ne doivent pas viser à la domination exclusive dans l’État et la société », ils ne doivent pas « exercer un pouvoir absolu sur l’ouvrier ».[20] Le Concile consacrera cet enseignement et le résumera ainsi : « Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. »[21]
Dans cette ligne et fort, non seulement de son expérience polonaise mais aussi des situations dramatiques où des travailleurs se trouvent, à travers le monde, Jean-Paul II replacera l’association dans le contexte général de la solidarité : « Une société solidaire se construit chaque jour en créant, d’abord, et en défendant ensuite les conditions effectives de la participation libre de tous à l’œuvre commune. Toute politique visant le bien commun doit être le fruit de la cohésion organique et spontanée des forces sociales. C’est là encore une forme de cette solidarité qui se manifeste d’une façon particulière à travers l’existence et l’œuvre des associations des partenaires sociaux. Le droit de s’associer librement est un droit fondamental pour tous ceux qui sont liés au monde du travail et qui constituent la communauté du travail. Ce droit signifie pour chaque homme au travail de n’être ni seul ni isolé ; il exprime la solidarité de tous pour défendre les droits qui leur reviennent et qui découlent des exigences du travail ; il offre, de manière normale, le moyen de participer activement à la réalisation du travail et de tout ce qui y a trait, en étant guidé également par le souci du bien commun. Ce droit suppose que les partenaires sociaux soient réellement libres de s’unir, d’adhérer à l’association de leur choix et de la gérer. Bien que le droit à la liberté syndicale apparaisse sans conteste comme un des droits fondamentaux les plus généralement reconnus -et la Convention numéro 87 (1948) de l’Organisation Internationale du Travail en fait foi-, il est pourtant un droit très menacé, parfois bafoué, soit en son principe, soit -plus souvent- dans tel ou tel de ses aspects substantiels, de sorte que la liberté syndicale s’en trouve défigurée. Il apparaît essentiel de rappeler que la cohésion des forces sociales -toujours souhaitable- doit être le fruit d’une décision libre des intéressés, prise en toute indépendance par rapport au pouvoir politique, élaborée dans la pleine liberté de déterminer l’organisation interne, le mode de fonctionnement et les activités propres des syndicats. L’homme au travail doit lui-même assumer la défense de la vérité et de la vraie dignité de son travail. L’homme au travail ne peut pas par conséquent être empêché d’exercer cette responsabilité, à charge pour lui de tenir compte aussi du bien commun de l’ensemble. »[22]
On l’a remarqué, le vocabulaire des Souverains Pontifes paraît avoir évolué de Léon XIII à Jean-Paul II. Alors que le premier parlait beaucoup de « corporation », le second ne parle que de « syndicat ». Voyons cela de plus près.
Léon XIII, comme ses successeurs[23], encourage la création d’associations de travailleurs, « soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons »[24]. Dans le développement qui suit, le Pape continuera à parler d’ »associations », de « sociétés » mais aussi de « corporations ». Or, la corporation est précisément la société qui associe patrons et ouvriers. Formule qui sans conteste a la faveur du Pape car à plusieurs reprises, il évoquera la collaboration entre patrons et ouvriers. L’autre association réunissant seulement des ouvriers, est celle qui sera appelée syndicat. On sait que « c’est seulement sur les instances du cardinal Gibbons, archevêque de Baltimore, que Léon XIII introduisit le membre de phrase décisif, « sociétés… composées des seuls ouvriers » (…) ».[25] Ce sont donc les circonstances qui ont amené Léon XIII à accepter l’idée du syndicat, ainsi qu’en témoigne cet autre passage : « Jamais assurément à aucune époque, on ne vit une si grande multiplicité d’associations de tout genre, surtout d’associations ouvrières.(…) Mais c’est une opinion confirmée par de nombreux indices, qu’elles sont ordinairement gouvernées par des chefs occultes et qu’elles obéissent à un mot d’ordre également hostile au nom chrétien et à la sécurité des nations : qu’après avoir accaparé toutes les entreprises, s’il se trouve des ouvriers qui se refusent à entrer dans leur sein, elles leur font expier ce refus par la misère. Dans cet état de choses, les ouvriers chrétiens n’ont plus qu’à choisir entre deux partis : ou s’inscrire dans ces associations périlleuses pour la religion, ou en former eux-mêmes d’autres et unir ainsi leurs forces afin de pouvoir se soustraire hardiment à un joug si injuste et si intolérable. qu’il faille opter pour ce dernier parti, est-il personne, ayant vraiment à cœur d’arracher le plus grand bien de l’humanité à un péril imminent, qui puisse avoir là-dessus le moindre doute ? »[26].
La porte était ouverte pour la reconnaissance du syndicalisme ce qui sera fait d’une manière plus nette en 1895, dans l’encyclique Longinqua où Léon XIII, à propos des classes ouvrières, déclare qu’ »elles assurément le droit de s’unir en associations pour la promotion de leurs intérêts ; un droit reconnu par l’Église et sans opposition avec la nature ».[27]
Le mot « syndicat » apparaît sous la plume de Pie X qui permet aux évêques allemands de « tolérer » les « syndicats dits chrétiens », « parce que le nombre des ouvriers qu’ils comprennent est bien supérieur à celui des associations catholiques et que de graves inconvénients résulteraient du refus de cette permission. Cette demande, précise le Saint-Père, eu égard à la situation particulière du catholicisme en Allemagne, Nous croyons devoir l’accueillir (…) ». Pie X ajoute : « Nous déclarons qu’on peut tolérer et permettre que les catholiques entrent aussi dans les syndicats mixtes existant dans vos diocèses, tant que de nouvelles circonstances n’auront pas rendu cette tolérance ou inopportune ou illégitime. » Le syndicat mixte désigne ici un syndicat où catholiques et non catholiques se trouvent associés « pour travailler au bien commun (…), pour ménager à l’ouvrier un meilleur sort, arriver à une plus juste organisation du salaire et du travail, ou pour toute autre cause utile et honnête ». Il faut toutefois, recommande Pie X, que certaines précautions soient prises : que les catholiques membres de ces syndicats s’inscrivent également dans une association catholique et veillent à ce que, au sein d’un syndicat mixte, ils ne soient jamais, en théorie ou dans l’action, en opposition avec « les enseignements et les ordres de l’Église ou de l’autorité religieuse compétente » ou confrontés à des discours ou comportements répréhensibles.
La réticence de Pie X vient du fait que les associations catholiques, ont comme première tâche, sous la direction du clergé, la défense de la foi et des mœurs : « les associations catholiques, sous l’impulsion du clergé qui les conduit et gouverne avec vigilance, contribuent puissamment à sauvegarder la pureté de la foi et l’intégrité des mœurs de leurs membres, comme elles fortifient leur esprit religieux par de multiples exercices de piété. »[28]
Il n’empêche, que dans ce débat, était implicitement reconnu le droit des ouvriers à entrer dans un syndicat.
Plus directement, sous le pontificat de Pie XI qui est très attaché, nous allons le voir plus loin, à l’idée de corporation, la Sacrée Congrégation du Concile eut à prendre position dans un conflit qui opposait, en France, cette fois, un Consortium patronal et des syndicats ouvriers chrétiens[29]. Dans sa lettre à l’évêque de Lille[30], la Congrégation, sollicitée par les patrons, affirme que « L’Église reconnaît et affirme le droit des patrons et des ouvriers de constituer des associations syndicales, soit séparées, soit mixtes, et y voit un moyen efficace pour la solution de la question sociale ». Et à propos des sociétés d’ouvriers, que « L’Église, dans l’état actuel des choses, estime moralement nécessaire la constitution de telles associations syndicales ». Elle exhorte les catholiques à les constituer « selon les principes de la foi et de la morale chrétienne » pour être « des instruments de concorde et de paix ». Ces associations seront de préférence catholiques, mixtes si nécessaire. qu’il y ait de toute façon une certaine union entre associations catholiques diverses, entre associations ouvrières et patronales « pour un travail commun dans les liens de la charité chrétienne » et grâce, est-il suggéré, à des « commissions mixtes ».[31]
Pie XII recevant les délégués du Mouvement ouvrier chrétien leur dira: « Votre mouvement comporte une forte organisation syndicale visant à sauvegarder, dans cette vaste sphère, les droits de l’ouvrier, à les maintenir au niveau des exigences modernes. Les syndicats ont surgi, comme une conséquence spontanée et nécessaire du capitalisme érigé en système économique. Comme tels, l’Église leur a donné son approbation, à la condition toutefois que, appuyés sur les lois du Christ, comme sur leur base inébranlable, ils s’efforcent de promouvoir l’ordre chrétien dans le monde ouvrier. C’est bien cela que veut votre syndicat : c’est à ce titre que Nous le bénissons. »[32]
Pour Jean-Paul II, on appelle bien syndicats ces unions de défense des « intérêts vitaux des hommes employés dans les différentes professions », intérêts vitaux qui « sont, jusqu’à un certain point, communs à tous », même si « chaque genre de travail, chaque profession a une spécificité propre, qui devrait se refléter de manière particulière dans ces organisations. »
P. Bigo pense que « la dissociation opérée entre la propriété et le travail dans l’entreprise » a rendu nécessaire l’action du syndicat[33]. L’ouvrier devait sortir d’une situation d’infériorité face au patron et à la concurrence et il le fit par une « association, non pas seulement avec les autres ouvriers de l’entreprise, mais avec tous les travailleurs hors de l’entreprise qui peuvent le concurrencer en acceptant des conditions inférieures aux siennes et en le supplantant ainsi dans son emploi. »[34]
De même, Jean-Paul II se placera d’un point de vue historique pour distinguer la corporation du syndicat : « Les syndicats ont en un certain sens pour ancêtres les anciennes corporations d’artisans du moyen-âge, dans la mesure où ces organisations regroupaient des hommes du même métier, c’est-à-dire les regroupaient en fonction de leur travail. Mais les syndicats diffèrent des corporations sur un point essentiel ; les syndicats modernes ont grandi à partir de la lutte des travailleurs, du monde du travail et surtout de l’industrie, pour la sauvegarde de leurs justes droits vis-vis des entrepreneurs et des propriétaires des moyens de production. Leur tâche consiste dans la défense des intérêts existentiels des travailleurs dans tous les secteurs où leurs droits sont en cause. L’expérience historique apprend que les organisations de ce type sont un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées. Cela ne signifie évidemment pas que seuls les ouvriers de l’industrie puissent constituer des associations de ce genre. Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous, comme on l’a déjà dit, en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles ».
Ce sont donc les conditions nouvelles du travail qui auraient imposé cette forme nouvelle d’association.
Reste que le mot « corporation » va continuer, bien au delà du XIXe siècle, à être utilisé dans l’enseignement de l’Église.
Chez Léon XIII, la frontière entre le syndicat et la corporation, malgré ce qui a été dit plus haut, reste floue. A propos de la journée de travail et des soins de santé, il écrit qu’il sera « préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats »[35]. Et après avoir évoqué les bienfaits des corporations au Moyen Age, il précise qu’il n’est pas « douteux qu’il faille adapter les corporations à ces conditions nouvelles »[36]. Toujours est-il que le Souverain Pontife insinue en plusieurs endroit que ces « corporations » seront bien des associations mixtes : il évoque certains « hommes de grand mérite » qui « s’occupent de fonder des corporations assorties aux divers métiers et d’y faire entrer les ouvriers » qu’ils « aident de leurs conseils et de leur fortune et pourvoient à ce qu’ils ne manquent jamais d’un travail honnête et fructueux ». Ou encore ces catholiques « pourvus d’abondantes richesses », qui, « devenus en quelque sorte compagnons volontaires des travailleurs, ne regardent à aucune dépense pour fonder et étendre au loin des sociétés, où ceux-ci peuvent trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d’un repos honorable pour l’avenir ».[37]. Cette présentation peut paraître quelque peu paternaliste. Mais quels buts Léon XIII assigne-t-il à ces corporations ? L’assistance, on vient de le voir, l’« accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune », mais « avant tout », au « perfectionnement moral et religieux » qui est « l’objet principal ».[38] Il faut, en effet, donner « une large place à l’instruction religieuse ».[39] Le Pape est tout au long de l’encyclique très sensible à la menace socialiste et à l’athéisme qu’il entraîne. Mais il y a encore une fonction très importante que la corporation doit remplir : il s’agit de la paix sociale. Le socialisme a lancé les ouvriers dans la lutte des classes qui, aux yeux de l’Église est et sera toujours, inacceptable. Aussi Léon XIII souligne-t-il qu’il faut « régler avec équité les relations réciproques des patrons et des ouvriers »[40], que dans l’organisation interne des corporations, « les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus favorable aux intérêts communs, et de telle sorte que l’inégalité ne nuise point à la concorde ». « Que les droits et les devoirs des patrons soient parfaitement conciliés avec les droits et les devoirs des ouvriers », tel est l’idéal.[41]
Dans le même souci majeur de « mettre un terme au conflit qui divise les classes », Pie XI insistera sur la nécessité de « provoquer et encourager une cordiale collaboration des professions ». Pour y arriver, il faut substituer aux classes opposées « des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. »[42] Ces « ordres », « professions », « organisations professionnelles », « corps professionnels » ne remplacent pas les syndicats, comme certains l’ont cru. Pie XI précise « qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ; entre tous le plus important est de veiller à ce que l’activité collective s’oriente toujours vers le bien commun de la société. Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spéciale au point que l’une des parties doive prévenir les abus que l’autre ferait de sa supériorité, chacune des deux pourra délibérer séparément sur ces objets et prendre les décisions que comporte la matière. »[43] C’est ainsi qu’on a résumé la position de la doctrine sociale chrétienne en la matière par la formule: « Le syndicat libre dans la profession organisée ».[44]
Organisée par qui ? Est une autre question importante. La réponse de Pie XI est claire : « ce que Léon XIII a enseigné, au sujet des formes de gouvernements, vaut également, tout proportion gardée, pour les groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être appliqué : les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences du bien commun. (…) Les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. (…) L’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi » (RN, 490 in Marmy). La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent les libres associations qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits se donner pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la philosophie sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes meilleurs, à ces groupements corporatifs dont Nous avons parlé, et d’arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer la réalisation. »[45] Cet extrait est clair : si ce sont les associations de « base », syndicats ou corporations pour reprendre la distinction prêtée à Léon XIII, associations de droit privé, qui doivent « frayer la voie » aux groupements corporatifs, ceux-ci sont aussi le fruit de la liberté d’association même si, comme le souhaitait Pie XII, ces organismes ont intérêt à relever du droit public.
Dans ces conditions, on ne peut accepter le reproche qui a été fait à Pie XI de vouloir cautionner le mouvement corporatif fascisant de son époque alors que sa théorie générale sur le principe de subsidiarité et les corps intermédiaires s’opposaient d’emblée à une telle interprétation. Analysant les organisations corporatives de plusieurs pays européens, dans les années trente, Le P. A. Muller montre bien la différence qui existe entre leur corporatisme d’État et le « corporatisme d’association » tel que souhaité par Pie XI : « Certains, écrivait-il, veulent bien concéder que le corporatisme existe, mais ils font observer qu’il n’est réalisé qu’en terre de dictature. Italie, Portugal, Allemagne, Autriche se disent à l’envi États corporatifs ; la Bulgarie a suivi leur exemple. Le corporatisme serait fait pour un régime dictatorial et ne se concevrait pas en dehors de lui. Il est l’armature rigide où l’État autoritaire emprisonne toute initiative, l’appareil qui lui sert à régenter toutes les activités économiques et à les plier à ses fins politiques. d’autre part, l’organisation corporative ne saurait fonctionner sans une discipline rigoureuse dont la dictature possède seule le secret.
Nous ne pouvons souscrire à pareille thèse.
Nous tenons, tout au contraire, que le corporatisme -le vrai- ne peut s’épanouir et prospérer que sous un régime de large liberté, compatible néanmoins avec un pouvoir fort et respecté, strictement cantonné dans l’exercice de ses fonctions naturelles. Et nous invoquons à l’appui de cette manière de voir le corporatisme tel qu’on le conçoit en Suisse, en Hollande, en Belgique, en France.
Un vrai et sincère régime corporatif est, à nos yeux, absolument incompatible avec la dictature au sens moderne du mot.
Cette dictature est par essence centralisatrice. Ayant réuni tous les pouvoirs entre ses mains, il lui répugne d’en soustraire au profit d’organismes autonomes la moindre parcelle. C’est une loi historique que tout gouvernement autoritaire incline à prendre ombrage des groupements puissants, capables de gérer en pleine indépendance, au besoin de défendre contre ses empiètements les intérêts de leurs membres. S’imagine-t-on que les dictatures modernes vont se montrer moins défiantes et constituer de gaieté de cœur des organismes soustraits, dans une large mesure, à leur ingérence ? »[46] Dans le même esprit, M. Clément, commentant la pensée de Pie XII en la matière, faisait remarquer que « l’organisation professionnelle est fondée sur la commune responsabilité des employeurs et des salariés » et que, par le fait même, « une telle structure n’est en rien comparable à celle (…) qu’avait instaurée en France la loi du 16 août 1940 »[47]
Pie XII, on le sait regretta publiquement la confusion opérée avant guerre entre le système proposé par son prédécesseur et les expériences des régimes dictatoriaux[48]. Il va donc reprendre les thèses de Pie XI et les préciser.
Il relèvera le rôle fondamental des syndicats : « Quel est (…) le but essentiel des syndicats, sinon l’affirmation pratique que l’homme est le sujet et non l’objet des relations sociales, sinon de privilégier en face de l’irresponsabilité collective et des propriétaires anonymes, sinon de défendre la personne du travailleur devant ceux qui tendent à le considérer seulement comme une force productive ? »[49] Toutefois, au service du bien commun, les syndicats ne doivent pas « abuser de la force d’organisation, tentation aussi redoutable et dangereuse que d’abuser de la force du capital privé.(…) La force de l’organisation, si puissante qu’on veuille la supposer, n’est pas d’elle-même, et prise en soi, un élément d’ordre : l’histoire récente et actuelle en fournit constamment la preuve tragique : quiconque a des yeux pour voir s’en peut aisément convaincre. Aujourd’hui comme hier, dans l’avenir comme dans le passé, une situation ferme et solide ne peut s’édifier que sur les bases jetées par la nature -en réalité par le Créateur- comme fondements de la seule véritable stabilité.
Voilà pourquoi, Nous ne Nous lassons pas de recommander instamment l’élaboration d’un statut de droit public de la vie économique, de toute la vie sociale en général, selon l’organisation professionnelle. » [50]
Il avait tenu des propos semblables[51] devant des patrons : « Avec une égale sollicitude, un égal intérêt, Nous voyons venir à Nous, tour à tour les ouvriers et les représentants des organisations industrielles ; les uns et les autres Nous exposent avec une confiance qui Nous touche profondément, leurs préoccupations respectives. (…) Nous venons de faire allusion aux préoccupations de ceux qui participent à la production industrielle. Erroné et funeste est, en ses conséquences, le préjugé trop répandu, qui voit en elles une opposition irréductible d’intérêts divergents.
Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprise et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.
Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale. (…)
Il s’ensuit, que, des deux cotés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement.
Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? (…)
Mais alors, pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns[52] contre d’injustes défiances, les autres[53] contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social ?
Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son encyclique Quadragesimo Anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.
Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production. »
On a bien entendu que d’une part, « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartient avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et salariés »[54], de manière paritaire, peut-on dire, et que, d’autre part, est souhaitable » l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Ce statut de droit public est nettement distingué « d’autres formes d’organisation juridique publique de l’économie sociale » comme l’étatisation ou la nationalisation dont Pie XII montre les insuffisances et les dangers.[55]
Le principe de la participation de tous, employeurs et employés, dans les institutions responsables des différents secteurs de la vie économique, sera confirmé par Jean XXIII : « Il est opportun, voire nécessaire, que la voix des travailleurs ait la possibilité de se faire entendre et écouter hors des limites de chaque organisme de production, à tous les échelons. » Les choix qui influent sur le contexte économique et social « ne sont pas décidés à l’intérieur de chaque organisme productif, mais bien par les pouvoirs publics, ou des institutions à compétence mondiale, régionale ou nationale, ou bien qui relèvent soit du secteur économique, soit de la catégorie de production. d’où l’opportunité -la nécessité- de voir présents dans ces pouvoirs ou ces institutions, outre les apporteurs de capitaux et ceux qui représentent leurs intérêts, aussi les travailleurs et ceux qui représentent leurs droits, leurs exigences, leurs aspirations ».[56]
De plus, même si Jean XXIII n’insiste pas, comme ses prédécesseurs sur l’organisation professionnelle[57], il n’en reprend pas moins telle quelle l’idée des corps intermédiaires: « Nous estimons (…) nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s’exprime et se réalise la « socialisation », jouissent d’une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu’ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux et de subordination aux exigences du bien commun. »[58] En effet, selon P. Bigo, « le péril majeur des organisations professionnelles (…) c’est de tourner exclusivement à la protection professionnelle en perdant leur objectif premier qui est d’améliorer le service rendu au public, les intérêts des membres de la profession étant l’objectif second poursuivi à travers la réalisation de l’objectif premier. »[59]
Tout l’enseignement des Papes, depuis Léon XIII, s’efforce de mettre en évidence trois nécessités : la défense des droits du travailleur, la participation de ceux-ci à tous les niveaux de l’organisation de la vie économique et la coopération des employés et des employeurs. Ces trois points seront au centre des préoccupations des pères conciliaires: « Comme bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis.
Il faut mettre au rang des droits fondamentaux de la personne le droit des travailleurs de fonder librement des associations capables de les représenter d’une façon valable et de collaborer à la bonne organisation de la vie économique, ainsi que le droit de prendre librement part aux activités de ces associations, sans courir le risque de représailles. Grâce à cette participation organisée, jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[60]
On constate que, depuis Jean XXIII, tout en insistant sur le droit d’association, l’Église s’attache plus aux fonctions des ces associations qu’à leur nature. La distinction syndicat-organisation professionnelle n’est plus mise en avant comme elle l’était précédemment. Est-elle devenue obsolète pour autant ? Je ne le pense pas et pour s’en convaincre, il suffit de lire attentivement les textes de Jean-Paul II.
Nous avons vu plus haut avec quelle force Jean-Paul II défendait la liberté syndicale. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été marqué par l’expérience polonaise et la puissance transformatrice du syndicat Solidarnosc mais aussi parce que traîne encore aujourd’hui et surtout dans le contexte néo-libéral une grande méfiance des patrons et parfois du pouvoir politique vis-à-vis de l’action syndicale qui souvent indispose, au passage, l’opinion publique ou, du moins, une large frange de ceux qui ne sont pas concernés directement mais perturbés par les manifestations ou les grèves. Il est vrai que « Le défaut du syndicalisme (d’un certain syndicalisme, devrait-on dire), c’est qu’il n’existe que pour la lutte et la revendication : ne groupant que les ouvriers, il les oppose aux échelons intermédiaires et supérieurs du travail ; il fait ainsi obstacle à toute réconciliation, à tout établissement d’une communauté durable sur le plan de l’entreprise, de la nation ou des nations ».[61] Il est vrai aussi que, souvent, le syndicat est un instrument de massification, créateur de solidarités artificielles et instrument d’action politique au sens étroit, partisan, du terme[62]. Ces déviations existent et nous ne les connaissons que trop mais il n’empêche et il ne faudrait pas l’oublier que « le syndicat, selon la doctrine chrétienne, est l’institution qui permet à l’ouvrier de se faire reconnaître comme personne dans les relations de travail, et de discuter d’égal à égal les conditions de l’emploi, de donner son consentement au contrat de travail. Le rôle du syndicat est de conduire la masse des travailleurs salariés à la conscience de sa dignité, à la volonté d’une promotion, aux conventions, aux institutions et aux actions qui en sont les moyens ».[63]
Pour Jean-Paul II, le syndicat n’est pas seulement « le reflet d’une structure « de classe » » ni le porte-parole « d’une lutte de classe ». Il est « un élément indispensable de la vie sociale, particulièrement dans les sociétés modernes industrialisées », le « porte-parole de la lutte pour la justice sociale, pour les droits des travailleurs ». Pour que, plus précisément encore, « le travailleur non seulement puisse « avoir » plus, mais aussi et surtout puisse « être » davantage, c’est-à-dire qu’il puisse réaliser plus pleinement son humanité sous tous ses aspects. »[64]
Ceci rappelé, Jean-Paul II insiste constamment sur le fait que les travailleurs constituent des associations selon leur profession : « Les représentants de toutes les professions peuvent s’en servir syndicats de travailleurs intellectuels ; il y a aussi des organisations patronales. Ils se subdivisent tous (…) pour défendre leurs droits respectifs. En fait, il y a des syndicats d’agriculteurs et des en groupes et sous-groupes selon les spécialisations professionnelles »[65]
il est clair que Jean-Paul II veut que les associations se créent sur des solidarités naturelles et qu’ainsi soit évitée toute massification.
De même, il dénonce clairement la politisation : « l’activité des syndicats entre de manière indubitable dans le domaine de la « politique » entendue comme un souci prudent du bien commun. Mais, en même temps, le rôle des syndicats n’est pas de « faire de la politique » au sens que l’on donne généralement aujourd’hui à ce terme. Les syndicats n’ont pas le caractère de « partis politiques » qui luttent pour le pouvoir, et ils ne devraient jamais non plus être soumis aux décisions des partis politiques ni avoir des liens trop étroits avec eux. En effet, si telle est leur situation, ils perdent facilement le contact avec ce qui est leur rôle spécifique, celui de défendre les justes droits des travailleurs dans le cadre du bien commun de toute la société, et ils deviennent, au contraire, un instrument pour d’autres buts. »[66]
Très positivement, outre la défense des droits des travailleurs, les syndicats doivent être au service du « juste bien » et ne pas « se transformer en une sorte d’ »égoïsme » de groupe ou de classe ».
Ils doivent non pas lutter contre les autres mais être des instruments de solidarité dans le plus large sens du terme : « Si, dans les questions controversées, (la lutte) prend un caractère d’opposition aux autres, cela se produit parce qu’on recherche le bien qu’est la justice sociale, et non pas la « lutte » pour elle-même, ou l’élimination de l’adversaire. La caractéristique du travail est avant tout d’unir les hommes et c’est en cela que consiste sa force sociale : la force de construire une communauté. En définitive, dans cette communauté, doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. A la lumière de cette structure fondamentale de tout travail -à la lumière du fait que, en définitive, le « travail » et le « capital » sont des composantes indispensables de la production dans quelque système social que ce soit-, l’union des hommes pour défendre les droits qui leur reviennent, née des exigences du travail, demeure un élément dont on ne saurait faire abstraction. »[67]
La lutte des classes est condamnable parce qu’elle fait fi de toute considération éthique ou juridique, qu’elle ne respecte pas la dignité de la personne, exclut un accommodement raisonnable et recherche non pas le bien général de la société mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s’oppose à lui.
Il n’empêche que, dans le cadre du syndicat, on peut parfois parler de lutte contre un système économique entendu comme méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et le travail de l’homme sans pour autant rêver de substituer à ce système le système socialiste qui est en fait un capitalisme d’État.
Les syndicats qui ont été souvent et longtemps parfois dominés par l’idéologie marxiste, doivent donc jouer le rôle délicat de médiation entre les travailleurs et les organes dirigeants par le dialogue et la négociation de préférence à d’autres instruments de revendication. Cette méthode fastidieuse, peut-être, se révèle, en fin de compte, plus féconde parce qu’elle favorise la compréhension réciproque et assure une meilleure base pour la stabilité des conquêtes.
Le souci d’une telle solidarité est constructif, il est pour le travail, pour la justice, la paix le bien-être et la vérité dans la vie sociale.[68]
Nous vérifions donc toujours les mêmes préoccupations à travers la doctrine concernant le droit d’association avec, de nouveau, chez Jean-Paul II une accentuation du caractère professionnel des associations.
Et qu’en est-il des organisations professionnelles plus vastes si chères à Pie XI ? Nous pouvons en trouver un écho dans ce passage où le Pape met en garde contre l’élimination de la propriété privée et évoque, a contrario, les conditions d’une vraie socialisation : « on ne peut parler de socialisation que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles: ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics, ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[69] Le texte qui renvoie à l’encyclique Mater et Magistra[70] qui, à cet endroit, renvoie elle-même à la doctrine des corps intermédiaires selon Pie XI, évoque un autre type de « corps » que le syndicat bien identifié comme tel dans la suite de Laborem Exercens.
Le lecteur regrettera peut-être le manque de précisons sur l’organisation professionnelle, son fonctionnement et sa conjonction avec les organisations syndicales. Il sera peut-être aussi dérouté par le flou du vocabulaire dans la mesure où aucune expression ne s’est imposée pour désigner clairement ce type de structure. Mais, d’un autre côté, il serait peut-être délicat ou inconvenant de dépasser le rappel des principes et valeurs en question. On quitterait alors le domaine de la doctrine pour se hasarder sur le terrain des programmes qui ne peuvent être que l’œuvre de l’imagination prudente d’un laïcat engagé.
Les textes cités plus haut peuvent nous aider à répondre à cette question.
Nous avons entendu Léon XIII souhaiter que, sans négliger « les biens du corps, de l’esprit et du patrimoine familial », l’« objet principal » du syndicat soit « le perfectionnement moral et religieux ». On peut penser que la formule peut s’interpréter de diverses manières[71] et considérer que, selon cette définition, le syndicat doit être confessionnel puisqu’il « serait avant tout un mouvement de ferveur et d’apostolat ». On peut penser aussi que le Souverain Pontife songe à « une action syndicale selon les principes chrétiens, donnant une priorité aux aspects moraux et religieux de son action temporelle. Dans ce cas, le syndicat reste une institution de la société civile, il n’est nullement confessionnel. »
Nous avons vu que les réalisations inspirées par Rerum Novarum, en Belgique, étaient nettement confessionnelles et nous savons qu’elles seront la préoccupation première des successeurs de Léon XIII qui, en parlant de « perfectionnement moral et religieux », s’exprimait donc littéralement.
Toutefois, du moins sur le terrain doctrinal, nous allons assister à quelques modifications dans le sens d’une plus grande ouverture. Nous avons ainsi entendu Pie X demander qu’on établisse et favorise « de toute manière des associations confessionnelles catholiques », bien dans la ligne, à mon avis, de Rerum Novarum, mais, en même temps, Pie X acceptait que ces associations collaborent avec d’autres et même que catholiques et protestants constituent des syndicats mixtes à certaines conditions.
Mgr Liénart[72], de même, milite en faveur du syndicat catholique mais n’en ferme pas pour autant la porte aux non catholiques ou aux incroyants puisqu’un tel syndicat doit « préparer un sûr refuge pour les ouvriers inscrits au syndicat anti-chrétien qui sentiraient le besoin et le devoir de se libérer d’un lien qui, pour des intérêts purement économiques, rend esclave la conscience ».
Pie XI, cite textuellement le passage de Rerum Novarum qui précise les buts du syndicat puis note que « les idées et les directives de Léon XIII ont été réalisées de diverses manières, selon les lieux et les circonstances. En certaines régions, une seule et même association se proposa s’atteindre tous les buts assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra recourir, selon qu’y invitait la situation, en quelque sorte à une division du travail, laissant à des groupements spéciaux le soin de défendre sur le marché du travail les droits et les justes intérêts des associés, à d’autres la mission d’organiser l’entraide dans les questions économiques, tandis que d’autres enfin se consacraient tout entiers aux seuls besoins religieux et moraux de leurs membres ou à d’autres tâches du même ordre ».[73]
Pie XII ira dans ce sens. Aux Associations catholiques des travailleurs italiens, il déclarera que « pour ne pas défaillir le long des chemins et particulièrement pour gagner la jeunesse à votre cause, il faut avoir constamment devant les yeux la haute fin vers laquelle doit tendre votre mouvement : c’est-à-dire la formation des travailleurs vraiment chrétiens qui excellent également en capacité dans l’exercice de leur art et en conscience religieuse, sachant mettre en harmonie la ferme protection de leurs intérêts économiques avec le sentiment le plus strict de la justice et avec la sincère volonté de collaborer avec les autres classes de la société au renouveau de la vie sociale tout entière. (…)
Tel est le but élevé du mouvement des travailleurs chrétiens, même si celui-ci se divise en Unions particulières et distinctes, dont les unes visent à la défense de leurs intérêts légitimes par les contrats de travail - tâche propre des Syndicats-, d’autres aux œuvres d’assistance, telles que les coopératives de consommation ; d’autres enfin à l’aide religieuse et morale aux travailleurs, comme sont les Associations ouvrières catholiques. »[74]
Au niveau du syndicat proprement dit, il importe que l’inspiration soit chrétienne, évidemment, ce qui ne veut pas que le syndicat doit être une œuvre d’apostolat au sens étroit du terme. Il n’y a plus de confusion de fonctions désormais.
C’est bien cela qui apparaît sous la plume de Jean XIII : « Notre pensée affectueuse, Notre encouragement paternel se tournent vers les associations professionnelles et les mouvements syndicaux d’inspiration chrétienne présents et agissant sur plusieurs continents. Malgré les difficultés souvent graves, ils ont su agir, et agissent, pour la poursuite efficace des intérêts des classes laborieuses, pour leur relèvement matériel et moral, aussi bien à l’intérieur de chaque État que sur le plan mondial.
Nous remarquons avec satisfaction que leur action n’est pas mesurée seulement par ses résultats directs et immédiats, faciles à constater, mais aussi par ses répercussions positives sur l’ensemble du monde du travail, où ils répandent des idées correctement orientées et exercent une impulsion chrétiennement novatrice.
Nous observons aussi qu’il faut prendre en considération l’action exercée dans un esprit chrétien, par Nos chers fils, dans les autres associations professionnelles et syndicales qu’animent les principes naturels de la vie commune, et qui respectent la liberté de conscience ».[75]
C’est dans cet esprit qu’il faut, bien entendu, relire les passages cités de Gaudium et Spes, de Laborem Exercens et de Centesimus annus, consacrés au syndicat.
[1]
Parmi les moyens d’action du syndicat, c’est certainement la grève qui fait souvent problème à la conscience chrétienne dans la mesure où elle apparaît comme la manifestation d’une certaine violence.
La position de Léon XIII, sur ce sujet, semble, à première vue, très négative : « s’il arrive que des ouvriers, abandonnant le travail ou le suspendant par les grèves, menacent la tranquillité publique (…), il faut absolument appliquer, dans de certaines limites, la force et l’autorité des lois ».[2] A relire cette phrase, on peut avoir finalement l’impression que la grève est un mal dans la mesure où elle menace la tranquillité publique. Il n’y a pas de condamnation formelle et préalable de ce type d’action qui est un signe de malaise mais qui peut avoir des conséquences très dommageable pour la société. C’est cette idée que l’on retrouve un peu plus loin : « Il n’est pas rare qu’un travail trop prolongé ou trop pénible, et un salaire jugé trop faible, donnent lieu à ces chômages, voulus et concertés qu’on appelle des grèves. A cette maladie si commune et en même temps si dangereuse, il appartient au pouvoir public de porter remède. Ces chômages, en effet, non seulement tournent au détriment des patrons et des ouvriers eux-mêmes, mais ils entravent le commerce et nuisent aux intérêts généraux de la société. Comme ils dégénèrent facilement en violences et en tumultes, la tranquillité publique s’en trouve gravement compromise.
Mais ici il est plus efficace et plus salutaire que l’autorité des lois prévienne le mal et l’empêche de se produire, en écartant avec sagesse les causes qui paraissent de nature à exciter des conflits entre ouvriers et patrons »[3].
Comme on le voit, pour Léon XIII, il s’agit prioritairement de supprimer les causes de conflit plutôt que d’interdire purement et simplement les grèves malgré ce qu’il en dit. C’est pourquoi il est si attaché à la concertation entre ouvriers et patrons.
Pie XI n’évoque la grève qu’au moment où il signale, sans porter de jugement, que le système fasciste qu’il n’apprécie pas, interdit « grève et lock-out »[4].
Le Concile Vatican II prend un position moins négative et déclare: « s’il faut toujours recourir d’abord au dialogue sincère entre les parties, la grève peut cependant, même dans les circonstances actuelles, demeurer un moyen nécessaire, bien qu’ultime, pour la défense des droits propres et la réalisation des justes aspirations des travailleurs. Que les voies de la négociation et du dialogue soient toutefois reprises, dès que possible, en vue d’un accord. »[5]
Dans le même sens, Jean-Paul II dira de la grève, non sans solennité, que « c’est un procédé que la doctrine sociale catholique reconnaît comme légitime sous certaines conditions et dans de justes limites. » C’est « une sorte d’ultimatum adressé aux organismes compétents et, avant tout, aux employeurs ». Il ajoutera que « les travailleurs devraient se voir assurer le droit de grève et ne pas subir de sanctions pénales personnelles pour leur participation à la grève ». Mais il précisera les « conditions » et les « limites ». C’est « un moyen extrême » : « on ne peut pas en abuser (…) spécialement pour faire le jeu de la politique ». Ensuite, « lorsqu’il s’agit de services essentiels à la vie de la société, ces derniers doivent être toujours assurés, y compris, si c’est nécessaire, par des mesures légales adéquates. L’abus de la grève peut conduire à la paralysie de toute la vie socio-économique. Or cela est contraire aux exigences du bien commun de la société qui correspond également à la nature bien comprise du travail lui-même. »[6]
Il faut parfois le rappeler, tous les travailleurs jouissent des mêmes droits fondamentaux, quel que soit le travail qu’ils accomplissent et quelle que soit leur identité puisqu’il s’agit toujours d’une personne au travail : « le travail (…) donne à tous des droits analogues »[1].
On l’oublie souvent dans la mesure où la révolution industrielle a focalisé l’attention sur la condition de ses ouvriers alors que d’immenses territoires à travers le monde sont principalement livrés au travail de la terre.
Le travailleur agricole a pourtant une importance capitale. Il est producteur de biens nécessaires à l’alimentation quotidienne et sa vie est dure. Souvent méprisé, marginalisé ou découragé, il connaît de grandes et multiples difficultés.
Dans les pays en voie de développement, il est souvent victime d’injustices diverses, exploité, sans propriété, sans protection.
Dans les pays industrialisés, le paysan ne peut pas toujours participer aux choix qui déterminent ses prestations de travail et se voit parfois refuser « le droit à la libre association en vue de la juste promotion sociale, culturelle et économique du travailleur agricole. »[1]
Des réformes sont donc nécessaire, suivant les lieux, pour assurer aux travailleurs agricoles : - le droit à la terre et à ses ressources,
Le travail doit être, avons-nous dit, subordonné d’abord à la dignité de l’homme et non à l’intérêt économique. La personne handicapée, donc, comme tout homme, a droit au travail accessible à ses capacités. Des mesures doivent être prises pour sa formation professionnelle et chaque communauté doit se donner des structures adaptées pour trouver ou pour créer des postes, selon leurs possibilités, pour ces personnes qui ne peuvent être en marge de la société.
Négliger cela serait « une forme importante de discrimination ». La personne handicapée doit avoir, en entreprise ou en milieu protégé, « la possibilité de se sentir, non point en marge du monde du travail ou en dépendance de la société, mais comme un sujet du travail de plein droit, utile, respecté dans sa dignité humaine et appelé à contribuer au progrès et au bien de sa famille et de la communauté selon ses propres capacités. » La personne handicapée a droit aussi « aux conditions de travail physiques et psychologiques », à la « juste rémunération », à « la possibilité de promotion », à « l’élimination des divers obstacles ».[1]
[1].
L’homme a le droit de quitter son pays d’origine comme d’y retourner. Cette émigration est sans doute, sous certains aspects, un mal mais un mal parfois nécessaire. Il ne faut pas qu’à ce mal matériel s’ajoute un mal moral ni que le travailleur émigré soit désavantagé pour des raisons de nationalité, race ou religion.
Certes, il appartient aux pouvoirs publics, qui ont la charge du bien commun, de déterminer la proportion de réfugiés ou d’immigrés que leur pays peut accueillir, compte tenu de ses possibilités d’emploi, de ses perspectives de développement, des équilibres sociaux et culturels, mais aussi de l’urgence du besoin des autres peuples.
Mais, une fois qu’une personne étrangère a été admise et se soumet aux règlements de l’ordre public, elle a droit à la protection de la loi pour toute la durée de son insertion sociale. De même, la législation du travail ne doit pas permettre que, pour une prestation égale de travail, des étrangers, ayant trouvé un emploi dans un pays sans en être les citoyens, subissent une discrimination par rapport aux travailleurs autochtones en ce qui concerne le salaire, les prestations sociales et les assurances vieillesse.
C’est justement dans les relations de travail que devraient naître une meilleure connaissance et une acceptation mutuelle entre personnes d’origine ethnique et culturelle différente, et se souder une solidarité humaine apte à surmonter les préjugés.[2]
… ne me donne ni pauvreté ni richesse, laisse-moi goûter ma part de pain…
Quelques chrétiens engagés dans la vie économique estiment qu’il est de leur devoir de témoigner implicitement de leur foi. Ils le font par l’exercice scrupuleux de leur devoir d’état, en manifestant leur compétence professionnelle dans le respect des valeurs évangéliques : ils sont honnêtes dans toutes leurs démarches et ont le souci des pauvres. Parfois, suivant les circonstances, ils manifestent plus explicitement leur foi par l’exposition d’une image sainte ou par une parole.
Cette attitude qui n’est pas si fréquente chez les chrétiens, est éminemment louable mais insuffisante. Ainsi, comme nous l’avons vu, à l’image de Dieu, source de tout don, le chrétien est invité à partager avec les nécessiteux, mais la générosité dans ce qu’on appelait l’aumône n’épuise pas ses devoirs en matière économique et sociale car il s’agit d’être entièrement à l’image de Dieu, d’un Dieu de justice et d’un Dieu travailleur.
Puisque l’homme est un être social, le travail touché, lui aussi, selon la Genèse, par le péché, doit être, à son tour, racheté pour devenir un lieu de libération et de solidarité, le lieu d’une vraie socialisation : si l’homme est essentiellement corps et esprit, s’il est intégralement à l’image de Dieu et si après le péché il doit restaurer cette image et continuer la création, il doit faire pénétrer l’amour dans la chair et la matière. Tout le sens du travail s’en trouve transformé, sa pratique, ses conditions, sa finalité.
Par le travail, l’homme lutte contre ses pauvretés et contre les pauvretés des autres. cette lutte implique d’abord une conversion personnelle. C’est pourquoi l’Église a tant insisté sur la tempérance qui seule permet le don[1] et le souci de la justice sociale.
Nous savons tous, par expérience, comme le rappelle avec beaucoup de réalisme un théologien, que « l’accumulation de richesses est un effort qui doit arracher l’homme à l’angoisse de la mort, à la peur de l’instabilité, de l’insécurité et de la dépendance. C’est un effort qui est censé le protéger contre le risque. » Mais les richesses sont un danger : « La richesse est tentation d’un enracinement sur terre. » Cette réification est un obstacle à la vie spirituelle : pourquoi prier encore pour le pain quotidien quand les biens matériels ne manquent pas ? Pour quoi prier ? De plus, cette réification ou « chosification » rompt les liens de la communauté, avec Dieu et les hommes comme le suggère Jésus: « En vérité, je vous le déclare, un riche entrera difficilement dans le Royaume des Cieux. Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. »[2]
L’Évangile réoriente précisément le désir : « Le désir de posséder et d’accéder au prestige et au pouvoir, constituent les éléments fondamentaux de la personnalité humaine ». Il est normal que toute activité économique vise à accéder à la propriété, à la création et à l’appropriation de biens ; il est normal que cette activité prenne en compte des critères de rentabilité et de bénéfices, surtout dans un climat d compétition ; il est encore normal qu’elle vise le développement à condition toutefois que le développement en question soit intégral et solidaire, c’est-à-dire favorable à la plénitude de l’être (« avoir plus pour être plus »), pour contribuer à la prospérité de chaque être humain sur cette terre. »[3]
L’essentiel est évidemment exprimé dans la dernière partie de la phrase: « à condition que.. ; ». Le but de l’économie, dit-on[4], est de satisfaire les besoins de l’homme par la production et la répartition des biens. Mais de quels besoins s’agit-il ? Des besoins d’une personne dans toute sa richesse et sa complexité. C’est une personne libre et consciente qui constitue en définitive « la fin de l’économie » et qui en est « le plus important moteur »[5]. Tous les besoins ne sont donc pas équivalents et tous les moyens pour les satisfaire ne sont pas nécessairement conformes à la nature de l’homme. Il faut établir une hiérarchie des besoins par rapport à la personne[6] et aux circonstances et opérer un choix parmi les moyens de les assurer à tous les hommes[7]. Le moyen privilégié, parce qu’il est le plus structurant sur le plan personnel, est le travail.
Dans la construction d’une société solidaire et généreuse, il est capital que la bonté personnelle, oui, plus précisément, « l’effort pour discipliner ses besoins et pour satisfaire aux besoins disciplinés de tous »[8] soit relayé, soutenu, favorisé par l’organisation politique de la vie économique et sociale avec comme référence fondamentale incontournable la personne dans son intégralité : « ce n’est (…) pas seulement, disait Pie XII, un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail : c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société (…). »[9]
C’est un point sur lequel les Souverains Pontifes ont insisté et, en particulier, Jean-Paul II, notamment dans l’encyclique Centesimus annus : « Le système économique ne comporte pas dans son propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ».[10] « Si l’économie devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur de la société soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services ».[11] Et quand on se penchera sur le développement des peuples, « on se rendra compte ainsi immédiatement que les questions auxquelles on a à faire face sont avant tout morales, et que ni l’analyse du problème du développement en tant que tel, ni les moyens pour surmonter les difficultés actuelles ne peuvent faire abstraction de cette dimension essentielle. »[12]
Et donc, non seulement les personnes sont invitées à retrouver le sens humain profond de toutes les activités économiques mais aussi à créer une nouvelle culture de service désintéressé sous le regard bienveillant et vigilant des pouvoirs publics gardiens du bien commun.
C’est ce qui ressort clairement de ces passages clés aux tendances modernes de la vie économique et sociale : « Dans les étapes antérieures du développement, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire. Il est clair qu’aujourd’hui, le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité: qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du lieu et de la vie en général. La demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime. Mais on ne peut que mettre l’accent sur les responsabilités nouvelles et sur les dangers liés à cette étape de l’histoire. Dans la manière dont surgissent les besoins nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours une conception plus ou moins juste de l’homme et de son véritable bien.
Dans le choix de la production et de la consommation, se manifeste une culture déterminée qui présente une conception d’ensemble de la vie. C’est là qu’apparaît le phénomène de la consommation. Quand on définit de nouveaux besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire qu’on s’inspire d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. Au contraire, si l’on se réfère directement à ses instincts et si l’on fait abstraction d’une façon ou de l’autre de sa réalité personnelle, consciente et libre, cela peut entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables à sa santé physique et spirituelle. […] La nécessité et l’urgence apparaissent donc d’un vaste travail éducatif et culturel qui comprenne l’éducation des consommateurs à un usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d’un sens aigu des responsabilités chez les producteurs, et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, sans compter l’intervention nécessaire des pouvoirs publics. […].[13]
Il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa fin. Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune. A ce propos, je ne puis m’en tenir à un rappel du devoir de charité, c’est-à-dire du devoir de donner de son « superflu » et aussi parfois de son « nécessaire » pour subvenir à la vie du pauvre. Je pense au fait que même le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’en un autre, est toujours un choix moral et culturel. »[14]
Tout ce qui précède justifie le rejet, par l’Église, de propositions qui, malgré leurs apparentes oppositions, ne respectent pas le vari sens de la liberté humaine soit en confiant à la collectivité le soin des choix soit en prétendant que c’est la « nature » qui doit les opérer.
Nourris de cette vision, nous pouvons examiner plus concrètement quelques problèmes cruciaux. Dans cet examen, nous le savons déjà, nous devrons, pour être cohérents, réaffirmer sans cesse la primauté de la personne et donc l’inévitable mesure morale de toutes les facettes de la vie économique.
Face à notre capital « terre », aux moyens de production, à l’entreprise, aux puissances et intérêts financiers, c’est le souci premier de l’homme qui doit guider nos choix et notre action, coûte que coûte. L’homme, dans chaque homme, et dans tous ses besoins primordiaux, est la fin de l’économie mais aussi l’acteur principal. C’est ce souci prioritaire qui nous pousse à souhaiter et faire advenir une société solidaire pour que tous les hommes ici et partout parviennent à maturité.
Devant cette tâche, l’État a un rôle important à tenir de même que les églises et les artisans de la culture.
« … emplissez la terre et soumettez-la…. »[1]
Quand nous parlons du travailleur, nous parlons d’une personne. Quand nous parlons de capital, nous parlons d’une chose[1] puisque, dans le cadre du concept « capital », « on fait entrer, outre les ressources de la nature mises à la disposition de l’homme, l’ensemble des moyens par lesquels l’homme se les approprie en les transformant à la mesure de ses besoins (…) »[2]
Parce que « chose », et quelle que soit son importance, le capital est au service du travail exercé par une personne. Le travail doit toujours être prioritaire. d’ailleurs, comme le constate Jean-Paul II, les ressources « ne peuvent servir à l’homme que par le travail » et quand l’homme s’approprie quelque richesse, « il se l’approprie par le travail et pour avoir encore du travail ». Le capital, « cet ensemble de moyens est le fruit du patrimoine historique du travail humain. Tous les moyens de production, des plus primitifs aux plus modernes, c’est l’homme qui les a progressivement élaborés : l’expérience et l’intelligence de l’homme. De cette façon sont apparus, non seulement les instruments les plus simples qui servent à la culture de la terre, mais aussi -grâce au progrès adéquat de la science et de la technique- les plus modernes et les plus complexes : les machines, les usines, les laboratoires et les ordinateurs. Ainsi, tout ce qui constitue, dans l’état actuel de la technique, son « instrument » toujours plus perfectionné, est le fruit du travail. » L’homme est toujours « le vrai sujet efficace, tandis que l’ensemble des instruments, fût-il le plus parfait, est seulement et exclusivement un instrument subordonné au travail de l’homme ».[3]
Certes, « il fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles (…).[4]
Cette description n’est pas originale dans la mesure où elle est précisément description d’une réalité. Le dictionnaire Robert donne une série de citations révélatrices : « Capital, c’est l’ensemble des moyens de satisfaction résultant d’un travail antérieur » (Littré) ; « Le capital n’est (…) qu’un produit du travail et de la nature » (Ch. Gide, Economie politique) ; « (La production technique) s’opère par la collaboration de trois facteurs ou agents : le Travail, la Nature et le Capital (…) Le capital, dans les sens d’instruments, d’outillage fabriqué par l’homme, est un facteur dérivé des deux premiers » (Reboud, Précis d’économie politique). Le dictionnaire cite aussi K. Marx en le simplifiant : « Le capital est du travail accumulé ». En fait K. Marx, dans sa définition du capital, résume d’abord l’opinion des « économistes » en écrivant : « Le capital se compose de matières premières, d’instruments de travail et de moyens de subsistance de toutes sortes utilisés pour produire de nouvelles matières premières, de nouveaux instruments de travail et de nouveaux moyens de subsistance. Tous ces éléments créés, produits par le travail, sont du travail accumulé. Le travail accumulé, moyen d’une nouvelle production, est du capital. » Marx ne conteste pas cette définition, il la complète en insistant sur le fait que « le capital représente lui aussi des rapports sociaux », « des rapports de production bourgeois », précise-t-il.[5] Mais, comme nous le verrons plus loin, nous entrons là dans une analyse historique et politique particulière que l’enseignement de l’Église n’ignore pas mais qui débouchera, dans la pensée des Papes, non sur la lutte permanente mais sur la collaboration entre le capital et le travail. Jean-Paul II insistera lui sur le caractère social du travail: « (…) il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[6]
Si nous reprenons le récit de la Genèse, le premier capital est notre terre, la nature, les plantes, les animaux, l’eau, l’air, le sous-sol, le ciel, les étoiles. Cette terre est le fruit du travail de Dieu et est donnée à l’homme : « tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. (…) Tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[1]
La terre est un don de Dieu à tous les hommes. Le concile dira: « L’homme créé à l’image de Dieu, a (…) reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et en justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre ».[2] Jean-Paul II reprendra tel quel ce texte pour asseoir l’idée que le travail est bien participation à l’œuvre de Dieu[3]. Mais, dans l’encyclique Centesimus Annus, il ira plus loin et consacrera un paragraphe à l’ »écologie », introduisant du fait même, dans l’enseignement officiel de l’Église, une nouvelle rubrique.
Il faut dire que ce thème de l’écologie est bien contemporain.
L’écologie, au sens scientifique du terme, étudie les relations des espèces vivantes avec leur milieu. Elle considère que l’ensemble des êtres vivants constitue une écosphère où s’imbriquent toute une série d’écosystèmes qui ont leur valeur propre mais sont aussi interdépendants. Au cours du XXe siècle, on s’est rendu compte que l’action de l’homme pouvait mettre gravement en péril les écosystèmes et conduire l’humanité à des catastrophes[4].
Cette situation inquiétante et même très inquiétante a provoqué, à partir des années septante, l’émergence de théories « philosophiques » et politiques souvent outrancières et que nous avons déjà eu l’occasion de dénoncer sous l’étiquette de l’ »écologie profonde » ou de l’ »écologisme ».[5] Ce courant de pensée conteste le « Croissez et multipliez » de la Genèse[6] et tend « à reconnaître à la nature des droits similaires à ceux de l’homme, et donc à banaliser celui-ci au titre d’un produit de la nature parmi les autres ne bénéficiant d’aucun surcroît de dignité. »[7] On en trouve l’écho dans la Déclaration universelle des droits de l’animal[8]. Plusieurs auteurs[9] ont contesté cette vision en en montrant le danger et en faisant remarquer qu’il ne peut y avoir de droit sans devoir correspondant, donc que les animaux, par exemple, ne peuvent avoir de droits. Ce qui n’empêche que nous ayons des obligations à leur égard, obligations qui « résultent au fond du devoir d’humanité de l’homme. Maltraiter un animal, le faire souffrir inutilement, c’est avoir un comportement barbare ? Ce n’est pas violer un droit de l’animal, mais c’est violer sa propre humanité : violer un devoir de l’humanité, violer le devoir d’être homme. »[10] Plutôt que de droits des animaux, on peut invoquer une « éthique de la compassion », selon l’expression d’un évêque[11] ou, plus largement, comme nous le verrons plus loin, « une charité cosmique ».[12] Il n’empêche que certains auteurs chrétiens bien intentionnés et bien informés continuent à parler des droits des animaux et des plantes mais en précisant que ces droits « existent au moins par ceci que toutes les créatures ont une valeur propre qui doit être traitée selon sa mesure. Mais les droits de toute créature dépendent de sa nature, et les droits des animaux ne sont pas ceux des humains ». L’auteur de ces lignes reconnaît que « les désigner du nom de droit peut amener à une confusion dangereuse (…). »[13]
Finalement la position philosophique la plus sage, la plus défendable rationnellement, ne serait ni dans le biocentrisme des écologistes profonds[14] qui « réduit l’homme à être l’instrument de conservation des équilibres naturels »[15], ni dans l’anthropocentrisme conquérant et suicidaire de l’homme moderne[16]. Elle consisterait à maintenir fermement « une différence qualitative radicale entre l’homme et la nature ». Mais, « conscient d’être le produit le plus évolué de la nature, l’homme mettrait cette supériorité au service d’une reconnaissance de tout ce qui n’est pas lui mais sans quoi il n’aurait jamais été. Il y a dès lors lieu de plaider pour que l’homme ne nie jamais sa liberté et sa supériorité dans le règne animal, tout en interprétant cette supériorité comme un devoir d’humilité ».[17]
On se rend compte, à travers ce rapide survol, que non seulement le problème soulevé est grave parce que l’homme aujourd’hui, s’il n’y prend garde, peut détruire cette terre sans laquelle il ne peut vivre mais aussi parce qu’il met en jeu un certain nombre de valeurs fondamentales et notamment le statut et la place de l’homme dans l’univers.[18]
[1]
Vu son importance vitale, la question ne pouvait donc échapper à la réflexion de l’Église d’autant moins que des auteurs ont accusé le livre de la Genèse d’avoir suscité et justifié le pillage de l’univers en soulignant l’ordre divin de soumettre et dominer la terre.[2]
Le premier de ces accusateurs est sans doute Lynn White junior qui dès 1966 dénoncera le christianisme qui, selon lui, « porte une lourde part de responsabilité » dans la destruction de la nature, développant une « mentalité d’exploitation » des « richesses naturelles dans une espèce d’indifférence à la sensibilité de la nature » alors que le paganisme, voyant des dieux partout, avait freiné le pillage de la nature. Le paganisme vaincu, l’Occident s’est lancé dans une course au progrès, justifié par « une téléologie judéo-chrétienne hors de laquelle elle est injustifiable ».[3]
qu’en est-il ? L’injonction « soumettez la terre » autorise-t-elle son exploitation ?
Pour répondre à cette question, on peut s’appuyer sur cinq thèmes bibliques.[4]
\1. Si l’homme est le seul être à l’image et à la ressemblance de Dieu[5], appelé à soumettre et dominer la terre, cette domination doit s’exercer à la manière de Dieu, créateur de tous les êtres. Comme le fait remarquer Jean-Marie Pelt, « si Dieu est le Seigneur absolu, Créateur et Maître des mondes, c’est dans des relations d’amour que s’exercent ses rapports avec ses sujets. Bref cette domination consiste à gérer la beauté et la grandeur de la terre, à régner dans le sens de conduire, guider, apprivoiser (…). L’homme prend en charge la nature, et la mission lui est confiée de l’entretenir comme un jardin. La Création n’est pas offerte à l’homme toute faite ; il lui appartient de la prendre en main, de la gérer et de se comporter à l’image même de son Créateur comme un « cocréateur » (…). Dignité éminente mais aussi lourde responsabilité (…). »[6]
Un auteur orthodoxe dit de même que « domination signifie en réalité responsabilité et service, par conséquent respect de la Création et non pas appropriation. (…) Ainsi donc, l’homme créé à l’image de Dieu, est responsable de toute la Création, quelle que soit son immensité, de la nature, et avant tout de son prochain. C’est là le vrai sens de la royauté, tel que manifesté par le Roi des rois qui s’est ceint les reins pour laver les pieds de ses disciples (voir Jn 13, 4-5). »[7]
L’homme est invité à utiliser la nature, certes, sa vie en dépend, mais autant qu’il est nécessaire et pas plus : « Si tu rencontres en chemin, sur un arbre ou à terre, un nid d’oiseau avec les petits ou les œufs couvés par la mère, tu ne prendras point la mère avec les petits. Tu laisseras partir la mère et tu ne prendras que les petits, afin de prolonger tes jours heureux »[8].
On peut encore ajouter que le mot « soumettre » traduit l’hébreu « kavas » qui signifie aussi « piétiner », « dominer sexuellement », « écraser » mais aussi « gérer efficacement sa possession, sa propriété ». Il semble évident, dans le contexte religieux et culturel qui entoure Israël à l’époque, que l’auteur inspiré ait eu l’intention « de libérer l’homme de l’emprise des forces obscures de la nature, promues au rang d’idoles et de faux dieux (…) ».[9]
En somme, on pourrait dire que l’homme doit être jardinier à l’image du Christ ressuscité que Marie-Madeleine rencontre le jour de Pâques[10]. A l’image du Christ, l’homme doit être « doux » avec la nature. Une des béatitudes, en effet, déclare « Heureux les doux car ils posséderont la terre »[11] et même si le texte parle évidemment de la Terre promise, il peut inspirer l’agir chrétien en matière écologique. La terre est un héritage fragile, un habitat provisoire qui n’appartient pas à l’homme et que celui-ci doit aménager et ménager avec humilité[12].
\2. L’homme est créature, comme l’arbre et le cheval, comme la terre d’où il est tiré[13]. Il y a donc une certaine parenté entre toutes les créatures[14]. Dans le Psaume 114 consacré à chanter les splendeurs de la création, Yahvé est béni pour toutes ses créations, il les anime, en prend soin et leur manifeste sans cesse son attention:
« Bénis Yahvé, mon âme,
Yahvé, mon Dieu, tu es si grand !
(…)
Tu déploies les cieux comme une tente,
tu bâtis sur les eaux tes chambres hautes ;
faisant des nuées ton char,
tu t’avances sur les ailes du vent ;
tu prends les vents pour messagers,
pour serviteurs les jeux de flammes.
Tu poses la terre sur ses bases, (…).
De l’abîme tu la couvres comme d’un vêtement (…). »
A propos des eaux:
« A ta menace, elles prennent la fuite, à la voix de ton tonnerre, elles s’échappent ;
elles sautent les montagnes, elles descendent les vallées
vers le lieu que tu leur as assigné ;
tu mets une limite à ne pas franchir,
qu’elles ne reviennent couvrir la terre.
Dans les ravins tu fais jaillir les sources, (…).
De tes chambres hautes, tu abreuves les montagnes ;
la terre se rassasie du fruit de tes œuvres ;
tu fais croître l’herbe pour le bétail
et les plantes à l’usage des humains,
pour qu’ils tirent le pain de la terre
et le vin qui réjouit le cœur de l’homme,
pour que l’huile fasse luire les visages
et que le pain fortifie le cœur de l’homme.
Les arbres de Yahvé se rassasient,
les cèdres du Liban qu’il a plantés (…).
Il fit la lune pour marquer les temps,
le soleil connaît son coucher.
Tu poses la ténèbre, c’est la nuit (…).
Les lionceaux rugissent après la proie
et réclament à Dieu leur manger.
(…)
Que tes œuvres sont nombreuses Yahvé !
Toutes avec sagesse tu les fis,
la terre est remplie de ta richesse. »
A propos des animaux de la mer:
« Tous ils espèrent de toi
que tu donnes en son temps leur manger ;
tu leur donnes, eux, ils ramassent,
tu ouvres la main, ils se rassasient.
Tu caches ta face, ils s’épouvantent,
tu retires leur souffle, ils expirent,
à leur poussière ils retournent.
Tu envoies ton souffle, ils sont créés,
tu renouvelles la face de la terre
A jamais soit la gloire de Yahvé,
que Yahvé se réjouisse en ses œuvres !
(…)
Le souci de la terre pousse Dieu à recommander la jachère pour qu’elle ne s’épuise pas[15]. Au repos de l’homme est lié le repos de la terre : « Mais la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne, tu ne moissonneras pas tes épis, qui ne seront pas mis en gerbe, et tu ne vendangeras pas tes raisins, qui ne seront pas émondés. Ce sera pour la terre une année de repos. Le sabbat même de la terre vous nourrira (…) »[16]. Parfois même, Dieu semble plus se préoccuper du sort des arbres que de celui des combattants : « Si, en attaquant une ville, tu dois l’assiéger longtemps pour la prendre, tu ne mutileras pas ses arbres en y portant la hache ; tu t’en nourriras sans les abattre. Est-il homme, l’arbre des champs, pour que tu le traites en assiégé ? Cependant, les arbres que tu sais n’être pas des arbres fruitiers, tu pourras les mutiler, les abattre, et en faire les ouvrages de siège contre cette ville en guerre contre toi, jusqu’à ce qu’elle succombe. »[17]
On retrouvera cette sollicitude de Dieu pour le monde matériel dans la bouche de Jésus lorsqu’il recommande à ses disciples de s’abandonner à la providence : « Regardez les oiseux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu’eux ? (…) Observez les lis des champs, comme ils poussent : ils ne peinent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Que si Dieu habille de la sorte l’herbe des champs, qui est aujourd’hui et demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »[18]. Ou encore lorsque Jésus déclare qu’on peut transgresser le sabbat pour sauver du bétail en péril.[19]
La parenté de l’homme avec la nature -frère aîné- apparaît aussi au moment où l’homme pèche. Dieu dit à Adam, après sa désobéissance: « maudit soit le sol à cause de toi. (…) Il te produira des épines et des chardons (…) »[20]
Plus tard, quand « le Seigneur vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toutes les pensées de leur cœur étaient sans cesse dirigées vers le mal (…) le Seigneur se repentit d’avoir créé l’homme sur la terre et il en eut le cœur affligé. « J’effacerai, dit-il, de la surface de la terre l’homme que j’ai créé, ainsi que le bétail, les reptiles et les oiseaux des cieux car je me repens de les avoir faits »[21]. « Dieu regarda la terre et vit qu’elle était corrompue : toute créature suivait, sur terre, la voie de la corruption »[22] Voilà donc les animaux et les hommes unis dans le châtiment à cause de la perversion de ces derniers : « J’ai décidé la fin de toute créature, car les hommes ont rempli la terre de violence »[23]. Parallèlement, si Noé et sa famille trouvent grâce devant le Seigneur, des couples d’animaux les accompagneront dans l’arche.[24] Après le Déluge, Dieu s’adresse à Noé et à ses fils en ces termes : « Voici que j’établis mon alliance avec vous et avec vos descendants après vous, et avec tous les êtres animés qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages avec vous, bref tout ce qui est sorti de l’arche, tous les animaux de la terre ».[25] Après avoir puni l’épouse infidèle d’Osée -Israël-, Dieu promet : « En ce jour-là, je conclurai pour eux une alliance avec les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les reptiles de la terre (…) »[26].
Cette alliance ne peut être interprétée comme une resacralisation de l’animal. L’homme reste au sommet de la Création celui qui donne son nom à l’animal. Elle évoque le temps où Israël sera réconcilié avec le Seigneur. En attendant, le Seigneur, à propos des « brebis » d’Israël, déclare : « Je conclurai avec elles une alliance de paix ; je supprimerai les fauves de leur pays, en sorte qu’elles puissent habiter le désert en sécurité et dormir dans les bois. »[27] Au désert, Dieu va satisfaire le peuple affamé et mécontent. Il promet à Moïse de lui donner de la viande : « Le soir, en effet, des cailles survinrent et couvrirent le camp (…) »[28].
Le sort de la nature est donc lié à celui de l’humanité sans pour autant retrouver le statut privilégié qui était le sien dans les religions traditionnelles.[29]
\3. Ajoutons à cela que la création n’est pas anthropocentrique mais théocentrique[30]. Ainsi, toutes les créatures, et pas seulement les anges et les hommes, sont invitées à louer le Dieu qui a relevé Israël:
« Louez-le, soleil et lune,
louez-le, tous les astres de lumière,
louez-le, cieux des cieux,
et les eaux de dessus les cieux !
qu’ils louent le nom de Yahvé :
lui commanda, eux furent créés ;
il les posa pour toujours et à jamais,
sous une loi qui jamais ne passera.
Louez Yahvé depuis la terre,
monstres marins, tous les abîmes,
feu et grêle, neige et brume,
vent d’ouragan, l’ouvrier de sa parole,
montagnes, toutes les collines,
arbre à fruit, tous les cèdres,
bête sauvage, tout le bétail,
reptile, et l’oiseau qui vole (…). »[31]
Cette louange cosmique revient dans l’Apocalypse:
« Et toute créature, dans le ciel, et sur la terre, et sur la mer, l’univers entier, je l’entendis s’écrier :
A Celui qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau,
la louange, l’honneur, la gloire et la puissance
dans les siècles des siècles »[32].
En fait, l’homme n’est pas le propriétaire de la terre mais l’usufruitier et Dieu se plaît à le rappeler : « Ainsi je vous ai donné une terre que vous n’aviez point travaillée, des villes que vous n’aviez point bâties et que vous habitez maintenant, des vignes et des oliviers que vous n’aviez point plantés et dont vous mangez maintenant les fruits. »[33]
Toute créature a donc valeur et on ne s’étonnera pas d’entendre proclamer la rédemption de toute la création:
\4. La rédemption touche toute la création Le salut de l’homme n’est pas indépendant du sort de la création tout entière.
Déjà le Livre de la Sagesse, nous révèle que
« Dieu n’a pas fait la mort,
il ne prend pas plaisir à la perte des vivants,
il a tout créé pour l’être ;
les créatures du monde sont salutaires,
en elles il n’est aucun poison de mort,
et l’Hadès ne règne pas sur la terre ;
car la justice est immortelle. »[34]
La Bible de Jérusalem commente ainsi ce passage : « La mort physique et la mort spirituelle sont liées ; le péché est cause de la mort, et pour le pécheur la mort physique est aussi la mort spirituelle et éternelle (v. 16). C’est l’homme qui a introduit le désordre dans l’univers, Gn 1-3, et les créatures aident à son salut (v. 14). »[35]
A propos du Christ, image du Dieu invisible, Paul écrit que « Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. »[36] La Bible de Jérusalem commente ce passage en expliquant que l’univers empli de la présence créatrice de Dieu[37], est tout entier, par suite de l’Incarnation, intéressé par le salut[38] : « Ce sont de nouveaux cieux et une terre nouvelle que nous attendons selon sa promesse, où la justice habitera. »[39] Lorsque le règne du Messie sera définitivement établi, lorsque la paix sera conclue pour toujours entre l’homme et Dieu, la nature elle-même participera à cette grande réconciliation:
« Alors le loup sera l’hôte de l’agneau,
la panthère se couchera près du chevreau ;
le veau et le lionceau mangeront ensemble,
un petit enfant les mènera ;
la vache et l’ourse fraterniseront,
leurs petits gîteront ensemble,
le lion, comme le bœuf, mangera de la paille.
Le nourrisson jouera près du trou de la vipère,
dans la caverne de l’aspic, l’enfant sevré mettra la main.
Il ne se fera ni mal ni dégâts
sur toute ma montagne sainte,
car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur,
comme les eaux recouvrent le fond de la mer. »[40]
Cette vision eschatologique renverse l’ordre de la nature où, en attendant, il est normal que le loup mange l’agneau pour respecter l’équilibre écologique. Ajoutons encore qu’ »un avant-goût de cette création restaurée nous est donné par la liturgie qui convoque tout le cosmos, espace et temps, tous les éléments, l’eau, l’huile, le pain et le vin pour les restaurer dans le Christ. »[41]
\5. Rappelons-nous enfin ce que nous avons découvert à propos du Christ cosmique dans le volume précédent, et qu’Irénée évoquera en ces termes: « Il a tout récapitulé en lui-même, afin que, tout comme le Verbe de Dieu a la primauté sur les êtres supracélestes, spirituels et invisibles, il l’ait aussi sur les êtres visibles et corporels, assumant en lui cette primauté et se constituant lui-même la tête de l’Église, afin d’attirer tout à lui au moment opportun ».[42]
Parlant du Christ à des agriculteurs, Jean-Paul II ne craint pas de leur dire : « Vous êtes venus rendre grâce pour les fruits de la terre mais, avant tout, vous êtes venus ici reconnaître en lui le Créateur et en même temps le fruit le plus beau de notre terre, le « fruit » du sein de marie, le Sauveur de l’humanité et, en un certain sens, du « cosmos » lui-même. »[43]
En fonction de cela, il est difficile d’accuser la Bible d’avoir lancé l’homme à la conquête immodérée du monde[1]. Même si, pénétré d’aristotélisme[2] et de stoïcisme, bien des théologiens anciens virent dans la Genèse la consécration de la domination de l’homme sur le monde, cette domination était interprétée souvent comme un gouvernement bienveillant à une époque où, de toute façon, l’état de la technique ne permettait pas une exploitation sans frein de la nature, ce qui est imputable à l’homme moderne. Bien des méditations théologiques, bien des visions mystiques, bien des récits hagiographiques, en anticipant le Royaume, montrent une harmonie entre l’homme et les autres créatures[3]. Cette interprétation culmine dans le Cantique des créatures de François d’Assise[4], que reprendra le pape François dans son encyclique justement intitulée Laudato si’:
« (…) Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire Soleil, par qui tu nous donnes le jour, la lumière :
Il est beau, rayonnant, d’une grande splendeur, et de toi, le Très-Haut, il nous offre le symbole.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles : dans le ciel tu les as formées, claires, précieuses et belles.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère vent, et pour l’air et pour les nuages, pour l’azur calme et tous les temps : grâce à eux tu maintiens en vie toutes les créatures.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur Eau, qui est très utile et très humble, précieuse et chaste.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour frère Feu, par qui tu éclaires la nuit : il est beau et joyeux.
Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre, qui nous porte et nous nourrit, qui produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes.
(…) »[5]
L’homme est frère de toute créature mais frère aîné, disions-nous, non pas sommet de la création si cette expression insinue la puissance dominatrice, mais plutôt centre de la création.
L’idée d’une transformation sans limite de l’univers visible n’apparaît qu’à la Renaissance[6] où un fort courant de pensée inspiré par le paganisme antique refuse toute limite à l’action de l’homme et lui donne comme vocation la maîtrise totale du monde par la connaissance et l’utilisation des lois de la nature. La Genèse sera alors relue dans cette optique comme c’est le cas de Francis Bacon[7] qui refusa « de regarder l’art comme une espèce d’appendice à la nature d’après cette supposition que tout ce qu’il peut faire, c’est d’achever, il est vrai, la nature, et point du tout de la transformer ».[8] Accusant la science scolastique d’être une « vierge stérile », il prône la maîtrise de la nature en la « mettant à la question » pour accroître le pouvoir de l’homme[9] auquel il promet d’amener « la nature avec tous ses enfants, de la lier à son service et d’en faire son esclave »[10].
Un peu plus tard, René Descartes écrivait qu’« il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »Quelle qu’ait été l’intention profonde de Descartes, ce dernier membre de phrase est devenu, sans conteste, le mot d’ordre de la modernité.
En tout cas, Descartes rêve de l’utilisation de la nature pour jouir « sans peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ». La santé, en effet, pour lui, « est sans doute le premier et le fondement de tous les autres biens de cette vie ». Et dans une vision finalement très matérialiste, il ajoute : « même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher ».[11]
Si Descartes veut utiliser la nature, Pascal la récuse. Le monde est un « cachot »[12] et la nature ne parle pas de Dieu : « C’est une chose admirable que jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu. (…) « Eh quoi ! Ne dites-vous pas vous-même que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? - Non. - Et votre religion, ne le dit-elle pas ? - Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donne cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart. » »[13]
On peut citer aussi le cas de Spinoza qui insistera « sur l’identité universelle du fonctionnement des êtres. C’est la vision qui sous-tend toute la science moderne. Elle implique finalement qu’il n’y a pas de différence essentielle entre les êtres, animés ou inanimés, doués de raison ou non. S’il n’y a pas de but, il n’ya pas de nature qui y corresponde. »[14]
On peut citer également John Locke[15] qui parle du « droit qu’a l’homme d’user des créatures inférieures pour sa subsistance et les commodités de sa vie »[16].
Le XVIIe siècle est un tournant dans l’évaluation de la nature[17]. C’est perceptible, par exemple, dans la conception que l’on se fait de l’animal. Autour de 1670, nombre de clercs vont se rallier à la théorie de l’animal-machine[18] qui récuse la tripartition thomiste des âmes[19]. Théorie consacrée par Descartes et qu’il appliquera au corps de l’homme[20]. Jusque là, à la suite de la Bible, on considérait l’animal comme semblable à l’homme (animal raisonnable) mais différent de lui, ayant une nature inférieure. L’animal est une créature faite pour l’homme mais aussi un symbole du monde céleste (l’agneau, le pélican, pour le Christ, ou le bouc satanique), du monde humain (l’oiseau-âme ou le loup impie), et parfois, car le signe peut être ambivalent, « un modèle à part entière, actif, facilitant la marche vers Dieu »[21]. Qui plus est, l’animal, à l’instar de l’ânon qui porta Jésus lors de son entrée à Jérusalem, l’animal est souvent au service de Dieu[22]. Bref, jusqu’au XVIIe siècle, on peut dire que, chez les prédicateurs comme chez les théologiens, « les animaux jouent les premiers rôles pour rapprocher l’homme de Dieu »[23]. « Cette forte continuité, explique E. Baratay, est due au respect profondément ancré pour la Bible, les bestiaires, les vies de saints, les Pères de l’Église comme saint Jérôme, les auteurs de l’Antiquité tel Pline. »[24]
Progressivement, en France notamment, sous l’influence grandissante du cartésianisme et de l’augustinisme, la rationalité d’une part et le souci exclusif de l’âme poussent à abandonner les « vieilles croyances » d’autant plus que l’on a tendance a privilégier la vie policée des villes au détriment des campagnes jugées superstitieuses.[25]
Très sensible, par contre, à la beauté de la nature, Camus accuse la philosophie moderne d’en avoir perdu le sens le plus profond. Choqué par cette réflexion de Hegel : « Seule la ville moderne (…) offre à l’esprit le terrain où il peut prendre conscience de lui-même », Camus dénonce ce qu’il considère comme une mutilation : « Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. Il n’y a plus de conscience que dans les rues, parce qu’il n’y a d’histoire que dans les rues, tel est le décret. »[26] Hegel, en effet, estime que « la personne a le droit de placer sa volonté en chaque chose, qui alors devient même et reçoit comme but substantiel (qu’elle n’a pas en elle-même), comme destination et comme âme, ma volonté ? C’est le droit d’appropriation de l’homme sur toutes choses. (…) Comme la substance de la chose qui est ma propriété est pour elle-même son extériorité, c’est-à-dire sa non-substantialité (elle n’est pas en face de moi une fin en soi)(…) et que cette extériorité se réalise précisément dans l’utilisation de l’emploi que j’en fais, ainsi la pleine disposition équivaut à la chose dans toute son étendue. Dès lors, quand cet usage m’appartient, je suis propriétaire de la chose puisqu’il ne reste rien en dehors de cette utilisation intégrale qui puisse être propriété d’un autre ».[27] Marx n’est pas loin. Comme nous l’avons déjà vu, pour lui, seul le produit du travail a de la valeur, pas la matière sur laquelle s’exerce le travail. Esprit moderne parfois consacré dans les textes officiels comme dans le Code civil français qui définit le droit de propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».[28]
On peut encore ajouter une remarque. L’anthropocentrisme pur et dur[29], tel qu’il se manifeste à l’époque moderne jusqu’à aujourd’hui et qui considère que la nature n’est qu’un moyen, un outil, a transformé aussi le rapport de l’homme à son corps réduit au rang de moyen utile. Si l’on veut restaurer le respect de la nature, il faut sans doute commencer par restaurer le respect de son propre corps, moyen, certes, mais aussi fin en soi puisque nous sommes notre corps. Tout dépend en fait de notre estimation de la vie, en général, dans toutes ses modalités : « notre corps, c’est aussi la terre entière »[30] qui n’est donc pas simplement moyen mais aussi fin en soi comme saint Basile le suggérait déjà au IVe siècle, à propos des animaux. Il souhaitait « que nous comprenions qu’ils ne vivent pas pour nous seuls, mais pour eux-mêmes et pour Toi, et qu’ils goûtent la douceur de vivre »[31].
Si le XVIIe siècle est un tournant, il faut toutefois signaler qu’à la même époque, apparaît, en Angleterre[32], l’idée que les hommes ne sont en fait que les intendants de la création. Ils doivent « gérer l’œuvre de Dieu en son nom et sont responsables devant lui de la manière dont ils s’y prennent ». La création ne vaut donc pas simplement parce qu’elle est utile à l’homme : elle possède une valeur intrinsèque. Cette interprétation sera reprise, développée, nuancée de diverses manières au XXe siècle où de nombreuses théologies « écologiques » verront le jour.
[1]
Parmi ces théologies, la plus célèbre est certainement celle du théologien luthérien allemand MOLTMANN Jürgen[2] qui affirmera notre « appartenance créationnelle » Pour lui, l’homme a justifié sa domination de la nature en se faisant image d’un Dieu tout-puissant. Mais si l’homme est à l’image d’un Dieu trinitaire, le point de vue change car à l’image d’un Dieu qui est communauté de personnes, l’homme ne peut qu’entretenir lui aussi des relations communautaires avec la Création. Il ne s’agit plus de dominer la Création mais d’entrer en relation avec elle : « Si nous ne comprenons plus Dieu de façon monothéiste, comme le sujet unique, absolu, mais de façon trinitaire, comme l’unité du Père, du Fils et de l’Esprit, nous ne pouvons plus non plus concevoir sa relation avec le monde créé par lui comme une relation de domination unilatérale, mais nous devons la comprendre comme une relation communautaire diversifiée et stratifiée. »[3]
Dieu crée le monde pour sa gloire. Cette création est orientée vers le sabbat, « fête de la création » et « préfiguration du monde à venir »[4]. Elle s’opère dans l’Esprit. Dès lors, l’opposition qui a été parfois accentuée entre la transcendance de Dieu et l’immanence du monde est dépassée puisque Dieu est Créateur et Esprit du monde comme le suggèrent le psaume 104 déjà cité ou encore cette description de Karl Barth : « Dans l’Ancien et le Nouveau testament l’Esprit de Dieu, le Saint Esprit, est en général Dieu lui-même, en ce sens qu’Il peut être présent en sa créature d’une manière tout à fait incompréhensible et, sans cesser d’être Dieu, établir une relation entre elle et lui, et lui donner la vie. La créature a besoin du Créateur pour vivre. Elle a besoin d’être en relation avec lui. Cette relation, elle ne peut la créer elle-même. C’est Dieu qui la crée par sa présence. Dieu, dans sa liberté d’être présent en sa créature, peut instituer cette relation vitale et devenir ainsi la vie de cette créature : c’est en ce sens que la bible parle du Saint-Esprit ».[5] La réflexion sur Dieu que Moltmann propose « ne mettra plus au centre la distinction entre Dieu et le monde, mais la connaissance de la présence de Dieu dans le monde et la présence du monde en Dieu »[6]. Cette possibilité d’une transcendance immanente est évoquée aujourd’hui par d’autres auteurs à travers des approches théologiques aussi nombreuses que diverses.[7]
A partir du XIXe siècle, mais très lentement, la nature va retrouver le statut dont elle jouissait encore deux ou trois siècles plus tôt. Le mouvement romantique n’y est pas étranger. On redécouvre la campagne, le Moyen Age et la religion populaire. On redécouvre aussi saint François d’Assise. Petit à petit, la création est réhabilitée, d’autant plus que la pensée de saint Thomas va être remise à l’honneur ainsi que sa vision hiérarchique mais non duale du monde. Le scoutisme, de son côté, invitera ses adeptes très nombreux à voir dans la nature l’œuvre de Dieu.[1]
Dès 1931, le philosophe russe orthodoxe[2] Nicolas Berdiaev[3] écrit : « le principe fondamental de l’éthique pourrait se formuler ainsi : -Agis de telle sorte que tu puisses affirmer en tout, partout et à l’égard de tout et de tous, la vie éternelle et immortelle, que tu puisses vaincre la mort. Il est vil d’oublier la disparition, ne fût-ce que d’un seul être vivant, de se réconcilier avec elle. La mort de la dernière et de la plus infime créature comporte quelque chose d’intolérable, et si elle n’est pas vaincue en ce qui la concerne, alors le monde n’a aucune justification et ne peut pas être accueilli. Tout et tous doivent ressusciter à la vie et à la vie éternelle. En d’autres termes, nous devons affirmer un principe ontologique non seulement à l’égard des animaux, des plantes et même des objets inanimés. L’homme doit toujours et en tout être le dispensateur de la vie, il doit irradier son énergie créatrice (…).
Le salut est la réunion de l’homme avec l’homme et avec le cosmos à travers la réunion avec Dieu. C’est pourquoi le salut individuel, ou celui des élus, est impensable. La tragédie, la crucifixion et la souffrance continueront dans le monde tant que l’illumination et la transfiguration de toute l’humanité et du cosmos ne se seront pas effectuées (…). L’homme est le centre suprême de la vie universelle qui, tombée par sa faute, doit, à travers lui, se relever ».[4]
En 1942, c’est un théologien qui, cette fois, déclare, dans le même ordre d’esprit : « A l’origine de l’humanité, la création tout entière, sortant des mains de Dieu, est sainte ; le Paradis terrestre, c’est la nature en état de grâce. La Maison de Dieu, c’est le Cosmos tout entier. Le Ciel est sa tente, son tabernacle ; la terre, l’ »escabeau de ses pieds ». Il y a toute une liturgie cosmique, celle des sources, des fleurs, des oiseaux (…).
Les créatures sont saintes, attendant de l’homme qu’il les conduise à leur fin. Mais cet ordre, l’homme a le pouvoir de le violer. qu’il se détourne de Dieu, qu’il se profane lui-même en cessant d’être une créature consacrée, il profane aussi le monde à quoi il impose un usage sacrilège (…). la création, elle, est innocente de ces fautes où « elle souffre violence ». Aussi se révolte-t-elle. Et l’expression de sa révolte, c’est la résistance qu’elle nous oppose quand nous la détournons ainsi de sa fin. Entre elle et nous, c’est une lutte qui s’établit et qui est la conséquence du péché (…).
Comment retrouver l’harmonie perdue, comment nous réconcilier avec les choses ? Tout dépend de la conversion du cœur. Les choses, elles, n’ont pas changé. Elles sont restées ce qu’elles étaient ; elles nous attendent, innocentes et fraternelles. C’est en nous qu’est le désordre. Si je veux retrouver la joie du Paradis et la familiarité avec les choses, il fut que je les rende à leur sens, que je les restitue à leur mission de servantes. Alors elles cesseront de me faire entendre leur muet reproche, elles recommenceront à chanter autour de moi. »[5]
En 1947, est publiée cette prière « cosmique » : « Depuis cet événement unique que constituent ensemble le Calvaire et l’Aurore pascale, Vous m’avez confié, Père très miséricordieux, à moi comme à tous mes frères, avec eux, dans le Christ Jésus et par votre Esprit, ces « clés de la mort et du séjour des morts », c’est-à-dire de ce monde qui vous a renié, vous, la Vie, par la faute de l’homme. Je puis dorénavant lier ou délier le monde, l’abandonner définitivement au vide, à la creuse illusion, au semblant d’être, à la mort, au néant, l’asservir à la plus inepte, à la plus inane (sic), à la plus nécrosante des rebellions - ou, collaborant au contraire avec vous, en vous faisant en moi place nette, sauver le monde avec vous, remettre chaque chose à sa place en réintégrant la mienne, rétablir l’osmose et la symbiose de la souveraineté céleste, restaurer dans le Christ toute la création. Pour que soit sanctifié votre Nom, qui est Yahweh, Je suis, il faut qu’en l’univers entier, de l’Orient jusqu’à l’Occident, toute créature vous offre la pure oblation d’une existence conforme à votre Loi ; il faut que votre règne arrive, qu’il se réalise a fine usque ad finem, avec l’omnipotence persuasive et pénétrante de la douceur, de l’innocence édénique ; il faut que vos décrets, votre très sage et vivifiante volonté soit faite sur la terre comme au ciel, et vous m’avez voulu co-médiateur entre l’une et l’autre. Préservez-moi donc, moi qui suis une sentinelle avancée du Royaume, de jamais trahir par ma torpeur ou ma lâcheté. »
Toutefois tout cet élan nouveau est freiné durant la première moitié du XXe siècle par les querelles autour des théories de l’évolution qui, dans certains cas, cherchaient à aligner l’homme sur l’animal[6]. En 1950, Pie XII clarifie la situation en, reconnaissant que « l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, pour autant qu’elle recherche si le corps humain fut tiré d’une matière déjà existante et vivante -car la foi catholique nous oblige à maintenir l’immédiate création des âmes par Dieu- dans l’état actuel des sciences et de la théologie, soit l’objet de recherches et de discussions de la part des savants de l’un et l’autre parti, de telle façon que les raisons qui favorisent ou combattent l’une ou l’autre opinion soient examinées et jugées avec le sérieux nécessaire, modération et mesure (…). »[7] A partir de ce moment, s’est établie « une sorte de paix civile » entre la science et la théologie, « l’explication du « comment » était dévolue à la théorie de l’évolution, les énoncés sur le fait de la création revenaient en partage à la théologie ».[8] Aujourd’hui, fort heureusement, on a dépassé cette position intenable à la longue, pour des interpellations réciproques et constructives. Bref, les obstacles semblent levés pour réétudier en profondeur et en largeur la définition que Paul nous donne du Christ, « l’Image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsiste en lui ».[9]
Le Christ n’est pas seulement tête de l’Église mais aussi tête du cosmos même si, comme la structure du texte de Paul l’indique - « Et il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église »[10]-, « la relation du Christ au cosmos diffère de celle qu’il a avec l’Église. Elle seule a intérieurement part à sa vie, sa mort et sa résurrection, aussi bien par le baptême et l’eucharistie que par une existence vécue dans la foi »[11]. Le cosmos n’est pas à l’image de Dieu même s’il porte en lui des « vestiges de Dieu »[12] reconnaissables par celui qui connaît la Révélation mais, comme le dit un théologien, « dans le Seigneur de l’Église domine aussi le Seigneur des puissances. Dans le Seigneur des puissances, le monde rencontre le Seigneur de l’Église »[13]. L’Incarnation a un écho cosmologique comme déjà on pouvait le pressentir dans Isaïe[14]:
« Cieux, épanchez-vous là-haut
et que les nuages déversent la justice,
que la terre s’ouvre et produise le salut,
qu’elle fasse germer en même temps la justice.
C’est moi, Yahvé, qui ai créé cela. »
On parlait, il y a un instant, des « vestiges de Dieu », eh bien, « tout sur la terre portant les traces de la présence de Dieu[15], la terre est aussi, dans la rencontre entre Dieu et l’homme, lieu de transformation ».[16] Non seulement l’Incarnation et la Rédemption permettent la « divinisation » de l’humanité mais elles touchent aussi la matière en supprimant tout d’abord l’opposition entre le temps et l’éternité. Et, tout en gardant bien à l’esprit la différence signalée entre Église et cosmos, on peut dire, par exemple, « que la destination de l’eau est de servir au mystère de l’Epiphanie et du Baptême, que celle du bois est de fleurir sur la croix, celle de la terre d’accueillir le corps du Seigneur pour le grand repos du sabbat et celle de la pierre de sceller le tombeau et d’être roulée devant les myrophores[17]. Oui de telles affirmations, tirées de la liturgie orientale, sont assez concrètes pour assumer la création visible dans l’économie du salut. Huile et vin seront parfaits en devenant les « éléments » médiateurs de la grâce pour l’homme re-né, le blé et le vin atteignent leur degré de perfection dans le repas eucharistique. Les actes élémentaires de la vie, eux aussi, -boire, manger, croître, parler, agir, se rencontrer- reçoivent tous par leur assomption dans la liturgie (anaphora[18]) leur véritable destination, à savoir devenir « les pierres de construction d’un temple spirituel »[19]. L’auteur de cette citation évoque la liturgie orientale qui est restée plus fidèlement sensible au « chant des créatures », il pense aussi à Teilhard de Chardin qui, un temps, scandalisa avec son Hymne de l’univers[20], célébrant « la messe sur le monde »[21], le « Christ dans la matière » et « la puissance spirituelle de la matière ». Le cardinal Ratzinger, le futur Benoît XVI, pour rappeler « la dimension cosmique du culte chrétien », ne craignit pas d’évoquer l’explication du célèbre Jésuite pour montrer que « le but du culte et le but de la création sont en gros les mêmes : divinisation, un monde de liberté et d’amour ». Et il ajoute : « Pierre Teilhard de Chardin, par exemple, prenant appui sur la conception moderne de l’évolution, a décrit le cosmos comme un processus d’ascension, fait d’unions successives . (…) S’appuyant sur les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens, Teilhard voit le Christ comme cette énergie qui s’épandrait vers la noosphère et qui finalement comprendrait tout dans sa « plénitude ». A partir de là, Teilhard propose une interprétation nouvelle et personnelle du culte chrétien : l’hostie transformée serait pour lui l’anticipation de la transformation de la matière et de sa déification dans la « plénitude » christologique. L’eucharistie donnerait en quelque sorte sa direction au mouvement cosmique ; elle anticiperait son but et en même temps hâterait son accomplissement ».[22]
Rien de bien révolutionnaire dans cette vision[23] puisque saint Irénée, au IIe siècle, écrivait : « Nous présentons dans les saintes offrandes toute la nature visible afin que celle-ci devienne eucharistie »[24]. Nous l’avions oublié[25].
Or le dessein est bien de « ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ »[26] et de nous donner des cieux nouveaux et une terre nouvelle.
Il est vain de chercher, avant le XXe siècle, un enseignement officiel concernant l’environnement naturel mais, depuis les origines de l’Église, un certain nombre de principes fondamentaux ont été confirmés officiellement à partir des Écritures, précisément en ce qui concerne la création et son Auteur.
Dès les premiers symboles de la foi, Dieu est proclamé créateur de toutes choses[1]. Il s’agit bien du Dieu Trine car, très tôt, en 382, fut affirmée, au Concile de Rome, l’unité de l’agir des Personnes divines dans la création[2]. La Trinité « seule est le principe de toutes choses », dira le 4e Concile de Latran.[3]
Dans la seconde moitié du Ve siècle, un document servant à l’examen de la foi avant l’ordination épiscopale précise que le Fils est « le créateur de tout ce qui est, avec le Père et l’Esprit saint l’auteur et le Seigneur et le créateur (rector : celui qui régit) de toutes les créatures »[4]. L’Esprit Saint est celui en qui tout est : « un seul Esprit en qui sont toutes choses », déclarera le 2e Concile de Constantinople[5]. De Léon IX[6] à Léon XIII[7], l’Église confirmera avant que le Concile Vatican II ne souligne qu’il « remplit le monde »[8] et qu’il « dirige le cours du temps et renouvelle la face de la terre »[9]. Jean-Paul II décrit l’Esprit Saint comme Celui « d’où découle comme d’une source vive tout don accordé aux créatures (don créé) : le don de l’existence à toutes choses par la création ; le don de la grâce aux hommes par l’économie du salut »[10]
Puisque l’Esprit de Dieu est à l’œuvre dans la création, l’Église, à la suite de Paul, « tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées, car, « depuis la création du monde, ce qu’il y a d’invisible se laisse voir à l’intelligence grâce à ses œuvres » (Rm 1,20) »[11]. En 1965, les Pères conciliaires diront : « en créant (Jn 1,3) et en conservant toutes choses par le Verbe, Dieu offre aux hommes, dans les choses créées, un témoignage durable de lui-même (Rm 1, 19-20). »[12]
Sur cette base théologique sûre, l’Église contemporaine va développer une réflexion propre sur l’écologie, inquiète des lourdes menaces qui pèsent sur le monde depuis l’ère industrielle et sollicitée aussi par tout le foisonnement intellectuel et spirituel suscité par l’état de plus en plus déplorable de la planète[13].
[14]
Invitée par les événements et par les innombrables prises de position politiques, morales, théologiques, à donner son point de vue, l’Église, renouant avec une antique et authentique tradition, va, face aux problèmes nouveaux qui touchent l’environnement, réaffirmer que la nature est don vital de Dieu et, à son niveau, parole de Dieu[15]. Ce statut invite naturellement au respect et condamne d’avance tout pillage, toute négligence, tout abus, toute destruction intempestive. Dans la gestion du monde, nous sommes donc invités une fois de plus à faire nôtre le Principe et fondement des Exercices spirituels, qui doit mesurer tout notre agir[16]. Il nous enseigne à user des dons de Dieu autant qu’il est nécessaire mais pas plus qu’il n’est nécessaire.
Les encycliques Mater et magistra et Pacem in terris développe les grands principes à mettre en œuvre pour que la vie sociale se développe dans la paix mais Jean XXIII est peut-être le premier souverain pontife à s’être intéressé aux énergies nouvelles dans un discours adressé aux participants à la conférence des Nations unies sur les nouvelles sources d’énergie.[17]
Le Concile Vatican II n’aborde pas directement la question de l’environnement ou de l’écologie mais souligne, en des formules frappantes, la valeur de la création dans une perspective eschatologique : « L’Église, à laquelle nous sommes tous appelés dans le Christ Jésus et dans laquelle par la grâce de Dieu nous acquérons la sainteté, ne sera consommée que dans la gloire céleste, quand arrivera le temps de la restauration de toutes choses (Ac 3, 21) et quand, avec le genre humain, le monde entier, qui est intimement uni à l’homme et parvient par lui à sa fin, sera lui aussi renouvelé complètement dans le Christ (Ep 1, 10 ; Col 1, 20 ; 2 P 3, 10-13) ».[18] En attendant, créé à l’image de Dieu, l’homme doit dominer et utiliser les créatures terrestres pour la glorification de Dieu et se soucier d’elles : « Un dans son corps et dans son âme, l’homme réunit en lui, de par sa condition corporelle même, les éléments du monde matériel, de sorte que ceux-ci atteignent en lui leur sommet et élèvent en lui leur voix pour louer librement leur Créateur (Dn 3, 57-90). »[19] « Il a été établi comme seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir en glorifiant Dieu (Si 17, 3-10). »[20] Ce denier membre de phrase est important et montre toute la différence entre la gérance chrétienne et la volonté de puissance : « Etabli par Dieu dans la justice, l’homme toutefois, se laissant convaincre par le Malin, dès le début de l’histoire a abusé de sa liberté, en se dressant contre Dieu et en désirant atteindre sa fin en dehors de Dieu. Alors qu’ils avaient connu Dieu, « ils ne lui ont pas rendu la gloire qui revient à Dieu, amis leur cœur inintelligent s’est enténébré » et ils « ont servi la créature plutôt que le Créateur (Rm 1, 21-25) ».[21] Ainsi, le désordre introduit dans le monde matériel est la conséquence de l’oubli de Dieu, le fruit du péché.[22]
L’apport essentiel de Gaudium et spes est une juste anthropologie qui servira de base désormais à toutes les réflexions sur la question écologique.
En 1970, Paul VI, pour la première fois, évoque une « catastrophe écologique »[23] et, l’année suivante, il citera, parmi les « nouveaux problèmes sociaux », le problème de l’environnement, en ces termes : « une autre transformation se fait sentir, conséquence aussi dramatique qu’inattendue de l’activité humaine. Brusquement l’homme en prend conscience : par une exploitation inconsidérée de la nature il risque de la détruire et d’être à son tour la victime de cette dégradation. Non seulement l’environnement matériel devient une menace permanente : pollutions et déchets, nouvelles maladies, pouvoir destructeur absolu ; mais c’est le cadre humain que l’homme ne maîtrise plus, créant ainsi pour demain un environnement qui pourra lui être intolérable. » Et il ajoute : « Problème social d’envergure qui regarde la famille humaine entière. »[24]
La tâche d’apporter des réponses reviendra principalement à Jean-Paul II[25] si sensible à la question de l’écologie qu’il proclamera saint François d’Assise patron céleste des écologistes[26]. Dès sa première encyclique, après avoir rappelé qu’ »en Jésus-Christ, le monde visible, créé par Dieu pour l’homme (Gn 1, 26-30) - ce monde qui, lorsque le péché y est entré, a été soumis à la caducité (Rm 8, 20)-, retrouve de nouveau son lien originaire avec la source divine de la sagesse et de l’amour », le Souverain Pontife se demande si nous sommes convaincus par ces paroles sur »« la création (qui) gémit dans les douleurs de l’enfantement jusqu’à maintenant » (Rm 8, 22) et qui « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19), sur la création qui « a été soumise à la caducité » ? » On peut en douter, semble-t-il, devant les menaces qui pèsent notamment sur l’environnement naturel.[27] L’homme est aujourd’hui menacé d’auto-destruction. On peut se demander « pour quelle raison ce pouvoir donné à l’homme dès le commencement et qui devait lui permettre de dominer la terre (Gn 1, 28) se retourne-t-il contre lui-même », provoquant une peur communicative ? Parce que « l’homme semble souvent ne percevoir d’autres significations à son milieu naturel que celles de servir à un usage et à une consommation dans l’immédiat. Au contraire, la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son « maître » et son « gardien » intelligent et noble, et non comme son « exploiteur » et son « destructeur » sans aucun ménagement. » En somme, « le développement de la technique, et le développement de la civilisation de notre temps marqué par la maîtrise de la technique, exigent un développement proportionnel de la vie morale et de l’éthique », ce dernier étant malheureusement toujours en arrière.[28]
Le thème sera repris et développé dans l’encyclique Sollicitudo Rei socialis[29] à l’occasion du vingtième anniversaire de l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI sur le développement des peuples[30]. Vu les dégradations subies depuis lors par l’environnement, Jean-Paul II ne craint pas de rappeler aux hommes distraits ou orgueilleux qu’ils possèdent une similitude avec les autres créatures, qu’ils ont une « nature spécifique » : « Nature corporelle et spirituelle, symbolisée dans le deuxième récit de la création, par les deux éléments : la terre avec laquelle Dieu forme le corps de l’homme, et le souffle de vie insufflé dans ses narines (Gn 2, 7). L’homme en vient ainsi à avoir une certaine affinité avec les autres créatures ; il est appelé à les utiliser, à s’occuper d’elles et, toujours selon le récit de la Genèse (Gn 2, 15), il est établi dans le jardin, ayant pour tâche de le cultiver et de le garder, au-dessus de tous les autres êtres placés par Dieu sous sa domination (Gn 1, 26). Mais en même temps l’homme doit rester soumis à la volonté de Dieu qui lui fixe des limites quant à l’usage et à la domination des choses (Gn 2, 23), tout en lui promettant l’immortalité (Gn 2, 9 ; Sg 2, 23). Ainsi l’homme, en étant l’image de Dieu, a une vraie affinité avec lui aussi ».[31]
Il s’ensuit que si l’homme doit avoir souci de son prochain, « le caractère moral du progrès ne peut non plus faire abstraction du respect pour les êtres qui forment la nature visible et que les Grecs, faisant allusion justement à l’ordre qui les distingue, appelaient le « cosmos ». Ces réalités exigent elles aussi le respect ».[32]
Mais le texte de Jean-Paul II, le plus complet et le plus fort sur la question de l’environnement nous a été donné à l’occasion de la Journée de la Paix, le 1er janvier 1990.[33]
Dans ce document exceptionnel, Jean-Paul II affirme que la paix est menacée non seulement par les conflits ou la course aux armements mais aussi « à cause des atteintes au respect dû à la nature, de l’exploitation désordonnée de ses ressources et de la détérioration progressive dans la qualité de la vie » qui engendrent « un sentiment d’insécurité qui, à son tour, nourrit des formes d’égoïsme collectif, d’accaparement et de prévarication ».
Jean-Paul II commence par résumer l’histoire du salut depuis la création jusqu’à la fin des temps pour montrer que tout le cosmos est impliqué, à toutes les étapes, dans l’innocence, le péché et la rédemption des hommes. Il insiste sur la bonté originelle de la création, sur la « sagesse et l’amour » que doivent manifester les hommes dans leur gestion à l’image de Dieu, sur le désordre introduit par le péché et sur le renouvellement de toute la création par la résurrection du Christ qui, finalement, règnera sur toutes choses.
Ce rapide mais très précis survol[34] permet à Jean-Paul II de conclure qu’il y a un « rapport entre l’agir humain et l’intégrité de la création ». Dès que l’homme s’écarte du plan de Dieu, le désordre qu’il provoque s’étend à toute la création.[35] Par conséquent, si de nombreuses mesures concrètes sont utiles et doivent être prises, il n’en reste pas moins qu’il faut remonter à la source du mal et « considérer dans son ensemble la crise morale profonde dont la dégradation de l’environnement est un des aspects préoccupants ». L’extrême gravité de la situation qui, parfois, est irréversible, révèle l’extrême gravité de la crise morale. Le vrai remède est donc d’éduquer à « la responsabilité écologique » : « il existe dans l’univers un ordre qui doit être respecté ; la personne humaine, douée de la capacité de faire des choix libres, est gravement responsable de la préservation de cet ordre, notamment en fonction du bien-être des générations futures ». Cette responsabilité écologique suppose non une rêverie sensible mais une véritable conversion qui implique le respect de l’ordre, de l’harmonie, des écosystèmes du monde mais aussi l’austérité, la tempérance, la discipline, l’esprit de sacrifice, le sens esthétique[36] et, de toute urgence, la solidarité internationale car « la terre est essentiellement un héritage commun dont les fruits doivent profiter à tous » et les dégradations qu’elle subit ne connaissent pas de frontières.
Un peu plus tard, Jean-Paul II précisera que l’action de l’homme sur le monde a deux limites : « La première est l’homme même. Il ne doit pas employer la nature de façon contraire à son propre bien personnel, contraire au bien de ses contemporains, contraire au bien des générations futures ». En effet, la nature a été confiée à l’homme c’est-à-dire à tous les hommes, à travers les générations. « La seconde est dans les choses créées elles-mêmes, ou plutôt dans la volonté de Dieu sur elles. L’homme n’a pas licence de faire ce qu’il veut et comme il veut des créatures qui l’entourent. Au contraire, il doit les entretenir et les cultiver, comme il est dit dans le récit de la Genèse ».[37] Les verbes « entretenir » et « cultiver » renvoient, dans le langage moderne, à l’idée du développement.
Le problème de l’écologie est si important qu’il fera son entrée dans le Catéchisme de l’Église catholique, en 1992, dans quelques articles traitant du septième commandement : « Tu ne voleras pas ». En ne respectant pas la création, l’homme, en effet, « vole » les générations à venir : « Le septième commandement demande le respect de l’intégrité de la création. Les animaux, comme les plantes et les êtres inanimés, sont naturellement destinés au bien commun de l’humanité passée, présente, future. L’usage des ressources minérales, végétales et animales de l’univers, ne peut être détaché du respect des exigences morales. La domination accordée par le Créateur à l’homme sur les êtres inanimés et les autres vivants n’est pas absolue : elle est mesurée par le souci de la qualité de la vie du prochain, y compris des générations à venir : elle exige un respect religieux de l’intégrité de la création.
Les animaux sont des créatures de Dieu. Celui-ci les entoure de sa sollicitude providentielle. Par leur simple existence, ils le bénissent et lui rendent gloire. Ainsi les hommes leur doivent-ils bienveillance. On se rappellera avec quelle délicatesse les saints, comme saint François d’Assise ou saint Philippe Néri, traitaient les animaux.
Dieu a confié les animaux à la gérance de celui qu’il a créé à son image. Il est donc légitime de se servir des animaux pour la nourriture et la confection des vêtements. On peut les domestiquer pour qu’ils assistent l’homme dans ses travaux et ses loisirs. Les expérimentations médicales et scientifiques sur les animaux sont des pratiques moralement acceptables, pourvu qu’elles restent dans des limites raisonnables et contribuent à soigner ou sauver des vies humaines.
Il est contraire à la dignité humaine de faire souffrir inutilement les animaux et de gaspiller leurs vies. Il est également indigne de dépenser pour eux des sommes qui devraient en priorité soulager la misère des hommes. On peut aimer les animaux : on ne saurait détourner vers eux l’affection due aux seules personnes ».[38]
Jean-Paul reviendra encore sur la nature morale de la crise écologique dans son encyclique Centesimus annus. Après avoir dénoncé les excès de la consommation, le Pape va militer en faveur du respect du milieu naturel : « L’homme, saisi par le désir d’avoir et de jouir plus que par celui d’être et de croître, consomme d’une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. A l’origine de la destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque. L’homme, qui découvre sa capacité de transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela s’accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu. Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n’avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l’homme peut développer mais qu’il ne doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans l’œuvre de la création, l’homme se substitue à Dieu et ainsi, finit par provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui. En cela, on remarque avant tout la pauvreté ou la mesquinerie du regard de l’homme, plus animé par le désir de posséder les choses que de les considérer par rapport à la vérité, et qui ne prend pas l’attitude désintéressée, faite de gratuité et de sens esthétique, suscitée par l’émerveillement pour l’être et pour la splendeur qui permet de percevoir dans les choses visibles le message de Dieu invisible qui les a créées. Dans ce domaine, l’humanité d’aujourd’hui doit avoir conscience de ses devoirs et de ses responsabilités envers les générations à venir ».[39]
En 1995, dans l’encyclique Evangelium Vitae, rappellera encore « la question de l’écologie -depuis la préservation des « habitats » naturels des différentes espèces d’animaux et des diverses formes de vie jusqu’à l’ »écologie humaine » proprement dite » et demandera « que les solutions soient respectueuses du grand bien qu’est la vie, toute vie ». Et il ajoutera cette remarque intéressante à propos de la mission donnée par Dieu à l’homme : « La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l’interdiction de « manger le fruit de l’arbre » (cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser impunément ».[40]
Chez Benoît XVI, nous découvrons une véritable théologie de la création à laquelle il a travaillé bien avant son élection au pontificat.[41] Nous savons déjà qu’il fut sensible à la dimension cosmique de la liturgie, dimension qu’il confirme en reliant l’eucharistie à la sauvegarde de la création : « …il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. »[42]
Il explique ainsi ce souci du monde : « Le monde n’existe pas tout seul ; il provient de l’Esprit créateur de Dieu, de la Parole créatrice de Dieu. C’est pourquoi il reflète également la sagesse de Dieu. Celle-ci, dans son ampleur et dans la logique qui embrasse ses lois sous tous leurs aspects, laisse entrevoir quelque chose de l’Esprit créateur de Dieu. Celle-ci nous appelle à la crainte révérencielle. Précisément celui qui, en tant que chrétien, croit dans l’Esprit créateur, prend conscience du fait que nous ne pouvons pas user et abuser du monde et de la matière comme d’un simple matériau au service de notre action et de notre volonté ; que nous devons considérer la création comme un don qui nous est confié non pour qu’il soit détruit, mais pour qu’il devienne le jardin de Dieu et, ainsi, un jardin de l’homme. »[43]
Dans l’encyclique Caritas in veritate, Benoît XVI va plus loin et développe l’idée que Jean-Paul II avait déjà lancée : la création est un « livre » qui possède une « grammaire » : « … la création constitue comme une première révélation, qui possède un langage éloquent : elle est comme un autre livre sacré dont les lettres sont constituées par la multitude de créatures présentes dans l’univers. »[44] Benoît XVI écrit : « Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral. »[45] Ici s’esquisse une idée qui sera chère à François : « tout est lié » : « On ne peut exiger des jeunes qu’ils respectent l’environnement, si on ne les aide pas, en famille et dans la société, à se respecter eux-mêmes : le livre de la nature est unique, aussi bien à propos de l’environnement que de l’éthique personnelle, familiale et sociale. »[46] « Que la lumière et la force de jésus nous aident à respecter l’écologie humaine, conscients que l’écologie environnementale en trouvera aussi un bénéfice, car le livre de la nature est unique et indivisible ! C’est ainsi que nous pourrons consolider la paix, aujourd’hui et pour les générations à venir. »[47]
Forts des réflexions de ses prédécesseurs immédiats, inspiré par saint François et saint Bonaventure[48], François offre au monde la première encyclique consacrée à l’écologie Laudato si’ en 2015.[49]
Avant d’entrer dans le texte de l’encyclique Laudato si’, il n’est pas inutile de jeter un œil sur les commentaires que la presse a publiés au moment de sa parution.
Tout d’abord, force est de constater qu’en dehors de quelques revues catholiques, dans la grande presse, les commentaires furent sommaires et diffusés souvent le jour même de la parution de ce document de près de 200 pages.
Beaucoup, croyants de diverses confessions ou incroyants, se sont réjouis, car, nous disaient-ils, le pape confirme les dangers que la planète court et quatre mois avant la conférence de Paris sur le climat (du 30 novembre au 12 décembre 2015) il apporte son appui moral aux participants. En somme cette encyclique est intéressante parce qu’elle confirme toutes les mises en garde actuelles.
Beaucoup d’autres, plus nombreux ont critiqué cette encyclique. Certains à cause de la diversité des applaudissements. Cette unanimité a suscité de nombreuses objections qui se recoupent : Le pape profite simplement d’une mode. Les mouvements politiques « écologiques », les associations de défense de l’environnement disent la même chose. Il n’y a rien de spécifiquement chrétien, voire de spécifiquement catholique dans la vision papale. Le document va favoriser ces mouvements et associations qui, par ailleurs, ont des positions parfois diamétralement opposées à celles de l’Église sur les questions éthiques comme sur le terrain purement politique.
d’autres ont une position plus radicale : François s’appuie sur une opinion scientifique contestée par certains.[50]
d’autres encore se sont demandé pourquoi le Saint-Père a-t-il choisi ce thème de l’écologie ? N’y avait-il pas des problèmes plus urgents ? La crise économique ? Le terrorisme ?
Enfin, plus gravement encore, certains ont déclaré que le pape, dans cette encyclique, rompt avec la doctrine sociale de l’Église. En effet, il condamne l’économie de marché, et se situe dans une tout autre logique économique, étatiste et collectiviste.
Bref, tout cela peut nous amener à dire que l’encyclique n’a pas été lue avec bienveillance et même qu’elle n’a pas été lue dans son intégralité si tant est qu’elle ait été lue ! Mais ce n’est pas nouveau !
Sans suivre nécessairement la succession des chapitres, essayons de mettre en lumière la logique du texte.
Tout d’abord remarquons que la structure de l’encyclique rappelle la structure du document conciliaire Gaudium et spes. Ce document (GS 1 et 2) s’adresse non pas aux seuls fidèles mais à tous les hommes, à toute la famille humaine. Il en est de même ici, François se plaît à le répéter (LS 3 et 62). GS commence par décrire l’état du monde, les espoirs et les angoisses de l’homme, la mutation profonde que l’époque a connue aux points de vue social, psychologique, moral, religieux dans un monde déséquilibré, bouleversé par l’athéisme, où chacun aspire à plus de liberté et de dignité et se pose des questions essentielles sur le sens de sa vie. Dans le premier chapitre de Laudato si’, François fait de même, il dessine l’état de la planète et énumère les nombreux problèmes qui menacent, comme il dit, notre maison commune et provoquent des désordres naturels et sociaux. Désordres qui touchent spécialement et gravement les hommes et les sociétés les plus pauvres de la planète. Le catalogue est très complet, plus complet que dans le discours habituel du militant écologiste. Et François est bien conscient que certains contestent cette description et proposent des solutions inadéquates à ses yeux (LS 60). Il se montre prudent lorsqu’il ajoute: « Sur beaucoup de questions concrètes, en principe, l’Église n’a pas de raison de proposer une parole définitive et elle comprend qu’elle doit écouter puis promouvoir le débat honnête entre scientifiques, en respectant la diversité d’opinions. Mais il suffit de regarder la réalité avec sincérité pour constater qu’il y a une grande détérioration de notre maison commune. » (LS 61). Il faut savoir qu’en amont de l’encyclique il y a l’Académie pontificale des sciences, la plus vieille académie scientifique d’Italie, devenue pontificale sous Pie IX déjà. Elle est internationale, elle rassemble des sommités dans tous les domaines scientifiques, elle a la réputation d’être l’assemblée qui compte en son sein le plus grand nombre de prix Nobel. Et c’est la compétence en leur domaine qui rassemble ces scientifiques et non leur orthodoxie catholique. Bon nombre sont athées, juifs ou musulmans. Dans un message adressé aux Académiciens en 1940, Pie XII a rappelé que l’Académie était libre de toute forme d’inquisition : « À vous, nobles champions des arts et disciplines humaines, l’Église reconnaît une totale liberté dans vos méthodes et vos recherches ». En raison de leur indépendance totale par rapport à tout point de vue national, politique ou religieux, les délibérations et les études de l’Académie constituent une inestimable source d’information objective sur laquelle le Saint Siège et ses nombreux organes peuvent s’appuyer dans leurs réflexions.
Le pape s’intéresse ensuite aux causes de cette dégradation de notre maison commune. Ou plutôt à la cause première de cette dégradation et cette cause c’est, comme il dit, la « racine humaine » (LS 101) c’est l’homme lui-même. Non pas l’homme en tant que tel. Le pape refuse l’analyse de la « deep ecology » qui estime qu’« à travers n’importe laquelle de ses interventions, l’être humain ne peut être qu’une menace et nuire à l’écosystème mondial, raison pour laquelle il conviendrait de réduire sa présence sur la planète et d’empêcher toute espèce d’intervention de sa part. » (LS 60) Il refuse cette position extrême tout comme il refuse l’optimisme d’autres qui « soutiennent à tout prix le mythe du progrès et affirment que les problèmes écologiques seront résolus simplement grâce à de nouvelles applications techniques, sans considérations éthiques ni changements de fond. » (LS 60) C’est précisément à une réflexion éthique et à un changement de fond que nous invite François. Ce n’est pas l’homme en tant que tel qui est en question mais un homme qui est indifférent à ces problèmes, l’homme égoïste, violent, superficiel, jouisseur, obsédé par le profit, un homme qui se croit tout permis, qui prétend disposer à sa guise des biens de la planète, prêt à tout exploiter, les choses comme les êtres humains, un homme qui se prend pour Dieu. Le mal se nomme « anthropocentrisme ». Et face à cet homme qui se prend pour le centre du monde, la réaction politique internationale est faible, le politique étant trop souvent soumise à la technologie, aux intérêts économiques et aux puissances financières. (LS 54)
Que faire alors ? Il faut penser en profondeur aux « fins de l’action humaine » (LS 61). Est-ce moi, mon plaisir, ma richesse qui constituent la fin de tout ? Sur ce point fondamental science et religion peuvent entamer « un dialogue intense et fécond pour toutes deux ». (LS 62) Un dialogue salvateur.
Dans GS, les pères conciliaires, après l’énumération des calamités et la prise en compte des attentes de l’humanité, montrent que le message de l’Église, s’il est écouté, est susceptible de répondre à ces attentes. De même, après avoir constaté le délabrement de notre maison commune, l’apathie des responsables et les souhaits des hommes conscients du danger, François propose le remède : ce qu’il appelle l’ « écologie intégrale ». (LS, chap. IV). Cette écologie est intégrale car elle est en même temps « environnementale, économique et sociale », morale et politique. Tout étant lié. On ne peut sérieusement militer pour un environnement sain sans militer pour une économie solidaire, sans militer pour mettre fin aux inégalités scandaleuses, aux guerres et menaces de guerre. Plus crûment, si vous voulez, on ne peut prendre la défense des bébés phoques sans prendre soin des pauvres, des sans travail, des réfugiés ou encore des enfants à naître .
d’où vient, en effet, cette notion d’« écologie intégrale » ? Le pape rompt-il, comme certains l’insinuent ou l’affirment, avec la tradition catholique ? Non. Dans tout le chapitre deux, le pape montre qu’il est bien dans l’esprit de l’ancien et du nouveau testament, du livre de la Genèse aux épîtres. Tout est lié, dès le départ. Adam, selon l’étymologie populaire dérive de adamah, le sol, de sorte qu’on peut traduire Adam par le terreux. Il n’est pas étonnant dès lors que l’homme et toutes les créatures soient invités, dans les psaumes, à louer le Seigneur comme dans le Ps 148 où non seulement les anges, mais aussi le soleil, la lune, les étoiles, les monstres marins, le feu, la grêle, la neige, le brouillard, les montagnes, les arbres, les reptiles, les rois et les peuples, sont invités à louer le Seigneur. Non seulement les créatures sont interdépendantes, comme dit le Catéchisme: « L’interdépendance des créatures est voulue par Dieu. Le soleil et la lune, le cèdre et la petite fleur, l’aigle et le moineau : le spectacle de leurs innombrables diversités et inégalités signifie qu’aucune créature ne se suffit à elle-même. Elles n’existent qu’en dépendance les unes des autres, pour se compléter mutuellement au service les unes des autres. »[51] Mais, en plus, les créatures nous disent quelque chose de Dieu. Jean-Paul II faisait remarquer que « pour le croyant, contempler la création, c’est aussi écouter un message, entendre une voix paradoxale et silencieuse » ; « à côté de la révélation proprement dite, qui est contenue dans les saintes Écritures, il y a donc une manifestation divine dans le soleil qui resplendit comme dans la nuit qui tombe ». (LS 85) Ne lit-on pas dans l’épître aux Colossiens (Col 1, 16) : « Tout est créé par lui et pour lui ». Les créatures nous disent quelque chose de Dieu, un Dieu qui regarde avec tendresse ses créatures : « Ne vend-on pas cinq passereaux pour deux as ? Et pas un d’entre eux n’est en oubli devant Dieu. » (Lc 12, 6). Et les créatures précieuses aux yeux de Dieu peuvent aussi nous instruire par leur exemple : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit » (Mt 6, 26). La contemplation du monde est riche de découvertes pas seulement scientifiques mais aussi théologiques. Parlant des païens, Paul écrit dans l’épître aux Romains: « ce que l’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste : Dieu le leur a manifesté. En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence… » (Rm 1, 19-20). C’est ainsi qu’Aristote par la seule raison, après avoir étudié la nature (Physis) va au-delà des apparences, des perceptions sensibles pour fonder la métaphysique, ce qui vient après, au-delà de la physis et en arrive à l’existence de Dieu. Ce qui ne veut pas dire que la nature soit divine comme dans diverses religions. Au contraire, « la pensée judéo-chrétienne a démystifié la nature » qui a perdu son caractère divin (LS 78) mais la nature n’est pas non plus un pur objet et tous les êtres créés n’ont pas la même valeur. Dans le récit de la création, tout est dit « bon » mais l’homme, créé en dernier, est dit « très bon ». Disons donc et répétons que la nature manifeste Dieu, qu’elle est un lieu de sa présence (LS 88). Ce n’est pas par hasard si abbayes et monastères se trouvent dans des lieux écartés en pleine nature. Ce n’est pas par hasard non plus si le désert est souvent le lieu d’une expérience forte de la présence de Dieu.[52]
Le pape s’appuie, bien sûr, sur les Écritures et aussi sur la tradition, particulièrement sur François d’Assise et son Cantique des créatures (LS 87) qui fournit son titre à l’encyclique. François se réfère aussi à ses prédécesseurs, Jean XXIII (Pacem in terris), Paul VI (Populorum progressio) qui parlait de « développement intégral », saint Jean-Paul II (Centesimus annus) qui parlait lui d’écologie humaine et Benoît XVI (Caritas in veritate). Il aurait pu même remonter jusqu’à Léon XIII qui, en 1891, dans Rerum novarum , à une époque où la question écologique ne se posait pas comme aujourd’hui (le mot écologie venait juste de naître en Allemagne et était réservé à un petit nombre de scientifiques), Léon XIII déclare que ceux qui reçoivent la générosité de Dieu sous la forme de ressources naturelles ou de biens devraient exercer leur responsabilité « comme l’intendant (pas le propriétaire !) de la providence de Dieu, au bénéfice des autres ». François s’appuie également sur l’enseignement du patriarche de Constantinople Bartholomée. Les orthodoxes ayant traditionnellement mieux conservé que les catholiques, le sens de l’unité de la création. Il faut bien avouer que pendant quelques siècles, les catholiques ont été distraits et ont trahi la révélation à ce point de vue..
L’écologie intégrale ne se limite donc pas à la défense des espèces menacées et à la lutte contre le réchauffement climatique. Economique, sociale, culturelle, humaine, morale, elle est attentive au cadre de vie sous toutes ses formes, environnement naturel, urbain, humain, elle veille à ce que tous aient un logement digne, puissent profiter de transports en commun bien organisés, elle défend les valeurs familiales, les cultures locales, le patrimoine humain et chrétien, passé et présent, elle respecte la nature humaine, la féminité et la masculinité, la cordialité, la solidarité intergénérationnelle dans un monde qui pollue non seulement l’air mais qui pollue la vue, les oreilles et les âmes, qui prétend effacer les différences sexuelles, homogénéiser les cultures, qui déracine, organise des pénuries, exploite, gaspille, veut tout techniciser, laisse la voiture coloniser les villes et encombrer les routes, un monde égoïste, individualiste, amoral, jouisseur.
Pour établir cette écologie intégrale, les chemins à privilégier sont le dialogue et la conversion.
Le dialogue, à tous les niveaux, international, national et local dans l’intérêt de tous et prioritairement des pays pauvres, dans l’intérêt de ces biens communs à préserver que sont les océans et l’eau potable. Dialogue sur les plans national et local à long terme et pas seulement en vue des prochaines élections. Veiller à ce que les processus de prise de décisions soient transparents et donc participatifs et éclairés. L’écologie intégrale englobe donc aussi le politique. Une politique qui dialogue avec l’économie pour qu’elle n’impose pas à n’importe quel prix ses exigences de rentabilité. Le marché seul ne peut imposer sa loi pas plus que l’État obsédé de planification. Un autre dialogue est important : celui des religions et des sciences. Les sciences, les techno-sciences ne peuvent pas tout résoudre, elles doivent s’ouvrir à d’autres dimensions. L’homme ne se réduit pas en un certain nombre d’équations. (chap. 5)
Au niveau personnel, la conversion est indispensable, car les lois, à long terme sont insuffisantes pour lutter contre les mauvais comportements (LS 211). On ne peut espérer convertir l’autre qu’en commençant par se convertir soi-même (chap. 6). Que nous demande cette « écologie intégrale » ? De changer notre culture, de changer nos habitudes, de vivre avec sobriété et humilité, de rompre les conditionnements économiques, en ayant « conscience d’une origine commune, d’une appartenance mutuelle et d’un avenir partagé par tous » (LS 202), donc de dépasser notre individualisme (LS 208), de développer le sens de la responsabilité et de la communauté. En s’appuyant sur tous les milieux éducatifs, à commencer par la famille, vecteur essentiel de cette formation à l’écologie intégrale (LS 213) qui ne doit pas négliger la dimension esthétique du monde (LS 215) et surtout pas la dimension religieuse, mystique même qui seule peut offrir les motivations nécessaires et durables. La foi nous conduit à vivre l’amour des autres et à contempler le Créateur dans sa création à l’école de saint Bonaventure le grand théologien franciscain (XIIIe s) (LS 233) ou de saint Jean de la Croix, le grand mystique espagnol (XVIe s)(LS 234). Chaque jour, nous pouvons, nous-mêmes, vivre cette expérience particulièrement dans les sacrements car, écrit Jean-Paul II: « toutes les créatures de l’univers matériel trouvent leur vrai sens dans le Verbe incarné, parce que le Fils de Dieu a intégré dans sa personne une partie de l’univers matériel, où il a introduit un germe de transformation définitive » et c’est évidemment dans l’eucharistie que « la Création trouve sa plus grande élévation. » (LS 236) Avez-vous déjà pensé que lorsque monsieur le Curé ou monsieur le Vicaire célèbre la messe, il se livre à « un acte d’amour cosmique » ? « Oui, cosmique ! », renchérit Jean-Paul II et il explique : « car, même lorsqu’elle est célébrée sur un petit autel d’une église de campagne, l’Eucharistie est toujours célébrée, sur l’autel du monde. » (LS 236) Le dimanche, en particulier, le regard s’ouvre sur le monde et sur les autres. Déjà dans l’ancien testament, la loi du repos hebdomadaire impose le chômage « afin que se reposent ton boeuf et ton âne et que reprennent souffle le fils de ta servante ainsi que l’étranger » (Ex 23, 12). Saint Bonaventure déjà cité affirmait même que toute la création porte la marque de la trinité puisque Dieu créateur est trine. Et la création a une reine, Marie, dont toutes les créatures chantent la beauté « enveloppée de soleil, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête » (Ap 12, 1). Saint Joseph, le travailleur manuel, peut nous enseigner à travailler dans le respect de la création. Prenons soin de la création puisqu’elle est précieuse aux yeux de Dieu à tel point qu’elle participera avec nous mystérieusement à la plénitude sans fin. Des cieux nouveaux et une terre nouvelle nous sont promis comme il est écrit dans l’Apocalypse (21, 1), dans la seconde épître de Pierre (2 Pi 3, 13) en écho à ce que le Seigneur révélait déjà à Isaïe (65, 17-19 et 66, 22)
En somme, le pape François, ne parle pas de l’écologie comme tout le monde, il ne s’adapte pas à une mode pour paraître branché. Son message est original à plusieurs titres.
Certes son point de départ rejoint la mise en garde de beaucoup mais très vite il se singularise : en identifiant la cause du mal : ce n’est pas l’homme et son activité qui sont en question mais l’homme qui a perdu le vrai sens de ses relations avec le monde, avec les autres et surtout avec Dieu, en affirmant l’unité de la création qui est la clé de cette écologie intégrale, avons-nous dit : tous les hommes forment une seule famille (un fait qui a été fortement souligné dès Pie XII), une famille qui habite une maison commune. Cette unité de la création découle du fait que Dieu a tout créé. C’est pourquoi le pape peut affirmer que la meilleure manière de mettre l’être humain à sa place, et de mettre fin à ses prétentions de dominer la terre, c’est de proposer la figure d’un Père, créateur et unique maître du monde, parce qu’autrement l’être humain aura toujours tendance à vouloir imposer à la réalité ses propres lois et intérêts. En ce sens, il rejoint ce que Jean-Paul II affirmait dans Centesimus annus : « Il n’existe pas de véritable solution de la question sociale hors de l’Évangile » (CA 5). On peut élargir la citation et dire qu’il n’existe pas de véritable solution à la question sociale comme à la question environnementale hors de l’Évangile.
De tout ce qui précède, on peut tirer deux conclusions.
Premièrement, le monde parce que création de Dieu est, à son niveau, un domaine sacré qui sera renouvelé. Le miracle eucharistique peut nous aider à accepter ce mystère. Jean-Paul II, dans un raccourci très frappant, a rappelé à des agriculteurs cette « assomption » de la matière: « Comme cela doit être significatif pour vous, hommes et femmes du monde agricole, de contempler sur l’autel ce miracle, qui couronne et sublime les merveilles mêmes de la nature. N’est-ce pas un miracle quotidien qui s’accomplit lorsqu’une semence devient un épi et que, de lui, tant de grains de blé mûrissent pour être broyés et devenir du pain ? N’est-elle pas un miracle de la nature, la grappe de raisin qui pend des sarments de la vigne ? Déjà, tout cela porte mystérieusement le signe du Christ, puisque « tout s’est fait par lui et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui » (Jn 1, 3). Mais plus grand encore est l’événement de grâce par lequel la Parole et l’Esprit de Dieu transforment le pain et le vin, « fruit de la terre et du travail des hommes », en Corps et Sang du Rédempteur ».[53] Dans son action sur le monde, dans son travail, l’homme doit avoir conscience de la noblesse de ce qu’il touche, utilise et transforme.
Deuxièmement, il apparaît clairement dans tous les textes cités, du livre de la Genèse à François, que le cosmos, dans toutes ses parties, terre, mer, espace, est un bien collectif dont tous les peuples doivent pouvoir jouir. Et donc, dans son action sur le monde, dans son travail, l’homme doit se souvenir qu’il est solidaire de tous les hommes à travers les temps.
Ces réalités profondément bibliques et chrétiennes ont incité les représentants de diverses églises à s’associer pour sensibiliser leurs fidèles et les responsables nationaux et internationaux.[54]
Ces réalités montrent aussi que le procès que certains intentent à l’Église et à l’Écriture, n’a pas de sens. Celles-ci soulignent une familiarité religieuse entre l’homme et la nature qui n’est pas en contradiction avec la familiarité des différentes espèces que rappellent scientifiques et philosophes de l’environnement[1].
Pourquoi, dès lors, écrire que « nous devons (…) tirer les conséquences de ce que l’homme n’a pas été fait à l’image de Dieu, mais a évolué dans une interaction avec toutes les autres espèces auxquelles il est apparenté » alors que les auteurs les plus sages refusant aussi bien l’humanisme prédateur que le naturalisme anti-humaniste défendent l’idée d’un « nouveau naturalisme »[2] qui échappe aux simplifications de la deep ecology considérée, à juste titre, comme un « écofascisme ». Ainsi, l’« éthique écocentrée » de Baird Callicott[3] professeur à l’université du Nord-Texas est présentée comme une « éthique hiérarchique et holiste[4] , nullement égalitaire : elle pose qu’il y a un bien de la communauté en tant que telle (…) et que les devoirs de chacun de ses membres sont déterminés par la place qu’ils y occupent. Est-ce à dire qu’il faille sacrifier les droits de l’homme (…) au bien de la communauté biotique ? La question est sans objet, selon Baird Callicott. La source des devoirs moraux est l’appartenance à une communauté. Nous autres êtres humains relevons de plusieurs communautés : diverses communautés humaines (la famille, les microsocétés dont nous faisons partie, la nation, l’humanité) et de diverses communautés biotiques (…). Entre ces différentes parentés, il y a des relations hiérarchiques, qui se règlent selon la proximité ; nous avons des devoirs supérieurs envers ceux qui nous sont les plus proches : notre famille passe avant les cousins éloignés des antipodes, l’humanité passe avant une parenté animale plus lointaine. Il n’y a donc aucune raison de sacrifier l’humanité à des nécessités écologiques. » Cette « éthique de la parenté » élargie à l’ensemble des espèces n’est pas antihumaniste, elle « situe l’homme dans la nature », elle « montre que l’évaluateur est situé : c’est dans la mesure où nous faisons partie de la nature que nous pouvons lui attribuer une valeur. La valorisation consciente est l’actualisation d’une relation préexistante, celle de notre appartenance à des communautés biotiques. »[5]
Ce trop rapide survol nous montre que cette réflexion qui veut écarter, comme dangereuse, la conception « anthropocentrique » de la Bible qui dit de l’Homme qu’il est à l’image de Dieu, rejoint en fait par « en bas » la réflexion théologique dont nous avons donné un aperçu. Réflexion théologique qui apporte la justification ultime et cohérente du respect que nous devons à notre environnement et qui évitera de glisser, nous allons le voir, dans la mouvance de l’idéologie véhiculée par ce mouvement nébuleux qu’on appelle Nouvel Age.
Ce mot sonne curieusement aux oreilles contemporaines et il faut nous y arrêter quelques instants. Si holisme désigne, en philosophie, une « théorie d’après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme de ses parties »[6], pour certains sociologues, le mot s’oppose simplement à individualisme[7] et je pense que c’est dans ce dernier sens qu’il faut l’entendre ici, dans la mesure où l’écologie la plus sérieuse nous demande de tenir compte des interactions entre les différents niveaux du créé et de ne pas les considérer comme séparés les uns des autres.
Toutefois ce mot savant connaît aujourd’hui une vogue très particulière dans les cercles, ou plutôt, les « courants »[8] du Nouvel Age (New Age) où il prend une signification qui peut tromper le lecteur inattentif et lui laisser croire que le holisme du New Age rejoint, d’une manière ou l’autre la vision d’un Teilhard de Chardin ou même la conception du Corps du Christ initiée par saint Paul. Elle peut aussi établir une confusion la symbolique du corps dont nous reparlerons plus loin avec X. Dijon, à propos de la justification de l’appropriation de la nature.
Tout le mouvement du Nouvel Age[9] est imprégné par le holisme qui, soyons-y attentifs, « constitue à la fois un élément essentiel du Nouvel Age et un signe des temps dans le dernier quart du XXe siècle »[10]. De quoi s’agit-il ? Un des gourous du New Age déclare : « L’unité est la seule réalité et la diversité en est la manifestation apparente »[11]. Ailleurs, le même écrit : « Reconnaître que Dieu, dans son holisme, est la seule véritable réalité, est la clef essentielle de toute manifestation.
Chaque élément de l’univers est directement ou indirectement relié à l’ensemble, et aucun obstacle, aucune limitation de temps, d’espace ou de circonstance, ne peut bloquer le flux approprié d’énergie entre les diverses affinités du Tout.
Dieu est tout ce qui est. En lui rien ne manque. Il est la Réalité.
Plus notre conscience s’ouvre à cette perception et à cette compréhension, plus étroitement nous vivons au cœur même de cette Réalité et plus nous devenons capables en toutes circonstances et à tous les niveaux d’utiliser avec succès les lois de la manifestation.
En me reliant au divin, je m’unis à toutes choses, et par cette union avec le Tout, je deviens une sorte de Créateur suprême. »[12]
Si Dieu est tout ce qui est, « il n’y a pas d’altérité entre Dieu et le monde. Le monde, qui est lui-même divin, suit un processus évolutif allant de la matière inerte à la « conscience supérieure et parfaite ». Le monde est incréé, éternel et autosuffisant. Le futur du monde dépend d’une dynamique interne qui est nécessairement positive, et qui mène à l’unité divine (réconciliée) de tout ce qui existe. Dieu et le monde, l’âme et le corps, l’intelligence et le sentiment, le ciel et la terre forment une seule immense vibration d’énergie. »[13]
qu’en est-il des hommes ? Comme nous venons de le voir, « tout dans l’univers est relié. En soi, chaque partie est une image de la totalité. Le tout est dans chaque chose, et chaque chose est dans le tout. Dans la « grande chaîne des êtres », tous les êtres sont intimement liés, ne formant qu’une seule famille avec différents degrés d’évolution. Chaque homme est un hologramme, une image de la création tout entière, dont chaque élément vibre à sa propre fréquence. L’homme est un neurone du système nerveux central de la Terre, et toutes les entités individuelles ont entre elles une relation de complémentarité. En fait, il existe une complémentarité interne, ou androgynie, dans toute la création »[14]. Les hommes « naissent avec une étincelle divine »[15] qui « les relie à l’unité du Tout. Ils sont donc vus, essentiellement, comme des êtres divins, bien qu’ils participent de cette divinité cosmique à des niveaux de conscience différentes. (…) L’identité de chaque être humain est diluée dans l’être universel de dans la série des incarnations successives. Les individus sont soumis à l’influence déterminante des astres, mais peuvent s’ouvrir à la divinité qui vit en eux à travers la recherche constante ( à l’aide des techniques appropriées) d’une plus grande harmonie entre le moi et l’énergie cosmique divine »[16].
Le cosmos est donc considéré comme « un tout organique (…) animé par une Energie, qui est assimilée à l’âme ou l’esprit de Dieu »[17]. Nous sommes dans « un univers clos, contenant « Dieu », et d’autres êtres spirituels[18] en plus de nous-mêmes ». On comprend dès lors que l’écologie tienne une place importante dans la mouvance New Age. Cette écologie se manifeste par « une fascination pour la nature et re-sacralisation de la Terre, la Terre Mère ou Gaia[19](…) La chaleur de la Terre Mère, dont la divinité s’étend à toute la création, comble, dit-on, le fossé entre la création et le Dieu-Père transcendant du judaïsme et du christianisme en écartant la perspective de devoir être jugés par un tel Etre. »[20] On en arrive inévitablement à considérer cette vision comme « un panthéisme implicite »[21] et il n’est pas étonnant non plus qu’on y parle de réincarnation, présentée « comme une participation à l’évolution cosmique »[22]. Enfin, notons que cette vision holistique d’un monde global suggère la nécessité d’un gouvernement mondial…
Et le Christ ? Certains auteurs du New Age parlent du Christ et, en particulier, du Christ cosmique : « Le Christ cosmique est le modèle divin qui trouve unité dans la personne de Jésus-Christ (mais ne se limite pas à cette personne). Le modèle divin d’unité s’est fait chair et il a campé parmi nous (Jn 1, 14)… Le Christ cosmique… libère de l’asservissement et du pessimisme de l’univers mécaniciste newtonien, un univers de compétition, de gagnants et de perdants, de dualisme, d’anthropocentrisme, ainsi que de l’ennui de voir notre univers merveilleux réduit à une machine sans mystère ni mysticisme. Le Christ cosmique est local et historique, il est même intimement associé à l’histoire humaine. Le Christ cosmique pourrait vivre près de nous, ou même dans notre moi le plus profond et le plus authentique ».[23]
Nous savons que le chrétien peut parler aussi du Christ cosmique à partir, notamment de la doctrine développée par Paul[24]. Toutefois, ce Christ « n’est pas un modèle, mais est bien une personne divine dont la figure, humaine et divine, révèle le mystère de l’amour du Père pour chaque personne au long de notre histoire (Jn 3, 16) ; il vit en nous parce qu’il partage sa vie avec nous, mais cela n’est ni imposé, ni automatique. Tous les hommes sont invités à participer à sa vie, à vivre « dans le Christ Jésus ». » Pour le Nouvel Age ou, du moins, pour certains de ses représentants, « le Christ cosmique est un modèle qui peut se répéter dans beaucoup de personnes, de lieux et de temps. (…) En définitive le Christ n’est plus qu’un potentiel à l’intérieur de nous-mêmes »[25]. Ce Christ « éternel, impersonnel et universel » est distinct de Jésus, « historique, personnel et individuel » qui, au mieux, est « un sage, un initié ou un avatar parmi tant d’autres ».[26]
Il est sûr que « la science contemporaine confirme l’étroite interaction entre les diverses parties composant un système physique, chimique ou un organisme biologique »[27]. Il est sûr aussi que la théologie souligne d’autres interactions entre Dieu, l’homme et l’univers créé. Mais, sans nier les substances, sans gommer l’individualité des différentes composantes. Or, la vision holistique véhiculée par la New Age, dans sa volonté d’en finir avec tous les cloisonnements, « privilégie unilatéralement la relation au détriment de la substance, alors qu’il ne peut y avoir de relation sans termes, c’est-à-dire sans substances en relation. »[28] Le Nouvel Age cherche « l’unité par la fusion qui permet de réconcilier l’âme et le corps, le féminin et le masculin[29], l’esprit et le matière, l’humain et le divin, la terre et l’univers, le transcendant et l’immanent, la religion et la science, les différences entre les religions, le Yin et le Yang. Dans ce cas, il n’y a plus d’altérité. Ce qui reste, en termes humains, est le trans-personnel ».[30]
Tous les « maîtres à penser » du New Age s’accordent sur ce fondement dont tout découle[31] : « Toute vie, toute existence, est une manifestation de l’Esprit, l’Inconnaissable, la Conscience suprême connue sous des noms divers dans beaucoup de cultures différentes »[32] ; « Le monde, y compris la race humaine, est l’expression d’une nature divine supérieure et plus complète »[33] ; « Il existe une seule réalité-énergie »[34] ; « Toute vie, dans ses différentes formes et états, est énergie interdépendante et inclut nos actes, nos sentiments et nos pensées »[35] ; « La terre-Gaïa est notre mère, chacun de nous est un neurone du système nerveux central de la Terre »[36].
On peut penser que ces théories ne séduisent qu’un petit nombre d’originaux et qu’elles ne constituent en rien une menace pour notre vie sociale, d’autant moins que si on parle beaucoup de ce New Age, on ne le « voit » jamais. Tel n’est pas l’avis de M. Schooyans qui n’hésite pas à affirmer que « l’ONU est (…) marquée par l’influence du holisme, caractéristique du New Age (…)[37]. La Charte de la Terre, en voie finale d’élaboration, est explicite à cet égard. »[38]
Cette Charte est le fruit de nombreuses années de discussions entamées en 1987 au sein de la Commission des Nations Unies pour l’Environnement et le Développement. En mars 2000, la Commission, réunie au siège de l’Unesco, a approuvé la version finale de cette Charte qui a connu de nombreuses ébauches. Elle a été lancée officiellement le 29 juin 2000 au Palais de La Haye.
Selon ses promoteurs, ce document[39] doit nous amener à « des changements importants dans notre façon de vivre et de penser », il nous « met au défi d’examiner nos valeurs et de choisir une meilleure voie », il nous « incite à rechercher un terrain d’entente au milieu de nos diversités, et à adopter une nouvelle vision éthique qui soit partagée à travers le monde par un nombre croissant de personnes de divers pays et cultures ». Pour cela, une consultation a été organisée à travers le monde. De plus, cette Charte prétend s’être appuyée aussi sur « la science contemporaine, le droit international, les leçons des peuples indigènes, la sagesse des grandes religions du monde et les traditions philosophiques, les déclarations et rapports des sept grandes conférences des Nations Unies qui ont eu lieu durant les années 1990, le mouvement d’éthique globale, de nombreuses déclarations non-gouvernementales et traités des peuples émis au cours des trente dernières années, et les expériences accumulées dans la construction de communautés durables ». C’est dire, on ne peut plus clairement, le caractère extrêmement pluraliste de l’inspiration. Notons que pour M. Schooyans, ce pluralisme affiché est, en fin de compte, une philosophie précise, celle du New Age : « L’influence du philosophe Thomas S. Kuhn, un des grands inspirateurs du New Age, est ici évidente, et elle est confirmée dans les livres de Marilyn Ferguson sur ce même courant ».[40]
Voyons cela de plus près.
Le but de la Charte est, selon le Préambule, « d’établir une base éthique solide pour la société globale émergente et d’aider à construire un monde durable » dans l’espoir de donner naissance à une société mondiale durable, fondée sur le respect de la nature, les droits universels de l’être humain, la justice économique et une culture de la paix ».[41]
L’ordre des fondements cités est-il accidentel ou significatif. Il semble qu’il ne soit pas innocent car, immédiatement, le Préambule va définir la place de l’homme : « L’humanité fait partie d’un vaste univers en évolution. La Terre, notre foyer, est elle-même vivante et abrite une communauté unique d’êtres vivants. Les forces de la nature font de l’existence une aventure exigeante et incertaine, mais la Terre a fourni les conditions essentielles à l’évolution de la vie. La capacité de récupération de la communauté de la vie et le bien-être de l’humanité dépendent de la préservation d’une biosphère saine comprenant tous ses systèmes écologiques - une riche variété de plantes et d’animaux, la fertilité de la terre, la pureté de l’air et de l’eau. L’environnement de notre planète, y compris ses ressources limitées, est une préoccupation commune à tous les peuples de la terre. La protection de la vitalité, de la diversité ainsi que de la beauté de la Terre est une responsabilité sacrée. »
Notons la majuscule de Terre lorsque celle-ci désigne bien le tout vivant, objet d’une responsabilité sacrée. Ce n’est plus l’homme qui mérite la majuscule ni l’adjectif « sacré ». Non seulement il n’est qu’un élément de l’« univers en évolution » mais un élément dangereux. Si la Charte est nécessaire, c’est parce que l’homme menace le « foyer » par sa production, sa consommation, son égoïsme, sa volonté de puissance. Actuellement même sa simple présence est destructrice : « une augmentation sans précédent de la population a surchargé les systèmes écologiques et sociaux. Les fondements de la sécurité planétaire sont menacés. Ces tendances sont dangereuses - mais non inévitables. »
La solution s’impose : « former un partenariat à l’échelle globale pour prendre soin de la Terre et de nos prochains » car « nos enjeux environnementaux, économiques, politiques, sociaux et spirituels sont étroitement liés et ensemble nous pouvons trouver des solutions intégrées ».[42] Nous devons « intégrer dans notre vie le principe de la responsabilité universelle, nous identifiant autant à la communauté de la Terre qu’à nos communautés locales », développer « l’esprit de solidarité et de fraternité à l’égard de toute forme de vie ».
Suivent 16 grands principes « interdépendants »[43] dans lesquels nous retrouvons les droits principaux de l’homme mais, à chaque fois, en vertu de l’ »interdépendance », inscrits dans la protection et le respect prioritaire de la Terre qui apparaît comme la valeur première, fondatrice, universelle, qui doit mesurer et guider la nouvelle éthique[44]. En témoigne la structure même du texte. Les 16 principes sont répartis en quatre parties. Les deux dernières sont consacrées à la justice sociale et économique (III), à la démocratie, la non-violence et la paix (IV) tandis que les deux premières traitent du respect et de la protection de la communauté de la vie (I) et de l’intégrité écologique (II).
Pour M. Schooyans, l’inspiration holiste[45] est claire, l’homme est un élément du tout, il « n’a aucune spécificité biologique qui lui permettrait de prétendre émerger biologiquement du reste du monde vivant » et doit « accepter d’être soumis à l’impératif écologique ».[46] L’anthropocentrisme, dans le meilleur sens du terme est ainsi aboli, l’homme est un être sans transcendance dont la seule finalité « sacrée » est de préserver la Terre, la « communauté de la vie »[47]. Il est fait allusion aux religions, comme nous l’avons vu dans le Préambule, mais secondairement, parce qu’elles font partie de la vie, quelles qu’elles soient ou qu’elles peuvent servir à renforcer la nouvelle éthique:
« Reconnaître et préserver les connaissances traditionnelles et la sagesse de toutes les cultures, lorsqu’elles contribuent à la protection de l’environnement et au bien-être de l’être humain » (8b).
« Affirmer le droit des peuples indigènes à leur spiritualité, leurs connaissances, leurs terres, leurs ressources, ainsi qu’à leurs propres moyens d’existence traditionnels et durables » (11b).
« Reconnaître l’importance de l’éducation morale et spirituelle pour une existence durable » (14d).
« L’esprit de solidarité et de fraternité à l’égard de toute forme de vie est renforcé par le respect du mystère de la création, par la reconnaissance du don de la vie et par l’humilité devant la place que nous occupons en tant qu’êtres humains dans l’univers » (Préambule).
Ces principes sont bien insuffisants pour un chrétien. C’est pourquoi, par exemple, en 1997, à la 19e session de l’Assemblée générale de l’ONU sur le thème de l’environnement, Mgr J.-L. Tauran, délégué du Saint-Siège, après avoir affirmé le souci que l’Église catholique a de l’environnement mais rappelé aussi les réserves du Saint-Siège vis-à-vis des prises de position libérales de l’ONU en matière sexuelle et familiale[48], déclarera que les croyants « voudraient aider leurs compagnons de route à aller au-delà du simple respect de la nature et du partage des ressources - absolument nécessaires, bien sûr - pour retrouver le sens de l’émerveillement devant la beauté des éléments naturels qui peuvent toujours dire quelque chose de Celui qui nous précède et nous dépasse. Il faudrait ici évoquer sans doute, ajoute-t-il, le Cantique des Créatures de François d’Assise ou encore l’expression paradoxale d’un contemporain qui n’hésitait pas à parler de la « puissance spirituelle de la matière » (Teilhard de Chardin). »[49]
Pour éviter les dérives et les prolongements politiques du New Age ou de la Deep Ecology, pour éviter que les principes de l’écologisme raisonnable ne dérivent, dans un sens ou l’autre, pour qu’ils ne se teintent d’anti-humanisme ou d’anti-christianisme et ne s’incarnent dans des projets politiques idéologiques, boiteux ou utopistes, il est indispensable de les inscrire dans une anthropologie et une cosmogonie rigoureuses. Les chrétiens paraissent, quoi qu’on en ait dit, particulièrement aptes à donner une vision cohérente, sage et exaltante de la gestion du monde. Certes, une information scientifique sérieuse est indispensable mais elle est difficile et n’est pas toujours à l’abri d’idéologisations diverses[50] ou d’exagérations qui risquent de jeter le discrédit sur l’ensemble des mises en garde[51].
Certes, l’ampleur de certains problèmes réels et vitaux réclame une action internationale et l’effort de tous. Mais la motivation et l’orientation de l’action demandent que tous soient sensibilisés aux vraies valeurs en question. d’autant plus que bien des problèmes ne sont pas immédiatement perceptibles dans notre vie quotidienne. Que nous importe, à la limite, de savoir que « le réchauffement atmosphérique de la planète élèvera la température de 0,4 à 1,1°C dans vingt ans, et 0,8 à 2,6°C vers 2050 » ? Sommes-nous vraiment inquiets à l’idée que « le niveau des mers s’élèvera de 3 à 14 cm dans les vingt années à venir, et de 5 à 32 cm vers 2050 » ?[52] Dans les pays nantis, les intérêts financiers comme le souci de leur propre sécurité peuvent aussi rendre les hommes aveugles sur les causes profondes de certaines catastrophes naturelles. Tant que les stations balnéaires de la Mer du Nord ne sont pas visiblement menacées, tant que nos terres restent fertiles et notre eau bonne à boire, comment croire que nos habitudes de vie ou nos complicités économiques peuvent vraiment être responsables de famines, d’inondations ou de sécheresse à l’autre bout du monde ?[53] Qui se soucie du lointain dans le temps et l’espace ?
Autrement dit, comment ouvrir le cœur et l’intelligence au respect de toute vie humaine, au respect de son environnement, que ce soit aux antipodes ou dans une génération future ?
La philosophie en aidera peut-être quelques-uns mais beaucoup ne se sentiront pas mobilisés par des « considérations d’ordre métaphysique sur le lien ontologique de l’homme à la nature ».[54] Considérations qui peuvent se compléter par une approche théologique. Celle-ci, comme nous l’avons vu, par l’accueil simple de la création, de l’incarnation et de la rédemption, nous introduit d’emblée au cœur de la réalité:
« La création est la demeure du Verbe et elle est faite selon le « modèle » qu’est le Verbe de Dieu. Notre terre est la demeure de Dieu, et nous sommes créés à l’image de Dieu. C’est pourquoi cette terre est à nous. En d’autres termes, notre terre, notre univers est le lieu de la rencontre entre Dieu (qui y a Sa demeure), et nous qui y sommes chez nous. Dieu partage avec nous sur cette terre, Sa vie et Sa présence.
La structure de créativité que Dieu crée est un processus capable des promesses divines. La création a en elle-même la capacité d’être transfigurée. Si nous sommes capables de devenir comme Dieu -nous le savons par notre foi-, c’est parce que notre nature corporelle (terrestre) supporte cette capacité. La grâce de Dieu rencontre notre nature qui est préparée parce que Dieu l’a constituée pour cette capacité : que nous devenions comme Dieu. On peut dire la même chose pour nos corps : ils sont capables de résurrection. N’est-il pas beau de se dire que notre univers, notre cosmos, a les capacités naturelles… de notre destinée -surnaturelle- en Dieu. Dieu, en toute Sa création, et donc en nous aussi, par le Verbe, sauve tout, pénètre tout et transfigure tout en Son dessein. »[55] Certes, le péché a tout défiguré, le mal est à l’œuvre dans tout l’univers. Comment ne pas y voir « une grimace satanique défigurant l’innocence et la bonté de la création originelle » ?[56] Mais le chrétien sait, par saint Paul « que le Christ, par le sang de Sa croix, a réconcilié toutes choses, celles du ciel et de la terre ».[57]
Retrouver le sens de l’homme, tel est, de nouveau, la grande nécessité, le retrouver par le Christ et nous réconcilier ainsi avec nous-mêmes et avec les autres.
En 2001, une émission de télévision[58] a attiré l’attention du public sur le statut très privilégié acquis dans notre société par les animaux de compagnie présents, en Belgique, dans une famille sur deux. En bien des cas, l’animal est devenu membre de la famille, voire interlocuteur privilégié puisque les hommes sont devenus tellement décevants, disaient plusieurs intervenants. Plus affectueux, plus fidèles que les hommes, ils sont l’objet de soins tr_s attentifs qui justifient le recours aux zoopsychiatres, l’apparition de supermarchés spécialisés, de produits de consommation sophistiqués dont l’abondance et la publicité heurtent les populations défavorisées.
Dans une approche purement sociologique, on peut affirmer que « la mauvaise conscience d’un monde technicien s’excuse en transférant sa propre humanité, qu’il est incapable d’assumer, à l’animal, au végétal, à la matière. Certaines manières de prôner l’esprit écologique ne sont qu’un animisme de seconde main ».[59] Cette explication n’est pas fausse mais insuffisante. L’incapacité d’assumer son humanité peut être favorisée par le monde technicien et, ajoutons, le monde économique, mercantile, administratif, sans âme. Mais si l’on est conscient d’être à peine moins qu’un dieu, unique aux yeux de Dieu, créé à son image, épousé par le Christ, on ne peut plus s’étonner et encore moins s’indigner que le Christ sacrifie deux mille porcs pour libérer un possédé ![60]
Cette science invoquée si souvent et parfois abusivement par l’écologie militante, ne peut-elle rien apporter au débat sur la place de l’homme dans l’univers ?[1]
Les scientifiques modernes ont été profondément marqués par l’œuvre de Charles Darwin[2] et, en particulier, par son livre De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (1859). Or, le P. Arnould a bien raison d’attirer notre attention sur le fait que « le sacrilège de Darwin ne consiste pas uniquement ni même avant tout à affirmer que « l’homme descend du singe » (c’est du moins ce que ses contemporains avaient compris), autrement dit à ramener l’humanité au rang d’une espèce biologique parmi les autres. Pas plus d’ailleurs qu’à mettre en doute l’inerrance des textes de la Genèse. La « faute » de Darwin est de nier l’existence d’une finalité stricte au sein de la nature, de laisser celle-ci à la merci de la « conservation des variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses à l’individu dans les conditions d’existence où il se trouve placé » (L’origine des espèces). Autrement dit, les processus de variation, de sélection et d’amplification, tels que Darwin et ses successeurs les décrivent et en font la théorie, ne correspondent à rien qui puisse rappeler, évoquer ou illustrer l’accomplissement d’un plan issu d’une Intelligence suprême et créatrice. Ce qui conduit Jacques Monod à écrire, au terme de son livre Le hasard et la nécessité : « L’ancienne alliance est rompue : l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres »[3]. »Et le P. Arnould de constater : « L’ancienne alliance est effectivement rompue : celle de l’harmonie entre la foi en un Dieu créateur et ordonnateur de toutes choses et l’aimable contemplation du cosmos (…) ».[4]
Jusque là, en effet, et même dans le transformisme de Lamarck[5], avait dominé une vision finaliste[6]. La conception de Lamarck « était celle d’un ordre de la nature, « soumis » à une tendance à la complexification et à une transformation progressive des espèces ». Elle a influencé Teilhard de Chardin qui affirmera une « orthogenèse », une évolution dirigée vers le « Point Oméga. » qui se confond avec le triomphe final du Christ.
Le darwinisme a interpellé les théologiens, évidemment, et il a eu le mérite de les inviter à ne plus lire littéralement le livre de la Genèse comme s’il n’était que l’histoire d’un commencement et une chronologie[7].
Les théologiens se sont rappelé que la création, dans la foi, était une création continuée, « que Dieu est créateur, qu’il agit au sein du monde et sur le monde lui-même » et que le récit de l’origine, sans refuser « l’idée d’un commencement, d’un point de départ historique, (…) donne une place éminente au principe fondateur de l’être, à la cause d’un phénomène donné ». Dieu n’est pas celui qui donne une chiquenaude initiale, conception que Pascal reprochait à Descartes[8], mais qu’il « est au fondement de chaque être, lui confère sa singularité, son originalité, ici, maintenant et pour toujours. »Le croyant doit « confesser la relation de génération et d’origine (selon les deux sens d’originel et d’original) qui existe entre Dieu et ses créatures, une relation qui a effectivité hic et nunc, ici et maintenant, et qui donne sens aux créatures, même si ce n’est que « leur » sens « et guère au-delà. (…) La personne humaine (et, avec elle, toutes les créatures) est « contemporaine de l’origine ». (…) En d’autres termes, parler de la création, c’est d’abord parler d’un événement, celui d’être une créature hic et nunc »[9].
L’enseignement de l’Église est on ne peut plus clair, aujourd’hui, en la matière : « Dieu est infiniment plus grand que toutes ses œuvres : « Sa majesté est plus haute que les cieux » (Ps 8,2), « à sa grandeur point de mesure » (Ps 145, 3). Mais parce qu’Il est le Créateur souverain et libre, cause première de tout ce qui existe, Il est présent au plus intime de ses créatures : « En Lui nous avons la vie, le mouvement et l’être » (Ac 17, 28). Selon les paroles de S. Augustin, Il est « plus haut que le plus haut de moi, plus intime que le plus intime » (Conf. 3, 6, 11).
Avec la création, Dieu n’abandonne pas sa créature à elle-même. Il ne lui donne pas seulement d’être et d’exister. Il la maintient à chaque instant dans l’être, lui donne d’agir et la porte à son terme. Reconnaître cette dépendance complète par rapport au Créateur est une source de sagesse et de liberté, de joie et de confiance (…)[10].
La création a sa bonté et sa perfection propres, mais n’est pas sortie tout achevée des mains du Créateur. Elle est créée dans un état de cheminement ( »in statu viae ») vers une perfection ultime encore à atteindre, à laquelle Dieu l’a destinée. (…)
La sollicitude de la divine providence est concrète et immédiate, elle prend soin de tout, des moindres petites choses jusqu’aux grands événements du monde et de l’histoire. »[11]
C’est la foi, interpellée par la science qui peut répéter cela. Mais la science elle-même n’a-t-elle rien à dire ? La question continue à se poser.
Le darwinisme et les conclusions qu’on a voulu en tirer sur le plan anthropologique et même politique[12] ont suscité la réaction d’un certain nombre de biologistes qui, en vertu de leurs recherches, ont opposé trois affirmations essentielles : la sélection naturelle n’est pas le moteur de l’évolution, l’homme n’évolue pas de la même manière que les autres vivants et il n’est pas un « animal » comme un autre.
Ainsi, P.-P. Grassé[13] n’hésite pas à écrire que « la sélection naturelle omnipotente et omniprésente, antihasard guidant l’évolution dans la voie du bien, est une vision mystique du biocosme. » En fait, alors que les preuves de l’évolution s’accumulent, c’est « l’incertitude qui règne quant à la connaissance du mécanisme évolutif ». Pour le biologiste français, Darwin a fabriqué « une évolution à sa mesure, qui ne ressemble pas à l’évolution réelle révélée par la paléontologie (aux arguments irrécusables), l’anatomie comparée, l’embryologie ». Darwin semblait d’ailleurs lui-même connaître la faiblesse de sa doctrine en avouant : « L’omission la plus importante dans mon livre a été de ne pas expliquer comment il se fait, selon moi, que toutes les formes ne progressent pas nécessairement, et qu’il puisse exister encore des organismes très simples ».[14]
En ce qui concerne l’homme[15], si « la thèse génique du comportement[16] vaut pour les Insectes solitaires ou sociaux, elle ne s’applique pas aux comportements humains. » L’homme est un être libre : « avec l’Homme, nous ne cherchons pas l’agent transcendant et finalisateur, car c’est lui qui est les deux à la fois. Il le doit à son intelligence et à sa conscience de soi ; l’animal les possède bien mais à l’état d’ébauches, voire de traces. »
« Par l’acquisition de la moralité et de la liberté, qui sont son strict apanage, l’Homme est tout à fait irréductible à l’animal. »[17]
En conclusion[18], l’auteur propose ce survol de l’aventure humaine pour confirmer la radicale originalité humaine: « L’Homme au début de son histoire a subi passivement, comme l’animal, la loi de l’évolution, mais après avoir jeté par-dessus bord ses automatismes sclérosants et perfectionné son cerveau, il a bénéficié des premières traditions et a activement participé à sa propre évolution. Il est le seul être vivant à avoir été en toute certitude, partiellement son propre artisan.
Aujourd’hui, plus que jamais, il demeure le maître de son évolution qui ne se poursuit plus sur le physique, mais continue au sein du social et sera ce qu’il voudra qu’elle soit. Ainsi, la prodigieuse fresque évolutive s’étend vers un devenir sans borne dans la société humaine, vers une compréhension accrue du Cosmos et de nous-mêmes. Par nous, l’histoire de la vie se renouvelle et se poursuivra tant que le Soleil illuminera notre Terre.
Une nouvelle sorte d’évolution est apparue sur la Planète : l’Homme, ange conquérant et non ange déchu, se détermine lui-même sans participer au mouvement évolutif structural de la biosphère et, isolé, se tient hors de l’animalité. (…)
L’Homme se soustrait aux actions du milieu qui lui sont défavorables et crée le microclimat qui lui convient et de la sorte échappe à la sélection naturelle, si tant est que celle-ci ait eu une quelconque influence sur son évolution. d’ailleurs, par le libre choix de ses unions sexuelles, il s’oppose à toute éventuelle et hypothétique action sélective.
L’évolution sociale de l’humanité actuelle ou plus précisément de ce que l’on peut assimiler à son aile marchante, le monde occidental, celui de la Science et de la culture d’un haut niveau, dépend de facteurs si nombreux qu’il est difficile d’apprécier l’importance relative d’un rôle tenu par chacun d’eux. »
Pour Grassé, les facteurs qui influencent l’Homme se classent, par ordre d’importance décroissante, comme suit:
« 1° facteurs scientifiques ;
2° facteurs moraux et religieux ;
3° facteurs sociaux et politiques ;
4° facteurs écologiques ».[19]
On peut certes discuter de l’ordre choisi mais il est intéressant de noter que les facteurs écologiques apparaissent comme les moins importants aux yeux de cet homme de science[20].
Ajoutons encore qu’en évoquant la transcendance de l’Homme, Grassé note un fait très intéressant qui va nous permettre d’introduire, dans ce débat sur la place de l’homme dans l’univers, un autre éclairage scientifique mais cette fois emprunté à la physique et plus exactement à la cosmologie.
« Nous nous garderons bien, écrit-il, d’assigner une finalité précise à l’Homme dans le Cosmos, car nos connaissances sont trop chétives pour que rien dans ce domaine métaphysique puisse être affirmé. Pourtant la tentation est grande de voir en nous la conscience de l’Univers, celui qui, par son esprit, comprend et domine la nature matérielle. Einstein a dit : « Ce qui est merveilleux, c’est que l’Univers soit compréhensible », mais, selon, nous, il est non moins merveilleux qu’un organe, le cerveau humain, existe et soit capable de le comprendre et de l’embrasser par l’esprit. Etonnante coaptation ! » Et il ajoute : « d’aucuns la diront fortuite. Elle ne l’est pas plus que ne l’est le couplage des ailes chez l’Abeille, l’assemblage de la tête du fémur et de la cavité cotyloïde… Comment le serait-elle, alors qu’aucune sélection ne pouvait s’exercer sur elle car cette étonnante faculté demeurait latente au sein des hommes ? Les faits sont là, indiscutables. Est-il donc si difficile d’avouer que nous ne comprenons ni leur genèse, ni leur lointaine finalité ? »
J. Demaret et D. Lambert, partent du principe qu’« il est possible de donner un sens à l’idée de finalité à l’intérieur même d’une explication authentiquement scientifique »[23]. Après avoir rappelé nombre de paramètres cosmologiques et physiques de l’Univers et leur « extraordinaire ajustement »[24], les auteurs relèvent qu’ »il ne paraît (…) ni évident ni naturel a priori que l’Univers soit tel qu’il est, puisqu’il est manifeste que n’importe quel modèle d’univers ne peut abriter des organismes vivants : dans un univers différent de celui que nous connaissons, avec des constantes physiques légèrement différentes de celles qu’elles sont effectivement, jamais, en effet, la vie n’aurait pu se développer ».[25]
C’est sur ce constat que se greffe le principe anthropique énoncé par l’astrophysicien Brandon carter, en 1974[26].
A partir du fait que « ce que nous pouvons nous attendre à observer doit être compatible avec les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs », Carter établit un principe anthropique faible et un principe anthropique fort, distingués selon ce qu’on entend comme « conditions nécessaires » : »dans le principe faible, ces dernières concernent uniquement notre position temporelle dans l’Univers, tandis que dans le principe fort, elles concernent en plus l’ensemble des propriétés de l’Univers, tant cosmologiques que physiques.
Le principe faible (…) affirme que « Notre position dans l’Univers est nécessairement privilégiée en ce sens qu’elle doit être compatible avec notre existence en tant qu’observateurs. » » Ici, « on ne considère, parmi l’ensemble des conditions nécessaires à notre existence, que celle concernant l’âge obligatoirement atteint par l’Univers préalablement à toute éclosion de la vie ».[27]
Ce principe anthropique faible « est généralement bien accepté par la communauté scientifique »[28].
Il n’est pas de même pour le principe anthropique fort que Carter formulait comme suit : « L’Univers (et donc les paramètres fondamentaux dont celui-ci dépend), doit être tel qu’il permette la naissance d’observateurs en son sein, à un certain stade de son développement. »[29] Autrement dit, « la présence d’observateurs dans l’Univers impose des contraintes sur l’ensemble des propriétés cosmologiques et des constantes physiques de ce dernier ».[30] Ce qui signifie, plus simplement encore, que « l’existence des êtres humains illumine les caractéristiques globales aussi bien que microscopiques de l’Univers ».[31]
Les auteurs, à leur tour, proposent deux énoncés de ce principe, l’un formulé du point de vue de l’univers, l’autre du point de vue de l’observateur:
« Les éléments de l’Univers constituent une totalité cohérente - en ce sens que tous sont interdépendants - dont le fondement peut être trouvé dans le phénomène humain ».
« Il existe une description unifiée cohérente de tout l’Univers reposant sur l’existence d’observateurs humains ».[32]
Quelle que soit sa formulation, le principe fort implique une idée de finalité celle-ci étant entendue comme une fonction. Ainsi en biologie, on parle de téléonomie pour dire, par exemple, que la fonction de l’œil est la vue.
Demaret et Lambert relèvent enfin dans la littérature consacrée au principe anthropique, un principe fort élargi où la notion de finalité est identifiée à une intention. Ici, on postule « un nécessaire agencement des propriétés de l’Univers en fonction d’un but, l’apparition et le développement d’êtres vivants ». On dira, par exemple, que « l’Univers doit contenir la vie » ou que « l’Univers doit posséder les propriétés particulières qui permettent à la vie de se développer en son sein, à un certain stade de son évolution. »[33]
Si le « statut purement scientifique »[34] du principe fort reste discuté parmi les savants[35], bon nombre d’entre eux, y compris, bien sûr, J. Demaret et D. Lambert, affirment que « l’Univers peut, avec raison, être appelé anthropique parce que ce phénomène unifié et complexe qu’est l’Homme fonde la cohérence des savoirs qui le concernent. »[36]
« Si nous affirmons, concluent-ils, que la structure physique de l’Univers est telle que la vie (ou même la vie humaine) devait nécessairement y apparaître avec une probabilité assez élevée, nous posons un principe (anthropique) qui, loin de nous écarter de la démarche scientifique, nous en rapproche plutôt en nous offrant une vision plus cohérente des phénomènes biologiques et physicochimiques. »[37]
Commentant les découvertes et les réflexions concernant le principe anthropique fort, le P. Leclerc fait remarquer que si l’on peut dire que « l’univers est donc tel qu’il est, parce que nous existons », nous redécouvrons « un principe de finalité et l’homme est de nouveau la raison d’être de tout l’univers, comme dans la Révélation biblique. (…) Tout ceci, continue-t-il, est bien résumé par un autre cosmologiste, F.J. Dyson : « Quand nous regardons l’univers et identifions les nombreuses coïncidences physiques et astronomiques qui ont collaboré à notre profit, il semble presque que l’univers a dû savoir, en un sens, que nous allions venir. »
De manière plus philosophique et dès les années 1920, Blondel avait déjà pu écrire : « La pensée ne naît et ne se développe que grâce au concours effectif de cette nature qui, même sous son aspect matériel, est non seulement pénétrée d’intelligence, mais qui prépare les instruments de la pensée. »
Autrement dit, la pensée humaine se développe grâce au concours de toute cette nature qui est à la fois même matériellement pénétrée d’intelligence, non pas qu’elle est consciente, mais qu’elle est intelligente, qu’on peut la comprendre, qu’elle est ordonnée, que le nombre y règne, que l’on peut calculer les équations, mais qui en plus prépare sans même le savoir les instruments de la pensée qui viendra un jour l’analyser. Ce sera la pensée de l’homme. »[38]
« …régir le monde en sainteté et justice… »[1]
Le cosmos est un « bien collectif »[1] dans toutes ses parties : la terre avec ses richesses minérales, végétales, animales, l’air que nous respirons et l’espace que nous parcourons, l’eau douce et la mer avec tous les biens qu’elle contient.
S’adressant à des agriculteurs, le Pape souhaite leur rappelle leur devoir de solidarité avec tous les peuples de la terre « afin que tous, sans exception, puissent jouir des fruits de « la Terre mère » et vivre une vie digne d’enfants de Dieu »[2].
A des savants engagés dans l’exploration de l’espace, il dira: « maintenant que l’espace est visité par l’homme et ses machines, la question est inévitable : à qui l’espace appartient-il ? Je n’hésite pas à répondre que l’espace appartient à l’humanité tout entière, qu’il est pour le bénéfice de tous. (…) L’espace ne doit pas être employé au bénéfice exclusif d’une nation ou d’un groupe social ».[3]
Au IIIe Forum mondial de l’eau, le représentant du Saint-Siège déclarera que « la gestion de l’eau et des systèmes sanitaires doit répondre aux besoins de tous, et plus particulièrement des populations pauvres. (…) La terre et tout ce qu’elle contient sont à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples. Ce principe de l’utilisation universelle des biens de la création confirme que les pays ainsi que les populations d’aujourd’hui et de demain ont un droit d’accès minimum aux biens nécessaires à leur développement. L’eau fait partie de ces biens communs à toute l’humanité. (…) Cette eau, destinée à l’utilisation de tous, ne peut être ni épuisée ni détruite par une minorité de personnes ayant le pouvoir. »[4]
Tel est l’enseignement le plus constant de l’Église[5] et on ne s’étonnera pas de lire, sous la plume d’un commentateur, cette conclusion : « Laisser place à l’avenir, ou transmettre ce que nous avons reçu, ou conserver le « capital naturel », (…) ne se peut en réalité que si nous renonçons à nous approprier la terre (…). Il faudrait dire de la terre ce qu’on a dit du corps et de la vie corporelle : que l’homme n’en a pas la propriété mais l’usufruit (…), qu’il ne saurait donc en disposer de manière absolue ».[6] Non seulement la terre est œuvre de Dieu mais elle est confiée à tous les hommes, tous enfants de Dieu. Ceux-ci, pour vivre, ont besoins d’elle comme ils ont besoin aussi des uns et des autres. Tributaires du bien qui leur a été remis et solidaires les uns des autres.
Et pourtant, nous savons que l’Église depuis les origines aussi et en fidèle interprète des Écritures a admis la propriété privée.
« Tout comme la terre, dit Jean-Paul II, est pour le bénéfice de tous, et que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que tout être humain reçoive sa propre part des biens de la terre, de la même manière l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres instruments doit être réglementée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à la famille humaine tout entière d’en jouir et d’en user ».[7]
L’eau est un bien commun mais « les décisions et la gestion de l’eau doivent se faire au plus près des citoyens. Bien que s’agissant d’un problème global, les décisions relatives à la question de l’eau ne peuvent être prises qu’au niveau local »[8].
La Commission pontificale Justice et Paix a fait remarquer, à propos du droit de la mer, que « ce sont les pays pauvres qui revendiquent avec force la reconnaissance d’un droit de propriété « souverain et inconditionnel » (pour chaque nation) et se méfient de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » - d’autant plus que ce principe a été souvent revendiqué pour justifier l’expansion coloniale ».[9]
N’y a-t-il pas contradiction à parler de biens collectifs et en même temps d’accepter une forme ou l’autre d’appropriation ?
Ne serait-il pas plus logique, au nom de la destination universelle des biens et de la solidarité de s’en tenir au principe d’une communauté des biens, d’une propriété et d’une gestion communes ?
Beaucoup de chrétiens, pour défendre cette idée, se réfèrent à ces deux passages célèbres des Actes des Apôtres décrivant la vie des communautés primitives:
« Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun. »[1]
« La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun. Avec beaucoup de puissance, les apôtres rendaient témoignage à la résurrection du Seigneur Jésus, et ils jouissaient tous d’une grande faveur. Aussi parmi eux nul n’était dans le besoin ; car tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres. On distribuait alors à chacun suivant ses besoins. »[2]
On sait que ces textes ont fait souche[3] et ont inspiré aux religieux leur mode de vie. Ne parle-t-on pas de « vie apostolique » pour désigner précisément une manière de vivre à l’imitation de la première communauté chrétienne. On peut affirmer que les passages cités des Actes « ont été sans doute une référence au moins implicite voire homilétique[4] pour les fondateurs et fondatrices comme pour leurs disciples : ainsi Pachôme[5], Cassien[6], Basile[7], Benoît[8]. »[9] Lorsque saint Augustin[10] rédige la Règle qui servira de base à quantité d’Ordres et Congrégations, il cite les Actes[11] de même que le P. J.-C. Colin lorsqu’il fonde les Pères maristes[12]. S’ajoutent encore à ce tableau les réformateurs protestants pour qui le christianisme primitif sera le modèle parfait de l’Église. Méthodistes[13] et anabaptistes[14] fonderont en Europe et en Amérique du Nord des communautés selon la description des Actes.
L’exemple de la communauté primitive a tant frappé les esprits qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les religieux s’en inspireront dans les communautés indigènes qu’ils organiseront en Amérique. Les plus célèbres de ces communautés sont les « réductions » que les Jésuites dirigèrent au Paraguay[15] parmi le peuple des Guaranis[16]. On vit dans cette « république communiste chrétienne », a-t-on dit[17], « une image de la primitive église »[18].
Plus près de nous, en 1945, en France, Joseph Wilbois, directeur de l’Ecole d’Administration et d’Affaires, cherchant à insérer l’esprit franciscain[19] de pauvreté, d’amour et de joie dans le travail des administrateurs, des techniciens et des exécutants, selon son propre vocabulaire, estime qu’il faudra qu’il passe du plan personnel au plan institutionnel et ce ne sera possible que dans la suppression du profit c’est-à-dire, la suppression du régime libéral et du régime capitaliste, comme en « Russie bolchevique »[20].
Dans l’Ancien testament, le récit de la création invite tous les hommes à remplir et dominer la terre. Invitation réitérée après le déluge[1]. Pratiquement il est nécessaire de répartir équitablement les biens donnés à tous. Les peuples auront leur territoire[2], chaque tribu d’Israël aura le sien[3], chaque famille aussi[4]. On peut dire que l’idéal est atteint lorsque les habitants d’un pays vivent « en sécurité, chacun sous sa vigne et sous son figuier »[5]. S’il en était ainsi partout, « la destination universelle des biens se trouverait respectée grâce à une répartition équitable des biens sous forme de propriétés privées »[6]. Mais il est une condition qui jamais n’a été remplie : la fidélité à Dieu[7]. Dès lors comme « les pauvres ne disparaîtront point de ce pays »[8], toute une série de mesure seront prévue pour secourir l’indigent et limiter l’usage de la propriété privée. Nous les avons énumérées précédemment.
Dans le Nouveau testament, Jésus reprendra la condamnation de l’accaparement et invitera à la générosité. Mais, donnant la priorité aux biens spirituels, il ne se reconnaîtra compétent pour régler le problème de la répartition des richesses[9], l’important étant l’amour des frères et de Dieu[10]. En bref, les « attitudes de justice et de charité qui correspondent au dessein de Dieu et à la vocation de l’homme (…) se réalisent concrètement dans l’usage des biens matériels. La destination universelle des biens de la terre n’est qu’un corollaire de la vocation des hommes à la charité universelle, mais c’est un corollaire inéluctable »[11]
Reste le problème posé par la description dans les Actes des Apôtres de la manière de vivre des premières communautés chrétiennes.
Pour certains commentateurs, il s’agit d’un « tableau idéalisé »[12]. Immédiatement après le passage sur la communauté des biens[13], Luc raconte deux anecdotes intéressantes. Dans la première, Barnabé qui « possédait un champ (…) le vendit, apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres »[14]. Dans la seconde, Ananie qui a aussi vendu sa propriété, en détourne une partie du prix et dépose le reste aux pieds des apôtres. Il s’entend alors réprimander par Pierre qui lui dit : « Ananie (…) pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton, bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. »[15]
Il est clair, pour ces commentateurs, à travers ces deux histoires, que le chrétien n’était pas obligé de mettre ses biens en commun. Et si le cas de Barnabé est cité c’est précisément parce qu’il est exemplaire, exceptionnel. Si le texte introductif parle de « tous », c’est, dit un auteur, parce que « Luc veut aider ses lecteurs à reconnaître là un modèle et un idéal dont les communautés chrétiennes auront toujours à s’inspirer ».[16] Le même ajoute trois éléments:
\1. La description de Luc semble s’inspirer du thème grec de l’amitié qui se définit par l’unanimité de cœur et la communauté des biens. Luc voudrait signifier par là que les chrétiens réalisent parfaitement un idéal qui leur est familier. La mise en commun n’est pas renonciation mais mise à disposition d’autrui de son bien.
\2. La mise en commun ne se fait pas pour se rendre pauvre mais pour qu’il n’y ait plus de pauvre (« Nul n’était dans le besoin ») selon la promesse du Deutéronome.
\3. La communauté des biens est l’expression et la conséquence d’une communauté plus profonde, d’une communion spirituelle (« un seul cœur », « une seule âme »).
Ces trois remarques ne sont pas contestées mais d’autres commentateurs pensent que les deux descriptions des Actes sont bien réalistes et non pas idéalisées[17].
Le premier extrait (Ac 2, 44) décrirait une communauté de vie et de biens telle qu’elle fut pratiquée par Jésus[18]. Cette interprétation semble confirmée par le verset suivant : »Jour après jour, d’un seul cœur, ils fréquentaient assidûment le temple et rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur » et par la lecture des variantes[19]. Avant d’entrer dans cette communauté au sens le plus strict, les disciples vendaient toutes leurs possessions au bénéfice des pauvres et d’abord des membres de leur groupe.[20]
Le deuxième extrait (Ac 4, 32) évoque une manière moins stricte de vivre la communauté. Ici, la communauté est spirituelle et psychologique (« un cœur et une âme ») et non physique. Cette « unanimité » fait écho à l’amitié aristotélicienne. Pour Taylor aussi, « l’intention de Luc est de montrer que la communauté de Jérusalem remplit les idéaux à la fois bibliques et hellénistiques »[21]. Et à l’instar des « amis » grecs[22], les croyants mettent les biens dont ils restent propriétaires à la disposition de tous[23] et alimentent une caisse commune gérée par les apôtres, appliquant le conseil deutéronomique de donner aux pauvres[24].
Ces deux manières de vivre en communauté ont sans doute coexisté comme elles avaient d’ailleurs, dans d’autres contextes, été pratiquées.[25]
Ont-elles été idéalisées ou sont-elles décrites avec réalisme ? Le débat reste ouvert.[26] Quoi qu’il en soit, il est clair que la communauté de vie et de biens stricte ou partielle n’était pas une obligation[27]. Par ailleurs, on sait que les premiers chrétiens s’attendaient à un retour rapide du Christ. L’imminence de l’événement a certainement favorisé les abandons de biens pour vivre déjà sur cette terre la vie des cieux. Paul « devra bien vite calmer l’attente fébrile de certains fidèles »[28] : « Quant aux temps et moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive »[29]. Dans le commentaire de ce passage, la Bible de Jérusalem note que Paul reprend « les affirmations du Seigneur sur l’incertitude de la date de son Avènement dernier[30], _qu’il faut attendre en veillant[31]. (…) Le Jour du Seigneur viendra comme un voleur, il faut veiller, le temps est court. Bien qu’il se range d’abord par hypothèse parmi ceux qui verront ce jour[32], il en vient à envisager de mourir auparavant[33] et met en garde ceux qui le croient imminent[34]. Les vues sur la conversion des païens donnent même à penser que l’attente pourra être longue.[35] » Progressivement, avec le temps, les chrétiens ont compris qu’il leur faudrait peut-être attendre encore longtemps comme le suggère Pierre : « … devant le Seigneur, un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Le Seigneur ne retarde pas l’accomplissement de ce qu’il a promis, comme certains l’accusent de retard, mais il use de patience envers vous, voulant que personne ne périsse, mais que tous arrivent au repentir. Il viendra le Jouir du Seigneur, comme un voleur ; en ce Jour, les cieux se dissiperont avec fracas, les éléments embrasés se dissoudront, la terre avec les œuvres qu’elle renferme sera consumée ».[36]
On peut donc dire, et c’est cela qui est resté, que le partage des biens dans la foi a une signification eschatologique. Comme l’a très bien décrit le Concile à propos des religieux : « comme le peuple de Dieu n’a pas ici-bas de cité permanente, mais est en quête de la cité future, l’état religieux, qui assure aux siens une liberté plus grande à l’égard des charges terrestres, plus parfaitement aussi, manifeste aux yeux de tous les croyants les biens célestes déjà présents en ce temps, atteste l’existence d’une vie nouvelle et éternelle acquise par la Rédemption du Christ, annonce enfin la résurrection à venir et la gloire du royaume des cieux. »[37]
Le bon sens incite à penser que l’on ne peut donc généraliser les modèles proposés par les Actes d’autant moins que la communauté de Jérusalem elle-même fut confrontée à des difficultés matérielles. Comment vivre, en effet, longtemps en consommant tout son captal et si personne ne vous fait profiter de son capital[38] ? Paul dut organiser une collecte pour soutenir la communauté[39] et Paul, nous l’avons vu, invitera les chrétiens à ne pas paresser mais « à travailler dans le calme et à manger le pain qu’ils auront eux-mêmes gagné ».[40]
De toute façon, comme l’écrit Alain Durand, « le sens de cette pratique économique n’est pas la mise en commun elle-même (ce qui est souvent le cas lorsque ces textes sont utilisés dans le cadre de la vie religieuse), ce n’est pas davantage l’abolition du droit de propriété (comme les premiers socialistes ont aimé le souligner), ce n’est pas non plus le renoncement aux biens de ce monde (comme cela se produit dans une perspective ascétique) : le sens de cette mise en commun est de faire en sorte que « nul ne soit dans le besoin » (Ac 4, 34), que chacun reçoive (…) « au fur et à mesure de ses besoins »[41](Ac 2, 44) ».[42]
Il ressort de tout ce qui précède qu’on ne peut tirer argument de ces épisodes des Actes en faveur d’un « communisme chrétien » qui devrait être un mode de vie général. De même qu’on ne peut non plus étendre le « communisme évangélique » des amis de Jésus. Il s’agit d’ »un régime spécial de noviciat apostolique et de perfection religieuse, imposé par Jésus aux compagnons de sa vie et de son ministère, mais à eux seuls »[43]. Dès lors, l’exemple souvent cité et loué[44] des « réductions »[45] du Paraguay doit être lui aussi revu dans le cadre des circonstances particulières où il s’est développé.
En 1609, avec l’accord de Philippe III d’Espagne, le Père général Claudio Acquaviva[1] autorisa les Jésuites à fonder des villages ou « réductions » dans la région du cours moyen et supérieur des fleuves Paranà et Paraguay sur le territoire des Indiens Guaranis. Par tradition, ces Indiens polygames se faisaient la guerre[2] pour faire des prisonniers qu’ils mangeaient. Depuis la colonisation et malgré les interdits[3], ils subissaient les razzias des esclavagistes. Il s’agissait donc à la fois de les évangéliser, de les fixer, de les empêcher de se faire la guerre et de les protéger des prédateurs. Les jésuites établirent progressivement 38 réductions groupant, à leur apogée, plus de 300.000 indiens. Ils y appliquèrent une théocratie communiste. d’une part l’autorité était exercée par les Pères, la base de la communauté était religieuse et tout était possédé en commun à l’instar de la première communauté de Jérusalem[4] : « d’un bout à l’autre de son histoire, la république Guaranie vécut sous le régime de la propriété commune des terres. La propriété individuelle du sol ne se trouva jamais réalisée sur la moindre parcelle de son territoire. Acheter, louer ou léguer le plus modeste lopin de terre, utiliser le travail d’autrui à son profit personnel, transformer le sol en instrument de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme, autant d’opérations qui restèrent inconnue. Le lot viager qu’on tenta d’introduire rencontra l’indifférence totale des Guaranis, très satisfaits de leur régime de communauté intégrale. La plupart des Pères, qui n’avaient agi que sous la pression du roi et la menace de leurs adversaires, n’insistèrent du reste pas, comprenant trop bien que le développement des intérêts égoïstes amènerait la décadence religieuse et sociale de leurs communautés, bâties sur la solidarité. (…) Tous les bâtiments publics, les maisons d’habitation, les ateliers étaient construits aux frais de la communauté, restaient sa propriété inaliénable, étaient administrés par elle et fonctionnaient à son service, pour la satisfaction des besoins de toute la population. (…) Les moyens de transport, bateaux, canots, chars, étaient monopolisés par la communauté.
La communauté était poussée jusqu’au produit du travail dans l’artisanat comme dans l’agriculture. Les ateliers divers, fonderies, moulins, tanneries, les mines, etc., travaillaient pour la communauté et lui livraient leurs produits. En compensation, grains, fruits, coton, maté et toutes autres denrées étaient réparties selon les besoins (…) ». Dans cette communauté, on ne connaît pas le salaire mais « le revenu du travail (…) était touché sous forme de prestations les plus diverses comprenant en somme la couverture de tous les besoins: logement, avec maison particulière au moment du mariage, vêtements, nourriture pour les artisans, objets manufacturés pour les agriculteurs, instruction de enfants et placement, assurance-vieillesse, assurance-maladie et accident, entretien de la veuve et des orphelins, etc. »[5]
En contrepartie, toute la vie se déroule sous la tutelle cléricale. Non seulement l’instruction religieuse, les prières et les célébrations, mais aussi l’organisation des journées, les activités économiques, commerciales, sociales et privées sont sous le contrôle permanent des jésuites et de leurs agents : « la liberté des Indiens est ainsi canalisée rigoureusement »[6]. Un couvre-feu est imposé[7] et s’il n’y a pas de peine de mort -ce sont des « enfants »- fouet et cachot maintiennent l’ordre[8].
Dans cette ambiance disciplinée et religieuse vouée au travail obligatoire, les réductions prospérèrent jusqu’en 1750 où un traité politique et commercial entre l’Espagne et le Portugal annonce la fin de l’exception guaranie[9]. En 1759, les Jésuites étaient expulsés des territoires portugais et, en 1767, l’Espagne faisait arrêter les Pères de la péninsule et des colonies. Guerres, massacres et déportations anéantirent l’oeuvre des Jésuites en quelques années.
Dès le début et jusqu’à aujourd’hui, les réductions furent l’objet de critiques et de louanges.
Nous l’avons vu, C. Lugon[10], enthousiasmé par ces réalisations, affirme que « la République guaranie était en bonne voie pour réaliser au fur et à mesure de l’introduction de nouveaux progrès techniques et culturels « une forme supérieure de communisme ». » Pour lui, les Pères « avaient par surcroît anticipé l’application des principes fondamentaux des encycliques sociales » et leur système avait appliqué la destination universelle des biens « de façon cohérente ».[11] L’auteur place aussi en exergue de son ouvrage un extrait de ce passage d’un discours de Pie XII au ministre du Paraguay, où le Saint-Père déclare que s’était écrite, dans ce pays, « une histoire où l’Église a laissé des chapitres d’une transcendance mondiale : Nous faisons allusion aussi aux très fameuses « Doctrinas guaranies », où, parmi d’innombrables difficultés, et gravitant plutôt sur le moral que sur le matériel, le labeur civilisateur de l’Évangile arriva à des réalisations sociales telles, que, éliminant les défauts inhérents à toutes les choses humaines, elles sont restées là pour l’admiration du monde, l’honneur de votre pays et la gloire de l’Ordre illustre qui les réalisa, non moins que pour celle de l’Église catholique, puisqu’elles surgirent de son sein maternel. L’expérience se chargea de montrer combien ce système était génial »[12].
Par contre, en présentation d’une réédition des bulles de Benoît XIV Immensa Pastorum et Ex quo Singulari, le traducteur et commentateur ne craint pas de les sous-titrer : « contre la Compagnie de Jésus pour l’affranchissement des Indiens du Paraguay et la condamnation des rites chinois ». Dans son introduction, il accuse les Jésuites d’avoir créé le « mythe » d’une « sorte de Paradis terrestre » dirigé, en fait, par des « trafiquants » « tyranniques » qui cherchaient l’enrichissement.[13]
Dans sa bulle Immensa Pastorum du 20-12-1741, Benoît XIV[14] dénonce les exactions dont sont victimes, au Brésil et dans les « pays voisins », de « malheureux Indiens, non seulement privés de la lumière de la foi, mais lavés même de l’eau sacrée de la régénération ». Benoît XIV rappelle qu’il a demandé au roi de Portugal Jean[15] « pour que s’il se trouvait quelqu’un de ses sujets qui se conduisît à l’égard des Indiens autrement que l’exige la douceur de la charité chrétienne, ils le frappassent des peines les plus sévères d’après les édits royaux ». Benoît XIV invite les évêques à intervenir avec zèle, renouvelle et confirme les mesures prises par Paul III et Urbain VIII en faveur des Indiens et donne aux évêques l’ordre que chacun d’entre eux « après avoir fait transcrire, publier et afficher les édits concernant les Indiens résidant tant au Paraguay que dans les provinces du Brésil ou sur les rives du fleuve de La Plata et dans les autres régions ou pays des Indes occidentales et méridionales, leur prête l’aide d’une assistance efficace. qu’à tous et à chacun de vos ressortissants, tant séculier qu’ecclésiastique, de quelque état, sexe, état, condition et dignité qu’il soit, même digne d’une mention spéciale, ou appartenant à n’importe quel Ordre, Congrégation, Société, même à la Société de Jésus, à n’importe quelle Religion ou Institut, mendiant ou non mendiant, aux moines et réguliers, même des Ordres miltaires, ou aux Frères soldats de l’Hôpital de Saint-Jérôme de Jérusalem, - sous peine pour les contrevenants d’excommunication latae sententiae à encourir ipso facto, dont on ne pourra être absous que par nous ou par le Souverain Pontife alors régnant, sauf à l’article de la mort et après satisfaction, - il soit très strictement interdit de réduire désormais ces Indiens en esclavage, de les vendre, d’en acheter, de les échanger, de les donner, de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les dépouiller de leurs biens meubles et immeubles, de les enlever ou transporter, de les priver n’importe comment de leur liberté et de les retenir en servitude. »
On a noté, au passage, l’allusion au Paraguay et la mention « même à la Société de Jésus ». Le texte est général et n’apporte rien de plus par rapport aux actes antérieurs du Saint Siège que ces précisions nominales.
Peut-on considérer la réduction comme une forme d’esclavage ou Benoît XIV a-t-il prêté l’oreille aux accusations portées par les puissances politiques et commerciales et par certains clercs séculiers ? Il est difficile de le dire.
En tout cas, en 1758, Pombal arracha « à Benoît XIV vieilli et malade, la nomination d’un visiteur des maisons de la Compagnie au Portugal et dans ses colonies ». Il s’agit du cardinal Saldanha qui, outrepassant droits et profitant de la vacance du pouvoir papal rapporta que les jésuites étaient « coupables d’un commerce illicite et scandaleux ».[16]
Sous le pontificat de Clément XIII[17], les « cours bourboniennes », Espagne, France, Portugal et Parme se déchaînèrent contre les Jésuites : les Jésuites sont expulsés du Portugal en 1759 et le nonce est reconduit à la frontière ; en 1764, suite aux attaques du Parlement de Paris, Louis XV supprime la Société[18] ; en 1767, Charles III habilement manipulé bannit les Jésuites et le duc de Parme, en 1768, les chasse. Très courageusement, mais en vain, Clément XIII publiera en 1765 la bulle Apostolicum pascendi où il fait l’éloge de l’ordre et, entre autres, de leurs missions. La bulle sera officiellement « supprimée et condamnée » en France, au Portugal et à Naples.
En 1769, Clément XIII meurt et lors du conclave qui doit désigner son successeur, les « cours » prennent l’initiative de faire savoir qu’elles ne reconnaîtront qu’un pape décidé à supprimer la congrégation. Tout au long du conclave, des cardinaux partisans en violent le secret. Le cardinal Ganganelli est sondé sur ses intentions s’il est élu pape. d’après certains témoignages il aurait alors laissé entendre qu’il donnerait satisfaction aux »cours ». Toujours est-il qu’il est élu sous le nom de Clément XIV[19] et que, d’emblée, il travaille à la réconciliation du Saint-Siège avec les cours, prêt à de multiples concessions pour rétablir la paix. Le 21 juillet 1773, le bref Dominus ac Redemptor dissout la Compagnie de Jésus[20].
La gestion du Paraguay n’est évidemment pas la seule cause de la haine farouche dont les Jésuites feront les frais mais il est certain que leur gestion des missions était un obstacle au mercantilisme colonial des Portugais et des Espagnols[21].
Ceci dit, on ne peut suivre les auteurs qui estiment que la république guaranie fut un modèle de société chrétienne. Dans les circonstances évoquées, elle protégea les Indiens de la guerre, de la pauvreté, de l’ignorance et de l’esclavage mais le modèle n’est certes pas transposable dans la mesure où ces sociétés furent gérées comme des couvents, dans une perspective cléricale et paternaliste, les Indiens étant encore considérés après 150 ans de civilisation comme de grands « enfants ». On ne peut non plus tirer argument du fait que les Guaranis furent opposés aux tentatives timides de privatisation que les Jésuite se crurent obligés de consentir suite à diverses pressions. Le communisme chez les Guaranis n’était pas un pur produit d’importation mais s’enracinait dans leurs anciennes traditions.
Il est, de toute façon, invraisemblable d’affirmer que les Jésuites avait appliqué, par avance, les « principes fondamentaux des encycliques sociales ».
S’il est bien une question sur laquelle la doctrine de l’Église s’est prononcée rapidement et n’a jamais varié, c’est bien celle de la propriété, comme nous allons le voir.
Des origines à aujourd’hui, nous allons, en effet, retrouver les mêmes principes. Faut-il s’en étonner si on se souvient bien de ce que les Écritures nous disent des riches et des pauvres ? La richesse n’est pas en soi un mal. Elle n’est pas l’objet de la colère de Dieu, des prophètes, des apôtres qui s’en prennent aux riches dans la mesure où leurs richesses ferment leur cœur à la Parole de Dieu et à l’appel des pauvres.
Rappelons-nous les rudes avertissements lancés aux riches par Jacques: « Mais vous, vous méprisez le pauvre ! N’est-ce pas les riches qui vous oppriment ? N’est-ce pas eux qui vous traînent devant les tribunaux ? N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau Nom qu’on a invoqué sur vous ? »[1] Ou encore : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous: elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenus aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »[2]
La leçon à tirer de ces deux extraits est simple. Dans le premier, on voit que les riches font « courir de grands risques à la communauté. Non pas tellement, d’ailleurs, par leur attitude sociale révoltante, que par leurs accointances avec le pouvoir (un peu comme en politique) ; car cela leur donne une aversion naturelle pour toute soumission, et particulièrement pour la soumission à la loi du Christ. Ne dit-elle pas, cette loi, que « celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous » (Mc 10, 44) ? Les riches préfèrent de beaucoup se servir des lois humaines, qui permettent aux plus forts et aux plus grands -donc aux riches- de se poser en chefs auprès des autres, et de « leur faire sentir leur pouvoir « (Mc 10, 42). »[3] Dans le deuxième extrait, articulé sur des images empruntées à l’Ancien testament[4], « la pensée de Jacques est (…) tout à fait similaire à celle du message de Jésus, tel que nous le présentent les évangiles synoptiques. La parabole du riche propriétaire terrien, rapportée par saint Luc (Lc 12, 16-21), est très significative à ce sujet. On y voit en effet un homme amasser des richesses, et croire ainsi s’assurer un avenir tranquille ; mais le jour où « son âme lui est redemandée », c’est comme s’il n’avait plus rien, malgré ses greniers pleins à craquer, car Dieu ne prend pas en considération de tels titres pour permettre l’entrée du Royaume. Devant Dieu, le fruit de la richesse se réduit à une totale pénurie ».[5]
A travers ces textes, le riche est invité à rompre avec un style de vie dominé par l’avarice, la fraude, le luxe, le mépris des pauvres et, en positif, d’écouter le conseil que Paul demande à Timothée de leur transmettre : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».[6]
On se s’étonnera donc pas de l’unanimité des Pères. Ils recommandent aux riches le détachement, l’aumône et parfois la dîme : « Que le riche fasse largesse au pauvre ; que le pauvre loue Dieu de lui avoir donné le suppléant de sa pénurie »[7] . C’est le vœu de Clément de Rome, de Clément d’Alexandrie[8].
Face à une série d’hérésies communisantes[9], les Pères vont développer leur réflexion. Saint Epiphane[10] précise : « L’Église possède la chasteté et ne blâme pas la vie conjugale ; l’Église possède la pauvreté et ne s’élève pas contre ceux qui détiennent justement des richesses et qui ont hérité de leurs parents, aux fins de subvenir à soi-même et aux pauvres ». De même, saint Cyrille de Jérusalem : « Les richesses ne sont pas l’œuvre du démon, comme le pensent quelques-uns. Usez de l’argent avec honnêteté, et il ne sera pas mauvais. (…) Je dis cela pour les hérétiques qui condamnent toute possession et toute richesse, comme ils condamnent le corps. Je ne veux pas que vous soyez esclaves des richesses ; mais que vous ne voyiez point en elles un ennemi, lorsque vous les tenez de Dieu pour votre bien »[11]. Encore à propos des « apostoliques », saint Augustin dénonce leur erreur : « Superbement, ils s’intitulent apostoliques, parce qu’ils ne reçoivent dans leur société ni gens mariés ni propriétaires : en cela ils se rapprocheraient de moines et de clercs nombreux dans l’Église catholique ; mais ils deviennent hérétiques lorsqu’ils refusent tout espoir de salut à ceux qui retiennent les biens dont eux-mêmes se privent »[12]. L’évêque d’Hippone, confronté aux confiscations de biens dont sont victimes les donatistes[13],va distinguer droit divin et droit humain: »La terre est au Seigneur avec tout ce qu’elle contient : Dieu fit riches et pauvres d’un même limon, et une même glèbe les supporte. C’est selon le droit humain qu’un homme dit : « cette villa, cette maison, ce serviteur est à moi. » Ceci est de droit humain et de droit impérial ; et pourquoi ? Parce que Dieu distribua les droits humains au genre humain par les empereurs et les rois. »[14] Augustin laisse ainsi entendre que par le biais de l’autorité légale, la propriété privée remonte aussi à Dieu.
Même les Pères les plus acharnés à dénoncer l’avarice des riches et à confirmer la destination universelle des biens, reconnaissent la légitimité de la possession individuelle. L’exemple de saint Ambroise[15] est particulièrement éclairant : « Parmi les opulentissimes, écrit-il, lequel ne s’efforce pas de bousculer le pauvre en dehors de son petit champ, et d’éliminer les sans-richesse des confins de sa terre ? (…) De quel riche une propriété voisine n’enflamme-t-elle pas la cupidité ? » Or, « c’est en commun et pour tous, riches et pauvres, que la terre fut créée : pourquoi donc, ô riches, vous arrogez-vous le monopole territorial ? La nature ne connaît point de riches ; elle n’engendre que des pauvres : nous ne naissons pas avec des vêtements, nous ne sommes point enfantés avec de l’or et de l’argent. » Dès lors, « ce n’est pas de ton bien que tu accordes à l’indigent, mais du sien que tu lui rends ; car c’est un bien commun, donné à l’usage de tous, que tu usurpes tout seul. La terre est à tous, non aux riches. »[16] « Il est injuste que ton semblable ne soit point aidé par son compagnon, surtout quand le Seigneur Dieu voulut que cette terre offrît à tous ses produits ; mais l’avarice a réparti les droits de possession. »[17] Cette dernière phrase paraît contredire ce qu’Augustin écrivait à propos de la propriété individuelle. En réalité, il n’en est rien malgré la radicalité des formules employées par Ambroise. Il veut rappeler, comme Augustin, que le principe de la destination universelle des biens précède et mesure le droit à la propriété privée. En effet, le même Ambroise déclare que « ce ne sont pas ceux qui ont des richesses, mais ceux qui ne savent pas en user, que frappe la sentence divine : Malheur à vous, les riches. »[18] Ailleurs, il dira : « ce ne sont pas les riches qui sont damnables, mais les richesses des pécheurs. »[19] Dieu en effet est la source des richesses que l’on reçoit: « De Dieu vous avez reçu ce que vous devez aux pauvres ; à Dieu appartiennent vos dons. »[20]
On retrouve le même mouvement - insistance sur le collectif et reconnaissance du privé- chez saint Basile[21] et saint Jean Chrysostome[22].
Basile emploie deux images pour souligner l’indécence des riches: « qu’est-ce donc qui est à toi ? d’où l’as-tu pris en l’apportant dans la vie ? Tel, au théâtre, un spectateur qui s’installe sur les gradins et qui écarte les arrivants, persuadé de son droit exclusif sur ce qui est disposé pour l’avantage de tous ; voilà l’image des riches : accapareurs du bien commun, ils se hâtent d’abord de se l’approprier. »[23] Et parlant des pâturages des brebis et des chevaux, il ose cette comparaison : « Ils se laissent chacun la place nécessaire ; mais, nous, ce qui est commun, nous le dissimulons dans notre sein, et nous possédons tout seuls ce qui revient à beaucoup. »[24] Ceci dit, Basile ne condamne pas la possession en soi mais conseille au propriétaire : « Ne pèse pas sur les prix en spéculant sur les besoins ; n’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers (…). Allons, sache varier la distribution de ta richesse ; sois libéral et magnifique dans tes largesses aux indigents. (…) A mesure qu’on puise dans les réservoirs, ils coulent mieux ; si on les abandonne, ils se corrompent. De même les richesses : au repos, elles demeurent inutiles ; dans le mouvement et le transfert, elles fructifient pour le bien général. »[25]
Jean Chrysostome est sans doute le père qui a le plus insisté sur la communauté des biens. Comme les auteurs précités, il en parle en termes forts : « N’est-ce pas là un mal de posséder tout seul les biens du Maître, de jouir tout seul des biens communs ? La terre n’est-elle pas au Seigneur, avec tout ce qui la remplit, comme le dit un Psaume ? Si donc nos possessions appartiennent à notre commun Maître, ne sont-elles pas aussi à nos co-serviteurs. Tous biens de maîtres sont communs ; n’est-ce pas le régime des grandes maisons ? Tous y reçoivent par exemple une égale ration de blé ; elle sort des réserves dominicales, et la demeure du maître est pour tous. Communes également, les possessions impériales: les villes, les places, les promenades appartiennent à tous : nous y avons tous droit au même titre. »[26] Comme les autres, il reconnaît que « pas plus que la pauvreté, la richesse n’est mauvaise en soi ; elle ne le devient que par la conduite de ses possesseurs. »[27] Et il précise : « Si le riche ne convoite pas injustement, il n’est pas mauvais, pourvu que d’ailleurs il donne aux indigents ; mais s’il ne donne pas, il est mauvais et rapace ; »[28] Il n’empêche que Jean Chrysostome marque sa préférence pour la propriété collective : « Ces glaçantes paroles, le tien et le mien, quelles causes de luttes et d’ennuis ? Supprimez-les : plus d’inimitiés ni de noises cherchées : ainsi la communauté des biens nous convient beaucoup mieux et répond mieux à la nature. »[29] En fonction de cette préférence, on peut, à cet endroit, formuler une hypothèse : la destination universelle des biens ne limite pas seulement le droit à l’appropriation mais elle doit être un idéal vers lequel il faut tendre autant que faire se peut. Nous verrons par la suite si nous pouvons l’affirmer. Toujours est-il, que les Pères considéreront la communauté évangélique telle qu’elle fut pratiquée par Jésus comme la manière de vivre le plus parfaitement l’appel du Christ, manière que refusa, en toute liberté mais dans la tristesse, le jeune homme riche[30], manière d’anticiper le Royaume.[31]
En tout cas, les Pères confirment la leçon de Paul au voleur : « qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux ».[32] Le travail est le moyen ordinaire d’entrer en possession des biens de la terre et cette possession est justifiée, d’une part, par la nécessité de la subsistance et du progrès, et, d’autre part par le partage. Indissociablement.[33] La richesse ne se justifie que par le partage : « Dieu veut qu’on fasse profiter tout le monde de ses propres largesses. Ceux qui reçoivent rendront compte à Dieu (…). Celui qui donne, lui, est irréprochable, car il a rempli avec simplicité le ministère ».[34]
Si, à cette condition, la propriété privée se justifie, elle doit, semble-t-il, s’inscrire, pense aussi le P. Gonzalez, dans une tension égalitaire : « L’égalité entre les hommes, fruit de la justice, ne peut ni être réduite au domaine des biens naturels, ni être obtenue en l’imposant par la force, mais elle doit être une tendance constante, fruit de l’esprit ».[35]
Saint Thomas recueille l’héritage des Pères et notamment les condamnations des riches par saint Basile et saint Ambroise mais aussi la condamnation des « apostoliques » par saint Augustin. Il va, comme d’habitude, avec l’aide d’Aristote fonder et articuler philosophiquement ces diverses prises de position qui ne s’opposent qu’en apparence.[1] « Les choses extérieures, explique saint Thomas[2], peuvent être envisagées sous un double aspect. d’abord quant à leur nature[3], qui n’est pas soumise au pouvoir (potestas : capacité et puissance d’agir, maîtrise, autorité) de l’homme mais de Dieu seul, aux ordres de qui toutes choses obéissent ; puis quant à leur usage ; sous ce rapport l’homme a un domaine (dominium : propriété, droit de propriété) naturel sur ces choses, car par la raison et la volonté il peut se servir de ces biens extérieurs en vue de son utilité, comme étant faites pour lui. » Et donc, si, d’une part, le riche est blâmé dans l’Évangile, c’est parce qu’il se considère comme « le premier possesseur » des biens et qu’il oublie qu’il les a reçus de Dieu qui est leur « principe », qui a la maîtrise (dominium) sur leur nature. d’autre part, c’est Dieu qui a créé « les êtres imparfaits » pour « les plus parfaits »[4]et a « destiné certaines choses au soutien de la vie corporelle de l’homme ». On peut en conclure que l’homme a »de ce chef la possession (dominium) naturelle de ces choses, en ce sens qu’il a le pouvoir (potestas) d’en faire usage. »[5]
La possession des biens naturels - »quant à leur usage »- est donc naturelle à l’homme mais un homme, un individu particulier, peut-il pour autant « posséder quelque chose en propre » ?[6] Cette possession semble contraire au droit naturel selon ce décret de Gratien : « Jure naturae sunt oimnia communia omnibus »[7]
Saint Thomas va distinguer, au niveau des individus, le droit de gérer les biens et d’en « disposer » : « potestas procurandi, et dispensandi » (procurare : avoir soin de, cultiver, administrer ; dispensare : partager, distribuer, répartir, administrer), et le droit d’en user, d’en jouir, comme le précise un traducteur[8]:
« Deux choses conviennent à l’homme à l’endroit des biens extérieurs. d’abord, le pouvoir de les gérer et d’en disposer ; et sous ce rapport il lui est permis de posséder des biens en propre. C’est même nécessaire à la vie humaine pour trois raisons : 1° Chacun donne des soins plus attentifs à la gestion de ce qui lui appartient en propre, qu’il n’en donnerait à un bien commun à tous ou à plusieurs ; en ce cas, en effet, chacun évite l’effort et laisse aux autres le soin de pourvoir à l’œuvre commune ; c’est ce qui arrive là où il y a un grand nombre de serviteurs. 2° Il y a plus d’ordre dans l’administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s’occupait indistinctement de tout. 3° La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait de ce qui lui appartient ; l’on constate, en effet, de fréquentes querelles entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l’indivis »[9] .
Ce qui convient encore à l’homme vis-à-vis des biens extérieurs c’est d’en jouir. Mais sous ce rapport l’homme ne doit pas posséder ces biens comme s’ils lui étaient propres, mais comme étant à tous, en ce sens qu’il doit être tout disposé à en faire part aux nécessiteux. Aussi saint Paul écrit-il à Timothée : « Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle présent d’être prompts à donner[10], de faire part de leurs biens[11] »_ ( 1 Tm 17, 18) ».[12]
Cette idée bien affirmée chez les Pères de l’Église est aussi une exigence aristotélicienne : « Il appartient aux classes favorisées de la fortune, écrit le philosophe, si elles sont intelligentes et habiles, de veiller sur les pauvres et de leur procurer des moyens de travail. Il est bon d’imiter l’institution des tarentins : ceux-ci concèdent aux indigents la jouissance commune de leurs propriétés. Ils se concilient ainsi la bienveillance de la masse »[13]. Cette sagesse aurait épargné, au XIIIe siècle comme de nos jours, bien des haines, révoltes et des révolutions suscitées par la tyrannie, le gaspillage, l’arbitraire, le luxe et l’étalage des richesses des nantis !
Pour revenir au problème posé au départ (l’appropriation est-elle contraire au droit naturel ?), saint Thomas répond : « La communauté des biens est dite de droit naturel, non que le droit naturel prescrive que tout soit possédé en commun et que rien ne puisse être approprié, mais en ce sens que la division des possessions est étrangère aux prescriptions du droit naturel ; elle dépend plutôt des conventions humaines et relève par là du droit positif (…). Ainsi la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[14]. Il revient à l’homme de gérer les biens reçus en être raisonnable et libre ; en tant qu’image de Dieu, de les gérer comme Dieu les gère : au bénéfice de tous, en partageant. Et donc, « …le riche n’est pas injuste lorsque s’emparant le premier de la possession d’une chose qui originairement était à tous, il en fait part aux autres. Il ne pèche qu’en refusant mal à propos[15] à autrui d’en jouir ».[16]
Cette injustice objective amène saint Thomas à affirmer qu’en cas d’extrême nécessité, il est permis de prendre le bien d’autrui : « Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l’ordre naturel établi par la divine providence, les êtres inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l’homme ; aussi bien leur division et leur appropriation -œuvre du droit humain- ne pourront empêcher de s’en servir pour subvenir aux nécessités de l’homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance, sont dus, de droit naturel, à l’alimentation des pauvres (…)[17]. Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative d’un chacun qu’est laissé le soin de distribuer ses propres biens, de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec tout ce qui se présente -par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et qu’on ne peut autrement la sauver-, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d’autrui, ouvertement ou en secret, peu importe. Il n’y a là à proprement parler ni vol ni rapine. »[18]
Est-ce à dire, par ailleurs, que la justice reste une affaire privée, laissée à la conscience du propriétaire ou de l’indigent ? Nous savons que la justice sociale a pour finalité de veiller à ce que le droit naturel soit respecté c’est-à-dire que les biens possédés en surabondance servent à l’alimentation des pauvres. Si la volonté des particuliers doit être sollicitée et c’est un des rôles de la religion, la loi doit aussi aider à la répartition des biens. Saint Thomas, tout en s’appuyant sur la sagesse antique va , à ce point de vue, rendre un hommage particulier à la loi du peuple d’Israël : « Saint Augustin cite cette définition du peuple par Cicéron : « C’est la multitude rassemblée par les liens de l’unité de droit et de la communauté d’intérêts ». Cela suppose essentiellement entre les citoyens des rapports réglés par de justes lois. Mais entre les citoyens il y a deux sortes de rapports : les uns sont fondés sur l’autorité publique, les autres sur la volonté individuelle des particuliers. Et comme nulle volonté ne peut s’exercer que dans les limites de son pouvoir, il faut réserver à l’autorité publique, qui a pouvoir sur les personnes, la connaissance des litiges entre particuliers et le châtiment des malfaiteurs. Au contraire, les particuliers ont pouvoir sur leurs biens ; ils peuvent donc, à cet égard, traiter librement entre eux, par exemple, vendre, faire donation, etc.. « Saint Thomas remarque que « ces deux sortes de rapports ont été convenablement réglés par la loi. » Après avoir évoqué l’établissement des juges et de la procédure, il en vient au problème des biens et rappelle que « l’idéal, selon Aristote, est que les propriétés soient distinctes, mais que l’usage en soit particulièrement commun et partiellement distribué par la volonté des propriétaires. » Et il constate que la loi ancienne a répondu à cet idéal en appliquant trois principes:
« En premier lieu, les terres furent partagées entre les particuliers (Nb 33, 53s) : « J’ai mis cette terre en votre possession ; vous vous la partagerez au sort. » Mais comme, au témoignage d’Aristote l’inégalité des biens a conduit maints États à la ruine, la loi a préparé un triple remède à cet égard. Le premier consistait dans une répartition des terres exactement proportionnée au nombre de têtes : « Vous donnerez un héritage plus grand aux familles plus nombreuses, un héritage moindre aux moins nombreuses » (Nb 33, 54). Autre remède : les fonds n’étaient pas aliénables à perpétuité, mais revenaient au temps marqué à leur propriétaire, sans fusion des parts. Un troisième remède pour éviter ces accroissements, c’était la dévolution de l’héritage aux parents du défunt : au fils en premier lieu, puis à la fille, troisièmement aux frères, ensuite aux oncles paternels, enfin en dernier lieu, à la parenté (Nb 27, 8s). En outre, pour maintenir la répartition des patrimoines, la loi a établi que les filles héritières se marieraient dans leur tribu (Nb 36, 8).
En second lieu, la loi a établi dans une certaine mesure l’usage commun. Et tout d’abord, en ce qui concerne la gestion, le Deutéronome prescrit (22, 1-4) : « Si tu vois s’égarer le bœuf ou la brebis de ton frère, tu ne t’en détourneras pas, mais tu les ramèneras à ton frère. » On pourrait citer d’autres exemples. Puis, en ce qui concerne la jouissance : tous en effet, sans exception, étaient autorisés à entrer dans la vigne d’un ami et à y manger du raisin, sans toutefois en emporter. A propos des pauvres en particulier, on devait leur abandonner les gerbes oubliées ainsi que les grappes et les fruits restant (Lv 19, 9-10 ; Dt 24, 19-21). De même les produits de l’année sabbatique étaient mis en commun (Ex 23, 11 ; Lv 25, 4-7).
En troisième lieu, la loi a organisé une distribution effectuée par les propriétaires eux-mêmes : tantôt à titre purement gratuit (Dt 14, 28-29): « Tous les trois ans, tu mettras à part une autre dîme, et le lévite, l’étranger, l’orphelin et la veuve viendront s’en nourrir et s’en rassasier » ; tantôt contre un avantage équivalent, dans le cas d’une vente, d’une location, d’un prêt ou d’un dépôt ; de tous ces actes, les conditions sont précisées par la loi. d’où il ressort clairement, conclut saint Thomas, que la loi ancienne a convenablement réglé la vie sociale de ce peuple. »[19]
Cette loi ancienne à laquelle saint Thomas rend hommage, malgré qu’elle se perde et se sclérose en maints détails, n’a pas été, pour l’essentiel, abolie par la loi nouvelle : les œuvres de charité, « dans la mesure où elles sont nécessaires à la vertu, ressortissent aux préceptes moraux, déjà promulgués dans la loi ancienne ; par conséquent la loi nouvelle, à cet égard, ne devait rien dire de plus que l’ancienne en fait d’œuvres extérieures ».[20]
Malgré que saint Thomas s’adresse à une société économique très différente de la nôtre[21], certains principes peuvent être retenus et seront repris par les pontifes modernes dans l’élaboration de la doctrine sociale. Résumons-les.
Tous les hommes ont droit à l’existence et donc aux ressources nécessaires pour vivre d’une manière pleinement humaine, matériellement et spirituellement. La vie matérielle étant ordonnée à la vie spirituelle : intellectuelle, morale, religieuse.
Toute ressource matérielle est bonne dans la mesure où elle permet aux hommes d’atteindre leurs fins dans l’ordre sans priver d’autres hommes de ces moyens indispensables à la poursuite de leurs fins naturelles.
De droit naturel, tout doit être commun, accessible à tous, mais l’appropriation est nécessaire. Relevant du droit positif, elle est conforme au droit naturel pour autant que l’usage reste commun. A la droit naturel suite de saint Thomas, on dira que le principe de la destination universelle des biens est de « droit naturel absolu » ou « primaire » et que le droit à la propriété privée est de « droit naturel relatif » ou « secondaire ».[22]
d’une part, n’oublions pas ce que saint Thomas disait : « la propriété n’est pas contraire au droit naturel, elle s’y surajoute par voie de conclusion raisonnable »[23]. L’institution de la propriété privée est reconnue bonne par la raison n’est donc pas devenue bonne par pure convention ou par l’effet strict d’un droit positif même si elle est aussi le fruit de conventions et d’un droit positif. Saint Thomas explique : « le droit (…) naturel, c’est ce qui par nature s’ajuste ou se proportionne à autrui. Mais cela peut arriver de deux manières : soit qu’on envisage la chose absolument et en soi (…) ; soit qu’on l’envisage, non plus absolument, ; mais relativement à ses conséquences (…) ». Pour la première manière, Thomas prend l’exemple de l’homme qui « s’adapte » à une femme pour avoir des enfants et pour, la seconde manière, l’exemple de la propriété privée. Et il ajoute : « ce que la raison dicte à l’homme lui est naturel au titre d’être raisonnable ».[24]
d’autre part, l’usage d’un bien propre devient commun par « la providence d’un bon législateur » : « C’est l’idée de propriété, pénétrée de l’idée de société, comportant un service social. Il est normal que l’accomplissement de ce devoir social ne soit pas entièrement laissé à la seule bonne volonté des possédants. Il n’est pas davantage admissible que tous les besogneux soient autorisés à se servir, au gré de leurs besoins ou de leurs caprices, sur les biens des riches, ce serait la ruine de la propriété.
Ce sont deux excès à éviter. Le mieux sera que le service social de la propriété se trouve obtenu par le jeu souple et convergent des institutions et des mœurs, par les vertus des citoyens et les lois. Tout cela faisant que, dans un état bien organisé, toutes les forces sont utilisées dans le sens du véritable intérêt humain de la communauté ». Et C. Spicq ajoute à ce commentaire : « Toutes les formes de possession devraient être pénétrées de cette finalité. »[25]
Nous allons retrouver dans l’enseignement des papes, l’écho de toutes ces nuances.
En attendant, notons que les deux maîtres de l’école franciscaine, saint Bonaventure (1221-1274) et Jean Duns Scot (1266-1308) ont une position plus simple que celle de Thomas, position construite sur une pure conjecture. Pour eux, le droit de propriété privée est strictement positif et est la conséquence du péché puisqu’avant la faute, tout devait être commun[1].
Dans leur recherche de la perfection évangélique et de la pauvreté absolue, ils vont se heurter à la conception défendue par la papauté. L’Église, en effet, à l’époque de Boniface VIII[2], se considère, bien sûr, comme corps mystique mais aussi comme corps « politique propriétaire de grands biens ». Non seulement l’Église défendait son droit de propriété commune mais avait progressivement eu tendance à la considérer comme « une propriété suprême et illimitée (…) du pape sur tous les biens temporels de l’Église ».[3] De plus, certains théologiens[4] estimèrent que pour posséder « justement » il fallait en avoir été reconnu digne par Rome. Dans ces conditions, tout propriétaire hérétique, excommunié, infidèle, pouvait être dépossédé par l’Église.
Bonaventure[5], lui, avait, d’une part, distingué la propriété collective de l’Église et le renoncement absolu à toute forme de propriété pratiqué par les frères mineurs. Et, d’autre part, il va défendre l’idée qu’utiliser les biens que d’autres possèdent ou concèdent est plus fidèle au modèle christique comme au modèle offert par le récit de la Création.
A partir de cette théologie, pratiquement tout l’ordre franciscain entrera en ébullition et contestera la position de la papauté. d’autant plus fortement qu’ils s’estiment soutenus par la bulle Exiit qui seminat dans laquelle le pape Nicolas III[6], avait renouvelé l’approbation de la règle franciscaine et paru accréditer la pratique la plus stricte de la pauvreté. Confronté à cette agitation, le pape Jean XXII[7] intervint à plusieurs reprises durant tout son pontificat sans parvenir tout de suite à apaiser le conflit. En 1323, le bulle Cum inter nonnullos condamne comme hérétique « l’opinion d’après laquelle le Christ et les apôtres n’avaient rien possédé soit en propre, soit en commun ». Il n’y avait pas de contradiction avec la bulle de Nicolas III, comme le prétendirent un certain nombre de franciscains. Nicolas III enseignait que le Christ et les apôtres « avaient pratiqué la pauvreté individuelle ou commune, et que leur conduite était l’idéal proposé aux âmes éprises de perfection » mais il distinguait bien « les œuvres de perfection et les actions de la masse humaine ». Jean XXII dénonçait l’erreur de les confondre, ce qui était le cas de quelques frères mineurs, et « condamnait seulement ceux qui refusent au Christ le droit de posséder », droit auquel le Christ avait renoncé. De plus, faisait remarquer Jean XXII, « tout en préconisant le renoncement au droit de propriété comme un moyen de perfection, Jésus ne s’était point interdit à lui-même la possibilité des acquêts ou des ventes ».[8]
Devant les violences qui agitèrent les franciscains et le risque d’apostasie, Jean XXII publia en 1324 la constitution Quia quorumdam. Appuyée sur l’Évangile et l’enseignement des papes précédents, elle concluait : « Sera considéré comme hérétique quiconque soutiendra que Jésus-Christ et ses apôtres n’eurent sur les choses dont ils se servirent qu’un simple usage de fait ; on en pourrait induire, en effet, que cet usage fut illicite, ce qui serait une conclusion blasphématoire. »[9] Devant la résistance, cette fois, d’une minorité, Jean XXII revint sur le sujet, en 1329, dans la bulle Quia vir reprobus. Il y est affirmé que « le droit de propriété est (…) de droit divin, établi par Dieu en faveur de nos premiers parents. En tant que personne de la Sainte Trinité, le Christ est maître de tout, quoique, comme homme, il ait voulu vivre pauvre. Quant aux apôtres, le Sauveur leur défendit de rien demander quand il les envoya annoncer la bonne nouvelle. L’Évangile prouve cependant que, dans la suite, ils possédèrent des aliments ou en achetèrent. Lors de l’arrestation du Maître n’avaient-ils pas deux épées ? ».[10]
L’affaire paraissait entendue mais elle rebondit cinquante ans plus tard avec Richard FitzRalph et John Wyclif dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’hérésie.
A l’extrême opposé des théories franciscaines condamnées, Hobbes et Locke, nous l’avons vu, jettent les bases de la conception libérale de la propriété. Naît là l’idée d’un droit exclusif et illimité qui, plus tard, dans ses applications livrera les travailleurs « à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée »[11] et provoquera la réaction socialiste.
On se souvient que d’emblée, dans Rerum Novarum, Léon XIII s’en prend aux solutions que les socialistes proposent pour résoudre les graves problèmes sociaux engendrés par les nouveaux rapports sociaux et économiques. C’est pourquoi l’encyclique s’ouvre sur un plaidoyer en faveur de la propriété privée que les socialistes veulent supprimer[1]. Léon XIII répond que cette théorie « est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État, et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social ».[2]
Le travailleur a droit au salaire et à sa libre disposition. En épargnant, il a le droit de chercher à acquérir un fonds propre, une propriété mobilière et immobilière, pour son entretien, pour répondre à ses besoins et échapper à la précarité de l’existence.[3]
Ce droit de propriété est un droit naturel. Si, comme les animaux poussés par leurs instincts, l’homme a besoin des « choses extérieures » pour sa conservation et sa reproduction, il a « en plus », du fait qu’il est un être raisonnable, « le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servi. » En effet, « l’homme embrasse par son intelligence une infinité d’objets ; aux choses présentes il ajoute et rattache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous le gouvernement universel de la providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l’homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours : satisfaites aujourd’hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu’il pût y faire droit en tout temps, que la nature mit à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables. »[4]
Non seulement, comme il a été dit plus haut, le travailleur salarié peut, par la rémunération de son travail, accéder à la propriété mais il faut encore ajouter que si le travail légitime « l’usage du sol » et la jouissance des « fruits des champs », il légitime aussi la possession en propre parce que, par exemple, « ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d’aspect : il était sauvage, le voilà défriché ; d’infécond il est devenu fertile. Ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu’il serait en grande partie impossible de l’en séparer. Or la justice tolérerait-elle qu’un étranger vînt alors s’attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l’a cultivée ? De même que l’effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur ». [5]
Ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est davantage au niveau de la famille qu’il fonde. Dans la « société domestique », le droit de propriété « acquiert d’autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d’extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants » et « la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage ».[6]
Telle est, pour Léon XIII, « la coutume de tous les siècles »[7], confirmée par les lois civiles et la loi divine[8].
Ce droit des individus et des familles ont une « priorité logique et une priorité réelle » par rapport aux droits de la société civile qui doit être pour les citoyens et leur famille « un soutien » et « une protection » dans l’exercice de leurs droits[9] : « il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».[10] L’Église, en effet, n’entérine pas la situation à laquelle les hommes sont confrontés à l’époque mais milite clairement pour une diffusion aussi large que possible de la propriété. Ainsi, « la répartition des biens serait certainement plus équitable ». « Si l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère et s’opérer le rapprochement des deux classes ».[11]
A la fin de ce plaidoyer, Léon XIII n’hésite pas à affirmer « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».[12] La radicalité du propos interpelle. Est-ce à dire que Léon XIII a oublié le principe de la destination universelle des biens ? Non, mais il n’en parle que pour signaler qu’elle ne peut être invoquée comme argument contre la légitimité de la propriété privée : « qu’on n’oppose pas non plus le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples ? Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs ».
On peut s’étonner de cette insistance alors que saint Thomas et surtout les Pères centraient leur réflexion d’abord sur la destination universelle des biens. Il importe ici de tenir compte de deux facteurs. d’une part, je le répète, Léon XIII répond aux socialistes qui veulent abolir la propriété privée. d’autre part, il s’attache, on l’a entendu, à défendre la propriété des biens nécessaires à l’individu et à sa famille pour leur subsistance stable et durable. Il prend ainsi la question de la propriété à la racine pourrait-on dire, dans la mesure aussi où le langage « socialiste », à l’époque, n’est pas toujours très clair quand il évoque l’abolition de la propriété privée. Le P. Bigo a montré[13] qu’il y a dans les œuvres de Marx lui-même des formules où l’expression « propriété privée » semble désigner toute forme de propriété privée[14] et d’autres qui précisent qu’il s’agit de la « propriété bourgeoise ». Le Manifeste du Parti communiste ne lève pas tout à fait l’ambigüité.
Dans le chapitre intitulé « Prolétaires et communistes »[15], Marx et Engels écrivent: « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise[16].
Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.
En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.
On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnelle acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare la base de toute liberté, de toute indépendance individuelle.
La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois, du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir : le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.
Ou bien veut-on parler de la propriété bourgeoise moderne ?
Mais est-ce que le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Absolument pas. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire davantage de travail salarié pour l’exploiter de nouveau. » On aura noté au passage que pour Marx et Engels, l’abolition de la « propriété personnelle » par le « progrès » n’est pas regrettable : « nous n’avons que faire de l’abolir ». Mais c’était une propriété de « petit bourgeois », de « petit paysan ». qu’en est-il de l’ouvrier et de ce qu’il peut acquérir ? « Ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur, expliquent-ils, est tout juste suffisant pour reproduire simplement sa vie. Nous ne voulons absolument pas abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net conférant un pouvoir sur le travail d’autrui ». Le champ d’appropriation est ainsi réduit au maximum car il s’agit d’un droit attaché au travail d’une personne pour la « reproduction » de sa vie. Pas question d’envisager un droit familial, un droit à la constitution d’un patrimoine. La preuve en est fournie très clairement dans les mesures à prendre pour établir une société communiste : sont prévues, sans nuances, non seulement l’« expropriation de la propriété foncière » mais aussi l’« abolition de l’héritage ».
A la lumière de l’ensemble de l’économie politique de Marx qui condamne la propriété bourgeoise, c’est-à-dire le capital privé, la propriété privée des moyens de production[17], le P. Bigo explique que dans cette idéologie, « on peut (…) laisser à l’individu son propre produit, à condition qu’il ne puisse le vendre qu’à la collectivité, unique intermédiaire, unique commerçant dans la société. On peut lui laisser aussi la possibilité de se procurer les biens nécessaires à son usage, à condition qu’il ne puisse les acheter qu’à la collectivité ».[18]
Cette collectivisation qui peut être poussée jusqu’aux conditions de la vie quotidienne des individus et des familles dans le rêve de certains utopistes est condamnée par Léon XIII qui, pour autant ne peut être jugé complice de l’organisation bourgeoise et libérale de la société. Léon XIII défend le principe de la propriété privée au nom des droits de la personne mais il ne cautionne pas par le fait même n’importe quel usage de la propriété. Il faut bien distinguer, écrit-il, « entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel. L’exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. (…) Mais si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation - et ici Léon XIII cite saint Thomas[19]-: « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi l’Apôtre[20] a dit : « Ordonne aux riches de ce siècle… de donner facilement, de communiquer leurs richesses ». » (…) Dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessité, à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. »
Dans ces conditions, il était indécent de reprocher à Léon XIII de prendre le parti des propriétaires contre les prolétaires : « Quiconque, ajoute Léon XIII, a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».[21] La propriété, -la richesse matérielle ou immatérielle- impose des devoirs vis-à-vis des autres, elle a donc une fonction sociale qui découle précisément du fait que Dieu a donné la terre à tous les hommes. Dans la propriété privée, dira le P. Calvez, « tout n’est donc pas privé ».[22]
Pie XI note cette accusation injuste dans son encyclique Quadragesimo anno et s’emploie à défendre son illustre prédécesseur en rappelant le rôle social de la propriété et en prenant ses distances par rapport à « un concept païen de la propriété » : « ni Léon XIII ni les théologiens, dont l’Église inspire et contrôle l’enseignement, n’ont jamais nié ou contesté le double aspect, individuel et social, qui s’attache à la propriété, selon qu’elle sert l’intérêt particulier ou regarde le bien commun ; tous, au contraire, ont unanimement soutenu que c’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée, tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, et pour que, grâce à cette institution, les biens mis par le Créateur à la disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination : ce qui ne peut être réalisé que par le maintien d’un ordre certain et bien réglé.
Il est donc un double écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement. De même, en effet, que nier ou atténuer à l’excès l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collectivisme ou, tout au moins, on risquerait d’en partager l’erreur. Perdre de vue ces considérations, c’est s’exposer à donner dans l’écueil du modernisme moral, juridique et social[1] (…). »[2]
Et Pie XI de rappeler ce que disait Léon XIII : « le droit de propriété ne se confond pas avec son usage[3]. C’est, en effet, la justice qu’on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d’agir de son propre droit, celui d’autrui ; par contre, l’obligation qu’ont les propriétaires de ne faire jamais qu’un honnête usage de leurs biens ne s’impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l’accomplissement par les voies de justice »[4]. C’est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d’affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées. »[5]
La distinction entre droit et usage acquise, peut-on déduire de ce qui précède que l’usage est laissé à la bonne volonté des propriétaires ?
Non. d’une part, Pie XI loue ceux qui « s’appliquent à mettre en lumière la nature des charges qui grèvent la propriété et à définir les limites que tracent, tant à ce droit même qu’à son exercice, les nécessités de la vie sociale (…)[6]. La propriété ayant un aspect individuel et un aspect social, il faut tenir compte, à la fois, de l’« avantage personnel » et de « l’intérêt de la communauté ». C’est à ceux qui gouvernent la société qu’ »il appartient, quand la nécessité le réclame et que la loi naturelle ne le fait pas, de définir plus en détail cette obligation. L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. » Léon XIII n’avait-il pas enseigné, à la suite de saint Thomas, que »Dieu a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l’industrie humaine et aux institutions des peuples »[7] ? Dès lors, conclut Pie XI, « pas plus (…) qu’aucune autre institution de la vie sociale, le régime de la propriété n’est absolument immuable, et l’histoire en témoigne. »[8]
Certes, « l’autorité publique n’a pas le droit de s’acquitter arbitrairement de cette fonction » ; par exemple, « par un excès de charges et d’impôts »[9]. « Toujours, en effet, doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de léguer ses biens par voie d’hérédité ; ce sont là des droits que cette autorité ne peut abolir, car l’homme est antérieur à l’État ».[10]
Mais, de son côté, l’homme n’est pas « autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang »[11]. S’il est riche, il lui est demandé en « un très grave précepte (…) de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence ». Et « une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps » d’exercer cette « vertu de magnificence » dont parlait saint Thomas[12], c’est de consacrer « les ressources plus larges dont (on) dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles »[13]
Ainsi la propriété qui tire son origine « de l’occupation d’un bien sans maître[14] et du travail qui transforme une matière »[15] se met au service du travail. Cette idée permet à Pie XI de réintroduire la formule-clé de Léon XIII : « Il ne peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital. »[16] Mais alors que Léon XIII utilisait cette formule, sur le plan social, pour réconcilier les deux classes antagonistes de la société de son temps et prôner la concorde, Pie XI l’utilise sur le plan économique pour montrer que, « hors le cas où quelqu’un appliquerait son effort à un objet qui lui appartient », la prospérité est le fruit de l’association du « travail de l’un » et du « capital de l’autre ».[17] Et donc les riches ne peuvent réclamer que tout le capital s’accumule entre leurs mains et les travailleurs ne peuvent réclamer »tout le produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu’exigent l’amortissement et la reconstitution du capital ». d’un autre côté, en vertu du même principe, l’État ne peut s’attribuer, « socialiser », tous les moyens de production. Il est bien entendu que la terre doit servir « à la commune utilité de tous »[18] mais la « manière la plus sûre et bien ordonnée » pour « procurer cette utilité aux hommes » est la propriété privée. Et le partage des ressources doit respecter la justice sociale qui « ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages » mais qui veille à « attribuer à chacun ce qui lui revient ».[19]
Tout cela n’interdit pas qu’il y ait des propriétés publiques et qu’il puisse y avoir un rapprochement entre les idées d’un « socialisme mitigé » et les réformes souhaitées par les chrétiens. En effet, « il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[20]
Pie XI confirme donc l’analyse de Léon XIII en apportant toutefois des précisions susceptibles de confondre les « calomniateurs » qui prétendaient que l’Église avait pris le parti des riches.[21] Il n’empêche que les deux papes entendent défendre, avant tout, la propriété privée et n’évoquent la destination universelle des biens qu’a posteriori pour rappeler à l’ordre les propriétaires ou les détenteurs de capitaux qui oublieraient leurs devoirs vis-à-vis des travailleurs.
On se souvient que Léon XIII, lui, affirmait « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».[1] Pie XII, nous allons le voir, renverse la démarche. Dans l’encyclique Sertum laetitiae, abordant la question sociale, il déclare d’emblée que « son article fondamental réclame que les biens créés par Dieu pour tous les hommes parviennent à tous équitablement, la justice accompagnée de la charité dirigeant cette répartition » [2]. Il ne s’agit pas d’une distraction car, à l’occasion du cinquantenaire de Rerum novarum, Pie XII répétera[3] : « Nous avons Nous-même rappelé l’attention générale dans Notre encyclique Sertuim laetitiae (…) : point fondamental qui consiste, comme Nous disions, dans l’affirmation de l’imprescriptible exigence « que les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité ». Et de développer ainsi sa pensée : « Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens matériels de la terre, quoiqu’il soit laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail l’actuation pratique de ce droit. Un tel droit individuel ne saurait en aucune manière être supprimé, pas même par d’autres droits certains et reconnus sur des biens matériels. Sans doute, l’ordre naturel venant de Dieu requiert aussi la propriété privée et la liberté du commerce réciproque des biens par échanges et donations, comme en outre la fonction régulatrice du pouvoir public sur l’une et l’autre de ces institutions. Tout cela, néanmoins, reste subordonné à la fin naturelle des biens matériels, et ne saurait se faire indépendant du droit premier et fondamental qui en concède l’usage à tous, mais plutôt doit servir à en rendre possible l’actuation, en conformité avec cette fin ».
La leçon est claire.
Premièrement, le droit à la propriété privée est « subordonné » à un « droit premier et fondamental » qui est le droit pour tous d’user des biens matériels. Le P. Calvez le confirme : cette hiérarchie sera désormais au cœur de l’enseignement de l’Église. Il est établi, sans ambigüité, que le droit de tout homme à user des biens de la terre est supérieur à tout autre droit, que ce soit celui de propriété ou celui de régulation par le pouvoir public.[4]
Deuxièmement, la propriété privée est un moyen d’assurer cet usage commun.[5]
Dans ces conditions, il faut diffuser la propriété privée : « La dignité de la personne humaine suppose (…) normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. Les règles juridiques positives qui règlent la propriété privée peuvent changer et en restreindre plus ou moins l’usage ; mais si elles veulent contribuer à la pacification de la communauté, elles devront empêcher que l’ouvrier, père ou futur père de famille, soit condamné à une dépendance et à une servitude économique, inconciliable avec ses droits de personne humaine.
Que cette servitude dérive de l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État, l’effet est le même. »[6]
Parmi les exigences de l’Église, insiste Pie XII, se range « la conservation et le perfectionnement d’un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu’elle soit, une propriété privée à toutes les classes de la société (…) ».[7]
C’est pourquoi non seulement elle n’a jamais accepté les théories qui nient ce droit ou en rendent impossible l’accès « aussi bien sur les biens d’usage que sur les moyens de production » mais elle ne peut accepter non plus les systèmes qui reconnaissant le droit de propriété privée mais empêchent la construction d’un « ordre social véritable et sain »[8]. Si dans le premier cas, nous reconnaissons le « socialisme », par exemple, dans le second cas, Pie XII dénonce explicitement « capitalisme » qui « se fonde sur ces conceptions erronées et s’arroge un droit illimité sur la propriété en dehors de toute subordination au bien commun ». Pie XII ajoute : « l’Église l’a toujours réprouvé comme contraire au droit naturel ». Et il n’hésite pas à préciser les méfaits de ce capitalisme:
« Nous voyons de fait l’armée toujours grandissante des travailleurs se heurter souvent à ces accumulations exagérées de biens économiques qui, souvent sous le couvert de l’anonymat, réussissent à déserter leurs devoirs sociaux et mettent l’ouvrier à peu près hors d’état de se constituer une propriété effective.
Nous voyons la petite et moyenne propriété[9] s’effriter et s’affaiblir dans la vie sociale, réduite qu’elle est à une lutte défensive toujours plus dure et sans espoir de réussite.
Nous voyons, d’une part, les puissances financières dominer toute l’activité privée et publique, souvent même l’activité civique ; et, d’autre part, la foule innombrable de ceux qui, privés de toute sécurité de vie directe ou indirecte se désintéressent des véritables et hautes valeurs spirituelles, se ferment aux aspirations à une liberté digne de ce nom, se jettent tête baissée au service de n’importe quel parti politique, esclaves de quiconque leur promet de quelque manière le pain quotidien et la tranquillité . Et l’expérience a montré de quelle tyrannie l’humanité, dans de telles conditions, est capable même à notre époque. »
Si Pie XII insiste tant sur ces dangers qui pèsent sur la propriété privée c’est parce qu’il lui reconnaît, on l’a deviné, un rôle social important.
« L’espoir d’acquérir quelque bien en propriété personnelle » est un « stimulant naturel », un encouragement « à un travail intense, à l’épargne, à la sobriété ». Cet espoir permet à toutes les structures de la société qui l’encouragent de rendre la vie sociale féconde tout en garantissant « le rendement normal de l’économie nationale » et « le développement pacifique de la communauté humaine ».
Mais si la distribution de la propriété privée au lieu de favoriser cet épanouissement, le freine ou le met en péril, « l’État peut, dans l’intérêt commun, intervenir pour en régler l’usage, ou même, à défaut de toute autre solution équitable, décréter l’expropriation moyennant une juste indemnité. »[10]
C’est dire si le droit de propriété reste bien soumis au droit d’usage commun. C’est dire aussi si, « en défendant le principe de la propriété privée, l’Église poursuit un haut objectif tout à la fois moral et social. Ce n’est pas qu’elle prétende soutenir purement et simplement l’état actuel des choses, comme si elle y voyait l’expression de la volonté divine, ni protéger par principe le riche et le ploutocrate contre le pauvre et le prolétaire ; tant s’en faut ! (…) L’Église vise à faire en sorte que l’institution de la propriété privée soit ce qu’elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature (…). »[11]
La réalité socio-économique ne cesse d’évoluer et présente, dans la seconde moitié du XXe siècle, un visage nouveau.,
Jean XXIII note trois changements dans la société:
\1. « La brèche entre propriété des biens de production et responsabilités de direction dans les grands organismes économiques est allée s’élargissant », que les capitaux de ces entreprises soient d’origine privée ou publique.
\2. De plus en plus de citoyens, « du fait qu’ils appartiennent à des organismes d’assurances ou de sécurité sociale, en tirent argument pour considérer l’avenir avec sérénité ; sérénité qui s’appuyait autrefois sur la possession d’un patrimoine, fût-il modeste ».
\3. Aujourd’hui, « on aspire à conquérir une capacité professionnelle plus qu’à posséder des biens ; on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu’en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital ».[1]
Cette situation appelle un jugement nuancé car elle peut inquiéter et rassurer à la fois. Ainsi, pour le premier point, Jean XXIII se rend compte que la dissociation entre propriété et responsabilité rend le contrôle politique difficile et peut mettre en péril le bien commun.
Par contre, les points 2 et 3 montrent qu’il y a aujourd’hui d’autres manières que la propriété pour accéder durablement aux biens de la terre. De plus, le point 3 « est en harmonie avec le caractère propre du travail, qui, procédant directement de la personne, doit passer avant l’abondance des biens extérieurs, qui, par leur nature, doivent avoir valeur d’instrument ».[2]
Jean XXIII n’en dit pas plus, il reviendra aux successeurs de tenir compte de ces éléments nouveaux. Pour l’heure, ce qui intéresse le Saint Père, c’est de savoir si, avec ces changements, « le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris celle des biens de production, n’aurait pas perdu sa force, ou ne serait pas de moindre importance ? »[3]
Jean XXIII répond sans ambigüité et réaffirme le droit de propriété des biens de production au nom de « la priorité ontologique et téléologique des individus sur la société » ; au nom du droit à « l’initiative personnelle et autonome en matière économique » qui suppose « la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation » ; au nom de l’histoire et de l’expérience qui prouvent que sans ce droit qui est une « garantie » et un « stimulant », « les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées », histoire et expérience qui révèlent aussi que des « mouvements sociaux et politiques » soucieux de « justice et liberté » et jadis opposés à la propriété privée des biens de production, ont acquis « une attitude substantiellement positive ».[4]
Il réaffirme la nécessité de permettre aux travailleurs « d’épargner, et par suite de se constituer un patrimoine » surtout que les économies modernes « accroissent rapidement leur efficacité productive en de nombreux pays ». Et de diffuser « effectivement » la propriété privée parmi toutes les classes sociales », « la propriété privée de biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l’équipement d’une ferme familiale, quelques actions d’entreprises moyennes ou grandes ».[5]
Il réaffirme enfin la fonction sociale de la propriété puisque, « dans les plans du Créateur (…), les biens de la terre sont avant tout destinés à la subsistance décente de tous les hommes (…) »[6]. Même si, « de nos jours, l’État et les établissements publics ne cessent d’étendre le domaine de leur initiative (…) la fonction sociale de la propriété privée n’en est pas pour autant désuète » car « elle a sa racine dans la nature même du droit de propriété ». Forts de leurs biens, des individus et des groupes peuvent toujours, et mieux que les pouvoirs publics, porter remède à « une multitude de situations douloureuses, d’indigences lancinantes et délicates ».[7] Cette fonction sociale, pour Jean XXIII, relève de la « charité »[8]
La reconnaissance du droit de propriété privée et de sa fonction sociale n’empêche pas qu’il puisse y avoir, à certaines conditions, des propriétés publiques comme le disait déjà Pie XI que Jean XXIII cite textuellement : « l’État et les établissements publics détiennent eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées. » (QA)
Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: États et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire pire encore, de supprimer la propriété privée.
Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à L’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être l’objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, au sein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[9]
La Constitution pastorale Gaudium et spes va reprendre tout l’enseignement précédent et en faire une synthèse doctrinale susceptible de guider les chrétiens dans l’avenir et face aux défis nouveaux du monde.
d’emblée, le Concile réaffirme le principe de la destination universelle des biens comme principe fondamental et directeur : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. »[1]
En conséquence, le droit de propriété est un droit conditionnel : « L’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres. d’ailleurs tous les hommes ont le droit d’avoir une part suffisante de biens pour eux-mêmes et leur famille. C’est ce qu’ont pensé les Pères et les docteurs de l’Église qui enseignaient que l’on est tenu d’aider les pauvres, et pas seulement au moyen de son superflu. Quant à celui qui se trouve dans l’extrême nécessité, il a le droit de se procurer l’indispensable à partir des richesses d’autrui. Devant un si grand nombre d’affamés de par le monde, le Concile insiste auprès de tous et auprès des autorités pour qu’ils se souviennent de ce mot des Pères : « Donne à manger à celui qui meurt de faim car, si tu ne lui as pas donné à manger, tu l’as tué » ; et que, selon les possibilités de chacun, ils partagent et emploient vraiment leurs biens en procurant avant tout aux individus et aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer ».[2]
Par ailleurs, la propriété privée n’est pas, comme l’avait déjà constaté Jean XXIII, l’unique moyen d’accéder aux biens de ce monde: « Fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. Certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. De même, dans les pays économiquement très développés, un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais, dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service ».[3]
C’est en vertu de cet élargissement, le Concile parlera désormais non plus simplement de la propriété mais, conjointement, de la propriété et des « autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs ». Et le plaidoyer qui suit en tient compte systématiquement:
\1. « La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l’expansion de la personne et lui donnent l’occasion d’exercer sa responsabilité dans la société et l’économie. Il est donc très important de favoriser l’accession des individus et des groupes à un certain pouvoir sur les biens extérieurs ».
\2. « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. »
\3. « Enfin, en stimulant l’exercice de la responsabilité, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles ».[4]
Le texte ajoute encore que « les formes d’un tel pouvoir ou propriété sont aujourd’hui variées ; et leur diversité ne cesse de s’amplifier. Toutes cependant demeurent, à côté des fonds sociaux, des droits et des services garantis par la société, une source de sécurité non négligeable. Et ceci n’est pas vrai des seules propriétés matérielles, mais aussi des biens immatériels, comme les capacités professionnelles ».[5]
Si la propriété est un moyen de permettre aux biens de la terre d’être accessibles à tous, la propriété publique comme l’expropriation ou encore l’intervention de l’autorité publique peuvent être légitimes: « La légitimité de la propriété privée ne fait pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert de biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun. »Il ne faut, en aucune circonstance, oublier que « de par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens. »[6]
L’expropriation n’est pas seulement envisageable, aux conditions dites, pour transférer un bien privé au domaine public mais aussi pour redistribuer les biens lorsque, par exemple, l’autorité publique est confrontée au phénomène des « latifundia »[7] : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par des propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que des salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. Dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir. En l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[8]
On aura apprécié la clarté ordonnée de la présentation et l’élargissement du problème à d’autres formes du pouvoir que l’homme peut exercer sur les choses. On aura enfin remarqué aussi que les Pères conciliaires parlent du « caractère social » de la propriété et non plus simplement de sa fonction sociale comme chez Jean XXIII. Caractère social « fondé dans la loi de commune destination des biens » qui est bien la règle guide traduisant l’idéal auquel tous les efforts humains doivent tendre comme anticipation du Royaume.[9]
Aucune surprise dans les encycliques sociales de Jean-Paul II qui, dès Laborem exercens[1], confirme la doctrine de ses prédécesseurs sur la propriété privée:
\1. « Le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ce droit n’est donc pas « un droit absolu et intangible ».
\2. « La propriété s’acquiert avant tout par le travail et pour servir au travail »[2]. Les moyens de production ne font pas exception : « ils ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent non plus être possédés pour posséder ». Ce « capital », propriété privée, publique ou collective, est légitime s’il sert au travail et s’il rend « possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun ».
C’est en fonction de ce « premier principe »[3] qu’« on ne peut pas exclure non plus la socialisation[4], sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».
Cette doctrine « diverge radicalement d’avec le programme du collectivisme » mais aussi « du capitalisme, pratiqué par le libéralisme ». Elle rend « inacceptable la position du capitalisme « rigide », qui défend le droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, comme un « dogme » intangible de la vie économique ». Le capital -l’ensemble des moyens de production- est le fruit du travail manuel et intellectuel passé et présent « effectué avec l’aide de cet ensemble de moyens de production ».
Cette ‘compénétration réciproque », ce « lien indissoluble » entre le travail et le capital[5] doit guider la réforme du capitalisme « rigide ». Cette réforme est tronquée si on sépare ou oppose les deux termes, notamment, si, d’une part, on ne reconnaît pas « la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production », c’est-à-dire, « la priorité du travail sur le capital »[6], ni si, d’autre part, on élimine la propriété privée des moyens de production. Cette élimination ne garantit pas la « socialisation » de la propriété privée. Il n’y a socialisation « que si la subjectivité de la société est assurée, c’est-à-dire si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. » Or que se passe-t-il lorsqu’on retire les moyens de production -le capital- des mains des propriétaires privés ? « Ils cessent d’être la propriété d’un certain groupe social, les propriétaires privés, pour devenir la propriété de la société organisée, passant ainsi sous l’administration et le contrôle direct d’un autre groupe de personnes qui, sans en avoir la propriété mais en vertu du pouvoir qu’elles exercent dans la société, disposent d’eux à l’échelle de l’économie nationale tout entière, ou à celle de l’économie locale.
Ce groupe dirigeant et responsable peut s’acquitter de ses tâches de façon satisfaisante du point de vue du primat du travail, mais il peut aussi s’en acquitter mal, et revendiquant en même temps pour lui-même le monopole de l’administration et de la disposition des moyens de production, et en ne s’arrêtant même pas devant l’offense faite aux droits fondamentaux de l’homme. »
Léon XIII disait : pas de travail sans capital, pas de capital sans travail, le travail étant toujours prioritaire.
Quelle solutions[7] proposer alors pour associer le travail au capital ? « La copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » pour « donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »
Comment, en définitive, juger le système appelé « capitalisme » ? « La réponse, écrit Jean-Paul II, est évidemment complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[8]
Il faut être très attentif à cette distinction pour ne pas reproduire les erreurs passées surtout dans le contexte de la chute du communisme qui pourrait nous laisser croire que le capitalisme est, de toute façon, la seule issue. « On sait que le capitalisme a sa signification historique bien définie en tant que système, et système économico-social qui s’oppose au socialisme ou communisme. Mais si l’on prend en compte l’analyse de la réalité fondamentale de tout le processus économique, et, avant tout, des structures de production - ce qu’est, justement le travail - il convient de reconnaître que l’erreur du capitalisme primitif peut se répéter partout où l’homme est en quelque sorte traité de la même façon que l’ensemble des moyens matériels de production, comme un instrument et non selon la vraie dignité de son travail, c’est-à-dire comme sujet et auteur, et par là même comme véritable but de tout le processus de production ».[9]
A la fin de ce parcours à travers l’enseignement de l’Église, on voit qu’à partir de Pie XII[10], l’insistance sur la destination universelle des biens se fait de plus en plus pressante[11]. Cela n’enlève rien à la légitimité de la propriété privée - « droit fondamental pour l’autonomie et le développement de la personne »[12] et moyen de contribuer à la répartition des biens. Sans elle, la communauté des biens resterait une utopie. Mais l’accent est mis, comme chez les Pères, sur l’accès de tous à la propriété privée au nom de la solidarité (tous) et de la subsidiarité (privée)[13]. d’où l’importance du salaire mais aussi des législations sur l’impôt et l’héritage pour assurer un meilleur accès aux biens. Cette vision s’oppose à l’ultra-libéralisme comme à la centralisation étatique qui trouvent tous deux leur origine dans la pensée de Hobbes lorsqu’il écrit : « …la propriété qu’a un sujet touchant ses terres consiste dans le droit d’interdire leur usage à tout autre sujet ; mais non dans le droit de l’interdire au souverain, qu’il s’agisse d’une assemblée ou d’un monarque ».[14]
Nous avons vu aussi que, dans toutes les situations, la préoccupation première de l’Église est la défense de la dignité de la personne humaine et des conditions de son développement intégral puisque seul l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Par là, il l’emporte toujours sur les objets quels qu’ils soient et il l’emporte, pourrait-on dire, toujours plus, par son travail et par ses connaissances. Pour reprendre une expression de Teilhard de Chardin, on pourrait dire qu’on assiste de plus en plus à « la socialisation humaine »[15] du monde. En effet, s’il « fut un temps où la fécondité naturelle de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l’aide et le soutien de cette fécondité », « en notre temps, le rôle du travail humain devient un facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le travail d’un homme s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un. Le travail est d’autant plus fécond et productif que l’homme est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les besoins profonds de l’autre pour qui le travail est fourni. »[16] C’est pourquoi, « à notre époque, il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n’est pas inférieure à celle de la terre : c’est la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles. »[17]
Dès lors, l’opposition propriété privée-propriété collective perd de son acuité dans la mesure où l’important est le développement de la personne plus que la forme de l’institution. Non seulement, la propriété privée peut être un obstacle à la promotion humaine et sociale[18] alors que certaines formes de propriété collective peuvent la favoriser - le P. Calvez parle, à cet égard, de « socialisation participative »[19], mais encore, celui qui sait peut plus que celui qui a, de sorte que « avec la terre, la principale richesse de l’homme, c’est l’homme lui-même. »[20]
Par ailleurs, et nous étudierons évidemment cette très grave question, les déséquilibres économiques et sociaux du monde remettent en question les acquis des pays riches. Il faudra revoir la répartition des biens matériels et immatériels à l’échelle de la planète. Comme les riches propriétaires, au XIXe siècle, ont été invités, chez nous, à pratiquer la justice sociale et le partage, les pays développés aujourd’hui sont sommés, de même, de remettre en question les droits qu’ils croient acquis sur les biens qu’ils possèdent ou gèrent. A ce point de vue, la mondialisation, nous le verrons, peut offrir une chance d’heureuse redistribution.
La pensée de l’Église, fidèle au vieux texte de la Genèse et aux plus anciennes interprétations présente une vision cohérente, à la fois audacieuse et réaliste. Audacieuse car face aux égoïsmes récurrents, elle n’hésite pas à rappeler l’exigence de la solidarité et de la communauté des biens ; réaliste car elle respecte la liberté individuelle et la nécessaire subsidiarité, refusant la solution extrême et coercitive des collectivismes ; cohérente car elle crée une tension morale et politique qui met les pouvoirs privés sur le chemin du partage et de la juste répartition des biens.
Par le fait même, elle dissout la contradiction à laquelle furent confrontés de nombreux et généreux penseurs modernes. Pour Proudhon[1], par exemple, « la propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet : la propriété est le droit d’occupation, et en même temps le droit d’exclusion.
La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.
La propriété est le produit spontané de la société, et la dissolution de la société.
La propriété est une institution de justice ; et la propriété c’est le vol. »[2]
Cette dernière expression a fait florès mais on a oublié que la position de Proudhon est bien plus nuancée que celle de Marx[3]. Elle se perd malheureusement dans une omniprésente rhétorique romantique et s’édifie sur une philosophie peu rigoureuse. Il n’empêche que, clairement, Proudhon rejette à la fois le modèle capitaliste et le modèle communiste[4]. Déjà en 1840, Proudhon conclut son étude sur la propriété en écrivant : « La communauté cherche l’égalité et la loi ; la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité.
Mais la communauté, prenant l’uniformité pour la loi, et le nivellement pour l’égalité, devient tyrannique et injuste ; la propriété, par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt oppressive et insociable.
Ce que veulent la communauté et la propriété est bon ; ce qu’elles produisent l’une et l’autre est mauvais. Et pourquoi ? parce que toutes deux sont exclusives, et méconnaissent, chacune de son côté, deux éléments de la société. La communauté repousse l’indépendance et la proportionnalité ; la propriété ne satisfait pas à l’égalité et à la loi. »[5]
Pour bien comprendre sa position, il faut tenir compte du contexte historique et du sens donné par l’auteur au mot propriété. Proudhon, seul théoricien « socialiste » issu du peuple, conscient des bouleversements apportés par la Révolution en matière de propriété, s’en prend à « la reconnaissance législative d’un droit absolu de disposition, accordé à tout propriétaire »[6]. Quand il écrit que « la propriété est impossible »[7], -ce qui paraît une aberration puisque la propriété existe de tout temps- il veut dénoncer « l’inaptitude de la propriété » -dans le sens donné- « à réaliser le principe de justice qu’on veut lui attribuer comme fondement »[8]. Au concept de « propriété » né de la Révolution[9], il opposera l’idée de « possession ». Dans l’histoire, il y a eu plus de possesseurs que de propriétaires : « Le très petit nombre est arrivé à la propriété. Puis quand la classe propriétaire s’est multipliée, tout aussitôt la propriété, accablée d’impôts et de servitudes (…) s’est trouvée en dessous de l’ancienne possession (…). Nous voyons une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans le salariat. La Révolution aurait pu simplement bien réglementer la possession, « le sens commun n’indiquait rien de plus ; les masses n’eussent pas demandé davantage. Il n’en a rien été cependant ; la déclaration de 1789, en même temps qu’elle a aboli le vieux régime féodal, a affirmé la propriété ; et la vente des biens nationaux a été faite en exécution »[10]. A l’opposé du propriétaire fort de son « droit absolu », le possesseur est surtout conscient de ses devoirs, de sa responsabilité vis-à-vis de la terre et vis-à-vis de sa famille. Le possesseur ne vend pas son bien, ne le partage pas, il en use en « bon père de famille »: « L’hérédité s’en suit, non point comme une prérogative , mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n’est pas parce que le droit du détenteur est absolu qu’il transmet la possession ; c’est au contraire parce que ce droit est restreint que le possession est héréditaire »[11]. Ce passage peut nous rappeler comment l’héritage était présenté dans l’Ancien testament : « Le mot héritage (nahâtâ) ne désigne pas une chose, un objet que l’on possède, mais représente plutôt une relation du possesseur à la terre. (…) On ne peut d’ailleurs pas parler de succession au sens strict, mais plutôt de continuation familiale. Les héritiers continuent et prolongent tous les pères de la lignée, la bayit (Mi 2, 2), comme en une ligne vivante, unique et jamais interrompue. Cela explique que les biens familiaux par lesquels la famille se rattache à la terre doivent être gradés intacts d’une génération à l’autre. Dans ce cadre, il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille. »[12] C’est peut-être à cause de cette proximité, que le sociologue Georges Sorel[13] n’hésite pas à rapprocher, sur ce point, Proudhon et Frédéric Le Play[14] dont nous avons déjà eu l’occasion de parler.
Il est vrai que, dans sa tentative, de résoudre les contradictions signalées à propos de la propriété, Proudhon, de temps à autre, car sa pensée est un peu fluctuante, se rapproche de la position sociale chrétienne qui marie le principe de la destination universelle des biens et l’espace de liberté offert par la propriété individuelle. Toutefois, la solution de Proudhon, le mutuellisme[15] et le fédéralisme[16], fait davantage penser à l’autogestion dont nous parlerons dans le chapitre suivant. L’idée de Proudhon étant finalement de rendre à la propriété sa force libératrice: « Pour revenir à la pensée fondamentale de ce livre[17] (…) la propriété, en s’entourant des garanties qui la rendent à la fois plus égale et plus inébranlable, sert elle-même de garantie à la liberté et de lest à l’État. La propriété consolidée, moralisée, entourée d’institutions protectrices, ou pour mieux dire, libératrices, l’État se trouve élevé au plus haut degré de puissance en même temps que le gouvernail reste aux mains des citoyens ».[18]
En définitive, au delà de la nostalgie de la propriété agricole familiale qui oriente toute la conception proudhonienne, au delà donc de cette vision sociologique et historique, la justification ultime ce la propriété est politique et non philosophique : « La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, nous la trouvons dans ses fins : elle est essentiellement politique (…). C’est pour rompre le faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si redoutable, que l’on a érigé contre lui le domaine de la propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen ».[19]
Résolument partisan de la décentralisation et d’une république constituée par un contrat de fédération[20] « dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État, aux autorités municipales et provinciales qu’à l’autorité centrale »[21], Proudhon doit supposer, comme chez Rousseau, la « bonté » -communauté de cœur et de principes- du citoyen, de chaque citoyen. Et donc, l’« anarchie »[22] de Proudhon, ses constructions mutuelles et fédératives, paraissent finalement des constructions très aléatoires. Le mariage heureux de la liberté, de la solidarité, de la participation, de l’autorité et de l’égalité, semble suspendu à la seule (bonne ?) volonté et, dans sa conception, au seul désir de l’auteur emporté par une vision trop optimiste de l’humanité et une confiance dans le progrès ou plutôt l’avènement d’une « ère fédérative et sociale », égalitaire, solidaire et pacifique. Comment ne pas en être convaincu lorsqu’à la fin de sa vie, en 1865, dans le bilan de ses études et observations, on écrit: « Immanence et réalité de la justice dans l’humanité ; tel est le grand enseignement (…). La morale, expression de la liberté et de la dignité humaine existe par elle-même (…). La justice est en vous, tout à la fois réalité et pensée souveraine, (…) (d’où) le rôle (…) qu’elle joue comme principe, mobile et fin de la civilisation, le caractère exclusivement justicier du nouvel ordre moral ».[23]
Marx qui a fait en 1845 l’éloge de « qu’est-ce que la propriété ? » (1840), va, dès 1846[24] s’attaquer à celui qu’il appellera « le petit bourgeois ». Il aura beau jeu de se moquer de Proudhon en écrivant que « l’égalité est l’intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions économiques. Aussi la Providence est-elle la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon que sa raison pure et évaporée. »[25]
Au contraire de Proudhon, X. Dijon va s’efforcer de fonder le droit de propriété sur son essence et lui donner ainsi l’assise naturelle qui manque à la pensée de son illustre prédécesseur, menacée d’incohérence et d’irréalisme.
On peut avoir l’impression que le rapport de l’homme et de la nature relève simplement des pouvoirs et des conventions, bref, du droit positif qui doit faire face à la force de celui qui prend et à la force déployée par d’autres pour rétablir un équilibre. X. Dijon, lui, s’efforce de fonder objectivement le droit « sur les conditions nécessaires de la reconnaissance d’autrui »[1]. Refusant la thèse de Marx pour qui l’appropriation privée est le fruit de la violence et celle de Kelsen qui la considère comme le fruit d’un choix contingent, il rappelle la position de saint Thomas. La propriété privée ne relève pas du droit naturel au sens strict puisque « rien ne permet de dire a priori que tel champ doit appartenir à un quelconque individu »[2] mais du droit naturel « secondaire » ou droit des gens, en raison des avantages politiques et économiques procurés par cette institution[3]. En outre, la propriété privée ne contredit pas la destination universelle des biens puisqu’elle « ne concerne que la maîtrise du bien, car le propriétaire ne peut en épuiser comme « propre » le bienfait qu’il procure : les biens appartenant à tous, il devra les partager avec les nécessiteux ».
Certes, la position de Thomas est inspirée par une vision théologique: le propriétaire doit être généreux à l’image du Dieu créateur qui a donné à tous les hommes l’ensemble des biens créés[4]. Mais est-il possible, hors du cadre théologique, d’établir cette « correspondance entre les choses de ce monde et les sujets qui s’en assurent la maîtrise (particulière) en vue d’un bienfait (universel) » ?[5]
La réponse du juriste est positive car il y a un objet qui est donné en propre au sujet, à tous les sujets : le corps qui va servir de paradigme pour toutes les autres choses appropriables[6]. Le corps est bien le corps d’un sujet précis, unique, mais cette singularité s’inscrit dans un fait universel puisqu’il en est de même pour chaque corps humain. Le corps de chaque homme est plus qu’une chose pure et simple, plus qu’une « chose » de la nature puisque cette « chose » est humanisée, personnalisée, signifiante. En tant que matière informée par l’esprit, le corps porte en lui le symbole de l’union de l’appropriation privée et de la destination universelle : en effet, « chaque corps livre à autrui l’objectivité d’un sujet »[7]. Tel est le fondement naturel du droit de propriété.
On objectera que l’ »appropriation » du corps, phénomène naturel, n’a rien à voir avec l’appropriation positive des biens de la nature et que, dans ces conditions, on se demande comment le lien corps-sujet pourrait servir de critère pour évaluer la légitimité du lien sujet-biens. Mais, justement, c’est parce que l’appropriation corporelle est naturelle, non positive, qu’elle peut juger les autres appropriations. qu’elle Encore faut-il établir un lien entre la corporéité propre et l’appropriation légitime des autres choses de la nature. Pour être légitimes, les autres appropriations devront obéir « à cette singularité et à cette universalité que leur montre l’essence corporelle de la propriété »[8], la nature étant déjà appropriée, en tous et en chacun, par le corps.
S’appuyant sur la logique aristotélicienne, X. Dijon explique que les besoins du corps - la condition corporelle de l’homme (cause formelle)- trouvent leur possibilité d’assouvissement dans la nature (cause matérielle) et grâce au travail (cause efficiente), ils seront satisfaits (cause finale).
La cause formelle dit l’essence même du droit de propriété et nous révèle qu’il s’enracine dans « une affection de soi »[9]. L’appropriation des biens prolonge l’affection que le sujet a de soi. Et c’est l’affection qui par le don justifie la transmission des biens après la mort qui, soit dit en passant, confirme le caractère indéterminé originaire des biens.
Et cette idée d’affection nous permet aussi de justifier la notion de « patrimoine commun » qui, même en dehors de toute inspiration biblique, est de plus en plus présente aujourd’hui à cause de l’interdépendance grandissante entre les hommes, interdépendance qui réactualise la tradition scolastique et son souci d’ordre politique et de rentabilité économique. L’insistance sur le patrimoine commun, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, rappelle quelle est la finalité naturelle du droit de propriété. Le droit de propriété se fonde sur un intérêt commun à tous les hommes et, d’une certaine manière, tous les biens constituent le patrimoine de tous les hommes. L’affection de soi qui, au delà de la mort, est transmise aux proches, s’élargit en affection de l’humanité pour elle-même, pour sa descendance et son avenir.
Entre l’individu, sa famille et l’humanité, il y a un indispensable relais à ne pas oublier : l’échelon politique[10] qui « se présente comme l’indispensable corps qui permet aux humains d’exprimer dans le concret de l’espace et du temps l’affection que l’humanité se porte à elle-même »[11]. Il s’agit bien d’un relais car la protection du droit de propriété nécessaire à la paix politique intérieure reste ordonné à l’universel et veille en même temps à la destination universelle des biens à l’intérieur de la communauté. Par ailleurs, la communauté politique elle-même « ne se présente pas aux autres entités politiques sans ses biens »[12] mais sans se désintéresser pour autant du développement des autres peuples ni du patrimoine commun de l’humanité.
Pour l’Église, comme pour le philosophe, sans condamner l’appropriation personnelle, s’impose de plus en plus l’idée d’un commun héritage auquel tous doivent avoir accès. Si X. Dijon affirme la destination universelle des biens à partir d’une analyse anthropologique, H. Declève[13], de son côté, confirme cette cause finale en méditant sur les choses et en montrant que « l’essence des choses est d’être ouvertes à l’ingéniosité orientée vers un sens ; elles sont ainsi d’authentiques « re »sources, des possibilités toujours renouvelées de faire sens (…) ». C’est l’idée que les Anciens suggéraient en parlant de la nature comme d’un livre[14]. Tous les éléments vivants et matériels par leurs relations et rapports constituent un « texte » dont la lecture s’offre « à une multiplicité de points de vue » : « La nature de toute chose matérielle interdit d’en limiter arbitrairement la destination, l’ouverture au sens, la participation à l’idée ». L’auteur en conclut qu’ »une relation de l’homme au monde telle qu’elle limiterait au profit d’un seul ou de quelques-uns les possibilités offertes par les choses est simplement injuste ». Par ailleurs, les relations entre les choses, comme les relations entre les hommes[15], suggèrent que l’échange est antérieur au besoin, à la production et à la propriété : « Si l’homme est capable de répondre à son besoin par la production d’un bien, c’est qu’il se sait d’avance capable aussi de retarder la satisfaction et de l’obtenir de multiples choses selon de multiples manières ». Il semble y avoir, en effet, « tant du côté de la nature que de l’homme, la priorité d’une générosité, d’un certain luxe par rapport au besoin ». Dès lors, « l’échange est la manifestation par la présence de l’homme de corrélations et de références entre les choses mêmes en vertu de leur essence à elles. »[16] Cette « nature » des choses doit changer notre conception de la propriété : « le pouvoir de disposer d’un bien selon sa nature implique le devoir corrélatif de laisser toujours se manifester le caractère originel de re-source inhérent à ce bien. Nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus, assurer un foyer à la veuve et à l’orphelin - ne peuvent pas devenir de simples clichés à résonance plus ou moins biblique. Ce sont des formulations de ce qu’est pas essence la présence de l’homme aux choses : elles définissent l’excellence de l’humain qu’est la justice. La propriété apparaît alors comme une responsabilité à l’égard des choses, plus encore comme un service assurant le rayonnement de leur essence. » Même si la chose, dans le temps et l’espace, s’individualise, il est « peu de biens absolument impartageables, sinon pour des durées et en des espaces restreints. Une maison, par exemple, comporte au moins, pour son propriétaire, le devoir d’hospitalité, et une voiture celui d’accueillir l’auto-stoppeur… honnête ». L’auteur insiste : « La détention directe ou indirecte d’une certaine quantité de biens rend débiteur et non créancier à l’égard de la communauté dont la loi civile conserve invariablement la propriété. La mesure de cette quantité pose des problèmes tactiques dont la solution pourrait éventuellement se clarifier à partir du critère suivant : est juste un régime de propriété selon lequel tous les membres de la société ont non seulement un pouvoir d’achat mais une possibilité réelle d’investir, selon le niveau de croissance économique atteint, par le groupe en question. Ainsi serait assurée, semble-t-il, la promotion de l’égalité conformément à la nature du monde matériel. » Pour H. Declève, ni le socialisme, ni le libéralisme, ne parviennent à mettre « la propriété au service du sens dans le respect de choses. (…) Il faut d’une part que les propriétaires usent de leur droit pour faire apparaître le sens des choses pour la liberté en dialogue ; il faut d’autre part que la propriété soit promotion de l’égalité, c’est-à-dire que tous les membres de la communauté aient effectivement accès à l’exercice du droit civil, « palladium de la propriété » (…). »[17]
Il est clair, à travers les auteurs survolés, que le problème de la propriété s’inscrit dans une tension du particulier vers l’universel.
Nous avons assisté, en conformité d’ailleurs avec les plus anciens interprètes de la Genèse, dans les théories et dans les faits, à un « élargissement des horizons ». Est de plus en plus présente l’idée qu’ »un ensemble de biens (…) doivent rester tels non seulement pour la génération présente mais encore pour les générations futures ».
Des biens appropriés sont protégés que ce soient des espèces animales, végétales, des sites, des œuvres déclarées « patrimoine de l’humanité » et leurs « propriétaires » « en apparaissent moins comme les maîtres que comme les dépositaires chargés d’en conserver la substance pour le bien de l’humanité présente et future ».[1]
d’autres biens ne sont pas appropriés et sont déclarés inappropriables comme l’Antarctique, les fonds marins, les astres.
Nous avons entendu l’Église insister pour que tous les peuples puissent jouir des biens de la terre et nous devrons consacrer un très important chapitre au développement solidaire et à tous les enjeux de la mondialisation de l’économie. Nous avons entendu l’Église attirer l’attention des autorités internationales[2] sur le « droit à l’eau », bien vital, social, économique et environnemental.[3]
Ce droit doit être reconnu à tous les niveaux[4], comme le droit à la nourriture, mais aussi être mis en application.
L’Église sera-t-elle entendue ? Et ses propositions sur l’espace et la mer seront-elles prises en considération ?
Dans un discours à l’Académie pontificale des sciences[5], Jean-Paul II, après avoir dit son admiration pour les extraordinaires progrès réalisés tant au niveau de la connaissance de l’univers qu’au niveau de la technologie spatiale, pose la question qui nous intéresse ici : « à qui l’espace appartient-il ? » et n’hésite pas à répondre que « l’espace appartient à l’humanité tout entière, qu’il est pour le bénéfice de tous ». Cette prise de position, Jean-Paul II la justifie en se rapportant à ce que l’Église enseigne à propos de la terre et de son appropriation : « Tout comme la terre est pour le bénéfice de tous, et que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que tout être humain reçoive sa part des biens de la terre, de la même manière l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres instruments doit être réglementée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à la famille humaine tout entière d’en jouir et d’en user. Comme les biens de la terre ne sont pas destinés uniquement à l’usage privé mais doivent aussi être employés au bien du prochain, ainsi l’espace ne doit pas être employé au bénéfice exclusif d’une nation ou d’un groupe social. »[6] Jean-Paul II montre combien la technologie spatiale peut servir dans la propagation de la culture et contre l’analphabétisme d’une part et d’autre part dans la lutte contre la faim et les catastrophes écologiques : « l’harmonie entre l’homme et la nature doit être restaurée », écrit-il.
Le problème de l’espace marin est plus complexe car si la conquête de l’espace céleste est toute récente et encore relativement préservée de mauvaises pratiques, la mer est depuis longtemps soumise à diverses habitudes et traditions juridiques.[7]
Grosso modo, les peuples ont depuis longtemps établi leur souveraineté sur les eaux côtières, leurs eaux territoriales dont la distance est établie suivant des conventions diverses. Au del_,on a considéré la haute mer comme « res nullius »[8], estimant « que les océans constituaient une réserve inépuisable, un environnement indégradable, une immensité sur laquelle la circulation, la pêche et la recherche n’appelaient que des réglementation mineures ».
Toutefois, dans la deuxième moitié du XXe siècle, la situation a beaucoup évolué. Les richesses de l’espace marin sont de plus en plus convoitées devenues par les pays développés comme par les pays en voie de développement. Dans cette concurrence qui peut être source de conflits, les pays déjà nantis sont les plus favorisés et les pays qui n’ont pas d’accès à la mer sont exclus.
Très heureusement, l’Assemblé générale des Nations Unies[9] a déclaré la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Mais, dans la pratique, la souveraineté nationale des pays côtiers s’est étendue sur une zone de 200 milles marins, ce qui arrange et les pays développés et les pays pauvres qui se mettent ainsi à l’abri en attendant les moyens d’exploitation. Pour le reste de la haute mer, sont préservés le fond des mers et le sous-sol marin ; la « colonne d’eau » reste libre ce qui continue à avantager les pays qui disposent d’une technologie avancée. La notion de « patrimoine commun » est donc battue en brèche d’autant plus que manquent les autorités à même de la rendre vivante et efficace.
La difficulté, une fois encore, est d’arriver à marier patrimoine commun et appropriation particulière sans sacrifier l’une à l’autre. La réflexion chrétienne, en la matière, permet de réconcilier les deux termes grâce précisément à la notion de destination universelle des biens car « la mise en œuvre concrète de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune » selon des modalités variables en fonction des situations. Ainsi, alors que, pour les biens terrestres, les riches avaient tendance à défendre à outrance la propriété privée, en ce qui concerne la mer, « ce sont les pays pauvres qui revendiquent avec force la reconnaissance d’un droit de propriété « souverain et inconditionnel » (pour chaque nation) et se méfient de l’idée de « patrimoine commun de l’humanité » - d’autant plus que ce principe a souvent été revendiqué pour justifier l’expansion coloniale ». Devant cette requête légitime, il est important de rappeler que qu’il faut examiner si le régime existant d’appropriation permet encore à tous les hommes d’accéder à ces biens ou les en empêche en concentrant, de surcroît la propriété en quelques mains privées ou publiques. De même, l’insistance sur le patrimoine commun peut aussi conduire à la mise en place d’une lourde technocratie internationale. En d’autres termes, la nécessité de considérer la mer comme patrimoine commun n’exclut pas l’appropriation particulière et « le ‘principe’ de contigüité géographique est utile, mais non absolu ». L’éthique, ici le principe fondamental de la destination universelle des biens, « commande aussi bien la gestion des parts laissées à la juridiction des États particuliers que celle du domaine confié à l’humanité comme un tout, ainsi que l’équilibre et l’interprétation éventuelle des deux ».
« … comme ils étaient du même métier, il demeura chez eux et y travailla. »[1]
Nous l’avons dit et redit, le travail nous permet de grandir dans notre humanité mais aussi de faire croître les communautés dans lesquelles nous sommes insérés. On peut certes rencontrer, surtout à l’heure actuelle, des individus qui prétendent ne travailler que pour leur propre bien mais, même dans ce cas, et sans qu’ils le veuillent, leur travail profite à la collectivité par ses productions et, de toute façon, par l’impôt.
Dans la plupart des cas, le travail permet à une famille de se constituer, de vivre et de prospérer. Sans le travail des adultes, comment l’enfant pourrait-il grandir et acquérir son autonomie ?
Selon un préjugé tenace, on pense encore souvent que traditionnellement les tâches étaient réparties suivant les sexes. d’une manière un peu caricaturale, on a considéré que l’homme avait à conquérir le monde tandis que la femme restait à l’intérieur du foyer. En fait, cette image nous a été léguée par le XIXe siècle occidental. Or, à travers l’histoire, la réalité apparaît bien différente suivant les époques, les cultures et surtout le statut politique et social. Ainsi, « parmi les pauvres, la condition des femmes a peu changé à travers les siècles : une paysanne chinoise, une paysanne chrétienne, une paysanne de Rome ont d’abord vécu comme une paysanne »[1] . Par contre, les privilégiées connaîtront des fortunes diverses suivant les régimes[2]. C’est dans la société bourgeoise du XIXe siècle que « les femmes perdent le pouvoir qu’elles avaient sous les régimes précédents (…). Elles sont traitées en inférieures, dans tous les domaines, on les relègue dans la vie familiale, et, en revanche, on prend l’habitude d’exalter leur faiblesse, leur grâce, leur inutilité, on leur suggère qu’elles sont à la fois précieuses et incapables ».[3]
On comprend les réactions féministes face à cette situation mais sur le plan du travail, « c’est le développement de la société industrielle et la nécessité de pourvoir à une infinité de nouveaux emplois, les changements dramatiques provoqués par les guerres, enfin les besoins urgents de la production ou la pression de la concurrence qui ont changé la vie des femmes ».[4]
Ajoutons à cela les progrès de la médecine[5] et de la technologie[6] qui ont libéré les femmes pour un travail salarié.
Cette évolution a placé nombre de femmes dans une situation parfois difficile pour elles et leur famille du fait que ce travail salarié s’ajoutait à leurs responsabilités domestiques. Tout naturellement, l’Église catholique s’est penchée sur ce problème, car l’absence des parents risquait de porter préjudice à l’éducation des enfants. L’Église n’est pas seule à avoir perçu les bouleversements qu’entraînait cette modification des rapports entre la famille et le travail. Un auteur aussi éloigné de la morale sociale chrétienne que Michel Clouscard, dans sa critique du capitalisme contemporain, relève que « naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. Tel était le rythme du vécu, à partir de la cellule familiale ». Aujourd’hui, par contre, le capitalisme « a désintégré la cellule familiale. C’est le lieu de l’emploi et non plus le lieu d’origine qui fixe la famille ». Aux temporalités paisibles et non-conflictuelles du passé a succédé « une arythmie macro-sociale » qui, pour l’auteur « semble être la cause essentielle de la pathologie sociale. Car elle objective le déplacement de population et le productivisme. Deux énormes traumatismes qui s’actualisent, s’expriment tout d’abord dans les conflits familiaux. La pathologie de la famille est avant tout le reflet du rythme fou imposé par les cadences du néo-capitalisme. (…) Le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport. (…) La famille -la réunion familiale- est devenue l’une des raisons essentielles de l’excroissance du tiers-temps (le temps de transport). La famille éclatée, pour se retrouver, dépense temps et argent en de longs et multiples voyages. »[7] Certains considéreront peut-être cette description comme caricaturale. d’autres, par contre, la jugeront incomplète et ajouteront que l’absence des parents pose aussi le problème de la garde des enfants qui accroît le temps de transport vers les grands-parents, une crèche ou une gardienne. Quoi qu’il en soit, les enfants ont moins de contacts avec leurs parents et ceux-ci doivent déployer des trésors d’inventivité pour être davantage auprès d’eux à moins qu’ils n’organisent leur vie professionnelle en fonction de la vie familiale et non l’inverse.
En tout cas, vu l’importance fondamentale que l’Église a toujours accordé à la famille,[8] les Souverains Pontifes n’ont pas manqué, depuis Léon XIII, d’attirer l’attention des fidèles et des « hommes de bonne volonté » sur la nécessité de ne pas sacrifier l’essentiel à l’impératif économique. Si, pour Léon XIII, la nature destine la femme « plutôt aux ouvrages domestiques », ouvrages, ajoute-t-il, « qui sauvegardent admirablement l’honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille », il ne condamne pas pour autant le travail à l’extérieur de la famille, d’autant moins qu’à l’époque, ce travail était souvent nécessaire à la simple survie. La préférence de Léon XIII révèle sa volonté de préserver la femme des « dangers » que court « l’honneur de son sexe » dans un milieu de rudes travailleurs. Ensuite, les adverbes, « plutôt » et « mieux » indiquent la meilleure convenance en fonction de la « nature » de la femme et c’est précisément en fonction de cette nature féminine que Léon XIII demande aux patrons de donner aux femmes un travail adapté à leur sexe : « il est (…) défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…) Ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l’âge ne peut être équitablement demandé à une femme ou à un enfant. (…) Il est des travaux moins adaptés à la femme (…) ».[9]
Nous avons ici l’idée que les successeurs défendront continuellement: l’intérêt de la famille ne peut être sacrifié au travail.
En 1919, Benoît XV dira : »L’évolution qui a amené l’état de choses actuel a pu conférer à la femme des charges et des droits qu’on ne lui reconnaissait pas jadis. Mais nul changement dans l’opinion des hommes, aucun état de choses nouveau ni le cours des événements ne sauraient jamais arracher la femme consciente de sa mission à cette sphère naturelle qu’est pour elle la famille. C’est elle qui est la reine du foyer domestique ; même quand elle s’en trouve éloignée, c’est à ce foyer que doivent se concentrer non seulement l’affection de son cœur de mère, mais encore tous ses soucis de sage maîtresse de maison ; de même qu’un souverain qui se trouve hors de son royaume, loin de négliger le bien de ses sujets, le met toujours au premier rang de ses pensées et de ses préoccupations.
On a raison de dire que les transformations de l’ordre social ont élargi le champ de l’activité féminine ; l’apostolat au milieu du monde s’est ajouté pour la femme à l’action plus intime et plus restreinte réservée jusqu’ici au foyer domestique. Mais cet apostolat extérieur, il faut qu’elle l’exerce de manière à bien montrer que la femme, au dehors aussi bien que chez elle, se souvient qu’elle doit, même de nos jours, consacrer le meilleur de ses soins à sa famille. »[10]
Pie XI semble plus restrictif lorsqu’il reprend dans Casti connubii [11] l’enseignement que Léon XIII a rappelé dans Arcanum divinae sapientiae et le développe en ces termes : l’homme est « prince de la famille et chef de la femme » qui obéit « non point à la façon d’une servante, mais comme une associée »[12]. Ils sont égaux en dignité en tant que personnes humaines et, par le fait même, à ce niveau, ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Mais « dans les autres choses, une certaine inégalité et une certaine mesure sont nécessaires, celles qu’exigent le bien et les obligations de la société domestique et l’unité et la stabilité de l’ordre »[13]. Cela dit, Pie XI évoque, pour la condamner, « l’émancipation de la femme ». Il s’en prend à ceux qui veulent que cette émancipation soit « sociale, économique, physiologique : physiologique, car ils veulent que les femmes soient à leur gré affranchies des charges conjugales et maternelles de l’épouse (ce qui n’est pas émancipation, mais crime détestable (…) ; économique, par où ils veulent que la femme, même à l’insu de son mari, et contre sa volonté, puisse librement avoir ses affaires, les gérer, les administrer, sans se soucier autrement de ses enfants, de son mari et de toute sa famille ; sociale enfin, en tant qu’ils enlèvent à la femme les soins domestiques, ceux des enfants et ceux de la famille, pour que, ceux-là négligés, elle puisse se livrer à son tempérament naturel et qu’elle se consacre aux affaires et aux fonctions de la vie publique aussi ». Il ne s’agit, aux yeux du Saint Père que d’une fausse émancipation, d’une fausse liberté : « c’est bien plutôt, continue-t-il, une corruption de l’esprit de la femme et de la dignité maternelle, un bouleversement aussi de toute la famille, par où le mari est privé de sa femme, les enfants de leur mère, la maison et la famille tout entière d’une gardienne toujours vigilante. » La femme elle-même en pâtit : « car si la femme descend de ce siège vraiment royal où elle a été élevée par l’Évangile dans l’intérieur des murs domestiques, elle sera bien vite réduite à l’ancienne servitude (sinon en apparence, du moins en réalité) et elle deviendra -ce qu’elle était chez les païens- un pur instrument de son mari. » Pour éviter cette dégradation, il est souhaitable que les pouvoirs publics veillent à la sauvegarde de « l’ordre essentiel de la société domestique »[14].
A lire attentivement ce texte, on se rend compte que Pie XI, comme ses prédécesseurs et comme ses successeurs, nous allons le voir, redoute non pas que la femme travaille à l’extérieur du foyer mais qu’elle ne se soucie plus de lui, qu’elle le néglige. C’est bien une émancipation totale qu’il condamne.[15]
Il n’est certainement pas question d’enfermer la femme dans sa maison mais de préserver prioritairement la vie familiale.
Sans surprise, Pie XII dira que « la femme fait le foyer », qu’elle est « maîtresse de maison »[16], « le soleil de la famille »[17], « cœur de la famille », « reine » de la maison[18]. A l’objection : « la structure sociale du monde moderne pousse un grand nombre de femmes, même mariées, à sortir du foyer et à entrer dans le champ du travail et de la vie publique » Pie XII répond: « Nous ne l’ignorons pas, mais qu’un pareil état de choses constitue un idéal social pour la femme mariée, voilà qui est fort douteux. Cependant, il faut tenir compte de ce fait. La Providence, toujours vigilante dans le gouvernement de l’humanité, a mis dans l’esprit de la famille chrétienne des forces supérieures qui sont à même de tempérer et de vaincre la dureté de cet état social et de parer aux dangers qu’il cache indubitablement.
Avez-vous déjà considéré le sacrifice de la mère qui doit pour des motifs particuliers, en plus de ses obligations domestiques, s’ingénier à subvenir par un travail quotidien à l’entretien de la famille ? Lorsque le sentiment religieux et la confiance en Dieu constituent le fondement de la vie familiale, cette mère conserve, bien plus, elle nourrit et développe en ses enfants, par ses soucis et ses fatigues, le respect, l’amour et la reconnaissance qu’ils lui doivent. Si votre foyer doit passer par là, ayez avant tout une pleine confiance en Dieu et, dans les heures et les jours où vous avez le loisir de vous donner entièrement aux vôtres, efforcez-vous, avec un redoublement d’amour, de répandre dans le cœur de votre mari et de vos enfants de lumineux rayons de soleil qui affermissent, alimentent, et fécondent, pour les temps de séparation corporelle, l’union spirituelle du foyer. »[19] Et très conscient des réalités et des difficultés rencontrées par la femme au travail extérieur, il ajoute, dans un autre discours : « L’industrie, avec ses prodigieux développements, a amené une transformation sans précédents dans l’histoire de la civilisation humaine. Elle s’est approprié une partie considérable des travaux domestiques qui, naturellement, revenaient à la femme et, vice versa, elle a obligé les femmes à sortir en très grand nombre du foyer domestique pour aller travailler dans les ateliers, dans les administrations, dans les bureaux. Beaucoup déplorent un tel changement ; mais c’est un fait accompli auquel il est présentement impossible de renoncer. » Dans cette situation, le devoir de la femme est de se consacrer à la famille « avec une ardeur redoublée ». Mais, l’accumulation des tâches, le Saint Père le sait et le dit, est particulièrement éprouvante : « beaucoup ne résistent pas et se brisent ». C’est pourquoi l’Église milite « en faveur d’un salaire qui suffise à l’entretien de l’ouvrier et de sa famille » notamment pour tenter, si possible, « de ramener l’épouse et la mère à sa vocation propre au sein du foyer domestique. » En attendant, à propos du salaire de la femme, il réclame justice : « pour la même prestation de travail, à égalité de rendement, l’ouvrière a droit au même salaire que l’ouvrier. Combien serait injuste et contraire au bien commun l’exploitation, sans égard pour le travail fourni par l’ouvrière, seulement parce qu’on peut avoir ce travail à un prix moindre, au préjudice non pas uniquement de la travailleuse, mais encore du travailleur qui se trouve aussi exposé au danger du chômage ! »[20]
Pie XII ira plus loin encore[21] et pour la défense de la famille qui doit, bien sûr, rester la valeur première, il va demander aux femmes de s’engager socialement et politiquement. Dans une présentation qui nous fait penser à Mulieris dignitatem, puisque « toute femme est destinée à être mère : mère dans le sens physique du mot, ou dans un sens plus spirituel et plus élevé, mais non moins réel » et qu’elle « ne peut voir ni comprendre à fond les problèmes de la vie humaine sinon sous l’aspect de la famille » [22], il lance aux femmes et aux jeunes : « la vie publique a besoin de vous » dans un monde où précisément la mission de la mère et la famille sont menacées[23]. Il ne s’agit pas pour autant d’écarter les femmes et les jeunes filles de la vie sociale et politique ? Non ! « Toute femme (…) sans exception a le devoir, vous entendez bien, le strict devoir de conscience, de ne pas rester absente, de se mettre à l’action (dans les formes et selon la manière qui conviennent à la condition de chacune) pour résister aux courants qui menacent le foyer, pour combattre les doctrines qui en sapent le fondement, pour préparer, organiser et effectuer sa restauration. » Il faut s’engager et pas seulement par le vote, selon ses caractères et aptitudes propres. Pourquoi cette mobilisation ? Pour changer « les conditions qui la contraignent à rester hors de chez elle ». Pie XII compte particulièrement sur les célibataires[24] pour se consacrer « plus directement et plus entièrement » à ce combat dont l’objectif est double : « la préparation et la formation de la femme à la vie sociale et politique ; le développement et l’actuation de cette vie sociale et politique dans la vie privée et publique. »
En 1952[25], de nouveau, il constatera « l’entrée inévitable de la femme dans toutes les carrières et dans tous les domaines de la vie publique » et reviendra sur la nécessité de sauvegarder « un juste équilibre entre liberté et responsabilité, entre droit individuel et devoirs à l’égard d’autrui, entre égalité et subordination ». Il y a cinquante ans, précise-t-il, la tache de l’Union des femmes catholiques allemandes était d’« introduire la femme catholique dans les carrières et fonctions publiques où l’appelaient les circonstances et auxquelles elle ne pouvait plus se refuser ; aujourd’hui, le devoir primordial consiste peut-être à protéger la femme et à consolider sa situation pour qu’elle ne perde pas, dans les nouvelles circonstances, sa dignité de personne comme femme et comme chrétienne ».
Deux ans avant sa mort, quatre ans avant l’ouverture du Concile, Pie XII reprendra sa vision de la femme et de son rapport au travail dans un style dont nous retrouverons la marque dans Gaudium et Spes et dans l’enseignement de Jean-Paul II. A propos du fondement de la dignité de la femme, il dira : « C’est exactement le même que pour l’homme, l’un et l’autre enfants de Dieu, rachetés par le Christ, avec un identique destin surnaturel. Comment peut-on donc parler de personnalité incomplète de la femme, de réduction de sa valeur, d’infériorité morale, et faire dériver tout cela de la doctrine catholique ?
Il existe un second et identique fondement à la dignité de l’un et l’autre sexe : en effet, la Providence divine a assigné aussi bien à la femme qu’à l’homme un destin terrestre commun, le destin auquel tend toute l’histoire humaine et auquel fait allusion le précepte du Créateur donné en même temps aux deux premiers parents : « Croissez et multipliez-vous et peuplez la terre et soumettez-la à votre pouvoir (Gn 1, 28). En vertu de ce destin temporel commun, aucune activité humaine ne se trouve par elle-même interdite à la femme, dont les horizons s’étendent ainsi aux domaines de la science, de la politique, du travail, des arts, du sport ; mais toutefois de façon subordonnée aux fonctions primaires qui lui sont fixées par la nature elle-même. En effet, le Créateur en tirant admirablement l’harmonie de la multiplicité, a voulu, tout en établissant un destin commun pour tous les hommes, répartir entre les deux sexes des tâches différentes et complémentaires, comme des voies diverses qui convergent vers un but unique. » Et Pie XII rappelle les différences physiques et psychiques chez l’homme et la femme. « Egalité donc absolue dans les valeurs personnelles et fondamentales, mais fonctions diverses, complémentaires et admirablement équivalentes, d’où résultent les droits et devoirs différents de l’un et de l’autre. » Il ajoute : « Il n’est pas douteux que la fonction primordiale, la sublime mission de la femme, soit la maternité (…) ». Et si celle-ci vient à manquer, « la perfection de la femme (…) peut être également obtenue (…), grâce aux œuvres multiformes de bien, mais surtout par le respect volontaire d’une vocation supérieure, dont la dignité se mesure aux élévations divines de la virginité, de la charité et de l’apostolat chrétien ». A propos du travail, Pie XII dira que « la conformation physique et morale de la femme exige une sage discrimination aussi bien dans la quantité que dans la qualité. La conception de la femme aux chantiers, aux mines, aux travaux lourds, telle qu’elle est exaltée et pratiquée dans certains pays, qui voudraient s’inspirer du progrès, est loin d’être une conquête moderne ; elle est au contraire un triste retour vers des époques que la civilisation chrétienne avait ensevelies depuis longtemps. La femme est bien une force considérable dans l’économie d’une nation, mais à la condition que ce soit dans l’exercice des hautes fonctions qui lui sont propres ; elle n’est certainement pas une force « industrielle », comme on a l’habitude de dire, égale à l’homme, dont on peut réclamer un plus grand emploi d’énergie physique. La sollicitude empressée qu’un homme bien né manifeste à l’égard de la femme en toute circonstance, devrait être également observée par les lois et les institutions d’une nation civilisée. »[26]
L’engagement de la femme dans la vie publique devient un « signe des temps »[27] ? C’est la raison pour laquelle, le pape Jean XXIII va, à plusieurs reprises, aborder le sujet pour rappeler, sans grande nouveauté, l’enseignement de ses prédécesseurs.
Jean XXIII nous invite à « regarder la réalité des faits, qui montre combien le mouvement vers les centres d’occupation et de travail est plus vaste de jour en jour, en même temps que grandit l’aspiration de la femme à une activité susceptible de la rendre économiquement indispensable et de la mettre à l’abri du besoin »[28]. « Il n’y a pas lieu, dira-t-il encore, de nous arrêter à considérer si cet état de choses correspond au véritable idéal de la femme, et encore moins de nous laisser aller à des lamentations et à des récriminations. »[29]
Toutefois, « à la lumière des enseignements chrétiens », le Pape fera trois remarques:
\1. « La profession de la femme ne peut faire abstraction des caractéristiques essentielles que le Créateur a données à son être. Il est certain que les conditions de vie tendent à l’introduire pratiquement dans la parité quasi absolue de l’homme ; cependant, si la parité de droits justement proclamée doit être reconnue en tout ce qui concerne la personne et la dignité humaines, cela n’implique en aucune façon une parité de fonctions. Le Créateur a doté la femme de qualités, de dispositions et de penchants naturels qui lui sont propres, ou qu’elle ne possède pas au même degré que l’homme ; cela veut dire que des tâches particulières lui ont aussi été assignées. En ne tenant pas compte comme il faut de cette diversité des fonctions respectives de l’homme et de la femme, ainsi que de leur caractère complémentaire nécessaire, on agirait contre la nature et on finirait par avilir la femme et lui enlever le vrai fondement de sa dignité. »[30]
\2. « La fin à laquelle le Créateur a voulu ordonner tout l’être de la femme, c’est la maternité[31]. Cette vocation maternelle lui est tellement propre et connaturelle qu’elle est opérante même lorsque fait défaut la génération corporelle. Si l’on doit, donc, offrir à la femme une aide convenable dans le choix de son travail, dans la préparation et dans le perfectionnement de ses aptitudes particulières, il faut que l’exercice de sa profession soit pour elle un moyen de développer toujours davantage son âme maternelle. Quelle précieuse contribution elle pourrait apporter à la société si elle était à même d’employer plus convenablement ses précieuses énergies, spécialement dans le domaine éducatif, charitable, religieux et apostolique, et de transformer ainsi sa profession en maternité spirituelle multiforme ! Le monde d’aujourd’hui a besoin lui aussi de sensibilité maternelle, pour prévenir et dissiper cette atmosphère de violence, de grossièreté dans laquelle parfois les hommes se débattent. »
\3. « Il faut enfin ne jamais perdre de vue les exigences particulières de la famille. Elle est le centre principal des activités de la femme et sa présence y est indispensable. Malheureusement, les nécessités économiques la contraignent souvent à travailler en dehors de chez elle. Il n’est personne qui ne voie combien cette dispersion d’énergies, cette absence prolongée de la maison empêchent la femme de remplir convenablement ses devoirs d’épouse et de mère. Il en résulte un relâchement des liens familiaux, et la maison cesse d‘être le nid accueillant, chaud, reposant, où chacun refait ses forces à la chaleur de l’affection[32]. C’est précisément pour ramener l’épouse et la mère à sa fonction au foyer que dans l’encyclique Mater et magistra[33], nous avons, nous aussi, comme nos prédécesseurs, exprimé notre sollicitude en faveur d’un salaire suffisant pour faire vivre le travailleur et sa famille. »
En conclusion, il faudrait que les structures sociales permettent « de réaliser un ordre et un équilibre plus conformes à la dignité humaine et chrétienne de la femme. »
Tout en insistant toujours sur l’importance fondamentale de la famille et sur le rôle que la femme y joue, Paul VI va envisager le travail extérieur avec moins de réticences sans doute que ses prédécesseurs.
L’Église prend acte du passage de la société agricole à la société industrielle et des transformations socio-culturelles que cette situation a engendrées notamment dans la vie de la femme : « l’égalité et l’émancipation croissante de la femme par rapport à l’homme ; une nouvelle conception et une nouvelle interprétation de ses rôles d’épouse, de mère, de fille, de sœur ; son accession toujours plus large au travail professionnel, avec des spécialités toujours plus poussées ; sa tendance accentuée à préférer travailler en dehors de chez elle, ce qui ne va pas sans dommages pour les rapports conjugaux et surtout pour l’éducation des enfants, précocement émancipés de l’autorité des parents, et spécialement de la mère. » Malgré ces dommages, le Pape estime que « tout ne doit pas être considéré comme négatif dans ce nouvel état de choses. Dans ce contexte, peut-être pourra-t-il même être plus facile pour la femme d’aujourd’hui et de demain de déployer en plénitude toutes ses énergies. Les expériences erronées de ces dernières années pourront elles-mêmes être utiles si dans la société s’affirment les sains principes de la conscience universelle, pour parvenir à un nouvel équilibre dans la vie familiale et sociale. »
Quels sont ces principes ? « d’abord la différence de fonctions et de nature de la femme par rapport à l’homme, d’où découle l’originalité de son être, de sa psychologie, de sa vocation humaine et chrétienne ; sa dignité ne doit pas être avilie, comme il arrive trop souvent, qu’il s’agisse des mœurs, du travail, de la promiscuité sans discrimination, de la publicité ou du spectacle ; et nous ajouterons : la primauté qui revient à la femme sur tout le domaine humain où se posent plus directement les problèmes de la vie, de la souffrance, de l’assistance, surtout dans la maternité. »
Et Paul VI de formuler trois voeux:
« qu’il soit rendu réellement possible à la femme d’exercer les mêmes fonctions professionnelles, sociales et politiques que l’homme, selon ses capacités personnelles ;[34]
Que, loin d’être méconnues, soient honorées et protégées les prérogatives propres de la femme dans la vie conjugale, familiale éducative et sociale ;
Que soit rappelée et défendue la dignité de sa personne et de son état de célibataire, d’épouse ou de veuve, et que soit donnée à la femme l’assistance qui convient, spécialement lorsque le mari est absent, impotent, en prison, c’est-à-dire lorsqu’il n’est pas en mesure de remplir sa fonction dans la famille. »[35]
La réflexion de Paul VI s’articule à partir de la nécessité de respecter en même temps l’égalité et la spécificité de la femme.
Rappelant l’égalité de dignité de l’homme et de la femme, Paul VI va condamner toute discrimination y compris dans le choix des fonctions. Il se prononce contre la prostitution, cet « esclavage moderne » [36] mais aussi contre « l’exploitation légale de la femme » et demande aux responsables de « faire évoluer des situations familiales et sociales qui conditionnent encore la femme en la tenant dans un état d’infériorité ». Mieux encore, il déclare à un groupe de femmes : il faut « vaincre l’hostilité, ou pour le moins l’indifférence que l’on a envers votre travail ».[37] Et il ajoutera : « Nous sommes pleinement persuadés que la participation des femmes aux différents niveaux de la vie sociale doit être non seulement reconnue, mais aussi développée et surtout vivement appréciée. Sans doute y a-t-il encore beaucoup de chemin à parcourir dans ce sens. »[38]
Mais, en même temps, il dénonce la « fausse égalité qui nierait les distinctions établies par le Créateur lui-même et qui serait en contradiction avec le rôle spécifique, combien capital, de la femme au cœur du foyer aussi bien qu’au sein de la société. L’évolution des législations doit au contraire aller dans le sens de la protection de sa vocation propre en même temps que de la reconnaissance de son indépendance en tant que personne, de l’égalité de se droits à participer à la vie culturelle, économique, sociale et politique ».[39] Le danger est grand et c’est pourquoi le Saint Père insistera, à plusieurs reprises, sur la sauvegarde de la féminité. A des juristes italiens, il dira : « la véritable émancipation féminine ne consiste pas en une égalité formelle et matérialiste avec l’autre sexe, amis dans la reconnaissance de ce que la personnalité féminine a d’essentiellement spécifique, la vocation de la femme à être mère »[40] Et aux femmes elles-mêmes, après le concile : « avec le IIe Concile du Vatican, nous pensons que les femmes doivent « jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres » (GS 60). Et la femme ne doit pas renoncer à son caractère propre. En effet, si elle est « à l’image et à la ressemblance de Dieu », tout comme l’homme et en pleine égalité avec lui, elle l’est d’une façon particulière qui la différencie de l’homme tout autant d’ailleurs que l’homme se différencie de la femme, pour ce qui est non pas de la dignité de leur nature, mais de la diversité de leurs fonctions. »[41] Homme et femme ne doivent pas rivaliser mais se compléter.[42]
Le concile Vatican II, dans le même esprit, déclarera : « Les femmes travaillent à présent dans presque tous les secteurs d’activité ; il convient cependant qu’elles puissent pleinement jouer leur rôle selon leurs aptitudes propres. »[1] Mais, le plus intéressant, et peut-être le plus neuf, est qu’il fera remarquer qu’ « il importe (…) d’adapter tout le processus du travail productif aux besoins de la personne et aux modalités de son existence, en particulier de la vie du foyer (surtout en ce qui concerne les mères de famille), en tenant toujours compte du sexe et de l’âge. (…) Que tous jouissent par ailleurs d’un temps de repos et de loisir suffisant qui leur permette aussi d’entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse. »[2] Même si le texte insiste sur le rôle de la mère de famille, il implique aussi, même si c’est à un degré moindre, le père de famille dont le rôle important, aux côtés de la mère, a été rappelé explicitement, un peu plus haut dans le texte, à propos de l’éducation des enfants : « la présence agissante du père importe grandement à leur formation ; mais il faut aussi permettre à la mère, dont les enfants, surtout les plus jeunes, ont tant besoin, de prendre soin de son foyer sans toutefois négliger la légitime promotion sociale de la femme. »[3]
A la suite du Synode de 1980, consacré à la famille, Jean-Paul II réclamera plus de présence paternelle dans la famille : « Là surtout où les conditions sociales et culturelles poussent facilement le père à se désintéresser d’une certaine façon de sa famille, ou du moins à être moins au travail d’éducation, il faut faire en sorte que l’on retrouve dans la société la conviction que la place et le rôle du père dans et pour la famille sont d’une importance unique et irremplaçable. Comme le montre l’expérience, l’absence du père provoque des déséquilibres psychologiques et moraux ainsi que des difficultés notables dans les relations familiales (…)[4]
En manifestant et en revivant sur terre la paternité même de Dieu, l’homme est appelé à garantir le développement de tous les membres de la famille. Pour accomplir cette tâche, il lui faudra, fait remarquer notamment Jean-Paul II, (…) un travail qui ne désagrège jamais la famille mais la renforce dans son union et sa stabilité (…) ».[5] « Il est nécessaire, est-il écrit dans Laborem exercens, d’organiser et d’adapter tout le processus du travail de manière à respecter les exigences de la personne et ses formes de vie, et avant tout de sa vie de famille, en tenant compte de l’âge et du sexe de chacun. »[6]
Si la présence du père est précieuse au sein de la famille, il est logique que son travail ne nuise pas non plus à l’exercice de ses responsabilités paternelles. En définitive, si la femme en fonction de sa maternité a un rôle particulier, c’est le couple et non la femme seule qui doit tenir compte de la priorité familiale. Si, comme ses prédécesseurs, il rappelle que « Dieu donne la dignité personnelle d’une manière égale à l’homme et à la femme, en les enrichissant des droits inaliénables et des responsabilités propres à la personne humaine »[7], il conclut clairement qu’« il n’y a pas de doute que l’égalité de dignité et de responsabilité entre l’homme et la femme justifie pleinement l’accession de la femme aux fonctions publiques »[8].
Ceci dit, nous retrouvons les réserves habituelles : l’égalité « signifie pour la femme, non pas le renoncement à sa féminité ni l’imitation du caractère masculin, mais la plénitude de la véritable humanité féminine telle qu’elle doit s’exprimer dans sa manière d’agir, que ce soit en famille ou hors d’elle, sans oublier par ailleurs la variété des coutumes et des cultures dans ce domaine. »[9] Qui dit féminité, dit maternité[10]. Et donc, « la vraie promotion de la femme exige que soit clairement reconnue la valeur de son rôle maternel et familial face à toutes les autres fonctions publiques et à toutes les autres professions.[11] Il est du reste nécessaire que ces fonctions et ces professions soient étroitement liées entre elles si l’on veut que l’évolution sociale et culturelle soit vraiment et pleinement humaine. »[12] Il faut mettre en lumière « le lien fondamental qui existe entre le travail et la famille, et donc la signification originale et irremplaçable du travail à la maison et de l’éducation des enfants. » Comme nous l’avons vu, cette remarque concerne aussi les pères mais, il faut « dépasser la mentalité selon laquelle l’honneur de la femme vient davantage du travail à l’extérieur que de l’activité familiale ». Pour en arriver là, un changement culturel et social est indispensable. d’une part, il faut que « les hommes estiment et aiment vraiment la femme en tout respect de sa dignité personnelle » et d’autre part, « que la société crée et développe des conditions adaptées pour le travail à la maison. » La société y a intérêt. Car toute carence, déficience ou faiblesse familiale sur le plan de l’éducation, de la sociabilisation doit être compensée, tant bien que mal, par la société, l’école diverses institutions spécialisées. Et tout cela a un coût humain et matériel.[13]
Pour éviter le grave discrédit dont souffrent les tâches familiales, il est donc nécessaire que « le travail de la femme à la maison soit reconnu et honoré par tous dans sa valeur irremplaçable. Cela revêt une importance particulière en ce qui concerne l’œuvre d’éducation ; en effet la racine même d’une discrimination éventuelle entre les divers travaux et les diverses professions est éliminée s’il apparaît clairement que tous, dans tout domaine, s’engagent avec des droits identiques et un sens identique de la responsabilité. Et ainsi l’image de Dieu dans l’homme et dans la femme resplendira davantage.
Si le droit d’accéder aux diverses fonctions publiques doit être reconnu aux femmes comme il l’est aux hommes, la société doit pourtant se structurer d’une manière telle que les épouses et les mères ne soient pas obligées concrètement à travailler hors du foyer et que, même si elles se consacrent totalement à leurs familles, celles-ci puissent vivre et se développer de façon convenable. »[14]
Concrètement, dans Laborem exercens, Jean-Paul II, un peu plus tôt, avait déjà réclamé « la revalorisation sociale des fonctions maternelles » et une « juste rémunération du travail de l’adulte chargé de famille (…) suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et pour en assurer l’avenir. » Il proposait soit le salaire familial, « salaire unique donné au chef de famille pour son travail et qui est suffisant pour les besoins de sa famille sans que son épouse soit obligée de prendre un travail rétribué hors de son foyer » ; soit « d’autres mesures sociales telles que les allocations familiales ou les allocations de la mère au foyer, allocations qui doivent correspondre aux besoins effectifs, c’est-à-dire au nombre de personnes à charge durant tout le temps où elles ne sont pas capables d’assumer dignement la responsabilité de leur propre vie ».[15]
De tout ce long parcours, retenons si le travail permet à la famille d’être et de se développer, il est précisément mesuré par cette finalité. Qui plus est, « la famille est à la fois une communauté rendue possible par le travail et la première école interne de travail pour tout homme. »[16] De même que la famille est le premier lieu d’apprentissage de la vie sociale, et du bien commun, le premier lieu d’acquisition de connaissances et de découverte de la confiance mutuelle[17], elle est aussi un facteur économique important.
Entre la famille et le travail, il y a interaction.
Première école de travail, la famille est, bien sûr, un lieu d’ éducation, de culture et de mémoire mais elle développe la capacité d’initiative, le sens de la responsabilité et de l’effort, la la perception de l’autre et son respect, la solidarité, la discipline et l’autonomie.[1]
La vie de la famille est marquée par la situation de l’entreprise où les parents travaillent. Celle-ci impose un certain nombre de contraintes à son personnel mais, en retour, elle doit se préoccuper de son personnel, des conditions d’existence et de développement des familles. Si la famille vit bien grâce à l’entreprise, celle-ci profitera de la bonne ambiance créée.[2]
Par ailleurs, sur un plan strictement économique, les entreprises dépendent des marchés, des personnes et donc des familles qui consomment ce que produisent les entreprises. On peut aller jusqu’à dire, crûment, que l’enfant est une valeur créée par les parents puisqu’il est un « futur producteur de biens et de « services » économiques »[3], un consommateur ou futur consommateur[4] et que « les caisses de retraite et leurs créanciers s’enrichissent grâce à l’activité parentale ».[5]
Contrairement à ce que l’on croit et à ce qu’on entend, depuis la théorie de Malthus, la famille est source de prospérité économique. Certes, celle-ci est relative et toujours à rechercher mais, affirme l’économiste, elle « est impossible contre la famille. Le développement économique passe par la formation de capital humain ; celui-ci se constitue d’abord au sein de cette communauté de personnes qu’est la famille. La vie économique doit être organisée autour de la personne et en particulier elle ne peut ignorer l’existence de la réalité familiale. Enfin une économie prospère implique une vision dynamique, d’où l’importance de raisonner sur plusieurs générations »[6]
Avec le célèbre démographe Alfred Sauvy[7] on peut affirmer qu’« on ne connaît pas d’exemple de pays ayant assuré son développement économique dans la stagnation démographique »[8]. La pression démographique incite à la création de nouvelles richesses. La présence d’enfants favorable à l’épargne et aux placements à long terme. Tandis qu’une faible fécondité entraînant le vieillissement de la population active, amène moins de flexibilité, moins de mobilité et rend les innovations plus difficiles, l’influence des personnes âgées allant croissant dans les prises de décision.[9]
En somme, « l’existence de la famille apparaît essentielle au développement économique, ne serait-ce que par la quantité de richesses qu’elle produit ».[10]
Dans le chapitre consacré au développement des peuples, nous reviendrons plus longuement sur cette idée radicalement opposée aux thèses habituelles.
[1]
Si l’on reconnaît à l’homme, aux conditions précisées précédemment, un droit de propriété y compris des biens de production, il va de soi qu’il a, en conséquence et en principe, le droit de les utiliser, de les consommer, de les vendre, de les donner ou de les faire fructifier.[1]
Le droit d’entreprendre est une expression de la liberté de l’homme créé à l’image d’un Dieu créateur, entreprenant. Et, comme nous l’avons vu, aujourd’hui, les socialistes cherchent à stimuler l’esprit d’entreprise, bien conscients de l’importance vitale de l’initiative privée, pour la vie économique et sociale.
[1]
A l’origine, l’entreprise est une affaire personnelle identifiable: l’entrepreneur « travaille la plupart du temps avec ses capitaux propres ou du moins se constitue responsable sur toute sa fortune à l’égard de ses commanditaires. Ses erreurs ou ses malchances sont sanctionnées par des procédures de faillite impitoyables. A côté de ceux qui surnagent et fondent les grandes dynasties bourgeoises ; beaucoup sont engloutis ».[2] Sur cette base personnelle, familiale ou commanditée, les relations sont personnelles entre maître et compagnons, marchand et client, bailleur de fonds et commandité et même entre le travailleur et les choses.
Puis, assez vite, au cours de la première moitié du XIXe siècle, apparaît l’entreprise caractéristique du capitalisme : la société de capitaux dans laquelle « les personnes ne se trouvaient responsables que pour la part de capital apportée par elles. »[3] C’est la société anonyme où des gestionnaires travaillent avec des capitaux provenant de sources diverses. Tout y est impersonnel : « les choses n’ont plus d’âme, elles ne sont que le support d’une valeur vénale. Anonymes, les relations de la direction et du personnel, les relations commerciales entre les marchands et les clients, surtout entre les actionnaires et l’entreprise. L’actionnaire ne peut avoir d’autre image de l’entreprise que celle d’un titre dont il détache un coupon et dont il escompte une plus-value. (…) Il n’y a plus en présence que des chiffres et des signatures, il n’y a plus de visage ni aux personnes ni aux choses. »[4] Sous ce « règne des marchandises et de l’anonymat »[5], où propriété et responsabilité se dissocient[6], les travailleurs ne font pas partie, au sens strict, de l’entreprise, dans la mesure où ils ne lui sont liés que par un contrat précisant la salaire qui sera accordé en échange du travail fourni.
Léon XIII prend acte de cette situation et ne parle pas d’entreprise mais des droits et devoirs « qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. »[7]
A partir des revendications chrétiennes et socialistes, petit à petit, un « droit du travail » est venu mesuré le droit commercial et l’on va se demander, dans le courant du XXe siècle, si l’entreprise, « société de capitaux », n’est pas aussi une société de personnes.
Certains même contesteront le système salarial où le contrat de louage du travail est le seul lien existant entre le capital et le travailleur. Face à cette revendication, Pie XI dénoncera « la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société[1] ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’Encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon les normes de la justice ».[2] Pie XI confirme l’enseignement de Léon XIII à propos de ce « régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital »[3].
Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice ; il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et, de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun.«[4]
Très logiquement donc, Pie XI rappelle à l’ordre les patrons chrétiens qui manquent à leurs devoirs envers les ouvriers[5] mais, en même temps, ce Pontife inaugure un nouveau champ de réflexion en ajoutant qu’il est « cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société ». Et il remarque que « c’est ce que l’on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte. »[6]
Ceci dit, Pie XI va revenir sur le juste salaire et mettre en évidence trois mesures à prendre en considération dans la détermination de son taux : le salaire doit permettre à l’ouvrier « de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens », tenir compte « des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument »[7], s’inspirer enfin « des nécessités de l’économie générale »[8]. Pour obtenir une « harmonieuse proportion », Pie XI souhaite encore « un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires, et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économiques ».[9]
Ce rappel est important pour comprendre le débat qui va suivre et se focaliser sur le souhait émis par la Saint Père à propos « des éléments empruntés au contrat de société » qui devraient « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail ». En exemple, il évoquait ces ouvriers et employés qui « ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte ». Ces expériences qui ont été, le fait est important, initiées par les employeurs eux-mêmes[10] et qui ont trouvé, en 1931, un écho dans l’enseignement de l’Église, vont recevoir de plus en plus d’écho après la guerre, dans la reconstruction des économies[11].
Ainsi, le 28 septembre 1948, l’Union Internationale d’Etudes Sociales de Malines déclare qu’ »on peut soutenir qu’un droit de regard ou de contrôle sur la direction de l’entreprise, tout au moins, appartiendrait au personnel, afin que celui-ci pût vérifier si ses rémunérations, même forfaitaires, répondent aux normes de la justice.
Là où elles peuvent entrer dans les mœurs, de telles modalités sont souhaitables. »[12]
L’année suivante, à Bochum[13], les catholiques allemands, employeurs et syndicalistes, vont aller beaucoup plus loin et proclamer: « Les ouvriers et les patrons catholiques sont d’accord pour reconnaître que la participation[14] de tous les collaborateurs aux décisions concernant les questions sociales et économiques et les questions de personnel est un droit naturel conforme à l’ordre voulu par Dieu et qui a pour corollaire que tous prennent leur part de responsabilité. Nous demandons que ce droit soit reconnu légalement. Suivant l’exemple donné par des entreprises progressistes, il faut, dès maintenant, introduire pratiquement ce droit partout ».[15]
Ce paragraphe va, nous allons le voir, être à l’origine de nombreuses prises de position et de discussions au sein du monde catholique.
Le pape Pie XII s’est ému, semble-t-il, de la motion votée, en Allemagne[1], en septembre 1949. Plusieurs discours vont jeter la suspicion sur l’idée de participation et troubler les catholiques qui la pratiquaient ou du moins avaient été séduits par l’ouverture offerte par Pie XI dans Quadragesimo anno.
qu’en est-il exactement ?
Avant le rassemblement de Bochum, le 7 mai 1949, Pie XII, devant les membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques (UNIAPAC), après avoir rappelé que faire de l’étatisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses », déclarait qu’ »on ne serait pas non plus dans le vrai en voulant affirmer que toute entreprise particulière est par sa nature une Société, de manière que les rapports entre participants y soient déterminés par les règles de la justice distributive, en sorte que tous indistinctement - propriétaires ou non des moyens de production - auraient droit à leur part de la propriété ou tout au moins des bénéfices de l’entreprise. Une telle conception part de l’hypothèse que toute entreprise rentre par nature dans la sphère du droit public.
Hypothèse inexacte : que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail, dans un cas comme dans l’autre, elle relève de l’ordre juridique privé de la vie économique.
Tout ce que Nous venons de dire s’applique à la nature juridique de l’entreprise comme telle ; mais l’entreprise peut comporter encore toute une catégorie d’autres rapports personnels entre participants, dont il faut aussi tenir compte, même des rapports de commune responsabilité. Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation - doit, toujours dans les limites du droit public de l’économie rester maître de ses décisions économiques. »[2]
Ce texte ne contredit en rien la pensée de Pie XI. En effet, Pie XII, comme son prédécesseur, défend la liberté d’entreprendre et s’insurge contre l’idée de substituer un contrat de société au contrat de travail. Il précise que la gestion de l’entreprise ne relève pas du droit public mais du droit privé, que les rapports entre l’entrepreneur et l’ouvrier se règlent selon la justice commutative et non selon la justice distributive.
Le principe fondamental que Pie XII défend en adoptant cette position est celui de la propriété privée très menacée après la seconde guerre mondiale, que l’entreprise soit, il le répète, notons-le, propriété d’un particulier, d’une association d’ouvriers ou d’une fondation. En effet, explique un commentateur, « si l’entreprise rentrait par nature dans la sphère du droit public, l’employeur cesserait de contracter librement, et de disposer à son gré de sa propriété, de choisir la forme des justes contrats que d’autres acceptent de signer avec lui. Force serait ainsi de s’en remettre à une conception totalitaire du droit public. Celle-ci niant le droit du propriétaire privé sur ses biens et le bénéfice qu’il en retire, attribuerait par répartition sur un bien « commun » - en justice donc, distributive - une partie de sa propriété ou seulement de ses bénéfices aux salariés non-propriétaires . Mais on retire alors aux contractants la liberté de s’engager et de déterminer eux-mêmes la forme du contrat. Or, l’entreprise et les actes juridiques de son propriétaires comme tel relèvent de l’ordre juridique privé de la loi économique. Le nier revient à saper, purement et simplement, le droit de propriété qui est attaché à la dignité de la personne humaine. »[3]
Néanmoins, comme son prédécesseur, Pie XII envisage la possibilité « d’autres rapports personnels entre participants » et « même des rapports de commune responsabilité ». Il citera même textuellement, dans une autre circonstance, le fameux passage de Quadragesimo anno, en déclarant que l’Église « considère d’un bon œil et même encourage tout ce qui, dans les limites permises par les circonstances, vise à encourager des éléments du contrat de société dans le contrat de travail et améliore la condition générale du travailleur. »[4] Le droit du propriétaire et la justice commutative étant respectés, le propriétaire peut, dans le cadre des décisions économiques qui lui reviennent de droit, associer ou non ses ouvriers, aux activités et aux bénéfices[5], dans la mesure qu’il lui paraîtra convenable. Telle est l’ouverture que l’on peut déduire, à cet endroit, de la pensée de Pie XII.
Ajoutons que, pour Pie XII, dans le cadre de l’organisation professionnelle de la société, telle qu’elle est proposée dans Quadragesimo anno[6], l’objectif est de « diffuser la propriété » et le moyen le plus important d’y parvenir reste, aux yeux du Souverain Pontife, le juste salaire.[7] N’oublions pas, en effet, les exigences de la justice sociale qui « demande que les ouvriers puissent assurer leur propre subsistance et celle de leur famille par un salaire proportionné ; qu’on les mette en mesure d’acquérir un modeste avoir, afin de prévenir ainsi un paupérisme général qui est une vraie calamité ; qu’on leur vienne en aide par un système d’assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie ou du chômage. »[8] Et Pie XI replaçait ces exigences dans le cadre du bien commun en écrivant que « l’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice ».[9]
Ces « biens assez abondants » qui font partie du bien commun général, et que Pie XII appellera « capital national », doivent être produits pour être distribués, et tous y travaillent, patrons et ouvriers. En ce qui concerne le patron, « il va de soi que son revenu est plus élevé que celui de ses collaborateurs. Mais il s’ensuit que la prospérité matérielle de tous les membres du peuple, qui est le but de l’économie sociale, lui impose, à lui, plus qu’aux autres l’obligation de contribuer par l’épargne à l’accroissement du capital national.
Comme il ne faut pas perdre de vue qu’il est souverainement avantageux à une saine économie sociale que cet accroissement du capital provienne de sources aussi nombreuses que possible, il est par conséquent désirable que les ouvriers puissent aussi, du fruit de leur épargne participer à la constitution du capital national. »[10]
Dès lors, pour revenir au problème de la « participation » ou de la « co-gestion », un commentateur dira que les ouvriers doivent, au nom de la justice sociale, avoir suffisamment part au bien commun économique, au capital national, « indépendamment de l’état du bien privé de l’entreprise à laquelle ils appartiennent. (…) Si, au lieu de prendre le bien commun (national et international) pour fin de la justice sociale, on détourne celle-ci vers les profits de l’entreprise et leur répartition, on « justifie » l’insécurité ouvrière, le chômage quand une usine doit fermer, la misère quand une profession est en crise, on justifie logiquement l’injustice. Mais on ne l’accepte point en fait pour autant. Alors il ne reste plus qu’à se révolter et tout casser aveuglément. »[11]
Pie XII, en fait, envisage la participation au niveau de l’économie nationale plus qu’au niveau de l’entreprise comme en témoigne ce passage[12] : « Dans le domaine économique, il y a communauté d’intérêts et d’activités, entre chefs d’entreprises et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprises et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables, ils sont coopérateurs dans une œuvre commune.
Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale.
Chacun touche son revenu, et sous ce rapport, leurs relations mutuelles ne mettent aucunement les uns au service des autres.
Toucher son revenu est un apanage de la dignité personnelle de quiconque, sous une forme ou sous une autre, comme patron ou comme ouvrier, prête son concours productif au rendement de l’économie nationale.
Dans le bilan de l’industrie privée, la somme des salaires peut figurer à titre des frais de l’employeur. Mais dans l’économie nationale, il n’est qu’une sorte de frais qui consistent dans les biens matériels utilisés en vue de la production nationale et qu’il faut, par conséquent, sans cesser suppléer. Il s’ensuit que, des deux côtés, on a intérêt à voir les dépenses de la production nationale proportionnelles à son rendement. Mais dès lors que l’intérêt est commun, pourquoi ne pourrait-il pas se traduire dans une expression commune ? Pourquoi ne serait-il pas légitime d’attribuer aux ouvriers une juste part de responsabilité dans la constitution et le développement de l’économie nationale ? »
Comment réaliser concrètement « cette communauté d’intérêt et de responsabilité de l’économie nationale » ? Pie XII renvoie une fois encore à l’organisation professionnelle[13] recommandée par Pie XI à qui rien ne « semblait plus propre à triompher du libéralisme que l’établissement pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fond précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production ». Tout l’enseignement de Pie XII, en matière économique et sociale, restera fidèle à cette vision globale.[14]
C’est après Bochum, que Pie XII va employer le terme « co-gestion » pour en condamner l’idée. Mais il est important de tenir compte du contexte général de la pensée de Pie XII pour comprendre cette sévérité qui en surprendra et en décevra plus d’un.
Le 3 juin 1950, au Congrès international des Etudes sociales, Pie XII se réjouit d’abord que, dans les « vieux pays d’industrie », depuis « un siècle ou même seulement un demi-siècle », se soit formée « une politique sociale, marquée par une évolution progressive du droit du travail et, corrélativement, par l’assujettissement du propriétaire privé, disposant des moyens de production, à des obligations juridiques en faveur de l’ouvrier ».
Mais, ajoute-t-il, « qui veut pousser plus avant la politique sociale dans cette même direction, heurte contre une limite, c’est-à-dire, là où surgit le danger que la classe ouvrière suive à son tour les errements du capital, qui consistaient à soustraire, principalement dans les très grandes entreprises, la disposition des moyens de production à la responsabilité personnelle du propriétaire privé (individu ou société) pour la transférer sous la responsabilité de formes anonymes collectives.
Une mentalité socialiste s’accommoderait fort bien d’une telle situation.
Celle-ci ne serait pourtant pas sans donner de l’inquiétude à qui sait l’importance fondamentale du droit à la propriété privée pour favoriser les initiatives et fixer les responsabilités en matière d’économie.
Pareil danger se présente également lorsqu’on exige que les salariés, appartenant à une entreprise, aient le droit de cogestion économique, notamment quand l’exercice de ce droit relève, en fait, directement ou indirectement, d’organisations dirigées en dehors de l’entreprise.
Or, ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte.
Il est incontestable que le travailleur salarié et l’employeur sont également sujets, non pas objets de l’économie d’un peuple. Il n’est pas question de nier cette partie ; c’est un principe que la politique sociale a déjà fait valoir et qu’une politique organisée sur le plan professionnel ferait valoir plus efficacement encore. Mais il n’y a rien dans les rapports de droit privé, tels que les règle le simple contrat de salaire, qui soit en contradiction avec cette parité fondamentale. La sagesse de Notre Prédécesseur Pie XI l’a clairement montré dans l’Encyclique Qudragesimo anno et, conséquemment, il y nie la nécessité intrinsèque d’ajuster le contrat de travail sur le contrat de société.
On ne méconnaît pas pour autant l’utilité de ce qui a été jusqu’ici réalisé en ce sens, de diverses manières, au commun avantage des ouvriers et des propriétaires ; mais en raison des principes et des faits, le droit de co-gestion économique, que l’on réclame, est hors du champ de ces possibles réalisations. »
On retrouve, dans ce texte, les principes qui ont guidé Pie XII comme ses prédécesseurs ; la défense du droit de propriété privée, le refus de substituer un contrat de société au contrat de travail et la dénonciation du danger de l’anonymat irresponsable tant du côté des employeurs que des salariés. Ce que craint particulièrement Pie XII dans la co-gestion, c’est précisément que le pouvoir ouvrier soit exercé par « des organisations dirigées en dehors de l’entreprise ». Un deuxième élément explique la réaction de Pie XII : les Allemands avaient parlé d’un droit naturel à la cogestion. A quoi le Souverain Pontife répond que « ni la nature du contrat de travail, ni la nature de l’entreprise ne comportent nécessairement par elles-mêmes un droit de cette sorte ». Et il enchaîne immédiatement avec un dernier argument : la co-gestion ne résout pas mais voile le problème le plus grave et le plus urgent, celui du chômage : « L’inconvénient de ces problèmes, c’est qu’ils font perdre de vue le plus important, le plus urgent problème qui pèse, comme un cauchemar, précisément sur ces vieux pays d’industrie ; Nous voulons dire l’imminente et permanente menace du chômage, le problème de la réintégration et de la sécurité d’une productivité normale de celle qui, par son origine comme par sa fin, est intimement liée à la dignité et à l’aisance de la famille considérée comme unité morale, juridique et économique ».[15]
Un peu plus tard, Pie XII s’en prendra directement à ceux qui se réclament de Pie XI pour justifier le système de cogestion : « Nous ne pouvons non plus ignorer les altérations, avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux Prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l’importance d’un programme social de l’Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet d’éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujet du contrat, et l’autre partie contractante ; et en revanche en passant plus ou moins sous silence la principale partie de l’Encyclique Quadragesimo anno qui contient en réalité ce programme, c’est-à-dire l’idée de l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie.
Ceux qui se disposent à traiter des problèmes relatifs à la réforme de la structure de l’entreprise sans tenir compte que chaque entreprise est par son but même étroitement liée à l’ensemble de l’économie nationale, courent le risque de poser des prémisses erronées et fausses, au détriment de tout l’ordre économique et social. » Pie XII reste donc parfaitement fidèle à la pensée de Pie XI « à qui rien n’était plus étranger qu’un encouragement quelconque à poursuivre le chemin qui conduit vers les formes d’une responsabilité collective anonyme. »[16]
C’est bien l’économie nationale qui doit être réformée selon l’ordre professionnel envisagé et avant tout. La possibilité de réforme structurelle au niveau de l’entreprise - co-propriété, co-gestion- n’est qu’accessoire. « Accessoire » traduit les nuances de Pie XI : « tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société », Renverser l’ordre des priorités risque de porter atteinte au droit de propriété : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image de Léviathan deviendrait une horrible réalité. C’est avec la dernière énergie que l’Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l’homme et salut éternel des âmes. C’est ainsi que s’explique l’insistance de la doctrine sociale catholique, notamment sur le droit de propriété privée. C’est la raison profonde pour laquelle les papes des Encycliques sociales et Nous-même avons refusé de déduire, soit directement soit indirectement, de la nature du contrat de travail, le droit de copropriété de l’ouvrier au capital, et, partant son droit de cogestion. Il importait de nier ce droit, car derrière lui se présente un autre grand problème. Le droit de l’individu et de la famille à la propriété dérive immédiatement de la nature de la personne ; c’est un droit attaché à la dignité de la personne humaine et comportant, certes, des obligations sociales, mais ce droit n’est pas uniquement une fonction sociale. »[17]
Que conclure ?
Un commentateur affirme « les Papes ne disent pas que le régime du salariat est le seul ni le plus parfait ; ils n’interdisent pas la co-propriété, ni la co-gestion »[18].
Un autre, comme nous l’avons vu, précise que le patron, la justice sociale étant sauve, peut accorder au sein de son entreprise une forme ou l’autre de co-propriété ou de co-gestion[19].
Pour un troisième, Pie XII craignait surtout qu’on fasse du schéma structurel de la co-gestion « une obligation stricte en le déclarant de « droit naturel ». »[20] A deux reprises, nous l’avons vu, Pie XII, insiste sur le fait qu’on ne peut déduire un droit de co-gestion ou de co-propriété, ni de la nature du contrat de travail, ni de la nature de l’entreprise[21]. Mais il reconnaît, comme son prédécesseur, que l’on peut « tempérer le contrat de travail par un contrat de société ».[22]
A ce propos, un autre commentateur[23] a mis en lumière deux points de vue:
1° « Si, d’une part, on examine la nature d’un tel contrat de travail et si, d’autre part, on étudie la nature même de l’entreprise, ni celui-là et ni celle-ci n’ exigent, par eux-mêmes, un droit naturel à la gestion économique chez les ouvriers. » (…)[24]
2° « En passant du problème théorique à celui de l’exercice concret du droit de gestion de l’entreprise par le travail, le Pape relève, comme l’ont fait beaucoup d’hommes compétents, que l’exercice de ce droit ne va pas sans inconvénients, spécialement si on donne aux syndicats la faculté d’exercer à leur discrétion l’intervention dans les entreprises. Les syndicats d’inspiration communiste, asservis aux intérêts de la politique bolchevique, utiliseraient sans aucun doute le droit en question pour créer les conditions prérévolutionnaires requises pour l’avènement de la société paradisiaque sans classes. » (…) [25]
L’auteur de ces lignes conclut : « Si donc nous nous limitons à l’examen des principes abstraits du salariat et si nous considérons en fait quelques inconvénients qu’on a relevés dans certaines expériences de participation ouvrière dans la gestion des entreprises, il nous faut dire que le droit à la gestion n’a pas pu se réaliser, qu’il « reste -comme dirait le Pape- hors du champ des réalisations possibles ».
Cette affirmation du Pape, est liée à la réserve mentionnée et à l’expérience contingente. Ainsi donc, Sa Sainteté n’entend pas arrêter tout court l’évolution sociale de l’entreprise, la ligne tracée par Quadragesimo anno où Pie XI désire que « le contrat de travail soit quelque peu tempéré par le contrat de société …, ainsi les ouvriers co-intéressés ou à la propriété ou à l’administration et coparticipants en une certaine mesure aux bénéfices ». »
Et l’article se termine par ces remarques très importantes:
« Le contrat de salaire n’exige donc pas par lui-même le droit à la cogestion du capital et du travail ; mais le Pape n’interdit pas au travailleur, en donnant son travail, de demander en retour de participer également dans une mesure fixée à la gestion de l’entreprise.
Le catholicisme social n’est pas statique, mais dynamique ; il ne nie pas le principe d’une cogestion même intégrale, mais avec une gradation et des méthodes qui répondent à la norme morale. »
Comme on le constate, plusieurs commentateurs, et non des moindres, évitent d’accentuer le jugement à première vue fort négatif de Pie XII et s’emploient à ne pas condamner les initiatives prises déjà à l’époque dans le sens de la cogestion, notamment en Allemagne. Même si l’on pense que la pensée exacte de Pie XII n’est pas aussi souple en réalité, il ne faut pas oublier que l’enseignement social de l’Église, comme on vient de le dire, est dynamique et qu’il est, pour une part, tributaire des circonstances. Ainsi a-t-on vu, Pie XII, très inquiet de constater après guerre, la forte attraction exercée, en Europe occidentale, par le marxisme. Sans cette menace et étant saufs les vrais fondements du droit, peut-être que le jugement eût été plus clairement nuancé.[26]
Il est un fait aussi qu’il ne faut pas perdre de vue. La participation de tous à l’économie nationale ne pouvait, comme nous l’avons vu, se réaliser, pour Pie XII, que dans le cadre de l’organisation professionnelle décrite dans Quadragesimo anno. C’est là, selon Pie XII, que devait se développer la participation et non dans l’entreprise. Hélas, comme Pie XII, un peu amer, en était conscient, « ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.
Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.
Mais à présent ; cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. »[27]
Non seulement, cette organisation ne s’est pas réalisée mais, qui plus est, la vie économique en se mondialisant a fait éclaté le cadre de l’économie nationale à laquelle le saint Père tenait tant. L’Église va donc devoir tenir compte, dans ses propositions, de ce nouveau paysage.
Toujours est-il qu’en Allemagne, les patrons et les ouvriers catholiques, ensemble, ont été à l’origine de la mise en place d’un système de cogestion qui a été l’un des éléments moteurs de ce que l’on a appelé « le miracle allemand ». Ce système de cogestion[28] n’a pas entraîné les maux redoutés[29]. Nous y reviendrons dans la dernière partie.
Qui plus est, au fil des ans, la cogestion s’est répandue en de nombreux endroits suivant des modalités diverses et sans porter atteinte au droit de propriété.[30] Indépendamment des réserves émises par Pie XII à l’égard d’un certain type de cogestion, il est clair que pour ce pontife, l’entreprise doit être une vraie communauté de personnes au travail. Dans un de ses derniers discours sur l’entreprise[31], Pie XII constatait que les petites et moyennes entreprises pouvaient plus aisément que les grandes[32] travailler à « l’insertion de la personne humaine dans la société et l’économie ». Le problème essentiel étant « de donner à chacun des membres du corps social la possibilité de vivre pleinement en homme, de disposer des moyens de s’assurer, avec une subsistance honnête, l’accès à la culture, de jouer un rôle proportionné à ses capacités et à son dévouement dans le fonctionnement et l’organisation de la société, de participer enfin aux décisions, dont dépend son sort sur le plan politique, économique et social (…) ». Loin du Pape donc l’idée d’une entreprise construite sur le modèle militaire où un chef commande à des exécutants. L’entreprise pour Pie XII est un lieu de participation[33] et de solidarité, un lieu où travaillent des personnes aux talents divers mais attachées aux mêmes valeurs. Le chef d’entreprise ne doit pas oublier que ce qu’il apprécie et recherche est aussi apprécié et recherché par ses employés. Il n’y a pas de raison qu’il refuse aux autres les biens qu’il apprécie. Ne disait-on pas que la justice tend à l’égalité ?
Pie XII poursuit:
« …si le propriétaire de l’entreprise trouve par là le moyen de maintenir et de consolider sa position sociale, ne convient-il pas qu’il s’efforce de faire bénéficier des mêmes avantages tous ceux qui dépendent de lui et lui prêtent l’appui de leur travail ? N’ont-ils pas eux aussi le droit d’occuper dans la société une situation stable, de posséder les biens nécessaires pour eux-mêmes et leur famille, de les mettre en valeur par leur initiative et d’en tirer un profit légitime ? » Pie XII, bien sûr, comme ses prédécesseurs, pense que « la garantie de ressources permanentes, susceptibles d’être accrues par le labeur personnel » permet à tous ceux qui en profitent d’accéder à la propriété, source d’autonomie et de stabilité. Mais il va plus loin et insiste sur l’avantage d’intéresser (au sens le plus large du terme) les travailleurs à la bonne marche de l’entreprise : « Il est certain que l’ouvrier et l’employé, qui se savent directement intéressés à la bonne marche d’une entreprise, parce qu’une part de leurs biens y est engagée et y fructifie, se sentiront plus intimement obligés d’y contribuer par leurs efforts et même leurs sacrifices. De la sorte, ils se sentiront plus hommes, dépositaires d’une plus large part de responsabilité ; ils se rendront compte que d’autres leur sont redevables, et s’emploieront avec plus de cœur à leur besogne quotidienne, malgré son caractère souvent dur et fastidieux. » Et il ne s’agit pas seulement de tenir compte des avantages matériels de la collaboration ; c’est la personne tout entière, intelligente et libre, qui est invitée à s’épanouir dans le cadre de l’entreprise. Il ne s’agit pas seulement d’intéressement financier mais d’une participation intégrale qui engage et respecte la dignité de chaque personne : « la fonction économique et sociale, que tout homme aspire à remplir, exige que le déploiement de l’activité de chacun ne soit pas totalement soumis à la volonté d’autrui. Le chef d’entreprise apprécie avant tout son pouvoir de décision autonome : il prévoit, ordonne, dirige, en assumant les conséquences des mesures qu’il prend. Ses dons naturels, sa formation théorique antérieure, sa compétence technique, son expérience trouvent à s’employer dans la fonction de direction et deviennent principe d’épanouissement de sa personnalité et de joie créatrice. Mais, encore une fois, le chef refusera-t-il à ses inférieurs ce qu’il apprécie tant lui-même ? Réduira-t-il ses collaborateurs de tous les jours au rôle de simples exécutants silencieux, qui ne peuvent faire valoir leur propre expérience comme ils le souhaiteraient, et restent entièrement passifs à l’égard de décisions qui commandent leur propre activité ? Une conception humaine de l’entreprise doit sans doute sauvegarder pour le bien commun l’autorité du chef ; mais elle ne peut s’accommoder d’une atteinte aussi pénible à la valeur profonde des agents d’exécution. d’ailleurs, lorsque s’imposeront des améliorations techniques ou des efforts concertés pour augmenter la productivité, il faudra faire appel à l’indispensable collaboration du personnel. Et puisque dans les petites et moyennes entreprises le contact entre le patron et ses subordonnés est plus direct, plus immédiat, il semble que là surtout l’exécutant doive être informé et écouté ; que l’on tienne compte de ses désirs, de ses suggestions, qu’on lui explique le motif d’un refus, que les problèmes techniques et économiques, dont dépend le rendement de l’entreprise, lui soient exposés et qu’il ait la possibilité de contribuer à leur solution. Ainsi on évitera que se dresse entre la direction et les subordonnés un mur de préjugés, d’incompréhensions, de critiques injustifiées ; on préviendra par là tant de conflits, qui reposent sur des malentendus ou l’ignorance des vraies situations. »
Voilà un texte important[34] car il nous montre que, dans le débat sur la cogestion, Pie XII n’entendait pas fermer la porte à la participation des ouvriers et employés à la gestion de l’entreprise mais sauvegarder le juste sens de la propriété et de l’autorité tout en souhaitant que l’entreprise soit une communauté réelle c’est-à-dire une communauté de personnes solidaires et égales en dignité.
Ce texte, en même temps, nous ouvre sur l’avenir au moment où la vie économie et sociale est en train de subir de grands bouleversements. L’exigence de la participation est désormais bien implantée au cœur des préoccupations de l’Église. Faut-il s’en étonner ? La participation n’est-elle pas, dans une certaine mesure et sous certains aspects, une conséquence du principe de subsidiarité qui doit imprégner tous les aspects de la vie en société et donc aussi structurer la vie d’une entreprise ?
L’encyclique Mater et magistra, relève les nouveautés qui modifient la vie économique et sociale : énergie nucléaire, produits synthétiques, automation, conquête spatiale, progrès de la communication, développement des assurances sociales et de la sécurité sociale, responsabilisation des syndicats, accroissement de l’instruction et du bien-être, mobilité sociale. Tout cela concourt, dans les pays développés, à « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques »[1] mais est source de déséquilibres entre secteurs, entre régions et entre pays.
Un autre phénomène retient toute l’attention du Pape : la socialisation. L’emploi du mot a, à l’époque, ému un certain nombre de catholiques qui se souvenait de l’injonction de Pie XII, neuf ans plus tôt : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité ».[2] Par socialisation, Pie XII, en réalité, entend « étatisation » ou « nationalisation »[3].Mais Pie XII emploie aussi le mot « socialisation » dans un sens proche de celui qui est perceptible dans Mater et magistra où Jean XXIII veut simplement, par ce terme, nommer le développement des rapports sociaux[4], la « multiplication progressive des relations dans la vie commune ».[5] Dans ce cadre relativement nouveau, pour garder les avantages[6] de la socialisation et éviter ses désagréments[7], Jean XXIII rappelle rapidement les grands principes qui doivent guider toute action en faveur de la justice sociale : le souci du bien commun, l’autonomie des corps intermédiaires, la juste rémunération du travail et l’atténuation des déséquilibres économiques et sociaux dans la répartition des richesses.
A ce propos, en se référant à Pie XI et Pie XII, Jean XXIII souligne que « la richesse économique d’un peuple ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale ». Une entreprise productive qui s’autofinance « doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » Pour satisfaire à cette exigence de justice, une des manières « des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. »[8]
Dans l’entreprise, outre la répartition des richesses, sont en jeu des valeurs plus strictement humaines comme la dignité, la responsabilité, l’initiative. Ce n’est pas une simple force matérielle que l’on engage dans le travail mais une personne dans toute sa complexité et sa richesse.
Sans entrer dans le détail technique qui n’est pas d’ailleurs de son ressort, Jean XXIII va dessiner, dans les grandes lignes, les structures économiques les plus aptes à favoriser les valeurs personnelles[9].
Jean XXIII évoque rapidement les entreprises artisanales, familiales ou coopératives dans la mesure où, par leur dimension et leur origine, elles sont naturellement « porteuses de valeurs humaines authentiques ». Elles doivent être protégées et favorisées. Quant à leurs acteurs, ils doivent jouir d’« une bonne formation technique et humaine » et être « organisés professionnellement » pour être capables de s’adapter aux exigences des consommateurs, aux progrès technologiques et aux conditions de production.[10]
Mais c’est surtout aux moyennes et grandes entreprises que Jean XXIII va s’attarder en répétant après Pie XII la nécessité de la participation des travailleurs, d’abord à l’intérieur de l’entreprise
Restant sauves « l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction », il faut que les ouvriers « puissent faire entendre leur voix » et que l’entreprise devienne « une communauté de personnes » qui ne réduit pas « ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécuteurs silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité. » Que les travailleurs puissent, au contraire, prendre « de plus grandes responsabilités », dans un climat « de respect, d’estime, de compréhension, de collaboration active et loyale, d’intérêt à l’œuvre commune ; que le travail soit conçu et vécu par tous les membres de l’entreprise, non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme accomplissement d’un devoir et prestation d’un service ».[11]
De plus, comme chaque organisme de production, quelle que soit sa dimension, est tributaire du contexte économique et de décisions prises à l’extérieur, les travailleurs doivent aussi pouvoir faire entendre leur voix, « à tous les échelons » auprès des pouvoirs publics et des institutions régionales, nationales et mondiales qui conditionnent la vie économique par le biais de leurs associations et syndicats.[12]
Tout cet enseignement sur la participation, dans le cadre général de la socialisation décrite par Jean XXIII[1], va être entériné et élargi dans la Constitution pastorale Gaudium et spes. On y insiste sur la nécessité de « stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes »[2]. Dans tous les secteurs, « le développement doit demeurer sous le contrôle de l’homme. Il ne doit pas être abandonné à la discrétion d’un petit nombre d’hommes ou de groupes jouissant d’une trop grande puissance économique, ni à celle de la communauté politique ou à celle de quelques nations plus puissantes. Il convient au contraire que le plus grand nombre possible d’hommes, à tous les niveaux, et au plan international l’ensemble des nations, puissent prendre une part active à son orientation »[3]. Cette nécessité de la participation répond à un désir souvent manifesté : « les travailleurs, ouvriers et paysans, veulent non seulement gagner leur vie, mais développer leur personnalité par leur travail, mieux, participer à l’organisation de la vie économique, sociale, politique et culturelle »[4].
Et sur le plan du travail, le Concile rappellera que « dans les entreprises économiques, ce sont des personnes qui sont associées entre elles, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu. Aussi, en prenant en considération les fonctions des uns et des autres, propriétaires, employeurs, cadres, ouvriers, et en sauvegardant la nécessaire unité de direction, il faut promouvoir, selon des modalités à déterminer au mieux, la participation active de tous à la gestion des entreprises[5]. Et comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »
Le Concile note encore que grâce à la participation des travailleurs au sein d’associations représentatives, « jointe à un progrès de la formation économique et sociale, le sens des responsabilités grandira de plus en plus chez tous : ils seront ainsi amenés à se sentir associés, selon leurs moyens et leurs aptitudes personnels, à l’ensemble du développement économique et social ainsi qu’à la réalisation du bien commun universel. »[6]
Nous l’avons déjà vu, au XIXe siècle, dans la société anonyme, société de choses, on a estompé la responsabilité des personnes.
Par contre, la montée du thème de la participation dans l’enseignement de l’Église nous montre, une fois de plus, que c’est la personne qui est au centre des préoccupations de l’Église, quel que soit le contexte particulier où la vie humaine se développe. Comme l’a écrit Jean XXIII, « la justice doit être observée non seulement dans la répartition des richesses, mais aussi au regard des entreprises où se développent les processus de production. Il est inscrit, en effet, dans la nature des hommes qu’ils aient la possibilité d’engager leur responsabilité et de se perfectionner eux-mêmes, là où ils exercent leur activité productrice.
C’est pourquoi si les structures, le fonctionnement, les ambiances d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, d’émousser systématiquement leur sens des responsabilités, de faire obstacle à l’expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu’il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l’équité. »[1]
Dans le même esprit, l’enseignement de l’Église va souligner les responsabilités personnelles de l’entrepreneur surtout à une époque et dans des structures où employés et employeurs étaient directement face à face..
Au XIXe siècle, le rôle du patron est capital dans la gestion humaine de l’entreprise et c’est pourquoi Léon XIII va longuement énumérer les devoirs qui orientent sa volonté. L’un des premiers est évidemment, comme nous l’avons vu, de verser le juste salaire. A cette occasion, le Souverain Pontife développera longuement, avec saint Thomas, l’enseignement traditionnel de l’Église sur le bon usage des richesses, inspiré par l’amitié et plus encore par l’amour fraternel.
C’est cet amour fraternel qui incitera le patron, par ailleurs, à créer le climat moral de l’entreprise:
« Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. (…)
Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. (…)
Aux patrons il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptrices ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe. (…)
Enfin, les riches doivent s’interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l’épargne du pauvre, d’autant plus que celui-ci est moins apte à se défendre, et que son avoir est plus sacré parce que plus modique. »[2]
Pie XI, on le sait, s’attardera au rôle de l’État et des organisations professionnelle qui seront les gardiens et les artisans de la justice et juguleront les volontés de puissance mais il ne néglige pas pour autant le facteur humain qui est finalement déterminant. Ainsi interpelle-t-il les patrons catholiques qui ont empêché la lecture de Qudragesimo anno, en leur rappelant que « la charité chrétienne exige la reconnaissance de certains droits qui appartiennent à l’ouvrier »[3]
Dans cette encyclique, il écrivait que les hommes doivent « tenir compte non seulement de leur avantage personnel, mais de l’intérêt de la communauté », toute propriété étant individuelle et sociale[4] : « L’homme n’est pas non plus autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang. Bien au contraire, un très grave précepte enjoint aux riches de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence (…). »[5]
Après la seconde guerre mondiale, indépendamment des progrès réalisés au niveau des lois et des réglementations touchant au travail, le patron continue à avoir une influence capitale sur le climat de l’entreprise. C’est pourquoi, à plusieurs reprises, Pie XII décrira le patron idéal, « les qualités du véritable chef ». Il doit avoir « avec les qualités intellectuelles les plus variées, un caractère fort et souple et, surtout, un sens moral ouvert et généreux. On attend aussi spécialement du chef d’entreprise un intense désir de vrai progrès social ». Parfois « un attachement exagéré aux avantages économiques trouble plus ou moins largement la prise de conscience du déséquilibre et de l’injustice de certaines conditions de vie ». C’est du patron « que dépend, en premier lieu, l’esprit qui anime ses employés. Si l’on note chez lui le souci de placer l’intérêt de tous au-dessus de l’avantage individuel, il lui sera bien plus facile d’entretenir cette disposition des subordonnés. Ceux-ci comprendront sans peine que le chef, auquel ils se soumettent, n’entend pas réaliser des gains injustes à leurs frais, ni profiter au maximum de leur travail, mais que, au contraire, en leur fournissant des moyens pour leur entretien et celui de leurs familles, il leur donne également la possibilité de perfectionner leurs capacités, de faire une œuvre utile et bienfaisante, de contribuer autant qu’il leur est permis au service de la société et à son élévation économique et morale. Alors, au lieu d’un sentiment déprimant de désillusion, au lieu d’attitudes de revendication, s’établira une atmosphère d’entrain, de spontanéité, de contribution volontaire à l’amélioration d’une communauté de travail, devenue intéressante, compréhensive, constructive. Quand une fabrique, un atelier a créé un tel esprit, le travail reprend toute sa signification, toute sa noblesse ; il devient plus humain, il se rapproche davantage de Dieu. »[6]
Très soucieux des relations humaines dans l’entreprise, il rappellera encore que le contrat de travail engage les employeurs envers les employés « car ils demandent à ceux-ci le meilleur de leur temps et de leurs forces. Ce n’est donc pas seulement un travailleur que l’on embauche et auquel on achète son travail ; c’est un homme, un membre de la société humaine qui vient collaborer au bien de cette même société dans l’industrie en question ». Et « si l’intérêt des employeurs est de traiter leurs employés en hommes, ils ne sauraient se contenter de considérations utilitaires : la productivité n’st pas une fin en soi. Chaque homme au contraire représente une valeur transcendante et absolue (…) »[7]
En définitive, le patron a quatre responsabilités.
Une responsabilité vis-à-vis de l’entreprise qui doit bien fonctionner. Une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de la communauté car « …une entreprise ne saurait être menée indépendamment des conditions générales de l’économie et son chef assume de ce fait des responsabilités plus larges et non moins importantes, au service du bien commun de la nation » ; de ses décisions « peuvent dépendre la vitalité économique et la paix sociale du pays ». Une responsabilité vis-à-vis des employés, de leurs « conditions de travail matérielles et morales » ; le bon climat dépend de « la fréquence et (des) qualités humaines des relations du patron » qui « multiplier les contacts loyaux » avec tous ses collaborateurs. Enfin, une responsabilité devant Dieu, celle « de donner aux membres de son entreprise des conditions de vie et de travail qui rendent possibles à tous l’attachement au christianisme et la libre pratique de leurs devoirs religieux. »[8]
Plus précisément encore et vis-à-vis des travailleurs, « une plus grande sensibilité sociale est (…) réclamée de la part des catégories directement responsables, dans le but d’améliorer les anciennes formules de rétribution et de faire participer de plus en plus, à la vie, aux responsabilités et aux fruits proportionnels de l’entreprise, les travailleurs, qui doivent s’exposer à des risques si sérieux sur le champ du travail, comme malheureusement, on en a fréquemment la preuve douloureuse. »[9]
Nous l’avons vu, Jean XXIII et le Concile se sont attachés à promouvoir la participation et on ne trouve plus d’adresse directe aux patrons mais simplement l’affirmation renouvelée du droit de propriété qu’il faut diffuser largement mais qui a, par nature, une fonction sociale.
Si l’on parle désormais davantage de participation, si Jean XXIII et le Concile insistent « plus sur la liberté de l’ouvrier que sur celle du propriétaire »[1], c’est non seulement parce que l’expression et la croissance de la personne réclament la participation mais aussi pour une raison historique.
Pie XII jugeait « tout à fait accessoire » l’ouverture que Pie XI offrait à une forme ou l’autre de contrat de société. Jean XXIII, au contraire, donne beaucoup d’importance à cette idée[2].
On peut considérer que l’essentiel a été dit à propos du rôle personnel de l’employeur alors qu’il fallait poursuivre la réflexion sur l’engagement des travailleurs au sein de l’entreprise, réflexion que Pie XII avait abordée mais qui devait être clarifiée et précisée dans un contexte qui avait évolué.
On peut aussi peut-être tenir compte d’un autre facteur. De plus en plus, les décisions économiques concernant la production, la consommation, les prix, les salaires, les investissements, les importations, etc., ne dépendent plus simplement d’une personne ou d’un petit groupe bien identifiable mais « d’une pluralité de centres qui interfèrent d’une manière très diverse dans la décision »[3]. Toutefois, l’entreprise est le seul centre qui, dans la production, « porte la responsabilité financière de ses décisions, parce qu’elle est le seul qui soit soumis aux risques de faillite ou de liquidation (…). Il n’y a pas de procédure de faillite, ni pour un organisme professionnel, ni pour un syndicat » même s’ils peuvent encourir des sanctions pénales pour des délits civils.[4]
Mais que signifie exactement l’expression « l’entreprise porte la responsabilité financière de ses décisions » ? N’est-ce pas simplement la « patron » ? Si l’on répond positivement à cette question, on prolonge et accentue le vieux conflit entre le capital et le travail. Or tout l’enseignement de l’Église et finalement le bon sens nous indiquent que la solidarité entre le capital et le travail doit se substituer à la dichotomie trop habituelle[5]. Solidarité et donc responsabilité commune. La participation des travailleurs à la propriété de leur entreprise, souhaitée par Jean XXIII[6], participation qui exprime la solidarité, entraîne une commune responsabilité. Certes, avons-nous vu, il faut « sauvegarder l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction »[7] mais, aux yeux de Jean XXII, la responsabilisation de tous est un droit et un devoir[8] : il faut trouver « les structures d’un système économique qui répondent le mieux à la dignité de l’homme et soient le plus aptes à développer en lui le sens des responsabilités. »[9]
Cette solidarité au sein de l’entreprise et en dehors est d’autant plus nécessaire que les centres de décisions se diversifient. Il apparaît plus que jamais important que l’entreprise parle d’une seule voix pour mieux résister aux centres de décision éloignés et puisse s’y faire entendre.
Il va sans dire que la philosophie du « patron » doit s’adapter à cette exigence. Et ce n’est pas pure utopie puisque nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer non seulement la rencontre de Bochum où patrons et ouvriers parlaient d’une même voix pour réclamer la cogestion mais aussi quelques expériences au sein d’entreprises d’avant-garde pourrait-on dire où sans verser dans la démagogie, le cadre ou le directeur ont conscience et volonté de s’inscrire dans une vraie communauté de personnes.[10] Entreprises privées, publiques ou collectives ?
Jusqu’à présent, nous avons vu que l’enseignement de l’Église était très attaché, aux conditions dites, à la propriété privée et donc à l’entreprise privée, expressions de la liberté d’initiative.
Est-ce à dire que cet enseignement exclut tout autre forme d’entreprise ?
Léon XIII, nous le savons, réagit dans Rerum novarum contre le danger du socialisme. C’est dans ce contexte historique qu’il prend la défense de la propriété privée : la « conversion de la propriété privée en propriété collective, préconisée par le socialisme, n’aurait d’autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d’agrandir leur patrimoine et d’améliorer leur situation »[11]. Le désir du Saint-Père est que, par son salaire, l’ouvrier puisse, à son tour, accéder à la propriété mobilière et immobilière. Dès lors, « la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire au droit naturel des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique »[12]. Il s’agit bien de « la théorie socialiste de la propriété », théorie dans laquelle « le talent et l’esprit d’initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même » ; théorie fondée sur un « asservissement tyrannique et odieux des citoyens » et imprégné d’égalitarisme : « le mythe tant caressé de l’égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu’un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité. »[13]
La menace du collectivisme et de l’étatisme va aussi pousser Pie XI à défendre la propriété privée. Dans la mesure où l’État « se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités », Pie XI établit fermement le principe de subsidiarité[14] mais il reconnaît qu’« il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »[15] Pie XI, en effet, s’est rendu compte que, dans les sociétés libérales, de grandes puissances économiques et financières constituaient elles aussi une menace pour la liberté des individus et l’initiative privée[16]. Ce passage de Quadragesimo anno sera repris par les Pontifes suivants.
Pie XII qui a, en de très nombreuses occasions, rencontré des groupes d’hommes au travail, tout en maintenant la doctrine traditionnelle sur la propriété privée, évoquera la possibilité de différentes formes de propriété.
Sur un plan théorique tout d’abord, il rappellera que le devoir de travailler et « le droit correspondant au travail sont imposés et accordés à l’individu en première instance par la nature, et non par la société, comme si l’homme n’était qu’un simple serviteur ou fonctionnaire de la communauté. d’où il suit que le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris. »[17] Priorité donc à l’initiative privée et subsidiarité de l’État.
Toutefois, « les associations catholiques acceptent la socialisation[18] seulement dans le cas où elle apparaît réellement une requête du bien commun, c’est-à-dire comme l’unique moyen vraiment efficace pour remédier à un abus et éviter un gaspillage des forces productrices du pays, pour assurer l’ordonnance organique de ces mêmes forces, pour les diriger à l’avantage des intérêts économiques de la nation. »Il est bien entendu que « la socialisation implique dans tous les cas l’obligation d’une indemnité convenable, c’est-à-dire calculée d’après ce que les circonstances concrètes suggèrent comme juste et équitable pour les intéressés. »[19]
Au lendemain de la guerre, Pie XII prend acte du fait que « pour le moment, la faveur va de préférence à l’étatisation ou à la nationalisation des entreprises.
Il n’est pas douteux que l’Église aussi - dans certaines limites - admet l’étatisation et juge que « l’on peut légitimement réserver aux pouvoirs publics certaines catégories de biens, ceux-là qui présentent une telle puissance qu’on ne saurait, sans mettre en péril le bien commun, les abandonner aux mains des particuliers (QA).
Mais faire de cette étatisation comme la règle normale de l’organisation publique de l’économie serait renverser l’ordre des choses. La mission du droit public est, en effet, de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État ; elle est, à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements constitués. »
Dans son projet d’économie sociale, Pie XII propose d’autres formules et, nous l’avons vu dans sa défense des droits du propriétaire, il envisage « que l’entreprise soit constituée sous forme de fondation ou d’association de tous les ouvriers comme copropriétaires, ou bien qu’elle soit propriété privée, d’un individu qui signe avec tous ses ouvriers un contrat de travail ». Et il répète : « Le propriétaire des moyens de production, quel qu’il soit - propriétaire particulier, association d’ouvriers, ou fondation »[20].
Dans sa Lettre à Mr Charles Flory, président des Semaines sociales de France à Strasbourg, le 10 juillet 1946, au lieu de l’ »égoïsme collectif » et de l’ »étatisme omnipotent », le pape préconise « un esprit communautaire de bon aloi ». La nationalisation « même quand elle est licite », précise Pie XII, risque d’« accentuer » « le caractère mécanique de la vie et du travail en commun » et rend « fort sujet à caution » « le profit qu’elle apporte au bénéfice d’une vraie communauté ». En lieu et place, Pie XII recommande « l’institution d’associations ou unités coopératives »[21] plus avantageuses sur le plan humain et « en même temps au meilleur rendement des entreprises », tout en souhaitant, comme ses prédécesseurs, « la forme corporative de la vie sociale ». Pie XII fera l’éloge des coopératives en déclarant que leurs principes « sont ceux-là même de la doctrine sociale chrétienne » et qu’ « elles maintiennent en éveil leur sens du bien commun, de leurs responsabilités sociales, et démontrent par leur activité les bénéfices de la collaboration intelligente et son pouvoir stimulant. » [22]
Soucieux aussi de diffuser la propriété privée, Jean XXIII « n’exclut évidemment pas que l’État et les établissements publics détiennent, eux aussi, en propriété légitime, des biens de production, et spécialement lorsque ceux-ci « en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées. »(QA)
Notre temps marque une tendance à l’expansion de la propriété publique: État et collectivités. Le fait s’explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics. Cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité (…). Aussi bien l’État et les Etablissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée.
Il convient de retenir que les initiatives d’ordre économique, qui appartiennent à l’État ou aux établissements publics, doivent être confiées à des personnes qui unissent à une compétence éprouvée, un sens aigu de leur responsabilité devant le pays. De plus, leur activité doit être objet d’un contrôle attentif et constant, ne serait-ce que pour éviter la formation, aus ein de l’État, de noyaux de puissance économique au préjudice du bien de la communauté, qui est pourtant leur raison d’être. »[23]
Vatican II synthétisera l’essentiel de ce qui a été dit jusqu’à présent: « la légitimité de la propriété privée ne fait toutefois pas obstacle à celle de divers modes de propriétés publiques, à condition que le transfert des biens au domaine public soit effectué par la seule autorité compétente, selon les exigences du bien commun, dans les limites de celui-ci et au prix d’une indemnisation équitable. L’État a, par ailleurs, compétence pour empêcher qu’on abuse de la propriété privée contrairement au bien commun »[24]
Fort de cette doctrine dont la source remonte à l’Évangile[25] et aux rudes interpellations lancées aux riches par les Pères de l’Église, Paul VI écrira que « le bien commun exige parfois l’expropriation si, du fait de leur étendue, de leur exploitation faible ou nulle, de la misère qui en résulte pour les populations, du dommage considérable porté aux intérêts du pays, certains domaines font obstacle à la prospérité collective. »[26]
Au moment du Concile, le P. Bigo a tenté de rassembler d’une manière cohérente toute la réflexion accumulée par les souverains Pontifes depuis Léon XIII[27].
Dans l’enseignement de l’Église, l’entreprise est une société de personnes, « les unes travaillant, les autres apportant les instruments de production ». Cette communauté est volontaire, elle se construit sur un contrat librement consenti entre le travail - sa représentation syndicale - et le capital. Il y a nécessairement tension entre les deux parties mais la « conciliation reste indispensable ». Le contrat fonde l’autorité dans l’entreprise selon le droit privé.
L’entreprise est une communauté de production dont le produit commun est réparti selon la justice commutative : « chacun y reçoit selon son apport ».[28]
L’entreprise est une communauté de travail qui rend un service à la société[29]. Elle doit donc en respecter la loi: « à côté des éléments contractuels essentiels, il y a donc dans l’entreprise des éléments institutionnels non moins essentiels, qui échappent par nature à la volonté des parties et s’imposent aux conventions ». Comme éléments institutionnels, on citera d’abord « l’attribution à chaque salarié d’un salaire prioritaire et de sa part du produit commun », mais aussi l’information et la consultation nécessaires à la participation et à la responsabilisation des salariés. Sont contractuelles « les formes et les modes de cette participation aux bénéfices, à la gestion et à la propriété ». Il est bien entendu que « les conventions collectives de branches de production et la loi pourront consacrer, dans certains cas, les expériences qui se seront avérées concluantes, dans une industrie ou même dans toute l’industrie ».
Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier la conception que Jean-Paul II se fait du travail et nous savons que son souci est « de souligner et mettre en relief le primat de l’homme dans le processus de production, le primat de l’homme par rapport aux choses. »[1] On peut donc tenter de synthétiser sa pensée à partir des droits et devoirs et donc des responsabilités des différents acteurs.
Le pouvoir et la responsabilité de l’employeur vis-à-vis des travailleurs constituent aujourd’hui un problème complexe. En effet, il faut tenir compter, dans le monde contemporain de la présence de deux types d’employeurs : l’employeur direct et l’employeur indirect.
Par ces expressions, Jean-Paul II désigne, d’une part, « la personne ou l’institution avec lesquelles le travailleur conclut directement le contrat de travail selon des conditions déterminées (…) ».[1] Et, d’autre part, « les personnes, les institutions de divers types, comme aussi les conventions collectives de travail et les principes de comportement, qui, établis par ces personnes et institutions, déterminent tout le système socio-économique ou qui en découlent. »[2]
Ce concept peut être appliqué, avant tout, à l’État puisque c’est lui « qui doit mener une juste politique du travail ».[3] Mais, aujourd’hui, comme les relations économiques s’internationalisent, des « dépendances réciproques » complexes influencent les États et finalement les travailleurs.
Même si la responsabilité de cet employeur -État, organisations internationales- est, bien sûr, indirecte, elle n’en est pas moins réelle notamment, nous l’avons vu, vis-à-vis de l’emploi. Bien d’autres tâches incombent à cet employeur. Nous y reviendrons plus tard.[4] Rappelons ici l’essentiel : quel que soit le niveau de pouvoir ; que ce soit celui d’un ministère, d’une société multinationale ou transnationale, d’une structure politique internationale, « la prise en considération des droits objectifs du travailleur quel qu’en soit le type (…) doit constituer le critère adéquat et fondamental de la formation de toute l’économie, aussi bien à l’échelle de chaque société ou de chaque État qu’à celui de l’ensemble de la politique économique mondiale ainsi que des systèmes et des rapports internationaux qui en dérivent. »[5] Comme les valeurs subjectives l’emportent sur les valeurs objectives, le travail ne peut subir le poids des systèmes économiques et toute l’économie doit s’ordonner aux droits objectifs des travailleurs quelle que soit la situation dans laquelle elle se trouve[6].
L’employeur direct occupe une place difficile dans la mesure où il est, d’une part, tributaire de ce que fait et décide l’employeur indirect et plus directement responsable du travailleur.
C’est pourquoi, comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II a fait l’éloge des dirigeants d’entreprises pour leur esprit d’initiative au service du bien commun : « le degré de bien-être dont jouit aujourd’hui la société serait impensable sans la figure dynamique du chef d’entreprise qui a pour fonction d’organiser le travail humain et les moyens de production de manière à produire les biens et les services ».[7]
Le chef d’entreprise n’est pas qu’un homme audacieux, compétent, efficace. Il est un homme à la conscience formée et solide qui doit éviter des tentations dangereuses : « la soif insatiable de gain, le profit facile et immoral, le gaspillage, la tentation du pouvoir et du plaisir, les ambitions démesurées, l’égoïsme effréné, le manque d’honnêteté dans les affaires et les injustices à l’égard des ouvriers. »[8]
Le chef d’entreprise est un héritier, il a « reçu l’ »héritage » d’un double patrimoine » : les ressources naturelles et les fruits du travail de ceux qui l’ont précédé[9]. Ce double patrimoine est le patrimoine de tous et le chef d’entreprise en est responsable comme l’intendant de cet homme riche dont parle l’Évangile[10]. L’« homme riche » c’est le Seigneur mais aussi, ajoute Jean-Paul II, les hommes « qui sont appelés à participer au patrimoine » que Dieu a confié au chef d’entreprise. C’est à eux aussi qu’il faut rendre compte. « Pensez, dit Jean-Paul II aux chefs d’entreprise, que tous ces biens, le poste de travail de tant d’hommes et de femmes, sont l’avenir de beaucoup de familles, sont les talents que vous avez à faire fructifier pour le bien de la communauté. »[11]
Si l’on constate historiquement une antinomie entre le capital et le travail, elle n’est pas naturelle ni inéluctable. Cette antinomie est « factice et illogique » et a souvent été « exaspérée artificiellement par une lutte des classes programmée »[12]. Capital et travail vivent associés indissolublement Le capital, les ressources du capital, le patrimoine évoqué, les moyens de production « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession est qu’ils servent au travail et qu’en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun. »[13]
Ceci rappelé, Jean-Paul II n’hésite pas à interpeller les « patrons »: « En ce sens, vous devez contribuer à ce que se multiplient les investissements productifs et les postes de travail, à ce que soient promues les formes adéquates de participation des travailleurs à la gestion et aux revenus de l’entreprise, et à ce que s’ouvrent des voies d’accès de tous à la propriété, comme base d’une société juste et solidaire ».[14]
Le chef d’entreprise doit être solidaire. Il est, dans une mesure que nous allons préciser, solidaire avec le travailleurs et il doit être solidaire avec les autres chefs d’entreprise et avec « les autres secteurs de la communauté ».[15] Jean-Paul II dira que le travail possède en lui-même « une force qui peut donner vie à une communauté : la solidarité. » Une triple solidarité : « La solidarité du travail qui se développe spontanément entre ceux qui partagent le même type d’activité ou de profession, pour embrasser, avec les intérêts des individus et des groupes, le bien commun de toute la société. La solidarité avec le travail, c’est-à-dire avec chaque homme qui travaille - en dépassant tout égoïsme de classe ou les intérêts politiques unilatéraux - prend en charge le drame du chômeur ou de celui qui est dans une situation difficile de travail. Finalement, la solidarité dans le travail : une solidarité sans frontières, parce qu’elle est fondée sur la nature du travail humain, c’est-à-dire sur la priorité de la personne humaine sur toute chose.
Une telle solidarité, ouverte, dynamique, universelle par nature, ne sera jamais négative ; une « solidarité contre », mais positive et constructive, « une solidarité pour », pour le travail, pour la justice, pour la paix, pour le bien-être et pour la vérité dans la vie sociale ».[16]
Le chef d’entreprise est un pacificateur. Entre employeur indirect et travailleurs, plongé parfois dans une crise économique, il sera nécessairement confronté à des difficultés, à des conflits justifiés ou suscités. Aucun modèle d’entreprise n’élimine de soi les oppositions, ni le modèle familial où le patron est comme un père qui parle ne vertu de son âge et de son expérience, ni le modèle militaire, ni le modèle féodal où le patron, tel le suzerain vis-vis de ses vassaux, assure protection et aide aux salariés qui lui doivent fidélité, ni le modèle monacal de l’ancienne manufacture. Ces modèles sont aujourd’hui dépassés dans la mesure où l’ouvrier qui est souverain par le suffrage universel reste soumis dans des entreprises de ce type. Il est hasardeux de promouvoir d’une part la démocratie politique et de refuser toute démocratie économique[17].
Le modèle social chrétien participatif est susceptible de réduire les risques de tension mais non de les supprimer car les intérêts conjugués ne coïncideront jamais. Toutefois, la solidarité interne organisée permettra au chef d’entreprise d’aborder les problèmes dans un esprit de paix. Il sait, en effet, que « …ce n’est pas par les antagonismes ou la violence que les difficultés peuvent se résoudre ! ». Il n’aura pas à se demander : « Pourquoi ne pas rechercher des solutions entre les parties ? Pourquoi rejeter le dialogue patient et sincère ? Pourquoi ne pas recourir à la bonne volonté de l’écoute, au respect mutuel, à l’effort de recherche loyale et persévérante, en acceptant les accords, même partiels, mais toujours porteurs de nouvelles espérances ? »[18] Préparé par l’habitude de travailler ensemble, dans la transparence et le respect, le dialogue se nouera plus facilement aux heures de crise.
Le chef d’entreprise chrétien, est un collaborateur de Dieu. Au cœur des pires difficultés, il n’est jamais seul : « s’il y avait quelqu’un qui a perdu tout espoir dans l’édification de cette société plus juste que tous nous désirons, disons-lui avec force et amour que le système pour la solution des problèmes difficiles qui affectent l’homme existe certainement : c’est la rencontre avec Dieu, le Créateur qui continue de travailler par sa Providence dans la grande entreprise du monde et à laquelle il a voulu vous associer vous aussi comme ses collaborateurs.
Ainsi, pour dures que soient les difficultés, pour stériles que paraissent vos efforts, allez toujours de l’avant, en acceptant les défis des temps et, plus que la confiance mise ne votre capacité et en vos forces, rappelez-vous la consigne du Seigneur : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice et le reste vous sera donné de surcroît. » (Mt 6, 33)
Si vous savez, au milieu des difficultés, vous engager de façon magnanime pour le bien de tous par l’exercice de votre profession, si vous aimez concrètement Dieu et vos frères dans la gestion de vos entreprises, vous expérimenterez certainement l’amour de Dieu à votre égard, lui qui - comme l’écrit saint Paul - « fournira et multipliera votre semence et fera croître les fruits de votre justice » (2 Co 9, 10). Dieu accueille l’engagement et le récompense par de nouvelles bénédictions, avec des fruits qui deviendront visibles non seulement au ciel, mais aussi sur votre terre. »[19]
On se rend bien compte que le portrait de l’entrepreneur dessiné, notamment par Jean-Paul II s’éloigne du modèle autoritaire classique décidément obsolète[20] comme il s’éloigne aussi du modèle proposé par F. W. Taylor. Selon ce promoteur de l’organisation scientifique du travail,[21] c’est désormais l’ingénieur qui doit être le maître de l’entreprise. Puisqu’il connaît la meilleure manière de produire, « tous les participants à l’organisation - patrons et ouvriers - ne peuvent qu’être d’accord avec cette unique bonne façon de faire les choses ».[22]
Certes, ce type de gestion est à l’origine de l’expansion industrielle moderne mais la « bureaucratie et la rationalité » qu’il a entraînées, ont incontestablement aliéné le travailleur, le rendant « étranger à son travail, à son entreprise, à lui-même ».[23]
En accord avec le bon sens, l’Église sait que « diriger une organisation tient beaucoup plus du gouvernement des hommes que de l’administration des choses ».[24] Les théoriciens et les gestionnaires s’en sont rendu compte après que le taylorisme ait révélé ses effets pervers. On a alors estimé qu’il fallait ajouter au leadership technique un leadership humain. On insista dès lors sur les « relations humaines » et plus particulièrement sur les aspirations et les motivations de l’homme au travail[25], en oubliant l’organisation et en simplifiant la réalité psychologique[26]. Dans cette perspective, le leader est encore dans une perspective utilitariste, soucieux de l’intérêt général alors que l’Église défend l’idée d’une autorité (pas seulement d’un pouvoir) au service du bien commun qui inclut certes l’intérêt général mais « vise la dignité de chacun indépendamment du résultat ».[27]
Loin donc de l’idée du Pape de porter atteinte à la liberté de propriété et d’entreprendre et aux responsabilité propres du chef d’entreprise dont l’autorité est affirmée, certes, mais, ici comme ailleurs, comme service d’une communauté particulière et de la grande communauté nationale et humaine.
Sa mission est de faire fructifier un héritage « pour le bien de tous et avec la collaboration de tous »[1]. Les fonctions sont différentes mais l’entreprise est une communauté où tous « coopèrent à une œuvre commune »[2].
L’entreprise n’est pas l’expression légitime de la liberté, de la créativité, de l’initiative d’un homme, le propriétaire ou son représentant mais de tous, patrons, dirigeants, employés, ouvriers[3] : « ce sont des personnes qui sont associées entre elles, disait le Concile, c’est-à-dire des êtres libres et autonomes, créés à l’image de Dieu ».[4]
Jean-Paul II va accentuer davantage cet aspect. En effet, aujourd’hui, « devient toujours plus évident et déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce travail, celui de la capacité d’initiative et d’entreprise. »[5] Désormais, « avec la terre, la principale ressource de l’homme, c’est l’homme lui-même. (…) C’est son travail maîtrisé, dans une collaboration solidaire, qui permet la création de communautés de travail (…).L’économie moderne de l’entreprise comporte des aspects positifs dont la source est la liberté de la personne (…), dans ce secteur, comme en tout autre, le droit à la liberté existe, de même que le devoir d’en faire un usage responsable. (…) Si, autrefois, le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, c’est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres. »[6] Autrement dit, dans une formule simple et riche de sens , « plus que jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les autres. »[7]
La responsabilité personnelle, au plein sens du terme, pas seulement donc la responsabilité professionnelle, doit pouvoir s’exprimer et s’exercer dans l’entreprise et à tous les niveaux : « l’entreprise est appelée à réaliser (…) une fonction sociale -qui est profondément éthique- : celle de contribuer au perfectionnement de l’homme, de chaque homme, sans aucune discrimination ; en créant les conditions permettant un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services, et qui rende l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre. »[8]
Il est de la responsabilité du chef d’entreprise de favoriser l’exercice de la responsabilité de ses collaborateurs. L’entreprise, dans « une organisation solidaire », doit donc devenir une « communauté de travail », une »communauté de vie », un lieu « où l’homme vive avec ses semblables et ait des relations avec eux ; et où le développement personnel soit non seulement autorisé mais favorisé. »Il ne faut pas se contenter « de ce que « les choses marchent », soient efficaces, productives et efficientes » mais plutôt « que les fruits de l’entreprise aboutissent à un profit pour tous par l’intermédiaire de la promotion humaine globale (…). »[9]
De là, le souhait réitéré par Jean-Paul II de voir, dans la mesure du possible, les travailleurs participer à la gestion de l’entreprise.[10] Rappelons-nous aussi que « comme, bien souvent, ce n’est déjà plus au niveau de l’entreprise, mais à des instances supérieures, que se prennent les décisions économiques et sociales dont dépend l’avenir des travailleurs et de leurs enfants, ceux-ci doivent également participer à ces décisions, soit par eux-mêmes, soit par leurs représentants librement choisis. »[11]
Vu l’évolution de l’entreprise et le contexte socio-économique dans lequel elle s’inscrit, les syndicats sont appelés à se rénover, à « s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. »[12]
La propriété, si elle est un bien, n’est pas réservée à quelques hommes. On l’a vu à de nombreuses reprises, elle doit être diffusée et il faut en faciliter l’accès au plus grand nombre possible. Ce qui a été dit du droit à la propriété privée, « subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens »[13] est valable aussi pour la propriété des moyens de production, que cette propriété soit privée, publique ou collective[14].
Traditionnellement, le moyen privilégié d’y accéder est le salaire, produit de la justice commutative. Traditionnellement, la propriété promise, au bout de l’épargne, est celle d’une maison, d’un bout de terrain, d’un atelier artisanal ou d’une entreprise agricole familiale. Progressivement, d’autres revenus du travail ont été envisagés et d’autres formes de propriété. Jean-Paul II confirme ce mouvement en rappelant que « la loi fondamentale de toute activité économique est le service de l’homme, de tous les hommes et de tout l’homme, dans sa pleine intégrité matérielle, intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse. Par conséquent, les profits n’ont pas comme unique objectif le développement du capital. Ils sont aussi destinés au sens social, à l’amélioration du salaire, aux services sociaux, à la qualification technique, à la recherche et à la promotion culturelle, par le biais de la justice distributive. »[15]
Jean-Paul II reprend à ses prédécesseurs les « propositions concernant la copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » Et il ajoute : « quelles que soient les applications concrètes qu’on puisse faire de ces diverses propositions, il demeure évident que la reconnaissance de la position juste du travail et du travailleur dans le processus de production exige des adaptations variées même dans le domaine du droit de propriété des moyens de production. »[16]
L’accès aux biens se fait donc par le biais de la justice commutative mais il peut être, en plus, favorisé par la justice distributive à partir du profit de l’entreprise[17]. En même temps, les travailleurs peuvent être invités à une forme ou l’autre de co-propriété des moyens de production. Jean-Paul II réaffirme ainsi une idée chère aux catholiques sociaux du XIXe siècle.[18] Il veut opposer « une société du travail libre, de l’entreprise et de la participation », au système qui veut « assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de production et de la terre sur la liberté et la dignité du travail de l’homme » et, en même temps, au « système socialiste, qui se trouve être en fait un capitalisme d’État ».[19]
Et si le profit est un « indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise. En effet, le but de l’entreprise n’est pas uniquement la production du profit, mais l’existence même de l’entreprise comme communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière. Le profit est donc un régulateur dans la vie de l’établissement mais il n’est pas le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d’autres facteurs humains et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l’entreprise. »[20]
Il est clair que l’enseignement de l’Église tend à assurer prioritairement la promotion globale de la personne. Cette promotion globale de la personne-ci doit être la fin de toute entreprise qu’elle soit privée, publique, collective. La croissance personnelle dans la solidarité l’emporte dans tous les cas de figures. Nous avons vu que, tout en défendant le droit à la propriété pour tous, jamais l’Église n’a considéré que la propriété privée était le seul mode d’accès aux biens de ce monde.
A travers l’histoire, Les différents textes ecclésiaux consacrés à l’entreprise ont estimé que, dans certains domaines et à certaines conditions, l’entreprise pouvait être une entreprise publique. Pie XI parlait de biens qui « doivent être réservés à la collectivité »[21], Pie XII de nationalisation ou socialisation de l’entreprise (…) dans les cas où elle s’avère indispensable au bien commun ».[22]
Jean-Paul II va reprendre ce terme de « socialisation » mais d’une manière positive cette fois en notant que « le simple fait de retirer ces moyens de production (le capital) des mains de leurs propriétaires privés ne suffit pas à les socialiser de manière satisfaisante ».[23] On, va se rendre compte que « socialiser », au plein sens du terme, ce n’est pas transférer un pouvoir à la société mais plutôt instituer, comme il l’a décrit plus haut, une véritable participation à la propriété du capital. Ce n’est pas parce qu’une propriété est entrée dans un système collectiviste que l’entreprise est, par le fait même, socialisée. Pour lui, la véritable socialisation n’est réalisée que « si chacun, du fait de son travail, a un titre plénier à se considérer en même temps comme co-propriétaire du grand chantier de travail dans lequel il s’engage avec tous. Une des voies pour parvenir à cet objectif pourrait être d’associer le travail, dans la mesure du possible, à la propriété du capital, et de donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles : ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun, ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie. »[24]
A quoi le Saint-Père pense-t-il concrètement lorsqu’il évoque ces « corps intermédiaires autonomes », ces « communautés vivantes » où, comme dit Jean-Paul II, « la subjectivité de la société est assurée » ?
Certainement, mais pas exclusivement sans doute, Jean-Paul II songe à l’entreprise coopérative.
Ce n’est pas nouveau dans l’enseignement de l’Église. Vers 1860, Mgr Ketteler et, après la 1re guerre mondiale, Mgr Pottier propagèrent l’idée de coopératives de production.[25] Pie XII souhaitait des « sociétés coopératives ».
Jean-Paul II va développer l’idée, lors de la visite d’une coopérative italienne[26], et souligner que la coopérative, qu’elle soit coopérative de travail et de production, coopérative de consommation ou coopérative de producteurs, échappe aussi bien à la « compétition excessive » et sans pitié qu’ »aux modèles collectivistes qui étouffent l’initiative des particuliers et avilit les raisons de la collaboration ». Elle est bien, confirme le Pape, un de ces organismes appelés corps intermédiaires dans l’encyclique Laborem exercens, qui naissent d’une application du principe de subsidiarité « selon lequel le pouvoir public ne doit pas se substituer à l’initiative des citoyens, qu’elle soit individuelle ou associative, dans le domaine économique, social et culturel »
La coopération « constitue un des sujets fondamentaux de l’enseignement social de l’Église ». Si, à l’origine, la coopérative a été un moyen d’autodéfense économique et de promotion d’intérêts communs, conçu pour résister aux effets négatifs de la société industrielle, elle apparaît de plus en plus, dans le contexte moderne, comme une manière efficace et bénéfique d’« associer, autant que possible, le travail à la propriété et au capital », d’« exprimer la double dimension personnelle et sociale de l’être humain », d’être un moyen, « en même temps, de « socialisation » et de personnalisation », de faire « la synthèse entre la tutelle des droits du particulier et la promotion du bien commun ».
Cette synthèse « ne se situe pas seulement sur le plan économique mais aussi sur celui plus vaste des biens culturels, sociaux et moraux »
Sur le plan économique, la coopérative permet « le développement d’une économie locale qui cherche à mieux répondre aux exigences de la communauté ». C’est pourquoi, dans de nombreux pays, « les coopératives agricoles se proposent comme de véritables instruments de transformation sociale », ou de reconstruction. Elles permettent « une amélioration plus rapide des conditions de vie des communautés locales ».
Sur le plan moral, elles accentuent « le sens de la solidarité dans le respect de l’autonomie nécessaire du particulier qui doit croître vers une pleine maturité ». Elles mettent en valeur le rôle de chaque membre et développent en même temps le sens de la communion. Elles invitent, par là, à la découverte d’un bien commun plus grand que la somme des biens matériels et individuels.
En somme, « cette forme d’organisation économique et sociale, si elle est bien gérée, peut constituer une expérience stimulante de participation et également un instrument efficace pour réaliser un niveau plus élevé de justice ». Si elle est bien gérée, c’est-à-dire si le critère quantitatif reste intégré au critère qualitatif. Il faut, en effet, éviter « le danger que les critères pour mesurer le succès des coopératives soient séparés des résultats du marché, soient donc traités exclusivement pour les avantages matériels que celles-ci offrent aux membres. (…) La personne est la véritable mesure de toute initiative favorisant une marche de croissance et de progrès ». Autrement dit encore, « la valeur fondamentale que les coopératives encouragent : c’est la valeur d’une vie humaine meilleure, parce que ouverte à la perception plus profonde du sens véritable de tout engagement humain qui est le sens de la communion ».
La coopérative est donc un bon exemple de la socialisation chère à l’Église. Il est sûr que « la propriété coopérative n’est pas adaptée à toute production - elle a des limites, tout particulièrement, quand il est besoin de recourir au marché financier pour tel ou tel développement nécessaire-, elle n’en est pas moins adaptée à nombre d’activités, surtout de service de la personne à la personne, qui requièrent peu de capital : or celles-ci se développeront beaucoup demain. Elle sera sans doute mieux adaptée à l’avenir qu’elle ne l’a été hier, en tout cas récemment. »[27]
Elle est, en tout cas, un des moyens d’instaurer plus de démocratie économique, plus de participation et de solidarité, parmi d’autres.[28]
En effet, le pape Benoît XVI, bien conscient, comme Paul VI l’avait déjà souligné, que la question sociale est devenue mondiale[29], et qu’on ne pourra sortir des crises économiques et financières qui agitent notre monde et instaurer la justice qu’en ayant le souci du don et de la gratuité[30], écrit qu’« à côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Il ne s’agit pas simplement d’accepter et de reconnaître divers types d’entreprises qui se juxtaposeraient. Le pape espère que cette juxtaposition soit féconde et modifie la philosophie économique traditionnelle : il pense plus exactement que « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché qu’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie. […] Il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[31]
Benoît XVI réaffirme qu’« avant d’avoir une signification professionnelle, l’entreprenariat a une signification humaine. » Et c’est au nom de cette « signification humaine » chère à ses prédécesseurs qu’il justifie l’« hybridation » qui ne peut être que bénéfique : « Il est inscrit dans tout travail, vu comme « actus personae », c’est pourquoi il est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa contribution propre de sorte que lui-même « sache travailler à son compte ». Ce n’est pas sans raison que Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur ». C’est justement pour répondre aux exigences et à la dignité de celui qui travaille, ainsi qu’aux besoins de la société, que divers types d’entreprises existent, bien au-delà de la seule distinction entre « privé et « public ». Chacune requiert et exprime une capacité d’entreprise singulière. Dans le but de créer une économie qui, dans un proche avenir, sache se mettre au service du bien commun national et mondial, il est opportun de tenir compte de cette signification élargie de l’entreprenariat. Cette conception plus large favorise l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert de compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[32]
Il est difficile de définir l’entreprise autogérée. On l’associe souvent à la coopérative ou à l’actionnariat ouvrier[33]. Mais l’autogestion, au sens strict, a eu ses heures de gloire dans les années 70, suite notamment à la publicité faite autour de l’organisation économique Yougoslave. Elle avait pourtant des antécédents dans la littérature[34] et dans les faits[35]. Mais c’est la Yougoslavie qui fit rêver certains socialistes occidentaux entre 1970 et 1980. Ils furent divisés sur le sujet[36]. Certains estimaient que « l’autogestion ne peut être retenue que pour les entreprises qui seraient socialisées, car en régime capitaliste seul le contrôle ouvrier est concevable »[37] d’autres reconnaissaient même, à la suite d’un certain nombre d’observateurs[38], « le déclin de l’autogestion yougoslave »[39] et voulaient renforcer et élargir le mouvement coopératif à l’instar de la Suède[40].
Il n’empêche, que l’espace d’une décennie, l’autogestion apparut comme un idéal à atteindre.
En Yougoslavie, c’est à partir de 1950 que fut décidée l’organisation autogestionnaire[41]. Dans l’esprit des dirigeants, il s’agissait de se différencier du modèle soviétique mais aussi d’échapper à la faillite du système collectiviste qui avait été imposé jusque là. Le maréchal Tito voulait « donner plus de souplesse et de dynamisme aux entreprises en les libérant du poids étouffant de la bureaucratie. De là notamment, la réhabilitation du « profit » : par la participation aux bénéfices et aux risques, les travailleurs et les cadres ont des motifs d’efficacité. »[42]
Comment fonctionnait cette autogestion ? « Dans chaque entreprise, les travailleurs élisent un Conseil ouvrier (au moins quinze membres), lequel désigne à son tour un Comité de cinq administrateurs ou plus, dont un directeur. Ce dernier est proposé, après avoir passé un concours public, par une commission où siègent les représentants de l’entreprise et de la commune où elle est située. Quand l’affaire est importante, les « services technologiques » et le Syndicat interviennent également. Ainsi dirigé et encadré, le Conseil autogestionnaire détermine la production, les investissements et les prix dans le cadre de la planification de l’État. »[43]
En Belgique, les socialistes définirent ainsi l’autogestion : « Dans une entreprise industrielle ou agricole, la gestion est réalisée, soit par le personnel entier, cadres et travailleurs, soit par un comité élu par les travailleurs et parmi eux ».[44] Et lors du Congrès doctrinal du PSB, en 1974, la stratégie envisagée pour l’entreprise reconnaissait que « les fonctions d’initiative économique et d’apport de capitaux supportant réellement les risques d’entreprise appellent une rétribution. Mais, ajoutait le document préparatoire, elles doivent prendre en compte un certain nombre de nécessités sociales et qualitatives (…) ». Outre « se conformer aux orientations de la politique économique générale » et « être l’expression d’une volonté de prendre un risque économique, en faisant progresser le processus de production de biens et de services utiles à la collectivité », ces « fonctions » doivent « admettre le contrôle interne exercé par les travailleurs unis au sein de leur organisation syndicale. La démocratisation au sein de l’entreprise se fera dans une perspective d’autogestion.
Le choix des objectifs de la politique économique à tous les niveaux depuis l’entreprise jusqu’à la nation, doit faire l’objet d’un consensus global indiquant la participation des travailleurs de toutes catégories et des consommateurs.
Le contrôle ouvrier devra s’exercer à tous les niveaux de la structure de l’entreprise. Libre de déterminer les conditions dans lesquelles il travaillera, le travailleur devra progressivement conquérir les pouvoirs de décision. Il devra s’insérer plus concrètement et plus entièrement dans un monde économique dont il aura acquis la propriété sociale. Les différentes compétences seront au service de tous et de nouveaux rapports sociaux pourront s’instaurer entre les hommes. »[45]
En France, l’autogestion fut présentée comme « le projet révolutionnaire de notre temps. »[46] « Nous désignons, disaient ses partisans, (…) par l’autogestion le socialisme réalisé, c’est-à-dire une société caractérisée par la disparition de la propriété du pouvoir comme celle du pouvoir de la propriété, l’abolition du salariat, la fin de l’économie marchande ».[47] Comme chez les socialistes belges, est envisagée une période de transition, par l’extension du contrôle ouvrier : « En étendant les avantages les plus significatifs obtenus par les luttes des travailleurs, le gouvernement de Gauche créera un climat favorable à la dynamique du contrôle », y compris « l’extension des droits et des moyens d’action des syndicats. (…) Le contrôle concernera ce qui est le plus directement ressenti par les travailleurs dans leur activité quotidienne. Dans ces domaines, l’assemblée des travailleurs sera souveraine. »[48] Au bout du processus, « dans ces entreprises « autogérées », le conseil d’administration serait élu majoritairement par les travailleurs ; l’élection directe aux emplois de direction pourrait être envisagée. Sans doute ces mesures seraient-elles insuffisantes pour transformer du jour au lendemain la gestion de la production en une administration collective.
Pour résoudre les problèmes délicats du partage des compétences des entreprises comme des autres collectivités décentralisées, la solution serait de faire correspondre à chaque niveau de collectivité un type de pouvoir. »[49]
En Pologne, le syndicat Solidarnosc, fut reconnu, en 1980, comme « syndicat indépendant et autogéré ». Dès 1981, par le biais de ce syndicat, les travailleurs vont constituer des conseils dans les entreprises qui procéderont à « l’élection des directeurs parmi les spécialistes soumis à un concours organisé par le conseil. » Et lors du premier congrès du syndicat, le programme adopté stipulera : « Nous voulons une véritable socialisation du système de gestion et de l’économie ». L’objectif est l’établissement d’une « République autogérée » : « Nous exigeons une réforme autogestionnaire et démocratique à tous les niveaux de la gestion, un nouvel ordre socio-économique, qui va allier le plan, l’autogestion et le marché.(…) La réforme doit socialiser la planification. Le plan central doit refléter les aspirations de la société et être accepté par elle. » Pour Z.M. Kowalewski, dirigeant de Solidarnosc, militant de la IVe Internationale, la révolution Solidarnosc a été d’abord « écrasée » par l’état de guerre proclamé dans la nuit du 12 au 13 décembre 1981, puis « trahie » par les dirigeants du syndicat Solidarnosc tel qu’il s’est reconstruit par la suite et qui restaurèrent le capitalisme.[50]
Que penser de l’expérience yougoslave et des projets concoctés en Belgique, en France et en Pologne ?
A première vue, il semble y avoir une certaine parenté avec le système coopératiste que l’Église a toujours apprécié. La ressemblance peut être d’autant plus troublante que le « catholicisme social (…), dans les Balkans, s’était toujours référé aux traditions coopératives.[51]
Pendant l’entre-deux-guerres, le Parti populaire catholique de Slovénie[52] développa avec succès des programmes d’éducation populaire et organisa des coopératives volontaires de vente et de crédit pour les paysans. »[53]
De son côté, l’Église, aujourd’hui, utilise parfois, et dans un sens positif, le mot « autogestion » ! Ainsi, écrivent les évêques africains, « s’il est vrai que l’État doit jouer son rôle, il ne peut cependant s’arroger tous les droits et priver les individus et les groupes intermédiaires de leur autonomie et de la responsabilité d’autogestion de leurs biens. »[54] Et Jean-Paul II[55] a souligné l’importance « d’un libre processus d’auto-organisation de la société, avec la mise au point d’instruments efficaces de solidarité, aptes à soutenir une croissance économique plus respectueuse des valeurs de la personne. » Et de saluer « la fondation de coopératives de production, de consommation et de crédit, la promotion de l’instruction populaire et de la formation professionnelle, l’expérimentation de diverses formes de participation à la vie de l’entreprise et, en général, de la société. » S’arrêtant à l’expression « auto-organisation », le Compendium confirme que « nous pouvons trouver des témoignages significatifs et des exemples d’auto-organisation dans de nombreuses initiatives, au niveau d’entreprises et au niveau social, caractérisées par des formes de participation, de coopération et d’autogestion, qui révèlent la fusion d’énergies solidaires. »[56]
Est-ce à dire que L’Église cautionnerait l’autogestion yougoslave, ou les projets d’autogestion nés en Belgique, en France, en Pologne, sous l’égide des partis socialistes ?
Est-ce à dire qu’elle cautionnerait la « dernière utopie », comme on l’a appelée[57], et qui survit aujourd’hui parmi des groupes marginaux: communistes-anarchistes, anarchistes, libertaires, et notamment parmi ceux qu’on appelle altermondialistes et que nous retrouverons plus loin ?
Notons tout d’abord deux faits : d’une part, en Belgique, en France et en Pologne, nous n’avons eu affaire qu’avec des projets qui n’ont pas connu de lendemain ; d’autre part, en Yougoslavie, l’autogestion fut sans cesse confrontée à des difficultés malgré les incessantes réformes du système « comme si tout un peuple n’était qu’un cobaye et un riche pays le laboratoire pour des mauvais apprentis de chimie sociale »[58] . On a souligné à la fois les faiblesses du système -concurrence féroce, chômage, constitution d’une classe dirigeante privilégiée, indifférence au monde agricole[59]- et ses aspects positifs - « meilleur équilibre de l’offre et la demande ; assainissement de la balance des payements ; amélioration de la productivité ; meilleure utilisation des investissements »[60]. Cette situation a poussé certains observateurs à considérer que le système yougoslave était plus proche du libéralisme archaïque, que du socialisme[61]. En fait, l’autogestion yougoslave fut un système hybride et finalement peu autogestionnaire étant donné l’importance du centralisme étatique. Il y a contradiction entre la volonté de laisser libre jeu à l’offre et à la demande et la bureaucratie socialiste, entre l’autogestion et le socialisme : « Plus un régime (communiste) accorde de décentralisation économique et administrative, plus il sera nécessaire d’affirmer la centralisation politique afin de freiner le recul du pouvoir qu’a le parti de contrôler l’économie/ mais si l’on resserre les rênes pour contrecarrer la tendance à la désorganisation et à l’anarchie, on étouffe dans l’œuf tout effort réel en direction du pluralisme économique et social. (…) En théorie, le parti est l’avant-garde, le moteur, l’inspirateur du progrès social. En fait, il n’a utilisé les mécanismes complexes de l’autogestion et de la centralisation que comme une façade masquant le caractère intact de la concentration monopolistique du pouvoir suprême entre les mains des chefs placés au sommet de la hiérarchie du Parti. »[62] Cette analyse est confirmée par l’ancien n° 1 soviétique, Nikita Khrouchtchev qui après avoir visité une usine autogérée yougoslave, écrivit : « Il me semblait évident que le gouvernement, en dernier lieu, décidait bel et bien des programmes de production et exerçait ensuite un strict contrôle sur leur mise en application ».[63]
On peut conclure qu’il n’y a pas eu, en Yougoslavie, de véritable entreprise autogérée.
Le projet d’autogestion en Pologne, est né avec l’intention de rendre aux travailleurs le ,pouvoir dans leurs entreprises mais on ne peut le juger puisqu’il ne s’est pas réalisé. Pas plus que ne se sont réalisés les projets belge et français. On peut toutefois faire remarquer dans ces deux cas, que se manifeste une volonté de prise de pouvoir collectif dans le cadre d’une socialisation de la société sous la direction et le contrôle des organisations socialistes. Les propositions et réalisations sociales chrétiennes sont différentes dans la mesure où elles cherchent un partage du pouvoir selon le principe de subsidiarité et donc dans le respect de toutes les « autorités » particulières qui doivent s’exprimer dans une entreprise considérée comme une communauté de travail ou de vie. Le philosophe chrétien Gustave Thibon a simplement et parfaitement résumé l’autogestion « chrétienne » en témoignant : « Je connais telle moyenne entreprise où l’autogestion existe en fait, dans ce sens où règne de haut en bas un esprit de confiance et d’équipe, où les avis et les suggestions des plus humbles sont pris en considération et où chacun assume sa part d’initiative et de responsabilité ».[64]
L’autogestion conforme à la doctrine sociale chrétienne s’exprime dans les coopératives, les différentes formes d’actionnariat ouvrier, de participation, de cogestion, qui respectent l’initiative des personnes et des groupes, l’autorité telle qu’elle a été précédemment définie, comme compétence et service et dont tout travailleur détient une parcelle liée à ses fonctions, la responsabilité donc et l’organisation subsidiaire qui précisément laisse s’exprimer le pouvoir là où il se trouve, dans le souci du bien commun.
Ajoutons encore que l’autogestion conforme à la doctrine sociale chrétienne est plus accessible dans une petite ou moyenne entreprise. Les tendances actuelles à la décentralisation de la production pourraient être favorables à l’expansion des formes participatives.[65]
Ces propositions chrétiennes sont-elles réalistes ?
qu’en pensent en particulier les patrons ?
Rappelons-nous que les différentes formes de participation évoquées ont été toutes initiées par des patrons avant que l’Église ne reprenne l’idée et en précise les contours. Mais, en dehors de ces pionniers, les avis sont, c’est le moins qu’on puisse dire, très partagés.
Un certain nombre de patrons d’Europe et d’Amérique latine ont réagi ,en 1991, à la publication d’une anthologie de textes du Magistère sur l’entreprise[66]. Leurs réactions sont intéressantes car il s’agit d’hommes qui sont liés à l’UNIAPAC, l’Union internationale chrétienne des dirigeants d’entreprise. Deux caractéristiques ressortent de leurs témoignages: « d’une part, c’est l’ensemble de l’enseignement social, pris dans sa globalité et pas seulement sur l’entreprise, ses références à l’Évangile et ses orientations fondamentales, qui ont surtout marqué et stimulé. Les réactions sur des points précis sont moins fréquentes. d’ailleurs, les textes eux-mêmes paraissent quelquefois moins bien connus qu’on ne le laisse entendre.
d’autre part, on souhaite largement que le rôle du chef d’entreprise, ses responsabilités, les problèmes complexes qu’il doit résoudre, soient mieux perçus et compris. On demande aussi que l’Église s’exprime dans un langage plus approprié à l’entreprise, qu’elle se prononce avec plus de vigueur sur les choix économiques ». A ce dernier point de vue, les auteurs de la synthèse posent une question pertinente : « L’Église doit-elle s’avancer avec plus d’audace sur le terrain économique ? » Ils répondent très justement, avec les papes, qu’« experte en humanité, elle n’a pas pour mission d’apporter des solutions techniques (…) ».[67] Toujours est-il que ces témoignages restent au niveau des généralités, centrés sur le rôle du chef d’entreprises et qu’ils n’abordent pas sérieusement le problème de la participation des travailleurs.
qu’en pensent les syndicalistes et les travailleurs ?
En général, les syndicats qui en sont restés au schéma ancien de la dialectique patron-travailleur, n’apprécient guère l’idée d’une entreprise-communauté dans la mesure même où elle n’offre plus guère de terrain propice à la confrontation et oblige les syndicats à revoir leur philosophie[68]. Mais il y a aussi un frein du côté des travailleurs qui souvent aussi trouvent plus confortable d’être des exécutants que des participants surtout si la participation implique des responsabilités et des risques. La participation doit être le fruit d’une culture d’entreprise adéquate qui demande, d’une part, nous allons y revenir, confiance et maturité et, d’autre part, un cadre légal adéquat.[69]
qu’en pensent les économistes ?
Finalement, c’est du côté des économistes que nous allons trouver les plus chauds partisans du concept de participation.
Ainsi, au terme d’une analyse très rigoureuse à partir, non des principes éthiques chrétiens - même s’il les connaît[70] - mais des théories en présence et de la réalité complexe de l’entreprise, Ph. de Woot écrit : « La participation véritable est nécessaire à la fonction de créativité. » Ce n’est que par la créativité que, dans un monde où la concurrence se mondialise, l’entreprise peut survivre et progresser. Et « il n’y aura pas de participation véritable sans réforme de l’entreprise.
La réforme comporte deux aspects complémentaires.
d’une part, la participation fonctionnelle à la créativité ; elle suppose une transformation profonde de l’organisation et des modes de gestion ainsi qu’un engagement plus actif des participants. »[71] La participation fonctionnelle ou « imposée » vise à diminuer ou supprimer les aliénations professionnelles et sociales en augmentant deux libertés : « une certaine autodétermination et une certaine liberté de s’exprimer dans et par son travail ». Ces deux libertés permettent de satisfaire un certain nombre de besoins mis en évidence par les psychologues et les sociologues, besoins « dont les plus importants sont le besoin de compétence, le développement de la conscience de soi et des autres, le besoin d’être estimé, celui d’être reconnu ». La satisfaction de ces besoins fait croître la maturité des travailleurs.[72]
« d’autre part, la participation politique au contrôle du pouvoir »[73], préférée dans la plupart des cas à l’exercice du pouvoir dans la cogestion, doit établir un climat de confiance.[74]
« Une réforme qui négligerait l’un de ces aspects serait inefficace ou nuisible à l’entreprise : sans participation politique, la participation fonctionnelle serait freinée par les travailleurs et ce frein empêcherait l’entreprise d’accroître sa créativité ; sans participation fonctionnelle, le contrôle du pouvoir tournerait à la lutte politique et diminuerait le dynamisme de l’entreprise.
Une réforme qui réaliserait simultanément la participation à la vie de l’entreprise et la participation au contrôle de son pouvoir augmenterait la créativité de celle-ci.
Le réalisme commande de rappeler en terminant qu’une telle évolution, par ses liens avec le phénomène du pouvoir, revêt un caractère politique. Les formes et le rythme qu’elle adoptera dépendront finalement de la stratégie et du pouvoir des groupes en présence.
Si l’inertie idéologique actuelle continue, on risque évidemment de voir se prolonger le « face à face hostile » qui a tant contribué à figer la situation. Il n’y a pas de raison de penser que la confiance s’établira sans une volonté et un effort délibéré des groupes en présence. L’initiative pourrait venir des dirigeants d’entreprise puisqu’ils ont le pouvoir de faire évoluer les structures. Mais que l’impulsion vienne du monde patronal ou du monde ouvrier, il est important de considérer qu’un accroissement de participation - fonctionnelle ou politique - est une condition essentielle du dynamisme des entreprises européennes. Il ne s’agit pas d’une recommandation d’ordre moral mais de simple réalisme. Si l’on veut augmenter la créativité et la puissance concurrentielle des entreprises, il est indispensable d’en faire évoluer les structures de direction, d’organisation et de contrôle. Avant d’être un problème éthique, l’évolution de l’entreprise est une condition de survie. »[75] Encore faut-il, comme il a été souligné, que l’on puisse compter sur la maturité de tous les acteurs et créer un climat de confiance. Maturité[76] pour l’exercice de la liberté : avoir conscience, disait Jean-Paul II de travailler « à son compte »[77] ; confiance par la participation au pouvoir ou par son contrôle, pour l’exercice de la liberté.[78]
Publié en 1968, le livre de Ph. de Woot rend compte d’innombrables recherches effectuées pour tenter d’établir le meilleur mode de fonctionnement possible de l’entreprise. Il s’appuie sur une critique de l’organisation bureaucratique et du mouvement des relations humaines pour dégager des « formes nouvelles d’organisation » et développer longuement, comme nous l’avons vu, la notion de participation.
Trente ans plus tard, J.-P. Audoyer, dans une perspective résolument chrétienne, confirme le jugement porté par Ph. de Woot sur l’organisation bureaucratique et le mouvement des relations humaines : « Les modèles d’inspiration fonctionnaliste qu’ils soient à « productivité orientée » (…) comme le taylorisme (…) ou à « personnel orienté » (…) comme l’école des Relations Humaines sont pour l’Église des modèles réducteurs dans le sens où leur préoccupation se situe exclusivement sur le terrain de l’efficacité (intérêt général) en évacuant la dimension du bien commun. Ce qui ne garantit pas pour autant l’efficacité (…) ».[79]
Après cela, l’auteur dresse le bilan des « nouvelles formes d’organisation » apparues à partir des années 1970[80], et constate que « dans certaines conditions, leur rencontre avec la doctrine sociale de l’Église est possible parce qu’(elles n’excluent) pas la recherche du bien commun contrairement aux modèles précédents .» On retrouve dans ces formes d’organisation que l’auteur appelle « Ecoles du 3e type », des thèmes qui nous sont familiers, comme celui de la participation, mais les mots peuvent recouvrir des réalités différentes et, en fait, dans ces entreprises de 3e type, « les préoccupations restent souvent dominées par le seul souci de l’efficacité, ce qui conduit inéluctablement à l’idéologie de l’entreprise »[81] manifestée, par exemple, dans la « business ethics »[82], le « projet d’entreprise »[83], la « culture d’entreprise »[84] ou, plus simplement, le « team building »[85] tellement à la mode au début du XXIe siècle.
Pour que les mots « autonomie », « participation », « initiative » aient leur plein sens, pour que les entreprises du « 3e type » ne soient pas des leurres, il importe de les jauger, demande J.-P. Audoyer[86], à l’aune des principes fondamentaux et liés, de subsidiarité, de solidarité et de bien commun.
La subsidiarité va s’exprimer dans la « délégation » : on passe « d’un management directif où le chef donne des ordres à un management délégataire dans lequel on donne l’autonomie aux acteurs, à tous les acteurs, c’est-à-dire des pouvoirs en vue de l’efficacité de chacun ».[87]
Le principe de subsidiarité modifie le rôle du patron qui ne se situe plus « exclusivement sur le registre du pouvoir mais sur celui de l’autorité ».[88] La vraie autorité est celle qui se met au service des autres pour les faire grandir, pour leur permettre d’être libres, responsables et compétents. Ainsi, donner de l’autonomie à un travailleur, c’est « lui permettre de faire comme il veut ce qu’il doit ».[89] Le chef est plus un « coach » qu’un « leader »[90] car la délégation doit se faire précisément dans l’esprit de la subsidiarité qui « n’est pas un principe absolu de non-intervention, mais d’intervention modulée en fonction de la situation réelle des personnes »[91] étant établi que « les échelons supérieurs ne sont suppléants des échelons inférieurs que lorsque ces derniers sont défaillants. »[92]
La subsidiarité et donc la liberté, l’autonomie, l’initiative, n’ont pas de sens sans la solidarité. Solidarité de tous les échelons de l’entreprise, on vient de le voir dans le nouveau rôle que le patron doit jouer.[93]
Enfin, c’est par la subsidiarité et la solidarité que l’entreprise peut dépasser l’intérêt général et s’ouvrir au bien commun c’est-à-dire devenir une communauté de personnes au service d’une communauté plus vaste[94]
On a trop souvent oublié, dans la vie économique, un troisième acteur: le consommateur. Son rôle peut être très important aujourd’hui : « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. (…) Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer (…). »[1] Les consommateurs ont « la possibilité d’orienter, grâce à une plus grande circulation des informations, grâce à une plus grande circulation des informations, le comportement des producteurs, à travers la décision - individuelle ou collective[2] - de préférer les produits de certaines entreprises à d’autres, en tenant compte non seulement des prix et de la qualité des produits, mais aussi de l’existence de conditions de travail correctes dans les entreprises, ainsi que du degré de protection assuré au milieu naturel environnant. »[3]
Il reviendra à Jean-Paul de soutenir l’idée et de dénoncer « les excès de la société de consommation »[4] qui se sont manifestés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Mais Jean-Paul II reprendra et adaptera aux nouveautés du temps des principes simples mais fondamentaux que l’Église ne cesse de rappeler depuis Léon XIII dans sa morale sociale.
Le but de l’économie est de répondre à des besoins. L’homme, avons-nous dit, est né pauvre, démuni, il a besoin pour croître d’un certain nombre de biens divers. Mais comme sa vocation ultime est surnaturelle, les biens surnaturels doivent l’emporter et il doit user des choses du monde autant qu’elles lui sont nécessaires mais pas davantage suivant l’heureux principe et fondement de saint Ignace. L’économie, au service de l’homme et de son développement doit tenir compte de cette hiérarchie, de cette éthique qui doit guider chacun d’entre nous qu’il soit entrepreneur ou client.
Cette philosophie est bien présente dans Rerum novarum : « Nul ne saurait avoir une intelligence vraie de la vie mortelle, ni l’estimer à sa juste valeur, s’il ne s’élève jusqu’à la considération de cette autre vie qui est immortelle. Celle-ci supprimée, toute espèce et toute vraie notion de bien disparaît. »[5] « La vraie dignité de l’homme et son excellence résident dans ses mœurs, c’est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l’éternelle béatitude ».[6] C’est pourquoi la vie du travailleur-consommateur est présentée, par Léon XIII, sans opulence : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. »[7] On remarquera l’appel à la sagesse, à l’économie, et les adjectifs « petit » et « modeste ». Dans la poursuite des biens essentiels à la vie chrétienne, sobriété, tempérance, modération, détachement, etc., nous permettent de nous attacher à ce qui en vaut vraiment la peine et ne pas nous laisser détourner de notre véritable vocation.[8]
« La loi naturelle, dira Pie XI, c’est-à-dire la volonté divine manifestée par elle, exige que les ressources de la nature soient mises au service des besoins humains d’une manière parfaitement ordonnée (…) »[9] Quand il parle de rétablir l’ordre dans la vie économique, il vise « cet ordre qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute activité créée, et n’apprécie les biens de ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette fin. » Le Créateur « a placé l’homme sur la terre pour qu’il la travaille et la fasse servir à toutes ses nécessités. Il n’est donc pas interdit à ceux qui produisent d’accroître honnêtement leurs biens ; il est équitable, au contraire, que quiconque rend service à la société et l’enrichit profite, lui aussi, selon sa condition, de l’accroissement des biens communs, pourvu que, dans l’acquisition de la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du prochain, et que, dans l’usage qu’il en fait, il obéisse aux règles de la foi et de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait à ces règles de conduite, non seulement la production et l’acquisition des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd’hui souvent si désordonnée, seraient bientôt ramenées dans les limites de l’équité et d’une juste répartition ; à l’égoïsme sans frein, qui est la honte et le grand péché de notre siècle, la réalité des faits opposerait cette règle à la fois très douce et très forte de la modération chrétienne, qui ordonne à l’homme de chercher avant tout le règne de Dieu et de sa justice, dans la certitude que les biens temporels eux-mêmes lui seront donnés par surcroît en vertu d’une promesse formelle de la libéralité divine. »[10]
Une des erreurs du libéralisme, du socialisme, de toutes les doctrines qui nient Dieu ou le relèguent au fond des consciences, est de ne retenir que les buts matériels : « La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. »[11]
Loin de ces égarements, dans une perspective chrétienne mais aussi de sagesse humaine, « …il importe à l’intérêt commun que les travailleurs et employés puissent, une fois couvertes les dépenses indispensables, mettre en réserve une partie de leurs salaires afin de se constituer ainsi une modeste fortune. »[12] Les biens produits « doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture, qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice. »[13]
A de nombreuses reprises, Pie XII développera cette « philosophie » : la production doit répondre aux besoins de l’homme mais des besoins ordonnés. Si « la fin de l’organisme économique et social, à laquelle il faut ici se référer, est de procurer à ses membres et à leurs familles tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi qu’une organisation sociale de la vie économique ont le moyen de procurer », on doit, en même temps, dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses superflues et déraisonnables » parce qu’elles « contrastent durement avec la misère du plus grand nombre ». Il faut tendre « à une plus juste distribution de la richesse »[14], éviter la « consommation sans frein, cancer de l’économie sociale d’aujourd’hui », et faire « passer le nécessaire avant ce qui est seulement utile et agréable »[15]
De plus, « Celui qui veut porter secours aux besoins des individus et des peuples, ne peut attendre le salut d’un système impersonnel d’hommes et de choses, même fortement développé sous l’aspect technique. Tout plan ou programme doit s’inspirer du principe que l’homme comme sujet, gardien et promoteur des valeurs humaines est au-dessus des choses et au-dessus des applications du progrès technique et qu’il faut avant tout préserver d’une « dépersonnalisation » malsaines les formes fondamentales de l’ordre social (…) et les utiliser pour créer et développer les relations humaines. Quand les forces sociales seront ordonnées à ce but, non seulement elles s’acquitteront de leur fonction naturelle, mais elles apporteront une contribution importante au soulagement des nécessités présentes parce que la mission leur appartient de promouvoir la pleine solidarité réciproque des hommes et des peuples. » En effet, « la fin de l’économie publique », c’est d’« assurer la satisfaction permanente des besoins en biens et services matériels, ordonnés à leur tour à l’élévation du niveau moral, culturel et religieux. »[16]
Certains prétendent que « l’économie (…) a ses lois et (que) l’homme doit tenir compte uniquement de celles-ci dans l’exercice de ses activités économiques, sans d’autres limites que celles imposées par le calcul utilitaire. Mais si la construction fictive de l’homo oeconomicus peut être possible dans un domaine abstrait, elle ne l’est plus quand on descend sur le terrain pratique ; et les douloureuses expériences de ces dernières décades ont démontré avec éloquence combien il était dangereux, même dans le domaine économique, de subordonner l’honnête à l’utile, et combien il était illusoire de croire que la satisfaction des impératifs économiques suffit à apaiser et à remplacer les exigences de l’esprit, qui réclame sa supériorité sur la matière. (…)
Avant tout, il faut que l’économie soit organisée de manière à répondre toujours mieux à son but final, qui est de satisfaire les besoins de l’homme ; c’est-à-dire (…) « qu’elle doit mettre de manière stable à la portée de tous les membres de la société les conditions matérielles réclamées pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle »[17]. En effet, dans une société bien ordonnée doit se trouver, comme l’affirme justement le Docteur angélique[18], corporalium bonorum sufficientia, quorum usus est necessarius ad actum virtutis. »[19]
L’idée des Souverains Pontifes n’est donc pas de prêcher en faveur d’une économie de disette confinée dans la satisfaction des besoins les plus élémentaires et les plus immédiats mais de préserver, dans toute expansion économique, les valeurs humaines les plus hautes.
Le concile Vatican II est bien conscient que « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine ».[20] Un peu plus loin, le texte présentera la production comme réponse aux « aspirations plus vastes du genre humain » : « Aujourd’hui plus que jamais, pour faire face à l’accroissement de la population et pour répondre aux aspirations plus vastes du genre humain, on s’efforce à bon droit d’élever le niveau de la production agricole et industrielle, ainsi que le volume des services offerts. C’est pourquoi il faut encourager le progrès technique, l’esprit d’innovation, la création et l’extension d’entreprises, l’adaptation des méthodes, les efforts soutenus de tous ceux qui participent à la production, en un mot tout ce qui peut contribuer à cet essor. »[21]
Les besoins changent et s’accroissent au fil de l’histoire humaine et Gaudium et spes semble même indiquer un saut qualitatif en ne parlant plus seulement de besoins mais d’aspirations. Serait-ce de simples synonymes, interchangeables ?
Paul VI définit ainsi les « aspirations des hommes » : « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes, être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus : telle est l’aspiration des hommes d’aujourd’hui, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. »[22]
Commentant ce paragraphe, J.-Y Calvez fait remarquer que l’ »aspiration » dans le texte de Paul VI comporte d’abord des besoins élémentaires, puis des « requêtes qui ont trait à la dignité ». Pour lui, cette formulation indique « une continuité des uns aux autres »[23] et la nécessité de prêter attention à toutes les dimensions de la personne. C’est d’ailleurs, pour cette raison, que nous avons vu l’Église réclamer, après le juste salaire, la participation toujours plus large des travailleurs à la vie de l’entreprise. La production des biens ne se fait pas n’importe comment. Il ne suffit pas de satisfaire, même parfaitement, les besoins, encore faut-il que les moyens soient adaptés à la fin. Si la production est pour les hommes, elle se fait par les hommes[24] : le but de la vie économique « c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle. (…) La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté. (…) La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant ou dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[25]
La vie économique est donc ordonnée aux besoins intégraux des hommes qu’elle sert ou qu’elle emploie respectueusement, comme elle est aussi, rappelons-le, ordonnée à la nature qu’elle utilise et transforme respectueusement. « Le but fondamental de la production n’est pas la seule multiplication des biens produits, ni le profit, ni la puissance ; c’est le service de l’homme : de l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse ; de tout homme (…), de tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[26].
Pie XII distinguait les besoins « élémentaires », « primordiaux », « réels »[27], « normaux » des « exigences excitées artificiellement »[28], « telles que le désir antichrétien et immodéré du plaisir ». Comme besoins à satisfaire « d’urgence », Pie XII citait: « les aliments, le vêtement, l’habitation, l’éducation des enfants, la saine restauration de l’âme et du corps. »[29] La liste n’est pas exhaustive car, à tel stade de la croissance humaine, tel besoin qui n’était pas primordial ou urgent peut le devenir. Comme l’écrit justement le P. Calvez, « dès que l’homme a échappé aux contraintes les plus immédiates, il est à même de mettre un certain ordre dans la satisfaction de ses besoins. »[30] Ils n’ont pas tous la même importance ni la même urgence pour tous à tout moment. Il n’empêche que certains besoins sont si élémentaires, primordiaux, réels, normaux, qu’on les a considéré comme des droits qui constituent « la règle suprême de la vie économique ».[31]
Un des grands dangers actuels, c’est l’« économisme »[32] que le Concile a analysé en constatant qu’à côté des progrès précieux de la vie économique et sociale, « ...les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Beaucoup d’hommes, surtout dans les régions du monde économiquement développées, apparaissent comme dominés par l’économique : presque toute leur existence personnelle et sociale est imbue d’un certain « économisme », et cela aussi bien dans les pays favorables à l’économie collectiviste que dans les autres. A un moment où le développement de l’économie, orienté et coordonné d’une manière rationnelle et humaine, permettrait d’atténuer les inégalités sociales, il conduit trop souvent à leur aggravation et même, ici ou là, à une régression de la condition sociale des faibles et au mépris des pauvres. Alors que des foules immenses manquent encore du strict nécessaire, certains, même dans les régions moins développées, vivent dans l’opulence ou gaspillent sans compter. Le luxe côtoie la misère. Tandis qu’un petit nombre d’hommes disposent d’un très ample pouvoir de décision, beaucoup sont privés de presque toute possibilité d’initiative personnelle et de responsabilité ; souvent même, ils sont placés dans des conditions de vie et de travail indignes de la personne humaine. »[33]
Jean-Paul II dénoncera à nouveau cet « économisme » dans Laborem exercens parce qu’il « comporte, directement ou indirectement, la conviction du primat et de la supériorité de ce qui est matériel, tandis qu’il place, directement ou indirectement, ce qui est spirituel et personnel (l’agir de l’homme, les valeurs morales et similaires) dans une position subordonnée par rapport à la réalité matérielle. »[34]
Dans Centesimus annus[35], le saint Père reviendra sur les liens entre économisme et consommation. « Dans les étapes antérieures du développement, explique Jean-Paul II, l’homme a toujours vécu sous l’emprise de la nécessité. Ses besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures objectives de sa constitution physique, et l’activité économique était conçue pour les satisfaire ». A l’heure actuelle, « le problème n’est pas seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à une demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu et de la vie en général ». En principe, cette « demande d’une existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche en soi est légitime ». Mais ces besoins nouveaux et les méthodes nouvelles nécessaires pour les satisfaire doivent aussi s’inspirer « d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. » Autrement dit, « il n’est pas mauvais de vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c’est le style de vie qui prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa propre fin.« Les pays riches ressentent « souvent une sorte d’égarement existentiel, une incapacité à vivre et à profiter justement du sens de la vie, même dans l’abondance des biens matériels, une aliénation et une perte de la propre humanité chez de nombreuses personnes, qui se sentent réduites au rôle d’engrenages dans le mécanisme de la production et de la consommation et ne trouvent pas le moyen d’affirmer leur propre dignité d’hommes, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. »[36]
Voilà le danger de « la société de consommation ». Danger manifeste dans la consommation de la drogue, de la pornographie[37] et, dit Jean-Paul II, « d’autres formes de consommation, exploitant la fragilité des faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s’est produit. » Comment dès lors éviter les pièges de la consommation et les égarements de la production, comment éviter l’irruption d’un certain matérialisme dans la vie quotidienne ?
Le système économique n’est pas capable par lui-même de faire le tri entre les vrais besoins et les besoins aliénants : Il ne possède pas « dans on propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ». Les causes des dérèglements de la vie économique et sociale ne sont pas tant à chercher « dans le système économique lui-même, mais dans le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse, s’est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services. »[38] Il est donc nécessaire et urgent, à la lumière d’une juste conception de l’homme, d’éduquer les consommateurs « à un usage responsable de leur pouvoir de choisir », de former, chez les producteurs et surtout chez les professionnels des moyens de communication sociale, « un sens aigu de leurs responsabilités » et de prévoir l’intervention des pouvoirs publics[39]. « Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement[40] soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ». Un mode de vie, ne l’oublions pas, qui soit aussi mesuré par la nécessité de respecter le milieu naturel et le milieu humain: la ville, la famille, le mariage et la vie.[41]
Hélas, aujourd’hui, la publicité s’avère souvent l’adversaire le plus redoutable du mode de vie sage et chrétien. Elle est indispensable et présente bien des avantages sur le plan économique[42] mais elle est source aussi de nombreux préjudices.
Souvent, « ...la publicité est utilisée moins pour informer que pour persuader et pour motiver les gens - convaincre les personnes d’agir d’une certaine manière ; d’acheter certains produits ou de recourir à certains services, de patronner certaines institutions, et d’autres attitudes semblables. C’est en ce domaine que des abus spécifiques peuvent se vérifier. La pratique d’une publicité de choc centrée sur la « marque » commerciale soulève de nombreux problèmes. Souvent il n’y a que quelques différences négligeables entre des produits de genre similaire, vendus par des entreprises commerciales concurrentes. La publicité tente alors de pousser les personnes à se décider sur la base de motivations irrationnelles (« fidélité à un label » ou à une « griffe », prestige du statut social, mode, « sex appeal », etc.) au lieu de présenter les différences qui concernent le prix et la qualité des produits comme des bases de choix rationnel. La publicité peut aussi être, et elle l’est souvent, un instrument au service du « phénomène de la société de consommation » (…). Parfois les publicitaires affirment qu’un des devoirs de leur profession consiste en la « création » de besoins pour des produits et des services - c’est-à-dire de faire en sorte que les personnes ressentent et se laissent guider par un vif désir d’articles ou de services dont ils n’ont pas besoin » et qui peuvent entraîner des habitudes de consommation et des styles de vie illégitimes et malsains à tous points de vue. « Il s’agit là d’un abus grave ainsi que d’un affront à la dignité humaine et au bien commun quand cela se produit dans des sociétés opulentes. Toutefois l’abus est encore plus grave si ces attitudes de consommation et ces options sont diffusées par les medias et par la publicité dans des pays en voie de développement où ils exacerbent les crises socio-économiques et portent atteinte aux pauvres. (…) De même, la tâche des pays qui tentent de mettre sur pied des économies de marché au service des besoins et des intérêts des personnes, après des décennies de systèmes centralisés sous un strict contrôle de l’État, est rendue plus ardue par la publicité qui favorise des attitudes de consommation et des choix qui offensent la dignité humaine et le bien commun. La problème est particulièrement aigu lorsque, comme cela arrive souvent, la dignité et le bien-être des membres les plus pauvres et les plus faibles de la société sont en jeu. » En conclusion, l’Église invite « les professionnels de la publicité, ainsi que tous ceux qui sont engagés dans le processus de commissionnement et de diffusion publicitaires, à en éliminer tous les aspects socialement nuisibles et à adopter des règles éthiques fermes en ce qui concerne la véracité, la dignité humaine et les responsabilités sociales. »[43]
La réforme économique et sociale esquissée dans ses principes réclame l’engagement de tous les acteurs, entrepreneurs, travailleurs, consommateurs et que l’État, nous allons le voir dans le volume suivant, retrouve sa véritable vocation et exerce sans compromissions ses responsabilités. Mais, une fois de plus, cet engagement ne peut naître que d’une conversion personnelle de chacun. On n’est pas spontanément solidaire et tempérant et même si, on a pu constater que la raison et même parfois l’intérêt pouvaient conduire à des réformes intéressantes, la construction d’un nouvel ordre économique et social réclame que la conscience s’ouvre à un appel plus profond. Pour éviter l’anarchie ou la contrainte et que l’acte économique devienne à son tour témoignage ou du moins qu’il permette à chacun de croître et de s’épanouir à l’image de Dieu.
[1]
Les mots clés de la pensée de l’Église en ce qui concerne l’entreprise étaient connus d’avance. Les principes d’autorité et de liberté, de subsidiarité et de solidarité, de bien commun, sont des principes valables partout et toujours. Ce serait une grave erreur de les confiner dans l’ordre politique comme si le respect et la croissance de la personne humaine dans ses dimensions individuelles et sociales devaient être laissés à la porte des entreprises.
Tout découle de là. Quelles que soient les solutions pratiques choisies, il est indispensable qu’elles s’articulent autour de ces principes qui doivent être mis en œuvre d’une manière ou d’une autre.[2]
La liberté de la personne a le droit de s’exprimer dans le domaine économique comme dans les autres formes de l’activité humaine mais cette liberté s’accompagne aussi du devoir d’en faire un usage responsable, conforme à la dignité humaine au service du bien commun de la société « grâce à la production de biens et de services utiles ».[3]
Ainsi, l’initiative en matière économique travaille à la prospérité et au progrès des familles et de la communauté.
L’entreprise a aussi une fonction sociale profondément éthique : elle contribue au perfectionnement de tout homme, sans discrimination,
-si elle permet un travail où les capacités personnelles puissent se développer de pair avec une production efficace et raisonnable des biens et des services,
-et si elle rend l’ouvrier conscient de travailler réellement dans un domaine qui lui est propre.
Elle mobilise de nombreuses vertus : l’application, l’ardeur au travail, la ténacité, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l’énergie dans l’exécution de décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l’entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situation, la confiance en Dieu, le sens de la justice, du sacrifice, de la magnanimité surtout dans les périodes difficiles où l’ouvrier, surtout le pauvre et l’immigré, ne peut être abandonné à son sort.[4] L’entreprise ne s’identifie pas seulement avec les détenteurs du capital. Elle doit certes tenir compte des lois économiques mais elle est fondamentalement une communauté de vie où le développement personnel doit être favorisé de même que les relations humaines. Ce sont des êtres libres et autonomes créés à l’image de Dieu qui s’associent dans une unité de travail. Il faut donc promouvoir, le mieux possible, la participation active de tous à la gestion de l’entreprise, tout en prenant en considération les fonctions des uns et des autres (propriétaires, employeurs, cadres et ouvriers) et en sauvegardant la nécessaire unité de direction[5]. Cette entreprise « communautaire » ou solidaire doit créer entre tous ses membres une interdépendance véritable et efficace, un climat de respect mutuel, d’aide et de soutien réciproques, les conditions nécessaires de justice et d’équité, grâce auxquelles tous peuvent se sentir respectés dans leur dignité et valorisés dans leurs différentes capacités professionnelles respectives. Dans cet esprit, doit être condamné tout fonctionnalisme qui ne juge le travail, la production et les relations entre les êtres que du seul point de vue de l’efficacité et de la compétition économique.
La structure d’une entreprise ne peut manquer d’être soumise, au besoin, à révision, afin qu’elle puisse servir au vrai bien des personnes en faveur desquelles s’exerce son activité.
Comme on le voit, le domaine de l’économie parce qu’elle est par l’homme et pour l’homme, n’échappe pas au regard de la morale : « Le rapport entre morale et économie est nécessaire et intrinsèque : activité économique et comportement moral sont intimement liés l’un à l’autre. La distinction nécessaire entre morale et économie ne comporte pas une séparation entre les deux domaines mais, au contraire, une réciprocité importante. »[6]
Ainsi se trouve confirmée l’intuition des meilleurs experts:
« Les moralistes et les experts en management sont forcément associés. Il se peut que le zèle des uns risque de faire faire aux autres des faux pas. Mais l’exclusion des uns expose les autres à trébucher beaucoup plus gravement. Cela n’est pas nouveau. La première révolution industrielle aurait sans doute mieux réussi su elle avait eu plus d’égards pour les sciences de l’homme. La seconde, que nous vivons, ne peut en tout cas s’en passer. La créativité dépend du bonheur des agents de la production, et ce bonheur dépend lui-même pour beaucoup, des satisfactions données à leur sens de la justice. »
En un mot : « La morale sociale est indivisible et, dès lors qu’on tend à une pensée cohérente, à une philosophie complète, on ne peut négliger, par précaution, aucune de ses parties. »[7]
Même si nous ne jetons qu’un regard rapide sur la vie économique et sociale telle qu’elle se présente aujourd’hui dans les pays développés[1], un certain nombre de problèmes persistants ne manquent pas de nous inquiéter même si les situations peuvent être très différentes d’un pays à l’autre.
Les plus criants sont le chômage et l’exclusion sociale, unanimement dénoncés comme les tares les plus graves de nos sociétés.
L’agriculture n’a plus besoin de tant de bras. Le surplus de main-d’œuvre a été un temps absorbé par l’industrie mais actuellement, celle-ci peut produire davantage avec moins d’employés. Et le secteur tertiaire qui s’est considérablement développé, secteur des services[2], ne peut récupérer, comme l’industrie l’avait fait, tous les chercheurs d’emploi.
On a accusé le progrès technologique, le coût du travail, les déséquilibres mondiaux, la concurrence internationale, la saturation des marchés, le manque de volonté politique, les freins écologiques, le manque de qualification, etc., toujours est-il que les sociétés qui connaissent un chômage croissant ne se sont pas nécessairement appauvries, sur le plan matériel, s’entend, car sur le plan humain et social, les dégâts sont profonds.
De leur côté, les entreprises se sont transformées pour répondre mieux aux demandes nouvelles de consommateurs de plus en plus exigeants au point de vue de la qualité des produits et des services qui les accompagnent. Quant aux travailleurs, ils sont de plus en plus invités à plus de flexibilité, d’adaptabilité, de compétence et de participation. Toutefois, si l’entreprise taylorienne dans sa rigidité ne peut plus répondre à un marché très fluctuant, il n’en reste pas moins que beaucoup de travailleurs sont toujours de simples exécutants. d’autres peu qualifiés ne connaissent que des emplois précaires. Au sein des entreprises, bien des mesures « participatives » ne sont en fait que des moyens d’accroître l’efficacité. Et si l’industrie tend à impliquer davantage ses employés, le secteur tertiaire s’organise souvent sur le modèle taylorien. Ce faisceau de situations dépouille le travail de nombreuses personnes de vraie signification, de sens humain. Dans ces conditions, « Le travail a tendance à se dégrader en emploi »[3] et finalement en corvée que l’on supporte en vue du loisir où l’on pourra enfin s’exprimer[4].
Chômage, marginalisation, perte de sens, licenciements, la vie économique et sociale se déroule en état de crise permanent. Les affrontements entre ouvriers et patrons paraissent de plus en plus obsolètes et cèdent la place à des revendications sectorielles et à une nouvelle forme de contestation qui est celle, non d’une classe mais des exclus, jeunes surtout. Ainsi a-t-on pu dire que « la rage avait remplacé le conflit » qui, lui, se nourrit d’une conscience et d’une culture ouvrières[5]. Tout le monde déplore le chômage et l’exclusion mais rejette, en même temps, toute nouveauté qui pourrait être salvatrice : gel ou réductions des salaires, allongement de la durée de la vie professionnelle.[6]
Dans ces difficultés récurrentes, l’État est de plus en plus sollicité. L’indemnisation du chômage grève lourdement son budget. Il est en butte aux revendications d’un secteur tertiaire qui voudrait que ses revenus se rapprochent de ceux des secteurs productifs. Il doit arbitrer des conflits où il est souvent impuissant et contesté, paralysé par les « contraintes » européennes ou mondiales, désarmé face à des forces économiques qui le dépassent. Incapable de garantir la sécurité pour tous et de développer des plans d’envergure, il ne s’engage plus que dans des projets locaux.
Devant l’incurie de l’État, les uns préconisent la dérégulation du marché au risque d’accentuer les inégalités. Affranchi de la politique et de la morale, le marché, prétend-on, serait capable d’organiser la société. d’autres, surtout dans les pays de l’Est convertis au capitalisme, gardent la nostalgie de l’ordre communiste qui pourtant a fait la preuve de son impéritie et de sa nocivité.
L’enseignement de l’Église ne peut-il en cette matière capitale ouvrir des pistes en clarifiant le rôle du pouvoir politique et de la morale ?
Nous avons, à de nombreuses reprises, vu qu’il n’était pas question pour l’Église d’accepter le « tout économique » et que pour elle l’État avait un rôle à jouer. En même temps, nous avons eu l’occasion de nous rendre compte que l’État ne pouvait, dans les deux sens du verbe, de gérer tout l’économique et le social. Si l’économie et surtout les activités financières ont tendance à s’émanciper de tout contrôle et de toute limite, c’est parce qu’elles se greffent sur une culture profondément individualiste et hédoniste. Dès lors, si l’on veut, tout en respectant la liberté si chère, à juste titre, à l’homme contemporain, lutter contre les inégalités, l’exclusion, le chômage, retrouver une certaine unité du tissu social, il faut stimuler le désir de vivre ensemble et non juxtaposés, c’est-à-dire développer le sens du partage et de la solidarité qui nous permettront de rompre avec l’idéologie de la consommation. Pour cela, il faut favoriser la vie associative et en inventer de nouvelles formes.
Nous allons donc examiner la responsabilité du pouvoir politique vis-à-vis de la vie économique et sociale, vis-à-vis de l’argent et de son commerce avant de réfléchir à une autre manière de produire et de vivre, plus éthique, dit-on, en évoquant des expériences d’économie solidaire car s’agit-il de produire et de consommer plus ou de vivre mieux c’est-à-dire avec les autres ?
En étudiant l’histoire du travail, nous nous sommes rendu compte que le « prince » n’a jamais été indifférent à la vie économique ne fût-ce que parce qu’elle était pour lui une source de revenus par les impôts et les taxes ou la pleine possession de certaines richesses naturelles. On ne peut pas dire, par contre, que le souci social ait été à la mesure de l’intérêt porté par le pouvoir à l’activité économique. Traditionnellement, la protection et la solidarité ont été assurées par la famille, les institutions religieuses, les corporations et par les riches généreux, nobles, propriétaires, patrons, qui prenaient en charge leurs serviteurs et ouvriers.[1]
A partir du XVIIIe siècle, surgissent de plus en plus de réflexions sur le rôle de l’État dans la vie économique et sociale. On ne se contente plus d’en appeler à la bonté ou à la sagesse du Prince, à la conscience des puissants : des théories s’élaborent et vont s’affronter surtout durant le XIXe siècle suite aux bouleversements considérables de la vie économique et sociale.
La question est de savoir si l’État est responsable du marché du travail, si, face aux difficultés, au chômage, aux maladies, aux infirmités, il doit s’investir ou non dans des aides passagères [2] ou permanentes que les solidarités traditionnelles ne peuvent plus assumer, soit parce qu’elles ne sont plus capables d’efficacité vu l’ampleur des difficultés suscitées par les conditions économiques nouvelles, soit parce qu’on ne veut plus qu’elles exercent leur action. On se rappelle la loi Le Chapelier qui déclare que « C’est à la Nation et aux officiers publics à fournir du travail à ceux qui en ont besoin pour leur existence et à donner du secours aux infirmes »[3].
Désormais, les politiques économiques et sociales vont osciller entre le laisser-aller[4] et interventionnisme accidentel ou permanent de l’État.
En 1796, Fichte déclare que « L’État doit assurer à chacun le travail qui lui est nécessaire pour sa subsistance »[5]
Dans cette perspective, on sait les efforts fournis pour faire reconnaître le « droit au travail ». Charles Fourier, en, 1822, écrit « Nous avons passé des siècles à ergoter sur les droits de l’homme sans songer à reconnaître le plus essentiel, celui du travail, sans lequel les autres ne sont rien ».[6] Henri Druey[7], chef des radicaux vaudois soumet à l’approbation du Grand Conseil vaudois, le 13 mai 1845 cette proposition : « le travail doit être organisé de manière à être accessible à tous, supportable et équitablement rétribué ». Comme il prévoit aussi que le travail soit reconnu légalement obligatoire, le projet fut rejeté.[8] On lit, dans une partie du décret du 25 février 1848, rédigée par Louis Blanc[9] : « Le gouvernement s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice légitime de leur travail. (…) »[10] « Il y a un droit au travail, déclare un député radical suisse, vers 1890, comme il y a un droit à la vie, un droit à respirer. L’organisation sociale, quelle qu’elle soit, qui se refuserait à reconnaître ce droit, serait, à la longue, condamnée à disparaître ».[11]
Nous avons donc d’une part ces voix qui demandent à l’État d’intervenir pour garantir à tous le droit au travail qui éloignera, pense-t-on, le spectre du chômage et de la pauvreté. Mais d’autres voix estiment dangereuse cette attitude, parfois au nom d’un christianisme mal compris[12] qui se préoccupe de l’incroyance des masses, du salut de l’âme mais non d’injustice sociale ou de la misère des travailleurs. P. Jaccard[13], trop souvent sans références précises, cite une série de témoignages qui avalisent la non-intervention : « Par la constitution de notre nature, le chiffre de la population dépassera toujours les limites des subsistances. Des difficultés de se nourrir doivent se présenter dans tout vieux pays. Ces circonstances entraînent ce que nous appelons pauvreté, laquelle impose nécessairement le travail, la servitude et les restrictions ».[14] Il faut « …recommander au pauvre la patience, le travail, la sobriété, la frugalité et la religion, tout le reste étant une véritable tromperie »[15]. « La faim est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais elle apparaît comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie ; elle provoque aussi les efforts les plus puissants ».[16] « La misère est un châtiment, la pauvreté une bénédiction ». En effet, « les pauvres ont une facilité merveilleuse à devenir saints » : parce qu’ils « rencontrent dans le labeur et la dépendance un auxiliaire perpétuel des vertus qui font le chrétien ».[17] « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir ».[18] Et encore[19] : « L’administration ne doit certainement pas, quand elle le pourrait, procurer du travail dans toutes les conjonctures à tous ceux qui en demanderaient ».[20] « Il faut que les ouvriers sachent bien qu’il n’y a de remèdes pour eux que la patience et la résignation ».[21] « La Chambre ne doit pas de travail aux ouvriers »[22] Et une bonne âme effrayée par les révoltes des miséreux peut s’écrier : « qu’y a-t-il donc dans le cœur de ceux qui fomentent cette horrible insurrection ? Hélas ! Ce sont des cœurs envahis par le péché et qui en subissent tous les entraînements ! Dieu veuille les éclairer… ». Ou encore : « Les masses ne savent que gémir ou se révolter, montrant qu’elles ont perdu toute notion de l’existence et du gouvernement de Dieu ».[23]
On peut affirmer que « l’attitude générale du XIXe siècle à l’égard des pauvres fut beaucoup plus dure que celle des siècles passés, où l’influence du message chrétien conservait une plus grande force. La philosophie du libéralisme, partant du principe que les chances sont égales pour tous et que la concurrence est la loi fondamentale de la vie économique et sociale, tendait à considérer la pauvreté comme une sorte de vice, comme la rançon de la paresse ou de l’imprévoyance ».[24]
C’est encore l’idéologie libérale qui inspire ce discours à Charles Woeste, chef du Parti catholique en Belgique : « « Nous membres de la droite et vous, membres de la gauche qui pour la plupart n’admettez pas plus que nous qu’il y ait une question sociale à résoudre, nous ne pouvons pas admettre la réglementation du travail, parce que nous serions sans défense contre le langage que nous tiendrait l’ouvrier demandant, en s’appuyant sur la détresse des siens, du travail et du pain. […] Dans l’ordre des intérêts matériels, on réclame la réglementation du travail. Dans l’ordre des intérêts intellectuels, l’instruction obligatoire et l’école obligatoire pour les pauvres. Dans l’ordre des intérêts politiques quelques représentants se rangent du côté du suffrage universel, c’est-à-dire de la tyrannie du nombre. Dans l’ordre des intérêts militaires, on se déclare partisan du service obligatoire. Eh bien, Messieurs, quand vous aurez créé toutes ces servitudes, croyez-le bien, le pays sera mûr pour le césarisme. »[25]
Mais on sait que c’est ce dur XIXe siècle qui vit croître le catholicisme social. Et du côté protestant aussi, il y eut de bonnes réactions relevées par P. Jaccard : « Accepter l’état social actuel sans désirer ardemment qu’il se perfectionne sous la double action de la charité et de la justice, c’est n’avoir pas d’entrailles, c’est renier l’esprit de Jésus-Christ. Mes frères, si vous êtes chrétiens, il y a à vos yeux un minimum auquel tout homme a droit : c’est la faculté de pouvoir vivre en sauvant son âme. Eh bien ! j’affirme, qu’après avoir pesé cette parole devant Dieu, qu’il y a des conditions où cela est impossible, à moins d’un miracle... »[26] « Nous voyons tous les jours les chefs d’atelier abuser de la nécessité du pauvre pour l’obliger à un travail excessif qui ruine à la fois l’esprit, l’âme et le corps. Nous voyons de jeunes enfants (ah ! puissent enfin les représentants de la nation, qui nous ont révélé la profondeur de la plaie, y trouver un remède efficace !) Nous voyons de jeunes enfants travailler dans nos manufactures depuis six heures du matin jusqu’à dix heures du soir, trouvant à peine le temps pour manger et pour dormir… Nous les voyons quelquefois, l’oserons-nous dire ? plus abandonnés que ne le sont les esclaves de nos colonies, par cette simple et affreuse raison qu’on prend plus de soin de ce qu’on achète que de ce qu’on loue… »[27]
On sait que la question de l’intervention de l’État dans les matières économiques et sociales a divisé les milieux catholiques les mieux intentionnés. Léon XIII a dû prendre position face aux thèses des deux grandes « écoles » en présence à la fin du XIXe siècle : celle d’Angers et celle de Liège résolument interventionniste.
Entre ces opinions, les lois vont devoir trancher et prendre en compte les effets heureux ou malheureux de certaines mesures.
Dans l’Allemagne unifiée après 1871, Bismarck[28], par souci du « bien-être collectif »[29], établit le premier système moderne d’assurances sociales[30] : maladies, accidents de travail, invalidité et vieillesse sont pris en charge, pour les plus pauvres, par des caisses autonomes gérées par les employeurs et les salariés. C’est le début d’une implication sociale de l’État, limitée ici au contrôle, mais qui ira en s’amplifiant, en rupture avec le libéralisme.[31]
En tout cas, « les lois bismarckiennes dotèrent le Reich d’un système de sécurité sociale comme il n’en existait nulle part ailleurs dans le monde à cette époque. »[32]
Plus tard, aux États-Unis, la crise 1929 plongea un quart des Américains dans le chômage[33]. Frankin Roosevelt[34] inaugura, en 1933, le New Deal. Par le Social Security Act de 1935, était mis en place, pour les seuls travailleurs industriels et, en partie, par des retenues sur salaire, un système national d’assurance vieillesse, une assurance chômage laissée, si possible, aux soins des états. Etait prévue aussi une aide fédérale pour l’assistance médicale des personnes âgées et des indigents. Le New Deal n’eut pas que des effets heureux mais fit admettre « par la majorité de l’opinion américaine le principe de l’intervention du gouvernement fédéral dans le domaine économique et dans le domaine social »[35]. Le Social Security Act définissait la sécurité comme « une organisation structurelle de la société assurant à tous les citoyens la possibilité d’une vie libre et d’un plein épanouissement de leurs facultés »[36]. Visiblement, l’idée de cette « organisation structurelle de la société » vise « à la réalisation d’un mécanisme de redistribution partielle du revenu national, destiné à suppléer à la carence des mécanismes anciens. »[37] La « sécurité sociale » va ainsi remplacer la sécurité personnelle et familiale que le travailleur s’assurait à partir de son salaire et de son épargne.
Le cas de l’Angleterre est aussi particulièrement intéressant car, depuis le XVIe siècle, le pouvoir avait pris des mesures en faveur des pauvres avec les fameuses Poor laws. Mais celles-ci engendrèrent des abus : refus de travailler, d’une part et contrainte d’autre part.[38] Après maints remaniements, au XVIIe siècle, les libéraux anglais, porte-parole de la bourgeoisie industrielle, Adam Smith ou Malthus, par exemple, s’en prirent aux lois sur les pauvres que soutenaient l’aristocratie terrienne qui y voyait un moyen de maintenir l’ordre social ancien. Les libéraux estimaient, eux, que la loi sur le domicile (qui maintenait les pauvres dans une paroisse) et le droit au revenu minimal étaient des obstacles à l’essor industriel. William Pitt[39] déclara à la Chambre des Communes en 1796: « La loi du domicile empêche l’ouvrier de se rendre sur le marché où il pourrait vendre son travail aux meilleurs conditions et le capitaliste d’employer l’homme compétent, capable de lui assurer la rémunération la plus élevée pour les avances qu’il a faites ».[40] En 1834, fut adopté le Poor Law Amendment Act qui permit la constitution d’un prolétariat mobile qui constitua un marché du travail compétitif. Tout au long du XIXe siècle apparurent des friendly societies et des organisations mutuelles ouvrières pour garantir un minimum de protection aux travailleurs. Il faut attendre le XXe s et le développement du Labour Party pour que la situation change. En 1909 fut publié le Minority Report de Béatrice et Sidney Webb qui développent l’idée d’une « obligation mutuelle entre l’individu et la communauté ». Il faut organiser, dit le rapport, « l’universel maintien d’un minimum de vie civilisée qui doit être l’objet de responsabilité solidaire d’une indissoluble société ».[41] Sous l’impulsion de Lloyd George[42] furent votées des lois sur les pensions de vieillesse et les assurances sociales contre la maladie, le chômage et l’invalidité. C’est le début de ce qu’on appela le welfare state qui, par des assurances, prendrait en charge l’individu du berceau à la tombe.
En 1933, Keynes écrit : « A l’avenir, l’État aura la charge d’une nouvelle fonction publique. Il doit effectuer un décaissement total suffisant pour protéger ses citoyens contre un chômage massif, aussi énergiquement qu’il lui appartient de les défendre contre le vol et la violence ».[43]
En 1942, l’économiste et sociologue William Beveridge[44] publie, pour le gouvernement de Winston Churchill, un rapport sur l’organisation d’un système de sécurité sociale : Social Insurance and Allied Service. Ce rapport va exercer une très grande influence et est considéré comme la charte fondatrice de l’État-providence.
La proposition de Beveridge comporte cinq principes constitutifs : le système de sécurité est géré par un organisme public unique et financé par l’impôt ; il est ouvert à toutes les catégories de la population indépendamment du revenu et de l’emploi ; celles-ci jouissent des mêmes prestations, moyennant une cotisation unique qui donne accès à toutes les formes d’aide et d’assurances (maladie, vieillesse, invalidité, famille). Mais pour que le système fonctionne, il faut d’une part une politique de la santé et, plus encore, une politique de l’emploi[45]. En effet, pour l’auteur, l’élimination de la pauvreté n’est possible que si chaque citoyen travaille et que les aides ne rendent pas l’oisiveté plus attractive que le travail : « En premier lieu, écrit Beveridge, la sécurité sociale signifie la garantie d’un revenu correspondant à un minimum, mais l’allocation d’un tel revenu doit être associée avec des mesures destinées à l’interrompre aussitôt que possible ».[46] Enfin, il faut ajouter, pour éviter la perversion du système, que les citoyens doivent être responsabilisés pour qu’ils soient en mesure de contrôler la part des ressources confiées à l’État providence et que, soucieux de solidarité, ils se gardent de souhaiter l’augmentation du niveau des risques couverts.
Se sont ainsi répandus des systèmes très complets parfois de sécurité sociale, si complets, si sophistiqués et finalement si coûteux qu’actuellement il n’est pas rare qu’on les remette en cause surtout lorsqu’ils produisent des effets pervers ou lorsque la conjoncture est mauvaise. C’est, en tout cas, un lieu de discussion privilégié entre libéraux et socialistes[47]. Nous savons aussi que parallèlement à cette implication sociale plus ou moins grande des pouvoirs publics, le XXe siècle a vu l’État s’immiscer dans la vie économique non seulement pour la réglementer d’une manière ou d’une autre mais aussi pour se faire entrepreneur. Ce sont évidemment les systèmes socialistes qui, un temps du moins, se sont octroyés le plus de responsabilités en de nombreux domaines à travers des sociétés étatisées ou des sociétés mixtes. Conception combattue par les libéraux et souvent adoucie voire corrigée dans le socialisme contemporain.
On sait que dans l’Ancien testament, la loi désigne un ensemble diversifié d’exigences, de règles, et de prescriptions qui touchent à tous les domaines de la vie, qui dirigent la conscience et les mœurs, règlent le fonctionnement des institutions familiales, sociales, économiques, judiciaires et organisent le culte. Mais cet ensemble aussi varié soit-il dans ses finalités et ses styles, trouve son origine en Dieu : « rien n’est laissé au hasard ; et puisque le peuple de Dieu a pour support une nation particulière dont il assume les structures, les institutions temporelles relèvent elles-mêmes du droit religieux positif. » Comme on risque, entre autres, « de mettre sur le même pied tous les préceptes, religieux et moraux, civils et cultuels, sans les ordonner correctement autour de ce qui devrait en être toujours le cœur », il est difficile d’éviter la confusion des pouvoirs[1].
C’est la Loi donc qui règle les questions économiques : vente, achat des propriétés, année jubilaire, repos sabbatique pour la terre, lutte contre la pauvreté, prêt à intérêt, commerce, etc.
Et c’est une fonction royale de venir au secours des démunis et de les protéger contre les injustes. Dans le deuxième livre de Samuel, il est dit de David : « David régnait sur tout Israël. David faisait droit et justice à tout son peuple ».[2] Dans le livre de Job, on constate que Job est honoré et respecté parce que cet homme riche et puissant se comporte de manière royale et il le rappelle[3]:
« Car je délivrais le pauvre en détresse
et l’orphelin privé d’appui.
La bénédiction du mourant se posait sur moi
et je rendais la joie au cœur de la veuve.
J’avais revêtu la justice comme un vêtement,
j’avais le droit pour manteau et turban.
J’étais les yeux de l’aveugle,
les pieds du boiteux.
C’était moi le père des pauvres ;
la cause d’un inconnu, je l’examinais.
Je brisais les crocs de l’homme inique,
d’entre ses dents j’arrachais sa proie. »[4]
Il est très intéressant d’étudier cette relation entre royauté et justice car elle nous mène au bord de la sagesse chrétienne : « La justice, écrit une théologienne, est un attribut royal qui investit le roi dans sa fonction politico-religieuse, au point que dans le Proche-Orient ancien la justice apparaît comme une valeur absolue, une sorte de divinité, un principe cosmique d’équilibre et de bonheur.
Le roi est juste lorsqu’il intervient pour venir au secours des plus faibles, des pauvres qui n’ont personne pour faire respecter leurs droits. La justice est alors un combat contre le désordre du monde, elle doit permettre à chacun d’occuper la place qui lui est due, un espace de vie, sa dignité d’être humain. Elle est donc moins conformité à une norme qu’une plénitude d’être, elle connote une idée de plénitude et d’abondance, de vie heureuse où tout est à sa place et où rien ne manque. Elle peut alors être synonyme de salut et de grâce, comme l’ont bien perçu les psalmistes lorsqu’ils crient : « YHWH délivre-moi dans ta justice » (‘Ps 31, 2).
La justice biblique a donc une dimension relationnelle et sociale, elle se définit par un type de relation dans laquelle on s’engage vis-à-vis de l’autre, afin de lui permettre de devenir lui-même et de s’épanouir dans le bonheur communautaire. » Et elle ajoute cette remarque capitale: « La justice, comme l’alliance, n’est pas une relation à deux termes: Dieu et le croyant (peuple ou individu), mais à trois termes : Dieu, le peuple des croyants et les victimes de l’injustice quelles qu’elles soient. La justice dans la Bible ne se réduit donc pas à la justice sociale, mais cette dernière en est un élément primordial. »[5]
Dans le Nouveau testament, les questions économiques et sociales « ne sont pas au premier plan ». Même si « On a prétendu que, dans des paraboles comme celle des ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16) ou celle des talents (Mt 25, 14-30), Jésus donnait des principes concernant les salaires (soit très égalitaires, soit au contraire très méritocratiques !), (…) cela est fort douteux, et ces paraboles sont plutôt des moyens de faire comprendre ce qu’il avait à dire sur les rapports de Dieu et de l’humanité. »[6]. Qui plus est, Jésus met si souvent en garde contre les richesses et l’argent que les chrétiens se méfieront longtemps, par exemple, des activités commerciales. Mais, le simple souci de survie amènera l’Église à se pencher sur des questions économiques. Nous l’avons vu chez saint Thomas notamment qui étudiera les problèmes de la propriété et du juste prix et nous le verrons chez les théologiens qui, depuis les Pères de l’Église, ont réfléchi sur la question de l’usure.
Peu à peu, l’économie va se dégager de cette influence religieuse. Non seulement parce que la société se sécularise mais aussi parce que l’économie devient de plus en plus complexe. Des théories économiques voient le jour et le pouvoir politique prend son autonomie.
C’est dans ce contexte nouveau que l’Église va devoir reprendre la parole, au XIXe siècle, interpellée par les enjeux profondément humains de la situation.
Presque d’emblée, nous allons retrouver dans le discours de l’Église, pour éclairer la situation économique et sociale nouvelle, des principes fondamentaux qui nous sont maintenant familiers mais qu’il est nécessaire de conserver présents à la mémoire.
Tout l’enseignement de l’Église s’enracine dans une conception de l’homme qui n’est peut-être pas très originale mais qui, néanmoins, est suffisamment bafouée dans les faits, pour qu’il convienne de la rappeler sans cesse.
L’homme est un être personnel et social, et un microcosme, c’est-à-dire une réalité complexe, spirituelle et matérielle. Il doit donc être considéré dans son intégralité. Chaque homme est, à la fois, un être original, un être relationnel et pluridimensionnel.
Cette vision qui découle du bon sens comme de la lecture de ce texte fondateur qu’est la Genèse, a inspiré trois principes fondamentaux qui, en économie comme en politique, doivent imprégner toute structure et toute action. Le principe de subsidiarité trouve sa justification dans la liberté qui est la manifestation la plus éminente de la personnalité. Le principe de solidarité rappelle que l’homme est social et ne peut s’épanouir sans les autres. Enfin la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité, c’est-à-dire dans sa liberté, sa socialité au sens le plus large, dans sa valeur unique et partagée, conduit à l’affirmation d’un bien commun.
Dans la vie économique et sociale, ces trois principes doivent être respectés si l’on veut que toute activité ou mesure respecte, ou mieux, développe la valeur humaine.
Dans le libéralisme triomphant du XIXe siècle, Léon XIII va décrire les tâches qui incombent à l’État[1]. Celui-ci, en effet, n’a pas « à redouter le reproche d’ingérence ; car, en vertu même de son office, l’État doit servir l’intérêt commun. » Il doit faire « en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. » Certes, les hommes d’industrie contribuent au bien commun mais « ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies » que l’autorité publique. Ce sont les gouvernants qui « doivent avoir la prééminence dans toute société et y tenir le premier rang, puisqu’ils travaillent directement au bien commun et d’une manière si excellente. » Autrement dit c’est le pouvoir politique qui est le vrai gardien du bien commun, bien moral puisqu’il a « pour effet de perfectionner les hommes ». Le pouvoir économique apporte les « biens extérieurs » qui sont nécessaires « à l’exercice de la vertu », à ce perfectionnement.
L’État veille au bien commun, au bien de tous les hommes[2]. Léon XIII n’emploie pas le mot « solidarité », il parlera, en d’autres endroits, d’ »amitié » mais il note tout de même ici, que tous les hommes, riches ou pauvres, sont citoyens et que « la raison d’être de toute société est une et commune à tous ses membres grands et petits ». Tous les citoyens doivent travailler au bien commun et les gouvernants doivent « avoir soin également de toutes les classes de citoyens, en observant rigoureusement les lois de la justice dite distributive. » A l’époque, de tous les citoyens, ce sont les ouvriers qui sont les plus mal lotis et les plus malmenés. L’État doit se préoccuper d’eux non seulement parce que c’est leur travail qui assure la prospérité mais aussi dans la mesure où, en général, ils sont pauvres. Or l’État « doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents » car ils n’ont pas comme les riches les moyens de se protéger contre les aléas ou les injustices. C’est dans cet esprit que l’enfant et la femme seront l’objet d’une attention particulière de la part de l’autorité publique.
Mais il n’est pas question que l’individu et la famille soient absorbés par l’État. Leur liberté est précieuse.[3]
Le mot « subsidiarité » n’est pas encore d’actualité mais l’idée est présente : « Il est juste que l’un et l’autre (l’individu et le famille) aient la faculté d’agir avec liberté aussi longtemps que cela n’atteint pas le bien général et ne fait tort à personne » mais si « les intérêts généraux, ou l’intérêt d’une classe en particulier, se trouvent lésés ou simplement menacés, et s’il est impossible d’y remédier ou d’y obvier autrement, il faut de toute nécessité recourir à l’autorité publique. » [4]
L’État doit protéger les droits ou les intérêts matériels, physiques et spirituels, prévenir les désordres sociaux en combattant leurs causes, par « la force et l’autorité des lois ». Mais, dans bien des cas, comme dans la détermination du salaire, de la durée du travail, etc., « les pouvoirs publics pourraient intervenir inopportunément, vu surtout la variété des circonstances des temps et des lieux. Il sera donc préférable d’en réserver en principe la solution aux corporations ou syndicats (…) ou de recourir à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers et d’en appeler même, en cas de besoin, à la protection et à l’appui de l’État. » On a noté au passage l’expression « en cas de besoin » qui, à sa manière, traduit l’idée de subsidiarité.
L’État veillera à ce que « les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires » mais aussi à ce que la propriété privée ne soit pas « épuisée par un excès de charges et d’impôts. (…) L’autorité publique ne peut (…) l’abolir. Elle peut seulement en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. Elle agit donc contre la justice et l’humanité quand, sous le nom d’impôts, elle grève outre mesure les biens des particuliers. »
En somme, pour Léon XIIl, l’État n’est pas entrepreneur, il respecte la liberté d’initiative mais il établit des règles pour que soient respectés les droits des uns et des autres[5]. C’est le souci de tout homme considéré dans son intégralité qui inspire l’intervention de l’Église.
Face aux régimes totalitaires, communiste, nazi, fasciste, Pie XI va dénoncer « l’abus autocratique de l’État » et appeler l’autorité publique à « une administration prudente et modérée » sans négliger pour autant le rôle qu’elle doit jouer « dans la création des conditions matérielles de vie ».[1]
Pie XI reprend textuellement ce que Léon XIII avait prescrit comme mission à l’État confronté au libéralisme[2]. Mais plus nettement que son prédécesseur, il va insister sur le rôle que doivent jouer les corps intermédiaires, corps qui ont été étouffés par l’individualisme ambiant et qui ont laissé l’État « accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités ».[3] Dès lors, pour soulager l’État et lui permettre de remplir son vrai rôle, la tâche la plus urgente de la politique sociale est de reconstituer les corps professionnels pour libérer et réguler la vie économique et sociale et ainsi en finir avec le socialisme et le libéralisme et instaurer la paix sociale. On se souvient de ce passage justement célèbre : « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir ; diriger, surveiller, stimuler, contenir selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques. »[4]
Retenons donc ce rôle supplétif, subsidiaire, attribué à l’autorité publique qui dirigera, surveillera, stimulera, contiendra, suivant les circonstances et la nécessité.[5]
Le rôle supplétif de l’État, comme nous l’avons vu, peut l’amener à s’occuper directement de « certaines catégories de biens »[6]. En tout cas, les pouvoirs publics ne peuvent donc comme « la science économique » les y invite, oublier ou ignorer « le caractère social et moral de la vie économique » et laisser la concurrence « immodérée et violente de nature » régler la vie économique. Les puissances économiques doivent être gouvernées par des principes supérieurs : la justice et la charité. L’efficacité de la justice doit se manifester par « la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». La charité sera l’« âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement », une fois qu’ils se seront débarrassés des tâches qui ne sont pas les leurs et qu’ils auront retrouvé leur prééminence.[7] Pie XI, en effet, était déjà frappé à son époque par l’accumulation d’une force économique et financière[8] qui lutte « pour s’emparer de la puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international (…). »[9] Dans cette lutte « cruelle », on assiste à « une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique ». Le pouvoir politique « qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt ».[10]
Le souci du bien commun dans une organisation subsidiaire amène Pie XI à confirmer le rôle directeur de l’État[11]. C’est dans la volonté de défendre, au nom de la justice, la solidarité sociale que le Pape ne craint pas de demander, par exemple, en ce qui concerne la répartition des richesses, « qu’on amène les classes possédantes à prendre sur elles, vu l’urgente nécessité du bien commun, les charges sans lesquelles ni la société humaine ne peut être sauvée, ni ces classes elles-mêmes ne sauraient trouver le salut. Mais les mesures prises dans ce sens par l’État doivent être telles qu’elles atteignent vraiment ceux qui, de fait, détiennent entre leurs mains les plus gros capitaux et les augmentent sans cesse, au grand détriment d’autrui. »[12]
Celui-ci reprend l’enseignement de ses prédécesseurs et notamment de Pie XI, en écrivant : « Dans le monde du travail, pour le développement dans une saine responsabilité de toutes les énergies physiques et spirituelles, pour leurs libres organisations, s’ouvre un vaste champ d’action multiforme, dans lequel les pouvoirs publics interviennent en intégrant et ordonnant, d’abord par le moyen des corporations locales et professionnelles, et enfin par la puissance de l’État lui-même, dont l’autorité sociale supérieure et modératrice a l’importante mission de prévenir les troubles de l’équilibre économique résultant de la multiplicité et des conflits d’égoïsme opposés, individuels et collectifs. »[1]
Pie XII résume parfaitement ce qui a été dit précédemment. La liberté de l’homme est première, intégrée et ordonnée par les corps intermédiaires si chers à Pie XI et en dernière instance par l’État.
Tout en défendant la propriété privée et la liberté du commerce qui importent à la dignité personnelle, Pie XII insistera souvent sur la « fonction régulatrice du pouvoir public » pour que tous aient accès à l’usage des biens et que la paix sociale soit garantie[2]. Autrement dit, pour que l’attachement aux droits ne fasse pas oublier les devoirs moraux[3]. Pie XII est particulièrement sensible à cet aspect dans la mesure où il a vu le déchaînement de l’État autoritaire et tentaculaire, puis l’État démocratique se charger de mille tâches[4]. Pie XII s’emploie donc à rappeler l’État à la modestie, à la morale et au service des citoyens. Il faut, dira-t-il, « aider à ramener l’État et sa puissance au service de la société, au respect absolu de la personne humaine et de son activité pour la poursuite de ses fins éternelles ;
s’efforcer et s’employer à dissiper les erreurs qui tendent à détourner l’État et son pouvoir du sentier de la morale, à le dégager du lien éminemment moral qui l’attache à la vie individuelle et sociale, à lui faire désavouer ou pratiquement ignorer sa dépendance essentielle à l’égard de la volonté du Créateur ;
promouvoir la reconnaissance et la propagation de la vérité qui enseigne que, même dans l’ordre temporel, le sens profond, la légitimité morale universelle du regnare est, en dernière analyse, le servire. »[5]
L’Église continue donc à mettre en avant la liberté de l’homme et le rôle supplétif de l’État : « le devoir et le droit d’organiser le travail du peuple appartiennent avant tout à ceux qui y sont immédiatement intéressés : employeurs et ouvriers. Que si, ensuite, eux ne remplissent pas leur tâche, ou ne peuvent le faire par suite de spéciales circonstances extraordinaires, alors il rentre dans les attributions de l’État d’intervenir sur ce terrain, dans la division et la distribution du travail, sous la forme et dans la mesure que demande le bien commun justement compris.
En tout cas, une légitime et bienfaisante intervention de l’État dans le domaine du travail doit, quelle qu’elle soit, rester telle que soit sauvegardé et respecté le caractère personnel de ce travail, et cela, soit dans l’ordre des principes, soit autant que possible, en ce qui touche l’exécution, et il en sera ainsi si les règlements de l’État ne suppriment pas et ne rendent par irréalisable l’exercice des autres droits et devoirs également personnels (…). »[6]
Nous avons vu, à propos de l’entreprise, que Pie XII refusait que l’on fasse, comme c’était la tendance après la seconde guerre mondiale, de l’étatisation et de la nationalisation « la règle normale de l’organisation publique de l’économie ». Tout en reconnaissant, comme son prédécesseur, que des exceptions existent en fonction de la nature des biens produits, il rappelle que « la mission du droit public est (…) de servir le droit privé, non de l’absorber. L’économie - pas plus d’ailleurs qu’aucune autre branche de l’activité humaine - n’est de sa nature une institution d’État : elle est à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupes librement constitués. »[7]
Durant tout son pontificat, Pie XII ne cessera pas de mettre en garde contre la « tendance toujours croissante à invoquer l’intervention de l’État »[8] qui affaiblit l’État et mutile le citoyen : « L’État a son rôle propre dans l’ordonnance de la vie sociale. Pour remplir ce rôle il doit même être fort et avoir de l’autorité. Mais ceux qui l’invoquent continuellement et rejettent sur lui toute responsabilité le conduisent à la ruine et font même le jeu de certains groupes puissants et intéressés. La conclusion est que toute responsabilité personnelle dans les choses publiques en vient ainsi à disparaître et que si quelqu’un parle des devoirs ou des négligences de l’État, il entend les devoirs ou les manquements de groupes anonymes, parmi lesquels, naturellement, il ne songe pas à se compter.
Tout citoyen doit au contraire être conscient que l’État, dont on demande l’intervention, est toujours, concrètement et en dernière analyse, la collectivité des citoyens eux-mêmes, et que, par conséquent, personne ne peut exiger de lui des obligations et des charges, à l’accomplissement desquelles il n’est pas résolu lui-même à contribuer, fût-ce par la conscience de sa responsabilité dans l’usage des droits qui lui sont accordés par la loi. »
Et Pie XII va rappeler que la valeur des hommes est plus importante que l’institution. Que l’institution ne trouve sa force que dans la qualité même des personnes qu’elle implique. »En réalité, les questions de l’économie et des réformes sociales ne dépendent que de façon très extérieure de la bonne marche de telle ou telle institution, à supposer que celles-ci ne soient pas en opposition avec le droit naturel ; mais elles dépendent nécessairement et intimement de la valeur personnelle de l’homme, de sa force morale et de son bon vouloir à porter des responsabilités et à comprendre et traiter, avec une culture et une compétence suffisantes, les choses qu’il entreprend ou auxquelles il est tenu. Aucun recours à l’État ne peut créer de tels hommes. Ils doivent sortir du peuple, de manière à empêcher que l’urne électorale, où confluent également irresponsabilités, impérities et passions, ne prononce une sentence de ruine pour l’État vrai et authentique. » Ces dernières lignes nous remettent en mémoire ce que Pie XII écrivait à propos de la démocratie. Distinguant la masse et le peuple, il insistait sur la formation des citoyens, formation technique certes mais aussi morale. Il en va de même ici : il faut dans les domaines économique et social des hommes compétents et moralement formés. Car « ce qui compte le plus c’est l’homme dans sa personne ; aucun programme d’entreprise, aucune institution professionnelle ou législative, aucune organisation avec ses fonctionnaires et ses réunions ne peut créer ou remplacer la valeur personnelle de l’homme. » De l’homme « conscient, cultivé et expérimenté ».[9]
Vision idéaliste, dira-t-on, proche du libéralisme ? Certes non ! L’Église connaît les faiblesses de l’homme et ne fait pas confiance, on l’a vu, à l’organisation spontanée de la vie économique fondée sur la libre concurrence[10]. Pour bien nous faire comprendre l’originalité chrétienne, Pie XII va reprendre et préciser la comparaison classique avec le corps : « La communauté est le grand moyen voulu par la nature et par Dieu pour régler les échanges où se complètent les besoins réciproques, pour aider chacun à développer complètement sa personnalité, selon ses aptitudes individuelles et sociales. La communauté considérée comme un tout n’est pas une unité physique qui subsiste en soi, et ses membres individuels n’en sont pas des parties intégrantes. L’organisme physique des êtres vivants, des plantes, des animaux ou de l’homme possède, en tant que tout, une unité qui subsiste en soi ; chacun des membres par exemple, la main, le pied, le cœur, l’œil, est une partie intégrante, destinée par tout son être à s’insérer dans l’ensemble de l’organisme. Hors de l’organisme, il n’a, par sa nature propre, aucun sens, aucune finalité ; il est entièrement absorbé par la totalité de l’organisme auquel il se relie.
Il en va tout autrement dans la communauté morale et dans chaque organisme de caractère purement moral. Le tout n’a pas ici d’unité qui subsiste en soi, mais une simple unité de finalité et d’action. Dans la communauté, les individus ne sont collaborateurs et instruments que pour la réalisation du but communautaire. »[11]
Comment ce but peut-il être atteint ? Pie XII répond:
« Pour que la vie sociale, telle qu’elle est voulue de Dieu, atteigne son but, il est essentiel qu’un statut juridique lui serve d’appui extérieur, de refuge et de protection ; statut dont le rôle n’est pas de dominer, mais de servir, de tendre à développer et à fortifier la vitalité de la société dans la riche multiplicité de ses objectifs, dirigeant vers leur perfection toutes les énergies particulières en un pacifique concours, et les défendant par tous les moyens honnêtes appropriés contre tout préjudice porté à leur plein épanouissement. »[12]
Et l’on en revient à la grande idée de Pie XI : pour assurer la solidarité en vue du bien commun, il est indispensable d’organiser « l’ordre corporatif professionnel de toute l’économie. »[13]
Les pouvoirs publics y ont un double rôle à jouer:
d’une part, « le monde économique est en premier lieu une création de la volonté libre des hommes ; il appartient donc à l’État de créer les conditions qui permettent à l’initiative privée de se développer dans les limites de l’ordre moral et du bien collectif. »[14]
d’autre part, « le devoir d’accroître la production et de la proportionner sagement aux besoins et à la dignité de l’homme, pose au premier plan la question de l’ordonnance de l’économie sur le chapitre de la production. Or, sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique économique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises source directe de revenu national. Et, si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir, par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ? »[15]
En ce qui concerne la répartition des biens, la philosophie de Pie XII sera identique. Nous avons entendu Léon XIII donner comme devoir premier aux gouvernants d’« avoir soin également de toutes les classes de citoyens en observant rigoureusement les lois de la justice distributive »[16]. Pie XI précisera « Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent être réparties de telles manières entre les individus et les diverses classes de la société que soit procurée cette utilité commune sont parle Léon XIII ou, pour exprimer autrement la même pensée, que soit respecté le bien commun de la société tout entière. (…) Il importe donc d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements »[17] Prolongeant cette pensée, Pie XII écrit : « La richesse économique d’un peuple ne consiste pas proprement dans l’abondance des biens, mesurée selon un calcul matériel pur et simple de leur valeur, mais bien dans ce qu’une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle suffisante pour le développement personnel convenable de ses membres. Si une telle distribution des biens n’était pas réalisée ou n’était qu’imparfaitement assurée, le vrai but de l’économie nationale ne serait pas atteint ; étant donné que, quelle que fût l’opulente abondance des biens disponibles, le peuple n’étant pas appelé à y participer, ne serait pas riche, mais pauvre. Faites au contraire que cette juste distribution soit effectivement réalisée et de manière durable, et vous verrez un peuple, quoique disposant de biens moins considérables, devenir et être économiquement sain. »[18]
« Sans doute, le cours naturel des choses comporte avec soi - et ce n’est ni économiquement ni socialement anormal - que les biens de la terre soient, dans certaines limites, inégalement divisés. Mais l’Église s’oppose à l’accumulation de ces biens dans les mains d’un nombre relativement petit de richissimes, tandis que de vastes couches du peuple sont condamnées à un paupérisme et à une condition économiquement indigne d’êtres humains »[19].
Pratiquement, comment va se réaliser la répartition ? Sera-ce le fait de l’État agissant de manière autoritaire ? Sera-ce le fait des bonnes consciences ?
Il faut certes faire appel aux consciences et dénoncer « l’accroissement intolérable des dépenses de luxe, des dépenses superflues et déraisonnables, qui contrastent durement avec la misère d’un grand nombre » et invite à redécouvrir à travers les Écritures et de l’Évangile en particulier, le sens de la pauvreté chrétienne et le bon usage des richesses[20]. Mais il faut aussi organiser la vie sociale et économique de telle sorte que qu’elle procure à tous « les biens que les ressources de la nature et de l’industrie » peuvent fournir. Par un salaire convenable, il doit être possible aux familles « d’accéder à l’indépendance et à la sécurité que donne la propriété privée et de participer (…) aux biens de l’esprit et de la culture auxquels sont ordonnés les biens de la terre. » Patrons et ouvriers sont solidairement intéressés au développement responsable de la production source de prospérité pour tous. Mais tout cela, une fois encore, ne se fait pas spontanément, il faut organiser la « saine distribution » qui « ne saurait être abandonnée au libre jeu des forces économiques aveugle ». La répartition des biens comme leur production doivent être organisées et l’État, sans sombrer dans l’étatisme, a un rôle à jouer:
« …sans substituer leur omnipotence oppressive à la légitime autonomie des initiatives privées, les pouvoirs publics ont ici un rôle indéniable de coordination, qui s’impose plus encore dans l’enchevêtrement des conditions actuelles surtout sociales. En particulier, ce n’est pas sans leur concours que peut se constituer une politique d’ensemble qui favorise l’active coopération de tous et l’accroissement de la production des entreprises, sources directes du revenu national. Et si l’on pense à tant de richesses qui dorment ou se perdent dans le gaspillage, mais qui, remises en circulation, pourraient concourir par un emploi judicieux et profitable, au bien-être de tant de familles, n’est-ce pas encore servir le bien commun que de contribuer opportunément à faire renaître la confiance, à stimuler le crédit, à décourager l’égoïsme et à favoriser ainsi un meilleur équilibre de la vie économique ?
Mais c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. (…) Devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, des institutions s’efforcent, depuis quelques années, de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la messe des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique et monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités et il ne serait pas possible de s’engager sans réserve dans une voie, où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[21]
Ce dernier paragraphe évoque les institutions de ce que l’on a appelé, la « sécurité sociale ». Il est important de nous y arrêter pour bien comprendre le fond de la pensée de Pie XII.
Le libéralisme pur et dur crée des inégalités et croit que les forces économiques finiront bien par octroyer à chacun ce qui lui est dû. Le socialisme a réagi en en organisant la répartition des revenus par la planification des salaires et des prix, au détriment des droits les plus fondamentaux de la personne. De plus, comme l’a très bien vu Pie XII, cette pratique ne supprime pas les conflits : « En effet, de quelque manière que soit organisée par le collectivisme la répartition du gain, en parts égales, en parts inégales, on ne pourrait éviter que surgissent des contestations et des différends et sur les parts obtenues, et sur les conditions de travail, et sur la conduite pas toujours irréprochable des dirigeants, et que ne pèse sur la classe ouvrière le danger de tomber esclave du pouvoir public. »[22]
Ceci dit, on a vu apparaître dans les pays démocratiques la notion de Sécurité sociale qui, pour certains, est « une véritable organisation socialiste de la répartition des revenus »[23]. Ce jugement est par trop radical. On peut dire que le système de sécurité soviétique était un système de « sécurité socialisée » mais est-ce le cas de nos systèmes actuels ? La pensée de l’Église est justement nuancée. Déjà Léon XIII écrivait dans le chapitre consacré à l’importance de la propriété privée pour la famille : « Assurément, s’il arrive qu’une famille se trouve dans une situation matérielle critique et que, privée de ressources, elle ne puisse d’aucune manière en sortir par elle-même, il est juste que, dans de telles extrémités, le pouvoir public vienne à son secours, car chaque famille est un membre de la société. De même, si un foyer domestique est quelque part le théâtre de graves violations des droits mutuels, il faut que le pouvoir public y rétablisse le droit de chacun. Ce n’est point là empiéter sur les droits des citoyens, mais leur assurer une défense et une protection réclamées par la justice. Là toutefois, doivent s’arrêter ceux qui détiennent les pouvoirs publics: la nature leur interdit de dépasser les limites. L’autorité paternelle ne saurait être abolie, ni absorbée par l’État, car elle a sa source là où la vie humaine prend la sienne. » Mais, « en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille. » A travers ces lignes, Léon XIII cherche explicitement à montrer que « la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu’on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l’État et troublant la tranquillité publique. »[24]
Il n’est donc pas question de refuser l’intervention de l’État mais, une fois encore, une intervention supplétive lorsque l’individu -le père de famille, dans la culture de l’époque- ne peut plus assurer par lui-même sa sécurité et celle de ceux dont il est responsable.[25]
C’est dans ce même esprit et pour sauver le mariage et la famille que Pie XII va parler de la sécurité sociale. Dans les difficiles années de l’après-guerre, il a constaté que les difficultés matérielles empêchaient les chrétiens d’obéir au plan de Dieu sur le mariage et la famille. Il faut donc que « l’ordre social soit amélioré ». Et « si l’on s’efforce activement d’aider la société humaine, il ne faut rien négliger pour que la famille soit préservée, soutenue et soit capable de pourvoir à sa propre défense. » Une sécurité sociale est donc nécessaire à la pratique chrétienne mais quelle sécurité sociale ?[26]
Pie XII en distingue deux types.
Si « sécurité sociale » « veut dire sécurité grâce à la société, Nous craignons beaucoup (…) que le mariage et la famille n’en souffrent. Comment donc ? Nous craignons non seulement que la société civile entreprenne une chose qui, de soi, est étrangère à son office, mais encore que le sens de la vie chrétienne et la bonne ordonnance de cette vie n’en soient affaiblis et même ne disparaissent. Sous cette appellation, on entend déjà prononcer des formules malthusiennes, sous cette appellation, on cherche à violer entre autres les droits de la personne humaine ou du moins leur usage, même le droit au mariage et à la procréation ». Par contre, « pour les chrétiens et en général pour ceux qui croient en Dieu, la sécurité sociale ne peut être que la sécurité dans la société et avec la société, dans laquelle la vie surnaturelle de l’homme, la fondation et le progrès naturels du foyer et de la famille sont comme le fondement sur lequel repose la société elle-même avant d’exercer régulièrement et sûrement ses fonctions. »[27]
On a noté la différence de prépositions : sécurité « grâce à » la société et sécurité « dans » et « avec » la société. La première étant condamnable, la seconde souhaitable. qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?
Pour bien comprendre la différence, il est indispensable de confronter cette citation avec d’autres dans le contexte général de la pensée de Pie XII. Nous allons le voir, le Saint-Père ne conteste pas l’idée d’une sécurité sociale ni la fonction que l’État peut et même doit remplir dans ce domaine.
Comme les liens de solidarité traditionnels se sont relâchés dans la société moderne, le besoin de sécurité s’est accru : « Nous avons signalé, écrit Pie XII, la lutte contre le chômage et l’effort vers une sécurité sociale bien comprise comme une condition indispensable pour unir tous les membres d’un peuple (…). L’aspiration toujours plus profonde et plus générale vers la sécurité sociale n’est que l’écho de l’état d’une humanité dans laquelle, en chaque peuple, bien des choses qui étaient ou semblaient traditionnellement solides, sont devenues chancelantes et incertaines. »[28]
Mais, en même temps, Pie XII déplore l’attitude de « ceux qui, par exemple, dans le domaine économique ou social voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence (…) »[29]. Ils y perdraient leur liberté. Dans cette mise en garde, le « tout » est, nous allons le voir, très important. Et c’est de nouveau, en particulier, vis-à-vis de la famille et d’abord du mariage que Pie XII souligne les dangers d’une certaine sécurité sociale:
« La sécurité ! L’aspiration la plus vive des gens d’aujourd’hui ! Ils la demandent à la société et à ses ordonnances. Mais les prétendus réalistes de ce siècle ont montré qu’ils n’étaient pas à même de la donner, précisément parce qu’ils veulent se substituer au Créateur et se faire les arbitres de l’ordre de la création.
La religion et la réalité du passé enseignent, au contraire, que les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l’union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l’homme, et par là son rôle dans l’histoire. Elles sont donc intangibles, et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire.
Qui cherche vraiment la liberté et la sécurité doit rendre la société à son Ordonnateur véritable et suprême, en se persuadant que seule la notion de société dérivant de Dieu le protège dans ses entreprises les plus importantes. (…) Responsable en face des hommes du passé et de l’avenir, (l’homme social) a reçu la charge de modeler incessamment la vie commune ; là s’exerce toujours une évolution dynamique grâce à l’action personnelle et libre, mais elle ne supprime pas la sécurité dont on jouit dans la société et avec la société ; là, d’autre part, existe toujours un certain fond de tradition et de stabilité pour sauvegarder la sécurité sans que la société toutefois supprime l’action libre et personnelle de l’individu. »[30]
On commence à saisir le fond de la pensée de Pie XII, surtout si l’on se rappelle ce que l’Église recommande depuis Léon XIII : la sécurité doit être assurée par un salaire suffisant, par l’accès à la propriété et à l’épargne, ensuite par les communautés et les organisations professionnelles et enfin par les pouvoirs publics quand toutes ces institutions ne suffisent pas ou ne suffisent plus. Pie XII a, comme ses prédécesseurs, toujours en tête l’organisation subsidiaire de la société qui doit pallier les déficiences de la liberté personnelle et familiale sans jamais l’étouffer ou l’absorber[31] : « …c’est aussi le propre de l’État de veiller à ce que les plus pauvres ne soient pas lésés injustement. Sur ce point, l’enseignement de Nos Prédécesseurs est formel : dans la protection des droits privés, les gouvernants doivent se préoccuper surtout des faibles et des indigents (…). C’est ainsi que, devant l’insécurité accrue d’un grand nombre de familles, dont la condition précaire risque de compromettre les intérêts matériels, culturels et spirituels, des institutions s’efforcent, depuis quelques années de corriger les maux les plus flagrants qui résultent d’une distribution trop mécanique du revenu national. Laissant une légitime liberté aux responsables privés de la vie économique, ces institutions, suffisamment indépendantes elles-mêmes du pouvoir politique, peuvent devenir, pour la masse des petits salariés et des pauvres de toute catégorie, une indispensable compensation aux maux engendrés par le désordre économique ou monétaire. Il convient toutefois d’en étudier avec prudence les modalités, et il ne serait pas possible de s’engager sans réserves dans une voie où les excès de la fiscalité risqueraient de compromettre les droits de la propriété privée et où les abus de la sécurité collective pourraient porter atteinte à ceux de la personne et de la famille. »[32]
Et plus nettement encore, Mgr Montini ( le futur Paul VI), Substitut de la Secrétairerie d’État écrit au R. P. J.. Papin-Archambault sj, président des Semaines sociales du Canada[33], que le thème de la sécurité sociale est « d’une actualité pressante, mais aussi d’un caractère particulièrement délicat ». Et il explique : « Certes, la vertu de justice ne peut strictement se satisfaire, surtout dans les conditions économiques actuelles, des deux moyens, d’ailleurs irremplaçables, que sont le travail et l’épargne, par lesquels l’homme doit assurer sa subsistance et son avenir. Un complément équitable lui est donné, en ce qu’on est convenu d’appeler la Sécurité sociale, où le travailleur et sa famille trouvent une légitime assurance contre les risques et les périls, qui les guettent trop souvent, sous le nom de maladie, de chômage, ou de vieillesse, et devant lesquels les ressources normales s’avèrent, en général, déficientes. Mais qui ne voit, par contre, les dangers d’ordre doctrinal, et pratique qu’impliquerait une mise en œuvre hâtive et mal entendue d’une si souhaitable organisation ?
Le Saint Père a, plus d’une fois, mis en garde le monde du travail contre les déviations d’initiatives excellentes en leur principe, mais qui doivent s’insérer à leur place, dans l’ensemble d’un problème, sous, peine de léser d’autres respectables intérêts, et de manquer le but, qui leur était assigné par le bien commun. Il l’a fait, entre autres, dans Son important Discours du 2 novembre 1950 à la Hiérarchie catholique, montrant combien une sécurité sociale, qui ne serait qu’un monopole d’État, porterait préjudice aux familles et aux professions, en faveur et par le moyen desquelles elle doit avant tout s’exercer. »
Ce texte est très éclairant puisqu’il nous donne la juste interprétation de la sécurité « grâce à », sécurité condamnable parce qu’il s’agit d’une sécurité entièrement (« tout ») assurée par l’État sans respect pour les solidarités traditionnelles, vivantes, indispensable qui elles assurent une sécurité « dans » et « avec » la société.
Reste que les pouvoirs publics ont leur rôle à jouer, un rôle supplétif, irremplaçable, mais à leur place.
Suite à une grave crise économique et sociale à Florence, en 1953,[34] Mgr J.-B. Montini, de nouveau, pro-secrétaire d’État, écrit à Mr G. La Pira, maire de Florence : « Le Saint-Père espère (…) que, aussi bien les chefs d’entreprises que les autorités publiques, déjà sollicitées en vue d’ouvrir de nouveaux débouchés pour le travail et de procurer plus de bien-être à la nation, redoubleront d’efforts pour garantir à ces mêmes classes ouvrières ce qui est indispensable à la sécurité de la vie, grâce à la continuité de l’emploi et à une honnête suffisance concernant le pain et l’habitation (…) ».[35]
Il est aussi des matières où l’action de l’État est absolument indispensable. Ainsi, « ...il ne saurait être question de contester les droits et les devoirs de l’État vis-à-vis de la santé publique, et surtout en faveur des moins favorisés, de ceux que la pauvreté rend à la fois plus imprévoyants et plus exposés. Une juste législation de l’hygiène, de la prophylaxie ou de la salubrité du logement, le souci de mettre à la portée de tous les ressources d’une médecine de qualité, celui de dépister les fléaux sociaux comme la tuberculose ou le cancer, une légitime préoccupation de la santé des jeunes générations, et tant d’autres initiatives qui favorisent la santé du corps et de l’esprit dans le cadre de saines relations sociales, tout cela concourt heureusement à la prospérité d’un peuple et à sa paix intérieure. Or, dans le cadre de la civilisation moderne, seul l’État, soutenant et coordonnant au besoin les initiatives privées, possède de fait les moyens propres à une action « plus universelle, plus concertée, et par conséquent d’une efficacité plus sûre et plus rapide »[36]. » Suit le passage du discours de Pie XII du 2-11-1950, consacré aux deux manières de concevoir la sécurité sociale.[37]
Ce souverain Pontife va, d’une manière très claire et très condensée, reprendre l’essentiel de l’enseignement de ses prédécesseurs en le plaçant résolument dans la perspective de la conciliation, de la protection et de la promotion des droits et des devoirs de toute personne. Il rappelle que la réalisation du bien commun est la raison d’être des pouvoirs publics, que , »pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs » et donc que « le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs. »[1] A chaque citoyen : « l’effort des pouvoirs publics doit tendre à servir les intérêts de tous sans favoritisme à l’égard de tel particulier ou de telle classe de la société. » C’est pour cela que « des considérations de justice et d’équité dicteront parfois aux responsables de l’État une sollicitude particulière pour les membres les plus faibles du corps social, moins armés pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts légitimes. »[2] Il faut éviter en effet qu’ »en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s’accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que soit compromis l’accomplissement des devoirs correspondants. »[3]
Le rôle de l’État étant ainsi bien défini dans la généralité, reste à préciser dans quels domaines il s’investira concrètement. Il est indispensable, poursuit Jean XXIII, « que les pouvoirs publics se préoccupent de favoriser l’aménagement social parallèlement au progrès économique ; ainsi veilleront-ils à développer dans la mesure de la productivité nationale des services essentiels tels que le réseau routier, les moyens de transport et de communication, la distribution d’eau potable, l’habitat, l’assistance sanitaire, l’instruction, les conditions propices à la pratique religieuse, les loisirs. Ils s’appliqueront à organiser des systèmes d’assurances pour les cas d’événements malheureux et d’accroissement de charges familiales, de sorte qu’aucun être humain ne vienne à manquer des ressources indispensables pour mener une vie décente. Ils auront soin que les ouvriers en état de travailler trouvent un emploi proportionné à leurs capacités ; que chacun d’eux reçoive le salaire conforme à la justice et à l’équité ; que les travailleurs puissent se sentir responsables dans les entreprises ; qu’on puisse constituer opportunément des corps intermédiaires qui ajoutent à l’aisance et à la fécondité des rapports sociaux ; qu’à tous enfin les biens de la culture soient accessibles sous la forme et le niveau appropriés. »[4]
Voilà donc pour ce qui est de « l’aménagement social » que les pouvoirs publics doivent favoriser. Reste à déterminer, selon les cas, selon les circonstances, qui « aménagera » : les pouvoirs publics directement ou en passant par divers corps intermédiaires stimulés, aidés, contrôlés.
Cet « aménagement social » est, nous venons de la voir, lié au progrès économique, à la productivité. Sans moyens, les pouvoirs publics ne peuvent agir.
En ce domaine économique précisément, quel sera l’attitude des pouvoirs publics ?
Les temps changent mais les principes fondamentaux restent les mêmes. Pas de surprise mais une mise au point très opportune à l’époque de la « socialisation » dont nous avons, par ailleurs, estimé les bienfaits et les désavantages.
Ce n’est donc par hasard si Jean XXIII entame sa réflexion par ce rappel très net d’un principe-clé : « qu’il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l’initiative personnelle des particuliers, qu’ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d’intérêts communs ».[5] Mais il s’empresse d’ajouter pour éviter l’accusation de céder au libéralisme : « Toutefois, en vertu des raisons déjà admises par Nos Prédécesseurs, les pouvoirs publics doivent, d’autre part, exercer leur présence active en vue de dûment promouvoir le développement de la production, en fonction du progrès social et au bénéfice de tous les citoyens. Leur action a un caractère d’orientation, de stimulant, de suppléance et d’intégration. » Pas d’abstention donc, loin de là mais une action « inspirée par le principe de subsidiarité. »[6]
Si les principes restent, les temps changent et les besoins des hommes et leurs moyens d’action. Ainsi, « de nos jours le développement des sciences et des techniques de production offre aux pouvoirs publics de plus amples possibilités de réduire les déséquilibres envers les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial. Il permet aussi de limiter les oscillations dans les alternances de la conjoncture économique, de faire front aux phénomènes de chômage massif, avec la perspective de résultats positifs. En conséquence, les pouvoirs publics, responsables du bien commun, ne peuvent manquer de se sentir engagés à exercer dans le domaine économique une action aux formes multiples, plus vaste, plus profonde, plus organique ; à s’adapter aussi, dans ce but, aux structures, aux compétences, aux moyens, aux méthodes. »[7] Les pouvoirs publics donc sont aujourd’hui plus impliqués que jadis dans la vie économique. Ce n’est pas seulement normal, c’est aussi nécessaire puisqu’il peut aujourd’hui travailler mieux à réduire les inégalités, de maintenir une certaine stabilité dans la vie économique et sociale.
Mais, il y a un « mais » auquel on doit s’attendre au nom d’un principe inaliénable : « la présence de l’État dans le domaine économique, si vaste et pénétrante qu’elle soit, n’a pas pour but de réduire de plus en plus la sphère de liberté de l’initiative personnelle des particuliers, tout au contraire elle a pour objet d’assurer à ce champ d’action la plus vaste ampleur possible, grâce à la protection effective, pour tous et pour chacun, des droits essentiels de la personne humaine. Et il faut retenir parmi ceux-ci le droit qui appartient à chaque personne humaine d’être et de demeurer normalement première responsable de son entretien et de celui de sa famille. Cela comporte que, dans tout système économique, soit permis et facilité le libre exercice des activités productrices.
Au reste, le développement même de l’histoire fait apparaître chaque jour plus clairement qu’une vie commune ordonnée et faconde n’est possible qu’avec l’apport dans le domaine économique, tant des particuliers que des pouvoirs publics, apport simultané, réalisé dans la concorde, en des proportions qui répondent aux exigences du bien commun, eu égard aux situations changeantes et aux vicissitudes humaines. »[8] Donc, si le bien commun est recherché, et que les pouvoirs publics et les particuliers y travaillent dans l’entente, la proportion des actions respectives pourra varier en fonction des circonstances. Il n’est donc pas question de prêcher l’exclusivité de l’initiative des particuliers ou de l’État. Ce serait d’ailleurs lourd de conséquences : « Au fait, l’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l’esprit : biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus. Tandis que là où vient à manquer l’action requise de l’État, apparaît un désordre inguérissable, l’exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l’ivraie dans le froment. »[9]
La constitution pastorale Gaudium et spes a consacré tout un chapitre à « la vie économico-sociale »[1]. Ce chapitre est une synthèse actualisée de l’enseignement de l’Église sur ce sujet. L’évolution de l’économie au cours du XXe siècle[2], loin de rendre caducs les principes directeurs de cet enseignement, les rend plus indispensables que jamais. En effet, si, d’une part, « le progrès dans les modes de production et dans l’organisation des échanges de biens et de services a fait de l’économie un instrument apte à mieux satisfaire les besoins accrus de la famille humaine »[3] et si, en même temps, une « saine socialisation » s’étend[4], l’obsession économiste et la persistance, voire l’accroissement, des inégalités déshumanisent un grand nombre de personnes.[5]
Cette situation se caractérise donc par toute une série de déséquilibres : déséquilibres personnels, familiaux, sociaux dans les communautés et entre les communautés, provoqués par la civilisation industrielle et urbaine[6] ; déséquilibres économiques et sociaux entre secteurs de production, entre les secteurs de production et le secteur des services, entre régions, entre nations.[7] Ces déséquilibres qui sont de plus en plus apparents, interpellent les consciences dans la mesure où les hommes sont « profondément persuadés que les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient corriger ce funeste état de choses. »[8]
Il faut corriger cette situation car « …en dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines. En effet, les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale et font obstacle à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine ainsi qu’à la paix sociale et internationale. »[9]
Pour répondre à l’attente des hommes, l’Église qui n’est liée « à aucun système politique, économique ou social »[10], propose donc des réformes mais insiste aussi sur le fait qu’une conversion générale des mentalités et des attitudes est nécessaire[11] aux « progrès d’une saine socialisation et de la solidarité au plan civique et économique. »[12]
C’est tout « un ordre politique, social et économique » qui doit être institué au service de toute personne.[13] Toutes les institutions privées ou publiques doivent s’efforcer « de se mettre au service de la dignité et de la destinée humaine. »[14]
L’énumération des nécessités révèle l’effort personnel et institutionnel indispensable à une vie socio-économique plus épanouissante pour tout homme, pour « l’homme tout entier, selon la hiérarchie de ses besoins matériels comme des exigences de sa vie intellectuelle, morale, spirituelle et religieuse », pour tout homme, « tout groupe d’hommes, sans distinction de race ou de continent. »[15]
Les verbes employés traduisent parfaitement l’idée que la vie économique ne peut être abandonnée à elle-même mais doit se dérouler dans un cadre moral et politique . Il s’agit, en effet, d’« encourager » le progrès, l’innovation, l’initiative, la modernisation[16] ; de « contrôler » le développement, de « ne pas l’abandonner » à quelques-uns ou à quelques puissances économiques ou politiques ; de veiller à ce que le plus grand nombre puise l’« orienter » ; de « coordonner » les initiatives privées et publiques[17] ; de « faire disparaître » les énormes inégalités économiques ; d’aider » les agriculteurs[18] ; d’« aménager » la vie économique pour éviter l’instabilité et la précarité ; de « développer » les services familiaux et sociaux[19] ; de « ne pas discriminer » mais « d’aider » les travailleurs immigrés, de « favoriser » leur insertion et « faciliter » la présence de leur famille[20] ; d’« assurer » à chacun, un emploi, une formation ; de « garantir » les moyens d’existence[21] ; de « prendre des dispositions », de « prévoir l’avenir » ; d’ « adapter » la production aux besoins de la personne, d’« équilibrer » les besoins de la consommation et les exigences d’investissement [22] ; de « permettre de jouir » de repos et de loisirs ; de « donner la possibilité » de s’épanouir dans le travail[23] ; de « promouvoir » la participation, l’association, la formation, la négociation, le dialogue[24] ; de « tenir compte » de la destination universelle des biens[25] ; d’« avoir en vue » les besoins des plus pauvres[26] ; de « favoriser » l’accès à la propriété et aux biens[27] ; d’« empêcher » qu’on abuse de la propriété[28] ; etc..
Tous ces verbes d’action supposent comme sujets les responsables économiques et politiques mais ils impliquent en fait tous les hommes, quel que soit leur pouvoir, quelle que soit leur situation dans la société, puisque tous les citoyens doivent « contribuer » au progrès de leur communauté[29]. On peut inclure aussi les responsables « culturels », au sens le plus large du terme, dans la mesure où ce renouvellement de la vie économique et sociale suppose qu’on « dénonce » les erreurs des doctrines libérales et socialistes [30].
Mgr Montini qui deviendra Paul VI est intervenu, nous l’avons vu, de nombreuses fois, sous le pontificat de Pie XII, pour rappeler et préciser, en diverses occasions, la pensée du Pontife régnant. Par ailleurs, Paul VI sera, durant son pontificat, particulièrement sensible à ces « déséquilibres » qui ont été dénoncés par le Concile, en particulier au déséquilibre entre nations « développées » et nations « en voie de développement ». Dans ses interventions papales, nous trouverons donc la confirmation, au niveau planétaire[1], de la nécessité d’une « économie au service de l’homme »[2] et qui donc ne peut être abandonnée à elle-même. En effet, « laissé à son propre jeu, son mécanisme entraîne le monde vers l’aggravation et non l’atténuation de la disparité de niveaux de vie ».[3] « La seule initiative individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement. Il ne faut pas risquer d’accroître encore la richesse des riches et la puissance des forts, en confirmant la misère des pauvres et en ajoutant à la servitude des opprimés. Des programmes sont donc nécessaires pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer »[4], l’action des individus et des corps intermédiaires. Il appartient aux pouvoirs publics de choisir, voire d’imposer les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir, et c’est à eux de stimuler toutes les forces regroupées dans cette action commune. Mais qu’ils aient soin d’associer à cette œuvre les initiatives privées et les corps intermédiaires. Ils éviteront ainsi le péril d’une collectivisation intégrale ou d’une planification arbitraire qui, négatrices de liberté, excluraient l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine. »[5] La philosophie de Paul VI ne présente rien de neuf si ce n’est l’application des principes établis par Léon XIII à l’échelle du monde et l’introduction d’une nuance importante : la possibilité pour les pouvoirs publics d’« imposer » les objectifs à poursuivre, tant est vif l’égoïsme, tant est répandue l’indifférence et tant est grave la situation de certains peuples. La poursuite du bien commun, la défense des droits peut justifier une coercition. La suite du texte de Paul VI met bien en lumière les objectifs : « …tout programme, fait pour augmenter la production n’a en définitive de raison d’être qu’au service de la personne. Il est là pour réduire les inégalités, combattre les discriminations, libérer l’homme de ses servitudes, le rendre capable d’être lui-même l’agent responsable de son mieux-être matériel, de son progrès moral, et de son épanouissement spirituel. Dire : développement, c’est en effet se soucier autant de progrès social que de croissance économique. Il ne suffit pas d’accroître la richesse commune pour qu’elle se répartisse équitablement. Il ne suffit pas de promouvoir la technique pour que la terre soit plus humaine à habiter. » [6]
La responsabilité des pouvoirs publics peut paraître énorme mais leur seule raison d’être est, ne l’oublions pas, le service du bien commun. C’est pourquoi Paul VI n’hésite pas à interpeller les hommes d’État en ces termes : « il vous incombe de mobiliser vos communautés pour une solidarité mondiale plus efficace, et d’abord de leur faire accepter les nécessaires prélèvements sur leur luxe et leurs gaspillages, pour promouvoir le développement et sauver la paix. »[7]
Comme nous l’avons dit à plusieurs reprises, ce long pontificat a été marqué par un profond renouveau de la doctrine sociale de l’Église à une époque importante de l’histoire contemporaine. Après avoir vécu sous la menace du communisme, le monde a assisté à son effondrement et, en même temps, à un regain d’intérêt pour les théories libérales qui apparurent, à certains, comme désormais incontournables.
Dans ce contexte agité, Jean-Paul II va reprendre l’enseignement de ses prédécesseurs et tout spécialement celui de Léon XIII puisque l’encyclique Centesimus annus , comme son nom l’indique, commémore le centième anniversairte de l’encyclique Rerum novarum. Mais, Jean-Paul II, après avoir réaffirmé les principes toujours valables de cette encyclique, va insister sur les notions particulièrement utiles pour les temps présents et à venir, c’est-à-dire sur l’économie de marché et le rôle de l’État.
Sans surprise, nous retrouvons, au cœur de la pensée de Jean-Paul II, le souci du bien commun, de la subsidiarité et de la solidarité.
Tout est dit en une phrase : « l’État a le devoir de veiller au bien commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans exclure celui de l’économie, contribue à le promouvoir, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux. »[1] Tout est dit mais tout mérite d’être réexpliqué pour que l’actualité, les « choses nouvelles » soient justement appréciées. Et commençons par l’idée de « juste autonomie ».
Nous savons que la personne, la famille, la société sont antérieures à l’État. Dans cette mesure, par nature, l’État est un « simple instrument » qui « existe pour protéger leurs droits respectifs sans jamais les opprimer. »[2] Nous savons que la liberté authentique est le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne. Il n’est donc pas étonnant que « la doctrine sociale de l’Église considère la liberté de la personne dans le domaine économique come une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à promouvoir et à protéger. »[3]. Nier, mortifier ou détruire le droit d’initiative économique, c’est nier, mortifier, détruire « la personnalité créative du citoyen »[4] qui, normalement, est à la base d’ »un libre processus d’auto-organisation de la société »[5].
Telle est la racine du principe de subsidiarité, selon lequel, « toutes les sociétés d’ordre supérieur doivent se mettre en attitude d’aide (« subsidium ») - donc de soutien, de promotion, de développement - par rapport aux sociétés d’ordre mineur. (…) A la subsidiarité comprise dans un sens positif, comme aide économique, institutionnelle, législative offerte aux entités sociales plus petites, correspond une série d’implications dans un sens négatif, qui imposent à l’État de s’abstenir de tout ce qui restreindrait, de fait, l’espace vital des cellules mineures et essentielles de la société. Leur initiative, leur liberté et leur responsabilité ne doivent pas être supplantées. »[6]
La dignité de la personne et l’exercice de sa liberté n’excluent pas l’action de l’État mais l’appellent comme une aide, une défense. La dignité et la liberté doivent être protégées et promues. C’est pourquoi Léon XIII avait, dans sa contestation du socialisme, inclut néanmoins une liste de devoirs qui incombaient à l’État, en matière d’emploi, de salaire, de formation, d’horaire, de syndicat[7]. En matière économique, l’Église ne prône ni l’étatisation ni le désintérêt des pouvoirs publics. Et l’on revient à la notion de bien commun.
En effet, « la responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique »[8].
Qui dit « bien commun » dit, évidemment, « bien de tous » et d’abord des plus faibles. C’est d’ailleurs « un principe élémentaire de toute saine organisation politique : dans une société, plus les individus sont vulnérables, plus ils ont besoin de l’intérêt et de l’attention que leur portent les autres, et, en particulier, de l’intervention des pouvoirs publics. »[9] Telle est la racine du principe de solidarité. Subsidiarité et solidarité vont de pair. Ceux qui contestent la liberté d’initiative au nom de l’égalité, d’une certaine idée de l’égalité, se trompent. La liberté ne peut vivre que par la solidarité et n’a de sens que pour la solidarité. Et sans liberté, il est vain de parler de solidarité à moins de tronquer la varie signification du mot.[10]
Et donc l’État, au nom de la liberté et de la dignité de tout homme, remplira ses devoirs de deux manières indissociables, « directement et indirectement » dit Jean-Paul II : « Indirectement et suivant le principe de subsidiarité, en créant les conditions favorables au libre exercice de l’activité économique, qui conduit à une offre abondante de possibilités de travail et de sources de richesse. Directement et suivant le principe de solidarité, en imposant, pour la défense des plus faibles, certaines limites à l’autonomie des parties qui décident des conditions du travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans emploi. »[11]
Ces « choses nouvelles » sont surtout « les événements survenus en 1989 dans les pays de l’Europe centrale et orientale », mais aussi l’écroulement progressif dans plusieurs pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, de « certains régimes de dictature et d’oppression » et la lente progression « vers des formes politiques qui laissent plus de place à la participation et à la justice. » [12]
Dans ces bouleversements, le modèle communiste n’en est plus un et la tentation est forte de croire que désormais il n’y a plus de salut économique et social que dans une forme ou l’autre de libéralisme et plus exactement, dans ce qui constitué, dès les origines, le caractère distinctif du libéralisme : un système défini « comme concurrence illimitée des forces économiques »[13]. Pour Jean-Paul II, « on ne peut accepter l’affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on l’appelle, fait place au seul modèle capitaliste d’organisation économique ».[14] Mais le mot « capitalisme », comme le mot « socialisme », peut recouvrir des significations diverses, c’est pourquoi, le Saint Père s’empresse de préciser en distinguant deux définitions du « capitalisme »:
« Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’« économie d’entreprise », ou d’« économie de marché », ou simplement d’« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[15]
Ce n’est pas l’actualité ni sa récupération, mais le bon sens, l’expérience des peuples et la réflexion philosophique et théologique qui justifient, depuis toujours, la position de l’Église en la matière.
« Il semble, écrit Jean-Paul II, que, à l’intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». En somme, les mécanismes du marché présentent l’avantage fondamental de privilégier la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Mais il ne peut s’agir ici, d’une part, que de « besoins « solvables » parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat » et, d’autre part, de ressources « vendables », « susceptibles d’être payées à un juste prix ».[16] Dans ces conditions, le marché est le meilleur moyen pour favoriser les échanges de produits. Dans ces conditions seulement.
Tout ne peut être laissé au libre jeu du marché : « il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C’est un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité.[17] Ce dû comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d’apporter une contribution active au bien de l’humanité. »[18]
Si un homme meurt de faim, de soif, de froid , de maladie, c’est parce que ses besoins ne sont pas solvables ou que manquent des ressources vendables. Et, pour la plupart des hommes, la connaissance est un besoin insolvable ou une ressource introuvable. Le marché révèle là ses premières limites. L’homme n’est pas une simple marchandise[19], pas plus que sa famille[20] ou son travail, dans son aspect subjectif, non plus[21]. Autour de l’homme, peut-on considérer la nature, premier capital, marquée ou non par la présence de l’homme, comme une simple marchandise ? Nous savons aujourd’hui ce qu’il en coûte et ce qu’il va en coûter d’avoir exploité la terre, d’avoir remodelé les villes et les campagnes au gré des seuls intérêts matériels. En un mot, il y a des biens collectifs et qualitatifs qui ne peuvent, sous peine de graves destructions et mutilations, de dommages corporels, psychologiques et sociaux, être abandonnés aux lois du marché:
« L’État a le devoir d’assurer la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu naturel et le milieu humain[22] dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les seuls mécanismes du marché. Comme, aux temps de l’ancien capitalisme, l’État avait le devoir de défendre les droits fondamentaux du travail, de même, avec le nouveau capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre les biens collectifs qui, entre autres, constituent le cadre à l’intérieur duquel il est possible à chacun d’atteindre légitimement ses fins personnelles.
On retrouve ici une nouvelle limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités humaines importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes les mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d’une autre personne. Toutefois, ils comportent le risque d’une « idolâtrie » du marché[23] qui ignore l’existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises. »[24]
La liberté économique doit donc être balisée, contrôlée, stimulée, par des pouvoirs publics intègres, au nom du bien commun : « L’activité économique, en particulier celle de l’économie de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et politique. Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces.[25] Le devoir essentiel de l’État est cependant d’assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent et produisent puissent jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à l’accomplir avec efficacité et honnêteté. L’un des principaux obstacles au développement et au bon ordre économiques est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de s’enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités illégales ou purement spéculatives. »[26]
Ces pratiques paralysent souvent le développement des pays les moins riches mais elles pourrissent aussi la confiance que les populations des pays développés doivent avoir dans leurs institutions politiques. Il est capital que ceux qui exercent des fonctions publiques soient indépendants des forces économiques et financières et qu’ils aient donc un sens aigu de leurs responsabilités au service des vrais intérêts de l’ensemble des citoyens. C’est un problème majeur que Pie XII avait déjà dénoncé mais qui, malheureusement n’a cessé de se répandre : « Le danger que l’État soit dominé par les forces économiques, au grand détriment du bien général, est exactement aussi grave dans ce cas que dans celui où la conduite de l’État est soumise à la pression du capital ».[27]
Dans ses tâches, l’État n’est heureusement pas toujours seul. Nous l’avons déjà vu précédemment, la société, en vertu du principe de subsidiarité, aussi a son rôle à jouer : « L’État a par ailleurs le devoir de surveiller et de conduire l’application des droits humains dans le secteur économique ; dans ce domaine, toutefois, la première responsabilité ne revient pas à l’État mais aux individus et aux différents groupes ou associations qui composent la société. L’État ne pourrait pas assurer directement l’exercice du droit au travail de tous les citoyens sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles. Cependant, cela ne veut pas dire qu’il n’ait aucune compétence dans ce secteur, comme l’ont affirmé ceux qui prônent l’absence totale de règles dans le domaine économique. Au contraire, l’État a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. »[28]
Il est même des cas où les pouvoirs publics sont tenus d’intervenir directement : « L’État a aussi le droit d’intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d’harmonisation et d’orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. Ces interventions de suppléance, que justifie l’urgence d’agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à l’excès le cadre de l’action de l’État, en portant atteinte à la liberté économique ou civile. »[29]
Tenant fermement à la liberté personnelle et à l’autorité de l’État qui la protège et la mesure à l’aune du bien commun, conjuguant les principes de subsidiarité et de solidarité, l’enseignement social de l’Église échappe aux dérives possibles de certaines théologies de la libération qui au nom de la solidarité sacrifient la liberté et réhabilitent telle ou telle forme de socialisme. Ainsi, la lecture de Marx[30], d’une part, et, d’autre part, la manipulation du langage religieux chez les capitalistes néo-conservateurs américains ont persuadé un des pionniers de la théologie de la libération, Hugo Assmann[31], que l’économie repose sur des présupposés religieux. Il est vrai qu’une religion fétichiste se profile derrière l’économisme qui fait confiance à la « main invisible », qui réduit l’amour du prochain à la recherche de l’intérêt privé[32], qui considère que la pauvreté dans la condition humaine est une vertu et qui, dans son langage sentencieux, donne congé à l’éthique, aux philosophies et aux théologies. Cette religion est en réalité une idolâtrie qui a substitué à l’amour de Dieu et du prochain, un faux dieu nommé Marché, oppressif et impitoyable, et ses acolytes : Argent, Profit, Enrichissement, Capital, Bourgeoisie…
Face à cette idolâtrie, « la question de l’État, c’est-à-dire de la matérialisation institutionnelle du pouvoir de commandement sur la société dans son ensemble, est absolument centrale lorsqu’on discute de l’articulation des critères économiques. »[33] Mais de quel État s’agit-il ? Il faut, nous dit l’auteur, « passer par le niveau de la lutte politique, et non simplement économique, par une transformation globale de la société ».[34]
Hinkelammert précise que la théologie de la libération doit rester critique vis-à-vis de la société capitaliste comme de la société socialiste au nom d’un « critère de discernement » simple : « qu’il soit loisible à l’homme de vivre autant qu’il le peut et qu’il ne se puisse jamais, au nom de la vie des uns, sacrifier la vie des autres ». Mais « à coup sûr, la société capitaliste est hors d’état de satisfaire à un tel critère, et c’est pour cette raison que l’anticipation de la nouvelle terre, telle qu’elle se fait dans la théologie de la libération, débouche sur l’option socialiste. » L’auteur, insistant la faculté critique de sa théologie, en toute circonstance, ajoute encore: « vu l’impossibilité de fait de l’option socialiste, cette disposition critique est inséparable d’une collaboration de base à la construction d’une société socialiste. »[35] Dans un autre essai, il écrira : « La théologie de la libération, quand elle met en avant le Dieu de la vie, prend parti contre le marché et se rapproche des projets économico-sociaux tels qu’il en est fait état, et tels qu’ils sont réalisés, par les mouvements socialistes d’aujourd’hui. »
Concrètement mais sans trop de précisions, Hinkelammert préconisera une « planification globale ».[36] On sait que le plan est essentiel à la pensée marxiste. On sait aussi que Pie XI refusait d’« abandonner » la vie économique à elle-même, qu’il voulait la placer « sous la loi d’un principe directeur juste et efficace » qui ne s’identifie pas purement et simplement à l’État mais à « un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique ». L’État devant toutefois « diriger, surveiller, stimuler, contenir ».[37] Le verbe « diriger » étant ambigu, Jean XXIII dira « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer ». L’idée de plan n’est donc pas tout à fait étrangère à l’Église[38] « mais il va sans dire que le plan, pour autant que l’Église en accepte la notion ne peut être qu’une subordination et une intégration respectant la caractère privé des démarches de production et de consommation, et n’intervenant que partiellement et dans la limite des nécessités de la justice sociale et du bien commun économique ».[39]
A quel « socialisme », à quelle « planification » avons-nous affaire dans cette théologie de la libération ? Il est difficile de le dire clairement.
Toujours est-il que Hinkelammert semble prendre distance par rapport à la conception défendue par l’Église. Il oppose, en effet, sa théologie de la libération, définie comme une théologie du « Dieu de la vie », un Dieu qui se préoccupe donc du corps, à la théologie conservatrice, théologie du « Dieu de la vraie vie de l’âme », un Dieu donc qui ne se préoccupe pas des questions économiques et sociales. La théologie conservatrice, en effet, est une théologie de l’âme séparée du corps, de l’âme qui « ne cherche plus à vivre que de la mort du corps. » Une théologie « anticorporelle » qui isole les individus puisqu’ils n’ont plus de corps et qui cultive une « mystique de la douleur » et du sacrifice. La théologie de la libération, elle, prend en charge la douleur concrète des hommes et est radicalement « antisacrificielle ». Or, la « doctrine sociale classique de l’Église catholique » et il cite Rerum Novarum et Quadragesimo anno, est rangée dans cette théologie conservatrice.[40]
Avec une telle position, l’auteur manifeste sa méconnaissance de la doctrine sociale de l’Église. Par ailleurs, comme le soulignent les préfaciers[41], la dénonciation du marché repose sur « une vision uniformisante et assez idéologique du tiers-monde » alors qu’il y a, nous le verrons, « des tiers-mondes, et à l’intérieur des différents tiers-mondes des dynamiques d’expansion et de récession ». Voir le système du marché, systématiquement, comme une idole, c’est le « diaboliser » sans « tenir compte des configurations fort diverses de réalisation des économies concrètes où intervient toujours, sans doute de façon diversifiée mais souvent importante, l’État. »[42] De même, la pauvreté et la souffrance des hommes, auxquelles les auteurs sont, à juste titre, prioritairement sensibles, n’ont pas une seule cause, le marché. L’analyse du tragique de la condition humaine implique bien d’autres paramètres et échappe pour une part non-négligeable à la réflexion. Il serait, dans la même perspective, important de dire qui sont les pauvres dont la « force historique » est sans cesse sollicitée.
Dans la pensée de l’Église, les diverses pauvretés dues au chômage, au manque de formation ou de responsabilité, doivent être la préoccupation première de l’État et de la société, sans dirigisme, démagogie ou paternalisme : « L’État peut inciter les citoyens et les entreprises à promouvoir le bien commun en mettant en œuvre une politique économique qui favorise la participation de tous ses citoyens aux activités de production. Le respect du principe de subsidiarité doit pousser les autorités publiques à rechercher des conditions favorables au développement des capacités individuelles d’initiative, de l’autonomie et de la responsabilité personnelles des citoyens, en s’abstenant de toute intervention qui puisse constituer un conditionnement indu des forces des entreprises.
En vue du bien commun, il faut toujours poursuivre avec une détermination constante l’objectif d’un juste équilibre entre liberté privée et action publique, conçue à la fois comme intervention directe dans l’économie et comme activité de soutien au développement économique. En tout cas, l’intervention publique devra s’en tenir à des critères d’équité, de rationalité et d’efficacité, et ne pas se substituer à l’action des individus, ce qui serait contraire à leur droit à la liberté d’initiative économique. Dans ce cas, l’État devient délétère pour la société : une intervention directe trop envahissante finit par déresponsabiliser les citoyens et produit une croissance excessive d’organismes publics davantage guidés par des logiques bureaucratiques que par la volonté de satisfaire les besoins des personnes ».[43]
Il est un autre problème que Jean-Paul II, en 1991, aborde : celui de l’État-providence. Problème aussi très délicat car, d’une part, depuis Pie XII, dénonce, dès la fin de la guerre, la tendance à accorder à l’État de plus en plus de responsabilités, au risque d’en faire un « léviathan » mais, en même temps, le développement de la sécurité sociale, qui n’est certainement pas un mal en soi, en a fait souvent un « doux léviathan », dirais-je, confortable et séduisant.[44]
Il n’est pas inutile de décrire brièvement la naissance de cet État-providence ni d’évoquer les raisons de sa mise en question à l’heure actuelle.
A l’origine, est le droit social, « né de ce qu’on appelle la question sociale, l’exploitation scandaleuse d’une main-d’œuvre bridée, il s’est façonné à partir des revendications du mouvement ouvrier, des inégalités de traitement entre le patronat et le prolétariat : inégalité dans la représentation dans les juridictions, pénalités différenciées entre patron et ouvrier en cas de grève ou de lock out, foi absolue en la parole du patron qui ne devait guère prouver. Il fallut des émeutes, des grèves violentes pour que, à la fin du XIXe siècle, les politiques se mettent à bouger et à admettre que le recours au droit civil ne pouvait régler ces injustices. Il fallait un autre droit, davantage collé aux réalités sociales et économiques. Progressivement, dans un rapport de forces toujours tendu, s’opéra l’accouchement, douloureux, de ce droit différent. Il traduisait des valeurs nouvelles ainsi qu’une transformation du rôle de l’État : plus interventionniste, plus dispensateur d’égalité, plus soucieux d’une justice distributive. Ce nouveau paradigme conduira à la mise en place de l’État Providence, lequel aujourd’hui subit les assauts de la mondialisation libérale. »[45]
Cette dernière réflexion doit être complétée car, s’il est vrai que la « mondialisation libérale » s’accompagne la plupart du temps d’une mise en question de l’État-providence, force est de constater que le système que recouvre l’étiquette État-providence suscite des difficultés telles que les sociaux-démocrates eux-mêmes ont entrepris ou proposé des réformes.: « Il est frappant en effet de constater que le capitalisme a surmonté la crise sociale en se transformant. Lois sociales, reconnaissance des syndicats, mises en place de structure de discussion, sécurité sociale, redistribution des revenus, accroissement du rôle économique de l’État, (…) développement de l’État-providence, tout cela s’est fait en élargissant le domaine de la justice distributive, mise en question aujourd’hui par les erreurs de politique économique qui ont entraîné ou favorisé la crise.
Sans même décrire ici les conséquences de l’État-providence sur les comportements et les attitudes des individus (perte du sens de l’épargne individuelle, recul du sens des responsabilités, mentalité d’assistés sociaux, conflits corporatistes), il faut bien reconnaître fondées les critiques que les analystes économiques portent sur les dysfonctions et le fonctionnement bloqué du régime actuel : on a atteint une limite qui semble insurmontable. »[46]
En effet, plusieurs facteurs menacent aujourd’hui les États sociaux d’asphyxie[47] dans la mesure où le nombre d’allocataires (chômeurs indemnisés, minimexés, invalides, retraités) a considérablement augmenté alors que le taux d’emploi restait plus ou moins stable ou ne se développait pas dans la même proportion. En Belgique, par exemple, il y avait, en 1970, deux actifs pour un allocataire ; 30 ans plus tard, on comptait un actif pour un allocataire[48].
Comment en est-on arrivé là ?
Le vieillissement de la population réclame plus de moyens pour les pensions et l’assurance maladie. L’irruption des femmes sur le marché du travail rend le plein emploi beaucoup plus difficile à réaliser. Dans le même temps, le marché du travail ne s’est pas toujours élargi mais il s’est modifié : l’économie industrielle a, de plus en plus, fait place à une économie de services et ce glissement a révélé « une inadéquation entre les qualifications demandées et existantes »[49]. Tous les moyens mis en œuvre pour faire face à ces phénomènes : retraites anticipées, allocations de chômage, interruptions de carrière, etc., ont un coût. Ajoutons encore les restructurations, les délocalisations, les licenciements pour manque de rentabilité, etc., qui gonflent le nombre d’allocataires et l’on comprendra aisément dans quelle situation dramatiques se trouvent certains états sociaux.[50]
Est née alors, dans les dernières années du XXe siècle, l’idée d’un État social actif qui devrait remplacer l’État social passif qu’est l’État-providence classique.
Si ce nouveau concept a séduit des esprits libéraux, il n’est certainement pas étranger à la social-démocratie[51]. En Belgique, un des plus chauds partisans de cet État social actif fut le socialiste Frank Vandenbroucke. En Angleterre, c’est le travailliste Tony Blair qui remet en cause le droit social traditionnel. On peut ajouter aussi le nom du socialiste allemand Gehrard Schröder avec son plan de réforme appelé « Agenda 2010 »[52]. C’‘est l’ensemble des pays européens qui sont invités à repenser leur politique sociale.
qu’est-ce l’État social actif ?[53]
L’État social actif se présente « comme une réponse rationnelle aux défis socio-économiques auxquels les états sociaux sont de plus en plus confrontés ». Cet État social actif « vise à une société de personnes actives » tout en préservant « une protection sociale adéquate ».
En fait, « il ne s’agit plus seulement d’assurer des revenus[54], mais aussi d’augmenter les possibilités de participation sociale, de façon à accroître le nombre des personnes actives dans la société ». A cette fin, l’État doit mettre l’accent sur la prévention des risques et sur la surveillance pour « supprimer dans les meilleurs délais la dépendance de soins ». Il doit investir dans la formation et l’enseignement, agir de manière ciblée, « sur mesure » pour revaloriser « ceux qui possèdent la meilleure connaissance du terrain. » En fait, l’État social actif « ne dirige pas mais il délègue » afin de « responsabiliser tous les organismes de sécurité sociale » qui recevront « davantage d’autonomie administrative pourvu qu’ils s’engagent vis-à-vis de l’autorité à obtenir des résultats ».d’une manière générale, il faut tendre à plus de participation active pour lutter contre la pauvreté et mieux répartir les revenus. Comme la participation au marché du travail ne garantit pas automatiquement moins de pauvreté[55], il faut penser à une participation sociale au sens large plutôt qu’à la participation au marché du travail formel.[56]
La participation est liée à une autre notion : la notion de responsabilité. Notion souvent mal perçue, nous le verrons parce qu’elle semble véhiculer une présomption de faute chez les allocataires. Or, l’accent mis sur la responsabilité personnelle est surtout l’effet « des nouveaux risques (manque de qualifications, isolement, …) et (du) lien créé à tort ou à raison entre ces risques et le comportement personnel. »[57] Les personnes ne sont évidemment pas responsables d’un handicap de naissance, qu’il soit physique ou intellectuel, d’une catastrophe naturelle. Elles ne sont pas responsables non plus des dons ou talents innés ou acquis dans la petite enfance « mais bien de l’usage qu’elles font de ces talents ».
La responsabilisation personnelle garantit « une véritable égalité des chances ». de tous les acteurs. Il n’y a donc pas d’égalité sans responsabilité, responsabilité de tous, chômeurs, malades, personnes âgées, employeurs, syndicats, etc.. Il n’y a pas d’égalité sans responsabilité ni, bien sûr, sans solidarité[58] : il faut « oser envisager « non seulement la rhétorique commode au sujet des responsabilités morales des pauvres et des faibles, mais aussi une rhétorique plus malaisée concernant les obligations sociales des riches et des puissants ». »[59] L’État social actif « implique que les acteurs sociaux assument leurs responsabilités. Il suppose tout autant que les pouvoirs publics reconnaissent ces responsabilités et cette compétence de terrain. »[60]
Bien conscient que certaines personnes sont tout à fait responsables de la situation dramatique dans laquelle elles se retrouvent, l’auteur tient à ajouter à sa description de l’État social actif, la notion de « compassion » qui, peut-être « n’a pas sa place dans le domaine rigoureux de la justice mais qui le complète ».
Reste la difficile mise en œuvre de ces principes. Mais, quelles que soient les formules pratiques retenues, la philosophie développée révèle une plus grande attention à la personne et plus de subsidiarité liée à la solidarité puisque tous les acteurs sont mobilisés et qu’au niveau des pouvoirs publics, l’État n’est plus le seul grand dispensateur de la protection et de l’aide puisque la politique sociale relève aussi des villes et des régions.[61]
L’État social actif est loin de faire l’unanimité. Dans ses différentes variantes sous d’autres appellations, il est critiqué dans les milieux ultra-libéraux évidemment[62] mais aussi au sein d’organisations de travailleurs. Ainsi le Mouvement ouvrier chrétien et la revue Démocratie se montrent-ils plus que réticents défendant l’idée que les deux piliers de la vraie politique sociale sont d’une part « la réduction des inégalité de revenus et une extension/amélioration des services publics » : « C’est moins les chômeurs qu’il faut activer que la capacité régulatrice de l’État. Rompre avec le néolibéralisme suppose de réinventer une politique macroéconomique de plein emploi adaptée au contexte actuel. »[63] Franck Vandenbroucke, quant à lui, est accusé de reproduire « les poncifs les plus archaïques du discours libéral ».[64]
Une observatrice universitaire porte un jugement plus nuancé. Après avoir rappelé que, jusqu’au choc pétrolier de 1980, « la question centrale de l’État social était de définir les risques à couvrir et de chercher ensuite les moyens de les financer afin d’assurer les citoyens contre leur survenance », elle remarque que, « par la suite, la démarche s’est petit à petit inversée : des enveloppes budgétaires fermées ont été préalablement fixées et l’on a examiné ensuite contre quels aléas cela permettrait encore de protéger la population. » Dès lors, on a mis « de plus en plus l’accent sur la responsabilité individuelle des travailleurs, qui sont priés de gérer au mieux - c’est-à-dire au moins cher - leur carrière. » « Le langage en arrière-plan témoigne du changement de mentalité. On ne parle plus de solidarité mais de responsabilité », note-t-elle, simplifiant un peu le discours des « partis de gauche ». Elle relève tout de même que « l’État social actif prétend préserver certains acquis. Reste que les conditions d’ensemble se détériorent. On voit ainsi, continue-t-elle, se multiplier les emplois aux statuts précaires comme pour les contrats ALE[65] qui ne bénéficient pas des garanties individuelles et collectives du droit du travail. De même, on voit se généraliser des pratiques contraignantes comme quand les subventions des CPAS sont calculées en fonction du nombre de personnes mises au travail. (…) Les gens sont désormais obligés de se former, même si c’est dans une voie qui ne leur plaît pas du tout. » En conclusion : « Parler de crise de l’État providence n’est donc pas exagéré. »[66]
Que penser de tout cela ? L’Église, sous Jean-Paul II, a-t-elle un discours sur ces questions, qui pourrait nous éclairer ?
Nous savons déjà que Pie XII a eu l’occasion, au lendemain de la guerre, lors de l’expansion des systèmes de sécurité sociale, de prendre position. Distinguant une sécurité sociale qui fonctionnerait « grâce« à la société et une autre qui se construirait « dans » et « avec » la société, Pie XII a voulu surtout mettre en garde contre une sécurité qui serait le monopole de l’État alors que la vraie sécurité doit naître d’abord d’un salaire suffisant, de la possibilité d’accéder à l’épargne et à la propriété, être assurée ensuite par les communautés et les organisations professionnelles, l’État intervenant pour suppléer aux carences de tous les échelons précédents.
Jean-Paul II va décrire comment s’est constitué, à partir du souci de sécurité, l’État-providence, ses intentions, ses faiblesses, ses erreurs et ses limites : « On a assisté, récemment, à un important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à constituer, en quelque sorte, un État de type nouveau, l’« État du bien-être ». Ces développements ont eu lieu dans certains États pour mieux répondre à beaucoup de besoins, en remédiant à des formes de pauvreté et de privation indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques sévères de l’État du bien-être, que l’on a appelé l’« État de l’assistance ». Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d’une conception inappropriée des devoirs spécifiques de l’État. Dans ce cadre, il convient de respecter également le principe de subsidiarité : une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun.
En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent s’en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d’y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas seulement d’ordre matériel mais qui sache percevoir la requête humaine plus profonde. Que l’on pense aussi aux conditions que connaissent les réfugiés, les immigrés, les personnes âgées ou malades, et aux diverses conditions qui requièrent une assistance comme dans le cas des toxicomanes, toutes personnes qui ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. »[67]
Il est clair, à travers ce texte, qu’on ne peut charger, sans dommages, l’État de toute la sécurité sociale. En lui accordant le monopole de la solidarité, on gonfle et paralyse finalement ses fonctions essentielles[68] ; on dépouille les personnes et les corps intermédiaires des leurs et l’on perd de vue qu’il y a des pauvretés qui ne peuvent se satisfaire des aides matérielles.
En pâtissent le principe de subsidiarité mais aussi « le principe d’économicité »[69] qui veut que l’État, comme tous les corps sociaux, emploie les biens de manière rationnelle, à bon escient et sans gaspillage.
L’État-providence ne s’épanouit qu’en appauvrissant les corps intermédiaires alors qu’ils sont les vrais organes dynamiques et protecteurs d’une société : « Le système économique et social doit être caractérisé par la présence simultanée de l’action publique et de l’action privée, y compris l’action privée sans finalités lucratives. Se configure ainsi une pluralité de centres décisionnels et de logiques d’action. Il existe certaines catégories de biens, collectifs et d’usage commun, dont l’utilisation ne peut dépendre des mécanismes du marché et ne relève pas non plus de la compétence exclusive de l’État. Le devoir de l’État en rapport à ces biens, est plutôt de mettre en valeur toutes les initiatives sociales et économiques qui ont des effets publics et sont promues par les structures intermédiaires. La société civile, organisée à travers ses corps intermédiaires, est capable de contribuer à la poursuite du bien commun en se situant dans un rapport de collaboration et de complémentarité efficace vis-à-vis de l’État et du marché, favorisant ainsi le développement d’une démocratie économique opportune. Dans un tel contexte, l’intervention de l’État doit être caractérisée par l’exercice d’une véritable solidarité qui, en tant que telle, ne doit jamais être séparée de la subsidiarité. »[70]
Dans des sociétés moins développées existent « des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. (…) Il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services ».
Dans les sociétés développées : « un réseau d’institutions sociales, d’assurance et de sécurité, peut réaliser en partie la destination commune des biens. Il importe de poursuivre le développement des services familiaux et sociaux, principalement de ceux qui contribuent à la culture et à l’éducation. Mais dans l’aménagement de toutes ces institutions, il faut veiller à ce que le citoyen ne soit pas conduit à adopter vis-à-vis de la société une attitude de passivité, d’irresponsabilité ou de refus de service. »[71]
La famille doit conserver toutes ses capacités protectrices : « La solidité du noyau familial est une ressource déterminante pour la qualité de la vie sociale en commun… communauté d’amour et de solidarité… »[72]
L’accès à la terre et à la propriété privée ou communautaire restent, malgré les nouvelles formes de protection, des moyens de se garantir contre les aléas de l’existence : « Si, dans le processus économique et social, des formes de propriété inconnues par le passé acquièrent une importance notoire, il ne faut pas oublier pour autant les formes traditionnelles de propriété. La propriété individuelle n’est pas la seule forme légitime de possession. L’ancienne forme de propriété communautaire revêt également une importance particulière ; bien que présente aussi dans les pays économiquement avancés, elle caractérise particulièrement la structure sociale de nombreux peuples indigènes. C’est une forme de propriété qui a une incidence si profonde sur la vie économique, culturelle et politique de ces peuples qu’elle constitue un élément fondamental de leur survie et de leur bien-être. » Mais ce type de propriété est amené à évoluer.
« La distribution équitable de la terre demeure toujours cruciale, en particulier dans les pays en voie de développement ou qui sont sortis des systèmes collectivistes ou de colonisation. Dans les zones rurales, la possibilité d’accéder à la terre grâce aux opportunités offertes par les marchés du travail et du crédit est une condition nécessaire pour l’accès aux autres biens et services ; non seulement elle constitue une voie efficace pour la sauvegarde de l’environnement, mais cette possibilité représente un système de sécurité sociale réalisable aussi dans les pays disposant d’une structure administrative faible. »[73] En conclusion, « Une série d’avantages objectifs dérive de la propriété pour le sujet propriétaire, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une communauté : conditions de vie meilleure, sécurité pour l’avenir, plus vastes opportunités de choix. »[74]
Quant aux systèmes de sécurité sociale mis en place par l’État-providence, il faut, vu les circonstances et leur aboutissement, les renouveler : « En poursuivant « de nouvelles formes de solidarité »[75], les associations de travailleurs doivent s’orienter vers l’assomption de plus grandes responsabilités, non seulement dans le cadre des mécanismes traditionnels de la redistribution, mais aussi à l’égard de la production de la richesse et de la création de conditions sociales, politiques et culturelles qui permettent à tous ceux qui peuvent et désirent travailler d’exercer leur droit au travail, dans le plein respect de leur dignité de travailleurs. Le dépassement graduel du modèle d’organisation basé sur le travail salarié dans la grande entreprise rend opportune en outre la mise à jour des normes et des systèmes de sécurité sociale qui ont servi à protéger les travailleurs jusqu’à présent , tout en préservant leurs droits fondamentaux. »[76]
Les systèmes actuels de sécurité sociale sont inadaptés : « la transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un parcours de travail caractérisé par une pluralité d’activités ; d’un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d’interrogations préoccupantes, spécialement face à l’incertitude croissante quant aux perspectives d’emplois, aux phénomènes persistants du chômage structurel, à l’inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. Les exigences de la concurrence, de l’innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisés avec la défense du travailleur et de ses droits. »[77]
Sécurité sociale, certes, assistance, certes, par solidarité mais dans le respect de la subsidiarité, sans céder à ce que le Compendium de la doctrine sociale de l’Église appelle « assistantialisme »[78] et à l’étatisme.
Les différentes tâches qui attendent l’État en matière économique et sociale, ont bien sûr un coût qui s’ajoute à toutes les dépenses nécessaires au fonctionnement des services publics, à l’ordre public, à la sécurité intérieure et extérieure, etc..
L’impôt est, de soi, dans cette perspective, tout à fait légitime.
Cet avis s’enracine dans « la diatribe sur l’impôt à payer à César »[1]: « le pouvoir temporel a droit à ce qui lui est dû : Jésus ne considère pas l’impôt à César comme injuste. »[2] De même, Paul « insiste sur le devoir civique de payer les impôts : « Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur, l’honneur »[3]. Toutefois Paul n’entend pas par là « légitimer tout pouvoir mais plutôt aider les chrétiens à « avoir à coeur ce qui est bien devant tous les hommes »[4], même dans les rapports avec l’autorité, dans la mesure où celle-ci est au service de Dieu pour le bien de la personne[5] et « pour faire justice et châtier qui fait le mal »[6] ».[7]
Saint Thomas, éclairé par la parole du Christ, »Rendez à César… », déclare : « Il arrive que les revenus du prince soient insuffisants pour protéger ses États et assurer ce que l’on attend raisonnablement de lui. En pareil cas, il est juste que les sujets contribuent à procurer l’utilité commune. De là vient que dans quelques États, en raison d’anciennes coutumes, certaines taxes sont imposées aux sujets, qui ne sont pas excessives et qui peuvent être perçues sans péché. En sorte qu’un prince, qui est établi pour l’utilité commune, peut vivre des choses communes, et gérer les affaires communes par des revenus afférents, ou si ces derniers manquent ou s’avèrent insuffisants, par ceux qui sont collectés auprès de tous. La même raison s’applique aux cas extraordinaires, lorsqu’il faut engager de grandes dépenses pour l’utilité commune ou le maintien de la dignité du statut princier, à quoi ne suffisent pas ses revenus propres ou les impôts courants, par exemple en cas d’invasion ou toute autre circonstance semblable. Les princes peuvent alors licitement exiger de leurs sujets, pour l’utilité commune, d’autres impôts en sus des impôts courants. Mais ce ne serait pas du tout licite si ces nouveaux impôts étaient institués pour satisfaire leur seule passion ou pour des dépenses désordonnées et excessives. »[8]
Dans l’enseignement moderne de l’Église, le sujet de l’impôt et des finances publiques n’a pas donné lieu à de nombreuses prises de position. Mais nous savons déjà que le problème de l’impôt est lié au problème de la propriété privée : « L’État doit tendre, selon les normes de la justice distributive, à une répartition équitable du revenu national entre tous les membres et entre toutes les classes de la nation ; il a le devoir d’empêcher une concentration excessive de la propriété par des impôts directs ou indirects, éventuellement même par des mesures d’expropriation, celles-ci étant subordonnées à une indemnité convenable. »[9]
d’une part, l’impôt est lié. Toutefois, dans les documents qui en parlent, la leçon est toujours, en bref, la même : modération.
Pour Léon XIII, « ...ce qui fait une nation prospère » entre autres: « un taux modéré et une répartition équitable des impôts » [10] ; « Il ne faut pas que la propriété privée soit épuisée par un excès de charges et d’impôts. »[11]
De même, Pie XII déclarera qu’« Il serait contre nature de se vanter comme d’un progrès d’un développement de la société qui, ou par l’excès des charges, ou par celui des ingérences immédiates, rendrait la propriété privée vide de sens, enlevant pratiquement à la famille et à son chef la liberté de poursuivre la fin assignée par Dieu au perfectionnement de la vie familiale »[12].
Ce Souverain Pontife reviendra plus longuement sur cette question devant un parterre de spécialistes, car c’est un problème important[13]. En effet, les questions des finances publiques « occupent le centre des luttes politiques et sont souvent devenues le point névralgique des discussions les plus passionnées, non sans péril d’ailleurs pour l’équilibre de la structure interne de l’État. » d’autre part ces problèmes complexes sont souvent discutés par des personnes incompétentes. Enfin, après la guerre on a vu l’État prendre une place de plus en plus grande dans la vie de la société. La tendance à l’étatisation a entraîné des charges et des dépenses supplémentaires de la part des pouvoirs publics : « Les besoins financiers de chacune des nations, grandes ou petites, se sont formidablement accrus. La faute n’en est pas aux seules complications ou tensions internationales ; elle est due aussi, et plus encore peut-être, à l’extension démesurée de l’activité de l’État, activité qui, dictée trop souvent par des idéologies fausses ou malsaines, fait de la politique financière, et tout particulièrement de la politique fiscale, un instrument au service de préoccupations d’un ordre différent. »
Dans ces matières très délicates, il est indispensable de construire une politique fiscale autour « de principes fondamentaux clairs, simples, solides », faute de quoi « la science et l’art des finances publiques »[14] sont réduits « au rôle d’une technique et d’une manipulation purement formelles. » Cette dégradation a des conséquences fâcheuses « sur la mentalité des individus ». Non seulement il comprend de moins en moins les affaires financières de l’État mais, même dans les meilleures circonstances, « il soupçonne toujours quelque menée mystérieuse, quelque arrière-pensée malveillante, dont il doit prudemment se défier et se garder ». Pie XII voit là « la cause profonde de la déchéance de la conscience morale du peuple - du peuple à tous les échelons - en matière de bien public, en matière fiscale principalement ».
Les pouvoirs publics doivent donc s’abstenir « de ces mesures, qui, en dépit de leur virtuosité technique, heurtent et blessent dans le peuple le sens du juste et de l’injuste, ou qui relèguent à l’arrière-plan sa force vitale, sa légitime ambition de recueillir le fruit de son travail, son souci de la sécurité familiale, toutes considérations qui méritent d’occuper dans l’esprit du législateur la première place, non la dernière. »
Ceci dit, Pie XII va définir la fonction essentielle des finances publiques : « Le système financier de l4etat doit viser à réorganiser la situation économique de manière à assurer au peuple les conditions matérielles de vie indispensables à poursuivre la fin suprême assignée par le Créateur : le développement de sa vie intellectuelle, spirituelle et religieuse. » Ceci demande de la part des responsables: « désintéressement » et le souci du « vrai bien du peuple ».
Rassemblant l’essentiel des brefs passages des messages pontificaux consacrés à l’impôt et aux finances publiques, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église confirme[15] : « Les recettes fiscales et la dépense publique revêtent une importance économique cruciale pour chaque communauté civile et politique: l’objectif vers lequel il faut tendre consiste en des finances publiques capables de se proposer comme instrument de développement et de solidarité. Des finances publiques équitables et efficaces produisent des effets vertueux sur l’économie, car elles parviennent à favoriser la croissance de l’emploi, à soutenir les activités des entreprises et les initiatives sans but lucratif, et contribuent à accroître la crédibilité de l’État comme garant des systèmes de prévoyance et de protection sociales, destinés en particulier à protéger les plus faibles.
Les finances publiques s’orientent vers le bien commun quand elles s’en tiennent à quelques principes fondamentaux : paiement des impôts comme spécification du devoir de solidarité[16] ; rationalité et équité dans l’imposition des contributions ; rigueur et intégrité dans l’administration et dans la destination des ressources publiques. Dans la distribution des ressources, les finances publiques doivent suivre les principes de la solidarité, de l’égalité, de la mise en valeur des talents, et accorder une grande attention au soutien des familles, en destinant à cette fin une quantité appropriée de ressources. »
Dans une « société toujours plus globalisée »[1], face à « l’explosion de l’interdépendance planétaire »[2], Benoît XVI ne peut que constater que « le nouveau contexte commercial et financier international marqué par une mobilité croissante des capitaux financiers et des moyens de productions matériels et immatériels, a modifié le pouvoir politique des États. »[3] Les systèmes de protection et de prévoyance existants sont menacés. les délocalisations, les formes nouvelles de compétition, la diversité fiscale, la dérégulation du monde du travail, le chômage, l’éclectisme cultuel et le nivellement culturel, la faim, la mentalité et les pratiques antinatalistes, la négation du droit à la liberté religieuse, le sur-développement et le sous-développement, le morcellement du savoir et le rationalisme déstabilisent le pouvoir politique de l’État, disloquent les sociétés et rendent le monde chaotique.[4] Des solutions neuves sont nécessaires pour restaurer plus de justice et de fraternité certes mais vu l’ampleur des problèmes, nous l’avons vu, Benoît XVI appelle de ses vœux une nouvelle vison économique qui s’articule sur le don et la gratuité. Dans cette optique, l’autorité politique ne peut être négligée : elle a un rôle important à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine. De même qu’on entend cultiver un entreprenariat différencié sur le plan mondial, ainsi doit-on promouvoir une autorité politique répartie et active sur plusieurs plans. L’économie intégrée de notre époque n’élimine pas le rôle des États, elle engage plutôt les gouvernements à une plus forte collaboration réciproque. la sagesse et la prudence nous suggèrent de ne pas proclamer trop hâtivement la fin de l’État. Lié à la solution de la crise actuelle, son rôle semble destiné à croître, tandis qu’il récupère nombre de ses compétences. »[5] Nous verrons à ce point de vue, en abordant la question du développement des peuples, la nécessité, au-delà de l’État, de l’établissement d’une véritable « Autorité politique mondiale »[6] que souhaitait déjà Jean XXIII[7].
Si Benoît XVI était particulièrement sensible à la crise financière et économique, et que François, lui, s’intéresse à la crise environnementale, ils sont tous les deux d’accord pour plaider en faveur d’une restauration de l’État et de la nécessité d’un consensus mondial, les deux crises étant d’ailleurs liées comme atteinte au bien commun.
François rappelle que « face à la possibilité d’une utilisation irresponsable des capacités humaines, planifier, coordonner, veiller et sanctionner sont des fonctions impératives de chaque État. » Mais le « cadre politique et institutionnel n’est pas là seulement pour éviter les mauvaises pratiques, mais aussi pour encourager les bonnes pratiques, pour stimuler la créativité qui cherche de nouvelles voies, pour faciliter les initiatives personnelles et collectives. »[1] « La politique, explique le pape, ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie. Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. »[2]
Le philosophe peut nous aider à comprendre le rôle nécessaire de l’autorité publique en matière sociale et économique. P. Ricoeur, dans une réflexion sur le concept de « juste »[1] insiste sur la « juste distance entre les antagonistes des partages, des échanges et des rétributions que notre indignation dénonce comme injustes. » La justice a, précisément, pour but de mettre à distance les protagonistes : « Juste distance, médiation d’un tiers, impartialité s’énoncent comme les grands synonymes du sens de la justice (…) ». La « juste distance » implique la médiation d’un tiers et son impartialité pour éviter la guerre et garantir la paix. Or l’économie est aujourd’hui de plus en plus considérée comme un champ de bataille : conquérir des marchés, établir des stratégies, vaincre le concurrent, gagner, emporter, se battre pour un emploi sont des expressions courantes. Plus que jamais donc, dans les guerres économiques et les luttes sociales qu’elles engendrent, il est nécessaire qu’un tiers impartial mette à distance les rivaux. En l’occurrence, il ne peut s’agir que de la puissance publique incorruptible qui agit au nom de la justice sociale, qui établit des règles, qui protège le faible.
Tout esprit de bon sens peut souscrire à cette analyse. Et même dans la patrie du libéralisme dur et pur, aux États-Unis, il ne manque pas d’esprits éclairés pour demander à l’État d’équilibrer la force du marché. Ainsi Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton[2], vice-président de la banque nationale et prix Nobel d’économie, a-t-il fait sensation en publiant coup sur coup deux critiques très fortes du libéralisme, d’autant plus fortes qu’elles n’étaient pas purement intellectuelles mais reposaient aussi sur son expérience aux plus hauts niveaux des rouages de l’économie politique[3]. Il montre les désordres et les dégâts qu’un marché sans régulation, sans direction et sans contrôle, a pu entraîner aux États-Unis et dans le monde[4]. Il s’emploie donc à combattre le « mythe du Grand Méchant État »[5] et à réhabiliter la justice sociale en écrivant : « Nous devons nous préoccuper de la dure situation des pauvres : c’est une obligation morale, reconnue par toutes les religions. C’est aussi une valeur américaine bien ancrée, comme l’indique le début de la Déclaration d’indépendance (…) (qui) exprime l’engagement pour l’égalité (indépendamment de l’ethnie, de la nationalité, du sexe, etc.), et, sans un niveau élémentaire de revenu, la « poursuite du bonheur » n’a pas de sens. »[6] L’auteur récuse « l’économie du ruissellement (qui affirme que tout le monde est gagnant quand on donne de l’argent aux riches) » et réclame le renforcement de l’égalité des chances parmi lesquelles prédomine la « chance » de l’emploi. Ainsi, « le pays utiliserait mieux ses ressources humaines de base puisqu’il permettrait à chacun de vivre au niveau de ses potentialités. Il y aurait plus d’efficacité et plus d’équité. »[7]
d’une manière générale, « maintenir la loi et l’ordre est la première mission de tout gouvernement. Mais la société moderne exige bien plus. Nous nous achetons et vendons les uns aux autres des biens et des services, et l’État remplit une fonction centrale pour réglementer ces échanges : il ne se contente pas, loin de là, d’assurer le respect des contrats. La science économique moderne a contribué à définir les domaines où l’action collective peut être souhaitable, notamment dans les milliers de situations où les marchés ne fonctionnent pas correctement -quand ils ne créent pas assez d’emplois, par exemple. Et nous l’avons déjà noté, même lorsque les marchés sont efficaces, certaines personnes risquent d’avoir un revenu insuffisant pour vivre. »[8] L’action collective est absolument nécessaire pour préserver la liberté et les droits fondamentaux « mais, au fur et à mesure que leur liste s’allonge -droit au respect de la vie privée, droit de savoir ce que fait l’État, droit de choisir, droit à un travail décent, droit aux soins médicaux de base-, l’État devient nécessaire pour permettre aux individus de les exercer. »[9]
Ceci dit, l’auteur montre qu’il serait simpliste d’en rester à la « dichotomie marché-État » et qu’il existe d’autres formes d’action collectives que celle de l’État. Si l’action, collective de l’État fait appel à la contrainte, il y a des formes d’action collectives volontaires. L’auteur cite les ONG et aussi les coopératives : « En Suède, les épiceries coopératives sont tout aussi efficace que leurs homologues à but lucratif. Dans le monde entier, les coopératives agricoles ont joué, et jouent toujours, un rôle important, tant pour procurer du crédit que pour commercialiser les produits. Aux États-Unis, pays capitaliste s’il en est, la commercialisation des raisins secs, des amandes et des airelles est dominée par des coopératives. Souvent, les coopératives naissent d’un échec du marché : il était inexistant, ou dominé par des firmes âpres au gain qui, disposant d’un pouvoir de monopole, exploitaient les agriculteurs. »[10]
Ces quelques extraits nous donnent une idée précise de la thèse défendue par Joseph Stiglitz. Les faits l’ont amené à redécouvrir le rôle irremplaçable de l’État, rôle primordial et subsidiaire d’un État soucieux de justice sociale et respectueux de l’initiative personnelle et collective.
L’Église n’est donc pas seule à proclamer que l’intervention de l’État en matières économique et sociale est légitime et nécessaire. S’il existe aussi une sphère légitime d’autonomie pour les activités économiques, si on ne peut accepter l’étatisation des instruments de production parce qu’elle réduirait chaque citoyen à n’être qu’une pièce dans la machine de l’État, on ne peut accepter non plus que l’État laisse totalement le domaine de l’économie en dehors de son champ d’intérêt et d’action. On sait que le marché ne peut satisfaire de nombreux besoins humains, parmi les plus essentiels : survie, participation, éducation, expression.
Au nom du principe de solidarité, il a le devoir d’intervenir en prêtant une attention particulière aux plus faibles. Et, au nom du bien commun, l’État doit veiller à ce que chaque secteur de la vie sociale, y compris le secteur économique, contribue à promouvoir ce bien commun, tout en respectant la juste autonomie de chacun d’entre eux au nom du principe de subsidiarité.
Au nom du principe de subsidiarité, l’État intervient indirectement en orientant, harmonisant, aidant, contrôlant, en déterminant surtout le cadre institutionnel, juridique et politique à l’intérieur duquel se déploient les rapports économiques. Il sauvegarde ainsi les conditions premières d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, pour éviter la dictature de l’une sur l’autre.[11]
Au nom du principe de solidarité, pour que la liberté soit effective, l’État intervient directement en imposant, pour la défense des plus faibles, l’intérêt de tous et la protection des biens collectifs[12], certaines limites à l’autonomie des parties et certaines mesures d’aide, d’assistance, de surveillance, de soutien, de stimulation. Il veille à ce que l’application des droits humains soit d’abord mise en œuvre par tous les acteurs, personnes et groupes sociaux.
L’État peut remplir des fonctions de suppléance, limitées dans le temps et justifiées par l’urgence, dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches.
Mais l’État est un instrument au service du bien commun. Son rôle doit rester subsidiaire. Si l’on demande trop à l’État ou s’il veut être le premier acteur, il prive la société de ses responsabilités. Alors, les forces humaines s’affaiblissent, les appareils publics s’hypertrophient dans la bureaucratie et les dépenses croissent.
Bref, solidarité, subsidiarité[13] et bien commun restent, de bout en bout, les mots-clés de la réflexion de l’Église sur le rôle de l’État.
Pour qu’une vie économique et sociale saine et pleinement respectueuse de tout l’homme dans tout homme, puisse s’épanouir, elle a besoin de certaines conditions juridiques et politiques que seul l’État peut garantir pour que se réalisent prioritairement, au profit d’un nombre toujours plus grand de personnes, les objectifs les plus importants du bien commun. Une bonne économie demande d’abord une bonne politique : « Divers pays ont besoin de réformer certaines structures injustes et notamment leurs institutions politiques afin de remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques qui favorisent la participation. C’est un processus que nous souhaitons voir s’étendre et se renforcer, parce que la « santé » d’une communauté politique - laquelle s’exprime par la libre participation et la responsabilité de tous les citoyens dans les affaires publiques, par la fermeté du droit, par le respect et la promotion des droits humains - est une condition nécessaire et une garantie sûre du développement de « tout l’homme et tous les hommes » »[1]. Ce que Jean-Paul II dit des pays en voie de développement vaut aussi pour les pays développés où l’on oublie, la plupart du temps, que le bien commun n’étant pas d’abord un bien d’ordre matériel mais d’ordre spirituel.
Pour ne pas l’oublier et conserver le sens de la juste hiérarchie des valeurs sans laquelle il serait vain de parler de liberté, de justice et de solidarité, des conditions culturelles et morales sont aussi indispensables à l’établissement et à la pérennité d’une vie économique et sociale harmonieuse, comme à sa justification.
Les structures et les lois ne peuvent seules insuffler les vertus nécessaires à l’exercice de la solidarité dans la liberté : respect de l’autre, attention au plus pauvre, sens de l’égalité et de la responsabilité.[2]
Non seulement l’État n’est pas capable d’assurer ces conditions mais même s’il détenait ce pouvoir, il faudrait le lui enlever ou, du moins, ne pas lui en laisser le monopole. L’éducation n’est pas d’abord l’affaire de l’État et si elle le devenait, la tyrannie ne serait pas loin.[3]
On se souvient des analyses de Benjamin Barber et d’Hilary Clinton[4] qui, en fidèles disciples d’Alexis de Tocqueville[5], font remarquer que « l’État et le marché sont incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre. »[6] La tâche qui consiste à former des citoyens libres (par rapport à l’État), désintéressés (par rapport au marché), revient aux familles, aux écoles, aux églises, aux associations bénévoles, caritatives, indépendantes.
Joseph Stiglitz, de son côté, remarque que « si les réglementations et autres mesures de l’État visent à limiter l’ampleur des externalités négatives, la « bonne conduite » est assurée, pour l’essentiel, par les normes de comportement et par l’éthique - les idées sur ce qui est « bien » et ce qui est « mal ». »[7] Sans étudier les moyens de redressement et en comptant surtout sur l’effet de balancier, il constate avec regret que « les normes et l’éthique ont changé ». Il insiste sur « l’importance de vertus traditionnelles comme la confiance et la loyauté dans le fonctionnement de notre système économique. » Vertus malheureusement éclipsées par l’exaltation de l’intérêt personnel.
L’Église, elle aussi, est bien consciente de l’importance de l’éthique et de l’éducation dans la perspective d’un développement authentique et souhaite « que les pays en voie de développement favorisent l’épanouissement de tout citoyen, par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations »[8]. Mais elle va plus loin : « La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres (Rm 12, 5), en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui (1 Cor 12, 26) ».[9]
L’évangélisation ne peut être sans effet sur la vie économique et sociale et l’on peut même dire que celle-ci n’atteint sa pleine qualité humaine que grâce à la Parole de Dieu. Comment justifier et promouvoir la justice sociale et la tempérance, par exemple, hors de la vision chrétienne ? Nous l’avons vu, s’il est possible intellectuellement de les accréditer et s’il l’on peut envisager de les vivre par discipline morale, le fondement premier et la force ultime ne se trouvent que dans la vision chrétienne. Rappelons-nous ce qu’écrivait Léon XIII : « ce qui fait une nation prospère, c’est la probité des mœurs, l’ordre et la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion et le respect de la justice, c’est un taux modéré et une répartition équitable des impôts, le progrès de l’industrie et du commerce, une agriculture florissante et autres éléments du même genre, s’il en est que l’on ne peut développer sans augmenter d’autant le bien-être et le bonheur des citoyens. De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe ouvrière. »[10]
Reste encore un problème et non des moindres auquel l’État est confronté. Sans les forces éducatrices traditionnelles, il est incapable de garantir une vie économique et sociale pleinement humaine mais il se trouve aujourd’hui très souvent fort démuni, voire impuissant face à la mondialisation.
Comme le souligne pertinemment J. Stiglitz, « le problème c’est que la mondialisation économique est allée plus vite que la mondialisation politique. »[11] Et nous ne pouvons que souscrire à cette confirmation catholique : « En quelques années, l’économie s’est mondialisée sous la poussée de l’idéologie néo-libérale qui envahit la terre et ne connaît d’autre valeur sacrée que la liberté du marché. Nous avons nous-mêmes pactisé avec cette idéologie individualiste en glorifiant une liberté humaine absolue, rebelle à toute norme morale.
Et voici que cette liberté sans vérité se retourne contre l’homme. Au moment même où celui-ci rejette l’autorité des valeurs morales, il devient le jouet de logiques technologiques et économiques incontrôlables.
Lorsque les économies étaient encore régionalisées, les États pouvaient corriger par une législation sociale adéquate les excès inhumains du pur libéralisme et mettre ainsi la force de la loi au service de ceux que la logique économique, laissée à elle-même, risque toujours d’oublier.
Aujourd’hui l’économie obéit à des stratégies mondiales dont les ficelles sont tirées par un petit nombre de décideurs sur lesquels les États n’ont que peu de prise.
L’économie est mondiale mais manque un syndicalisme international puissant, manque un pouvoir politique supranational efficace, manque la force universelle du droit en faveur des plus faibles.
C’est donc au cœur d’une véritable jungle économique que notre confort occidental se retourne contre nous, suscitant des délocalisations sauvages d’entreprises, qui ruinent l’emploi chez nous sans engendrer pour autant une véritable hausse du niveau de vie ailleurs. Les technologies s’emballent selon leur logique propre, si bien que l’emploi traditionnel régresse sans qu’on ait pensé avec imagination à la création de types d’emploi nouveaux.
L’homme, au beau milieu de l’affirmation de son autonomie absolue, tend ainsi à devenir un produit parmi d’autres, mesuré à l’aune de son utilité, de sa rentabilité et de sa solvabilité. C’est la prise de conscience diffuse de cette contradiction qui alimente la sourde inquiétude du lendemain qui monte actuellement en tant de cœurs.
Où allons-nous ? Qui le sait encore ? Même les nécessités économiques les plus immédiates et les plus évidentes apparaissent aux yeux du plus grand nombre comme des fatalités inhumaines. Les citoyens ont le sentiment d’être sacrifiés à des impératifs budgétaires abstraits, immolés sur l’autel de Maastricht, voués aux impératifs obscurs de la monnaie unique, etc..
Il s’agit certes, pour une part, de caricatures mais, derrière les simplifications abusives du ressentiment populaire, se cache une angoisse justifiée : quelle est encore la place de l’homme, où est la dignité inaliénable de la personne, dans cette énorme machinerie qui gouverne la planète ? »[12]
Face à « la perte progressive d’efficacité de l’État-nation »[13], « face aux dimensions planétaires qu’assument rapidement les relations économico-financières et le marché du travail, il faut encourager une efficace collaboration internationale entre les États… »[14].
Ce problème énorme et grave sera abordé plus tard mais il est clair que les autorités et organismes nationaux ne suffisent plus, qu’il faudra, de plus en plus, travailler au perfectionnement des institutions internationales existantes et à la création de quelques autres pour que nous puissions retrouver, au niveau mondial des organisations de travailleurs et de citoyens et une autorité qui prenne le relais des États déficients mais dans l’esprit qui doit animer leur fonctionnement.
« Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent ».[1]
L’argent, entendu ici comme richesse ou source de richesse, apparaît, dans quelque culture que ce soit, comme une valeur ambigüe, qui attire mais dont on pressent , en même temps, les dangers. Tout le monde sait et répète que « l’argent ne fait pas le bonheur mais qu’il y contribue ». Car le manque d’argent, la plupart des hommes en font chaque jour la triste expérience, est une souffrance : « Si l’argent n’a pas d’odeur, l’absence d’argent n’en manque jamais »[1] ; « Si plaie d’argent n’est pas mortelle, elle ne se ferme jamais »[2]. Et tous les indigents pourraient s’écrier: « Si l’argent ne fais pas le bonheur, rendez-le ! ».[3]
C’est pourquoi, bien des auteurs ont mis en évidence, non sans humour, notre attitude un peu hypocrite à son égard : « On dit que l’argent ne fait pas le bonheur. Sans doute veut-on parler de l’argent des autres » [4] ; « Il faut regarder l’argent de haut, mais ne jamais le perdre de vue »[5]. « Le dédain de l’argent est fréquent, surtout chez ceux qui n’en ont pas »[6].Un auteur anglais conseille : « Ne mettez pas votre confiance dans l’argent, mais mettez votre argent en confiance »[7].
Il y a aussi toute une longue tradition de morales qui invitent à nous en méfier ou à le mépriser[8]. Célèbre est cette formule d’Alexandre Dumas fils : « N’estime l’argent ni plus ni moins qu’il ne vaut : c’est un bon serviteur et un mauvais maître. »[9] Plus radicalement, Tolstoï déclare : « L’argent ne représente qu’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel à la place de l’ancien esclavage personnel. »[10] Dans le même esprit, A. France écrit: « L’argent est devenu honorable. C’est notre unique noblesse. Et nous n’avons détruit les autres ,que pour mettre à la place cette noblesse, la plus oppressive, la plus insolente et la plus puissante de toutes »[11]. Aussi sévère, un sage japonais affirme: « Notre dieu est grand et l’argent est son prophète. Pour ses sacrifices, nous dévastons la nature entière. Nous nous vantons d’avoir conquis la matière et nous oublions que c’est la matière qui a fait de nous ses esclaves. »[12] « Il est impossible d’avoir en même temps un idéal et de l’argent. L’un chasse l’autre. »[13] Pire encore : « l’argent est le meilleur bouillon de culture où puissent pulluler la mauvaise foi, la muflerie et la prostitution… »[14] ; « L’argent est vieux, l’argent est dur, l’argent est avare »[15].
Pendant des siècles on a enseigné le détachement des biens matériels et le mépris de l’argent, au profit des vrais biens, de l’amour des êtres et du bien, de la contemplation esthétique, philosophique ou religieuse: « L’argent n’est que la fausse monnaie du bonheur »[16].
Les épicuriens eux-mêmes, après avoir distingué les désirs « naturels et nécessaires », ceux qui sont « naturels mais non nécessaires » et enfin ceux qui ne sont « ni naturels ni nécessaires, mais des produits d’une vaine opinion »[17], vont prôner une sorte d’ascétisme. Ainsi, Lucrèce écrira : « Pour qui règle sa vie d’après la vraie sagesse, la suprême richesse est de savoir vivre content de peu, de posséder l’égalité de l’âme. De ce peu, en effet, il n’y a jamais de manque. Mais les hommes recherchent la puissance et les dignités, espérant donner ainsi à leur fortune une base solide. Ils s’imaginent que le chemin de la richesse est celui du bonheur, et qu’on ne peut être heureux sans elle. Mais leur attente est vaine ! Que cette route est périlleuse ! A peine se croient-ils au faîte, que l’envie, comme la foudre, les précipite souvent, voués au mépris, dans les abimes du Tartare. »[18] Quelles sont les vraies richesses ? « De tous les biens que le sagesse nous procure pour le bonheur de toute notre vie celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand », répond Epicure[19]. Pour Démocrite, « les grandes joies proviennent de la contemplation des belles œuvres. »[20]
Mais ce détachement vis-à-vis des faux biens nous fait penser surtout aux stoïciens et à cette formule lapidaire qui résume leur enseignement: « Abstiens-toi et supporte ». Cette pensée, Epictète[21] la justifie en ces termes:
« I. De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, les autres n’en dépendent pas. Celles qui en dépendent sont nos opinions, nos mouvements, nos désirs, nos inclinations, nos aversions ; en un mot, toutes nos actions.
II. Celles qui ne dépendent point de nous sont le corps, les biens, la réputation, les dignités ; en un mot, toutes les choses qui ne sont pas du nombre de nos actions.
III. Les choses qui dépendent de nous sont libres par leur nature, rien ne peut les arrêter, ni leur faire obstacle ; celles qui n’en dépendent pas sont faibles, esclaves, dépendantes, sujettes à mille obstacles et à mille inconvénients, et entièrement étrangères.
IV. Souviens-toi donc que, si tu crois libres les choses qui de leur nature sont esclaves, et propres à toi celles qui dépendent d’autrui, tu rencontreras à chaque pas des obstacles, tu seras affligé, troublé, et tu te plaindras des dieux et des hommes. Au lieu que si tu crois tien ce qui t’appartient en propre, et étranger ce qui est à autrui, jamais personne ne te forcera à faire ce que tu ne veux point, ni ne t’empêchera de faire ce que tu veux ; tu ne te plaindras de personne ; tu n’accuseras personne ; tu ne feras rien, pas même la plus petite chose, malgré toi ; personne ne te fera aucun mal, et tu n’auras point d’ennemi, car il ne t’arrivera rien de nuisible. »
Cette philosophie traversera les siècles[22]. Au XXe siècle, un écrivain comme H.de Montherlant peut encore s’en réclamer. Dans un texte peu connu où perce aussi sa misogynie, il décrit « la sombre ivresse, en détruisant de se dépouiller. Saisissant cette agréable porcelaine, je m’aperçois qu’elle est ébréchée et j’ai un mouvement de plaisir, car maintenant je suis fondé à la jeter. (…) Mort à cette innombrable matière inutile, adorée par les femmes, qui rapportent tout comme les chiens : faux luxe, faux joli, faux confort, fausse utilité ! L’âme qui veut s’échapper bute contre elle, s’y empêtre, s’y remplit de poussière. Tout objet nous tient par une chaîne. Anéanti, c’est comme du lest qu’on jette : on est plus pur, plus léger, plus prêt à aller haut. Ces charges vous enfoncent, comme des honneurs. Les deux tiers de ce que tu possèdes sont à donner, ou à détruire, ou à revendre. - »Mais avec quelle perte ! » - Non, pas perte. C’est ta liberté que tu auras payée. Et elle ne l’est jamais trop cher.
Volupté du vide, dénuement de celui qui se tient toujours prêt à partir. Dans ce vide je mets l’avenir. En détruisant, je construis. (…) « Je n’ai rien » : l’élan que donnent ces mots ! (…)
Je ne veux autour de moi que des objets de première nécessité. Le foyer idéal, c’est celui dont, en voyage, si vous apprenez qu’il vient d’être pillé, incendié, qu’il n’en reste rien, vous rêvez un instant, vous vous dites : « C’est dommage », puis vous pensez à autre chose. Celui qui vit pour la poésie, pour le plaisir et pour la vie intérieure, c’est d’une cellule, ou d’une chambre nue comme il y en a dans certains hôpitaux, qu’il reçoit le maximum de contentement et d’excitation : les blancs jouent et gagnent. (…)
Cela a été dit de tout temps : par les sages et par les mystiques. Pour aimer la vérité il faut être détaché. Mais une grande minute d’amour humain est, elle aussi détachée, en avant de tout, séparée de tout, comme une barque en mer. (…)
Quelle délivrance[23] quand je verrai ces tableaux, ces meubles, toutes ces saletés cossues pelotées par les pattes noires des marchands, sous un commissaire-priseur qui se demande à la cantonade : « qu’est-ce que je vends ? » Et, avec le produit de la vente, acheter des fleurs, parce que demain elles seront mortes. »[24] Ailleurs, Montherlant dira, paraphrasant la morale de la fable Le loup et le chien : « Plutôt avoir peu d’argent, et être libre, qu’en avoir beaucoup attaché. »[25]
Renouant avec les appels à la modération de la culture grecque ou de l’ascétisme chrétien, François de Closets, au terme d’un long réquisitoire où il montre que la société d’abondance n’a pas rendu l’homme occidental plus heureux, conclut : « L’homme heureux n’a pas de chemise, disaient nos ancêtres lorsque les filatures n’existaient pas. C’était une sage conception de la félicité à l’ère préindustrielle. Nous savons aujourd’hui qu’il est bon d’avoir une chemise et que chacun peut avoir la sienne. Il nous faut encore savoir que l’homme heureux n’a pas deux chemises. Il n’en a qu’une. Et le bonheur en plus ».[26]
Le sens de la mesure manifesté par François de Closets paraît tout de même anachronique et semble, nous allons voir pourquoi, relever du vœu pieux. Après la deuxième guerre mondiale, l’occident a connu une période faste que l’on a appelée « les trente glorieuses ». Trente années qui ont vu s’installer « une société de consommation » qui, à y regarder de plus près, est une nouveauté dans l’histoire des hommes. L’augmentation des salaires, l’abondance de biens divers plus ou moins utiles, plus ou moins inutiles, la possibilité pour un grand nombre d’y accéder même sans en avoir les moyens, par le crédit facile, une publicité omniprésente et efficace pour y pousser les plus rétifs et aussi, et peut-être surtout, la perte des repères moraux et religieux, vont bouleverser le rapport des hommes à l’argent et aux biens qu’il peut procurer.
Ce fut l’époque où, parallèlement, romanciers et sociologues nous ont livré non plus des mises en garde qui supposent des remèdes, des possibilités de réformes morales, mais des analyses inquiétantes et profondément pessimistes.
Georges Perec[1], en 1965, fait sensation avec son roman Les choses. L’auteur illustre le désir insatiable de toujours posséder autre chose et les besoins artificiels créés par la mode et les autres que l’on envie. Le livre raconte la vie d’un jeune couple qui n’a malheureusement pas les moyens de ses désirs. Il rêve de posséder les biens vantés dans les magazines et cherche à se donner un certain style avec ses maigres ressources. Insatisfait de sa vie, le couple part enseigner en Tunisie où il possédera enfin un grand appartement, disposera de beaucoup de temps libre et pourra s’acheter de nombreux objets, tout ce dont il rêvait. Malgré cela, l’insatisfaction demeurera car personne n’assiste à sa réussite et il n’a plus de contact avec la mode qui l’inspirait.[2] A la lecture de ce roman, on a l’impression qu’il est vrai que « l’argent donne tout ce qui semble aux autres le bonheur »[3].
Un peu plus tard et plus profondément, Jean Baudrillard va affirmer que la quête contemporaine des objets, quête soutenue par l’effacement des idéaux religieux, l’augmentation du niveau de vie, l’accès aisé au crédit, est un mouvement infini et absorbant : « Il n’y a pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation. Si elle était relative à l’ordre des besoins, on devrait s’acheminer vers une satisfaction. Or, nous savons qu’il n’en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n’est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige. Si la consommation semble irrépressible, c’est justement qu’elle est une pratique idéaliste totale qui n’a plus rien à voir (au-delà d’un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité. C’est qu’elle est dynamisée par le projet toujours déçu et sous-entendu dans l’objet. Le projet immédiatisé dans le signe transfère sa dynamique existentielle à la possession systématique et indéfinie d’objets/signes de consommation. Celle-ci ne peut dès lors que se dépasser, ou se réitérer continuellement pour rester ce qu’elle est: une raison de vivre. Le projet même de vivre, morcelé, déçu, signifié, se reprend et s’abolit dans les objets successifs. « Tempérer » la consommation ou vouloir établir une grille de besoins propre à la normaliser relève donc d’un moralisme naïf ou absurde.
C’est que l’exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s’équivalent et peuvent se multiplier à l’infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C’est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu’elle est irrépressible. »[4]
Texte très intéressant car, sans le vouloir, il nous introduit au nouveau statut de l’argent et des objets qu’il met à notre portée. Parlant du corps qui est « le plus bel objet de consommation » et le centre d’un vaste commerce qui implique la publicité, les soins esthétiques et médicaux, la diététique, le sport, la mode, les loisirs, etc., J. Baudrillard fait remarquer[5] qu’il est l’objet d’un véritable culte qui « n’est plus en contradiction avec celui de l’âme » mais « lui succède » en héritant « de sa fonction idéologique ». Nous n’assistons pas à une sécularisation mais plutôt à une « métamorphose du sacré ».
Chantal Delsol confirme, à sa manière, cette affirmation : « Une culture peut difficilement se passer de dieu : nous le savons en observant les produits monstrueux que, privée de lui, elle invente aussitôt pour le remplacer. Ou bien le désir d’absolu se porte sur le limité, le désir d’infini sur le fini : idolâtrie d’un système ou d’un chef, toujours couronné par le fanatisme. Ou bien le désir d’absolu, ridiculisé par les bien-pensants et dénué d’expression religieuse, s’invente des religions au marché noir. »[6] Elle veut ainsi expliquer le succès des théories ou des leaders extrémistes et l’extension des sectes mais in peut très bien lire dans le désir d’absolu qui se porte sur le limité et le désir d’infini qui s’immerge dans le fini, la quête irrépressible des objets.
L’effacement de Dieu permet à d’autres dieux de surgir, plus exactement, aux idoles de reprendre leur place.[7] L’idole qui ouvre la porte du paradis sur terre, qui vous permet d’être soigné, nourri, habillé, logé au mieux, d’accéder à tous les plaisirs, à l’oisiveté, au luxe, au pouvoir, c’est l’Argent, Mammon[8].
L’argent s’exhibe et fascine. Régulièrement, les magazines publient les photos de résidences prestigieuses, de palaces dignes des contes de fées. Les salaires des stars du sport, des medias, de la chanson, du cinéma et des affaires, sont étalés. Les loteries vous invitent à devenir « scandaleusement riches » . Demander le pain de chaque jour paraît dérisoire et ridicule alors que le lotto, le tiercé ou la Bourse peuvent vous rapporter des millions. Au lieu d’indigner, l’étalage des fortunes éblouit et excite l’envie. Le bonheur est dans le désœuvrement, au bord d’une piscine sous les palmiers ou, mieux, sur le pont d’un yacht à Saint-Tropez ou au Zoute, là où il faut être vu.
Il faut aussi se rappeler que, dans les années 1980, à la suite des économistes néolibéraux, « sous l’impulsion du président Reagan et de Madame Tatcher, progressivement tous les obstacles à la libre circulation des capitaux, à la libre fluctuation de leurs cours et à la spéculation étaient supprimés à l’échelle du monde. »[9] Cette politique s’est développée en même temps que s’imposait la mutation technologique de l’information et de la communication apportée par l’ordinateur[10]. Une nouvelle économie s’installait, à côté et, peut-être demain, en lieu et place de l’économie traditionnelle fondée sur l’énergie : une « économie de l’immatériel »[11], une « économie informationnelle »[12], mondialisée[13] et surtout privatisée. La politique néolibérale, « en libérant les mouvements de capitaux de tout contrôle étatique (…) déplaçait le pouvoir économique de la sphère publique des états à la sphère privée de la finance internationale. Fonds de pensions, fonds de spéculation, banques, assurances… possèdent désormais la « puissance de feu » qui leur permet de faire la loi sur la planète : ils contrôlent en effet une masse de liquidités de l’ordre de 30.000 milliards de dollars, supérieure au produit mondial d’une année et une seule journée de spéculation sur devises représente l’équivalent de toutes les réserves d’or et de devises des grandes banques centrales du monde. C’est dire qu’il n’y a pas de nation ou d’entreprise qui puisse résister à leurs pressions. C’est une logique actionnariale de fructification rapide des patrimoines financiers qui caractérise désormais le système ».[14]
Comme les autres critique du système néolibéral, R. Passet considère la nouvelle économie mise en place comme productive mais déstabilisante pour les pays vulnérables car les capitaux s’investissent d’abord dans les régions riches et parce que cette économie ne sait ou ne veut partager : elle prône le licenciement et la flexibilité pour conserver sa productivité. Elle est « insensée au sens propre » : ayant perdu le sens social, « le sens du sens », elle perd « toute notion de limites. Quand l’instrument économique se substitue à la finalité au lieu de la servir, les frontières entre le moral et l’immoral, le légitime et l’illégitime, disparaissent. On voit alors prospérer une économie en marge de la légalité : paradis fiscaux, blanchiment de l’argent des activités criminelles[1], argent propre, argent sale, malversations, interfèrent de plus en plus étroitement. Sans la bienveillance du banquier « propre », sans la complicité de l’avocat et du conseiller juridique ou financier « honorable » ayant pignon sur rue, sans la « compréhension » des gouvernements, les activités de l’ombre ne pourraient revêtir l’importance qui est désormais la leur. Sans les paradis fiscaux, bien des firmes transnationales ne pourraient, en y localisant des opérations fictives, tourner la loi fiscale pour fausser les lois de la concurrence. »[2] « Finalement, dans la mesure où le pouvoir financier transnational a supplanté - tant dans l’espace que dans ses valeurs - celui des États, détenteurs de la loi, la criminalité économique n’est-elle pas devenue intrinsèque à la financiarisation de notre monde ? Alors que notre civilisation démocratique, a voulu promouvoir l’homme comme Sujet, le règne de l’ « argent fou », l’appât du gain immédiat et planétaire comme finalité première de toute activité humaine, ne sont-ils pas en passe de réifier l’individu à travers la marchandisation dévorante de l’ensemble de la création ? Il s’agit désormais en fait non seulement d’argent, de drogue, d’armes, (mais aussi) d’êtres humains (leurs organes), d’œuvres d’art, etc.. »[3] « Ainsi, la logique financière régnante, outre sa redoutable déconnexion de la richesse réelle, tend à réduire l’homme à un capital en le coupant de sa dimension spirituelle et sociale. »[4]
Mais la passion de l’argent a gagné le monde économique à tel point que même de chauds partisans du système capitaliste et du marché s’en inquiètent très sérieusement.
Minc[5], grand admirateur du capitalisme anglo-saxon et, nous le verrons plus loin, vrai libéral, témoigne qu’« …aimer le marché et le capitalisme, ce n’est pas accepter un culte délirant dont les excès sont à la mesure des tabous d’autrefois. Une société de marché ne suppose pas l’argent-roi ; le capitalisme ne porte pas nécessairement en germe l’argent-parasite ; la dynamique de l’économie n’exige pas des inégalités de patrimoine insupportables. »[6]
« Le capitalisme ne pratique ni la mesure, ni l’autocensure. (…) Le risque pour lui ne vient plus de l’extérieur. Il est en lui : dans l’argent fou, dans des dépenses provocatrices, dans des inégalités de fortune trop éclatantes, dans une injustice -osons le mot- trop criantes ».[7] Cette situation est dangereuse, elles conduit à la constitution de nouvelles classes sociales, à des tensions et des affrontements.
Que recouvrent ces expressions ; argent fou, argent-roi, argent-parasite ?
L’économie contemporaine est gangrénée par la corruption[8] et d’autres manœuvres illégales[9], des « pratiques incertaines, légales mais condamnables »[10] , par les délocalisations[11], par la recherche des paradis fiscaux, des placements off shore[12], des « montages » comme les trusts[13], les fiducies[14], les portages[15], par les « délits d’initiés »[16], par les « narcodollars », c’est-à-dire l’argent de la drogue ou encore l’argent des mafias qui trafiquent armes[17], biens, personnes. Ce mal est si répandu que l’auteur se demande : « Quelle banque internationale peut affirmer avec certitude qu’aucun de ses dépôts ne correspond à de l’argent blanchi ou à de l’argent en voie de blanchiment ? Quelle entreprise peut assurer que les narcodollars ne se sont pas placés sur ses titres ? Quel gestionnaire de patrimoine peut garantir que l’épargne qui transite entre ses mains est toujours « blanc-bleu » ? »[18]
Aujourd’hui, « l’enrichissement sans cause est apparu plus aisé que l’enrichissement avec cause, et la moindre opération de marché plus rentable qu’un travail de fond ! Dans ce contexte, les frontières deviennent de plus en plus floues entre l’argent facile et l’argent sale. »[19] On s’enrichit vite, sans effort, sans travail et on s’efforce d’échapper à l’impôt en pratiquant l’évasion fiscale[20], la fraude ou en recourant à des conseillers fiscaux qui utiliseront toutes les failles du système.
En même temps, « l’argent devient visible, arrogant, destructeur » et inspire des « modes de vie ostentatoires ».[21] L’entrepreneur a détrôné l’intellectuel[22] et on a tendance à beaucoup lui pardonner.[23]
Comment en est-on arrivé là ?
Pour l’auteur, plusieurs facteurs sont intervenus.
L’argent a établi sa royauté en même temps que l’individualisme progressait dans notre société et envahissait « le système de valeurs »[24] et se manifestait partout, dans le travail, la consommation, les loisirs, s’accompagnant d’un « raz de marée matérialiste »[25]. « Nous vivons, nous le savons, la disparition des règles et des tabous. En matière de mœurs, dans la vie en société et a fortiori face à l’argent. La frontière s’atténue entre l’argent bien ou mal gagné, entre le revenu légal ou illégal, la rémunération morale et immorale. »[26] « La frontière du bien et du mal va se perpétuer pour les revenus du travail, puisqu’ils sont automatiquement déclarés, et toute l’énergie répressive des services des impôts risque de se focaliser sur les salariés. Mais dès que le capital ou ses revenus constituent la matière imposable, le flou (…) commence à régner. »[27] Et « le flou profite aux possédants »[28]. On en arrive à cette situation paradoxale : « d’un côté, des catégories dont les revenus, limités par les contraintes économiques, demeureront sous l’éteignoir fiscal. De l’autre, des possédants libres de faire fructifier leur capital en toute impunité fiscale, sans compter des fraudeurs rendus de plus en plus insolents par les facilités qui leur sont données. »
On a assisté aussi à une « explosion de la Bourse » à cause de la baisse de l’inflation, des taux d’intérêt donc et de l’amélioration des comptes des entreprises[29] . L’« introduction sur le marché d’entreprises jusqu’alors non cotées » a provoqué « explosion des marchés financiers » et l’apparition de « millions de nouveaux actionnaires »[30] à tel point qu’on ne sait plus toujours très bien à qui appartient une entreprise : aux actionnaires, aux managers, aux salariés ?
Dans la culture individualiste où le sentiment national s’effritait, on a assisté à l’« effacement des contre-sociétés »[31] : l’Église[32], le parti communiste, les partis politiques, la vie associative, l’école, l’armée, « les syndicats sont sur la défensive »[33], la presse qui pourrait jouer un rôle régulateur risque d’être jugulée par des « actionnariats de plus en plus concentrés »[34]. Le mouvement écologique s’est présenté comme « un contre-feu au marché, mais il est encore immature et ambigu. »[35] Finalement, l’écologie est une « utopie sans débouché pratique »[36], un « urticaire social »[37].
Mais le contre-pouvoir qui a failli le plus, c’est l’État : « Ce n’est pas le triomphe du marché qui met l’État sur la défensive ; c’est son inefficacité qui assure la victoire du marché. »[38] L’auteur condamne la centralisation, le monopole de l’administration et de l’intérêt généra. Il conclut : « la faillite de l’État accentuera (…) le triomphe idéologique du marché, puisqu’elle ne lui opposera qu’un contre-exemple dérisoire. »[39] En effet, « à force de gérer et d’administrer, l’État ne sait plus décider. L’administration a davantage conquis l’État que celui-ci ne la commande »[40]. Quant à la justice, aujourd’hui, elle « réprime plus sévèrement le vol à la tire que l’escroquerie en col blanc, le chapardage que la faillite frauduleuse, le hold-up avec un pistolet en plastique que l’abus de confiance. »[41]
Que faire alors pour préserver le marché des désordres que l’argent-roi y introduit ?
« Le capitalisme doit (…) trouver ses règles, l’argent secréter ses contre-pouvoirs (….).[42] « Face à l’argent-roi, il n’existe de réponse que dans la vertu et les contre-pouvoirs ».[43]
Quels contre-pouvoirs ?
L’auteur ne croit plus à l’efficacité des contre-pouvoirs traditionnels déjà évoqués. Seule la presse trouve grâce à ses yeux et reste pour lui un élément régulateur dans son pouvoir de dénonciation mais à condition qu’elle garde une certaine indépendance par rapport aux forces financières et économiques[44].
En ce qui concerne l’État, la pensée d’A. Minc se met à flotter. Il semble rendre à l’État un rôle essentiel. Il nous dit qu’« au moment où, face aux sollicitations de l’argent, les règles les plus élémentaires de la morale se défont, (le devoir d’un homme d’État) est aussi de contribuer à sauvegarder un minimum d’éthique. » [45] Il affirme aussi que « c’est à l’État d’imposer les règles ; et il ne doit pas laisser aux industriels décider en fonction de leur propre idiosyncrasie, car cela aboutirait à ce que telle entreprise vende et telle autre non. Dès lors que la ligne la plus dure a son prix en matière de débouchés, seule la puissance publique peut effectuer l’arbitrage entre la morale et les marchés. »[46] Et d’ajouter encore que « lorsque la morale s’efface au point que, sur de multiples enjeux, le bien et le mal deviennent indistincts, les partisans de l’éthique ont besoin de symboles et seul l’État peut les leur fournir. »[47]
Mais l’auteur a beau répéter que « dans le modèle de marché, l’État joue un rôle d’arbitre et de régulateur, non de producteur et d’acteur »[48] et qu’« arbitrer entre des intérêts économiques et sociaux, c’est la fonction où l’État est irremplaçable »[49], il n’en reste pas moins, en la matière, un bon libéral. Ainsi souhaite-t-il, réduisant le bien commun à l’intérêt général, introduire, dans certaines des fonctions publiques essentielles, la logique du marché : « C’est en faisant place aux mécanismes mêmes de la concurrence que l’administration préservera l’idée de l’intérêt général, face à une évolution qui la submerge. »[50] Et il n’hésite pas, à propos du système de redistribution, à poser cette question : « L’intérêt général est-il mieux servi par un système improductif et bureaucratique ou par une organisation complexe, faisant sa part au marché et à la concurrence à l’intérieur d’un code de conduite précis. »[51] La haute fonction publique doit renoncer à son monopole[52] et l’État doit « aider la société à accoucher de nouvelles institutions et de nouveaux acteurs ».[53] Dans sa perspective, il faut, en effet, « attendre du marché davantage d’influence sociale, pour que l’argent, lui, en ait moins »[54]
En fait, la régulation doit venir non de l’État mais du droit, détachant l’un de l’autre. Il faut, écrit-il, un équilibre « entre le marché et le droit, la concurrence et la régulation, l’économie et la société. (…) L’État s’est cru le contre-pouvoir naturel au jeu du marché, alors que c’est au droit et à la jurisprudence de remplir cette fonction. »[55] « Le temps est passé de l’État acteur ; arrive celui du droit ; conçu à la fois comme régulateur, substitut à l’exigence morale et accoucheur. »[56]
Le droit.
Il s’agit, semble-t-il[57], d’un droit nouveau, un droit économique qui ne peut plus être dit par l’État. Et, de fait, l’auteur avoue s’être inspiré d’un ouvrage au titre particulièrement explicite : Le droit sans l’État[58]. La justice, dans cette société vouée à la liberté la plus grande, est bien la justice commutative : « L’importance du contrat est, écrit-il, à la mesure de la liberté des acteurs »[59]. Place aux accords juridiques, place à la jurisprudence pour régler le marché : « Société de marché, contractualisation des relations, droit omniprésent et flexible sont les composantes d’un même système : sa complexité est à la mesure de sa richesse ; sa sophistication de sa diversité institutionnelle. »[60] « Réguler des acteurs sociaux aux prises les uns avec les autres, cela suppose donc de laisser le droit remplacer l’intervention directe, les institutions intermédiaires se substituer à l’administration. »[61].
L’auteur croit, avant tout, à l’« autodiscipline »[62]. C’est pourquoi, le droit tel qu’il le conçoit est intimement associé à la « morale »[63], telle qu’il la conçoit, à la « vertu », se plaît-il à dire.
Face au glissement des comportements en matière économique et financière, « c’est au droit de venir au secours de la vertu. Cela signifie, dans le domaine financier, que la jurisprudence précise la définition relative du licite et de l’illicite, qu’elle punisse, si besoin est, les délits financiers en prenant en compte l’importance de l’économie dans la vie sociale, et que la loi enfin remette les peines dans la perspective des dommages réels. Il faut, en la matière, une répression bien ciblée pour que se multiplient, à partir de là, les règles professionnelles et les codes de comportement propres aux entreprises. La morale en affaires va au-delà du strict respect de la légalité : elle exige d’en faire davantage. »[64]
Mais droit et morale se construisent[65]. Leurs règles sont appelées par les circonstances et ne se déduisent pas de quelques principes supérieurs, de quelques invariants : « L’argent n’a que faire de la morale ; le marché, non plus, qui vise à la seule efficacité. Ni l’État ni la religion ne peuvent désormais imposer une éthique, pour autant qu’ils l’aient d’ailleurs fait dans le passé (…). Le droit est donc le seul contre-feu au règne, sans partage, de l’argent. Mais si Dieu et l’État-nation ne le dictent pas, d’où vient sa légitimité ? »[66] La réponse est simple: « s’élaboreront au fil du temps des règles incontournables »[67]. Ainsi, déjà aujourd’hui, « les entreprises pressentent la nécessité de règles ou de comportements qui vont à rebours de la toute-puissance de l’argent. d’où les principes éthiques que beaucoup commencent à s’imposer (…). »[68]
L’évolution positive des sociétés dépend en dernier ressort non du droit[69] qui est un support[70], non de la morale au sens traditionnel du terme[71], mais de la vertu des acteurs : « A l’argent triomphant répond la réhabilitation de l’éthique (…) ». Il s’agit « de redécouvrir la morale sans verser dans le moralisme, de réhabiliter l’éthique sans prendre la pose. Il n’existe donc qu’une réponse : la vertu, encore la vertu, toujours la vertu. »[72]
Sur quoi se fonde cette vertu ? Ni sur Dieu, ni sur Marx, ni sur la famille, ni sur les systèmes de valeurs collectives, ni sur l’État, ni sur les syndicats, ni même finalement sur l’entreprise[73] : « Nous sommes libres, immensément libres, complètement libres. Mais la morale ne disparaît pas avec la liberté ; la norme seule s’efface, c’est-à-dire la morale subie, l’éthique imposée, la vertu obligée. A nous de bâtir nos propres principes ! (…) A chacun sa morale, et donc à chacun, son éthique du capitalisme. »[74]
N’empêche que l’auteur avance une définition réductrice de la « vertu »: « Ce que j’appelle la vertu est au premier chef un acte politique ; il a un nom, le réformisme. »[75] Et le « réformisme s’assimile d’abord à la réforme fiscale »[76] !
En définitive, après avoir très justement évoqué le danger de « l’argent fou », et fidèle à son attachement au système capitaliste, A. Minc confirme que « les mécanismes de marché sont les meilleurs, mais aussi que leur efficacité suppose un comportement impeccable des acteurs. »[77]
Mais le réalisme fait que des corruptions, des illégalités inacceptables pour la conscience personnelle doivent être admises dans l’intérêt de l’entreprise : il n’y a « pas de place pour les saints à la tête des entreprises » et « ce n’est pas au chef d’entreprise de fixer l’éthique de sa société : c’est à la loi. »[78] Mais une loi bien libérale dans sa conception.
A quoi bon parler d’État régulateur et arbitre, d’institutions intermédiaires, de droit, de morale et de vertu si tout cela baigne dans l’embrouillamini d’approximations conceptuelles que nous venons de constater. L’appel à la réforme est, dans ce cas, un vœu pieux de libéral incorrigible.
Bien plus intéressante et structurée est, 13 ans et quelques crises plus tard, l’analyse de J. Stiglitz dans l’ouvrage déjà signalé[79]. Stiglitz répond d’une certaine manière à Minc qui rêvait du modèle américain, en dénonçant des maux pires encore que ceux que le Français redoutait et au cœur même d’un système que d’aucuns croyaient idéal.
Le prix Nobel d’économie a montré « le rôle central de la finance dans une économie moderne » mais aussi « pourquoi, souvent, des marchés financiers non réglementés ne fonctionnent pas bien, pourquoi nous avons besoin de l’État, et pourquoi ce qui est bon pour Wall Street risque de ne pas l’être, et souvent ne l’est pas, pour l’ensemble du pays ou pour telle ou telle de ses composantes. »[80]
Stiglitz a analysé non seulement les crises très graves qui se sont succédé depuis 1990, à travers le monde -crise mexicaine, crises asiatiques et latino-américaines- mais aussi et surtout les crises américaines[81]. Il en tire les leçons[82].
Les crises naissent de l’éclatement de « bulles ». Les bulles sont des phénomènes familiers au capitalisme[83], très dangereux car quand les bulles éclatent « -et le font toujours-, elles peuvent laisser le chaos dans leur sillage (…) »[84].
Traditionnellement, les bulles apparaissent lorsque « les prix des actifs n’ont plus aucun rapport avec leur valeur réelle ».. Elles sont l’effet d’une « exubérance irrationnelle »[85]. Ainsi, au début du XVIIe siècle, en Hollande, le prix d’un seul oignon de tulipe « était monté jusqu’à l’équivalent de plusieurs milliers de dollars ; tout investisseur était prêt à payer cette somme, puisqu’il était persuadé de pouvoir revendre l’oignon à quelqu’un d’autre encore plus cher. »[86]
Dans les bulles contemporaines, non seulement l’« exubérance irrationnelle » gonfle indûment les valeurs mais interviennent aussi des « incitations perverses »[87], des réductions fiscales, des dérégulations, des déréglementations trop rapides[88] : « On a voué un respect excessif à la sagesse des marchés financiers. On a débranché les mécanismes normaux de contrepoids et de contrôle. »[89]
Or, « les marchés sont des choses délicates »[90]. Quant à la réglementation, « quand elle est bien faite, (elle) contribue à maintenir la concurrence sur les marchés (…). En contribuant à limiter conflits d’intérêts et abus de pouvoir, les règles garantissent aux investisseurs que le marché fonctionne équitablement et que les agents censés servir leurs intérêts le font vraiment. Mais cette médaille a un revers : la réglementation réduit les profits. « Déréglementation » signifie donc « augmentation des profits ». »[91] Mais ce n’est vrai que durant un temps et surtout pour le premier qui s’installe dans le marché déréglementé pour y « rafler la mise »[92].
Déréglementation et surinvestissement favorisent booms et crises par la formation de « bulles spéculatives »[93].
L’auteur ne cesse donc de répéter que « l’économie de marché, pour bien fonctionner a besoin de lois et de règlements qui assurent une concurrence équitable, défendent l’environnement, protègent consommateurs et investisseurs, afin qu’ils ne soient pas volés. Il ne fallait pas déréglementer, il fallait réformer la réglementation : durcir les règles dans certains domaines, comme la comptabilité, les assouplir dans d’autres. »[94]
La comptabilité, en effet, est le lieu privilégié des manipulations et des fraudes à tel point que « l’énergie et la créativité tant vantées des années 1990 se sont de moins en moins exprimées par de nouveaux produits et services, et de plus en plus par de nouveaux moyens de maximiser les gains des dirigeants aux dépens des investisseurs inattentifs. »[95]
Il est un fait que, dans les années 1990, la rémunération globale des PDG aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde « est montée à des niveaux inouïs, en défiant toutes les lois des théoriciens », sans que ces PDG soient moins nombreux ou plus productifs.[96] Et puis, ne pas oublier qu’un salaire de CEO, c’est très flexible, ça peut augmenter mais aussi diminuer. Il y a beaucoup de patrons en Belgique qui ont une diminution de leur salaire quand les performances de leur entreprise ne suivent pas. » (www.retbf.be, 10 janvier 2020). ]
On ne compte plus les scandales dus à des comptabilités truquées[97]. Contrairement à Minc qui compte davantage sur le droit que sur l’État, Stiglitz bien conscient que les États-Unis se distinguent des autres pays par le choix qu’ils ont fait du juridisme, note qu’« il y a un ensemble détaillé de règles, et, du moment qu’elles sont respectées, tout est permis, même si l’image globale de la santé financière de la firme à laquelle on aboutit est entièrement fallacieuse ». Très lucidement, il que « tout comme, dans une période antérieure, les avocats et les comptables avaient cherché des méthodes pour réduire au minimum les prélèvements fiscaux sans aller en prison ni payer d’amende, ils se sont donné dans les années 1990 une tâche encore plus redoutable : trouver comment enrichir les dirigeants en place, là encore sans aller en prison ni payer d’amende - donc en restant toujours dans le cadre des règles -, aux dépens des actionnaires d’aujourd’hui ou de demain. »[98]
Il ne faut donc pas seulement déplorer les déréglementations mais aussi et peut-être surtout la perte de tout sens moral chez les responsables. L’auteur a raison, dans ces conditions, d’écrire qu’au cours des années 1990, « pendant que les valeurs boursières montaient, les valeurs humaines se sont érodées. »[99]
Les banques elles-mêmes sont entrées dans le jeu spéculatif trouvant qu’il était « bien plus lucratif de mentir que de dire la vérité ».[100]
Face à ces graves désordres, nous le savons, Stiglitz cherche à revaloriser le rôle d’l’État, sans pour autant retomber dans les lourdeurs de l’État-providence. d’une part, conseille-t-il, il ne faut pas abandonner « la politique monétaire à des technocrates, parce qu’elle nécessite le type d’arbitrage qui s’effectue dans le cadre du processus politique » mais d’autre part, il vaut mieux faire « confiance aux règles comptables (…) conçues par une instance indépendante » car des intérêts puissants peuvent, dans un cadre politique, user « de leur influence pour obtenir des normes en trompe l’œil ».[101]
Mais il faut aller plus loin car la mondialisation est telle qu’une crise apparemment ponctuelle, apparemment liée à une région, voire à une entreprise, a des répercussions à travers les continents. Les crises, à l’heure actuelle, où qu’elles soient, peuvent déstabiliser le monde. Par ailleurs, des mesures profitables aux États-Unis, par exemple grâce à des subventions, cette fois, peuvent avoir de lourdes conséquences dans d’autres pays, notamment dans le tiers-monde, les États-Unis appliquant une politique de « deux poids deux mesures »[102] et n’acceptant pas nécessairement « le principe de réciprocité »[103].
Il faudra donc, et nous en reparlerons, réglementer le marché international puisque « le monde est devenu économiquement interdépendant. Ce n’est que par des accords internationaux équitables que nous parviendrons à stabiliser les marchés mondiaux. Il y faudra un esprit de coopération qui ne se gagne pas par la force, ne s’obtient pas en dictant des conditions inadaptées au beau milieu d’une crise, en intimidant, en imposant par diverses pressions des traités inégaux, en pratiquant une politique commerciale hypocrite (…) ».[104]
Des traités internationaux équitables, un juste équilibre entre le marché et l’État et la promotion de valeurs fondamentales telles que la justice sociale ou le droit du citoyen à l’information, tel est le programme de réforme proposé par le prix Nobel.
Ce programme aussi sage soit-il et aussi nécessaire soit-il, paraît encore trop faible face à l’énormité du problème et à sa gravité croissante. Etant donné que « la corruption contemporaine utilise au mieux les possibilités offertes par la circulation accélérée des capitaux » et que le décalage grandit sans cesse « entre les moyens que peuvent mobiliser les grands délinquants financiers et ceux dont disposent les policiers et les magistrats chargés de les combattre », il faut certainement plus que des traités et des lois toujours en retard et aller jusqu’au cœur du mal, au cœur de l’homme[105]. La répression est indispensable mais insuffisante. Des solutions techniques sont possibles et même « simples à concevoir » disent des spécialistes. L’obstacle majeur est politique : « personne ne veut se donner les moyens d’une lutte efficace contre le crime et l’argent du crime. Les raisons sont simples à comprendre : sans parler des intérêts inavouables des États ou de ceux qui les gouvernent, une réglementation (…) qui rendrait les paradis bancaires et fiscaux hors-la-loi, contredirait toute la doctrine actuelle de la mondialisation, dont le mot d’ordre tient en une seule formule : laisser faire et laisser aller. »[106]
Indépendamment de l’aspect moral du problème, il faut bien se rendre compte que la situation décrite dans les pages qui précèdent présente un danger mortel pour les libertés dans la mesure où l’on peut affirmer, sans exagérer, que « la mondialisation financière a fait entrer le cheval de Troie de la grande criminalité au cœur même des démocraties. »[107]
La crise financière mondiale de 2007-2008 confirme ce qui précède.[1] « Des milliers de financiers auraient dû aller en prison » titrait le NouvelObs[2]. La crise a, en tout cas, révélé les malversations de Bernard Madoff, président-fondateur d’une des principales sociétés d’investissement de Wall Street, condamné à 150 ans de prison. Kareem Serageldin, dirigeant du Crédit suisse, fut condamné à 30 mois de prison et à 1 million de dollars d’amende. Trois autres cadres du Crédit suisse ont été licenciés et poursuivis[3] et trois banquiers irlandais furent aussi condamnés.[4] Mais bien des financiers aux pratiques douteuses n’ont pas été inquiété.
Pourtant, écrivait un ancien premier ministre belge, cette crise est « la plus grave crise économique et financière depuis la seconde guerre mondiale, peut-être même depuis les années trente du siècle précédent. » La crise, financière au départ, « s’est transformée entre-temps en une récession économique se caractérisant par une croissance ralentie voire négative, une augmentation du chômage, des usines en surcapacité et des fermetures d’entreprises, des régimes sociaux mis à rude épreuve, des pertes de revenus pour de nombreux ménages, des dérapages budgétaires, etc.. » De plus, elle s’est propagée à une vitesse exceptionnel. Vu son ampleur, ajoutait le Premier ministre, « il apparaît déjà clairement que les interventions politiques ne peuvent se limiter au renforcement de la régulation nationale, européenne et internationales ». Il concluait que « notre société et la politique vont subir une transformation et une transition aussi radicales que dans les années quatre-vingts après l’effondrement du bloc communiste. »[5]
Les financiers peuvent expliquer le mécanisme de « domino cascade » qui a entraîné les bouleversements et les ébranlements cités mais il vaut mieux en rechercher la cause profonde. Pour Philippe de Woot, qui fut administrateur gestionnaire de l’Institut d’Administration et de gestion de l’université de Louvain (IAG), rebaptisé Louvain School of Management, le drame a été engendré par la folie « d’avoir déconnecté l’action économique de la politique et de l’éthique », la folie « d’avoir laissé la finance dominer l’économie et subordonner l’esprit d’entreprise aux aléas de la spéculation. »[6]
Cette crise était-elle imprévisible ?[7] Un vieux texte semble pourtant décrire cette crise, le divorce dénoncé par Philippe de Woot, l’« économie casino » comme il l’appelle[8] : « Ce qui, à notre époque, frappe d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, d’ordinaire, ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leu(r consentement nul ne peut plus respirer.
Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont al liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience. » Un peu plus loin, l’auteur dénonce encore « l’impérialisme économique » et « l’impérialisme international de l’argent ».
S’agit-il d’un vieil auteur marxiste, socialiste ? Non. Il s’agit du diagnostic porté par le pape Pie XI en 1931.[9]
Dès lors, la crise née en 2007 ne serait-elle pas un avatar d’une crise plus ancienne, plus profonde et plus grave encore que ne le pense Yves Leterme, mais parfaitement prévisible ?
Le philosophe et historien des sciences Michel Serres, compare la crise de 2007-2008 et les crises qui ont marqué l’histoire contemporaine aux traces laissées par les tremblements de terre qui, à la fois, « révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses », faille géante qui est la cause profonde des mouvements catastrophiques perceptibles.[10]
Michel Serres semble avoir raison car déjà en 1939, Wilhelm Röpke écrivait un livre intitulé La crise de notre temps qui fut publié et 1945et où l’auteur écrivait déjà que « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[11] Et il appelait à une réforme complète de la société. En 1969, le Tchèque Radovan Richta publiait La civilisation au carrefour[12]. Plus tard encore, Alfred Sauvy secouait l’opinion avec L’économie du diable, Chômage et inflation[13].
Les secousses de 2007- 2008, le krach boursier de 2000, les révoltes de la faim, mai 1968, le krach de 1929, etc., auraient été provoquées par une faille géante qu’il nous faut identifier[14]
.
En attendant, quelles ont été les réponses proposées ? Suivant les camps, jadis surtout, on a réclamé plus de libéralisme ou plus de socialisme. Aujourd’hui, vu le discrédit de ces vieilles idéologies, on imagine difficilement de tels recours même si, comme dit Jean-Paul II (CA) le risque existe qu’elles reprennent vigueur.[15] A chaud, plusieurs ont affirmé qu’il était nécessaire de changer radicalement, de rompre avec le passé, d’inventer du neuf. Les plus radicaux se sont inscrits dans la mouvance de la nouvelle idéologie écologiste. Certains se réclamant des thèses radicales d’Ivan Illich[16] ont relancé le mouvement des objecteurs de croissance[17], qui était appru dans les années 70. Mais la crise, à cette époque , était clairement une crise de sens puisqu’elle éclatait au coeur d’une société de consommation florissante : l’homme refusait d’être réduit au rang de producteur et de consommateur. Pour l’essayiste Maurice Clavel, les révoltes étudiantes de 1968 révélaient l’irruption de l’Esprit Saint dans une société matérialiste. Il faut bie reconnaître que 40 ans plus tard, ce n’est plus l’Esprit qui se révolte mais le corps qui tremble pour sa survie ou, du moins, pour son bien-être. Cette différence peut nous inciter à penser que la crise s’est étendue, que la « faille » s’est élargie.
Ce courant de pensée, sous ses différentes présentations, peut conforter l’idée que les crises des XXe et XXIe siècles, et peut-être déjà au XIXe siècle, sont des épiphénomènes d’un mal, d’une erreur beaucoup plus profonde qu’il n’y paraissait.
Quoi qu’il en soit, à chaque secousse, à chaque drame économique, nos politiques promettent plus de régulation, des solutions techniques, dans l’espoir de retrouver la prospérité avec plus de sécurité. On a l’impression qu’à chaque tremblement, on cherche à recommencer comme avant, jusqu’à la prochaine bulle ou jusqu’à ce que sortent les vrais monstres, ceux de l’économie criminelle, maffieuse, dont on ne s’occupe guère. Veut-on vraiment un changement profond ?
Pourtant, dans l’arène où s’affrontent les intérêts les plus bas et les espoirs les plus justifiés, dans cette arène où le travail, l’épargne, la générosité, la pauvreté deviennent risibles et où la liberté elle-même devient une illusion, il serait étonnant que nous, chrétiens, n’ayons pas quelques propositions salvatrices à faire. Surtout si, in fine, « au-delà de l’État et du marché », « au-delà de l’égoïsme », il s’agit de « remodeler les individus », pour parler comme Stiglitz.[1] Une fois encore, il s’agit de restaurer la vraie autorité politique et donc, encore une fois, il s’agit de toucher le cœur, l’intelligence et la volonté des hommes. Les structures, les conventions, les règles, les lois, valent ce que valent les hommes.
Yves Leterme[2] propose d’améliorer le modèle économique « rhénan », au moins, dit-il, aussi performant que le modèle néo-libéral anglo-saxon mais plus écologique et infiniment plus social. Mais il doit être « adapté », précise-t-il, pour faire face à la dénatalité, au vieillissement de la population, pour diminuer l’empreinte écologique, contrôler les institutions financières et tous les produits financiers, investir davantage dans l’innovation, la recherche. Or ce modèle « rhénan » qui a inspiré le « miracle allemand » dont nous avons déjà parlé[3] est clairement d’inspiration démocrate-chrétienne. Y. Leterme nous donne deux autres références : l’économiste chrétien Michel Albert[4] et le pape Léon XIII.
On peut évidemment s’étonner que l’ancien Premier ministre ne cite aucune des encycliques sociales qui ont suivi Rerum novarum ! Par contre, Philippe de Woot nous renvoie à l’encyclique Caritas in veritate, au Compendium, et cite de nombreux textes bibliques et auteurs catholiques.
Revenons aux fondements de la pensée sociale chrétienne.
Si l’Église a quelque chose à nous dire, son message doit s’enraciner dans les Écritures. Nous les avons déjà parcourues lorsque nous avons abordé le problème de la pauvreté mais il n’est pas inutile de relire rapidement les textes pour nous rappeler ce qui a été dit des richesses et de l’argent. Dans l’Ancien Testament, il est affirmé en maints endroits que la richesse contribue au bonheur, qu’elle est le signe de la bonté de Dieu et la caractéristique des amis de Dieu[1]. La richesse est un effet de la fidélité à Dieu[2] comme la pauvreté est la rançon de l’infidélité[3]. On sait qu’ « une telle conception s’explique par le fait que n’existait pas encore de croyance en un « après la mort. (…) Dans un tel contexte, il était naturel de considérer les richesses et les misères des hommes comme la récompense ou la punition de leur comportement religieux ou moral. »[4]
Mais, d’une part, il serait faux de croire que les Juifs, en définitive, servait le Seigneur par intérêt, pour obtenir les biens matériels car ce qui est premier, radicalement premier, pour les Juifs, c’est la foi en Dieu et l’obéissance à sa Parole. d’autre part, il serait dangereux de penser que la situation économique est le critère qui nous permet d’ « apprécier la qualité de la relation des hommes avec Dieu ».[5] Cette vision est contestée par Job qui découvre que l’infidèle peut jouir des biens qui sont refusés au juste[6], que les richesses ne sont pas nécessairement un signe de la bénédiction du Seigneur, qu’elles peuvent conduire au péché et en être un signe[7]. Les prophètes nous en ont convaincus par leurs dénonciations de la corruption, de l’exploitation des faibles, des inégalités, des injustices, de la cupidité, de la malhonnêteté[8]. Le goût de la richesse s’est substitué à la foi en Dieu, au respect de ses commandements et à la solidarité. Ce n’est donc pas la richesse en elle-même qui est condamnée mais le statut qu’elle acquiert et l’usage que les hommes en font.
Si la richesse peut être un bien[9] relatif et secondaire, ou une « source de violence et d’oppression »[10], elle est une épreuve. La richesse est dangereuse[11], cause d’inquiétudes[12], fragile[13] et finalement vaine[14] puisque la mort emporte tout. Elle est dangereuse aussi parce qu’elle peut engendrer de l’orgueil ou « un sentiment trompeur de sécurité qui détourne de la confiance en Dieu »[15]. Or il y a des biens plus importants que les biens matériels[16] surtout s’ils sont mal ou trop rapidement acquis[17]. Les auteurs sapientiaux qui développent cette philosophie concluent que les richesses donnent l’illusion du bonheur et qu’il vaut mieux leur préférer la Sagesse qui est le vrai trésor et mène au véritable Bien[18]. Car la Sagesse donnée par Dieu[19] est le « trésor inépuisable »[20] devant lequel « l’argent compte pour de la boue »[21]. Seule cette Sagesse qui vient de Dieu peut conduire à un bon usage des biens matériels, à la modération[22], au détachement[23]. Elle seule nous aide à surmonter l’épreuve des richesses et d’éviter leurs pièges[24]. Si bien des réflexions dans l’Ancien testament renvoient à une sagesse populaire fort répandue à travers les cultures et les philosophies, nous sommes, avec l’évocation de la Sagesse à un « sommet » car « les divers traits employés pour décrire la sagesse (sainteté, immutabilité, participation à la création et au gouvernement du monde, aimée de Dieu comme une épouse, etc.) font de cet éloge de la sagesse une préparation à la théologie trinitaire ; ils seront repris par saint Jean et saint Paul et appliqués au Christ, Verbe incarné et Sagesse de Dieu ».[25]
Dans le Nouveau Testament, on constate tout d’abord, que l’argent est présent dans la vie de Jésus. A sa naissance, il reçoit or, encens et myrrhe[26]. Durant son ministère, des femmes nanties assistent Jésus et les Douze, de leurs biens[27]. Jésus fréquente des amis riches : Joseph d’Arimathie[28], Nicodème[29], Simon le Pharisien[30]. Avec ses disciples, il dispose d’une bourse commune[31]. Bien des paraboles font intervenir l’argent : le bon Samaritain[32], la femme qui a perdu une pièce d’argent[33], les talents[34], la veuve et les deux petites pièces[35], l’impôt à César[36]. Jésus reconnaît l’importance de l’argent dans la vie quotidienne.
Peut-être peut-on encore aller plus loin avec le P. E. Perrot[37]. Il défend l’idée que dans la Bible, « l’argent est un mythe qui fonctionne comme 1/ un substitut du territoire 2/ vécu comme une manière tardive de désigner le Royaume 3/ qui est toujours à venir ». A partir de l’épisode où l’on voit Abraham forcer le Hittite à lui vendre un terrain[38], Perrot confirme le lien établi souvent entre l’argent et le territoire. Un lien qui, à ses yeux, éclaire une attitude apparemment contradictoire de Jésus qui recommande de payer l’impôt à César[39] mais de payer le didrachme au Temple uniquement pour éviter le scandale[40]. Selon Perrot, « Jésus adopte donc une posture géographiquement et politiquement située, alors que, dans l’ordre religieux, il semble se placer en décalage ». L’argent a aussi une dimension religieuse. Déjà dans l’Ancien Testament, le Temple et l’argent sont liés : le Temple est recouvert d’or[41]et Edras rassemble pour le Temple des tonnes d’or et d’argent[42]. Dans le Nouveau Testament, malgré Mammon, l’argent va servir à désigner le Royaume à venir dans diverses paraboles : la drachme perdue[43], les ouvriers de la onzième heure[44], les talents[45], les mines[46], le bon Samaritain[47]. Dans les deux premières, on voit que « le Royaume ne fait pas l’objet d’une appropriation, il est reçu. S’en approprier le symbole, l’argent, serait se condamner à n’en rien posséder ». Dans les trois dernières, « le signe monétaire se présente comme le substitut du maître absent, parti en voyage », le « gage de la présence de Jésus ». Mais quand le maître est là, le signe monétaire n’est plus utile comme semble le suggérer l’onction de Béthanie[48]. Judas s’indigne que Marie ait répandu un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus. Il aurait voulu qu’on le vende et que l’on donne l’argent aux pauvres. A quoi Jésus répond : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». C’est parce que l’argent est « le gage du Royaume, présence actuelle du Christ absent » qu’il est recommandé de vendre ses biens avant leur distribution[49]. L’argent, signe d’un absent, se réfère à une communauté à venir, le Royaume, c’est-à-dire « la communauté solidaire des pauvres, communauté que justement l’argent désigne de loin ».[50]
Cela dit, Jésus va néanmoins dénoncer Mammon, les pièges et la fascination de l’argent, signe ambigu, comme la Terre promise.
La violence des propos de Jésus, surtout dans l’Évangile de Luc[51] et, dans une moindre mesure dans l’Évangile de Matthieu[52], violence que l’on retrouvera dans l’épître de Jacques[53], pourrait nous inciter à y voir une condamnation absolue.
Jésus dénonce l’argent comme « malhonnête » ou « trompeur »[54]. Malhonnête parce que souvent mal acquis ou en tout cas rarement pur de toute malhonnêteté[55], trompeur « parce qu’il déçoit les espoirs que l’on met en lui quand on l’absolutise et qu’on ne le prend pas pour ce qu’il est réellement : un instrument au service de l’épanouissement de chacun, dans le souci de tous. Trompeur il l’est surtout parce qu’il rend souvent ses détenteurs incapables de regarder plus loin que leur intérêt immédiat ou de s’attacher aux véritables valeurs »[56].
L’attachement excessif est illustré par la parabole de l’homme riche qui veut bâtir de plus grands greniers en se disant : « Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. »[57] Cet homme est, aux yeux de Dieu, « insensé »[58], non parce qu’il est riche mais parce qu’il amis sa confiance uniquement dans sa richesse sans penser à la mort : « Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu »[59].
L’attachement excessif est illustré encore par la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche qui, mort et tourmenté, supplie en vain Abraham. Non seulement, aveuglé par ses richesses, il n’a pas vu le pauvre qui gisait à sa porte, mais, en plus, il est devenu sourd à la Parole de Dieu : les riches ont, pour se guider Moïse et les prophètes et s’ils ne les écoutent pas, « même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus »[60].
De même encore, le jeune homme riche ne peut suivre Jésus jusqu’au bout parce qu’« il était fort riche »[61] : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses, dira Jésus, de pénétrer dans le Royaume de Dieu ! »[62] Commentant la parabole du semeur[63] qui sème au bord du chemin, sur la pierre et au milieu des épines où le grain est étouffé, Jésus précise que « ce qui est tombé dans les épines, ce sont ceux qui ont entendu, mais en cours de route, les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie les étouffent, et ils n’arrivent pas à maturité »[64]. En somme, les richesses n’assurent pas la vie[65] et elles risquent d’étouffer le cœur de l’homme. C’est « en vue de Dieu » qu’il faut s’enrichir[66] et on ne peut « servir Dieu et l’Argent »[67]. Ces deux « services » s’excluent car « si, dans un cas, on se reconnaît dépendant de Dieu et des autres, dans l’autre, on se comporte comme si l’on était maître de sa vie »[68]
Pratiquement, Jésus propose deux attitudes pour « s’enrichir en vue de Dieu » : renoncer à tous ses biens[69], comme les apôtres, ou utiliser les biens pour libérer et servir les autres : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même »[70]. Cet esprit est présent déjà dans l’ancienne alliance puisqu’elle préconise l’aumône et la remise des dettes[71], réglemente les gages[72], instaure l’année jubilaire et interdit le prêt à intérêt.
En conclusion on peut dire que Jésus ne considère pas « l’argent et les richesses d’abord dans leur destination sociale mais dans leur rapport à Dieu »[73]. Il dénonce « l’idole que l’on se fait de soi-même dès que l’on refuse de consentir à son statut de créature », c’est-à-dire de « consentir à sa propre pauvreté ». Il montre que « le choix entre Dieu et l’Argent est de l’ordre de la foi. Car c’est à Dieu que doit revenir la première place ».[74] P. Debergé ajoutera que « l’argent est un lieu de vérité » car « la manière dont on se situe vis-à-vis des biens matériels et de l’argent manifeste la nature réelle de nos attachements, de nos préoccupations, de notre foi en Dieu. »[75]
Il s’agit de savoir où va notre amour : « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur »[76]. Dieu ou une idole ?[77] La richesse ou la pauvreté ? Cette pauvreté qui est « indispensable pour entrer dans le Royaume et nécessaire pour acquérir la liberté intérieure à l’égard de l’argent »[78]. La pauvreté généreuse et accueillante que les riches sont invités aussi à pratiquer selon le conseil de Paul : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».[79] En somme, pour revenir à l’analyse d’E. Perrot, « l’argent ne peut fonctionner comme gage que si l’on ne le retient pas ».[80]
[1]
Force est de constater que les Pères de l’Église vont, à partir des Écritures, transmettre à travers les siècles une leçon simple -on a envie de dire : un peu simplifiée- qui tient en deux grands préceptes : la richesse doit être bien utilisée et le prêt à intérêt banni.
Avant d’aborder la question du prêt à intérêt qui mérite un développement à part, il n’est pas inutile de revenir au problème soulevé par la richesse face à la pauvreté. Il a déjà été étudié précédemment mais la conception défendue par certains Pères va retentir si longuement dans l’Église qu’il faut la garder bien en mémoire pour comprendre le retard accumulé par l’enseignement du Magistère sur les questions financières.
Comment les Pères de l’Église considèrent-ils la richesse ? Rappelons-nous.
Clément d’Alexandrie[2] a consacré un petit ouvrage à la question ; Quel riche peut être sauvé ?[3]. Partant de la parole de Jésus : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux »[4], Clément estime que le « dégraissement » nécessaire au passage est d’ordre spirituel et non matériel. Là se trouve la spécificité chrétienne. En effet, « ce n’est point une grande innovation que renoncer aux richesses et les distribuer aux besogneux et aux indigents. Beaucoup l’ont fait avant la venue du Sauveur, qui voulaient du loisir pour s’adonner à l’étude des lettres et à de mortes sciences ou briguaient le vain renom d’une gloire frivole ;, les Anaxagore[5], les Cratès[6] ». Jésus donc « n’ordonne pas une action visible, comme les philosophes antiques mais quelque chose de plus grand, de plus divin, de plus parfait : il veut que nous purifiions nos âmes et nos cœurs des passions, que nous déracinions et jetions loin de nous les choses étrangères ». Pour ce qui est des richesses matérielles, il en faut une certaine quantité car « il est strictement impossible à celui qui manque du nécessaire de ne point voir briser son courage et son âme se détourner des sujets plus importants lorsqu’il s’évertue par tous les moyens à trouver sa subsistance ». De plus, « qui nourrirait le pauvre, qui désaltérerait l’assoiffé, qui couvrirait l’homme nu et abriterait le vagabond, si nous cherchions à devenir plus pauvres que le pauvre ? » On ne peut donc interpréter littéralement la parole de Jésus. Non seulement le Maître lui-même s’est fait inviter chez les riches mais, de plus, il nous demande de secourir les malheureux : comment pourrions-nous le faire en renonçant à nos biens ? En conclusion, il ne faut pas décrier la richesse « puisqu’elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise, mais parfaitement innocente. De nous seuls dépend l’usage, bon ou mauvais, que nous en ferons : notre esprit, notre conscience ont entière liberté de disposer à leur guise des biens qui leur ont été confiés. Détruisons, non pas nos biens, mais les passions qui en pervertissent l’usage ». Notons, au passage, que pour Clément, la pauvreté est un mal mais un état naturel grâce auquel on peut pratiquer non le partage qui impliquerait un souci d’égalité mais l’aumône.
En tout cas, l’Église interviendra régulièrement, dans les premiers temps[7] comme dans les siècles suivants, pour refuser l’interprétation radicale de la parole de Jésus qui « condamne la possession des richesses et fait du partage des biens une obligation stricte et une nécessité de salut »[8].
Guidée par la description du jugement dernier[9], l’Église ne cessera pas de rappeler aux riches leurs devoirs envers les pauvres avec plus ou moins de sévérité. Saint Augustin[10] dira : « Au jugement dernier, le Seigneur ne dira pas : « Venez prendre possession du Royaume, vous avez vécu chastement, vous n’avez fraudé personne, vous n’avez pas opprimé le pauvre, vous n’avez franchi les limites de personne, vous n’avez trompé personne par serment ». Il n’a pas dit cela mais : « Recevez le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Quelle est donc l’excellence de ce point, puisque le Seigneur l’a mentionné tout seul, à l’exclusion de toute le reste ! (…) A l’égard de ceux qu’il va condamner, et plus encore à l’égard de ceux qu’il va couronner, il tiendra compte des seules aumônes, comme s’il disait : « Si je vous examinais et vous pesais en scrutant avec soin toutes vos actions, il serait bien difficile de ne point trouver de quoi vous condamner. Mais, allez dans le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Ce n’est pas parce que vous n’avez pas péché que vous entrez dans le Royaume, mais parce que, par vos aumônes, vous avez expié vos péchés. »[11]
Cette interprétation, commente le P. Faux[12], « définit pour longtemps le rapport des pauvres et des riches en termes d’utilité réciproque en vue du salut. Dans sa version la plus terre à terre, si l’on ose dire, cette tradition pourrait s’exprimer comme suit: il faut qu’il y ait des pauvres pour que les riches aient l’occasion de faire l’aumône et d’expier ainsi leurs péchés pour obtenir le salut. » Avec les abus que nous avons déjà dénoncés.
Dans ces conditions, l’inégalité paraît providentielle : « Si nous faisons bien attention, déclare Césaire d’Arles, le fait que le Christ a faim dans les pauvres nous est profitable. En effet, Dieu a permis qu’il ya ait des pauvres dans ce monde, pour que tout homme eût le moyen de racheter ses péchés ; car s’il n’y avait pas de pauvres, personne ne ferait l’aumône, personne n’obtiendrait de pardon. Car Dieu pouvait faire tous les hommes riches, mais il a voulu nous venir en aide par la misère des pauvres, afin que le pauvre par la patience et le riche par l’aumône puissent mériter la grâce de Dieu. (…) Sois attentif et vois : un sou d’un côté et le royaume de l’autre. Quelle comparaison y a-t-il, frère ? Tu donnes un sou au pauvre et du Christ tu reçois le Royaume ; tu donnes un morceau de pain et du Christ tu reçois la vie éternelle ; tu donnes un vêtement et du Christ tu reçois la rémission de tes péchés. »[13]
L’aumône n’est pas facultative[14] : « Si le riche ignore le pauvre, s’il ne vient pas en aide à ses besoins, il le vole, il le tue »[15]. Il le vole parce qu’à l’origine de la richesse, du « malhonnête argent », il y a toujours quelque injustice , quelque violence : « Pourrais-tu, demande Jean Chrysostome, en remontant de génération en génération me montrer que (tes biens) ont été justement acquis ? Non, tu ne le pourrais pas et, nécessairement à leur origine et à leur source, il y a eu quelque injustice. Pourquoi ? Parce que Dieu, à l’origine, n’a pas créé de riche et de pauvre ; il n’a pas non plus amené l’un en présence d’une masse d’or et empêché l’autre de le découvrir mais il a livré à tous la même terre. »[16] Malheureusement, comme nous l’avons vu, la voix de Jean Chrysostome ou encore celle de saint Grégoire le Grand, qui, comme saint Paul plus tard, ne considèrent pas l’inégalité comme providentielle et qui réaffirment la destination universelle des biens, sera étouffée par la tradition augustinienne dans une société hiérarchisée[17]. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la notion de justice sociale entrevue par saint Thomas, s’impose dans le discours de l’Église.
« Prêter à son prochain, c’est pratiquer la miséricorde… »[1]
En dehors de ces réflexions générales sur la pauvreté et la richesse, pendant des siècles, l’attention des chrétiens va surtout se focaliser sur le problème particulier du prêt.
Quelques extraits de l’Ancien testament vont servir de référence à cette réflexion. Il semble, dans la première Alliance, que le prêt à intérêt soit à condamner sévèrement : « Si tu prêtes de l’argent à un compatriote, à l’indigent qui est chez toi, tu ne te comporteras pas envers lui comme un prêteur à gages, vous ne lui imposerez pas d’intérêts »[2] ; « Tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, qu’il s’agisse d’un prêt d’argent, ou de vivres, ou de quoi que ce soit dont on exige intérêt. A l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère, afin que Yahvé ton Dieu te bénisse en tous tes travaux, au pays où tu vas entrer pour en prendre possession »[3] ; « Si ton frère qui vit avec toi tombe dans la gêne et s’avère défaillant dans ses rapports avec toi, tu le soutiendras à titre d’étranger ou d’hôte et il vivra avec toi. Ne lui prends ni travail ni intérêts, mais aie la crainte de ton Dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui donneras pas d’argent pour en tirer du profit ni de la nourriture pour en percevoir des intérêts ; je suis Yahvé votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu. » [4] L’homme juste « n’opprime personne, rend le gage d’une dette, ne commet pas de rapines, donne son pain à qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, ne prête pas avec usure, ne prend pas d’intérêts (…) »[5]. Quand on demande à. « Yahvé, qui logera sous ta tente, habitera ta sainte montagne ? », le psalmiste répond : celui qui, notamment, « ne prête pas son argent à intérêt »[6]. Par contre, le fils « violent et sanguinaire » qui « prête avec usure et prend des intérêts, (…) il mourra et son sang sera sur lui. »[7]
A travers ces extraits, il apparaît[8] que le prêt est un service à rendre à celui, le frère, qui est dans la nécessité : « Prêter à son prochain c’est pratiquer la miséricorde, lui venir en aide c’est observer les commandements. Sache prêter à ton prochain lorsqu’il est dans le besoin »[9]. Il s’agit de resserrer ainsi les liens de fraternité au sein de la communauté en y associant peut-être l’étranger du moins celui qui est assimilé ou en voie de l’être[10] Demander un intérêt serait un péché contre la miséricorde. Israël ne doit pas oublier sa libération d’Égypte et son appartenance au Peuple de Dieu : « Parce que Dieu les avait libérés d’Égypte, l’interdiction des prêts avec intérêt était le signe que les enfants d’Israël ne pouvaient être victimes de leurs frères et de leur soif de posséder. Comme peuple élu, ils devaient former une communauté où l’on s’entraiderait et où l’on se soutiendrait. Le contraire d’un peuple où certains profitaient de la pauvreté de leurs frères pour s’enrichir et asseoir leur propre pouvoir ! »[11] C’est bien ce qui apparaît dans le passage du Lévitique cité plus haut[12]. Dans le même esprit religieux s’inscrivent la loi sur les gages déjà évoquée (Ex 22, 25 ; Dt 24, 6 et 11), l’année sabbatique[13] (tous les sept ans) avec la remise des dettes (Dt 15, 1-3)[14], la libération des esclaves juifs (Dt 15, 12-18)[15], l’année jubilaire (tous les cinquante ans) (Lv 25, 13 et 23-24)[16] avec la restitution des propriétés et le repos de la terre. Comme en ce qui concerne l’aumône, il ne faut pas que la division riches-pauvres s’agrandisse, que le nombre des pauvres croisse. Il faut que chacun ait la possibilité de recommencer sa vie. Il faut lutter contre les inégalités. éviter l’endettement. Tous sont solidaires et débiteurs vis-à-vis de Dieu.
Si le prêt à intérêt est donc un péché contre la miséricorde, il n’est pas injuste en lui-même puisqu’il peut être réclamé de celui qui est tout à fait étranger à Israël : « Si Yahvé ton Dieu te bénit comme il l’a dit, tu prêteras à des nations nombreuses, sans avoir besoin de leur emprunter, et tu domineras des nations nombreuses, sans qu’elles te dominent »[17]. Comme il s’agit d’une bénédiction, on peut penser que le prêt est lucratif. Le bon sens d’ailleurs impose l’idée que les Israélites n’auraient pas prêté des biens à des inconnus sans en tirer quelque bénéfice.
On a avancé l’idée que l’originalité relative d’Israël, par rapport aux autres peuples pratiquant le prêt à intérêt, avait une raison économique simple : Israël vivait d’agriculture et d’élevage tandis que, dans les autres pays, le commerce était très développé. Cette explication est insuffisante pour deux raisons. Tout d’abord, on constate que dans le Code d’Hammourabi[18]qui fixe les conditions de remboursement de dettes, une exception était faite pour l’indigent involontaire[19]. Par ailleurs, on sait qu’en Israël, au retour de captivité, les paysans mettaient en gage parfois leurs enfants pour emprunter de l’argent ce qui provoqua la colère de Néhémie[20]. C’est l’avarice, la cruauté des prêteurs qui est fustigée et le manque de compassion des riches.
En conclusion, en ce qui concerne l’Ancien Testament, malgré la sévérité d’un certain nombre de textes, « on n’est pas en droit d’y voir une condamnation universelle de l’intérêt, car d’une part ils définissent soit un idéal de sainteté, soit un devoir de charité »[21] : « Bienheureux l’homme qui prend pitié et prête », dit le psalmiste[22]. De toute façon, même si la condamnation de l’intérêt était absolue, on ne pourrait pas plus transposer telle quelle cette condamnation dans le temps que la royauté décrite dans l’Ancien testament ou d’autres pratiques liées à la formation d’un peuple donné à une époque donnée de son histoire.
Le Christ confirme que le prêt est une œuvre de miséricorde : « A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos »[1]. Et, dans la parabole des talents, il met dans la bouche du Seigneur ce reproche au mauvais serviteur qui a enfoui le talent de son maître dans la terre : « tu aurais dû placer mon argent chez le banquier, et à mon retour j’aurais recouvré mon bien avec un intérêt. »[2] Selon son habitude, le Christ se réfère à une pratique familière à ses auditeurs, qui ne peut être perverse en soi[3]. L’argent doit servir, produire le bien, « qu’il ne rouille pas en pure perte, sous une pierre »[4].
Le Christ va plus loin : « Et si vous prêtez à ceux dont vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Même des pécheurs prêtent à des pécheurs afin de recevoir l’équivalent. Au contraire, aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, Lui, pour les ingrats et les méchants. »[5] Il est clair que « Jésus invite à donner plus qu’à prêter, que ce soit avec ou sans intérêt »[6]. Et si le texte vise le prêt sans intérêt, « on n’est plus dans le domaine de la simple justice, mais de la perfection de la charité ». En effet, « alors que les païens consentent ce prêt non lucratif en exigeant la restitution de la somme engagée, les disciples du Christ doivent être disposés, le cas échéant, à ne pas recevoir ce qu’ils ont avancé ».[7] C’est un idéal qui est proposé et non ordonné.
On ne peut donc, à partir, de l’Écriture, prendre position sur le problème économique du prêt à intérêt, d’autant moins que, dans les temps bibliques, on ne connaît guère que le prêt à la consommation, à un stade encore peu développé de l’économie. Le problème sera plus tard d’examiner le droit à de justes intérêts avec l’extension des banques et des prêts à la production.
Les Pères de l’Église vont clairement et radicalement condamner le prêt à intérêt assimilé à l’usure : « c’est bien l’intérêt qui est condamné, et pas seulement ses excès ».[1] Saint Ambroise, par exemple, définira ainsi l’usure : « Tout ce qui s’ajoute au capital, que ce soit de la nourriture, des vêtements ou toute autre chose de quelque nom que vous l’appeliez. »[2] Dans la langue classique, « usura » (de « utor ») a le sens d’ »usage » et, dans son sens juridique, il désigne le profit retiré de l’argent prêté.[3]
La radicalité du discours patristique s’explique sans doute par les abus des prêteurs qui cherchent à profiter des malheurs publics dûs à l’instabilité du Bas-Empire et aux famines mais aussi par la sévérité des moralistes païens[4]. Saint Basile dira que l’usurier étrangle le pauvre : « Quoi de plus inhumain que de se tailler des rentes dans les calamités du pauvre, et d’amasser de l’argent chez celui que le besoin contraint à solliciter un prêt »[5] ; saint Ambroise déclarera que prêter à intérêt, c’est tuer un homme[6] : « Il n’y a pas de différence entre le prêt à intérêt et des funérailles »[7]. Pour saint Grégoire de Nysse, l’usurier « blesse une seconde fois celui qui est déjà blessé »[8]. Saint Jean Chrysostome dira que « rien n’est plus honteux , ni plus cruel que l’usure »[9] et saint Augustin demandera : « Celui qui soustrait ou arrache quelque chose au riche, est-il plus cruel que celui qui tue le pauvre par l’usure ? »[10]. et, une fois encore, ne nous y trompons pas, usure et prêt à intérêt sont confondus : « Si vous prêtez à un homme avec stipulation d’intérêts, c’est-à-dire si vous attendez de lui, en échange de l’argent prêté, plus que vous n’avez avancé, que ce soit de l’argent, du blé, du vin, de l’huile ou autre chose, vous êtes un usurier et en cela vous êtes blâmable »[11].
Prêter à intérêt est un péché contre la charité[12] mais aussi contre la justice puisqu’il manifeste cupidité et avarice. Pour saint Léon, « C’est une avarice injuste et insolente que celle qui se flatte de rendre service au prochain alors qu’elle le trompe (…) et qui estime plus sûrs les biens présents que ceux de l’avenir (…). Il faut donc fuir l’iniquité de l’usure et éviter un gain fait au mépris de toute humanité. (…) Celui-là jouira du repos éternel qui entre autres règles d’une conduite pieuse n’aura pas prêté son argent à usure (…) ; tandis que celui qui s’enrichit au détriment d’autrui, mérite en retour la peine éternelle ».[13] Et de réclamer la sévérité des évêques contre les usuriers : « Nous ne devons pas davantage passer sous silence ces victimes de la cupidité d’un gain honteux, qui prêtent leur argent à usure avec l’intention de s’enrichir à l’aide de ces pratiques. Nous nous en affligeons non seulement à l’égard de ceux qui sont engagés dans la cléricature, mais encore à l’égard des laïcs qui se prétendent chrétiens. Il faut sévir activement contre ceux qui auront été repris, afin d’enlever tout prétexte au péché »[14].
Quant aux étrangers auxquels on pouvait, dans l’Ancien testament[15], prêter avec intérêt, saint Ambroise les considère comme des ennemis et écrit : « A celui auquel tu désires légitimement nuire, à celui contre lequel tu prends justement les armes, à celui-là tu peux à bon droit prendre des intérêts (…) sans que ce soit un crime de le tuer. Donc là où est le droit de la guerre, là est aussi le droit d’usure. (…) Ton frère est d’abord quiconque partage ta foi et ensuite quiconque est soumis au droit romain ».[16] Il est manifeste qu’une telle conception s’oppose à l’idéal chrétien de fraternité universelle !
Péché contre la charité, contre la justice, le prêt à intérêt a aussi contre lui la raison philosophique à travers, principalement, l’argumentation d’Aristote selon lequel il est antinaturel au plus haut point que l’argent « fasse des petits », s’engendrant lui-même: « L’acquisition des biens étant double, comme nous l’avons vu, c’est-à-dire à la fois commerciale (production et richesse d’argent) et domestique (production des biens de subsistance), celle-ci nécessaire et estimée à bon droit, celle-là méprisée non moins justement comme n’étant pas naturelle et ne résultant que du colportage des objets, on a surtout raison d’exécrer l’usure, parce qu’elle est un mode d’acquisition né de l’argent lui-même et ne lui donnant pas la destination pour laquelle on l’avait créé. L’argent ne devait servir qu’à l’échange ; et l’intérêt qu’on en tire le multiplie lui-même, comme l’indique assez le nom que lui donne la langue grecque. (Le mot qui signifie en grec « intérêt »-tokos- vient d’un radical qui signifie engendrer-tekein). Les pères ici sont semblables aux enfants. L’intérêt est de l’argent issu de l’argent, et c’est de toutes les acquisitions celle qui est le plus contre nature »[17]. La condamnation paraît absolue[18], qu’il s’agisse de dépenses improductives, dépenses de consommation, ou de dépenses productives qui sont des dépenses commerciales.[19] Dans cet esprit, pour saint Basile, prêter à intérêt, c’est récolter où l’on n’a pas semé[20], seul le travail engendre la richesse et peut « faire des petits » : « Vous avez des mains, vous connaissez un métier : travaillez donc pour recevoir le prix de votre travail. Offrez vos services pour gagner un salaire. Que de manières, que d’occasions n’y a-t-il pas de gagner sa vie ! (…) Pour vivre, la fourmi n’implore ni n’emprunte ; les abeilles nous font même présent de la nourriture qu’elles ont en trop. Cependant la nature ne leur a donné ni mains, ni métier ; et vous qui êtes des hommes, des animaux industrieux, vous ne trouvez pas un seul emploi pour votre vie ». Comme quoi le prêt peut encourager aussi la paresse.
Comme les Prophètes, les Pères de l’Église sont soucieux de la défense des pauvres qui sont les premières victimes des catastrophes naturelles et des guerres. Gagner de l’argent en profitant de leur malheur est évidemment scandaleux. Dans d’autres circonstances, avec éventuellement d’autres acteurs, il n’est pas dit que le prêt à intérêt raisonnable aurait été aussi fortement dénoncé.
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Elle déclare illicite le prêt à intérêt mais vise d’abord exclusivement les clercs[2]. Puis, surtout à partir du VIIIe siècle[3], l’excommunication frappera aussi les laïcs[4]. L’Église sera de plus en plus sévère dans la mesure où l’usure se répand de plus en plus en dépit des condamnations, et que les taux deviennent parfois exorbitants : 100, 200, voire 300% ![5] Aux XII et XIIIe siècles, le mal grandit encore et, dans les Flandres, le commerce de l’argent fleurit dans des villes comme Arras, Lens, Douai, Valenciennes, Tournai, Ypres, Gand, Bruges, etc.. L’aristocratie[6] et les villes[7] contractent des dettes considérables auprès des bourgeois ou des banquiers italiens[8].
De tels faits expliquent les condamnations du IIe concile de Latran (1139)[9] , du concile de Tours (1163)[10] et surtout du IIIe concile de Latran (1179) : « Depuis que, presque en chaque endroit, le crime d’usure est devenu tellement dominant, que beaucoup de personnes ont abandonné toutes les autres affaires pour devenir usuriers, comme si ce métier était autorisé, et sans égard à son interdiction dans les deux Testaments, nous ordonnons que les usuriers manifestes ne soient pas admis à la communion et, s’ils meurent dans leur péché, qu’ils ne soient pas enterrés chrétiennement et qu’aucun prêtre n’accepte leurs aumônes »[11].
Le pape Innocent III[12] refusa le droit d’appel aux usuriers manifestes et autorisa les évêques à les traduire devant leur tribunal, même en l’absence d’accusateur[13]. C’était, remarque C. Spicq, « déjà les traiter pratiquement comme hérétiques »[14].
Dans cette affaire, à l’époque, la position de l’Église se justifie par la nécessité de lutter contre les exactions et les maux qu’elles engendrent et par l’Écriture. L’Église s’emporte contre les usuriers, comme les Prophètes. Entre chrétiens, comme entre Juifs dans l’Ancien Testament, il est interdit de prêter à intérêt. Pour accomplir sa mission, l’Église va tenter de mobiliser le pouvoir politique. En 1274, au concile de Lyon, Grégoire X « décrète qu’aucune communauté, corporation ou individu ne pourra permettre aux usuriers étrangers de prendre des maisons en location ou de demeurer sur leur territoire ; on devra les expulser dans un délai de trois mois ». Il établissait également que « les testaments des usuriers impénitents ne seraient pas valides ». L’usure était placée sous la juridiction des cours ecclésiastiques.[15] En 1312, au concile de Vienne, Clément V « déclara nulle et vaine toute la législation civile en faveur de l’usure » et stipula que « si quelqu’un tombe dans cette erreur d’avoir la présomption d’affirmer avec entêtement que ce n’est pas un péché de pratiquer l’usure, Nous décidons qu’il doit être puni comme hérétique et Nous ordonnons à tous les ordinaires et inquisiteurs de procéder vigoureusement contre tous ceux qui seront soupçonnés de cette hérésie ».[16]
Tous ces témoignages doivent-ils nous inciter à considérer, cette fois, le prêt à intérêt comme contraire au droit naturel et divin ? Il n’est pas sûr que nous puissions aller jusque là dans la mesure où, toujours en référence à la pratique décrite dans l’Ancien Testament, les Juifs qui pouvaient prêter à intérêt aux étrangers continuèrent souvent, ici et là, à jouir de cette tolérance à condition, bien sûr, de ne pas imposer des usures « lourdes et immodérées »[17]. De plus, n’oublions pas à quelle type d’économie nous avons à faire : « Dans une société rurale, le prêt de consommation, nécessaire pour se nourrir en cas de mauvaise récolte, est caractérisé par des taux d’intérêt très élevés, « usuraires », et ruine les paysans qui trop souvent ne peuvent le rembourser »[18]. Or le souci de l’Église va en priorité aux pauvres à l’instar de toutes les leçons données dans l’Écriture et par les Pères. De plus, les injonctions répétées de l’Église n’ont pas éradiqué la pratique qui, au contraire, c’est de plus en plus répandue même dans des milieux très chrétiens. A preuve, l’abondance des condamnations et mises en garde. On sait aussi que du XIe au XIIIe siècle, beaucoup d’abbayes bénédictines ont servi de banque aux propriétaires fonciers et percevaient des intérêts de leur capital prêté.[19]
[1]
Saint Thomas relève tous les passages de l’Écriture que nous avons cités plus haut et constate, dans les « difficultés » que certains textes semblent autoriser le prêt à intérêt, notamment Dt 23, 19-20, Dt 28, 12, Lc 19, 23 alors (« sed contra ») qu’Ex 22, 25 l’interdit. Alors, « est-ce un péché de percevoir des intérêts pour un prêt d’argent » ? La réponse de Thomas va reprendre l’argumentation d’Aristote : « Recevoir un intérêt pour l’usage de l’argent prêté est en soi injuste, car c’est faire payer ce qui n’existe pas ; ce qui constitue évidemment une inégalité contraire à la justice ».
Pour nous en convaincre, Thomas rappelle qu’il existe deux sortes de biens : ceux dont l’usage se confond avec leur consommation, comme le vin ou le blé et les biens dont l’usage ne se confond pas avec leur consommation, comme une maison. Dans le premier cas, « on ne devra (…) pas compter l’usage de l’objet à part de sa réalité même ; mais du fait même que l’on en concède l’usage à autrui, on lui cède l’objet même. Voilà pourquoi, pour des objets de ce genre, le prêt transfère la propriété. Si donc quelqu’un voulait vendre d’une part du vin, et d’autre part son usage, il vendrait deux fois la même chose, ou mieux, vendrait ce qui n’existe pas. » Il serait injuste que l’emprunteur restitue à la fois la chose elle-même et le prix de son usage (usus). Le prix de l’usage est ce que l’on appelle l’usure (usura). Pour saint Thomas donc, à cet endroit, il n’ya pas de distinction entre prêt à intérêt et usure au sens moderne du terme. Dans le deuxième cas, une maison, par exemple, son usage « consiste à habiter, non à la détruire ; on pourra donc faire une cession distincte de l’usage et de la propriété (…). Voilà pourquoi on a le droit de faire payer l’usufruit d’une maison et de redemander ensuite la maison prêtée, comme cela se pratique dans les baux et les locations d’immeubles. »
Mais, qu’en est-il de l’argent que l’on prête ? Thomas répond : « Aristote remarque qu’il a été principalement inventé pour faciliter les échanges ; donc son usage propre et principal est d’être consommé, c’est-à-dire dépensé, puisque tel est son emploi dans les achats et les ventes. En conséquence, il est injuste en soi de se faire payer pour l’usage de l’argent prêté ; c’est en quoi consiste l’usure ».
Ceci dit, comment saint Thomas explique-t-il les exceptions ou concessions que l’Écriture semble envisager ? Laissons de côté le texte de Luc qui métaphoriquement parle de biens spirituels, et voyons plutôt comment saint Thomas envisage la licéité du prêt à l’étranger dans l’Ancien Testament[2]. Le P. Spicq n’hésite pas à écrire que la solution proposée est »tendancieuse »[3] dans la mesure où l’interdiction du prêt à intérêt entre « frères » doit s’étendre, dit Thomas, à tous les hommes et que les Prophètes ont parlé en ce sens : « c’était une tolérance pour éviter un plus grand mal » : prêter à intérêt aux Juifs.[4]
On ne peut non plus accepter l’argument selon lequel on pourrait demander, dans le contrat, une indemnité parce qu’on ne gagne plus rien avec l’argent prêté : « on n’a pas le droit de vendre, réplique saint Thomas, ce que l’on ne possède pas encore et dont l’acquisition pourrait être compromise de bien des manières. »[5] Autrement dit, on ne peut « vendre ce que l’on n’a pas encore et ce que l’on n’aura peut-être jamais ».[6]
Et qu’en est-il de la vente à crédit ?
Thomas l’assimile purement et simplement à l’usure : « vendre un objet au-dessus de son juste prix parce que l’on accorde à l’acheteur un délai de paiement, c’est une usure manifeste, car ce délai ainsi concédé a le caractère d’un prêt. Par conséquent, tout ce qu’on exige au-dessus du juste prix en raison de ce délai, est comme le prix ou l’intérêt d’un prêt, et doit donc être considéré comme usuraire. »[7]
Toutefois, on peut trouver ici et là quelques distinctions qui peuvent nuancer la sévérité du propos et qui, selon E. Gilson, pourraient fournir une justification à « bien des prêts à intérêt tels qu’on les pratique de nos jours ».[8]
Ainsi, « dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent, mais recevoir un dédommagement. Il se peut d’ailleurs que le prêt évite à l’emprunteur un préjudice plus grand que celui auquel s’expose le prêteur. C’est donc avec son bénéfice que le premier répare le préjudice du second. »[9]
Ainsi, Thomas envisage-t-il aussi que la dépense ne soit pas le seul usage de l’argent : « les pièces d’argent monnayé pourraient avoir un usage secondaire ; par exemple, si on les prêtait à autrui pour qu’il en fasse étalage ou les mette en gage. On pourrait alors licitement exiger un prix pour cet usage de l’argent ».[10]
Le problème est différent aussi si le prêt est octroyé dans le cadre d’une entreprise économique : « celui qui confie une somme d’argent à un marchand ou à un artisan et constitue en quelque sorte avec eux une société, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, si bien qu’il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice. »[11]
Il est clair que, pour l’essentiel, Thomas envisage des prêts simples: une personne démunie ou dans l’embarras sollicite d’un voisin, d’un ami mieux pourvu un peu de son argent qui dort. Thomas avait surtout en vue dans sa sévérité radicale contre les prêteurs la protection des emprunteurs contraints : « jamais il ne sera permis d’engager quelqu’un à prêter en exigeant des intérêts ; mais quand un homme est disposé à faire des prêts de cette nature et ainsi pratique l’usure, il est permis de lui emprunter à intérêt ; ceci en vue d’un bien, qui est de subvenir à sa propre nécessité ou à celle d’autrui ».[12]
Enfin, pas plus que les auteurs de l’Ancien Testament, pas plus que les Pères, Thomas « ne prévoyait certes pas la complication des méthodes bancaires modernes »[13]
A plusieurs reprises, les souverains pontifes vont être sollicités de juger certaines pratiques financières parfois très techniques[1]. Ils vont devoir aussi, de temps à autre, rappeler les grands principes car la spéculation et la recherche illicite de gains restent des fléaux, de siècle en siècle.
Retenons que Léon X, au 5e concile du Latran[2], prend la défense des Mont-de-piété qui, malgré de nombreux décrets en leur faveur[3], étaient critiqués quant à leur manière d’entrer dans leurs frais. Le document confronte tout d’abord les argumentations en présence développées de part et d’autre par des personnalités compétentes:
« Certains maîtres et docteurs disent que ces monts ne sont pas licites lorsque, après un certain temps, les administrateurs de tels monts exigent des pauvres mêmes à qui le prêt est fait quelque chose de plus que le capital ; pour cette raison, ces monts n’échapperaient pas au crime d’usure… puisque notre Seigneur, comme l’atteste l’évangéliste Luc (Lc 6, 34s), nous a obligés par un précepte clair à ne pas attendre d’un prêt plus que le capital. En effet, il y a précisément usure lorsque, par suite de l’usage d’une chose qui ne produit pas de fruits, l’on s’efforce d’obtenir un surplus et un fruit sans effort, sans frais et sans risques. …
De nombreux autres maîtres et docteurs affirment… que, pour un bien si grand et si nécessaire à la chose publique, rien ne doit être exigé ni espéré en raison du seul prêt, mais que, pour indemniser ces mêmes monts pour les dépenses des mêmes administrateurs et pour tout ce qui se rattache à leur nécessaire entretien, il est permis, sans faire preuve de lucre et pourvu que ce soit nécessaire et modéré, d’exiger et de prélever quelque chose de la part de ceux qui sont avantagés par un tel prêt, puisque la règle de droit prévoit que celui qui profite du bienfait doit aussi porter le fardeau, en particulier lorsque l’autorité apostolique y consent. Ces derniers maîtres et docteurs montrent d’autre part que cette position a été approuvée par nos prédécesseurs, les pontifes romains d’heureuse mémoire, Paul II, Sixte IV, Innocent VIII, Alexandre VI et Jules II. «
Entre ces deux avis, le Saint Père tranche sans surprise:
« Nous voulons donc Nous occuper de cette question comme il convient par souci de justice, d’une part, afin de ne pas ouvrir l’abîme de l’usure, par amour de la piété et de la vérité, d’autre part, afin de subvenir aux besoins des pauvres. En entretenant ces deux préoccupations, puisqu’elles paraissent concerner la paix et la tranquillité de toute république chrétienne, avec l’approbation du saint concile, Nous déclarons et définissons que les mont-de-piété déjà mentionnés, créés par les républiques et approuvés et confirmés depuis ce temps par l’autorité du Siège apostolique dans lesquels, en compensation et en indemnisation des seules dépenses encourues pour leurs administrateurs et les autres choses qui concernent leur maintien, on reçoit quelque chose de modéré en plus du prêt, sans lucre et à titre d’indemnité, ne présentent pas d’apparence de mal, n’incitent pas au péché et ne doivent d’aucune façon être condamnés ; bien plus, Nous déclarons et définissons qu’un tel prêt est méritoire, qu’il doit être loué et approuvé, qu’il ne doit aucunement être réputé usuraire…
Nous voulons que tous…ceux qui désormais oseront prêcher ou disputer, oralement ou par écrit, à l’encontre de la présente déclaration et décision…encourent la peine d’une excommunication déjà portée. »
En 1566, le Concile de Trente prescrit très simplement que « ceux qui ne sont pas en situation de donner aux pauvres, doivent au moins leur prêter de bonne grâce, selon ce commandement du Seigneur : « Prêtez, sans rien espérer de votre prêt. »[4] Et David a exprimé en ces termes le mérite d’une telle conduite : « Heureux celui qui a compassion des pauvres et qui leur prête ! » ( Ps 111, 5). »[5]
En 1590, Sixte V considère le vice de l’usure comme « odieux à Dieu et aux hommes, condamné par les canons ecclésiastiques et contraire à la charité chrétienne ».[6]
Au XVIIe siècle, Alexandre VII, face à des mœurs de plus en plus libres dans la noblesse en particulier et sous la pression de l’Université de Louvain, établit une liste de 45 propositions condamnées et notamment celle-ci : « Il est licite au prêteur d’exiger quelque chose en plus de la somme prêtée s’il s’oblige à ne pas réclamer cette somme avant un certain temps »[7]. De même Innocent XI, quelques années plus tard, dans une liste de 65 propositions condamnées[8].
La constance magistérielle n’empêche pas qu’en pratique, bien des accommodements aient été tolérés. Si les théologiens protestants, Luther, Melanchton et Zwingle, condamnaient le prêt à intérêt à l’exception de Calvin qui le permettait à certaines conditions[9], un certain nombre de moralistes catholiques se demandèrent si la théorie classique n’était pas trop absolue surtout dans le cadre économique nouveau après la découverte de l’Amérique qui donna au commerce une extension jusqu’alors insoupçonnable. En Espagne, le cardinal de Lugo[10] estimait qu’elle soulevait bien des difficultés et qu’en tout cas, elle ne pouvait être déduite bien clairement de l’Écriture sainte. A Louvain, le jésuite Lessius[11] va aller plus loin et va établir un principe qui annonce la conception moderne du prêt à intérêt. Considérant l’argent comme un instrument de commerce, il estime « que tout commerçant en prêtant même une somme d’argent, dont il ne tire pas actuellement profit, peut exiger une compensation pécuniaire pour l’obligation acceptée de se priver de cette somme d’argent pendant un temps déterminé ». Pourquoi ? Parce que, dans la mesure où l’argent est un instrument de commerce, une valeur de production, « se priver pendant un temps déterminé de l’instrument de son métier est un dommage estimable en valeur d’argent ».[12] E France, les jésuites s’opposèrent à l’intransigeance des jansénistes qui, dans tous les cas, condamnaient le prêt à intérêt au nom de la charité[13]. En Allemagne un autre jésuite, Pichler[14] justifie ainsi l’usage répandu et toléré du prêt à intérêt : « le prêt à intérêt est défendu par le droit naturel et divin conditionnellement et quand le dol, l’avarice ou la dureté y influent, de même, quand il y a usure vorace, accablant et pressurant le prochain ; mais il n’est pas défendu d’une manière absolue et quand il ne s’y trouve ni dol, ni avarice, ni oppression du prochain, ni manque de charité et qu’on n’exige qu’un intérêt modique, selon les statuts ou les usages des lieux. »[15]
En 1730, une « nouvelle controverse »[16] va provoquer une prise de position romaine. En 1730, la ville de Vérone avait emprunté de l’argent au taux de 4% et l’évêque du lieu avait condamné cette opération. La cause fut portée à Rome et, en juillet 1745, le pape Benoît XIV chargea un groupe d’experts d’étudier le problème d’un point de vue doctrinal[17]. Il était, en effet, impossible à cette commission d’étudier le cas concret qui avait suscité tant de remous étant donné que Rome n’avait pas à sa disposition tous les documents concernant l’affaire. Le résultat unanime des travaux fut promulgué par le pape dans l’encyclique Vix pervenit, la même année, le 1er novembre 1745, à destination des archevêques, évêques et ordinaires d’Italie. Le Pape l’envoya plus tard à d’autres Églises et Grégoire XVI[18] en étendit la leçon au monde entier.
Les experts réunis, les décrets des pontifes précédents, l’autorité des conciles et des Pères, amène Benoît XIV à réaffirmer la doctrine traditionnelle : la nature du contrat de prêt (mutuum) « demande qu’on ne réclame pas plus qu’on a reçu » sinon il y a usure[19]. Peu importe que l’intérêt soit modéré ou petit, qu’il soit réclamé à un pauvre ou à un riche[20], peu importe que l’argent ainsi prêté apporte des bénéfices à l’emprunteur, le prêt à intérêt reste interdit en vertu du principe d’égalité, « en vertu de cette justice qu’on appelle commutative, et à laquelle il appartient d’assurer de façon intangible l’égalité de chacun dans les contrats humains et de la rétablir strictement lorsqu’elle n’a pas été observée ». Tel est l’enseignement du sens commun et de la raison naturelle. Par essence, intrinsèquement, il ne peut en être autrement. Telle est aussi l’instruction donnée par Jésus-Christ : « Si quelqu’un veut emprunter auprès de toi, ne te dérobe pas » (Mt 5, 42).
Toutefois, d’ »autres titres », « adjoints au contrat », « des titres qui ne sont pas inhérents et intrinsèques à ce qu’est communément la nature du prêt lui-même » peuvent justifier un intérêt. Ces titres extrinsèques, accidentels, créent « une raison tout à fait juste et légitime d’exiger de façon régulière plus que la capital dû sur la base du prêt ». Le principe se trouve déjà chez saint Thomas et, depuis le XIVe siècle, était admis le versement d’une compensation si le prêt causait un préjudice au prêteur, si celui-ci était privé d’un gain licite, s’il s’exposait au risque de perdre l’argent prêté, à des frais de gestion ou à ne pas être remboursé dans les délais prévus. [21]
Enfin, Benoît XIV ne nie pas non plus « que quelqu’un pourra souvent investir et utiliser son argent de façon régulière par d’autres contrats distincts de par leur nature du contrat de prêt, soit pour obtenir des revenus annuels, soit aussi pour faire un commerce ou des affaires licites, et en percevoir des gains honorables ».
En conclusion, Benoît XIV invitait les guides spirituels et les fidèles à la prudence, à s’informer auprès des personnes compétentes, à vérifier si le contrat qu’ils voulaient conclure ou avaient conclu était un contrat de prêt à intérêt ou un autre contrat et s’il s’avérait qu’il s’agissait bien d’un contrat de prêt à intérêt de vérifier s’il y avait « un autre titre en même temps que le prêt ».
Toutefois, on constate que les thèses protestantes séduisent de plus en plus et que les titres extrinsèques évoqués par Benoît XIV permettent à certains clercs de justifier des pratiques qui n’ont jamais été éradiquées et qui, au contraire, se sont de plus en plus répandues. C’est pourquoi, en France par exemple, à la demande de quelques autorités ecclésiastiques inquiètes, M.E. Pagès, professeur de théologie morale à l’Académie de Lyon et chanoine honoraire de Montpellier, rédige sa célèbre Dissertation sur le prêt à intérêt pour défendre et expliquer la position de l’Église telle qu’elle avait été définie par Benoît XIV. En outre, l’auteur publie une série de décisions prises par Grégoire XIII (1572-1585), Pie VI (1775-1799), Pie VII (1800-1823) et quelques personnalités romaines et françaises. A la lecture de ce livre, on se rend compte que l’auteur s’efforce de raidir la position du Magistère en réduisant la portée des titres extrinsèques et en demandant aux confesseurs d’être sévères[22].
C’était peut-être dépasser la pensée de Benoît XIV qui demandait explicitement d’éviter « avec le plus grand soin les extrêmes toujours vicieux. Quelques-uns, jugeant ces affaires avec beaucoup de sévérité blâment tout intérêt tiré de l’argent comme illicite et tenant à l’usure. d’autres, au contraire très indulgents et relâchés pensent que tout profit est exempt d’usure. »
Plusieurs documents d’Église ultérieurs vont rassurer les fidèles inquiets. Ainsi fit saint Alphonse de Liguori peu après la publication de l’encyclique[23]. Ainsi aussi le décret Non-esse inquietendos, en 1830[24]. Sollicité par l’évêque de Rennes et bien conscient des « vives discussions » dont Vix pervenit est toujours l’objet, le pape Pie VIII, le 18 août 1830 confirme les confesseurs qui font preuve de modération en la matière[25]. Le Saint-Office réagira de la même manière en 1838, sous Grégoire XVI[26].
Sur le fond, une dernière mise au point aura lieu en 1873, sous le pontificat de Pie IX. La Sacrée Congrégation pour la propagation de la foi rappelle, dans une Instruction, onze documents qui ont traité du prêt à intérêt et conclut[27]:
« 1. d’une manière générale, il faut dire à propos du gain perçu pour un prêt qu’absolument rien ne peut être perçu en vertu du prêt, c’est-à-dire de façon directe et simplement en raison de celui-ci.
2. Percevoir quelque chose en plus du capital est licite si cela vient s’ajouter au prêt à un titre extrinsèque, qui n’est pas communément lié et inhérent au prêt de par la nature de celui-ci.
3. Si quelque autre titre fait défaut, comme par exemple un gain qui cesse, une perte qui se produit, et le danger de perdre le capital ou des efforts à mettre en œuvre pour retrouver le capital, le seul titre de la loi civile peut également être considéré comme suffisant dans la pratique, aussi bien par les fidèles que par leurs confesseurs à qui il n’est donc pas permis d’inquiéter les pénitents à ce sujet aussi longtemps que cette question demeure en jugement, et que le Saint-Siège ne l’a pas explicitement définie.[28]
4. La tolérance de cette pratique ne peut aucunement être étendue jusqu’à rendre honnête une usure, si minime soit-elle, s’agissant de pauvres, ou une usure immodérée et excédant les limites de l’équité naturelle.
5 Enfin, il n’est pas possible de déterminer de façon universelle quel montant de l’usure doit être considéré comme immodéré et excessif, et lequel doit être considéré comme juste et modéré, puisque cela doit être mesuré dans chaque cas particulier en considérant toutes les circonstances tenant aux lieux, aux personnes et au moment. »
Ainsi se termine le dernier document consacré par le Magistère à cette question. Elle a, nous l’avons vu, suscité de nombreuses prises de position. Elles ont été parfois provoquées par des problèmes très précis mais aussi par le scrupule de nombreux chrétiens soucieux à la fois d’aider les pauvres et de respecter l’autorité des Pères. Enfin, les interventions se multiplient à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, au moment où l’économie change.
L’Église estime sans doute que l’essentiel a été dit avec Vix pervenit car, désormais, nous ne trouverons plus que quelques réflexions ici ou là dans les textes officiels de l’Église.
Dans le Code de droit canon de 1917, on lit que « dans la prestation d’une chose fongible, il n’est pas de soi illicite de fixer par contrat un profit légal », pour autant, ben sûr, que ce soit au nom de titres extrinsèques[29]. Quant au Code de 1983, il estime que des administrations catholiques peuvent emprunter puisqu’il recommande: « Les administrateurs sont tenus de payer au temps prescrit les intérêts d’un emprunt ou d’une hypothèque, et de veiller à rembourser à temps le capital. »[30]
A partir du XIXe siècle, dans l’enseignement des souverains pontifes, la question de l’argent et du prêt sera insérée dans les mises en garde contre les excès du capitalisme libéral[1].
Pie XI, rappelons-nous, remarque : « Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simple dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.
Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme économique dont ils tiennent la vie entre les mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer »[2] Il souhaite que le capital et son investissement qu’il relie à la vertu de magnificence[3], soient bien orientés : « Des principes posés par le Docteur Angélique, nous déduisons que celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles, pratique d’une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps, l’exercice de la vertu de magnificence. »[4]
Mais, le plus impressionnant dans l’enseignement de Pie XI est, nous l’avons déjà évoqué, l’extrême lucidité qu’il a manifestée dans l’analyse de l’évolution du capitalisme et notamment la transformation inquiétante du monde économique qui trouve un dynamisme nouveau dans la spéculation plutôt que dans le travail. Il n’est pas inutile de citer le texte suivant dans son entièreté car il met d’emblée en évidence la racine d’un mal qui ne cessera d’empirer, nous en sommes les témoins:
« La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là, cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. L’instabilité de la situation économique et celle de l’organisme tout entier exigent de tous ceux qui y sont engagés la plus absorbante activité. Il en est résulté chez certains un tel endurcissement de la conscience que tous les moyens leur sont bons, qui permettent d’accroître leurs profits et de défendre contre les brusques retours de la fortune les biens si péniblement acquis ; les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés attirent aux fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production. Les institutions juridiques destinées à favoriser la collaboration des capitaux, en divisant et en limitant les risques, sont trop souvent devenues l’occasion des plus répréhensibles excès ; nous voyons, en effet, les responsabilités atténuées au point de ne plus toucher que médiocrement les âmes ; sous le couvert d’une désignation collective se commettent les injustices et les fraudes les plus condamnables ; les hommes qui gouvernent ces groupements économiques trahissent, au mépris de leurs engagements, les droits de ceux qui leur ont confié l’administration de leur épargne. Il faut signaler enfin ces hommes trop habiles qui, sans s’inquiéter du résultat honnête et utile de leur activité, ne craignent pas d’exciter les mauvais instincts de la clientèle pour les exploiter au gré de leurs intérêts. »[5] Devant la gravité de cette situation, Pie XI ne voit de remède que dans « une sûre discipline morale, fortement soutenue par l’autorité sociale ».[6]
Comme son prédécesseur, Pie XII va se pencher sur le problème de l’investissement si important pour l’emploi[7] mais qui ne peut faire fi de la vie des travailleurs : « La solidarité des hommes entre eux exige, non seulement au nom du sentiments fraternel mais aussi de l’avantage mutuel lui-même, que l’on utilise toutes les possibilités pour conserver les emplois existants et pour en créer de nouveaux. Dans ce but, ceux qui sont capables d’investir des capitaux doivent se demander, au nom du bien commun, si leur conscience leur permet de ne pas faire de pareils investissements, dans les limites des possibilités économiques, dans des proportions et au moment opportuns, et de se retirer à l’écart dans une vaine prudence. »[8] « Une politique d’expansion économique n’exige pas seulement des investissements considérables, dont il faut savoir apprécier les possibilités et les risques, elle ne requiert pas seulement un progrès constant de la recherche scientifique et donc de la préparation dans le pays de savants et d’ingénieurs appliqués à cet effort, elle engage aussi la vie des travailleurs et de leurs familles. Ce n’est pas à leurs dépens que doivent s’opérer les reconversions nécessaires à la vie de l’industrie, ainsi que les indispensables évolutions de l’agriculture et du commerce ».[9]
L’enseignement de Pie XII ne s’arrête pas là. A partir du moment où, selon le caractère particulier de son pontificat, il rencontre les banquiers et leurs employés, Pie XII élargit sa réflexion et repense en profondeur le rapport du chrétien à l’argent car, apparemment, comme il le dit, « monde bancaire et idée chrétienne ; argent et évangile » sont des « termes en soi antithétiques pour qui a présente la prédication de Jésus-Christ, l’exaltation par Lui de la pauvreté, le contraste solennellement affirmé par Lui entre Dieu et Mammon ».[10] Certes, le cœur dominé par l’argent est prêt à toutes les turpitudes mais s’il « vient au pouvoir d’âmes non encombrées de cupidités, libres de cette liberté des choses contingentes que nous a procurée Jésus-Christ, alors il n’y a bonne œuvre qu’il ne puisse susciter et entretenir pour le bien des hommes et la gloire de Dieu, devenant ainsi, par un miracle de la grâce, un escalier lui-même vers la justice et la sainteté chrétiennes. »[11] Ce lyrisme à propos de l’argent est nouveau, il rompt avec la mauvaise conscience qui a souvent animé les chrétiens vis-à-vis de l’argent. Pie XII n’hésite pas à s’en prendre à cette « conception malsaine » qui considère le système bancaire comme s’il « était par sa nature même entaché d’une faute. Comme si l’exercice de votre profession, dit-il aux employés, et l’objet même de votre travail vous mettaient inévitablement en danger de contaminer votre cœur. Comme s’il était particulièrement difficile pour vous de libérer votre âme de l’attachement aux biens éphémères et fallacieux, de passer à travers la flamme des richesses temporelles de façon à ne pas perdre les trésors éternels »[12]. Même le financier « au sens propre du mot (…) peut lui-même unir à l’application de sa compétence et à l’utilisation de sa capacité professionnelle, le véritable esprit évangélique, c’est-à-dire la liberté d’un cœur profondément détaché de l’argent qu’il manie, des valeurs qu’il négocie, des biens matériels qu’il administre, en ne connaissant qu’un seul Seigneur, Dieu (Mt 6, 24), qu’il sert dans une obéissance d’esprit et d’action à ses commandements et dans la fidélité au Christ. »[13] Cela clairement affirmé, Pie XII, souligne le rôle économique et social important que les banques ont joué à toutes les époques et qu’elles jouent davantage encore aujourd’hui[14]:
d’une manière générale, la banque est « le carrefour où se rencontrent le capital, la pensée, le travail »[15]. Le chrétien donc ne peut que se réjouir de cette mise en relation puisqu’il refuse d’opposer ces différentes composantes de la vie économique et sociale.
« Si l’argent n’a pas été défini à tort comme le sang dans l’organisme du corps économique[16], on pourra bien en conclure que les Banques sont comme le cœur qui doit en régler la circulation pour le plus grand bien des familles, des individus, des groupes sociaux, dont l’ensemble forme le corps national économique ; d’où la puissance, l’utilité, la responsabilité du système bancaire. »[17]
« L’influence et la responsabilité des banques est énorme. Elles sont les intermédiaires du crédit et les fournisseuses des fonds au commerce, à l’agriculture et à l’industrie ; elles tirent de là une haute importance sociale. L’ordre économique actuellement en vigueur est inconcevable sans le facteur argent. Les banques en dirigent le cours ; il importe donc que celui-ci ne soit pas dirigé vers des entreprises économiquement malsaines, violant la justice, funestes au bonheur du peuple, pernicieuses pour la vie civile, mais soit en harmonie avec la saine économie publique et avec la vraie culture.
Tout ceci exige dans les dirigeants des banques et dans leurs employés, l’expérience des questions économiques, le sens social, une absolue conscience et loyauté. »[18]
Plus concrètement encore, Pie XII dira que « la fonction sociale de la Banque » consiste « à mettre l’individu en état de faire fructifier le capital, même minime, au lieu de le dissiper ou de le laisser dormir sans aucun profit ni pour soi ni pour les autres (…)[19]. C’est pourquoi les services que la banque peut rendre sont multiples : faciliter et encourager l’épargne ; réserver l’épargne pour l’avenir en la rendant fructueuse déjà dans le présent ; lui permettre de participer à des entreprises utiles qui ne pourraient être engagées sans son concours ; rendre faciles et parfois tout simplement possibles, le règlement des comptes, les échanges, le commerce entre l’État et les organismes privés et, en un mot, toute la vie économique d’un peuple ; établir, en quelque sorte, un régulateur qui aide à surmonter les périodes difficiles, sans courir à la catastrophe. »[20]
A propos du crédit, Pie XII louera une institution de droit public - la Banque nationale du Travail d’Italie - qui vint « en aide, au moyen de concessions de crédit, aux Coopératives, surtout agricoles » d’abord, puis « aux moyennes et petites industries, rendues vivantes et confiantes grâce aux crédits qui assurent et facilitent leur production autonome. Cette fonction elle aussi, - en l’heure présente, ajoute Pie XII, d’une portée capitale, - est une application heureuse et pratique de la doctrine sociale de l’Église. » De plus, grâce à ses « avances d’argent », la Banque contribue « à renforcer et accélérer la construction d’habitations (…) qui (…) donnent aux familles « l’espace, la lumière, l’air »[21] pour accomplir leur missions. »[22]
Le prêt et même le prêt à intérêt peut être une institution bienfaisante dans la mesure où il permet « la rencontre du capital et de l’idée. En proportion de l’importance de ce capital, de la valeur pratique de cette idée, la crise du travail se trouvera plus ou moins enrayée. L’ouvrier laborieux et consciencieux obtiendra plus aisément une occupation ; l’accroissement de la production permettra de tendre, lentement peut-être, mais progressivement, vers un équilibre économique ; les multiples inconvénients et désordres, fruits déplorables du chômage, seront atténués pour le plus grand bien d’une saine vie domestique, sociale et, partant, morale. Dans une certaine mesure, si modique qu’elle puisse être, l’épargne deviendra possible à un plus grand nombre, avec les avantages de tout ordre (…). »[23]
On l’a compris, Pie XII n’envisage pas le prêt dans n’importe quel contexte.
d’une part, le banquier doit tenir compte de l’intérêt personnel du possesseur du capital car « le souscripteur veut être assuré de ne pas perdre sa mise de fonds. Il désire même, sans préjudice d’un honnête revenu pour son propre compte, en faire un instrument au bénéfice d’autrui et de la société. Cela suppose, évidemment, que l’entreprise mérite sa collaboration, et qu’elle est, en elle-même, de nature à l’intéresser, parce qu’elle s’harmonise avec ses dispositions et ses goûts personnels. »
d’autre part, le banquier doit évaluer celui qui fait appel au crédit: celui qui cherche à obtenir un crédit, « c’est un jeune inventeur, c’est un homme d’initiative, un bienfaiteur de l’humanité ». Il conseille au banquier de « l’étudier, pour ne pas risquer de livrer le prêteur confiant à un utopiste ou à un aigrefin, pour ne pas risquer non plus d’éconduire un solliciteur méritant, capable de rendre d’immenses services, auquel ne manquent que les ressources indispensables à la réalisation. » Il faut « peser sa valeur, comprendre ses projets et ses plans, l’aider, le cas échéant, de quelque conseil ou suggestion pour lui épargner une imprudence ou pour rendre sa conception plus pratique, pour voir enfin à quel bailleur de fonds l’adresser et le recommander. Que de génies, que d’hommes intelligents, généreux, actifs, meurent dans la misère, découragés, ne laissant vivre que l’idée, mais une idée que d’autres plus habiles sauront exploiter à leur profit. » A côté de ces créateurs en recherche de fonds, « il y a, en outre, tous ceux, qu’une année mauvaise, une récolte déficiente, des dommages causés par la guerre ou la révolution, par la maladie, ou quelque circonstance imprévue et imprévisible, sans qu’il y ait de leur faute, mettent en difficulté passagère. Ils pourraient, grâce à un crédit, se relever, se remettre en train et, avec le temps, amortir leur dette. »[24]
Pie XII ne prend pas en considération le crédit à la consommation tel qu’il s’est développé aujourd’hui. On peut même penser qu’implicitement il le réprouve puisqu’il ne manque jamais une occasion de demander à ses interlocuteurs de « résister avec persévérance aux mille tentations de plaisirs, de jouissances, d’amour-propre, de confort qui, même sans en arriver jusqu’au luxe, n’en dépassent pas moins ce qui est le juste nécessaire. »[25] C’est dans cet esprit que le Saint Père louera l’action des banques populaires qui ont été constituées « pour échapper à l’emprise des usuriers » et pour « subvenir aux nécessités économiques des petites entreprises industrielles, agricoles, artisanales, en leur fournissant les capitaux requis pour leur bon fonctionnement. » Les banques populaires sont « des instruments destinés à recueillir l’épargne, et à en assurer la meilleure utilisation à l’endroit même où elles se trouvent et au profit général de ceux qui l’ont fournie. Elles intéressent donc un nombre assez étendu d’associés aux parts modestes dont elles soutiennent les entreprises par des prêts consentis avec discernement, et en se gardant d’exposer leurs capitaux à des risques trop graves. L’argent dont elles disposent, constitue en effet le moyen d’existence et de travail indispensable aux associés ; il a été gagné par un labeur persévérant et ne peut servir à des opérations hasardées, fussent-elles prometteuses. Il convient donc de le consacrer surtout à la consolidation des activités et au bien des personnes sur lesquelles repose pour une bonne part la stabilité des institutions sociales et la valeur morale de la nation et qui, en tout temps ont démontré leur attachement à la patrie, à la famille et à leur foi religieuse. » Pour Pie XII, les banques populaires illustrent parfaitement le respect de la hiérarchie des valeurs même dans le domaine économique puisque « c’est le bien de tous qui prime ici les autres considérations comme seraient par exemple l’ambition d’obtenir de brillants succès financiers ou de s’arroger dans l’économie générale une autorité plus en vue. » Mieux encore, elles mettent « en évidence comment le sens d’l’épargne et la juste limitation de la tendance à la consommation conditionnent le mouvement d’expansion de l’économie (…) Au lieu de céder au penchant de la facilité et de l’égoïsme, qui se désintéresse de l’avenir pour jouir avec insouciance du présent, l’individu apprend à organiser sa vie suivant un plan réfléchi, à l’ordonner en fonction de la solidarité qui l’unit aux membres de la communauté sociale à laquelle il appartient. » Preuve de cette juste appréciation des valeurs, les banques populaires attribuent « une large part de leurs profits à des activités éducatives, qui n’offrent pas la perspective d’un rendement immédiat, mais visent avant tout l’élévation intellectuelle et spirituelle de la population ». Ces banques réalisent ainsi « de façon éminente la fin pour laquelle elles ont été fondées. Elles confèrent par là une nouvelle dimension à tout l’ensemble de l’économie qui, loin de constituer un but en soi, reste subordonné à une finalité plus haute, celle de l’âme humaine et des valeurs transcendantes de l’esprit. »[26]
La question du libéralisme financier, disait le P. Calvez, est celle qui « importe le plus pour l’avenir » et elle ne se limite pas à cet autre problème crucial qu’est le développement des peuples. Tout le monde est concerné et risque d’être victime dans l’interdépendance grandissante des peuples. Dans les pays développés, les meilleures politiques risquent à tout moment d’être contrecarrées par les pratiques autonomes de la sphère financière moderne[1].
La question mais elle n’échappe pas aux préoccupations de le l’Église. Elle ne peut lui échapper car « la monnaie a un trop grand rôle économique, social et politique pour n’être pas examinée attentivement par un chrétien ». En effet, « la monnaie est un signe essentiel de l’état des rapports entre les hommes (…). Les innombrables répercussions des modalités de la gestion monétaire font qu’elle est au cœur de la conscience du sentiment que chacun éprouve de son appartenance à une communauté humaine solidaire ».[2]
En 1991, le pape Jean-Paul II rappelle que la possession des moyens de production « devient illégitime quand la propriété n’est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement d’ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur limitation, de l’exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de la solidarité dans le monde du travail. »[3] Ces grands principes traditionnels condamnent bien des pratiques économiques et financières d’aujourd’hui mais sans les évoquer directement ni les analyser pour proposer des pistes d’action.
En 1994, le Conseil pontifical « Justice et paix » publie une petite étude de deux fonctionnaires du Ministère de l’Economie français[4], intitulée « Le développement moderne des activités financières au regard des exigences éthiques du christianisme »[5]. Ce texte est « surtout destiné à ouvrir une discussion et à animer un débat. Il ne prétend pas, face à une réalité si mouvante, présenter des positions définitives ; et celles que l’on y trouve restent, bien entendu, celles des auteurs eux-mêmes ».[6]
Pour les auteurs, le développement moderne des activités financières risque de mettre à mal l’exigence de solidarité, une des deux exigences majeures de la doctrine sociale de l’Église. En effet, l’activité financière moderne risque de favoriser la concentration du pouvoir[7], l’inégalité entre les nations[8], l’oubli de la destination universelle des biens dans l’allocation des ressources et de la justice dans l’emploi des richesses.
Pour ce qui est de l’autre exigence essentielle de la doctrine, à savoir la priorité du travail sur le capital, elle risque aussi d’être mise à mal par la spéculation et les investissements non productifs c’est-à-dire les placements dans la « sphère financière » au détriment de la « sphère réelle ».
Comment éclairer la réalité nouvelle, se guider éthiquement dans le monde économique nouveau ? C’est à répondre à cette question que vont s’employer les auteurs, conscients du fait que « l’intermédiation financière » n’a pas encore été l’objet d’une attention spécifique de la part du magistère[9].
Pour jeter les bases d’une réflexion éthique, Salins et Villeroy commencent par analyser les rapports actuels entre la « sphère financière » et « l’économie réelle » pour constater que si elles sont opposées, comme le soulignent traditionnellement les Papes depuis Pie XI, elles sont aussi complémentaires. Si « l’activité financière se déploie dans un univers très largement déréglementé », ignorant les frontières et se nourrissant de spéculation, elle cultive l’innovation , soutient le développement industriel ou commercial des entreprises et leur compétitivité, et offre aux acteurs économiques les moyens techniques pour gérer les incertitudes dues aux déséquilibres économiques, aux chocs pétroliers ou encore l’instabilité du système monétaire international.
Cette analyse nuancée amène les auteurs à adoucir un peu le jugement porté habituellement sur la spéculation[10]. Certes, la spéculation est corruptrice puisque sa loi est l’enrichissement à tout prix ; par là, elle dissout les finalités de l’économie et anesthésie les consciences de ceux qui sont chargés de la réguler. Mais si dangereuse soit-elle, elle est liée à la finance. Celle-ci, « est, en effet, observation (spéculation) de l’avenir, anticipation des conséquences de cet avenir estimé sur la valeur d’un actif financier, et, surtout, fait nouveau, possibilité d’échanger aisément ces anticipations sur un marché ».[11] Et, citant le P. E. Perrot, ils ajoutent que l’utilisation des procédés spéculatifs « permet de mieux prévoir les revenus à venir et d’investir à meilleur escient, ce qui est conforme à l’action morale ».[12] La spéculation n’est pas un simple jeu de hasard permettant un enrichissement rapide. Elle repose souvent sur une capacité d’analyse qui peut s’exercer souvent aussi dans une relative transparence. Elle n’est pas non plus nécessairement délictueuse et n’engendre pas automatiquement de l’argent facile ou illégitime. Force est de constater que « le producteur doit (…) souvent utiliser les instruments mêmes qui servent au spéculateur.
Il n’empêche que la spéculation « fait partie de ces « terrae incognitae » dangereuses où l’individu et l’entreprise ne doivent s’aventurer que s’ils se fixent des limites claires. »[13]
Considérant la « financiarisation de l’économie » comme inéluctable, les auteurs pensent qu’il faut renouveler « la manière d’aborder certaines questions d’éthique sociale »[14] . Ainsi, l’Église a encouragé l’actionnariat populaire mais, étant bien entendu que cela « ne suffit pas à donner à l’homme toute la place qui lui revient dans l’entreprise », il faut reconnaître aujourd’hui que « la sphère financière a, en quelque sorte, « médiatisé » la propriété de l’entreprise » et que, par le fait même, « le droit de propriété n’est plus personnel mais s’exerce dans l’anonymat », les fonds étant désormais gérés par des professionnels.[15] Ainsi aussi, à propos des offres publiques d’achat (OPA) qui manifestent à première vue la priorité du capital sur le travail et risquent de déstabiliser les entreprises voire de les conduire au dépeçage, il faut apprendre à discerner les bonnes et les mauvaises manœuvres car si une OPA peut être agressive et strictement financière, une autre peut permettre à une entreprise de croître et d’être plus productive. Ainsi encore, la sphère financière a bousculé les règles qui présidaient au partage des richesses en agissant sur les taux d’intérêt, sur la gestion de l’épargne et, dans la globalisation, en rendant inefficace les politiques traditionnelles de redistribution. Une fois encore le capital a acquis une « liberté supérieure » souvent au détriment du bien commun et de la justice sociale.
L’Église ne peut évidement rester indifférente face à ce développement de la finance qui privilégie le temps court et favorise la croissance d’une économie de l’endettement « sans souci du lendemain » et elle a raison « d’insister pour que les choix économiques individuels soient tournés vers l’avenir » en rappelant que le temps de l’industrie et des activités productives traditionnelles est un temps long et qu’il convient de favoriser l’épargne et l’accès à la propriété.[16] En effet, « notre présent n’est pas le tout du projet humain » et « notre vie économique n’est qu’une part de notre finalité ». C’est pourquoi, l’Église appelle les prêteurs et les emprunteurs à la responsabilité afin que les dettes ne soient pas supportées par d’autres. C’est pourquoi aussi l’Église préfère l’investissement utile socialement et économiquement à la pure et simple consommation.
Très concrètement donc, chacun de nous, en tant qu’épargnant est invité à « privilégier des placements « socialement utiles même s’ils sont moins rémunérateurs »[17] », à éviter les placements suspects et la fraude fiscale. Quant à la rémunération de l’épargne, elle n’échappe pas au devoir traditionnel de pauvreté et de partage. En tant qu’emprunteur, outre que nous devons apprécier notre capacité de remboursement et veiller à utiliser l’argent efficacement « au service d’une finalité plus haute » comme nous y invite la parabole des talents, « le meilleur résumé de cette morale financière »[18], nous disent les auteurs.[19]
Quant au financier qui est l’intermédiaire incontournable, il est très exposé à toutes les tares et déviations de la sphère financière. Il doit d’autant plus mériter la confiance des clients par le respect d’une déontologie claire et rigoureuse[20], en évitant les abus, en informant et en conseillant ce qui convient le mieux à la situation du client. Le financier peut aussi être acteur, « spéculateur » dans le bon sens du terme, sur les marchés mais en construisant « sur le roc et pas sur le sable ».[21]
Pour ce qui est des responsables d’entreprises, ils sont les gardiens de la priorité du travail sur le capital et, pour cela, ils doivent, dans la transparence, veiller à ce « que l’entreprise soit fidèle à son objet social » et surveiller de près l’activité financière de l’entreprise.[22]
Enfin, last but not least, les gouvernants ont un rôle essentiel car ils sont « les garants ultimes de la justice : justice pour chaque individu, dans la protection de ses droits contre les risques d’iniquité associés à l’activité financière ; justice sociale, en veillant à ce que la finance ne contribue pas à accroître les inégalités de revenu ou de patrimoine. »[23] Dans cette action, pour réguler efficacement le marché dans le bon sens, la coopération internationale est indispensable et l’interdépendance doit déboucher sur une vraie solidarité dans le souci du long terme pour le développement intégral de l’homme et de tout homme.
Les auteurs n’ont donc pas oublié ce que beaucoup d’auteurs chrétiens oublient lorsqu’ils abordent la question économique et financière : la bonne volonté toujours problématique de chaque acteur a besoin du soutien et des balises que seul le pouvoir politique peut apporter. Un évêque confirme en dénonçant « la faiblesse du politique devant l’économique » : « cela n’est pas moral », écrit-il.[24]
L’enseignement de Pie XII, toujours valable dans ses principes et injonctions, peut sembler, à première vue, bien dépassé par les faits, par l’évolution de la banque, du système de prêt, de l’épargne et l’expansion de la spéculation comme des pratiques liées à l’argent sale. Et on pourrait regretter, avec le P. Calvez, que, face à cette dégradation, la question du libéralisme financier n’ait plus guère été traitée par la suite, « alors que c’est elle qui est devenue centrale désormais, aux yeux de beaucoup : c’est le point qui importe le plus pour l’avenir. »[1]
Disons que, d’une manière générale, l’Église continue sporadiquement à rappeler la nécessité de faire servir les investissements à l’emploi[2], de mettre le capital au service du travail[3]. « le revenu excédentaire, écrit le P. Calvez, qui n’est pas encore moyen de production, mais est susceptible de s’investir en moyens de production, ne peut être « possédé pour posséder », ni gaspillé à un usage de luxe personnel : il ne peut être possédé que pour une finalité sociale. »[4]
Toutefois, l’attention de l’Église va se porter de plus en plus sur les questions financières liées au développement des peuples et notamment sur la dette des pays les plus pauvres.
A l’approche du troisième millénaire, Jean-Paul II déclarait solennellement que « dans l’esprit du Livre du Lévitique (25, 8-12)[5], les chrétiens devront se faire la voix de tous les pauvres du monde, proposant que le Jubilé soit un moment favorable pour penser entre autres, à une réduction importante, sinon à un effacement total , de la dette internationale qui pèse sur le destin de nombreuses nations. »[6]
Plus caractéristique encore fut, en 1997, cette journée d’étude présidée par le cardinal Poupard sur L’Église et le prêt à intérêt, hier et aujourd’hui[7]. On y rappela l’évolution de la position de l’Église jusqu’à l’encyclique Vix pervenit, la nécessité de protéger les faibles contre la rapacité des riches et la difficulté de maintenir ce principe dans une culture moderne dominée par le dynamisme créateur, l’exaltation des libertés et l’affirmation de l’autonomie des consciences. On rappela aussi l’événement que fut la célèbre encyclique Populorum progressio[8] où Paul VI réitère la condamnation de « l’impérialisme international de l’argent » prononcée par Pie XI[9]. A partir de ce moment, l’attention de l’Église s’est portée sur la finance internationale et les pays en voie de développement et, très précisément, sur la dette extérieure de ces pays.[10] Nous y reviendrons.
En 2005, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église prend en compte la planétarisation des relations économiques et financières et souhaite que les États collaborent efficacement contre les dérives, que les syndicats se rénovent dans le même but[1].
Si sous le pontificat de Jean-Paul II, comme par le passé, le Magistère de l’Église s’est penché principalement sur le travail et son aspect subjectif prioritaire, il n’a pas oublié les antiques condamnations de l’usure. Le Compendium rappelle que « si dans l’activité économique et financière la recherche d’un profit équitable est acceptable, le recours à l’usure est moralement condamné »[2], puis il aborde la situation contemporaine. Si les marchés financiers existent depuis longtemps[3] et sont indispensables dans l’économie moderne, « la création de ce que l’on a qualifié de « marché global des capitaux » a entraîné des effets bénéfiques, grâce à une plus grande mobilité des capitaux permettant aux activités productives d’avoir plus facilement des ressources disponibles », la mobilité accrue « fait augmenter aussi le risque de crises financières ».[4] De plus, l’activité financière contemporaine devient une fin en soi et et n’est plus au service de l’économie ni des sociétés. Certains pays, hors du système financier international, en subissent malgré tout les « éventuelles conséquences négatives de l’instabilité financière sur leurs systèmes économiques réels, surtout s’ils sont fragiles ou si leur développement est en retard. » Pour être stable et efficace à la fois, pour « encourager la concurrence entre les intermédiaires et (…) assurer la plus grande transparence au profit des investisseurs », un « cadre normatif » est indispensable.[5] Or, la mondialisation de l’économie et de la finance rend de plus en plus caduque l’action de l’État[6]. Il est donc nécessaire et urgent que la communauté internationale se dote « d’instruments politiques et juridiques adéquats et efficaces », que les institutions économiques et financières internationales et les Organismes internationaux orientent le changement en étant très attentifs aux pays plus faibles et plus pauvres.[7] C’est à une action politique internationale que revient le devoir de guider les processus économiques pour qu’ils ne soient pas inspirés seulement par leurs intérêts propres mais pare le souci du bien commun de toute l’humanité. Cette réforme réclame « la consolidation des institutions existantes, ainsi que la création de nouveaux organes auxquels confier cette responsabilité ». En effet, « le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair er défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine. »[8]
Fort de l’enseignement de ses prédécesseurs, à travers, en particulier, Populorum progressio et Sollicitudo rei socialis, et face à l’ampleur notamment de la crise financière des années 2007-2008, conscient des déséquilibres du monde, de l’« activité financière mal utilisée et qui plus est, spéculative » qui s’ajoute à d’autres problèmes dramatiques, Benoît XVI, dans son encyclique Caritas in veritate, prend le mal à la racine en appelait à une « nouvelle synthèse humaniste » dont les maîtres-mots devraient être, comme nous l’avons déjà vu : don et gratuité. Le Saint-Père sait que « le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien à la façon de le créer que de l’utiliser. » Il sait aussi que « la visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté. »[9] Il insiste opportunément sur ce que la doctrine sociale ne cesse d’affirmer : la clé de toute la question sociale, c’est l’homme invité à vivre selon sa nature le plus profonde, celle d’un être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, Dieu qui est don, don gratuit de l’amour[10], de la création[11], de la vie[12], Dieu qui nous appelle donc à vivre ce don : aimer, est « la vocation déposée par Dieu dans le cœur et dans l’esprit de chaque homme. »[13]
Nourris de ces grands principes[14], il reste aux chrétiens à trouver les solutions pratiques puisque « l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend « aucunement s’immiscer dans la politiques des États ». »[15] Toutefois, entre doctrine et solutions techniques, n’y a-t-il pas place pour une réflexion plus concrète qui puisse orienter les actions ?
Les Églises locales parfois campent sur la position du Magistère romain et parfois avancent des propositions de réforme.
Les Églises locales, elles aussi, se sont penchées sur les activités financières modernes.
En 1996, les évêques de Hongrie publie une longue lettre[1] où ils abordent notamment la vie économique de leur pays, après le communisme et dans le contexte mondial et européen. A la recherche d’une « économie de marché sociale », ils dénoncent l’endettement de l’État, le taux d’inflation, les intentions intéressées des investissements étrangers, les contradictions de la privatisation, le travail au noir et l’économie sauvage, le chômage, la dégradation de la nature, etc., et rappellent pour combattre « les effets néfastes du fonctionnement du marché », l’importance de la mission de l’État qui doit prendre les mesures adéquates.
En 1988, la Commission sociale de la Conférence épiscopale française publiait « Créer et partager » où on lisait ; « 24 heures sur 24 fonctionne désormais, à l’échelle de la planète, un marché monétaire et financier, à caractère largement spéculatif. Il contribue à augmenter, d’une façon que certains estiment excessive, le poids des aspects financiers des décisions par rapport à celui de leurs aspects économiques et humains ; beaucoup de pays maîtrisent ainsi de moins en moins leur destin. Les graves perturbations qui se sont produites sur les marchés boursiers (en 1987) ne font que renforcer cette analyse. Elles témoignent d’une instabilité et d’une fragilité du système qui suscitent des craintes graves quant à l’évolution à venir de l’activité économique mondiale et de l’emploi. » Cette remarque toutefois s’inscrivait dans une réflexion générale sur l’économie et la société pour répondre au défi du chômage. Sur la question financière, l’épiscopat français s’arrêtait à l’analyse citée qui résume parfaitement le problème.
En 1999, la proximité du jubilé fut l’occasion en maints endroits, de réclamer l’allègement du poids de la dette qui pèse sur les pauvres.[2]
En 2000, le Conseil National de la Solidarité et de la Commission sociale des évêques de France[3], à l’occasion du Jubilé, publie une déclaration sur l’argent. Les évêques insistent sur le partage : les impôts en sont une forme, les collectes de l’Église et des organisations humanitaires, une autre. Il serait évangélique, précisent-ils, que « la somme des multiples collectes puisse atteindre le niveau de la dîme ». A propos des grands problèmes actuels, les évêques émettent des souhaits sans proposer de solutions concrètes : « Pour vivre pleinement le Jubilé, les catholiques peuvent-ils se désintéresser des campagnes pour « l’annulation de la dette », pour un commerce plus équitable et plus solidaire, pour une mondialisation plus sérieuse des flux financiers incontrôlés qui gravitent autour de notre planète ?
Dans les débats actuels concernant le pouvoir de l’argent, la bulle financière, la Bourse sur Internet, le choix des investissements, les chrétiens ne peuvent pas rester bras croisés ni être absents du débat, laissant à d’autres le soin de prendre des initiatives pour que les pauvres ne soient ni les victimes ni les otages d’un système sans alternative ! » Nous verrons effectivement plus loin, que l’initiative en la matière n’est pas souvent le fait des catholiques… Et pourtant, l’invitation à « mettre l’homme au cœur de l’économie de marché » se répète.[4]
Plus engagée, la même année, est la brochure « Malheur à nous qui jouons avec l’argent du monde » publiée par la Commission Justice et Paix de la communauté francophone de Belgique[5]. Après une analyse précise et concise des maux financiers que nous avons énumérés précédemment, la Commission propose une action à 4 niveaux : une action individuelle sur la consommation et l’épargne par le choix de produits « made in dignity », de banques et de placements alternatifs ; une action citoyenne au sein de la vie associative le « monde des ONG ») ; un langage clair et ferme pour l’éradication de toute misère et de toute exclusion ; un retour de la loi et donc du politique pour soumettre la recherche égoïste du profit. Sur ce plan, la Commission soutient le principe d’une taxation de certaines transactions financières internationales[6], la restauration d’un étalon commun pour stabiliser les parités financières, l’harmonisation des politiques et des législations fiscales.
Ce document avait été précédé, en 1981 par une réflexion œcuménique très engagée à laquelle cette Commission Justice et Paix avait participé avec l’Association Œcuménique pour Église et Société[7]. Le résultat fut la publication d’une brochure intitulée Pouvoir bancaire et Problèmes éthiques. Après avoir décrit l’évolution de la banque, son internationalisation qui la fait échapper à bien des contrôles et des réglementations , son pouvoir d’influence sur l’économie[8], sur notre comportement, les auteurs soulignent les inégalités qu’elle consolide et aggrave (« on ne prête qu’aux riches… »)[9] et se demandent finalement si le pouvoir bancaire, tel qu’il est, coopère « à la construction d’un monde plus intelligible, plus juste et plus solidaire ? »
Leur réponse est négative car, outre qu’il accentue les inégalités, le pouvoir de la banque est un « pouvoir occulté, opérant dans la discrétion et le secret », un « pouvoir réservé à une minorité non contrôlée démocratiquement » ( un petit nombre d’initiés, de spécialistes et d’informaticiens dont le travail échappe au commun des mortels), et un « pouvoir émietté favorisant la « spirale de l’irresponsabilité ». »[10]
Cette opacité et ce pouvoir sur les personnes et leurs activités[11], interpellent la conscience chrétienne qui a appris à travers la Bible l’interdépendance des riches et des pauvres, la faveur que le Seigneur accorde aux pauvres et le danger d’une richesse qui peut faire obstacle à la Parole de Dieu. La question dès lors se pose de savoir s’il est possible, au niveau du crédit, de l’investissement et des décisions de tenir compte des pauvres, de leur état et de leur avis.
Pour plus de clarté et de solidarité et sans nécessairement opter d’emblée pour la nationalisation ou la socialisation[12], les auteurs avancent huit propositions concrètes, plus ou moins radicales, plus ou moins réalisables, mais qui visent à plus de contrôle, plus de transparence, plus de solidarité et plus d’attention aux plus pauvres.[13]
Nous allons voir que c’est précisément dans ce sens que de nombreuses initiatives sont prises aujourd’hui en dehors de l’influence de l’Église, suscitées sans doute par les excès du système mais aussi par la volonté de certains d’être fidèle à leur manière à ce qui leur paraît comme une injonction divine..
[1]
Le débat sur le prêt à intérêt est relancé aujourd’hui non par l’Église, mais par la position de l’Islam, position inspirée par la tradition juive qui a marqué le Coran. Les musulmans d’ailleurs se plaisent à souligner cette parenté entre leur loi et l’interdit de l’Ancien Testament. Mais, contrairement à l’Occident chrétien, ils prétendent être restés fidèles aux prescriptions divines.[2]
Notons tout d’abord qu’en terre d’Islam comme en terre chrétienne, « le prêt d’argent (riba pour les musulmans) s’est toujours pratiqué (…) ».[3] Qui plus est, le Coran lui-même semble ruser avec le riba.[4] Mahomet a vécu dans un monde de marchands et avait un oncle -Al Abas- qui était connu comme prêteur à intérêt. Il connaît donc le milieu des affaires et a pu constater les méfaits du prêt à intérêt. Si l’on essaye de suivre l’ordre chronologique très approximatif des sourates[5] on découvre un enseignement progressif en quatre étapes. L’ayat 38 de la sourate des Grecs (30)[6] de la troisième période mecquoise (vers 614?) dit : « Et ce que vous livrez à l’usure, pour l’augmenter avec les biens des autres hommes, ne sera pas accru auprès d’Allâh ; mais ce que vous placez en aumônes, désirant (voir) la face d’Allâh, c’est cela qui sera doublé de valeur. » Le riba s’oppose ici à zakat, l’aumône légale, et est simplement déconseillé. L’ayat 159 de la sourate des femmes (4), de la période médinoise (entre 625 et 627?), à propos de l’interdiction faite aux Juifs de prêter à intérêt, Mahomet déclare: « Et aussi pour avoir pratiqué l’usure, lorsque Nous l’avions défendue, et pour avoir dévoré les biens des autres, pour de vaines choses. (Aussi) avons-nous préparé, pour ceux d’entre eux qui ne croient pas, un supplice douloureux. » Plus précis est l’ayat 125 de la sourate de la famille d’Imran (3) (627-629?) Destiné cette fois aux croyants (musulmans) : « O vous qui croyez ! Ne dévorez pas avec l’usure doublement doublée. Mais craignez Allâh ; peut-être serez-vous heureux. » La menace s’exprime dans l’ayat suivant : « Craignez le Feu, préparé pour les incroyants, et obéissez à Allâh et à (Son) Apôtre ; il se peut que vous obteniez la Miséricorde (divine) ». Reste une question : cet ayat vise-t-il seulement l’intérêt qui atteint le double du capital ou l’intérêt qui augmente lorsqu’un débiteur ne peut rembourser ? La réponse se trouve peut-être dans les ayats 276-280 de la sourate de la génisse (2) écrite dans la période médinoise (peu avant sa mort en 632?) : « Ceux qui se nourrissent de l’usure, ne se lèveront pas (au jour de la résurrection, si ce n’est comme se lève celui que Satan a violemment frappé de (son) contact. C’est parce qu’ils disent qu’il en est de l’usure comme de la vente. Mais Allâh a permis la vente et a interdit l’usure. Celui à qui parviendra l’avertissement de son Seigneur, et qui (y) renoncera, ce qui leur est arrivé dans le passé sera l’affaire d’Allâh. Mais quant à celui qui (y) retourne, ceux-là (seront) les compagnons du Feu et ils y demeureront éternellement. » « Allâh fera disparaître l’usure et augmentera avec usure l’aumône. Car Allâh n’aime pas quiconque est un pécheur incroyant. En vérité, quant à ceux qui croient et font le bien, se lèvent pour la prière, et donnent l’aumône, à eux (est réservée) leur récompense auprès de leur Seigneur ; il n’y aura pas de crainte pour eux et ils ne seront point affligés ». « O vous qui croyez ! Craignez Allâh et remettez ce qui est resté de l’usure, si vous êtes croyants ». « Et si vous ne (le) faites pas, (attendez-vous) à entendre la proclamation de la guerre de la part d’Allâh et de Son Apôtre. Mais si vous vous repentez, le capital de vos biens vous (reste). Ne faites pas de tort, et il ne vous sera pas fait de tort ». « Si quelqu’un se trouve dans des difficultés, attendez de meilleures circonstances. Et si vous (lui) remettez (sa dette) comme aumône, cela vaut mieux pour vous, si vous (le) savez ». Il est clair, d’après ces derniers textes, que le Prophète veut favoriser le zakat (l’aumône), un des cinq piliers de l’Islam, en condamnant le riba[7]. Notons que, dans la pensée musulmane, il n’existe aucune distinction entre « usure » et le prêt à intérêt tel que nous l’entendons. Il s’agit d’une seule et même pratique condamnée en principe.[8]
Toutefois, très vite, dès le IXe siècle, apparaissent des commentateurs qui vont développer des techniques pour contourner l’interdit : les hiyals. Certaines de ces « ruses » reposent sur des pratiques arabes préislamiques et sont adoptées aujourd’hui par les banques islamiques[9]. Ainsi en est-il des contrats « mourabaha »[10], « moudharaba »[11] et « mousharaka »[12] auxquels se sont ajoutés d’autres types de transactions (idjar[13], salam[14], istisna’a[15])[16] qui sont soumises au préalable à un Comité de la Charia, Conseil de surveillance religieux, qui s’assure de leur conformité avec les principes du Coran et donnent une fatwa, un avis de conformité ou de non-conformité.[17]
qu’en penser ?[18]
Passons sur les problèmes de gestion pour nous en tenir à l’originalité et à l’éthique de ces banques, tout en étant bien conscient que le monde musulman n’est pas uniforme et que certains courants « modernistes », minoritaires, affirment que le Coran n’a pas interdit l’intérêt « légitime » mais seulement condamné l’intérêt usuraire.
Dans les banques islamiques, en tout cas, à l’interdiction du prêt à intérêt[19] est lié le refus de toute spéculation purement financière. Pour l’Islam, comme pour Aristote[20], l’argent est un simple moyen d’échange sans valeur propre. Donc, « si sa circulation ne traduit pas une activité économique réelle, il serait immoral qu’elle rapporte quelque prime que ce soit ».[21]
Ce principe fondateur présente le système financier islamique comme bien distinct du système capitaliste et du système socialiste puisqu’il repose sur le droit à la propriété y compris des moyens de production mais n’accepte l’enrichissement que s’il découle du travail.
De plus, « les économistes musulmans constatent (…) que, dans le système occidental, les fonds disponibles vont surtout aux emprunteurs offrant les meilleures garanties « financières » et ne profitent pas nécessairement aux projets les plus productifs pour le bien-être de la communauté (…). En d’autres termes, il convient de rechercher au moins autant la « plus-value sociale » du projet qu’une simple plus-value économique (…). Enfin, les charges d’intérêt réduisent, disent-ils, l’offre de capital à risque et entravent donc la croissance. »[22]
Selon les formules[23], la banque partage avec le client les pertes et les profits selon diverses modalités[24]. Au lieu de financer un prêt, l’emprunteur propose »au prêteur un engagement actif dans l’entreprise demandeuse, laquelle, en retour, va offrir un partage des bénéfices futurs. Ceci correspond généralement à une prise de participation sous forme de parts ou d’actions. La raison économique du bénéfice n’est alors pas seulement la possibilité de le redistribuer, mais plutôt l’efficacité, la stabilité économique et la croissance des entreprises dont ce bénéfice témoigne. »[25] Il faut reconnaître que « le simple financement assorti d’intérêts peut être très injuste lorsque seuls les entrepreneurs subissent la perte ou, au contraire, récoltent des bénéfices d’un montant disproportionné. »[26] Dans tous les cas, la banque islamique supporte un risque beaucoup plus grand que la banque classique.
La solidarité semble être donc le maître-mot de la finance musulmane. On sait que la zakat (l’aumône) est un des cinq piliers de l’Islam. Cette contribution de 2,5% « est perçue sur les marchandises échangées et sur les revenus professionnels et immobiliers, mais pas sur les propriétés personnelles (maisons, meubles, bijoux, etc.). Les particuliers peuvent verser leur zakat directement à un bénéficiaire ou à une institution spécialisée dans la redistribution de ces fonds, telle que la plupart des banques islamiques. »[27] Lorsque la banque acquiert un équipement ou un immeuble et qu’elle le met à disposition du client par une location, celui-ci peut devenir propriétaire « en effectuant des remboursements échelonnés versés à un compte d’épargne. Le réemploi de ce capital accumulé se fait au profit du client, car cela lui permet de compenser le coût de sa location ». Enfin, les banques islamiques peut consentir à des prêts purs et simples, sans intérêt : « le prêt de bienfaisance ou de charité (forme de découvert), et le compte à terme multiple de régularisation ». La banque islamique de développement « peut fournir des fonds propres et des prêts sans intérêt pour des projets de développement » et apporter une assistance technique.[28]
Certes, la banque islamique paraît une institution fragile dans la mesure où elle doit faire face à la concurrence des banques classiques et dans la mesure où elle est plus exposée aux risques. Certes, il n’est pas sûr que les fonds recueillis ne servent à des mouvements fondamentalistes malgré l’interdit de financer l’armement. Certes, elle ne paraît peut-être pas très bien armée pour relever les défis industriels contemporains et on peut lui reprocher d’orienter ses capitaux vers l’étranger au détriment du développement national[29]. Il n’empêche que sa volonté de respecter une certaine éthique est interpellante et rejoint un souci très actuel qui s’exprime dans l’émergence de banques solidaires ou éthiques en dehors du monde islamique.
Au nom d’un des fondements de l’enseignement social chrétien, on pourrait dénoncer la collusion entre le religieux et le temporel dans la pratique des banques islamiques puisque les différents types de contrats doivent être conformes à la charia. Mais si nous donnons comme norme à la banque de respecter non la charia, non une règle éthico-religieuse mais le bien commun ou des principes moraux naturels et universels, l’objection de la confusion des pouvoirs ne vaut plus. Rappelons-nous l’éloge que Pie XII faisait des banques populaires.
Or il existe aujourd’hui des institutions bancaires ou financières qui ont choisi de fonctionner en respectant des valeurs et des principes dont certains paraîtront familiers aux chrétiens. Ces institutions présentent aux épargnants et aux investisseurs des produits moins rentables financièrement que dans les institutions classiques mais plus intéressants, plus « rentables » sur les plans social, culturel, environnemental.
Ainsi, la banque Triodos[1] finance des « projets jugés non-rentables par les banques traditionnelles. Sont ainsi financés les projets d’insertion de personnes défavorisées sur le marché du travail ou encore les formules novatrices du logement - pour l’aspect social -, les énergies renouvelables et l’agriculture biologique bénéficient également de l’attention de Triodos - pour l’aspect environnemental - tout comme les institutions de formation artistique ou les centres d’enseignement alternatif (pour le côté culturel). » d’où proviennent les crédits ? « De groupes de personnes se portant garantes sur de petites parts de la somme totale du crédit attribué ».[2] La banque fonctionne donc sur les principes de solidarité, de responsabilité et de transparence car les clients doivent être régulièrement et correctement informés de l’utilisation de leur argent.
La Nef, société coopérative de finances solidaires[3], fonctionne plus ou moins selon les mêmes principes et, dans la présentation de sa philosophie, précise qu’elle « s’inspire d’une vision résolument humaniste : elle place l’attention pour la personne humaine au centre des systèmes économiques et financiers et se situe dans une perspective de transformation sociale vers une économie fraternelle ». Elle « veille à écarter de son champ d’action tout projet qui porterait atteinte à la dignité humaine ou nuirait gravement à la qualité et à la durabilité de l’environnement. »
Cette institution, comme d’autres du même genre[4], « s’inscrit au cœur d’un réseau européen de banques éthiques rassemblées au sein de la Fédération européenne des banques éthiques et alternatives. Toutes s’inspirent d’un modèle de développement humain et social dans lequel la production et la distribution de richesses sont fondées sur des valeurs de solidarité et de responsabilité vis-à-vis de la société, en vue de la réalisation du bien commun. »[5]
Quant au prêt sans intérêts, il n’est pas totalement absent de l’offre de la banque éthique. Ainsi, en France, l’État a mis en place le PTZ (prêt taux zéro) qui est distribué par les banques sous certaines conditions. Même un particulier peut y accéder pour l’achat d’une résidence principale. Le prêt est, bien sûr, « soumis à des conditions de ressources qui dépendent de la zone géographique où vous habitez et de la taille de votre ménage ».[6]
En Belgique, la loi autorise un employeur à prêter sans intérêt ou avec un intérêt réduit, à tout membre de son personnel ou à l’un de ses dirigeants.[7] Des associations diverses proposent aussi ce genre de prêt. Ce n’est en fait et en définitive que l’extension d’une pratique familiale, basée sur la confiance et la solidarité[8].
Notons, pour être complet que depuis quelques années, toutes les grandes banques proposent des produits éthiques[9]
Le 13 octobre 2006, le Bangladais Muhammad Yunus[1] recevait le prix Nobel de la paix pour sa lutte efficace contre la pauvreté. Né en 1940, professeur d’économie à l’Université du Colorado puis responsable du Département d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh, Muhammad Yunus s’est rendu compte lors d’une famine, en 1976, qu’il suffisait de prêter une petite somme, 27 dollars en l’occurrence, à des pauvres pour que s’amorce un processus d’émancipation économique[2]. De là est née l’idée du micro-crédit et de la Grameen Bank[3] qu’il a créée ensuite.
Alors que le crédit « est vu en général comme l’instrument par excellence du développement durable …de la dépendance », Muhammad Yunus va l’utiliser en en changeant totalement l’esprit : « Alors que la gestion du risque la plus commune, basée sur un a priori de défiance, consiste à prêter à court terme (un ou deux mois) avec un remboursement en une traite, Grameen se fonde sur un préjugé favorable et prête pour un an, mais avec un remboursement hebdomadaire, auquel il est plus aisé de faire face, vu sa modicité. Alors que le crédit est en général considéré comme une affaire privée, que l’on dissimule pudiquement, Grameen en fait une affaire collective. Dès la période de formation, qui est obligatoire, les candidats emprunteurs forment des groupes de cinq. Si chacun est responsable de son propre crédit, le groupe est nécessairement un lieu de solidarité. Au démarrage d’un groupe, un seul prêt est accordé. Après six semaines de remboursement sans défaut, deux autres prêts peuvent être accordés dans les mêmes conditions, et ainsi de suite. Si un membre se retire ou est exclu, les autres reviennent à la case « départ ». »[4]
La formule a incontestablement réussi au Bangladesh où la banque est présente dans 43.000 villages.[5] En 2003, la banque avait prêté 4 milliards de dollars à 2,4 millions d’emprunteurs[6] dont 94% de femmes pauvres[7]. Le taux de remboursement est resté au-dessus de 98%.[8] La formule s’est exportée mais « les idées de base doivent être transposées dans chaque contexte particulier. En Afrique, en Amérique latine, en Asie, le plus souvent en milieu rural, des expériences inspirées de Grameen ont fleuri. En Occident, en particulier en milieu urbain, il s’avère plus difficile de mettre au point des formules de crédit solidaire. Des échecs ont été enregistrés. »[9]
En Belgique[10] où la Reine Mathilde s’est faite l’ambassadrice du micro-crédit, la Fondation Roi Baudouin met à la disposition du public un Guide pratique sur le micro-crédit[11].
La philosophie du micro-crédit est particulièrement intéressante. M. Yunus est parti de l’idée que « les pauvres sont fiables »[12] et que « pour créer de la richesse, il faut donner accès au capital »[13]. La lutte contre la pauvreté est une affaire de volonté et non de charité : « Le plus souvent, nous utilisons la voie de la charité pour éviter de reconnaître le problème et de trouver une solution. La charité devient un moyen de nous débarrasser de notre responsabilité. Les dons ne sont pas une solution à la pauvreté. Ils maintiennent la pauvreté en enlevant l’initiative aux pauvres. » Or, « chaque individu est très important. Chaque personne a un potentiel extraordinaire. Il ou elle peut influer la vie des autres dans les communautés, les nations, au-delà même du temps. »[14] Dans cet esprit, M. Yunus invite les jeunes à « ne jamais chercher un travail mais à le créer » et « reste persuadé que les entreprises à but social sont le meilleur remède contre la pauvreté et seront mieux armées dans le futur que les entreprises traditionnelles. »[15] Mais « il faut donner à chacun la possibilité de devenir entrepreneur. »[16]
Ces expériences nées souvent en dehors de tout contexte chrétien[17] semblent correspondre aux vœux de l’Église qui s’est toujours préoccupée du sort des plus pauvres et qui sait aussi que, dans les pays riches, « les consommateurs, qui disposent très souvent de vastes marges de pouvoir d’achat, bien au-delà du seuil de subsistance, peuvent beaucoup influer sur la réalité économique par leurs libres choix entre consommation et épargne. La possibilité d’influencer les choix du système économique se trouve en effet entre les mains de ceux qui doivent décider de la destination de leurs ressources financières. Aujourd’hui plus que par le passé, il est possible d’évaluer les options disponibles, non seulement sur la base du rendement prévu ou de leur degré de risque, mais aussi en exprimant un jugement de valeur sur les projets d’investissement que ces ressources iront financer, conscients que « le choix d’investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un secteur de production plutôt qu’un autre, est toujours un choix morale et culturel »[18]. »[19]
Les expériences que nous avons évoquées prouvent qu’il est possible d’ »influer sur la réalité économique », d’ »influencer les choix du système économique », de respecter une éthique dans la production et la distribution des richesses. Mais une question se pose alors : est-il possible de changer le système capitaliste de manière à ce que, tout en préservant l’économie de marché, cette économie soit vraiment une économie solidaire, une économie qui ait comme finalité l’éradication de la pauvreté dans le respect des valeurs morales et spirituelles ?
C’est la question que nous allons examiner dans le chapitre suivant.
« Riche et pauvre se rencontrent,
le seigneur les a faits tous les deux »[1]
« Le pauvre, s’il est sage, tient la tête haute
et s’assied parmi les grands »[2]
« Vends ce que tu as, distribue-le aux pauvres
(…) puis viens, suis-moi »[3]
Tout au long de cette quatrième partie consacrée aux questions économiques et sociales, nous avons relevé un grave problème : la persistance et l’aggravation des pauvretés et des inégalités en dépit des immenses progrès accomplis dans la production des biens nécessaires à la vie. Après l’échec de l’expérience communiste, le capitalisme triomphant n’a pas tenu ses promesses. Au contraire, l’ »idéologie de marché » a relancé durement toute la « question sociale »[4] L’idéologie de marché est partie à la conquête du monde, poussant à la privatisation de plus en plus d’aspects de la vie sociale, exaltant le culte de la réussite matérielle, anesthésiant ou bousculant le politique. Face à la misère du tiers-monde et du quart-monde, elle promet, s’agite mais finalement semble s’accommoder des écarts, des fossés entre les conditions de vie. Et même dans les pays dits développés où capitalisme et un certain « socialisme » arrivent à vivre ensemble, chômage, endettement, indigence, frustrations, envies empoisonnent l’existence qui n’a plus comme seuls horizons que l’argent et le plaisir ou le fatalisme et la résignation avec, de temps à autre, une explosion de colère parce qu’on a toujours trop peu ou parce que trop, c’est trop.
Nous l’avons vu, il n’est pas question de rediscuter de la pertinence de l’économie de marché, mais il est question, à moins de vouloir en revenir à la pénurie organisée, de savoir s’il est possible de mettre cette économie de marché au service de toutes les personnes, au service de la plus grande justice sociale possible.
On ne peut nier un malaise dans les sociétés favorisées. Malaise qui s’exprime à travers les mouvements altermondialistes, à travers les protestations syndicales mais aussi dans la recherche intellectuelle, dans la mise en question des paramètres actuels de la vie économique. d’un peu partout, de toutes les familles de pensée, s’élève l’appel à plus de justice entre les hommes et les sociétés. De plus en plus on entend parler d’économie solidaire, économie éthique, économie de communion, économie équitable, économie sociale.
Comment y répondre sans retomber dans les travers de l’économie dirigée et planifiée ? Autrement dit, le capitalisme est-il réformable ? Peut-on changer le capitalisme ou, plus radicalement, sortir du capitalisme ?
Depuis l’effondrement du bloc soviétique, le capitalisme est devenu « un bateau ivre qui ne maîtrise plus sa puissance »[5] et ses excès ont montré « la dangerosité d’un système économique qui ne connaîtrait guère de bornes ou de vis-à-vis véritables »[6]. Les régulations sont nécessaires mais encore faut-il savoir, au delà de leurs modalités pratiques et diverses, à quoi elles peuvent servir. Simplement à contenir les excès ou, mieux, à orienter l’activité économique vers une fin qui la dépasse, la justifie et finalement la transforme ?
Il ne suffit pas d’en appeler aux consciences pour plus de justice, d’égalité, de solidarité, de partage, il s’agit maintenant de proposer des chemins de réforme.
Les propositions ne manquent pas. Nous allons en examiner quelques-unes en les confrontant aux exigences évangéliques et aux directives de la morale sociale chrétienne.
Si, à partir de Léon XIII, de manière explicite et organisée, l’Église s’intéresse à la question sociale, et si, de temps à autre, l’expression « économie sociale » a été employée par les Souverains Pontifes[1], il revient à Pie XII de l’avoir employée à plusieurs reprises[2] et surtout d’avoir défini ce que l’Église entendait par ce « concept chrétien de l’économie sociale »[3]. En voici la description la plus éclairante[4]:
« 1° Qui dit vie économique, dit vie sociale. Le but (de la vie économique) auquel elle tend par sa nature même et que les individus doivent également poursuivre dans les diverses formes de leur activité, c’est de mettre d’une façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de leur vie culturelle et spirituelle.
Ici donc il n’est pas possible d’obtenir quelque résultat sans un ordre extérieur, sans des normes sociales, qui visent à l’obtention durable de cette fin et le recours à un automatisme magique est une chimère non moins vaine pour la vie économique que dans tout autre domaine de la vie en général.
2° La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté.
Mais cette liberté ne peut être la fascinante mais trompeuse formule, vieille de cent ans, c’est-à-dire d’une liberté purement négative, niant la volonté régulatrice de l’État.
Ce n’est pas non plus la pseudo-liberté de nos jours, qui consiste à se soumettre au commandement de gigantesques organisations.
La vraie et saine liberté ne peut être que la liberté d’hommes qui, se sentant solidairement liés en vue du but objectif de l’économie sociale, sont en droit d’exiger que l’ordre social de l’économie loin de porter la moindre atteinte à leur liberté dans le choix des moyens adaptés à ce but, la garantisse et la protège. Ceci vaut également pour tout genre de travail, indépendant et dépendant, car, en regard de la fin de l’économie sociale, tout membre producteur est sujet et non pas objet de l’économie sociale. »[5]
Ce texte mérite d’être analysé parce que si les principes qu’il établit continueront d’inspirer la doctrine sociale de l’Église, nous n’aurons plus l’occasion, par la suite, de les trouver ramassés dans une présentation aussi complète et précise.
Quelles sont les leçons à tirer de cet enseignement ?
\1. La vie économique « n’est pas un monde à part, autonome, indépendant »[6], mais un aspect de la vie sociale : « qui dit vie économique, dit vie sociale ».
\2. La vie sociale est elle-même un aspect de la vie morale : « La vie économique, vie sociale, est une vie d’hommes, et par conséquent, elle ne peut se concevoir sans liberté ». La liberté étant une caractéristique majeure de la nature de l’homme doué d’une capacité d’autodétermination en vue d’une fin.
De ces deux points, on peut déduire que la vie économique ne peut être purement et simplement une science qui n’obéit qu’à ses propres règles, qu’elle ne peut être, comme dans la conception libérale stricte, individuelle mais solidaire et qu’elle ne peut être, comme dans la théorie marxiste qui réhabilita l’aspect social, détachée d’exigences morales[7].
Si la vie sociale se définit par la solidarité, c’est-à-dire « l’union morale, organique, de plusieurs hommes, en vue d’une même fin, à atteindre par des moyens pris en commun »[8], le but de la vie économique, « c’est de mettre, de façon stable, à la portée de tous les membres de la société, les conditions matérielles requises pour le développement de la vie culturelle et spirituelle »[9]. L’activité économique est donc ordonnée aux finalités « culturelles et spirituelles » de l’homme, de tous les hommes : « de tous les membres », est-il bien dit. Dans cet esprit, « l’effort de production n’est pas considéré indépendamment de la justice de la répartition »[10] ni indépendamment des fins de la destinée humaine.[11]
L’oubli de ces principes ouvre la porte à l’économisme, au matérialisme et conduit au désordre, à l’exploitation, au déséquilibre,
\3. Il ne faut pas oublier non plus que la vie économique, sociale et morale se développe dans la liberté, une liberté qui, sous peine d’anarchie, est garantie, protégée et régulée par l’État, gardien du bien commun. Une liberté dans la solidarité. Nous avons suffisamment insisté sur ce point qu’il est inutile de s’y attarder encore.
Par contre, il est intéressant de montrer qu’aujourd’hui encore, dans un autre langage, les trois points mis en évidence restent d’application et continuent d’inspirer l’enseignement de l’Église[12] notamment en ce qui concerne le rapport entre l’économie et la morale.[13]
Le concile de Vatican II dira : « Dans la vie économico-sociale aussi, il faut honorer et promouvoir la dignité de la personne humaine, sa vocation intégrale et le bien de toute la société. C’est l’homme en effet qui est l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico-sociale. »[14]
Le Catéchisme de l’Église catholique affirmera que « le développement des activités économiques et la croissance de la production sont destinés à subvenir aux besoins des êtres humains. La vie économique ne vise pas seulement à multiplier les biens produits et à augmenter le profit ou la puissance ; elle est d’abord ordonnée au service des personnes, de l’homme tout entier et de toute la communauté humaine. Conduite selon ses méthodes propres, l’activité économique doit s’exercer dans les limites de l’ordre moral, suivant la justice sociale, afin de répondre au dessein de Dieu sur l’homme. »[15]
Enfin, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église insistera : le bien commun ne peut être un « simple bien-être économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde. »[16] « Le développement économique peut être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair et défini de normes et d’un vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille humaine »[17] Et l’on pourrait encore résumer la doctrine qu’il développe par cette simple phrase : la vie économique doit être au service du développement intégral et solidaire de tous les hommes et de tous les peuples.[18]
Ce sont ces exigences qui ont permis à Jean-Paul II d’affirmer, dans une page aujourd’hui célèbre, qu’il y a capitalisme et capitalisme et qu’il vaudrait mieux, vu l’ambigüité du terme, l’abandonner : « Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’ »économie d’entreprise », ou d’ »économie de marché », ou simplement d’ »économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la liberté dans le domaine économique n’est pas encadrée par un contexte juridique ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère comme une dimension particulière de cette dernière, dont l’axe est d’ordre éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative. »[19]
Pie XII avait popularisé l’expression « économie sociale », à sa suite et dans le sillage des rappels incessants de l’Église, les théologiens, pour exprimer le même objet, ont employé diverses expressions plus ou moins synonymes. Le P. Lebret parlera d’« économie humaine »[20], le P. Villain d’un « au-delà du capitalisme »[21]. Quant à Igino Giordani[22], il considéra comme universelle « l’aspiration à des économies de solidarité »[23]. Mgr A.-M. Léonard parle d’ »économie humaniste », d’ »économie de solidarité » et note -et ceci est très intéressant - qu’« Il est frappant de voir que, malgré leurs divergences philosophiques, les analystes qui dénoncent le désordre mondial proposent des solutions convergentes, qui rejoignent largement, même quand ils l’ignorent, la doctrine sociale de l’Église. Tous les auteurs dont nous nous sommes inspiré[24], écrit-il, malgré la diversité de leurs horizons, plaident pour une économie humaniste, c’est-à-dire, par contraste avec un capitalisme sauvage, pour une société à visage humain, appuyée sur une intervention judicieuse de l’État au service des programmes sociaux (intégration, sécurité sociale, ouverture multiculturelle), de la protection de l’environnement et surtout de l’éducation. Ils sont habités par la même conviction que, par-delà tous les fatalismes, une telle société humaniste est possible et économiquement viable. Bien plus, une société authentiquement morale et spirituelle, une société plus respectueuse de l’environnement, conduirait à réduire de monstrueux gaspillages et contribuerait ainsi à assainir nos économies essoufflées. Et leur maître-mot à tous est celui qui habitait déjà la morale de Descartes, à savoir cette « générosité » qui, au lieu de voir chez tous les autres des concurrents à éliminer ou à absorber, discerne en eux les partenaires souhaitables d’une économie de solidarité. »[25] Et, comme nous l’avons vu et le reverrons, Benoît XVI, inspiré sans doute par le modèle des Focolari, propose d’insérer en économie une dimension de don et de gratuité sans quoi on ne pourra jamais faire face aux déséquilibres du monde.
Cela étant dit, il nous faut examiner de plus près quelques propositions de transformation car il ne suffit pas de souhaiter rompre avec le « capitalisme sauvage », pour être en accord avec la vision chrétienne. Encore faut-il que les mesures concrètes proposées soient susceptibles d’atteindre, autant que faire se peut, les finalités données par la doctrine à l’acte économique. Encore faut-il, par exemple, que l’intervention de l’État soit bien « judicieuse »[26], que la priorité soit bien donnée à la personne humaine et non d’abord à l’environnement comme c’est le cas trop souvent aujourd’hui.
Si l’on s’en tient au sens des mots, il semble aller de soi qu’une économie solidaire soit, par nature, sociale et vice versa.
Toutefois, l’expression « économie sociale » a pris dans nos sociétés un sens tr_s précis qu’il convient de définir.
On appelle, au sens strict, « économie sociale », le secteur économique qui a comme vocation de répondre aux besoins qui ne sont satisfaits ni par l’État, ni par les « organisations privées à but lucratif ». d’autres dénominations sont parfois employées[1] mais elles recouvrent souvent des réalités un peu différentes tant et si bien qu’en 1990, le Conseil Wallon de l’Economie Sociale, pour éviter les confusions a défini très officiellement l’économie sociale en décrétant que « L’économie sociale se compose d’activités économiques exercées par des sociétés, principalement coopératives, des mutualités et des associations dont l’éthique se traduit par les principes suivants :
- finalité de service aux membres ou à la collectivité plutôt que le profit,
- autonomie de gestion,
- processus de décision démocratique,
- primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus ».[2]
Entre entreprises publiques, entreprises « capitalistes » et ce troisième secteur, les frontières ne sont ni nettes ni étanches. On peut ranger dans ce troisième secteur les coopératives de production ou de consommation, les caisses de solidarité du XIXe siècle, les ateliers protégés ou entreprises de travail adapté (ETA), les entreprises de formation par le travail (EFT, en Wallonie), les associations de formation par le travail (AFT, à Bruxelles) ou, plus largement, les associations « à pertinence économique »[3], les maisons médicales, les entreprises de commerce équitable (Magasins du monde-Oxfam), les organismes d’insertion socio-professionnels (OISP),, les entreprises reprises par les travailleurs en autogestion[4] ou sous contrôle ouvrier[5], les organismes de financements alternatifs[6], les mutualités, du moins dans la prestation des services liés à l’assurance complémentaire, les entreprises de réemploi et de recyclage des déchets, etc..[7]
Toutes ces initiatives sont précieuses sur le plan social car elles s’adressent souvent - pas toujours - à « des personnes en grande difficulté d’insertion socio-professionnelle »[8]. De plus, elles peuvent intéresser le secteur économique classique en promouvant ce qu’on appelle : le « développement autocentré »[9]. Ainsi, les célèbres fromagerie et brasserie trappistes de Chimay ont développé un outil de développement local : la fondation Chimay-Wartoise[10].
Ce dernier exemple est particulièrement intéressant parce qu’il nous introduit précisément dans le monde de l’économie solidaire.
La question est, en effet, de savoir si le secteur économique classique peut se transformer au point de n’avoir plus le profit comme seule finalité mais de l’inscrire dans le souci plus large du bien commun.
Nous savons que l’entreprise est un lieu de vie et a un rôle social mais, sur un plan plus large, si l’activité économique n’a de sens, comme nous l’avons établi, que dans la lutte contre les pauvretés, quel rôle peut-elle jouer dans la construction d’une société, d’un monde que l’on souhaite solidaire ?
Rappelons-nous tout d’abord ce que nous avons précédemment dit de la solidarité en confrontant les opinions de Ricardo Petrella et de Joseph Tischner. Comme la parabole du bon Samaritain le révèle, la solidarité n’est pas un phénomène spontané qui découle d’une parenté, d’une proximité. L’histoire de Joseph, vendu par ses frères, l’illustre également[1] : « on aurait pu s’attendre justement à ce que le lien du sang soit le plus fort et le plus profond, qu’il soit source de solidarité, mais il n’en est rien : le lien fraternel lui-même suppose au préalable une ouverture à Autrui voire une compassion, et ne fonde ni l’une ni l’autre. »[2]
Que suppose donc la solidarité ? Le dictionnaire la définit ainsi: « relation entre personnes ayant conscience d’une communauté d’intérêts, qui entraîne, pour un élément du groupe, l’obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance. » Le Robert donne en exemple cette réflexion de Lecomte du Nouy : « Il n’existe pas d’autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle ».[3]
Conscience, obligation, recherche : nous sommes bien dans le domaine moral. Il n’y a pas de solidarité sans « la prise en compte de la personne dans sa totalité »[4] et, à la limite, de toute personne sans exclusion car une solidarité peut très bien ne se vivre qu’au sein d’une communauté plus ou moins retreinte, plus ou moins fermée aux « autres ». Les frères de Joseph sont solidaires dans leur complot. Dans la perspective chrétienne, tout homme, à quelque groupe qu’il appartienne par ailleurs, est un frère digne d’attention.
Ce rappel confirme que la pratique du don, la générosité, la « charité » que l’on fait, sont en-deçà de la solidarité. Certes, la solidarité, comme la générosité, suppose le désintéressement et la gratuité et « ne dépend en rien de l’économie, ni du social. C’est l’exigence absolue de la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre »[5]. Mais, « pour qu’il y ait solidarité, écrit un philosophe, il ne suffit pas du don ; il faut encore une participation active, et un véritable échange. Il faut comprendre que l’échange est en fait plus qu’un don pur et simple sans attente de retour. »[6] Plus précisément encore, « la générosité instaure toujours un « Tu » (celui à qui on donne) et un « Moi » (celui qui donne), alors que la solidarité suppose un « Nous », pour lequel l’échange et le partage s’insère dans des liens interpersonnels. » « Le développement d’une authentique solidarité passe par l’établissement de liens qui transcendent la générosité et lui permettent de dépasser la compassion occasionnelle ».[7] Nous touchons là à l’essence de la solidarité qu’on a pu rapprocher de l’amitié des Grecs. C’est dans ce sens plein que nous prendrons le mot et non dans ses acceptions plus courantes où il serait plus approprié de parler de camaraderie, de sympathie, de soutien, d’aide, manifestations généreuses et limitées dans le temps et dans l’espace.[8]
On comprend bien, à travers cette description, que l’économie qui se construit sur la satisfaction des besoins et le profit n’est pas en elle-même solidaire. Ce sont les hommes qui peuvent lui donner cette dimension. Et ils doivent y travailler d’autant plus que les ressources sont plus rares, que leur exploitation inappropriée peut avoir des effets dramatiques à plus ou moins long terme, que la mondialisation provoque des drames d’un côté et, d’un autre côté, ne touche qu’indirectement la majeure partie de la population du globe, que trois milliards de personnes vivent dans la misère et que l’État-providence est menacé de faillite.[9]
Nous en avons déjà rencontré quelques-unes et elles ne sont pas négligeables. d’autres peuvent être envisagées. Les idées ne manquent pas. Si quelque chose fait défaut c’est la volonté des acteurs.
De nombreux côtés, des voix s’élèvent pour réclamer et parfois obtenir l’instauration de règles locales, internationales, de contrôles, par l’entremise d’organismes compétents qui puissent réguler les marchés et veiller à leur bon fonctionnement.
On parle de plus en plus d’Investissements socialement responsables[1] (ISR ou SRI en anglais), qui respectent l’environnement, la dignité humaine, qui excluent des secteurs non-éthiques et aident au développement entendu comme développement durable.
On souhaite l’ouverture des pays riches aux exportations des pays pauvres, la suppression des aides intérieures, notamment dans le domaine de l’agriculture pour une concurrence plus loyale avec le Sud, l’ouverture du marché financiers à tous les acteurs économiques notamment par ce crédit solidaire qu’est le microcrédit.
En 2001, le P. Calvez publiait un livre où il répondait positivement à la question : est-il possible de Changer le capitalisme ?[1]. Appuyé sur l’enseignement de l’Église qu’il rappelle brièvement au passage, le P. Calvez nous offre une voie de transformation qui mérite toute notre attention même si ses propositions bousculent nos habitudes et nos croyances en matière économique. Beaucoup de catholiques, surtout s’ils ont du bien, protesteront et accuseront l’auteur de céder à l’utopie ou à quelque sirène socialiste.
Mais, qu’on y prenne garde ! Non seulement toute la vie du P. Calvez a été consacrée à l’étude de la doctrine sociale de l’Église dont il est un des plus fidèles et zélés interprètes mais, comme nous allons le voir, ses propositions s’inspirent directement de la pensée de Jean XXIII et tout particulièrement de Mater et Magistra.
Comme Jean-Paul II, le P. Calvez met en question ce qu’il appelle le « capitalisme inégal » mais reconnaît le bien-fondé de la liberté des échanges et de l’intervention de l’État : « la liberté des échanges économiques suppose, afin de n’être pas sauvage, un bon encadrement, une régulation, des procédures de lutte contre la violation des règles et de redressement des torts. » Il reconnaît aussi, avec toute la tradition de l’Église, que « certains biens ne doivent pas être achetés et vendus en toute liberté : ils sont trop essentiels à l’homme ou ils font partie de la personne même (…) ».[2] L’économie de marché doit être défendue car elle favorise la liberté, la liberté de l’échange, du choix, de l’initiative. Pour que ce droit soit effectif, il faut logiquement lutter contre les monopoles et travailler à l’égalité des chances car ce droit doit être établi pour tous.
Part ailleurs, la vie économique repose sur deux forces inséparables : le capital et le travail.
Deux forces inégales, comme Marx l’a montré de manière frappante. Le P. Calvez, en effet, emprunte au Capital ses descriptions les plus suggestives de la dictature exercée par la capital sur le travail, des propriétaires sur les travailleurs et ne craint pas de conclure ce rappel en affirmant que « si on rejette de plus en plus ce « marxisme », non sans raison : on tire au contraire toujours grand profit de l’analyse que Marx donnait d’une situation dont bien des traits fondamentaux persistent, ou s’aggravent, aujourd’hui, même dans un mode très renouvelé par rapport à celui des années 1840 ».[3] La précarité et la dépendance des travailleurs dénoncées par Marx, persistent aujourd’hui dans un système capitaliste qui s’est complexifié. A la place du propriétaire-patron du XIXe siècle, le travailleur trouve aujourd’hui des managers dépendant de propriétaires parfois fort lointains et parfois fort transitoires, les actions changeant vite de mains. Banquiers, opérateurs, spéculateurs, joueurs en bourse ont aussi leur rôle tant et si bien que les travailleurs « sont plus dépendants que jamais d’une énorme « puissance » dont ils sentent le poids et qui leur fait percevoir que leur existence est de plus en plus dominée ».[4]
Si le problème majeur du capitalisme est cette dépendance et la passivité qu’elle entraîne, le marxisme ne peut plus se présenter comme un remède puisqu’il a prouvé dans ses réalisations historiques qu’il maintenait cette dépendance et cette passivité.
d’autre part, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs, dans les pays développés du moins, non seulement est en partie liée à la situation misérable d’autres régions du monde mais, qui plus est, s’assortit d’exclusions, de nouvelles formes d’exploitation, de nouvelles aliénations dans le travail (flexibilité, horaires changeants, etc.). De plus, le capitalisme inégal est destructeur de certains modes de vie, des ressources et de l’environnement, de la santé et il promeut de nouvelles valeurs dominantes : la réussite économique, le bien-être du corps.
L’aisance matérielle n’a pas aboli la dépendance, la passivité économique qui « tend à façonner la consommation et les loisirs »[5] . Comme « le plus grand nombre mène une existence façonnée par autrui dans le quotidien comme dans la durée »[6] et a perdu le sens de l’initiative, l’uniformité et le conformisme s’installent dans la consommation et la culture, alimentées par les medias et la publicité.[7]
Dans le couple capital-travail, c’est le travail qui est perdant. Le capital acquis par violence (à l’origine), par l’invention, l’héritage, par l’accumulation, est peu personnel (ce sont des choses, dit Jean-Paul II), il a souvent le temps et comme il permet d’augmenter une production, il possède une grande puissance, il est « en position d’exiger beaucoup ». Le travail, quant à lui, est offert en abondance, il est très personnel, ne peut attendre, précaire donc, « en position de relative faiblesse ».[8]
Pour sortir de cette situation qui n’est pas une fatalité, qui n’est ni un phénomène naturel, ni un produit de l’histoire, il faut que le capital soit accessible au plus grand nombre et non cantonné dans quelques mains : « Ce qui importe, c’est la production et donc l’initiative dans l’emploi des moyens personnels, de l’intelligence, de l’imagination, de la capacité de travail, de l’argent qu’on a aussi. C’est là le plus décisif, industriellement, mais aussi humainement. Or, à cet égard, quelle est au juste la situation ?
C’est en réalité qu’un fort petit nombre d’hommes interviennent seuls dans la répartition du capital et meuvent par là bien des choses importantes dans le monde. Certains hommes -quelques-uns - font un usage très productif de leur intelligence, en étant toujours à l’affût et découvrant, changeant la vie. L’immense majorité, du fait justement qu’elle n’intervient pas dans la répartition du capital, sinon en « suivant » pour ses petits placements un cours de bourse déterminé par d’autres, subit toutes choses, en a l’habitude et ne peut même pas penser qu’il pourrait en être autrement. »[9] Or, il peut en être autrement, c’est une tâche politique et morale.
Une tâche nécessaire aux yeux de l’Église. Si, comme elle le proclame, la propriété légitime « est facteur de personnalisation, de responsabilité sociale, de liberté politique »[10], chacun a droit la propriété, à l’initiative, à la possibilité de créer. Il ne suffit pas de le proclamer encore faut-il que ce droit s’exprime dans la pratique pour tous et non pour quelques-uns. Or, trop d’homme « en grande dépendance, ne peuvent choisir, décider, apporter quelque chose d’eux-mêmes que dans un très petit espace en leur pouvoir (…) ». Il faut « donner de vraies chances à tous ceux qui n’en auront pas ».[11] Permettre à tous d’exercer concrètement leur droit à la propriété, droit entendu comme « droit à une action humaine caractéristique, à une emprise sans laquelle il manque quelque chose à l’homme ».[12]
On parle beaucoup aujourd’hui de démocratie participative. Pourquoi la démocratie ne serait-elle souhaitable qu’en politique et non dans la vie des entreprises, dans l’économie ? La démocratie « doit se traduire dans un empowerment[13], dans une mise en condition d’initiative pour chacun ».[14]
La seule manière de faire face à ce capitalisme inégal, à ce pouvoir exercé par un petit nombre sur le plus grand nombre, est de démocratiser la propriété, c’est-à-dire de la diffuser, en l’occurrence de diffuser le pouvoir du capital : « Le seul titre du travail n’arrive jamais à donner une même puissance que celui de la propriété, ou n’y parvient que fort rarement, pour la raison que le capital est naturellement plus puissant, plus indépendant, moins personnel que le travail ; celui-ci est au contraire personnel mais aussi précaire et fragile. C’est lui qui a le plus de valeur humaine, auquel il faudrait attribuer une « primauté », une « priorité », mais il ne l’a pas automatiquement, en réalité. Il faut donc une politique de la propriété »[15] et le P. Calvez ne craint pas d’ajouter qu’il faut faire subir à la propriété « plus de modifications que n’en prévoient les programmes même socialistes d’aujourd’hui ».[16]
Il est souhaitable en la matière de « convaincre plus qu’imposer, même s’il faut parfois aussi imposer »[17] ce que bien des chrétiens ont des difficultés à admettre. Au mieux, tel spécialiste en appellera au « cœur » des responsables, sans mettre véritablement en cause la domination par le petit nombre mais « l’exhortation éthique (…) ne semble pas à la mesure des problèmes (…) ».[18] Pour équilibrer capital et travail, « l’idéal est (…) très probablement dans la combinaison d’une politique de diffusion efficace de la propriété et d’une politique favorisant une intervention non moins efficace du travail, au même niveau que l’intervention de la propriété »[19] comme c’est le cas dans le système allemand de cogestion que nous avons déjà étudié.
Mais il faut aller plus loin et penser la répartition et l’exercice de la propriété.
Prendre d’abord « des mesures d’égalisation et de correction des chances en matière de propriété »[20] comme on le fait, comme on devrait le faire en matière d’éducation. Non nécessairement à la naissance « mais, par exemple, au moment où, démuni de capital, on est néanmoins capable de quelque plan d’entreprise, d’une initiative créatrice ou productrice »[21]. Il serait opportun alors de faciliter « l’accès au capital pour qui n’a pas eu la chance d’en trouver dans son berceau »[22].
Comment faire pour éviter de retomber sous la dépendance des financiers ?
Par une réforme de l’héritage qui apparaît comme « une des meilleures occasions de corriger les inégalités », et même de « compenser l’effet des inégalités physiques, psychiques ou autres. »[23]
Il ne s’agit pas, à la manière de Marx, d’abolir l’héritage: « l’héritage est un trait fondamental de la famille » et « la famille est un facteur essentiel de la santé de la société globale ». Mais ce souci de la consistance familiale n’implique pas que « l’héritage ne puisse pas être limité à une part seulement des biens possédés et qu’une redistribution ne puisse pas être effectuée à l’occasion des successions ». Une bonne part de ce qui retenu - actions, terres, etc. - servirait « très directement et de manière visible à la diffusion de la propriété du capital », ce qui ne se fait pas actuellement.[24] Il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas seulement les enfants d’une famille mais aussi les membres d’une société. Sinon le mot solidarité n’a pas de sens.[25]
d’autres mesures peuvent être envisagées : aider les plus démunis à accéder à une « capitalisation en complément d’une couverture de base des risques de la vie et de la vieillesse assurée par voie obligatoire et solidaire »[26] ; « élargir l’accès à la propriété en favorisant des revenus du travail assez élevés pour chacun » et en vue de l’épargne ; pour cela, établir « des politiques différentielles d’imposition du revenu (…) et même l’impôt négatif »[27].
Quant à l’exercice de la propriété, il faut que les détenteurs du capital soient bien conscients de leur responsabilité et qu’ils soient gagnés par « le souci d’un fonctionnement social autant qu’économiquement productif des entreprises dans lesquelles ils ont directement ou indirectement pris des parts ».[28] Ainsi en est-il des fonds de placement « éthiques ». Ainsi pourrait-il en être avec la création d’associations de petits propriétaires pour « l’exercice efficace du droit de propriété » et, en l’occurrence, pour »la gestion de parts du capital »[29], avec « un fort engagement moral, social et politique » des membres.[30] Sont intéressantes aussi toutes « les formes d’intéressement intérieur aux entreprises ».[31]
Responsabiliser est le maître-mot tant il est vrai qu’ »un régime de relations sociales de liberté, mais sans partage des responsabilités, se contredit et aboutit à la domination, fût-elle discrète, de quelques-uns et présage la crispation du grand nombre ».[32] Rêver d’améliorer la société sans que tous aient les moyens d’y travailler, est un leurre.
Combattre les dépendances, c’est offrir plus de responsabilité, plus de créativité, plus d’égalité[33] en faisant appel d’abord aux consciences, en les sensibilisant au service et à l’intérêt de tous les hommes, en espérant « une coopération libre et volontaire » mais sans oublier qu’ »un certain degré de contrainte » est nécessaire.
On peut finalement résumer la thèse du P. Calvez en disant que « la question est, au fond, de savoir si l’on peut vivre en démocratie ou s’il faut, ne fût-ce que pour que nous assurions notre subsistance, une oligarchie/ploutocratie contraignante ».[34]
Le lecteur sceptique ou inquiet doit, quant à lui, se rendre compte que, pour l’essentiel, les principes qui inspirent le livre du P. Calvez ne sont, en réalité, que les principes clairement établis par Jean XXIII dans Mater et Magistra.
Après avoir, en 1959, écrit avec J. Perrin, Église et société économique, L’enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII [35], le P. Calvez publiait, seul, en 1963, un autre ouvrage du même titre mais sous-titré : L’enseignement social de Jean XXIII[36]. Dès ce moment, le P. Calvez soulignera la nouveauté de l’encyclique sur le plan de la propriété qu’il convient désormais de diffuser. A l’époque, un économiste classé « catholique de droite », traditionnaliste[37],saluait l’ouvrage précisément pour son chapitre II « Propriété et travail » : « on y trouve, écrit-il, en effet, sur la propriété, les vérités substantielles qui, depuis des années et des années, sont mises sous le boisseau par tout ce qui porte un nom et une plume dans les milieux catholiques maîtres et seigneurs des moyens d’information ».[38] On trouve dans cet ouvrage de 1963 la thèse que soutiendra encore en 2001 le P. Calvez : « Dès que se manifeste clairement la nécessité de la propriété privée pour garantir la liberté d’initiative et les libertés politiques, la conclusion principale n’est plus que chaque bien doit être géré en particulier afin d’être bien géré ; mais chaque homme doit avoir accès à des biens sur lesquels il ait prise. La diffusion de la propriété privée revêt donc une importance plus grande que par le passé. » qu’on ne s’y trompe pas, parmi les biens à diffuser, se trouvent les moyens de production. Il ne s’agit pas seulement de faire en sorte que chaque homme ait son « petit bien », maison, lopin de terre, quelques économies[39] : « …l’inclusion des moyens de production parmi les biens à mettre en propriété privée s’impose (…) avec force aujourd’hui. » Et le P. Calvez précise que si la propriété privée compte aux yeux de l’Église, « c’est que cette institution n’a pas pour seuls buts la bonne gestion ou la sécurité, c’est qu’elle tend à l’établissement d’une liberté garantie - économique et politique -. Cet objectif ne serait sûrement pas atteint par une distribution brutalement inégale des propriétés telle qu’elle était naguère ; mais une politique entièrement neuve de la propriété privée, vraiment répandue - non pas seulement octroyée avec des précautions pour la rendre inoffensive -, permettrait d’approcher la réalisation de ce but capital. Si notre existence se socialise à grands pas, la seule socialisation qui vaille est celle qui comportera un degré égal de personnalisation pour tous : à côté d’autres institutions de la responsabilité, la propriété privée, autant qu’elle peut renaître, y contribuera de façon décisive. » Pour l’auteur, « ceci n’est pas un simple rêve : c’est, encore une fois, le seul sens humain de l’évolution sociale en cours ».[40]
Plusieurs de ces mesures échappent au pouvoir d’un individu, réclament concertation et volonté politique parfois à un niveau très élevé.
En attendant, dans l’immédiat, que peut faire un riche, un producteur, un propriétaire ? Beaucoup, à l’instar des moines de l’abbaye de Chimay.
[1]
Le mouvement des Focolari est lié intimement à l’œuvre de Chiara Lubich. Née en 1920, à Trente, elle connut une grande pauvreté dans son enfance: son père, socialiste, ayant été licencié à cause de ses idées sous le régime fasciste. C’est pendant la seconde guerre mondiale que son projet va naître à la vue des misères et des souffrances engendrées par le conflit.
Face aux pauvretés rencontrées, sa formation chrétienne va lui inspirer une action finalement très originale, révolutionnaire, pourrait-on dire.
Dans les Écritures, quels sont les textes qui vont marquer profondément Chiara Lubich ?
Elle sera frappée, dans l’Ancien testament par les protestations et les dénonciations des Prophètes face aux inégalités et aux injustices économiques et sociales qui déplaisent tellement à Dieu qu’il rejette tous les sacrifices des coupables. Que demande, en fait, Yahvé à chaque homme, à chacun de nous ? « Rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ».[1] Vivre en communion avec Dieu implique que l’on vive en communion avec les autres.
Le Nouveau Testament va révéler à Chiara Lubich les moyens à mettre en œuvre pour combattre les pauvretés.
Et tout d’abord, fondamentalement, l’appel du Christ à la conversion du cœur. Cette conversion a « pour effet non pas tant d’augmenter les pratiques religieuses de l’intéressé que de l’ouvrir à des rapports interpersonnels »[2]. Ainsi, la conversion du riche le débarrasse de sa cupidité, source d’injustice, le libère de Mammon, le rend capable de communion, c’est-à-dire de considérer l’autre comme un égal, comme un frère.
Seul l’Évangile, en faisant des hommes nouveaux peut créer une société nouvelle : « Le Christ a voulu libérer les hommes du mal, de toute forme de mal, a enseigné une libération précise de ses deux formes les plus insidieuses : l’avarice et la tyrannie (…)
L’homme est trop souvent assailli par la hantise du gain, le désir d’avoir davantage - la pléonexie[3] des Grecs -, l’avarice. Pour l’apôtre Paul, c’est une forme d’idolâtrie, c’est-à-dire de fausse religion, dans laquelle à Dieu Père on substitue une divinité antique. A cause d’elle, l’homme, au lieu de se servir de la richesse, s’asservit à la richesse. »[4]
Le Christ nous demande aussi de le suivre, c’est-à-dire de quitter nos repères humains et de nous abandonner nous abandonner à la Providence, en l’occurrence de quitter nos champs, sûrs de recevoir le centuple[5], de regarder les oiseaux du ciel, de ne pas engranger[6].
Chiara Lubich commente : « Chacun doit donc être détaché, au moins spirituellement, de ses « champs », c’est-à-dire de son travail. Nos « champs », notre travail, nous devons les aimer certes, mais pour Dieu, non pas avant lui. Chacun doit être prêt à ôter de son cœur son travail s’il prend la première place.
Quel en sera le résultat ? « Quiconque aura quitté (…), recevra le centuple et en héritage la vie éternelle ».
« Le centuple », cela veut dire un nombre indéterminé : le centuple en biens, en croissance économique. Ainsi, pour un détachement bien petit qui nous est demandé, voilà que jaillit de nouveau l’abondance de la Providence du Père. »[7]
Il est encore un autre appel du Christ que Chiara Lubich va prendre au sérieux : l’appel à l’unité. Dans sa prière, lors de la dernière cène, Jésus s’adresse à son Père : « Je ne prie pas pour eux seulement, mais aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi, afin que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’eux aussi soient en nous, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. »[8] Elle souscrira au commentaire de Gaudium et Spes : « Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…, comme nous sommes un », il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et il nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des personnes divines et celles des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour ».[9]
Chiara Lubich dira : « Jésus, notre modèle, nous a appris deux choses qui n’en sont qu’une : être enfants d’un même Père et être frères les uns des autres »[10] ; « C’est Dieu qui de deux fait un, en devenant troisième parmi eux, relation entre eux : Jésus au milieu de nous. Ainsi l’amour circule et, à cause de la loi de communion qui lui est inhérente, il entraîne spontanément, comme un fleuve impérieux, tout ce que chacun possède, les biens de l’esprit et les biens matériels. C’est le témoignage concret et évident de l’amour qui est vrai et qui unit, celui de la Trinité. »[11]
On peut ajouter que les Écritures d’abord et puis le modèle bénédictin[12] lui enseignèrent la valeur du travail.
Quand Paul déclare : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux »[13], elle découvre dans cette parole l’importance de l’honnêteté, de l’engagement dans l’économie, dans la productivité dans un but social.
Le travail, dira-t-elle, n’est pas l’appendice d’ »une vie de contemplation de prière et d’apostolat » mais « leur vie même » ; leur vocation est d’ »offrir à Dieu leur travail »[14] . Le travail est constitutif de l’homme. Par lui se réalise le dessein de Dieu sur nous. Il faut l’accomplir le plus parfaitement possible avec un certain détachement car le travail ne doit pas prendre la place de Dieu. On travaille avec Dieu, pour Dieu, avec les autres, pour les autres.
Dans la règle bénédictine « Ora et labora »[15], prière et travail sont une seule et même chose : « la vocation du focolarino n’est pas tant de consacrer à Dieu des heures d’adoration, mais plutôt son travail »[16]. Elle remarque aussi que les Bénédictins produisaient plus que nécessaire pour leur propre subsistance pour avoir de quoi aider les nécessiteux et, dans le même esprit, ils investissaient pour agrandir leurs terres et donner du travail aux indigents qui ne pouvaient s’organiser eux-mêmes. La pratique de la communion des biens était alliée à une très haute idée du travail.
De même, Chiara Lubich découvre, dans les Actes des Apôtres[17], une première illustration, à Jérusalem, d’une vraie communauté chrétienne dans laquelle il n’y a pas de pauvre. Elle se rend compte que la charité, l’amour réciproque fait que la propriété, la richesse ne sépare pas, mais est un moyen de réaliser l’égalité sociale, de supprimer la pauvreté et toute lutte de classe.
« Adoptons, dira-t-elle, un comportement nouveau, celui du chrétien. Tout l’Évangile en est imprégné. C’est le comportement de « l’anti-fermeture », de « l’anti-préoccupation ». Renonçons à mettre notre sécurité dans les biens de la terre et prenons appui sur Dieu. C’est là qu’on verra notre foi en lui et elle sera vite confirmée par les dons qui nous parviendrons en retour.
Naturellement, Dieu n’agit pas ainsi pour nous enrichir. Il le fait pour que d’autres, beaucoup d’autres, en voyant les petits miracles qui se produisent lorsque nous donnons, fassent de même.
Il le fait pour que, plus nous ayons, plus nous puissions donner. Il le fait pour que nous fassions circuler, en véritables administrateurs des biens de Dieu, toute chose dans la communauté qui nous entoure, jusqu’à pouvoir dire de nous, comme pour la première communauté chrétienne de Jérusalem, qu’il n’y avait plus de pauvre parmi eux. Cette attitude ne concourt-elle pas à donner une âme à la révolution sociale que le monde attend ? »[18]
Nourrie de ces certitudes, Chiara Lubich, on peut le dire sans se tromper, va en fait mettre en œuvre, sur le plan économique et social, les chapitres correspondants de la doctrine sociale de l’Église telle que nous l’avons décrite.[19]
Dans un premier temps, pour répondre aux besoins, Chiara Lubich prône, dès 1943, une « communion des biens ». Il s’agit d’aider les pauvres, les marginaux, les sous-développés, les victimes des catastrophes.
Mais on note tout de même une différence avec nombre d’ »œuvres de charité » classiques : « La communion des biens a été, explique un disciple, dans une certaine mesure, depuis le début, une utilisation active des biens. Il ne s’agissait pas de s’en défaire, ni seulement de les donner, mais bien de partager continuellement, de façon systématique et organisée. »[1]
On donne et on se donne dans une communion des biens et des personnes : « Celui qui a peu trouve, lui aussi, de nouveaux chemins pour devenir « donneur ». Celui qui n’a rien, au lieu d’attendre, résigné et passif, de recevoir, met en œuvre sa capacité d’invention (…) de façon à être, à sa mesure, participant actif ».[2]
Les focolari se ne se consacrent pas simplement à l’assistance mais s’engagent donc dans une révolution évangélique, « la plus puissante des révolutions sociales »[3]. Au Brésil, devant les habitants de la cité Araceli fondée par les membres du mouvement, Chiara Lubich déclare : « …la communion des biens est conforme à la vie chrétienne (…). Si le monde entier la réalisait, les inégalités sociales n’existeraient plus, il n’y aurait plus de pauvres, d’affamés, de malheureux. »[4]
Il est possible de vivre cet esprit dans l’une des 32 cités-pilotes créées dans le monde, des « mariapolis »[5] qui « offrent une possibilité de vie sociale, familiale et économique à leurs habitants » et « apportent leur contribution au renouvellement de la société en témoignant de l’amour réciproque. »[6]
Dans ces « cités du ciel », on trouve, selon les lieux et les nécessités, des écoles, des hôpitaux, des logements, des ateliers, des exploitation agricole, des centres de rencontre et de formation pour des hommes nouveaux, détachés et compétents. En plusieurs pays, des gens de religions différentes cohabitent : catholiques et protestants en Allemagne, catholiques et membres de confessions asiatiques aux Philippines. Le Mouvement des Focoalri est engagé concrètement dans le dialogue au sein de l’Église catholique mais aussi entre chrétiens, entre croyants de différentes religions et avec les personnes non croyantes. Tout homme est un frère[7]
L’objectif est partout le même : chercher le Royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire faire régner Dieu en nous et dans le monde[8]. Pour cela, certains donnent tout (biens, profession, disponibilité), dans une communion des biens totale. d’autres donnent dans une mesure librement consentie, vu leurs responsabilités sociales et familiales dans une communion des biens partielle.
Plus tard, lors d’une visite au Brésil, en 1991, après avoir vu la « couronne d’épines » de la pauvreté autour de la forêt de gratte-ciel de Sao Paulo[9], Chiara Lubich lancera une « économie de communion » (EdeC) dont nous allons étudier les principes.
Après avoir porté son attention à la distribution, le mouvement va s’intéresser à la production.
C’est précisément à Araceli que l’idée sera lancée « Ici devraient naître, sous la poussée de la communion des biens, des industries, des entreprises confiées surtout à la partie typiquement laïque du Mouvement : focolarini mariés, volontaires, que nous avons définis « les premiers chrétiens du XXe siècle ».
Ces entreprises de toutes sortes devraient être portées par des personnes de tout le Brésil. Elles devraient naître comme des associations où chacun ait la possibilité de participer : participations modestes donc, mais ouvertes au plus grand nombre de personnes possibles. La gestion devrait en être confiée à des éléments compétents, capables de les faire fonctionner avec efficacité et d’en retirer des bénéfices.
Et c’est là que réside la nouveauté : ces bénéfices devraient être mis en commun
Il naîtra ainsi une économie de communion dont cette cité constituera un modèle, une cité pilote. Nous aussi, nous nous servons d’un capital, mais le bénéfice, nous désirons le mettre en commun librement. Dans quel but ? Celui de la première communauté chrétienne : aider ceux qui sont dans le besoin, leur donner de quoi vivre, pouvoir leur offrir un emploi (…). Naturellement les bénéfices serviront aussi à développer l’entreprise. Enfin ils serviront à développer les structures de cette petite cité pour assurer la formation d’hommes nouveaux, animés par l’amour chrétien, car, sans eux, on ne fera pas une nouvelle société (…). »[10]
Le but est clair : « Il s’agit d’aider ceux qui, dans la communauté, sont dans le besoin, mais de façon à les insérer dans le cycle productif et à les rendre autosuffisants, dans leur dignité pleine d’hommes ».[11]
L’originalité de l’économie de communion « est d’introduire le don dans la finalité même et dans la culture de l’entreprise. A travers le libre choix[12] de ceux qui en détiennent le capital, les entreprises adhérant à ce projet répartissent leurs bénéfices en trois parties[13], afin 1) d’aider directement les plus démunis à sortir de leur misère, 2) de diffuser une culture basée sur les valeurs du don, de l’intégrité, et du respect de chacun, parmi ceux qui sont susceptibles de donner comme parmi ceux qui sont susceptibles de recevoir,3) et aussi de pourvoir aux nécessaires investissements assurant l’avenir de l’entreprise » Cet esprit nouveau entraîne, « un plus grand respect des salariés, des clients, des fournisseurs, de l’environnement et de la légalité ». Les plus pauvres peuvent « s’inscrire à leur tour dans la même dynamique du donner et du recevoir ».[14]
Cette culture du don invite « à considérer ses biens comme patrimoine de Dieu à administrer pour le bien de tous »[15]. Et donc, « la propriété des entreprises ne sert pas à accumuler, mais à donner, à créer du travail, à satisfaire les besoins des plus pauvres ».[16]
Qui ne voit ici la mise en œuvre de principes fondamentaux que nous avons longuement étudiés : participation, solidarité, destination universelle des biens, pauvreté vécue et combattue, partage, accès de tous à la propriété, respect de la personne et de l’environnement humain et naturel, etc..
Qui ne voit ici le dépassement des vieux dilemmes ? « Ni individualisme ni collectivisme, mais communion »[17]. Etre ou avoir ? Les Focolari répondent : donner ! A l’image de Dieu, c’est en aimant, en donnant qu’on se réalise et ceci est vrai pour le croyant comme pour l’incroyant puisque lui aussi a été créée à l’image de Dieu. C’est vrai au niveau des personnes, comme au niveau des peuples.
Qui ne voit qu’il s’agit ici d’une révolution ? Le libéralisme économique dans lequel nous vivons est incapable de créer une harmonie économique. Certes, on parle d’économie sociale de marché, on parle d’éthique économique[18] comme si le modèle économique individualiste pouvait être purifié. Radicalement, les Focolari répondent : il ne peut être purifié, il doit être remplacé.
A ceux qui rappellent que l’homme doit être au centre de l’économie, les Focolari applaudissent mais demandent : quel homme ? Pour eux, la réponse est claire : c’est le frère !
Ce n’est donc certes pas un appel à prêter assistance mais plutôt à repenser l’action économique sans discréditer pour autant les initiatives d’assistance et de solidarité qui d’ailleurs sont soutenues par les Focolari et font beaucoup de bien mais « l’esprit qui les anime est d’agir pour suppléer aux déficiences du système et de la mentalité économique actuelle, de demeurer à la périphérie de ce système, en acceptant une distinction entre domaine social et domaine économique et en agissant, par conséquent, davantage dans le premier que dans le second ». Ici, « l’économie est redécouverte, dans son aspect social radical ».[19]
Ce projet, Chiara Lubich en est persuadée, va s’étendre à l’intérieur du Mouvement mais devrait s’étendre aussi à l’extérieur. : « A la différence de l’économie de la société de consommation, fondée sur une culture de l’avoir, l’économie de communion est l’économie du don. Cela peut sembler difficile, ardu, héroïque. Mais il n’en est pas ainsi parce que l’homme créé à l’image de Dieu, qui est Amour, se réalise précisément en aimant, en donnant. Cette exigence se trouve au plus profond de lui, qu’il soit croyant ou non. C’est justement dans cette constatation, vérifiée par notre expérience, que se trouve l’espérance d’une diffusion universelle de l’économie de communion ».[20].
Outre les « pôles économiques » que sont devenues les cités Araceli et O’Higgins, par exemple, on comptait, en 2001, 654 entreprises, à travers le monde[21], ayant adhéré à l’économie de communion. A ces entreprises s’ajoutaient 91 micro-entreprises.[22]
Reste une question. L’expérience qui vit et se développe dans le cadre de l’économie libérale, peut-elle, doit-elle rester indéfiniment le choix de quelques consciences ? La politique de l’État est-elle indifférente ?
Au sein du mouvement des Focolari, on fait remarquer que « l’histoire montre que, lorsqu’une vérité fait brèche, et qu’elle est accueillie dans la conscience des individus et des peuples, elle tend avec le temps à se transformer et, de norme de justice qu’elle était, elle devient une norme positive. Le fait demeure qu’un lien moral ne peut se transformer automatiquement en un lien juridique. Mais dans toute la matière inhérente à la communauté civile, que ce soit sur le plan national comme sur le plan international, les individus, les groupes et les peuples sont appelés à œuvrer dans le contexte d’un « cadre juridique » qui ordonne l’exécution des droits et des devoirs et surtout protège les faibles devant les forts (…). Dans le cadre spécifique du domaine de la production des biens, il est demandé à l’État de « délimiter » la « liberté » du propriétaire en lui imposant des liens juridiques précis de façon à sauvegarder le bien commun ».[23]
En attendant, force est de constater que l’oeuvre de Chiara Lubich jouit d’un grand crédit international.
Le Bureau international de l’Economie et du Travail du Mouvement « Humanité nouvelle », a été accueilli, en 1977 parmi les membres du Conseil économique et social de l’ONU.[24]
En 1977, Chiara Lubich reçoit le Prix Templeton (Londres) décerné à une personnalité qui s’est distinguée par ses activités caritatives ou son dévouement dans l’entraide et la compréhension inter-religieuse. Parmi les personnalités récompensées on relève les noms de Mère Teresa, de Frère Roger, du cardinal Suenens, d’Alexandre Soljénitsyne.
En 1996, elle reçoit le Prix Unesco de l’éducation pour la paix.
En 1998, le Prix européen des Droits de l’homme au Conseil de l’Europe.
Plusieurs universités ont décerné à la fondatrice le titre de Docteur honoris causa, comme ce fut le cas en 1999 à l’Université de Plaisance (Bologne) pour l’économie.
Pour ce qui est de l’Église, comme il a déjà été dit et comme chacun l’a remarqué à chaque étape de la description, il y a parfaite conformité entre l’expérience des Focolari et ce que la morale sociale chrétienne enseigne.
Quand Jean-Paul II dénonce l’injuste répartition des biens entre les pays industrialisés et les pays en voie de développement mais aussi à l’intérieur de chaque pays, riche développé ou non, que suggère-t-il ?
« Nous savons que le capital productif, au plein sens de ce mot, augmente vite, spécialement dans les pays industrialisés. Cependant, cette augmentation ne se réalise pas toujours au bénéfice d’un grand nombre de personnes, mais le capital reste concentré entre els mains de quelques personnes. Or, la doctrine sociale de l’Église a toujours soutenu la participation d’un grand nombre de personnes au capital productif, parce que la propriété est l’un des principaux moyens pour protéger la liberté et la responsabilité de la personne et, par conséquent, de la société. »[25]
En somme, à travers tout son enseignement contemporain ; l’Église ne cesse de méditer les devoirs que nous avons vis-à-vis des pauvres, de ces pauvres auxquels Jésus s’est identifié[26]. L’aumône, le don qui aura été fait ou refusé au pauvre, aura été fait ou refusé au Christ[27] . Quant à la nature de ce don, elle ne se limite pas aux biens matériels : « Quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et, également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».[28] Et Léon XIII de citer Grégoire le Grand : « Quelqu’un a-t-il le talent de la parole, qu’il prenne garde de se taire ; une surabondance de biens, qu’il ne laisse pas la miséricorde s’engourdir au fond de son cœur ; l’art de gouverner, qu’il s’applique avec soin à en partager avec son frère et l’exercice et les bienfaits »[29]. C’est en vertu de ce principe du partage de tous les biens que l’Église insiste sur la participation, la solidarité, l’accès de tous aux biens matériels et aux moyens de les produire. Le but est de réaliser le plus possible une égalité entre les hommes, de diminuer, comme disait Léon XIII, « cette distance que l’orgueil se plaît à maintenir » pour que l’amitié et, mieux encore, l’amour unisse les hommes.[30]
Benoît XVI, quant à lui a encouragé les Focolari pour leur développement des « rapports de communion dans les familles, dans les communautés et dans chaque domaine de la société ».[31]
Pour que cet esprit triomphe, une question doit être posée:
[1]
A partir des années 80, l’éthique est devenue un thème récurrent dans la littérature économique. En 1982, Tom Peters et Robert Waterman publient aux États-Unis, un livre qui connaîtra un succès planétaire : Le prix de l’excellence[2] qui rappelle la place centrale que la personne doit occuper au sein de l’entreprise. La même année, en France, est publié un autre livre qui aura un grand retentissement : L’entreprise du 3e type.[3]
Malgré un vocabulaire qui sonne familièrement à nos oreilles, participation, délégation éthique, etc., on a, en fait, affaire à une éthique utilitariste dans la mesure où si elle se soucie de l’intérêt général, « elle ne peut satisfaire les exigences du bien commun »[4]. C’est cette éthique que Jean-Paul II condamnait en rappelant qu’il faut distinguer « le bien juste (bonum honestum), le bien utile (bonum utile) et le bien délectable (bonum delectabile). Ces trois sortes de biens qualifient l’agir de l’homme de manière organique. En agissant, l’homme choisit un certain bien, qui devient la fin de son action. Si le sujet choisit un bonum honestum, sa fin se conforme à l’essence même de l’objet de l’action, et il s’agit donc d’une fin honnête. A l’inverse, lorsque l’objet du choix est un bonum utile, la fin est alors l’avantage qui en découle pour le sujet. La question de la moralité de l’acte reste encore ouverte ; c’est seulement quand l’acte dont découle l’avantage est honnête, et honnêtes les moyens utilisés, que la fin poursuivie par le sujet pourra aussi être dite honnête. C’est précisément avec cette question que commence la séparation entre la tradition de l’éthique aristotélicienne et thomiste, et d’autre part l’utilitarisme moderne.
L’utilitarisme a écarté la dimension primordiale et fondamentale du bien, à savoir le bonum honestum. L’anthropologie utilitariste et l’éthique qui en découle partent de la conviction que l’homme tend essentiellement à son intérêt propre ou à l’intérêt du groupe auquel il appartient. En définitive, l’avantage personnel ou corporatif est le but de l’agir humain. Quant au bonum delectabile, il est évidemment pris en considération dans la tradition aristotélicienne et thomiste, dont les grands penseurs, dans leur réflexion éthique, sont pleinement conscients du fait que l’accomplissement d’un bien juste s’accompagne toujours d’une joie intérieure, la joie du bien. Dans la pensée des utilitaristes, les dimensions du bien et de la joie ont au contraire été mises au second plan par la recherche de l’intérêt ou du plaisir. Le bonum delectabile de la pensée thomiste dans sa nouvelle expression s’est, il est vrai, un peu émancipé, devenant un bien et une fin en soi. Dans la perspective utilitariste, l’homme, dans ses actions, cherche avant tout le plaisir, et non l’honestum. »[5]
Nous savons que John Rawls a réagi contre cet utilitarisme dans La théorie de la justice dont nous avons analysé les grands principes précédemment. Partant du principe apparemment excellent qu’est injuste l’inégalité qui ne sert pas aux défavorisés, Rawls en arrive_ considérer que la justice entendue comme équité a priorité sur le bien et qu’elle est le fruit d’une procédure. C’est le consensus qui fonde le droit : pour Rawls, il s’agit de « choisir les moyens les plus efficaces en vue des fins recherchées » et, pour cela, « on doit éviter de même ici tout problème éthique controversé et prendre comme point de départ des propositions faisant l’objet d’un large accord ».[6]
La « business ethics » n’est pas plus satisfaisante. Née aussi aux États-Unis et largement répandue dans les universités puis en Europe, elle « apparaît comme l’alibi d’un système économique déterminé » comme le laisse entendre le slogan « Good ethics is good business ».[7] Une fois encore, cette éthique nous « renvoie davantage au souci de l’efficacité qu’à celui du bien-agir ».[8] De même, l’appel à la responsabilité plutôt qu’à l’obéissance, semble « une ruse subtile de l’idéologie productiviste, en particulier lorsque cet appel est couplé à la demande d’adhésion à des valeurs d’entreprise (…) ».[9]
Certes, l’éthique - et l’expérience de l’économie de communion en témoigne - peut accroître l’efficacité mais l’utiliser en vue de la performance et de l’efficacité relève de l’instrumentalisation.
On parle aussi d’éthique des valeurs qui s’exprime à travers des « chartes éthiques » où sont exaltés « l’honnêteté, l’équité, le professionnalisme, le respect des personnes, l’exemplarité, la loyauté, la responsabilité » mais aussi « la performance, la réduction des coûts, des délais ou l’amélioration de la qualité ».[10]
Il s’agit en fait d’améliorer l’image de l’entreprise et de mobiliser le personnel au service des buts de l’entreprise. De plus, ces chartes risquent de conduire à des contradictions comme l’ont bien vu J.-P. Audoyer et J. Lecaillon[11] : « L’efficacité, la responsabilité, le respect du client ou du salarié peuvent aisément servir de justification a posteriori, mais en aucun cas remplacer le discernement de l’acteur singulier (…). Imaginons qu’un salarié veuille mettre en pratique ces principes. On lui demande d’être responsable, mais de quoi et jusqu’où ? On lui demande d’être efficace, mais pour qui ? Pour lui-même, pour son service, pour son usine, pour son entreprise ? On lui demande de respecter les exigences de la « qualité totale » ; mais est-ce à n’importe quel prix humain et financier ? Entre le client et l’actionnaire comment arbitrer ? Certes, dans le long terme, satisfaire le client profitera à l’actionnaire, mais vient vite le moment où favoriser l’un se fait au détriment de l’autre. A toutes ces alternatives concrètes, les principes d’action ne permettent pas de répondre à moins (…) d’en évaluer le coût d’opportunité, c’est-à-dire le prix du renoncement d’une valeur au profit d’une autre ? Ce qui dans la pratique est rarement le cas. A y regarder de plus près, on s’aperçoit même que ces principes peuvent justifier n’importe laquelle des options possibles ; privilégier par exemple les conditions de travail même si c’est contraire à la rentabilité, valeur qui peut aussi simultanément apparaître dans les principes d’action. Ce genre de situation peut au mieux conduire à l’inefficacité et au pire se retourner contre l’entreprise. En attendant, elle génère souvent un climat de suspicion qui se nourrit de la distance entre les valeurs affichées et les situations concrètes (…). »
Les auteurs ajoutent encore que derrière ces chartes d’entreprise, se cache, en fait, une morale du devoir, de type kantien. Morale a priori, sans justification et qui s’impose à la conscience.
Finalement, toutes les éthiques citées apparaissent comme « une bonne affaire ». Avec beaucoup de lucidité, le P. Perrot attire notre attention sur l’abus du mot « éthique » qui peut nous éblouir alors que, dans le monde économique contemporain qui l’utilise, on reste bien en deçà de tout ce que le mot emportait avec lui dans la pensée ancienne. Autrement dit, les éthiques évoquées, doivent être complétées pour ne pas être des leurres. « Au regard de la tradition philosophique, écrit le P. Perrot, il manque à l’éthique des affaires une deuxième dimension : « le désir d’autrui ». Comme le dirait M. de La Palisse, les ressources humaines ne sont pas matérielles. C’est dire qu’elles ne peuvent pas se réduire à n’être qu’un rouage fonctionnel : elles comportent des aspirations à l’universel, un goût de l’effort, un sens du gratuit, des contradictions, des passions mal maîtrisées… Prétendre mobiliser ces ressources-là, c’est vouloir transformer la liberté en moyen de production. Cela semble bien difficile lorsque l’entreprise affiche des objectifs froidement utilitaires. On ne peut mobiliser l’effort des collaborateurs, avec la part de gratuité que cela suppose, uniquement sur la base de l’intérêt individuel bien compris. Car cet intérêt est futur ; il est aléatoire. Il pèse peu face aux désagréments très actuels.
Finalement, où est l’éthique (au sens philosophique) dans la Business Ethics ? Une trace en reste parfois dans la déontologie. Car si la déontologie est, pour le dirigeant, un outil de gestion, elle peut être aussi, pour l’individu, l’occasion d’un dépassement de ses intérêts immédiats. Et se préoccuper de la bonne relation entre collègues ou avec la clientèle, éviter les situations où la loyauté serait partagée entre l’entreprise, la concurrence et la famille, c’est déjà se mettre en question et entrer dans une démarche ou l’autre a sa place. Mais l’éthique des affaires, en se limitant à la déontologie, risque de faire le jeu des manipulations qui mobilisent avec cynisme le sens moral des collaborateurs au profit d’intérêts particuliers. La déontologie n’est, je pense, qu’un moment de la démarche éthique. Moment nécessaire, mais qu’il est indispensable de dépasser pour sauvegarder la dimension humaine de la vie professionnelle ».[12]
Plus radical encore est le jugement de Christian Arnsperger : « Au mieux, (l’éthique économique, est) la discipline qui évalue les divers systèmes d’organisation économique en termes de certaines propriétés telles que l’efficacité, la liberté ou l’équité. Mais, au pire, l’éthique économique pourra aussi servir à mettre au point des discours et des stratégies destinés à rendre humainement acceptables les formes économiques particulières qui sont en place. L’actuelle « éthique des affaires » relève de cette absence d’attitude critique. En effet, il semble bien qu’aucune éthique des affaires ne puisse prétendre défaire les comportements économiques qui la conditionnent. Une telle éthique ne peut donc se développer qu’à l’intérieur de limites invisibles mais tyranniques, en l’occurrence le critère ultime de rentabilité, étroitement lié à l’impératif de satisfaction d’un actionnariat volatil désireux de toucher des dividendes maximum issus de la vente de produits sans cesse ajustés à des désirs de consommation qui ressemblent à un tonneau des Danaïdes. Ces limites sont issues de la logique de l’incitation économique et en les prenant comme données, l’éthique des affaires contribue à les renforcer. » L’éthique économique risque de n’être qu’« une entreprise de légitimation ».[13]
Ces éthiques qu’on pourrait donc appeler « éthiques de la prospérité » doivent céder la place à une « éthique de la justice »[14] ou à une « éthique autonome » couronnée par une « éthique de la prudence » pour reprendre deux expressions de J.-P. Audoyer et J. Lacaillon.
De quoi s’agit-il ?
Les auteurs récapitulent les grands principes de la morale sociale chrétienne pour « éclairer » ou « compléter » les valeurs utiles présentes dans les éthiques à la mode.[15]
La subsidiarité doit viser « à donner au salarié subordonné toute l’autonomie dont il est capable ». Dans cette perspective, l’autorité « s’exerce par le service » pour faire « grandir les hommes ».
Qui dit subsidiarité, appel à la liberté, dit solidarité. Celle-ci s’exprime « verticalement » par les syndicats mais aussi « horizontalement » par la mise en place d’une communauté de personnes.
A travers cette communauté, ce n’est plus simplement l’intérêt général qui est recherché mais le bien commun dans toutes ses dimensions.
Ceci dit, les auteurs insistent, pour la mise en œuvre de cette éthique, le souci de l’efficacité étant sauf, sur la « nécessité d’une conscience éclairée » et la vertu de prudence qui doit être la vertu par excellence du manager. Toutes les situations étant singulières, la prudence du manager « est la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais pour l’homme, non en soi mais dans le monde tel qu’il est, non en général mais dans telle ou telle situation, et d’agir en conséquence comme il convient ».[16] C’est donc, en dernier ressort, « au cœur de la subjectivité que (le manager) trouvera les chemins de la réponse aux arbitrages auxquels il est confronté entre logique de l’efficacité et exigences de l’éthique ».[17]
Malgré ses références explicites à l’enseignement social chrétien et plus précisément au Compendium, l’éthique autonome ou prudentielle proposée reste en deçà de ce qu’on pouvait espérer. Les citations choisies comme l’insistance sur la responsabilité du manager ne rendent pas compte de l’audace de la vision chrétienne intégrale qui, si elle est fidèle à la vision originelle de la Genèse, doit promouvoir le partage du pouvoir et de la propriété sans minimiser l’importance du rôle du pouvoir politique qui peut et doit suppléer aux carences de la conscience et agir en fonction du bien commun et non de l’intérêt général. De plus, le rappel incessant de l’efficacité finit par gêner. Efficacité fabricatrice, commerciale ou efficacité humaine et communautaire ? Nous serions plus à l’aise si la fin de l’entreprise n’était pas orientée vers « des clients solvables », pour satisfaire « des demandes solvables », comme le répète les auteurs mais vers tous les pauvres, ceux dont les besoins peuvent être rencontrés dans l’échange et ceux dont les besoins ne peuvent être comblés que dans le don provisoire ou définitif.[18]
Certes, tout dépend toujours, in fine, de la qualité des hommes, de leur sens social, de leur responsabilité face à Dieu que ce soit au niveau d’une entreprise, ou au niveau politique mais on ne peut tout confier à leur bonne volonté voire à leur sagesse. Les meilleures intentions gagnent à inspirer des institutions, des lois, des structures aptes à résister à l’effritement des déterminations et à l’affadissement des sensibilités. d’autant plus que bien du temps aura passé, bien des souffrances auront été vécues avant que tous n’adhèrent au meilleur projet économique et social possible. Sans être pessimiste, on peut même avancer que jamais l’unanimité se fera et il n’est même pas sûr qu’une majorité puisse exister.
Etant donné la générosité du projet chrétien, une générosité qui dépasse, disait le P. Calvez, ce dont les socialismes rêvent, une majorité politique devrait à la longue être à même d’apporter les réformes nécessaires ou, plus exactement, inspirer la sortie du modèle capitaliste d’aujourd’hui en agissant sur les structures. Mais cela suffira-il ?
La réponse de Jean-Paul II est sans détour : « Dans son histoire désormais centenaire, la doctrine sociale de l’Église a toujours affirmé que la réforme des structures doit être accompagnée d’une réforme morale, car la racine la plus profonde des maux sociaux est de nature morale, c’est-à-dire « d’une part le désir exclusif du profit et, d’autre part, la soif du pouvoir« (cf. Sollicitudo rei socialis 37). La racine des maux sociaux étant de cet ordre, il s’ensuit qu’ils ne peuvent être surmontés qu’au niveau moral, c’est-à-dire par une « conversion », par un passage de comportements inspirés par un égoïsme incontrôlé à une culture d’authentique solidarité ».[1]
Cette conversion nous ferait sortir du système capitaliste pour entrer dans un système solidaire.
Notons que, dans la citation de Jean-Paul II, le mot « conversion » est employé entre guillemets dans la mesure où le Souverain Pontife se situe « au niveau moral ».
Sans connotation explicitement chrétienne, Christian Arnsperger défend le même point de vue par un chemin inattendu.[2]
Toutes les réformes et mesures envisagées précédemment, que ce soit la taxe Tobin, le micro-crédit, les différentes éthiques, la distribution des parts d’héritage pour que le plus grand nombre accède au capital productif, et même l’économie de communion peuvent être appliquées et se vivre dans le cadre du système capitaliste. Chr. Arnsperger cherche à sortir de ce système en s’attaquant à ses racines.
Ces racines plongent dans la psychologie la plus profonde de l’être humain et expliquent seules, vraiment, la force de résistance du capitalisme. Alors que beaucoup croient, avec Alfred Sauvy, que « si le capitalisme subsiste en dépit de ses imperfections et de ses injustices, c’est parce qu’il n’y a pas de remplaçant présentable »[3], Chr. Arnsperger nous met en cause et affirme que le capitalisme ne subsiste qu’avec notre complicité.
Chacun de nous est confronté à deux finitudes : l’une imposée par la présence des autres et l’autre par la mort. Nous vivons tous mortels en société mais, « selon les sociétés, certains individus sont plus ou moins profondément et rapidement confrontés à la mort et sont plus ou moins fortement et constamment soumis à la domination ou à la résistance d’autrui ». Autrement dit, selon les sociétés, « l’angoisse existentielle liée à l’Altérité et à la Mortalité » est ressentie à différents degrés. Et, selon les sociétés, les moyens d’existence, c’est-à-dire les « ressources matérielles, symboliques et spirituelles » désignent, en fait, tout ce qui est « nécessaire pour que chacun puisse soit porter et assumer, soit refuser et nier l’Altérité et la Mortalité. »[4]
Selon les sociétés, la gestion de la double finitude varie. Chaque société choisit ses moyens d’existence privilégiés et leur répartition.
Le système capitaliste se caractérise par ce que l’auteur appelle « la concurrence coopérative », c’est-à-dire « la coopération au sein d’entités concurrentes » pour accroître la consommation présente ou future (l’épargne)[5]. Ce système « permet aux « gagnants » de se forger une infinitude illusoire (indépendance et immortalité imaginaires) aux dépens des « perdants ». »[6]
d’un côté, l’entrepreneur fait porter son angoisse de la finitude par le consommateur en sollicitant son argent : « il suscite ainsi un besoin dont l’assouvissement qu’il offrirait déchargerait son esprit inquiet de toute peur existentielle ». De son côté, le consommateur solvable cède à l’angoisse du désir en croyant pouvoir l’éteindre[7]. De même l’épargne , consommation différée, donne l’illusion « d’un infini temporel, en somme d’une immortalité ». L’investissement prolonge ce mouvement. A sa manière, la dépense immodérée, elle aussi « tente de conjurer la finitude (…) en créant de manière fantasmatique un « éternel présent ». » En somme, « consommation, épargne et investissement se présentent (…), dans leur apparente rationalité, comme des moyens de nier la finitude liée à la Mortalité ».[8]
Quant à la concurrence, elle est l’expression d’un « refus de l’autre finitude, celle liée à l’Altérité » puisque l’autre devient l’ennemi et que chacun cherche son indépendance dans ce combat.[9]
Que conclure sinon que « le capitalisme nourrit, de façon mécanique, les angoisses mêmes qui lui donnent de la force » ? Les économistes et les politiques nous invitent à croire à la « croissance partagée », c’est-à-dire à la possibilité de devenir toujours plus riches. Leur culture capitaliste réduit nos moyens d’existence aux ressources matérielles qui, elles-mêmes, sont « réduites pour l’essentiel aux revenus actuels ou différés que nous pourrions nous accaparer au sein du système économique ».[10]
Notre erreur car il s’agit bien de notre erreur même si elle est alimentée par le système « inauthentique », aliénant, qu’est le capitalisme, est de ne pas accepter lucidement notre finitude, de nourrir l’illusion, le fantasme, de l’immortalité. Mais ce fantasme est, le plus souvent, celui d’une minorité qui se croit libérée de la finitude parce que la finitude d’une majorité a été « socialement exacerbée ».[11]
A partir de cette analyse, l’auteur nous invite à un « héroïsme authentique ». Il s’agit de coexister « avec autrui tout en étant ouvert à sa propre peur de la finitude ainsi qu’à celle des autres »[12] et d’« apprendre à assumer la finitude mortelle et renoncer à faire porter cette finitude aux autres, notamment à travers les mécanismes d’interaction socio-économique »[13]. Il faut changer nos motivations économiques mais « une telle conversion ne peut avoir lieu que si les puissants acceptent en profondeur la précarité de leurs propres existences, alors même que leur puissance découle d’actes économiques par lesquels ils tentent de nier cette précarité »[14]. Cette conversion doit aboutir à un « partage égal des finitudes »[15], c’est-à-dire à une « juste distribution des moyens d’y faire face et de la porter ».[16]
Partager nos finitudes, c’est reconnaître tous que nous sommes finis, c’est renoncer puisque notre Désir est impossible à combler, c’est être dépendant « des présences des autres qui ne peuvent porter ma finitude à ma place », c’est, enfin manifester ma sollicitude car la vulnérabilité d’autrui appelle ma présence aidante et réciproquement.[17]
Plus profondément encore et en s’appuyant sur les réflexions de Maurice Bellet, Arnsperger propose de « convertir les axiomes capitalistes ». En effet, si le système capitaliste repose in fine sur la réaction à la finitude telle qu’elle a été décrite, on peut se demander si cette réaction est-elle inéluctable, inscrite dans notre nature. La réponse de l’auteur est nette : notre système repose sur « des axiomes fondateurs et non (sur) des fondements naturels ». Le système s’appuie sur des pulsions et les renforce mais il est possible de « laisser tomber l’attitude de déni », déni de la mort notamment, et de procéder à « une subversion interne des axiomes spontanés en vue de les rendre plus conformes à ce qu’ils visent de meilleur ».
Or, on découvre au cœur du système capitaliste cinq axiomes « spontanés » : le marché, la rentabilité, la concurrence, l’expansion et le monétaire Pour les convertir, il est nécessaire de découvrir à quoi ils « visent », retrouver leur « visée ».
Ainsi, le marché vise l’échange , et en fin de compte l’échange de la « parole donnée et reçue », en vérité, si l’on libère en même temps les axiomes de concurrence et de rentabilité.
La rentabilité vise « le respect total d’autrui en tant qu’il a, tout comme moi, droit à des ressources pour vivre », ressources qui satisfont des besoins réels et qui sont payées « au juste prix » . En définitive et autrement dit, l’axiome de rentabilité cache un « axiome de solidarité ou de droits de l’homme ».
La concurrence vise au bien commun, mais il faut la libérer de la rivalité, de la méfiance, de la poursuite de l’intérêt personnel. Sa vérité cachée est « l’émulation qui stimule chaque individu à contribuer au maximum au bien de tous » . A cet axiome se substituerait « un axiome d’organisation collective nettement plus respectueux de la créativité de chacun que ne l’est la logique qui, bon an mal an, guide l’État providentiel actuel ».
L’axiome de l’expansion vise « l’ouverture des possibles les plus larges et la satisfaction des désirs, mais des possibles et des désirs ordonnés à l’authenticité existentielle et non désordonnés par un refus inauthentique d’accepter la finitude ». Retrouvant sa visée, l’axiome de l’expansion se libère en axiome de l’écologie.
Quant à l’axiome monétaire il peut céder la place à un axiome de la gratuité entendue comme capacité « à tolérer le gratuit en tolérant la perte » de temps, d’argent, d’autonomie, une capacité « gagnée durement à travers l’acceptation de la finitude, à rester solidaire et pleinement ouvert envers tous ceux qui, en donnant le meilleur d’eux-mêmes et en ayant eux-mêmes assumé leur finitude et leur angoisse, ont malgré tout échoué ou n’ont pas « rapporté » ce qu’on espérait d’eux. »
Ce travail de « conversion critique » est indispensable pour « desserrer la logique économique ». Il demande, comme il était suggéré plus haut, un « saut héroïque » lié à une « prise de conscience profonde ».
Ce travail de « conversion critique » n’est pas « un programme politique à asséner d’autorité à des personnes qui n’auraient pas, par elles-mêmes, fait le chemin et le travail requis » mais doit s’opérer par « des micro-transformations venues « d’en-bas », évidemment sans aucune garantie d’unanimité. »[18]
Déni ou acceptation de la finitude, respect, émulation, gratuité, et finalement conversion : on se rend compte que nous ne sommes pas dans le cadre d’un vocabulaire économique. Tout le livre d’Arnsperger tend à nous persuader que « les questions les plus profondes sur l’économie ne sont pas elles-mêmes des questions économiques »[19] mais « des questions existentielles »[20].
C’est pourquoi la thérapie proposée par l’auteur informée par la psychologie et la psychanalyse est un appel à une véritable et profonde conversion.
Si « l’existence capitaliste, (…) est le déni du corps et de la mort transformé en concurrence, performance, consommation et croissance »[21], « l’ »esprit du capitalisme » est littéralement ce qui permet à la sphère d’activité économique de prendre sur elle la tâche structurante anciennement dévolue au religieux ou à la morale ».[22]
C’est cela qu’il importe de changer en rendant au religieux ou à la morale sa véritable place. Ainsi, quand on parle d’égalité ou de justice sociale, il faudrait envisager non seulement la redistribution des richesses mais aussi des ressources existentielles et notamment « la capacité individuelle de porter et d’assumer la précarité existentielle »[23] : « Tant que la société ne répartira pas de manière radicalement différente les ressources permettant à chacun de s’assumer comme mortel, les politiciens et les hommes d’affaires, tout comme les travailleurs et les « simples citoyens », seront exposés aux mêmes pulsions inconscientes de repli sur eux-mêmes et sur leurs possessions, à la même dynamique d’accaparement ancrée dans une angoisse non dite. Les uns comme les autres, nous vivrons la même incapacité à dépasser les logiques antagonistes qui reproduisent sans cesse la scission entre « dominants » et « dominés ». »[24] « Ne sera véritablement juste qu’un système économique qui distribuera de manière égale et en quantité suffisante à ses membres, libérés de la compulsion consumériste et accumulatrice, les ressources matérielles (produites et fournies par des personnes libérées de la compulsion opportuniste) et symboliques (fournies quotidiennement dans le langage, le comportement respectueux, le respect réel de l’égalité démocratique à tous les niveaux de décision) nécessaires à une authentique autodétermination. »[25]
Fondamentalement, pour que le marché soit vraiment un lieu d’ »échange humain existentiellement authentique »[26], et non un lieu d’aliénation, d’exclusion, de marginalisation,
pour que le marché permette « une structuration juste du sujet humain »[27], il faut bien définir le Désir humain: le Désir (avec majuscule) est l’« orientation fondamentale du sujet humain » dont les désirs ne sont qu’une « marque passagère » [28]. Ce Désir n’est jamais comblé et donc la thérapie ne consiste pas à vouloir le combler mais à « renoncer à la plénitude imaginaire » dont l’esprit du capitalisme entretient le mythe. « Le renoncement est la vérité du désir humain »[29]. Le véritable danger qui menace le sujet humain, ce n’est pas le manque mais la plénitude[30]. Or l’économie de marché aujourd’hui « chasse sans cesse l’individu hors de la satisfaction » et le pousse toujours vers autre chose. C’est sa perversité. On ne cherche pas simplement à satisfaire des désirs mais à en créer. Reprenant le vocabulaire de Lacan[31], Arnsperger insiste sure le fait que « la stratégie des fabricants de désirs est de faire sans cesse passer le désir de l’Autre[32] pour le désir de l’ »objet a » (…), c’est-à-dire tel ou tel objet fixant pour un temps le Désir inconscient. »[33] Nous sommes obligés de passer d’un désir à l’autre, de les combler sans jamais renoncer. Ainsi, tout devient marchandable et monnayable. La perversité du marché, sa violence[34] et ses dérives découlent du fait que « le désir des acteurs n’est plus ordonné à sa propre vérité » c’est-à-dire à la « poursuite d’un juste renoncement »[35].
Pour rompre avec l’« individualisme possessif », l’auteur souhaite une nouvelle pédagogie axée non « sur l’enseignement d’une charité à bas prix, mais sur l’apprentissage par les économiquement et symboliquement puissants de la dure réalité existentielle selon laquelle la richesse, la puissance économique et le prestige symbolique sont fondamentalement les exutoires d’une angoisse vitale, du refus d’une fragile corporéité qu’il faut assumer autrement afin de n’en pas faire porter le poids matériel à d’autres, moins dotés en talents ou en ressources. »[36]
« La justice sociale (…) ne peut advenir que si la société répartit aussi de manière égale, par l’enseignement et par la circulation collectivement encouragée mais démocratiquement régulée de vocabulaires, de représentations et de normes d’action, les ressources existentielles permettant à chacun de s’assumer comme mortel. Ces ressources étaient anciennement appelées les « biens spirituels[37] » .Ayant nettement récusé les « vagues religiosités New Age » et les « factices « restaurations » traditionalistes »[38], l’auteur appelle l’émergence d’une « seconde humanité » selon l’expression de Maurice Bellet, à une « refondation du monde »[39].
Pour un « juste partage de nos finitudes »[40], un « égalitarisme des moyens d’existence »[41], il est impératif de « réinstaurer la circulation de ressources spirituelles sous une nouvelle forme : celle de l’éthos égalitaire » autrement dit, développer « une capacité de chacun à accepter sa finitude matérielle »[42]
Egalitarisme pourrait faire penser à une solution de type communiste mais, comme le fait remarquer l’auteur, il ne suffit pas d’instaurer une société parfaitement égalitaire car « l’angoisse et la révolte de chaque individu resteront fondamentalement intactes. Personne ne possédera moins qu’un autre mais, en l’absence de moyens spirituels, chacun continuera de vouloir pour lui-même davantage et infiniment plus. Si je ne dispose d’aucune ressource philosophique pour pouvoir assumer ma vraie et inéluctable finitude, les biens et les capitaux que je possède seront toujours infimes par rapport aux richesses que j’ai envie de posséder. A terme, cet écart fera éclater la société dans le ressentiment et la violence envieuse ».[43]
Ni communisme donc, ni capitalisme, bien sûr : « La culture capitaliste est intrinsèquement inapte à réaliser l’idéal éthique d’égalité sur le terrain où elle entend le situer, c’est-à-dire sur le terrain des moyens matériels, parce que cette culture repose sur un système économique qui dresse face à l’égalisation des moyens matériels des obstacles existentiels insurmontables. (…) elle identifie moyens matériels et moyens spirituels. Plus exactement, la logique capitaliste fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens spirituels ».[44]
Laissons la conclusion à l’auteur:
« Quelles perspectives de réforme tout ceci laisse-t-il entrevoir ? Sur le plan du principe, la réponse semble assez claire : il faut encourager tout ce qui permettra de redifférencier les moyens spirituels par rapport aux moyens matériels, c’est-à-dire tout ce qui permettra d’abandonner l’idée que le revenu, et plus largement la richesse matérielle, sera le garant de notre sécurité existentielle indépendamment de notre richesse. Bien sûr, il faut créer et distribuer de la richesse, surtout à l’intention de ceux qui en ont le moins. Cependant, si chacun de nous espère utiliser sa richesse matérielle pour colmater individuellement ses brèches existentielles, nous serons propulsés collectivement dans une dynamique sans fin d’expansion et, par conséquent, de renforcement des mécanismes qui nous angoissent au plan individuel : la concurrence, la comparaison avec autrui, le désir sans cesse attisé par la consommation, voire la pollution et la généralisation des « effets externes » indésirables d’une activité matérielle devenue folle…
Pour dépasser cette logique infernale, il importe au plus haut point de revenir à des notions simples qui n’ont jamais tout à fait cessé d’irriguer nos démocraties sociales, mais que nous risquons d’oublier progressivement, tant notre confusion entre moyens matériels et moyens spirituels est grande. Nous devons revenir à une attitude réellement critique envers nos supposés « besoins » et réinstaurer une répartition égalitaire et massive des ressources spirituelles. Il ne s’agit pas simplement de ces « ressources de sens » dont on nous parle souvent aujourd’hui et qui sont un vague mélange d’optimisme technophile et de volontarisme psychologisant, mais des ressources philosophiques qui, à l’image des religions et des spiritualités établies et confirmées, prennent vraiment au sérieux l’angoisse de la finitude, l’angoisse de l’existence humaine et le désir de l’homme d’être « sauvé » et refusent que ce « salut » vienne exclusivement, ou même philosophiquement, des moyens matériels que la société peut et doit produire. » Cette « transformation », cette « conversion », « transmutation », « metanoïa » doit nous réorienter « vers l’humain plus vrai, plus authentiquement humain » et refaçonner « jusqu’à la manière dont nous allons rechercher cette authenticité ».[45]
Voilà une analyse qui devrait interpeller et mobiliser les chrétiens. N’ont-ils pas un message susceptible d’entraîner l’acceptation de la finitude et même une acceptation joyeuse ? Signe de contradiction, le chrétien soucieux de s’engager totalement à la suite du Christ ne pourrait-il subvertir l’esprit du capitalisme mieux que le bouddhiste tibétain et même mieux que l’adepte de l’économie chabbatique[46] qui vivrait pleinement les recommandations de son Testament ?
Le marché « rendu à sa visée » ou mesuré par un pouvoir soucieux du bien commun[1], bien commun qui « ne saurait ignorer les situations de détresse »[2], ne peut résoudre tous les problèmes de l’existence ni rencontrer tous les besoins.
Rappelons-nous que si le marché peut être un instrument « approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », il n’agit « que pour les besoins « solvables », parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat, et pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d’être payées à un juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. »[3]
Comment peuvent-ils être rencontrés et satisfaits si ce n’est par la volonté du pouvoir politique, des forces sociales, des générosités personnelles et des Églises ? Aucune société soucieuse de répondre à tous les appels de ses membres ne peut négliger l’apport du bénévolat et du volontariat. Enfants, personnes âgées, malades, personnes en difficulté, réfugiés, persécutés, ne peuvent certainement pas compter en tout et pour tout sur les pouvoirs publics.
Toutes les sociétés en sont conscientes.
En Belgique, la Fondation Roi Baudouin a naguère publié un ouvrage intitulé « Eléments pour une politique du volontariat »[4] où il est reconnu que le volontariat est un « élément incontournable de notre société ». Vu son importance et les dangers qui le menace[5], la Fondation réclamait l’établissement d’un statut pour les bénévoles[6].
Ce souhait a été entendu puisqu’une loi a été consacrée le 3 juillet 2005 aux droits des volontaires, notamment le droit à l’information, à des indemnités de défraiement, aux assurances, etc.[7]
Le bénévolat est nécessaire et universel. Jean-Paul II lui-même explique qu’il naît d’« un élan naturel du cœur qui incite tout être humain à aider son semblable. Il s’agit presque d’une loi de l’existence » . C’est « un facteur particulier d’humanisation » qui « rend la société plus attentive à la dignité de l’homme et à ses multiples attentes ». Il « permet de faire l’expérience que c’est seulement en aimant et en se donnant aux autres que la créature humaine s’épanouit pleinement ». Comme quoi « l’amour est bien, comme le montrera le Christ, la loi suprême de tout être » !.
Certes, le christianisme a montré tout au long de l’histoire sa capacité à susciter le zèle du service mais même en dehors de son influence, le bénévolat est « une école de vie, surtout pour les jeunes, contribuant à les éduquer à une culture de la solidarité et de l’accueil, ouverte au don gratuit de soi. ». C’est un « facteur de croissance et de civilisation » un moyen de lutter contre la solitude et la « tentation de la violence et de l’égoïsme ». On constate souvent que « les bénévoles remplacent et anticipent les interventions des institutions publiques, auxquelles il appartient de reconnaître de manière appropriée les œuvres nées de leur courage et de les favoriser sans éteindre leur esprit original ». C’est ce que la Belgique, notamment, a fait en donnant un cadre légal à cette « »armée » de paix »[8] ouverte aux retraités[9], aux chômeurs, aux prépensionnés, etc.
Bien des personnes , réfugiées, immigrées, toxicomanes, âgées ou malades, etc., requièrent une assistance particulière. Elles ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel. Il s’agit d’un service éloigné de toute perspective de récompense humaine dans lequel L’Église a toujours été présente. En effet, cette ouverture aux besoins d’autrui, dans une attitude de don gratuit de son propre temps et de ses propres forces, a pour le chrétien des motivations évangéliques très claires et très éloquentes.
Cette forme de contribution est aussi utile pour les structures de l’État. L’administration publique a intérêt à faciliter et encourager ce type d’engagement. Elle doit apporter son aide pour améliorer la coordination des initiatives mises en œuvre. Ainsi, elle favorisera une convergence harmonieuse des efforts là où les besoins sont les plus urgents.
Cette collaboration entre l’Église et l’État, qui peut être pleine de promesses, suppose le respect effectif de l’autonomie créatrice des groupes et des individus engagés car c’est uniquement dans la liberté que peuvent être cultivées les valeurs caractéristiques du volontariat.[10]
Même sur le plan économique, l’Église a reconnu l’importance des associations sans but lucratif : « Les organisation privées sans but lucratif occupent une place spécifique dans le domaine économique. Ces organisations sont caractérisées par la tentative courageuse de conjuguer harmonieusement l’efficacité de production et la solidarité. En général, elles se constituent sur la base d’un pacte associatif et sont l’expression d’une tension idéale commune des sujets qui décident librement d’y adhérer. L’État est appelé à respecter la nature de ces organisations et à mettre leurs caractéristiques en valeur, en réalisant le principe de subsidiarité, qui postule précisément un respect et une promotion de la dignité et de la responsabilité autonome du sujet « subsidié ». «[11]
Une fois encore, la clé de la vie sociale et économique est entre les mains de chaque homme renouvelé moralement et spirituellement et chaque homme, le succès du bénévolat le montre, dans tous les milieux philosophiques.
« Sans des hommes nouveaux, on ne fait pas de nouvelle société »[12].
Tout ce qui a été dit jusqu’à présent, sur les droits de l’homme, l’organisation politique ou la vie économique et sociale, doit nous amener à construire une société paisible et pacifique. Comment, en effet, vivre en paix lorsque la dignité de l’homme est bafouée, lorsque ses droits les plus élémentaires ne sont pas respectés, lorsque règnent l’oppression, la manipulation, l’exploitation, la misère physique ou morale ?
Ici et là, nous reviendrons sur ces conditions morales, politiques, économiques de la paix mais nous aurons surtout à développer, à l’instar des Pères conciliaires[1], deux aspects majeurs du problème de la paix qui, jusqu’ici n’ont pas été abordés ou n’ont été qu’effleurés.
Dans cette première partie, il s’agira, et c’est l’idée qui vient à l’esprit en premier quand on cherche à construire la paix, de rappeler la nécessité d’éviter la guerre, au sens large du terme, c’est-à-dire d’écarter la violence, toutes les formes de violence et certaines pour être subtiles n’en sont pas moins destructrices.
Plusieurs questions se posent. La violence est-elle inéluctable ? Quelles en sont les causes ? Le remède est-il politique ? Les religions sont-elles sources de violence ou de paix ?
Dans la deuxième partie, nous nous attacherons à l’héritage judéo-chrétien qui éclaire de manière singulière le problème de la violence et qui offre au monde un espoir de paix authentique.
Dans la troisième partie, pour travailler à éliminer les causes de discorde entre les hommes, entre les nations, entre certaines régions du monde, il faudra, à nouveau, s’inquiéter des injustices et des inégalités scandaleuses et chercher les moyens de bâtir une véritable communauté internationale. Cette tâche suppose que l’on se soucie du développement harmonieux de tous les peuples et que s’établissent ou se renforcent des organisations internationales chargées de veiller au bien commun mondial.
…il n’est question que de violence et de ravage, Constamment souffrances et sévices attristent mes regards.
La première définition du mot « paix », qui vient à l’esprit et qui, d’ailleurs, est entérinée par les dictionnaires, est une définition négative : la paix est l’absence de querelle, le calme, la tranquillité[1].
Lalande ignore le mot paix mais consacre une courte rubrique à violence et violent. Dans de nombreux manuels de philosophie, les auteurs traitent de la violence, de la guerre et de la non-violence, du droit de punir[2].
Quand on considère l’histoire de la pensée, on constate que, la plupart du temps, les développements sur le thème de la paix s’articulent sur l’idée de violence ou au départ d’une situation de violence. Il semble, à première vue, qu’il soit difficile de penser la paix indépendamment de la guerre. Proudhon[3] aurait-il raison lorsqu’il écrit que « la paix démontre et confirme la guerre » et que « la guerre à son tour est une revendication de la paix » ?
La violence est présentée comme une donnée de l’existence, universelle et, pour certains, irrépressible. Brutale, douce ou subtile, individuelle ou collective, organisée ou anarchique[4], elle se manifeste d’innombrables manières : agressivité, destruction, génocide, vol, exploitation, intolérance, autoritarisme, harcèlement sexuel, cruauté mentale, sexisme, racisme, esclavage, viol, coups, blessures, réclusion, mort, injures, moquerie, diffamation, assujettissement, infantilisation, sado-masochisme, nécrophilie[5], et même le bureaucratisme[6] ou la malnutrition[7] ou encore la vieillesse[8].
A l’époque contemporaine, non seulement, les media rendent omniprésente la violence mais les bouleversements sociaux et culturels favorisent ou suscitent, dès le plus jeune âge, des comportements agressifs.
Philippe van Meerbeeck, interpellé notamment par la violence des jeunes, nous livre cette analyse fort révélatrice et inquiétante[9]:
« La violence des jeunes n’augmente pas. Mais elle est fortement médiatisée. Ce qui a changé, c’est la violence dans laquelle les jeunes baignent tous les jours. Nous vivons tous dans un contexte de beaucoup plus grande violence généralisée. C’est le kamikaze au quotidien et la violence en permanence. » « Et aujourd’hui, un jeune de 14-15 ans a un accès illimité à des images tous azimuts et sans contrôle. Des images effarantes de sexe, de violence… Dans un monde sans image, on passait par un texte, par un conte, par un mythe pour expliquer les choses. Aujourd’hui, les images tronquées accrochent les adolescents et fascinent leur intérêt morbide pour la violence et les pulsions de mort. Il faut imaginer la toile perverse dans laquelle il est possible de baigner... »
« L’image que le monde et les médias leur renvoient d’eux-mêmes est plutôt commerciale. Majoritairement, l’image véhiculée sera également négative : la moindre connerie fait la une des actualités. A l’inverse, les médias renforcent l’idéal collectif qui veut que rester jeune est une valeur absolue... »
« Les insécurités auxquelles les adolescents doivent faire face sont nombreuses. Au niveau affectif, c’est la période des choix amoureux, des choix de vie. Et il est compliqué de choisir dans un climat où les familles ne vont pas bien, où on banalise la trahison, le non-engagement, ou encore l’adultère, et où les parents peuvent s’accorder plus facilement sur une ‘désunion irrémédiable’. Au niveau social, on banalise le non-travail : pour les jeunes, l’accès automatique aux allocations de chômage n’invite à aucune contrepartie pour qu’au moins cela se mérite. »
« Aujourd’hui, on ne prend plus en compte cette puissance violente présente chez les jeunes. Leur corps est animé par cela. Pourtant, on a toujours su qu’il fallait canaliser cette énergie. Ainsi, par exemple, lorsque le service militaire était obligatoire, cela créait un contexte d’initiation dans lequel la violence potentielle était contrôlée, autorisée. Les guerres que nous avons vécues en Europe jusqu’au milieu du siècle dernier avaient une fonction de sélection des plus violents, qui pouvaient ensuite se retrouver héros. Aujourd’hui, il faut constater une certaine carence de ces temps et lieux d’éducation qui canalisent les pulsions de mort. »
« Globalement, les filles ont plutôt tendance à retourner la violence contre elles-mêmes, parfois de manière inquiétante comme lors d’automutilation ou dans les cas de boulimie ou d’anorexie. Chez les garçons, à l’image de la puissance sexuelle qui sort de leur corps (alors que chez les filles, elle se reçoit), la violence va s’extérioriser davantage. »
« C’est ce qui explique que lorsqu’ils retournent la violence contre eux-mêmes, les garçons se ratent moins. Cette forme de violence est sans doute moins visible parce qu’elle ne touche pas directement les autres comme victimes. Malheureusement, le suicide des jeunes ne fléchit pas depuis vingt ans. »
« Il existe des formes de violences contextuelles. Le phénomène des bandes est ancien. Face au déclin de l’image paternelle, la reconnaissance par ses pairs et la recherche d’appartenance à un groupe ou à une tribu vont jouer un rôle pour exister dans l’école, dans le quartier. Pour se sentir frère, on ira même jusqu’à haïr l’autre pour appartenir à son propre groupe. Les figures d’appartenance verticales laissent place aux autorités latérales que l’on choisit. »
Il serait faux de penser que ce malaise émergent est l’apanage du quart-monde. Il touche aussi les milieux favorisés : « Là, les combats de rue ne sont pas nécessaires. L’enfant gâté-pourri qui déçoit ses parents, tellement leur attente projetée sur leur enfant est grande, et qui ne pourra jamais répondre à cette attente risque lui d’utiliser une violence contre lui-même... »
Pour sortir de cette situation, l’auteur compte sur les éducateurs au sens large du terme : « Dans son parcours de construction de lui-même, le jeune trouvera-t-il un éveilleur, un adulte qui puisse l’aider à traverser les questions qu’il se pose ? Ces éveilleurs sont devenus indispensables, mais ne sont plus iniquement liés à la fonction parentale qui diminue. »
Le bon-sens nous amène peut-être à considérer que si la punition parentale est justifiable en principe et que l’usage de la force est légitime quand elle est exercée par une autorité légitime, la police par exemple, il n’en reste pas moins que pour la plupart des gens, apparemment du moins, la violence, elle, dans toutes ses formes, est illégitime. Pourquoi ? Parce qu’elle inflige à l’individu ou à une communauté un tort physique, psychologique ou économique. Et une agression personnelle ou collective, avec ou sans moyens sophistiqués, contre le corps ou les biens produit aussi un tort psychologique ou spirituel ou social. On peut dire, en une formule lapidaire, que la violence est une « négation de l’homme par l’homme »[1].
Toutefois, si beaucoup d’entre nous jugent la violence destructrice, mortifère, elle n’a jamais, semble-t-il, manqué d’adeptes, il suffit d’ouvrir le journal d’aujourd’hui, ni de chantres. A tel point qu’on peut se demander même si les hommes souhaitent vraiment la paix ! Le célèbre polémologue Gaston Bouthoul[2] s’interroge : « Si les hommes, les nations et les États se montrent si rétifs à encourager l’étude scientifique des guerres (il n’existe nulle part un Institut des guerres qui ne coûterait pourtant que le prix d’un tank moyen ou d’une paire d’avions de chasse), serait-ce qu’obscurément ils redoutent de voir disparaître leur fête la plus enivrante et leur ultime recours ? »[3]
Alors que les animaux, à l’exception peut-être des termites et des fourmis[4], ne connaissent pas la guerre, beaucoup de sociétés primitives l’ont connue et l’ont intégrée dans les rites sociaux : les jeunes gens sont formés pour la guerre, ils n’entrent dans le cercle des adultes qu’après une dure initiation guerrière, parfois, ils ne peuvent prendre femme qu’après avoir tué un homme, etc.
Dans de nombreuses religions primitives, la guerre a sa divinité: Astarté en Phénicie et en Égypte, Tanit à Carthage, Indra en Inde, Thor, Tyr et les Walkyries dans la mythologie nordique, Arès et Mars chez les Grecs et les Romains, Huitzilopochtli chez les Aztèques, Skanda au Sri-Lanka, etc..[5]
La littérature de tous les pays est parsemée de louanges pour des héros ou des faits de guerre. Les livres d’histoire ne sont pas en reste non plus.
qu’on songe à la littérature épique, aux héros de l’Iliade, à Achille particulièrement, à Roland[6], au puissant guerrier Siegfried, dans la légende des Nibelungen, qui hanta les esprits du XIIIe siècle jusqu’à Richard Wagner et Fritz Lang. On pense à Bertrand de Born[7] le seigneur troubadour qui chante les joies de la guerre dans des poèmes considérés comme des oeuvres majeures de la poésie occitane.[8] On se rappelle le Cid[9] qui hanta l’esprit de Corneille, comme Vercingétorix celui d’Honoré d’Urfé ou Cyrus qui, après avoir enchanté Hérodote, réapparaît sous la plume de Madeleine de Scudéry. Bossuet est fasciné par Condé qu’il compare à Alexandre le Grand[10] et décrit avec lyrisme, dans son Oraison funèbre[11], la bataille de Rocroi[12]. Boileau, à l’instar de nombreux écrivains qui ont célébré les victoires des princes dont ils espéraient ou recevaient bénéfices, écrit un méchant poème pour célébrer lourdement la prise de Namur par les troupes de Louis XIV.[13] Racine, de même, fera l’éloge de la guerre de Hollande.[14]
Il semble que le philosophe Kant ait vu clair lorsqu’il écrivit que la guerre « paraît greffée sur la nature humaine, et même passer pour un acte noble auquel l’homme est poussé par le sentiment de l’honneur et non par des mobiles intéressés ; c’est ainsi que la valeur guerrière est estimée (aussi bien par les sauvages d’Amérique que par ceux d’Europe au temps de la chevalerie) comme ayant une haute valeur immédiate non seulement quand il y a une guerre (comme de juste), mais encore afin qu’il y ait guerre ; on l’entreprend donc souvent uniquement pour faire preuve de ce courage ; on confère ainsi à la guerre en elle-même une sorte de dignité intérieure, et des philosophes même en font l’éloge comme d’un moyen pour ennoblir l’humanité[15], sans songer à la parole du Grec : « La guerre est néfaste en ce qu’elle fait plus de mauvaises gens qu’elle n’en extirpe. ». »[16]
A l’opposé du classicisme, Diderot défendra l’idée très déterministe que le génie ne peut s’exprimer qu’à partir du désordre et de la violence[17].
La littérature romantique semble lui donner raison et s’inscrit, en tout cas, dans cette esthétique où Victor Hugo s’illustrera insérant en même temps une dimension idéologique dans l’exaltation de la guerre. C’est en effet la Liberté qui mène l’armée révolutionnaire de 1794-1795 contre les « tyrans » européens ligués.[18] La mémoire du conquérant Napoléon est perpétuée avec grandiloquence au Panthéon de Paris.[19]
Même un hymne national comme La marseillaise peut paraître suspect à un esprit tolérant et pacifique.[20]
Depuis le XVIIIe siècle, la raison apporte son concours à l’éloge. Le marquis de Sade, dans La philosophie dans le boudoir, considère que la violence, comme le sexe et l’égoïsme sont non seulement des manifestations naturelles mais aussi des manifestations de la nature de l’homme. Le propos de Sade, dans son ensemble, vise à contester et détruire la religion, la morale, et finalement tout l’ordre établi. A sa suite, nombreux sont les auteurs qui verront, dans la violence, le seul moyen d’en finir avec l’oppression réelle ou dénoncée comme telle. On songe à tous ces mouvements anarchistes et révolutionnaires qui, depuis le XIXe siècle, ne cessent de se manifester dans l’actualité[23], on songe au terrorisme et à ses justifications sociales, politiques et même religieuses.[24]
Nombreux sont les analystes qui ont montré le lien intime entre la violence et les idéologies d’extrême-droite ou d’extrême-gauche.
Mussolini déclare que le fascisme « ne croit ni à la possibilité ni à l’utilité de la pais perpétuelle. Il repousse le pacifisme, qui cache une fuite devant la lutte et une lâcheté devant le sacrifice. La guerre seule, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. »[25]
Dans le même esprit, l’écrivain H. de Montherlant exalte « une morale de guerrier »[26]. Il souhaitait que les garçons français pratiquent le boxe : « parce qu’elle tend à développer l’agressivité » (Le Solstice de juin). Il porte aussi un jugement révélateur sur l’humanité : « On quitte le comptoir et on va à la machine à sous, où l’on reste un quart d’heure. On retourne boire au comptoir et on revient à la machine à sous. De la machine à sous on retourne boire au comptoir et on revient, etc. Comme je déjeune dans la salle d’à côté, je peux compter ce que cela dure : cela dure une heure. On a de trente à trente-cinq ans. Ne dites pas que c’est de l’humanité, c’est de l’ordure humaine.
Puis il y a un éclatement. La guerre. La révolution. Des types tombent dans une crevasse. Un type qui se jette dans la Seine. L’homme éclate hors de l’ordure humaine, jaillit comme une fleur, brillant de courage et de sacrifice, digne d’être admiré, respecté, aimé. Cela dure un instant. Puis se flétrit pour toujours, redevient de l’ordure humaine » (Va jouer avec cette poussière). Plus simplement, il dira que: « L’ennui naquit un jour de l’uniforme ôté », que « Les deux meilleures façons de sortir de ce monde sont d’être tué ou de se tuer ».
On retrouve dans ces lignes l’influence de Sénèque écrivant : « Vivre est le fait d’un guerrier ».
Ou encore celle de Nietzsche : « C’est en vain une rêverie de belles âmes que d’attendre encore beaucoup de l’humanité (à plus forte raison beaucoup) si elle a désappris à faire la guerre. (…) Une telle humanité hautement cultivée et par là nécessairement épuisée, comme l’Europe actuelle, na pas besoin seulement de la guerre mais encore de grandes et terribles guerres -c’est-à-dire par moments d’un retour à la barbarie- pour ne pas au moyen de la civilisation perdre sa civilisation et sa propre existence. » « En attendant nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi…que ne fait n’importe quelle grande guerre. »[27]
Par ailleurs, comme on le sait, la lutte des classes n’est pas, selon Marx lui-même, une idée personnelle, mais « une réalité historique, dont d’ailleurs se satisfait parfaitement la bourgeoisie, lorsqu’elle possède la force et le pouvoir. »[28]
On sait aussi que Lénine emploiera volontiers des métaphores militaires. « Le prolétariat est ou devient une armée. Le Parti marxiste (bolchevik) représente un « détachement » de cette armée, son « avant-garde », qui précède le gros des troupes et que ces troupes doivent suivre. »[29] Mais, se demande le marxiste H. Lefebvre, « s’agit-il seulement de métaphores ? Non. La question centrale de la révolution politique étant celle du pouvoir, se pose en termes militaires. Il s’agit d’une guerre. Et si le prolétariat, si les révolutionnaires l’oublient, le pouvoir existant -avec sa police et son armée- se charge de leur rafraîchir la mémoire. Il s’agit d’une guerre, dont l’insurrection, la guerre civile et les complications qui s’ensuivent (à l’échelle internationale notamment) ne sont que les épisodes aigus et les plus sanglants. »[30] Ainsi, écrira Lénine, « la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. »[31] « En d’autres termes, commente H. Lefebvre, la lutte des classes se présente comme une guerre, où la violence latente et atténuée alterne avec la violence ouverte. »[32]
Influencé par Marx[33] et Proudhon[34], Georges Sorel[35] rassemble en 1906 sous le titre Réflexions sur la violence, une série d’articles publiés dans la presse socialiste où il défend le principe du syndicalisme révolutionnaire dont l’arme sera la grève générale. En 1908, tout en ne partageant pas l’admiration qu’avait Jaurès pour la « haine créatrice », il n’hésite pas à déclarer que « le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence ». Toutefois, précise-t-il, « la guerre sociale, en faisant appel à l’honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée, peut éliminer les vilains sentiments contre lesquels serait demeurée impuissante. »[36] Sa critique de la démocratie attirera les extrémistes d’Action française et influencera Mussolini qui le reconnaîtra comme un de ses maîtres penseurs.
Aujourd’hui, Ernesto Che Guevara est devenu une idole. Tee-shirts, posters, films et chansons le célèbrent encore[37] comme un héros des temps modernes, libérateur des opprimés. Le halo romantique qui entoure le personnage que d’aucuns ont appelé « le Jésus de la révolution »[38], devrait se dissiper à lire cet éloge de la haine : « La haine comme facteur de lutte, la haine inflexible en face de l’ennemi pousse l’homme à dépasser les frontières naturelles et le transforme en une machine à tuer efficace, puissante, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut venir à bout d’un ennemi brutal. »[39] « Nous ne devons pas craindre la violence, sage-femme de la nouvelle société »[40] ni « la haine efficace qui fait de l’homme une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer »[41].
Même dans le socialisme « démocratique », on trouve l’écho de cette « philosophie ». En 1877, César de Paepe[42] déclarait : « en faisant usage des droits constitutionnels et des moyens légaux mis à notre disposition, nous ne prétendons nullement répudier à jamais les moyens révolutionnaires et renier (le) droit à l’insurrection (…). Lorsqu’on persiste, malgré toutes ses réclamations et ses protestations, à refuser au peuple le redressement de ces griefs légitimes, le peuple n’a d’autre recours qu’en ce droit ; et nous savons, par l’histoire, que la révolution est souvent la raison suprême du peuple comme le canon est la raison suprême des rois. »[43]
Dans les milieux chrétiens, nous l’avons vu, l’idéologie marxiste a laissé des traces.
A partir de 1950 se sont constituées des théologies de la libération, en Amérique latine principalement, dont certaines ont cédé à la tentation révolutionnaire violente. A cette époque, « certains théologiens ne voient (…) pas comment on pourrait faire l’économie d’une révolution violente pour mener à bien le projet libérateur. » Ainsi, au Salvador, Ignacio Ellacuria examine « le « caractère politique de la mission de Jésus » avant d’envisager une « rédemption de la violence ». » [44] Et même le Président de la Conférence de l’Episcopat latino-américain, Mgr Larrain, déclare que « si les masses misérables d’Amérique latine ne voient pas de solution à leurs problèmes, elles exerceront un droit légitime en recourant à la violence. »[45]
En Europe, les débats théologiques qui ont influencé les théologiens sud-américains et qui insistent « sur le fait que toute réflexion théologique est située et conditionnée »[46], en arrivent à se poser la question de la révolution et de la violence. Après avoir souligné que « la non-violence reste une violence », un théologien précise que « croyant ou non[47], tout homme a les mêmes raisons d’adopter ou de rejeter la non-violence comme technique : c’est affaire de rationalité scientifique. Comme d’autre part tout, croyant ou non, a les mêmes raisons de tenir l’exigence utopique de non-violence, du moment qu’il est révolutionnaire, privilégier la non-violence, en la liant d’une façon quelconque à la foi chrétienne, nous paraît être une mauvaise position du problème, qui ne peut qu’ajouter à la confusion. Il semble bien du reste que Jésus, dans les limites de sa mission, ait vécu l’amour (support anthropologique de la foi) aussi bien par la violence (les vendeurs du Temple, les anathèmes) que par la non-violence (tendez l’autre joue). Le vrai révolutionnaire, croyant ou pas, alors même qu’il use techniquement de la violence (lorsqu’elle lui paraît le moyen adéquat), reste en tension utopique de non-violence. (…) Le seul problème est donc de ne jamais lâcher l’utopie, de telle sorte que l’action violente (et elle l’est toujours, même quand on la dit non-violente) soit pratique réelle (et non illusoire) de l’amour. »[48]
Plus radicalement, en 1975, rappelons-nous ce fait ahurissant, la Jeunesse rurale catholique belge, à la suite du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne de France, choisissait la ligne marxiste-léniniste et déclarait sans ambages : « Les chefs syndicaux, les dirigeants réformistes, le P.C.B. prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) ».[49]
Même en dehors de toute idéologie, la violence peut fasciner et trouver des justifications. Ainsi, le grand écrivain allemand Ernst Jünger[50] écrit en 1922: La guerre comme expérience intérieure. Livre ambigu où il distingue le « pacifisme idéaliste estimable » du « pacifisme peureux décadent ». Il fait l’éloge d’une « brutalité naturalisée » où la guerre apparaît comme « une loi de la nature », « le moyen de lutte pour la survie des civilisations et le maintien du lien national ». Cet anti-nazi notoire converti au catholicisme, écrira, en 1943: « Pour mériter la paix, il ne suffit pas de ne pas désirer la guerre. La véritable paix suppose un courage qui dépasse celui de la guerre : elle est activité créatrice, énergie spirituelle ».[51] Dans le monde de la violence, et dès l’origine, le terrorisme, sous toutes ses formes, et à certains égards, est peut-être pire que la guerre. Comme le montre Guy Haarscher, il inverse les positions du bourreau et de la victime[52]. Déjà Camus avait remarqué que « les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »[53] Telle est « la logique du terroriste: quand il tue des innocents, il arrive toujours à nier cette réalité insoutenable en la déplaçant sur le plan d’un combat plus large, et bien entendu pour lui légitime, contre le Mal. »[54] Ainsi Ben Laden[55] dans son action terroriste contre les États-Unis s’en prend à l’impérialisme américain responsable des misères du monde arabo-musulman. Par là, il se pose en défenseur de tous les opprimés et devient un héros. Toutes les victimes sont complices et donc coupables. Elles n’avaient pas à se trouver sur le territoire de l’Empire du Mal.[56]
Ajoutons encore à ce rapide panorama que le spectacle de la violence est apprécié et, apparemment, de plus en plus apprécié. Certes, jadis, les hommes ont pris plaisir aux jeux du cirque ou ont assisté en masse à des condamnations à mort mais alors que tout l’effort de la civilisation été de bannir de tels scènes de la vie publique, les moyens de communications modernes ont pris le relais comme si l’homme avait absolument besoin de se repaître de tels « divertissements ». Une large part de la production cinématographique et des jeux video utilise le spectacle de la violence pour attirer la clientèle et se justifie par le fait qu’il ne s’agit que de fiction. Par contre, la télévision, à travers l’actualité, nous présente une violence réelle mais qu’elle censure en général. Ce qui n’est pas le cas actuellement sur Internet où de nombreux sites donnent à voir la violence réelle la plus crue dans son intégralité[57]. Les principaux sites diffusant ce genre de video reçoivent en moyenne 200.000 visiteurs par jour et parfois jusqu’à 700.000 quand une « nouveauté » est proposée[58]. Les téléphones portables permettent aujourd’hui à n’importe qui de filmer des agressions, des viols et de diffuser ensuite les images sur la « toile ». C’est le phénomène du « happy slapping ». Cette pratique, bien qu’elle soit considérée dans de nombreux pays comme un délit, se répand de plus en plus.
L’homme est-il, comme l’écrivait Plaute, un loup pour l’homme[1]. Fondamentalement et irrémédiablement ? Et Alain a-t-il raison d’écrire que « ce sont les mêmes hommes qui font la guerre et qui aiment la paix » ?[2]
Pour certains auteurs, ce sont des éléments physiques ou psychiques qui sont à l’origine de la violence.
Dans un premier temps, Freud établit un lien entre la violence et la frustration. Un désir contrarié et réprimé ne peut s’exprimer complètement dans le rêve. Sous pression, il se défoule en agressant celui qui est considéré comme responsable de la frustration. A ce stade, la violence qui est dans le cœur peut être délogée par la mise à jour des traumatismes qui en sont la cause. Par la suite, Freud adopta une position plus pessimiste et qui est bien connue. Il y a dans l’homme une pulsion de cruauté, une pulsion de mort[3] qui ne provient pas d’un refoulement et qui ne peut être guérie mais que la société, sa culture et l’éducation peuvent et doivent contrôler : « Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications à et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même contre les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes de l’agressivité humaine. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. »[4]
En bon freudien, un psychanalyste s’arrêtant aux violences inouïes commises par des jeunes aujourd’hui rappelle l’importance de la culture définie comme « processus inconscient moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut ». Puisque « la violence –la haine- nous habite tous », chacun doit « renoncer à agir sa violence pour pouvoir réaliser autre chose » que la destruction. « Cela suppose refoulement et sublimation. » Malheureusement, aujourd’hui, nous dénions cette violence qui est en nous. Dès lors, la violence qui apparaît chez l’enfant confronté à un interdit, si elle « ne rencontre pas un parent capable de supporter le choc (…) ne pourra pas évoluer, ni se refouler, ni se sublimer ; elle sera alors laissée à sa propre trajectoire de destruction, abandonnée à son seul fonctionnement. »[5]
Si les psychanalystes croient aux tendances violentes innées, d’autres chercheurs ont accusé le chromosome Y supplémentaire[6], le saturnisme ou maladie du plomb[7], les malformations du cerveau[8], l’influence de certaines sécrétions comme l’excès de testostérone chez les délinquants sexuels[9] ou de corps chimiques extérieurs comme les tranquillisants, les excitants, le tabac, l’alcool, les drogues.
Pour d’autres, la violence a des causes psycho-sociales. L’agressivité est exacerbée par la vie en société : une forte concentration urbaine est stressante, angoissante, dépersonnalisante. Elle provoque névroses, psychoses, suicide, délinquance.[10] S’ajoute encore le manque de socialisation qui dissout les liens sociaux traditionnels fondés sur la famille, la religion, la vie communautaire. Cette dissolution favorise la solitude, l’individualisme, l’isolement médiatique. On peut accuser aussi la propriété[11] ou la pauvreté, du moins ce que l’on considère comme un état de vie intolérable[12]. Ou encore l’oppression[13].
Parlant de la guerre en particulier, Machiavel qui se fait sociologue avant la lettre, distingue celle qui est due à l’ambition des princes ou des républiques et celle, bien plus redoutable et destructrice « qui a lieu quand un peuple contraint par la famine ou par la guerre, se lève entier avec ses femmes et ses enfants, et va chercher de nouvelles terres et une nouvelle demeure, non pour y dominer, comme ceux dont nous avons parlé plus haut, mais pour en posséder chacun son lopin, après avoir tué ou chassé les anciens habitants. Cette espèce de guerre est la plus affreuse, la plus cruelle, et c’est de celle-là que parle Salluste à la fin de l’histoire de Jugurtha[14], quand il dit que Jugurtha vaincu, on entendit parler de la ruée des Gaulois vers l’Italie. »[15] L’exode des populations peut être entraîné par la famine et la guerre comme par la peste ou encore les inondations. Dans tous les cas, le surpeuplement semble déterminant : « Tite-Live donne deux causes de l’invasion des Gaulois. d’abord ils étaient attirés par la douceur de fruits et principalement par le vin que l’Italie produisait et qu’ils n’avaient point dans leur pays ; en second lieu, la Gaule était si peuplée qu’elle ne pouvait suffire à la nourriture de ses habitants. » Ces peuplades gauloises ou autres, « quelquefois elles sont en si grand nombre qu’elles débordent avec impétuosité sur les terres étrangères, massacrant les habitants, s’emparant de leurs biens et elles fondent un nouvel empire et changent jusqu’au nom de leur pays ; c’est ce que fit Moïse et ce que firent également les peuples qui s’emparèrent de l’Empire romain. » Ces intrusions sont particulièrement destructrices: « De pareils peuples, continue Machiavel, chassés de leur pays par la nécessité la plus cruelle peuvent être infiniment dangereux ; et si on ne leur oppose pas des armées formidables, ils l’emporteront toujours sur ceux qu’ils vont attaquer (…). Ces peuplades en masse sont presque toujours sorties de la Scythie[16], pays froid et stérile, dont les innombrables habitants, ne trouvant autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier, ont mille raisons qui les en chassent et pas une qui les retienne. »
L’influence de la démographie sur les guerres a été surtout étudiée, à l’époque contemporaine, par G. Bouthoul. Ecartant les causes occasionnelles, celles que les historiens mettent en évidence, le célèbre polémologue accorde la primauté à l’élément démographique dans la genèse de la guerre[17] : « dans un groupe donné, un large excédent de jeunes hommes disponibles, c’est-à-dire dépassant les tâches indispensables de l’économie (compte-tenu de l’état de la technique et des niveaux de vie), doit - surtout s’il n’existe pas d’autres débouchés commodes - constituer (…) une prédisposition incitatrice qui s’appliquerait cette fois à l’impulsion belliqueuse. Cette situation de la structure démo-économique peut être définie par le terme « structure explosive ». Car c’est une tendance à l’expansion brusque, de caractère à la fois spasmodique et grégaire, dont les deux types classiques sont la migration en groupe et l’expédition guerrière. Celle-ci n’étant en définitive qu’une migration armée et sophistiquée. »[18]
Bouthoul présente la guerre comme un « infanticide différé »[19] qui provoque une « relaxation démographique »[20]. L’auteur s’appuie sur l’histoire[21], des schémas démographiques et nombre de témoignages d’observateurs passés[22] comme Bergson, par exemple, écrivant en une formule frappante : « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars »[23]. S’esquisse clairement la solution : en finir avec les « vieux tabous » qui touchent à la génération. L’auteur s’indigne (nous sommes en 1962) que « de nos jours on juge moral et légitime de prendre des mesures pour augmenter la natalité, mais révoltant et immoral de la restreindre ou de la limiter ».[24] Existent et persistent des « obstacles au désarmement démographique »[25] qui, contrairement à ce qui se passe sur d’autres continents, laissent l’Europe, surtout depuis le XVIIIe siècle, lancer périodiquement ses jeunes dans des « guerres relaxatrices »[26].
Avant Bouthoul, la sociologie naissante s’était déjà penchée sur le problème de violence et de la guerre. Pour ce qui est de la méthode, Emile Durkheim[27] a exercé une influence déterminante. Rappelons-nous. Pour cet auteur, si « la morale ne commence que quand commence le désintéressement, le dévouement » et si « le désintéressement n’a de sens que si le sujet auquel nous nous subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus », il n’y a que la collectivité ou Dieu qui soient au-dessus de nous. Comme Durkheim ne voit « dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement (…), la morale commence donc là où commence la vie en groupe (…) ».[28] Autrement dit, « la morale doit céder la place à une science des mœurs, à une étude scientifique de ce que les hommes font ».[29] Alors que, pour Kant, ce qui doit se faire ne peut se déduire de ce qui se fait, Durkheim réduit la norme éthique au niveau d’un fait social. La société est la source de toutes les règles juridiques, morales, religieuses, intellectuelles « qui, à toute époque sont vraies parce qu’elles ont la société non seulement pour principe, mais pour objet »[30]. Et la permanence d’une règle est une épreuve de sa vérité : « C’est un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge ; sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher ».[31]
Durkheim met en relation la violence et la notion d’anomie, c’est-à-dire l’absence de règles sociales : « Il postule que les crises économiques, morales et politiques, entraînent une dérégulation des normes de fonctionnement et des valeurs collectives. La cohésion du groupe ainsi fragilisée favorise l’émergence de comportements violents ».[32]
A cela s’ajoutent des rapports sociaux qui sont susceptibles d’entraîner des abus. Pour lui, le rapport maître-élève peut être comparé au rapport entre le colonisateur et le colonisé. Il s’agit d’une forme subtile de violence : « le rapport pédagogique est le cas par excellence de la violence symbolique puisque c’est le cas où l’on cherche le moins à exercer la violence. (…) Une violence qui s’exerce avec la complicité extorquée de ceux qui la subissent. »[33] Mais cette violence inhérente à ce type de relation[34] ne fait pas de Durkheim un adepte de la pédagogie libertaire[35]. Il estime que cette violence structurelle doit être contrôlée par le maître : « Loin d’être découragés par quelque sentiment d’impuissance, les maîtres devraient plutôt être effrayés par l’étendue de leur pouvoir, à mesure que l’école se développe et s’organise, prend une forme « monarchique », et accroît ainsi le danger de « mégalomanie scolaire »[36]. Plus le maître saura faire vivre le groupe-classe, davantage l’école s’ouvrira à la société dans son ensemble, et plus il y aura de forces qui feront échec au risque de despotisme, d’autant plus grand que les élèves sont plus jeunes ».[37]
Il en va de même au niveau des relations entre nations. Analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre 14-18, Durkheim constate une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande[38] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Nous y reviendrons.
A propos de la même guerre, son neveu et disciple Marcel Mauss[39], opposé à l’idée traditionnelle de « paix armée », constatait que la guerre terminée avait consacré le principe de l’indépendance nationale mais aussi manifesté l’interdépendance croissante des sociétés : interdépendance économique et morale. Les peuples avaient révélé leur volonté de ne plus faire la guerre, d’avoir une vraie paix, dans la limitation des souverainetés nationales. Pour lui, « la solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix, où elles pourront donner le plein de leur vie ».[40] On l’a compris, Marcel Mauss mettait tous ses espoirs dans la Société des nations, la constitution d’un droit humain à côté de la morale humaine et appelait à la rescousse les philosophes.[41] La guerre, en un sens, avait donc été profitable.
En même temps, Marcel Mauss offrait une étude ethnologique qui allait avoir une grande influence sur les sociologues français. Il publie, en 1924, un Essai sur le don[42] où il décrit, à partir des pratiques de quelques sociétés archaïques, le système appelé désormais « potlatch »[43]. Il s’agit d’un comportement culturel plus ou moins formel basé sur le don. Mais un don qui a lieu hors du cadre des échanges marchands[44], un don luxueux, apparemment en pure perte. C’est un échange social susceptible de créer un lien social, un échange où personne n’est jamais quitte. En effet, le don appelle un contre-don, il oblige à rendre le présent ce qui peut entraîner une rivalité par la volonté de dépasser l’autre ou une querelle si le don est refusé. M. Mauss précise : « ...le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses, n’est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch, désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas ».[45] Si l’on considère maintenant la rencontre de sociétés différentes, on constate que « pendant un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer _ sa magie, ou donner tout depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens.
(…) C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter - et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien traiter. »[46]
Marcel Mauss conclut qu’il y a une « instabilité entre la fête et la guerre »[47].
Disciples de Marcel Mauss, Georges Bataille[48] et Roger Caillois[49] vont poursuivre la réflexion de leur maître
Reprenant la notion de potlatch où l’échange est une perte somptuaire, une dépense d’excédent, G. Bataille affirme que « l’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie, à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique »[50] Ce qui l’amène à considérer la guerre comme « une dépense catastrophique de l’énergie excédante » : « La méconnaissance ne change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le sol où nous vivons n’est, quoi qu’il en soit, qu’un champ de destructions multipliées. Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable.
Ces excès de force vive, qui congestionnent localement les économies les plus misérables, sont en effet les plus dangereux facteurs de ruine. Aussi la décongestion fut-elle en tous temps, mais au plus obscur de la conscience, l’objet d’une recherche fiévreuse. Les sociétés anciennes le trouvèrent dans les fêtes ; certaines édifièrent d’admirables monuments, qui n’avaient pas d’utilité ; nous employons l’excédent à multiplier des « services »[51], qui aplanissent la vie, et nous sommes portés à en résorber une partie dans l’augmentation des heures de loisir. Mais ces dérivatifs ont toujours été insuffisants : leur existence en excédent malgré cela (en de certains points) a voué en tous temps des multitudes d’êtres humains et de grandes quantités de biens utiles aux destructions des guerres. De nos jours, l’importance relative des conflits armés s’est même accrue : elle a pris les proportions désastreuses qu’on sait.
L’évolution récente est la suite d’une croissance en bond de l’activité industrielle. Tout d’abord ce mouvement prolifique freina l’activité guerrière en absorbant l’essentiel de l’excédent : le développement de l’industrie moderne donna la période de paix relative de 1815 à 1914. Les forces productives se développant, accroissant les ressources, rendaient possible dans le même temps la multiplication démographique rapide des pays avancés (c’est l’aspect charnel de la prolifération osseuse des usines). Mais la croissance, que les changements techniques rendirent possible, à la longue devint malaisée. Elle devenait elle-même génératrice d’un excédent accru. » Ainsi les deux guerres mondiales du XXe siècle « exsudèrent » ce « trop-plein » d’énergie : « c’est son importance qui leur donna leur extraordinaire intensité ». Dans cette conception fort matérialiste[52], où l’énergie croissante détermine une « exsudation », le seul espoir « d’échapper à une guerre déjà menaçante » est de « dériver la production excédante, soit dans l’extension rationnelle d’une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon ». Et l’auteur reconnaît que « ceci pose des problèmes nombreux d’une complexité épuisante. »[53]
Si la pensée de G. Bataille s’articule autour de l’idée de don et de dépense, celle de Roger Caillois[54] tributaire des recherches de Durkheim, de Mauss, de Bataille et de G. Dumézil[55] va s’attacher aussi à l’idée de dépense et insister sur l’importance du sacré et de la fête. Mauss avait souligné la proximité de la fête et de la guerre. Caillois va présenter la guerre comme un substitut à la fête sacrée dans le monde moderne.
La fête primitive « est un temps d’excès. On y gaspille des réserves quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle-même ». Elle suspend ou diminue les pouvoirs traditionnels. C’est « aussi le temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps, qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. (…) Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération ».[56] Le sacré dans la vie ordinaire se manifeste surtout par des interdits, il apparaît comme négatif. Par contre, la fête instaure le règne du sacré par la suspension des règles. Un exemple anodin de fête sacrée, « le simple dimanche est d’abord un temps consacré au divin, où le travail est interdit, où l’on doit se reposer, se réjouir, et louer Dieu »[57].
Cette analyse s’appuie sur des sociétés primitives ou traditionnelles. qu’en est-il aujourd’hui ? L’auteur répond : « Il semble (…) que, dès l’apparition des États fortement constitués et de plus en plus nettement à mesure que leur structure s’affirme, l’antique alternance de la frairie et du labeur, de l’extase et de la maîtrise de soi, qui faisait renaître périodiquement l’ordre du chaos, la richesse de la prodigalité, la stabilité du déchaînement, s’est trouvée remplacée par une alternance d’un tout autre ordre, amis qui seule présente dans le monde moderne un volume et des caractères correspondants : celle de la paix et de la guerre, celle de la prospérité et de la destruction des résultats de la prospérité, celle de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire ».[58]
Certes, la fête ancienne est joie et débordement de vie et la guerre horrible et catastrophique mais elles occupent toutes deux la même place dans la vie des sociétés. La guerre est « le pendant moderne et sombre de la fête »[59] Ni nos jours de fête, ni nos vacances ne peuvent soutenir la comparaison avec la fête primitive : « la guerre représente bien le paroxysme de l’existence des sociétés modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l’écoulement calme du temps de paix. C’est la phase de l’extrême tension de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de leur effort. » Chacun est enlevé à son travail, à sa famille, à ses occupations, à ses préoccupations : « ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de corps et d’âme. (…) Elle s’empare maintenant des biens, exige le temps, la fatigue, le sang même des citoyens ».[60] La guerre est le temps de l’excès, de la violence, de l’outrage : meurtre, ruse, mensonge, vol sont admis. Sourd même la joie de la destruction avec une résonance religieuse : on se sacrifie et on sacrifie l’ennemi. Elle est le temps du sacrilège et du gaspillage non plus de victuailles ou de boissons mais de projectiles coûteux.
Comme la fête sert de repère dans le temps (Noël, Pâques), la guerre est aussi un « jalon de la durée »[61]. Elle achève un temps et inaugure ensuite un autre temps. Elle apparaît vite comme inévitable et même nécessaire pour punir le méchant, comme une loi de la nature, source de civilisation, expérience régénératrice, puisqu’ »elle traduit la loi de la naissance des nations et correspond aux mouvements viscéraux de nature nécessairement horrible, qui président aux naissances physiques ».[62] Dès lors, « elle constitue pour les peuples le plus haut commandement de la morale. La guerre ne doit pas servir à fonder la paix, mais la paix à préparer la guerre. (…) Tout effort valable est orienté vers la guerre et trouve en elle sa consécration. Le reste est méprisable, qui n’a pas d’utilité pour elle ».[63]
Pour Caillois, « cet état d’esprit est authentiquement religieux »[64] surtout quand il s’exprime par la guerre totale. Cette guerre, destin des nations, « est inhumaine, c’est assez pour qu’on puisse l’estimer divine. On n’y manque pas. Et voici qu’on attend de ce sacre le plus puissant l’extase, la jeunesse et l’immortalité ».[65]
Comparant ensuite la guerre moderne et la fête ancienne, Caillois se demande comment il se fait « que les grands sursauts des sociétés mettent ici en branle des forces généreuses et là des forces avides, aboutissent d’une part à renforcer la communion, de l’autre à creuser la division, apparaissent tantôt le fait d’une surabondance créatrice, tantôt celui d’une fureur meurtrière ? » Sans souligner une cause précise, l’auteur note que « l’enflure démesurée de la guerre et la mystique dont elle fut aussitôt l’objet, sont contemporaines de (…) trois ordres de phénomènes, liés à leur tour entre eux et qui tous d’ailleurs abondent en heureuses contreparties ».[66] Ces « trois ordres de phénomènes » sont : « la civilisation industrielle et la mécanisation de la vie collective », « la disparition graduelle du domaine du sacré sous la poussée de la mentalité profane » et « la formation d’états fortement centralisés ».
En 1949, regardant l’avenir et devant les deux blocs armés par l’énergie atomique, Caillois, on ne s’en étonnera pas, est très pessimiste : « On ne saurait éviter que le prodigieux surcroît de puissance qui vient d’échoir à l’homme, ne se solde, comme les précédents, par un péril d’égale ampleur. Celui-ci paraît menacer l’existence même de l’espèce. Aussi semble-t-il susceptible d’une plus grande sacralisation. La perspective d’une sorte de fête totale, qui risque d’entraîner dans ses horribles remous la population du globe presque entière et d’annihiler la majorité de ses participants, annonce cette fois l’avènement d’une fatalité effective : épouvantable, paralysante et d’autant plus prestigieuse ».[67]
Pour ces sociologues fort contestés parfois aujourd’hui, et qui, tous, ont été marqués par les horreurs vécues, la guerre apparaît comme une fatalité qu’il faut s’efforcer de combattre ou qu’il est presque impossible de détourner.
Les psychologues sont-ils moins déterministes ? Parmi les causes purement psychologiques, on cite habituellement le viol ou le refoulement de la conscience morale (selon le psychiatre Henri Baruk), l’hétérophobie (selon le polémologue Gaston Bouthoul), la néophobie (selon Pierre Karli), la frustration (selon John Dollard), la mère froide ou permissive (selon le psychologue suédois Don Olwens), l’angoisse (selon le biologiste psychosociologue Henri Laborit).[68] Ou, plus simplement, ou plus traditionnellement, sont mis en cause des sentiments primaires.[69]
Certains philosophes, plus radicalement, diront, avec Héraclite, que le conflit est le « père de toute chose » que « l’harmonie du monde résulte de la tension perpétuelle des contraires » : « Le combat est le père et le roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, et les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres. (…) Il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que tout devient dans la lutte et la nécessité. »[70] Quant à Hegel, il « fait de la contradiction le moteur même de l’histoire. (…) Les révolutions, les guerres, les massacres ne seraient que l’expression du « travail négatif » grâce auquel les contraires peuvent finalement se réconcilier et s’unir ».[71]
Bref, non seulement la violence est partout, mais elle semble difficilement explicable tant elle a de facettes, irrépressible, inévitable puisque si nous affirmons que « la violence suppose la volonté d’infliger un dommage physique ou moral à la personne d’autrui », nous devons admettre qu’« il y a violence chaque fois que des personnes ne reçoivent pas le respect qui leur est dû ».[72] Dans la même perspective, mais plus précisément, E. Herr cite cette définition : « Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables, soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. » [73] Elle est donc quotidienne et universelle. Nous en sommes tous victimes ou auteurs. Elle est en nous, elle est même peut-être dans la nature des choses, dans notre nature. Et plus en nous qu’en l’animal.[74]
Gandhi, l’apôtre de la non-violence, le confirme puisqu’il reconnaît que « la non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper. C’est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l’on ressent ». Cette vengeance elle-même, dit-il, « est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse. Le désir de vengeance naît de la crainte d’un mal imaginaire ou réel. » En ce qui concerne la non-violence, elle « ne se réalise pas mécaniquement. Elle est la plus haute qualité du cœur et elle s’acquiert par la pratique. »[75]
La vengeance est une faiblesse, écrit Gandhi, elle apparaît comme l’aveu d’une défaite puisqu’aucun autre moyen n’a été trouvé : « La véritable force est celle qui, sans violence, par le seul rayonnement de ses convictions, ferait triompher, partout et avec l’assentiment de tous, le règne du droit »[76].
Vladimir Jankelevitch (1903-1985), dans Le pur et l’impur (1960) renchérit : « Il ne serait pas exagéré de définir la violence : une force faible. C’est la force qui s’oppose à la faiblesse : la violence, elle, s’oppose à la douceur ; la violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et brutale, et brutale, parce que faible précisément ». Mais, cherche-t-on toujours d’autres moyens ? La violence n’est-elle pas la voie la plus immédiate, la plus simple, la plus efficace finalement ?
Toutes les analyses que nous venons de présenter tentent d’expliquer le surgissement de la violence dans notre vie. Une violence omniprésente, multiforme, souvent redoutée, parfois admise voire recherchée, exaltée. Les causes sont innombrables, physiques, psychologiques, sociales, politiques, économiques, culturelles. Si certaines sont conjoncturelles, beaucoup paraissent inéluctables enracinées dans la vie, au fond de nous-mêmes. Dès lors, tout au plus peut-on espérer, avec les auteurs évoqués endiguer, canaliser, maîtriser, baliser, détourner, diminuer la violence par des mesures médicales, pédagogiques, politiques, judiciaires.[1].
Reste toutefois une question fondamentale. Est-elle volontaire, est-elle un acte libre, délibéré ou est-elle, d’une manière ou d’une autre, comme ce qui précède le laisserait entendre, une force physique ou psychique qui, en nous ou hors de nous, malgré nous, nous détermine et nous entraîne ?
Etant donné, écrit E. Herr, « la multiplicité innombrable des ses diverses manifestations, mais aussi des aspects affectifs, irrationnels et chaotiques, ainsi que ses perversions de la raison (…), la violence échapperait aux prises du discours (de la raison) et du même coup à la liberté de l’homme, qu’elle précéderait et qu’elle serait capable de subvertir et de submerger comme un raz de marée. Mais touche-t-on là vraiment un rapport ultime ? La violence , le chaos et le mal sont-ils originaires dans l’être ? »[2]
Sans revenir aux auteurs « classiques » que nous avons cités précédemment, E. Herr va, pour répondre à cette question, examiner quelques-unes des grandes théories émises récemment sur ce problème et systématiquement en mesurer la pertinence.
Tout d’abord , il interroge le biologiste et zoologiste autrichien Konrad Lorenz[1].
Pour Lorenz, l’agressivité est un instinct, chez l’animal comme chez l’homme, un caractère spontané. Mais alors que chez l’animal on découvre des rituels de pacification qui expliquent des liens d’amitié, chez l’homme, l’évolution rapide de l’espèce humaine, les « armes » dont elle s’est pourvue, n’ont pas été accompagnées d’inhibitions proportionnelles. Dès lors, l’agressivité humaine est particulièrement désordonnée et dangereuse.
S’appuyant sur les travaux de nombreux chercheurs, Herr conteste cette théorie. Il n’y a pas d’instinct d’agression ni de pulsion à l’agression chez l’animal mais des réponses agressives instinctives[2]. Et a fortiori chez l’homme où il n’y a quasiment pas de réactions instinctives, ni de « verrous » instinctifs.
Par ailleurs, on constate aussi chez Lorenz un « darwinisme social » qui n’a rien de scientifique. On ne peut, en effet, établir de lien entre la sélection naturelle biologique et la sélection sociale.[3] « La lutte sociale n’est nullement le prolongement humain de la lutte darwinienne ». « d’après la plupart des scientifiques, l’agressivité humaine (…) n’est pas contrôlée en première instance par l’appareil physiologique et n’appartient pas à l’ordre de l’instinct ». « On ne peut pas mettre la réussite socio-historique d’un groupe, d’une race ou d’un individu en rapport avec la « valeur sélective » de ses gènes (…) ».[4] La condition de l’homme est radicalement autre que celle de l’animal car « la nature subit une mutation radicale au sein de la culture »[5]. Par le fait même, la composante biologique de l’agressivité humaine n’agit pas comme chez l’animal. En réduisant la culture à la nature, Lorenz évacue la liberté. Cette erreur se retrouve dans la sociobiologie popularisée par Edward Wilson[6] qui considère que le biologique n’est pas seulement nécessaire mais déterminant. Si tout l’homme obéit à des lois biologiques, seuls les scientifiques, eux qui « savent », devraient exercer le pouvoir comme l’insinue Lorenz : « L’enseignement qualifié de la biologie constitue le seul fondement sur lequel on puisse établir de saines opinions sur l’humanité et sur ses rapports avec l’univers » ; « Une connaissance suffisante de l’homme et de sa position dans l’univers déterminerait automatiquement les idéaux pour lesquels nous devons lutter ».[7] N’est-ce pas là un avatar du scientisme ?[8]
Après le biologiste, c’est un psychanalyste américain d’origine allemande, Erich Fromm[1], qu’E.Herr va étudier.
Fromm distingue l’« agressivité bénigne », animale et humaine, liée à la survie, et l’« agressivité maligne » ou « destructivité », c’est-à-dire la cruauté et la passion de détruire. Cette « destructivité » est propre à l’homme et n’est pas « phylogénétiquement programmée »[2]. Elle est pathologique. Il ne s’agit pas d’un instinct (c’est-à-dire une réponse biologiquement conditionnée qui répond à un besoin physiologique) mais d’une passion : la passion est une impulsion non instinctive mais psychique. Les passions organisées chez l’homme en caractère, répondent « aux besoins existentiels qui sont de nature psychique »[3]. Ces besoins existentiels sont : « le besoin d’un cadre d’orientation et de dévotion (besoin religieux), le besoin de liens et de racines, le besoin d’unité vécue avec soi et avec le monde, le besoin d’être stimulé, mis à l’épreuve (pro-voqué), mis au défi, le besoin de mettre en œuvre sa propre capacité d’action et d’intervention ». Pour satisfaire ces besoins, nous suivons tous des passions souvent inconscientes (amour, tendresse avidité, désir de puissance, vengeance, plaisir de détruire, sadisme, masochisme, connaissance profonde dévouement).[4] Il y a donc des passions « biophiles » et des passions « nécrophiles » destructrices et sadiques que l’auteur appelle donc agressivité maligne ou destructivité. Tout dépendra du caractère qui est un système de passions, une organisation passionnelle psychique non transmissible, non héréditaire. Pour Fromm, l’environnement joue un rôle primordial dans la formation du caractère et pour combattre l’agressivité maligne il faut donc agir sur l’environnement social, sur les structures socio-économiques.
On peut contester chez Fromm le fait qu’il sépare agressivité bénigne qui serait bonne et agressivité maligne mauvaise comme si la première n’était pas marquée aussi par la dimension psychique, comme si une agressivité ne pouvait pas être mauvaise sans être le produit d’un psychisme malade[5], comme si une agressivité « biologiquement adaptée » et « psychologiquement normale » ne pouvait être mauvaise. Notons aussi que des violences échappent aux deux catégories : où ranger la violence entre États ?
En définitive, on constate que Fromm néglige l’aspect éthique du problème ou le résout sommairement : l’agressivité biologique est bonne, la mauvaise agressivité naît d’une pathologie psychique.[6] Mais il oublie qu’il y a des agressivités biologiquement adaptées et psychologiquement normales que l’on rejette pour des raisons morales. Pensons à la manière dont les passions d’aimer ou de tuer peuvent être évaluées.
Fromm ne rend pas compte de tout l’homme, il le réduit au psychique ; ici aussi, l’homme est plus objet que sujet[7]. Le psychisme n’est pas nécessairement le facteur déterminant premier. Même s’il affirme que « l’homme se crée soi-même dans le déroulement de l’histoire »[8] . Le « caractère individuel » ne semble pas très différent de ce qu’il appelle le « caractère social ». En tout cas le caractère individuel semble jouer »un rôle mineur et passif » : « Au départ de cette réflexion, écrit Fromm, il y a le fait de constater que la structure du caractère de l’individu moyen et la structure socio-économique de la société à laquelle il appartient sont en relation réciproque. Le résultat de l’interaction entre la structure psychique individuelle et la structure socio-économique, c’est ce que je désigne comme caractère social.
La structure socio-économique d’une société forme le caractère social de ses membres de telle façon qu’ils veulent ce qu’ils doivent. En même temps le caractère social influence la structure socio-économique de la société ; d’ordinaire il opère comme un ciment qui assure à l’ordre de la société un surcroît de stabilité ; dans des circonstances particulières il fournit le détonateur qui provoque son effondrement. Le rapport entre le caractère social et la structure de la société n’est jamais statique ; vu que les deux éléments comportent un processus sans fin. Un changement affectant un des deux facteurs entraîne un changement des deux. »[9]
A la lecture de ces textes, certains pensent que Fromm est freudo-marxiste. E. Herr nuance cette appellation dans la mesure où Fromm a analysé les limites du freudisme et du marxisme dans plusieurs ouvrages.[10]
Après Fromm, E. Herr examine la pensée d’un sociologue norvégien : Johan Galtung[1]. Ce penseur a étudié la « violence structurelle ». Pour expliquer l’apparition de ce concept, E. Herr rappelle que les observateurs et les chercheurs qui, dans les années 1960-1970, se sont inscrits dans le mouvement appelé « Peace Research »[2], ont constaté que derrière la violence patente, la violence directe et les acteurs violents identifiables, il y a des structures, des processus latents, anonymes qui les conditionnent et les provoquent. « Pour moi, écrit Galtung, il est impossible d’accepter l’idée que la mort causée par un fusil soit d’une autre nature que la mort causée par une famine par exemple. Le concept de « violence structurelle » est donc un concept-pont ; c’est un pont entre le domaine de la paix (violence) et celui de la justice (exploitation). »[3]
Cette violence structurelle est présente dans certaines formes d’organisation sociale qui portent atteinte à l’homme et jusque dans son corps. La violence structurelle est à l’œuvre, par exemple, dans les différentes formes ou phases de l’impérialisme[4]. Le colonialisme a exercé un contrôle physique sur les dominés, le néo-colonialisme les a contrôlés, malgré l’indépendance politique, par des organisations privées et publiques comme le FMI. Enfin, ce que Galtung appelle le néo-néo-colonialisme exercera son contrôle par les « communications (information et informatique), qui permettront par les moyens les plus sophistiqués, les plus efficaces et surtout les moins visibles, de garder et d’exercer le pouvoir chez les dominés (…). »[5] Dès lors, on ne peut définir la paix simplement comme absence de violence directe, c’est là une « paix négative » qui « relève de l’idéologie et camoufle la vérité »[6] : « C’est là, écrit Galtung, un concept élitiste typique ; les élites en effet ne souffrent pas en général de la pauvreté, de la répression ou de l’aliénation au même degré que les autres (tandis que la guerre touche tout le monde). Or, qualifier de paix une situation dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et l’aliénation, c’est travestir le concept même de paix. La paix comme négation de la violence se définit comme suit : Paix= absence de violence « classique » et de pauvreté et de répression et d’aliénation, c’est-à-dire une situation plutôt utopique. La « paix » en tant qu’objectif devrait avoir ce caractère d’état qu’il n’est pas facile d’atteindre (par exemple au moyen d’accords dûment signés). »[7]
La violence structurelle désigne « tout ce qui est cause d’une différence entre la vie réalisée et la potentielle. Mais seul le premier terme, la vie réalisée, est bien connu, le deuxième, la vie potentielle (c’est-à-dire celle qu’on pourrait avoir s’il n’y avait pas de violence structurelle) est par définition mal connu : la différence n’est donc pas mesurable. »[8]
La violence directe ( assassinats, terrorisme, guerre) n’est souvent que la conséquence de structures violentes sociales, économiques, culturelles qui, à la base, sont toutes fondées sur l’inégalité, « surtout l’inégalité dans la répartition du pouvoir »[9]. Une société égalitaire serait une société juste qui connaîtrait donc une paix positive. Elle doit être mise en œuvre, au départ, par les scientifiques qui eux sont capables de « définir les besoins et intérêts véritables des hommes »[10]
Quelles remarques peut-on faire sur ce système ?
Il est construit sur un certain déterminisme qui peut faire penser à l’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme capitaliste. Pour Lénine comme pour Galtung, les rapports sociaux sont des rapports d’intérêts et chez Galtung, les scientifiques jouent un peu le rôle du parti, « avant-garde du prolétariat ». Il faut toutefois remarquer que, pour Galtung, le système capitaliste n’est pas seul en cause dans sa définition de l’impérialisme et qu’il ne réduit pas les rapports dominants-dominés au seul domaine économique. Mais Galtung semble confondre politique et éthique et le danger est d’ouvrir la porte à la violence pour combattre la violence structurelle : « chez Galtung, écrit E. Herr, la notion de violence structurelle et le concept de paix sont si vagues qu’à suivre cet auteur on pourrait considérer comme légitime le recours à la contrainte armée (…). L’indétermination éthique et conceptuelle qui subsiste dans la théorie de Galtung et la dramatisation attachée à l’idée de violence risquent de faire abaisser le seuil du recours à la violence, et donc de favoriser celle-ci. »[11]
On ne peut considérer comme injuste toute inégalité économique en faisant fi du mérite, de la responsabilité, des risques, des besoins, etc. Le critère d’égalité est fragile. Si l’on pense égalité économique et égalité politique et culturelle, des problèmes surgissent : l’égalité politique exprimée par la participation démocratique peut nuire à l’efficacité économique de même que le respect de telle culture.
Galtung rêve d’égalité dans les conditions de vie (structures) économiques, politiques culturelles. Mais cette égalité obtenue ne va pas éliminer ipso facto la violence structurelle car la violence n’est pas purement et simplement liée aux seules conditions de vie. L’égalité réalisée n’entraîne-t-elle pas à son tour des violences ? L’égalité doit être liée à la liberté : « l’égalité des conditions de vie n’acquiert son sens qu’à partir de l’égale dignité des libertés »[12]. La violence n’est pas liée à l’inégalité « tout court » mais à l’inégalité des droits. Injustice et violence ne s’identifient pas. L’injustice se mesure par rapport au droit et la violence est liée à un rapport de forces. C’est le droit qui désarme et arbitre par le pouvoir judiciaire. Le droit est absent chez Galtung
En insistant sur la violence structurelle (indirecte) (la mort par famine, par exemple) plutôt que sur la violence directe (la mort par fusillade, par exemple), Galtung estompe les responsabilités des agents qui restent anonymes. Il s’intéresse plus aux conséquences, aux victimes aux effets qu’aux intentions, aux motivations et finalement à la culpabilité de l’auteur de cette violence. Finalement, nous sommes d’accord de prendre conscience des responsabilités individuelles et collectives à l’égard des structures, nous reconnaissons que l’environnement social peut être mortifère et que les réalités économiques sont importantes. Toutefois, Galtung accorde une importance trop exclusive au critère d’égalité ; il a tort aussi d’identifier, comme il le fait, relations sociales et violence. Enfin : l’auteur néglige le rapport intrinsèque liberté-égalité par la fraternité ainsi que l’indispensable référence au droit.
Le dernier auteur qui retient l’attention d’E. Herr, dans cette étude, est le célèbre René Girard.[1]
Au fond de l’homme gît un mécanisme que Girard appelle le désir mimétique : le désir humain imite le désir d’un autre qu’il appelle médiateur ou modèle. Le sujet désirant ne choisit pas l’objet de son désir en fonction de ses goûts ou en fonction des qualités inhérentes à l’objet. Le sujet désire un objet parce qu’il est désiré par un autre (le médiateur). Le désir ne doit donc pas être confondu avec l’appétit ou le besoin dont les objets sont déterminés par l’instinct. Il est indéterminé et varie en fonction du médiateur dont le désir nous fascine. En désirant, nous croyons être autosuffisants alors que nous sommes mus par notre insuffisance puisque nous envions l’autre. Une insuffisance que nous récusons, bien sûr, mais qui est réelle : c’est « le mensonge romantique ». Je désire telle voiture non parce qu’elle me convient ou possède des qualités remarquables mais parce qu’en la possédant je ressemblerai à cet homme d’affaires, à ce sportif ou à ce séducteur. Mais je n’avouerai pas ce tiers admiré. Celui-ci par ailleurs ne tient tant à sa voiture que dans la mesure où elle suscite le désir d’autres. Le désir mimétique provoque une circularité, une concurrence incessante. Désirant le même objet, médiateur et sujet deviennent des doubles, des jumeaux (des frères ennemis comme Abel et Caïn, Romulus et Remus, Polynice et Etéocle, Joseph et ses frères,…). Mais, plus les désirs sont proches, plus la rivalité grandit, le médiateur est modèle mais aussi obstacle. Surgit la jalousie, l’envie, la haine, ce que Girard appelle la « médiation interne »[2]. La haine parce que le médiateur peut interdire l’objet au sujet. Et donc, « les rapports humains sont sujets au conflit (…), toujours menacés par l’identité des désirs »[3].
Toute l’histoire humaine est marquée par cette contagion mimétique qui fait sans cesse obstacle à la bonne entente entre les hommes. Les libéraux se trompent donc lorsqu’ils disent que c’est la rareté qui engendre les conflits, c’est, pour Girard, même dans l’abondance, le fait de désirer le même objet qui est à l’origine des conflits.
Le mécanisme décrit entre deux personnage se reproduit au niveau des sociétés. Tous les membres d’un groupe deviennent concurrents, adversaires, oubliant même l’objet de leur dispute. Cette situation dangereuse, destructrice ne peut se résoudre que par le sacrifice d’un bouc émissaire[4], le pharmakos grec, empoisonneur et remède. La guerre de tous contre tous devient la guerre de tous contre un seul[5]. Cette victime propitiatoire est une victime innocente désignée comme responsable du conflit (l’âne dans Les animaux malades de la peste[6]). On le choisit en fonction d’une marginalité physique, intellectuelle, sociale (roi ou esclave), raciale (les signes victimaires), à l’extérieur du groupe et on l’accuse de crimes très graves. Son exécution ramène la paix et confirme l’idée de sa culpabilité mais, comme sa mort a mis fin au désordre, il devient sacré et le souvenir du sacrifice salutaire sera ritualisé. Tel est le fondement de la culture et de toute société : le sacrifice d’une victime dont on (les prêtres) cache l’innocence.
La ritualisation a pour but de rappeler et exorciser le danger de rivalité. De même, pour se protéger de la contamination mimétique, la société édicte des interdits, des tabous. Ainsi la condamnation de l’inceste vise à écarter les femmes proches du désir, les interdits alimentaires ont la même fonction, ils ne portent pas sur des choses rares mais sur des aliments proches qu’on pourrait se disputer. Dans son examen du décalogue, Girard constate que le législateur après avoir interdit, comme pour parer au plus pressé, les actions violentes (tuer, commettre l’adultère, voler, porter un faux témoignage) condamne la convoitise, c’est-à-dire le désir non de posséder l’objet mais d’être comme le prochain, modèle de nos désirs. Lever les interdits, chasser la religion qui s’est fondée sur la violence est donc éminemment dangereux.
Pour Girard enfin seul le christianisme « démonte le mécanisme sacrificiel et dévoile l’illégitimité de la violence »[7]. Seul le Nouveau Testament rompt de manière radicale avec l’enchaînement décrit, avec la violence et la logique sacrificielle. Certes, les hommes exercent contre le Christ leur violence propitiatoire : n’est-ce pas Caïphe, le Grand Prêtre « qui avait suggéré aux Juifs : il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple »[8], avantageux pour réunifier le peuple ? Mais, du côté du Christ, la rupture est totale avec les récits qui ont inspiré à Girard la description qui précède. La parabole des vignerons homicides en témoigne, avant le récit de la Passion[9]. Si le sacrifice victimaire est fondateur des religions et des cultures « et si ce fondement reste fondateur dans la mesure où il n’apparaît pas, il est clair que seuls les textes où ce fondement apparaît ne seront plus fondés par lui et seront vraiment révélateurs ».[10] Le Christ n’est pas une victime innocente comme les autres : son innocence est notoire (Pilate le sait), il est bouc émissaire volontaire. Il est une victime « incomparable en ceci qu’elle ne succombe jamais, sur aucun point, à la perspective persécutrice, ni positivement en se mettant franchement d’accord avec ses bourreaux, ni négativement en adoptant sur eux le point de vue de la vengeance qui n’est jamais que la reproduction inversée de la première représentation persécutrice, sa répétition mimétique. »[11] Le christianisme n’est pas une religion sacrificielle, le sacrifice du Christ rend absurde tout sacrifice. Jésus révèle un Dieu qui refuse la violence. Lui seul, car il est Dieu : « Il faudrait un homme qui ne doive rien à la violence, qui ne pense pas selon ses normes, et qui soit capable de lui dire son fait tout en restant complètement étranger à elle. Le surgissement d’un tel être, dans un monde entièrement régi par la violence et par les mythes de la violence, est impossible. Pour comprendre qu’on ne peut voir et faire voir la vérité que si on prend la place de la victime, il faudrait déjà occuper soi-même cette place, et pour assumer cette place dans les conditions requises, il faudrait déjà posséder la vérité. On ne peut appréhender la vérité que si on se conduit contrairement aux lois de la violence et on ne peut se conduire contrairement à ces lois que si on appréhende, déjà, cette vérité. L’humanité entière est enfermée dans ce cercle. C’est pourquoi les Évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble et la théologie des premiers conciles affirment que le Christ est Dieu non pas parce qu’il est crucifié mais parce qu’il est Dieu né de Dieu de toute éternité. »[12] Suivre le Christ, c’est renoncer à la violence mimétique et s’inquiéter de toutes les victimes.[13]
Pour E. Herr, la logique décrite par Girard est réelle mais ne rend pas compte de tout désir ni de toute violence qui peut n’être que domination d’autrui. Non seulement le désir mimétique apparaît à certains psychologues[14] comme pathologique, narcissique mais il y a aussi des expériences qui, dit Herr, « bien intériorisées (…) pourraient constituer des freins prémimétiques à la crise du même nom ».[15] Il s’agit du rapport parents-enfants lorsqu’il est bien vécu avant même que le mimétisme qui est présent dans toute éducation, n’entre en fonction. d’une part, le désir des parents ne peut être mimétique puisque l’enfant n’est pas encore là. d’autre part, l’éducation, dès le départ peut canaliser, limiter le mimétisme : « Quels éléments feraient partie de cette expérience ? Certainement un début d’éducation (réussie ou non) à la distance, à la mesure et à l’attente. Par rapport à une tendance fusionnelle qui veut « tout-être-avoir-tout-de-suite », les rythmes de séparation et d’union, par exemple, avec la mère (naissance, nourriture, etc.) amènent l’enfant à sortir de l’état fusionnel, à accepter une distance-différence entre lui et la m ère (et donc à s’ouvrir à tout le reste), à faire l’apprentissage d’un rythme (d’une norme, loi) et donc du temps et finalement de la mesure (« non pas tout », ni immédiatement) ».[16]
S’appuyant sur l’étude d’un spécialiste de Girard[17], Herr se demande si « le sens de la quête du désir mimétique ne serait-ce pas « d’entrer en possession » de sa propre origine - seule possibilité, apparemment, de coïncider avec soi-même et d’atteindre sa plénitude ? »[18] L’Autre ne serait dès lors pas seulement le médiateur, modèle et rival, mais également « géniteur ». La violence se trouverait alors plus radicalement « dans cette volonté de récupérer chez l’autre-médiateur-géniteur l’origine de soi, donc dans une volonté d’autocréation. »[19] « La violence, précise encore Herr, est liée à la condition humaine en tant que celle-ci doit « conjuguer » une transcendance et une finitude ; c’est le refus de cette condition de notre liberté humaine paradoxale qui conduit à la violence. A travers l’imitation, le désir est à la recherche de sa propre origine ; elle devient violente parce que l’autre « détient » cette origine-là. Ainsi, par le biais du mimétisme, Girard a mis en évidence une des notions fondamentales de notre culture occidentale : le projet prométhéen d’autocréation. »[20] Pour confirmer cet approfondissement, Herr ajoute que le Christ qui rompt avec le cercle infernal de la violence mimétique et sacrificielle, se dit Fils du Père et nous propose de devenir ses fils adoptifs.
Pour Girard, c’est « la violence dissimulée dans le sacrifice de la victime émissaire » qui crée le lien social et qui engendre toute culture[21].Mais il n’a pas estimé correctement la différence entre le système judiciaire et le processus victimaire qu’il tend à trop confondre. Le système judiciaire se fonde sur une unanimité, une « unité sociale » qui précède la « violence émissaire » et « confère à une autorité indépendante des parties directement intéressées le soin d’apprécier la responsabilité de la violence ».[22] Le système judiciaire lutte contre la violence et cherche à démasquer, non à dissimuler, les responsabilités. Il y a nécessairement d’ailleurs un « avant » la violence mimétique. Pour qu’il y ait « mimésis », il faut qu’il y ait des objets à désirer et des médiateurs : « le désir mimétique s’appuie sur du culturel déjà là ».[23] Quant à l’interdit, ce n’est pas un mécanisme essentiellement négatif mais positif. Il a pour fonction notamment dans le cas de l’inceste d’élargir l’échange et d’ouvrir à la vie.
Au terme de son parcours à travers les œuvres de quatre auteurs représentatifs, comment E. Herr répond-il à la question posée au début: la violence est-elle une nécessité qui s’impose à nous ou met-elle en jeu notre liberté ?
Il semble acquis que l’agressivité humaine n’est pas génétiquement programmée sauf peut-être dans certains cas pathologiques. L’homme ne se réduit pas à sa dimension biologique et même si la lutte est adéquate à la défense de la vie humaine, elle n’est pas le simple produit de la vie instinctive mais elle est ouverte au psychique et à l’éthique.
De même, si l’on prétend, comme Fromm, privilégier les passions pour expliquer la destructivité (c’est-à-dire l’agressivité pathologique, celle qui n’est pas liée à la défense de la vie), il ne faut pas oublier que l’homme n’est pas seulement passion (pulsion psychique) qui aime ou détruit : il y aussi, et de nouveau, une dimension éthique qu’il faut prendre en compte : notre vie s’inscrit dans une culture où on nous demande d’aimer et où on nous interdit de tuer.
Certes, tout acte s’enracine dans le biologique et le psychique mais il mobilise aussi notre capacité d’autodétermination, notre réflexion et notre volonté insérées dans un contexte social et culturel où elle s’engage de manière responsable.
Dans cette optique, la violence peut s’exprimer de deux manières.
Soit on renonce à sa capacité d’autodétermination ou on l’empêche de s’exercer chez autrui. A ce moment, la liberté reste prisonnière, la violence se traduit ici par l’impuissance subie ou imposée, par la privation des droits humains que l’on s’impose (auto-violence) ou que l’on impose. E. Herr donne comme exemples : l’avortement, le suicide, la torture, les manipulations biologiques et psychiques.
Soit on utilise la capacité d’autodétermination non selon une alliance symbolique et responsable avec le monde, autrui, Dieu, mais pour dominer, séparer, détruire. Sont victimes les corps, les psychismes, les sociétés, les cultures, les religions, etc. Ici, il ne s’agit plus d’un manque de pouvoir mais d’un abus de pouvoir.
Dans les deux cas, qui peuvent se représenter l’un par la figure de l’esclave, l’autre par celle du maître, les droits sont bafoués : « Le manque comme l’abus de pouvoir qui constituent la violence ne s’enracinent-ils pas dans une même peur de la mort, oscillant entre le repli dans l’impuissance (narcissisme originaire) et le fantasme de la toute-puissance (illusion et utopie de la fin). »[1] Plus simplement, à cette peur de la mort, « l’un s’y résigne, l’autre la nie »[2].
Dans le domaine social, la liberté entendue comme capacité d’autodétermination est indissociable de la notion d’égalité mais plutôt que de parler comme Galtung d’égalité des conditions de vie est-il plus opportun de parler d’égalité des droits
Quant à Girard, il réduit l’histoire et donc les libertés à une logique d’exclusion meurtrière et de dissimulation. Il confond « une trajectoire possible de la liberté et du désir et la liberté elle-même ».[3]
En somme, au terme de son enquête, E. Herr répond ainsi à la question qu’il posait au départ : la violence est « une manière d’être de la liberté elle-même, non pas comme une nécessité qui s’imposerait du dehors à celle-ci », étant bien entendu que la liberté s’inscrit toujours dans des conditions corporelles, psychiques, sociales et culturelles qui sont ouvertes, en principe, à la liberté humaine mais qui peuvent, par le fait même, être marquées par la violence et affecter les libertés jusqu’à la contrainte.[4]
On peut, tout en appuyant la conclusion d’E. Herr, aller plus loin. Non seulement la violence est une « manière d’être de la liberté » mais il n’est même pas sûr qu’elle soit la « manière d’être de la liberté » la plus fondamentale. Au lieu de voir, comme Héraclite[1], dans le conflit « le père de toutes choses », ou comme Marx, à la suite de Hegel, dans la dialectique du maître et de l’esclave, le moteur même de l’histoire[2], ne pourrait-on, au contraire, considérer que l’amour est le « père de toutes choses », l’origine et la fin de l’être ?
Gaston Fessard, en 1944, reprend l’analyse de Hegel et fait remarquer que si rien n’est « plus opposé à première vue que la lutte à mort d’où sortent le maître et l’esclave, et l’union amoureuse par laquelle l’homme et la femme fondent la communauté familiale (néanmoins) sous cette opposition apparente une profonde analogie demeure. Cette union d’amour en effet a pour prélude une lutte, excitée elle aussi par le besoin d’immortalité et l’appétit de l’existence, où les deux individus humains se prennent et se conquièrent. Et l’issue en est également une « connaissance », une « reconnaissance » qui ne s’arrête pas seulement au fait comme celle du maître par l’esclave, qui dépasse même la reconnaissance de droit, fondement de l’État, pour atteindre immédiatement son terme : la reconnaissance de l’amour.[3](…) d’autre part, c’est dans ce même acte que l’homme et la femme s’échangent et se donnent mutuellement en jouissance toute leur nature pour la satisfaction de leur besoin le plus radical, le besoin sexuel n’étant en son fond que l’expression du besoin humain par excellence, celui de l’homme en tant qu’homme ; et de cet échange le fruit n’est pas seulement un produit qui ne donne lieu qu’à une communauté inégale et limitée comme dans le cas de l’esclave et du maître, mais au contraire la création d’un bien commun qui suppose une communauté égale et lui promet un accroissement illimité : l’enfant. »[4] Voilà une des raisons pourquoi, sans doute, « depuis toujours, la réflexion a aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite (…) non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis. »[5] Dès lors, la dialectique du maître et de l’esclave peut être « reprise, inversée et refermée sur elle-même par une dialectique de la famille, elle-même dilatée, étendue et ouverte à la mesure de l’humanité,(en) d’autres termes, s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de la domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui ait la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse. »[6]
Allons plus loin encore. En 1957, Gustave Siewerth[7] nourri de saint Thomas et M. Heidegger, les dépasse, les prolonge et les unifie. Alors que, pour M. Heidegger, la mort est le sens ultime de l’existence, Siewerth se demande pourquoi il faudrait voir l’existence par rapport à sa fin et non par rapport à la naissance. Pour lui, c’est dans l’enfance que s’éclaire le sens le plus profond de l’existence humaine. L’homme ne peut mourir que parce qu’il est né. Et donc le sens authentique de la vie se trouve dans la naissance. La mort n’est que seconde. Siewerth n’idéalise pas l’enfance, ce n’est pas le paradis perdu de certains et il est bien conscient que l’enfant n’est pas un être moral qu’il peut être le « pervers polymorphe » de Freud mais l’enfant né de l’amour est destiné à l’amour même si dans la réalité cette dimension ne se retrouve pas forcément.
Tout d’abord, la conception n’est pas simplement l’union de deux pulsions mais dépassement de la nature, une forme d’oblation. Il y a plus que la nature : une alliance, la réception de l’autre, de l’hérédité, d’une famille, d’une histoire. « L’ »engendrement » est une œuvre de l’homme tout entier. Cette réalité est dans son extension non restreinte la possibilité naturelle la plus haute, la plus substantielle de l’homme, aussi longtemps qu’on ne la limite pas de manière contre nature à l’acte sexuel de la procréation. Dans celui-ci ne règne qu’une petite part de l’amour humain chargé de pouvoir en vue de l’engendrement, même si l’amour de cœur, à partir de son enracinement, selon l’unité métaphysique de la nature humaine et de sa force d’amour substantielle, se manifeste et entre en travail dans cet acte. »[8] Il y a dans la conception donation et réception, un consentement à ce qu’on ne maîtrise pas. Engendrer n’est pas créer de rien mais c’est éveiller une dot. Engendrer est une forme d’abandon.
La mère et l’enfant forment une communion de vie et d’amour et pas seulement un processus de croissance physiologique. L’enfant respire la paix et la quiétude dans la mère. Au premier contact avec le monde, il connaît la quiétude et la nutrition, la chaleur qui est douceur et tendresse. Ses sens perçoivent l’amour d’abord.
C’est pourquoi la naissance est comme une mort. L’enfant existe dans la pauvreté, dans sa mort et sollicite l’existence. « Bien qu’il soit une personne accomplie, l’enfant entre d’une manière si indigente dans la vie, comme créature humainement reçue, qu’il doit se recevoir d’abord à travers l’amour qui règne en étant procréateur »[9]. Le sujet n’est rien si on ne répond pas, si une sollicitude ne répond pas. Alors, il meurt vraiment. L’enfant est une pauvreté qui appelle, qui appelle l’amour, la sollicitude des parents et il est constitué par la réponse favorable. Si nous ne nous construisons pas à partir de l’amour, nous sommes dans ce que Heidegger appelle le « souci », dans l’angoisse, nous sommes un « être pour la mort ». L’enfant prend conscience de lui par la réponse favorable à sa sollicitation. Cette réponse à sa demande construit son être par l’intégration de l’amour qui est sollicitude, réponse à une sollicitation. L’enfant doit s’accueillir en faisant mémoire de ce qui est donné. Il ne construit pas la mémoire de la sollicitude. Ainsi, l’enfant marche par l’appel, alors il ose parce que la sollicitude l’attend. Ainsi il construit son autonomie. Dans son langage souvent lyrique, Siewerth, logiquement, dira que, pour l’enfant, « plus le cercle de vie est limpide et riche d’amour, plus profondément la vie qui repose lui devient intérieure et s’incline encore vers lui dans un sommeil suave, et plus aussi elle se met à respirer dans la ferveur intime vers un espace qui s’élargit ».[10]
L’enfance est le temps de la fondation de l’adulte. Celui-ci, toutefois, risque de perdre ce qui est primordial au commencement : la perception du cœur et non de l’intelligence. Chez l’enfant, toutes les facultés sont unifiées par le cœur et non par l’intelligence comme chez l’adulte. L’intelligence doit certes se développer mais sans perdre le lien entre le cœur qui perçoit et l’intelligence qui doit croître. Autrement dit, l’expérience philosophique de l’enfance c’est l’expérience de l’amour. Nous sommes structurés par le cœur, lieu d’unité du corps et de l’esprit.[11] Dès lors, l’homme peut se définir ainsi : il est »« un dialogue et un accord de l’amour » et ce dans une plus profonde et libre disposition de soi. »[12]
Comment la définir chez un être libre, fruit et désir d’amour, chez un être dont la liberté ne s’acquiert que dans l’amour ?
Habituellement, on définit la violence comme une « force qui perturbe ou détruit un ordre, une organisation, des règles ».[1] E. Herr tient à préciser que la violence est « une manière destructrice de mettre en œuvre les forces à l’égard de divers « ordres », situations ou systèmes », ordres physique, psychique, social, culturel, spirituel. Mais il convient encore de distinguer la « violence légitime » et la « violence mauvaise » car tous les « ordres » ne se valent pas. Dès lors, la violence illégitime serait « l’atteinte à l’ordre dynamique de la réalisation de la liberté elle-même à partir et au travers de ses conditions ». Une atteinte à « la structure interne de croissance de notre liberté inséparablement unie à ses conditions d’existence et de déploiement » ou encore « une atteinte à l’unité complexe de nos libertés avec leurs conditions d’existence ».[2] Etant entendu, si nous suivons l’analyse de Siewerth, que la condition d’existence essentielle est dans la sollicitation et l’accueil de la sollicitude.
Ces précisions sont indispensables car les mots peuvent être aussi ambigus que la violence. Ainsi, parler de violence comme « transgression » demande une mise au point. L’homme ne peut être ni croître que dans la liberté, c’est-à-dire dans une certaine rupture avec le biologique, le cosmique, tout ce qui s’impose à lui de l’extérieur sous peine d’auto-violence avons-nous dit. Mais il ne s’agit que d’une transgression par rapport à tout ce qui mettrait en péril l’ordre de la liberté. De même pour l’ordre de l’amour mêlé à celui de la liberté.
Quand on parle de la paix à la manière de saint Augustin, comme la « tranquillité de l’ordre »[3], s’agit-il du conformisme, de la soumission ? Certes non si l’on tient à respecter « la même dynamique d’une liberté personnelle articulée à ses conditions d’existence ».[4]
Et cet ordre ne peut-il être défini comme l’ordre de l’amour qui, lorsqu’il manque, lorsqu’il est trahi ou blessé, risque de produire des actes violents[5] ? C’est dire si la menace de la violence et de la guerre existera tant qu’il y aura des hommes…
En attendant qu’ils soient saints.
Ou simplement sages ?
La raison peut-elle sauver de la violence ?
« Josué fit la paix avec eux et conclut avec eux une alliance qui leur laissait la vie ; les responsables de la communauté leur en firent le serment. »[1]
La violence en nous et autour de nous interpelle notre liberté. Il est donc logique que les hommes aient pensé à s’organiser de telle manière que la liberté soit préservée et la violence maîtrisée à défaut d’être bannie.
Car comment vivre en société si, d’une manière ou d’une autre, les comportements humains, en dehors de tout contrôle moral personnel, en dehors de tout auto-contrôle, sont abandonnés aux pulsions ou aux conditionnements générateurs de violence ? Bien sûr, on peut penser que « si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. »[2] Mais nous avons vu que la raison peut justifier la guerre, la déclarer naturelle et même divine[3]. Nous savons aussi que « de même que les dieux, les idées se livrent bataille à travers les hommes, et (que) les idées les plus virulentes ont des aptitudes exterminatrices qui dépassent celles des dieux les plus cruels. (…) Les faits sont têtus disait Lénine. Les idées sont encore plus têtues et les faits se brisent sur elles plus souvent qu’elles ne se brisent sur eux. »[4] Pour éviter cette guerre des idées, il faudrait que tous les hommes soient persuadés que la paix est le souverain bien, qu’elle est préférable à la guerre, ce qui est loin d’être le cas. Ce souverain bien identifié à la paix et reconnu de tous, il serait aussi nécessaire de déterminer les moyens pacifiques de l’établir. Or, nous l’avons vu et nous allons encore le voir, la fin justifiant les moyens, la violence peut-être instrumentalisée au service de la paix, perpétuant d’une manière ou d’une autre, l’état de guerre.
A la limite, certains diront que le droit lui-même est violence. Max Weber[1], sans en tirer les mêmes conclusions, estime avec Trotsky que « Tout État est fondé sur la force ». Il explique : « S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État, -cela ne fait aucun doute- mais elle est son moyen spécifique. »[2] Weber s’empresse de préciser que « l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire de la violence qui est considérée comme légitime) »[3]. En effet, « l’État moderne est un groupement de domination de caractère institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion ».[4] Comme « le moyen décisif en politique est la violence (…) celui qui veut le salut de son âme ou sauver celle des autres doit donc éviter les chemins de la politique qui, par vocation, cherche à accomplir d’autres tâches très différentes, dont on ne peut venir à bout que par la violence. »[5]
A la même époque, l’essayiste allemand Walter Benjamin[6], affirme qu’« une fondation de droit est une fondation de puissance et, dans une certaine mesure, un acte de manifestation immédiate de la violence ».[7] Aujourd’hui encore, des auteurs s’inscrivent dans cette perspective et reprennent les thèses de Weber et surtout de Benjamin. On peut citer le philosophe italien Giorgio Agamben[8], le canadien Jean-Michel Landry[9] ou encore le philosophe argentin Francisco Naishtat[10] professeur à l’Université de Buenos Aires.
En marge de cette famille mais dans un ordre d’idées semblable, on peut citer les essais du physicien Jean Bricmont qui s’insurge contre la justification contemporaine des guerres par les droits de l’homme.[11]
Ce courant souvent proche de l’anarchisme ou de l’extrême-gauche nous invite à réfléchir sur l’étendue sémantique du mot violence. Nous avons déjà parlé précédemment de l’importance de la loi et du droit. Dans la perspective chrétienne, il est difficile, sous peine d’ambigüité, de les considérer comme une manifestation de violence dans la mesure où ils sont bien, conforme à la nature de l’homme et au plan de Dieu. On parlera plus volontiers de la force de la loi et du droit, force nécessaire précisément pour juguler, encadrer, empêcher la violence. Nous reviendrons encore sur ces notions en étudiant plus loin le problème de la punition. Pour le moment, arrêtons-nous à la violence physique intolérable et illégitime, à l’intérieur d’un État comme entre les États.
L’organisation politique peut elle-même, comme nous l’avons vu, être source de violence ou utiliser la violence.
Machiavel[1] considère que l’important en politique est l’efficacité. Il raconte que César Borgia eut l’habileté de confier l’administration de la Romagne à « Messire Remy d’Orque, homme cruel et expéditif » qui, par une tyrannie inflexible, « remit le pays en tranquillité et union », mais se fit partout détester. Aussi Borgia n’hésita-t-il pas à le faire « un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit tout le peuple demeurer en même temps satisfait et stupide ». L’État est contraint d’agir ainsi car les hommes sont cupides et méchants : « Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants »[2]
Cette philosophie cynique n’a pas été universellement réprouvée. On a pu noter[3], par exemple, la similitude entre certaines réflexions de Spinoza et quelques passages de Machiavel que le philosophe hollandais appelle « le très pénétrant florentin »[4]. On peut mettre en rapport ces deux extraits de Spinoza : « Il ne faut faire la guerre qu’en vue de la paix, et une fois la guerre finie les armes doivent être déposées. Quand les villes ont été conquises et que l’ennemi est vaincu, il faut poser des conditions de paix telles que les villes prises demeurent sans garnison, ou bien il faut accorder à l’ennemi par traité la possibilité de les racheter, ou bien (si de cette façon la force de leur situation devait toujours inspirer de la crainte) il faut les détruire entièrement et transporter les habitants vers d’autres lieux. »[5] « Mais les villes conquises par la guerre et ajoutées comme des alliées de l’État et attachées par des bienfaits ; ou bien des colonies ayant droit de cité doivent y être envoyées et la population qui l’habitait doit être transportée ailleurs ou exterminée »[6] et ce passage de Machiavel : « Il faut fuir tout parti moyen comme étant très dangereux. Gardez-vous d’imiter les Samnites qui ayant enfermé les Romains aux Fourches Caudines, méprisèrent l’avis de ce vieillard qui leur conseillait de les massacrer tous ou de les renvoyer avec honneur. »[7]
Moins cynique, Hobbes envisage une autre manière de maintenir la paix à l’intérieur d’un pays. Il va proposer une solution rationnelle[8] dans l’organisation de l’État pour y maintenir la paix.
Hobbes[9] fait confiance à la raison humaine. Même si l’histoire de l’homme commence par « la guerre de tous contre tous », il est possible d’instaurer politiquement la paix.
On sait que Hobbes développe une physiologie matérialiste [10]en définissant l’homme comme un être matériel, un corps déterminé par ses mouvements internes, c’est-à-dire ses passions. Le bien et le mal sont des notions relatives car le bien est ce qui perçu comme utile, agréable, tandis que le mal est ce qui est perçu comme nuisible ou nocif.
De plus, l’homme n’est pas, au contraire de ce que toute la tradition aristotélicienne a affirmé, un être naturellement social. Et dans l’état de nature -état fictif dans lequel serait l’homme en dehors de toute construction politique-, les hommes sont égaux animés du désir de faire leur « bien » et d’utiliser les moyens qu’ils jugent nécessaires pour l’acquérir. Ils se défient les uns des autres et cette défiance engendre la guerre. Dans cet état, « la vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève »[11], »il n’y a pas de loi, rien n’est injuste »[12]. Cette anarchie violente risque de faire disparaître l’humanité et, en tout cas, ne permet aucun progrès : il n’y a ni société (seulement des alliances momentanées pour combattre tel individu) , ni prospérité, ni commerce, ni sciences, ni arts.
Fort heureusement, il y a en l’homme deux choses qui vont le sauver de la destruction : les passions et la raison. Quelles passions ? « La peur de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et l’espoir de les obtenir par leur activité » poussent les hommes à la paix. Ces passions suscitent la raison, c’est-à-dire le calcul de ce qui est nécessaire pour l’obtention d’un bien à venir : « les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront d’accord. Ces articles sont ceux qu’on appelle encore lois de nature. »[13]
La première de ces lois[14] est de « chercher la paix et la maintenir »[15]. Comment ? En échangeant par contrat (contracter est la 2e loi) un droit contre un droit « en effet, aussi longtemps que tout un chacun a ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l’état de guerre » qui est l’état de nature[16]. Ces deux lois et les 17 autres qui suivront[17] sont « immuables et éternelles »[18].
Par contrat, les hommes passent à l’état de société. Désormais, le rôle de l’État sera d’assurer la sécurité des particuliers : sans la puissance de l’État, c’est la « guerre de chacun contre chacun ».[19]
qu’est-ce que l’État ? « Une personne une dont les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes [20], chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense commune. » « La multitude ainsi unie en une personne une, est appelée un État, en latin civitas. Telle est la génération de ce grand léviathan, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En effet, en vertu du pouvoir conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger. »[21]
« On dit qu’un État est institué[22] quand les hommes en multitude s’accordent et conviennent, chacun avec chacun, que, quels que soient l’homme ou l’assemblée d’hommes, auxquels la majorité a donné le droit de représenter la personne de tous (c’est-à-dire d’être leur représentant), chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et jugements de cet homme ou de cette assemblée d’hommes comme s’ils étaient les siens propres, dans le but de vivre en paix et d’être protégés contre les autres. »[23]
Dans cet État, quelle que soit sa forme, l’autorité est absolue, permanente, incontestable, inaliénable, indivisible, toujours juste: « il me paraît manifeste, tant par la raison que par l’Écriture, que la puissance souveraine, qu’elle se trouve en un seul, comme dans une monarchie, ou en une assemblée d’hommes, comme dans les Etas populaire et aristocratique, est aussi grande que la puissance imaginable qu’il est possible aux humains de construire. » Hobbes ajoute à l’attention de ceux qui pensent qu’une telle puissance ne va pas sans inconvénients: « Et, bien qu’une pareille puissance illimitée puisse susciter l’illusion de quantité de conséquences néfastes, néanmoins, les conséquences de son absence, qui sont la guerre perpétuelle de chacun contre tous, sont pires encore. »[24]
Peut-on encore parler de liberté ? « La liberté des sujets réside (…) uniquement en ces choses, que dans le règlement de leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte. (…) Toutefois, on ne doit pas comprendre que la souveraine puissance de vie et de mort est soit abolie, soit limitée par une telle liberté. Car on a déjà vu qu’il n’est rien que le représentant souverain ne puisse faire à un sujet, quel qu’en soit le prétexte, qui puisse au sens propre être appelé injustice ou préjudice, puisque chaque sujet est l’auteur de chacun des actes accomplis par le souverain, en sorte que celui-ci n’est jamais privé d’aucun droit à quoi que ce soit, si ce n’est qu’étant lui-même le sujet de Dieu, il est, par cela même, tenu d’observer les lois de nature.[25] Il peut donc se faire, et il arrive souvent en effet, que dans les États un sujet soit mis à mort sur ordre de la puissance souveraine, sans que, pour autant, aucun des deux n’ait fait de tort à l’autre (…). »[26]
Comme dit Gérard Mairet, cette doctrine « contribue à la paix civile donnant tout pouvoir au souverain de définir le juste et l’injuste. Dieu et nature disparaissent comme fondements. »[27]
L’autorité est absolue, elle s’étend à tout domaine.
Comme dans la « guerre perpétuelle de chacun contre ses voisins, (…) toute chose est à celui qui l’obtient et la conserve par la force », désormais, pour éviter ce malheur, la propriété « revient en tout type d’État à la puissance souveraine. » Sa distribution revient au souverain et « toute distribution faite par un autre au préjudice de la paix et de la sécurité est contraire à la volonté de chaque sujet qui a remis sa paix et sa sécurité à la discrétion du souverain et à sa conscience (…). »[28] De même, toujours pour éviter débats et combats, le souverain aura aussi comme tâche de définir les mots avant de canaliser les passions.[29]
La guerre sera-t-elle ainsi définitivement bannie ?
Non car les rois garantissent leur puissance « à l’intérieur par les lois et à l’extérieur par les guerres »[30]. Et même, si la punition des sujets innocents est contraire à l’intérêt de l’État et à la loi de nature, « faire subir n’importe quel mal à un innocent qui n’est pas un sujet, si c’est pour le profit de l’État, et sans violation d’une convention antérieure, ce n’est pas une infraction à la loi de nature. En effet, tous ceux qui ne sont pas sujets ou bien sont des ennemis ou bien ils ont cessé de l’être à la suite de conventions antérieures. Or, contre les ennemis que l’État juge capables de lui nuire, il est licite, selon le droit originaire de nature, de leur faire la guerre, et dans la guerre, l’épée ne juge pas, et le vainqueur ne fait pas non plus la distinction entre coupable et innocent au regard du passé ; or, la pitié du vainqueur ne s’exerce qu’avec le souci de son propre bien et de rien d’autre. Sur cette base, c’est un fait que pour les sujets qui, délibérément, nient l’autorité de l’État établi, il est licite d’étendre la guerre également jusqu’à eux, non seulement jusqu’aux pères, mais encore jusqu’aux troisième et quatrième générations qui n’existent pas encore et sont, par conséquent, innocentes des actions pour lesquelles elles subissent les peines. Il en est ainsi parce que la nature du délit consiste à avoir renoncé à la sujétion, ce qui est un retour à la guerre, couramment appelé rébellion. Or ceux qui commettent ce délit ont à souffrir non comme sujets, mais comme ennemis, car la rébellion n’est que le recommencement de l’état de guerre. »[31]
Pour éviter cela, il est nécessaire que l’État ait une puissance absolue et ne laisse rien ni personne affaiblir son pouvoir.
Il faut, tout particulièrement se méfier de ceux qui « installent une éminence en face de la souveraineté, les canons en face des lois, et l’autorité des esprits en face de l’autorité civile. Ils triturent le cerveau des gens avec des mots et des distinctions qui en eux-mêmes ne veulent rien dire, mais révèlent (par leur obscurité) un autre royaume (invisible selon certains), un royaume de fées marchant pour ainsi dire dans l’ombre. »[32] On l’a compris, Hobbes vise les autorités spirituelles. S’il estime que la religion est nécessaire à la paix civile, « c’est le souverain qui décide de ce qui est canonique et de ce qui ne l’est pas, en tout ce qui concerne les manifestations extérieures de la croyance »[33] sinon ce sera la guerre civile. Hobbes s’oppose donc à la « distinction entre temporel et spirituel », distinction qui, dit-il, « ne veut rien dire ».[34] C’est pourquoi, Hobbes n’hésitera pas à dire que « Le royaume de Dieu est un royaume civil »[35], à définir, selon sa propre conception, ce que sont les lois divines, ce que sont l’honneur et le culte[36].
Toute la 3e partie du Léviathan[37] est une critique historique et sémantique de la Bible, qui a pour but « de fixer les significations et de les accorder avec la philosophie »[38].
Quelques extraits donneront, sans équivoque, une image assez précise de cette religion civile définie et établie par le « prince » ;
« Gouvernement temporel et spirituel ne sont rien que deux mots importés dans le monde pour faire que les humains voient double et se trompent sur leur souverain licite. Dans cette vie, il n’y a (…) pas d’autre gouvernement que temporel, que ce soit de l’État ou de la religion ; il n’y a pas non plus de doctrine, que le gouvernement, à la fois de l’État et de la religion, interdise d’enseigner, et qu’il soit licite aux sujets de pratiquer. Et ce gouvernement doit être un, ou alors il est nécessaire qu’il s’ensuivra des factions et la guerre civile entre l’Église et l’État (…). Les docteurs de l’église sont appelés pasteurs, c’est aussi le cas des souverains civils. Or, si les pasteurs ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, de sorte qu’il y ait un unique pasteur en chef, des doctrines opposées seront enseignées aux humains, dont l’une sera fausse, et peut-être les deux. Quant à savoir qui est ce pasteur en chef, conformément à la loi de la nature (…), c’est le souverain civil (…).[39]
« ...dans chaque État, ceux qui n’ont pas eu la révélation surnaturelle du contraire doivent obéir à la loi de leur propre souverain, dans les actes et pratiques extérieurs de la religion. Quant à la pensée et à la croyance intimes des humains, dont les gouvernants humains ne peuvent avoir connaissance (puisque Dieu seulement connaît les cœurs), elles ne relèvent pas de la volonté et ne sont pas l’effet des lois, mais de la volonté et de la puissance de Dieu, et donc elles ne dépendent pas de l’obligation »[40]
« Les apôtres et autres ministres de l’évangile sont nos instituteurs, mais pas nos gouvernants, et (…) leurs préceptes ne sont pas des lois, mais de bons conseils (…). »[41]
A la question : « au cas où notre prince légitime nous ordonne de dire à haute voix ce que nous ne croyons pas, devons-nous obéir à un ordre pareil ? » La réponse est oui : « l’action d’un sujet (…) n’est pas son action, mais celle de son souverain. »[42]
« (…) l’église ne peut juger les mœurs que par les actions extérieures, des actions qui ne peuvent jamais être illicites, sauf quand elles vont contre la loi de l’État. »[43]
« Le droit politique et ecclésiastique des souverains chrétiens est indivisible »[44]. Le souverain civil « a la puissance suprême en toutes les causes, qu’elles soient ecclésiastiques ou civiles, et pour autant qu’elles relèvent des actions et des paroles car il n’y a qu’elles qui soient connues et qui peuvent donner lieu à des accusations. Et pour celles qui ne peuvent donner lieu à des accusations, il n’y a pas du tout de juge, si ce n’est Dieu qui connaît les cœurs. »[45]
« Dans les États chrétiens, le motif le plus fréquent de sédition et de guerre civile a été pendant très longtemps la difficulté, qui n’est pas encore suffisamment résolue, d’obéir en même temps à Dieu et à l’homme, quand leurs commandements se contredisent. »[46]
G. Mairet conclut : « Il s’agit donc en fait d’une sorte de religion du comme si : le sujet, pour être reçu au royaume des cieux doit se soumettre au souverain du royaume terrestre et faire comme si Jésus était le Christ, car c’est là ce qu’il doit montrer - sans être tenu d’y croire. »[47]
L’Église catholique apparaît dès lors comme le « royaume des ténèbres » rassemblant des « associations de falsificateurs »[48]. Car cette Église a falsifié les Écritures, à propos du royaume de Dieu, du pape, du clergé, des sacrements, de l’immortalité de l’âme, etc.
La hiérarchie catholique « ou royaume des ténèbres, il n’est pas inadéquat de la comparer au royaume des fées, autrement dit aux fables des vieilles femmes en Angleterre, où il est question des fantômes et des esprits, et des fêtes qu’ils font pendant la nuit. »[49]
Le système de Hobbes établit-il finalement la paix ?
Hannah Arendt en a fait une critique pénétrante[50] montrant que si « la raison d’être de l’État est le besoin de sécurité éprouvé par l’individu, qui se sent menacé par tous ses semblables » force est de constater qu’« il n’y a ni solidarité ni responsabilité entre l’homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun (…) ». Comme « la sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l’État (et n’est plus établie par l’homme en vertu des valeurs humaines du bien et du mal) (…) Et comme cette loi découle directement du Pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l’individu qu’elle régit. En ce qui concerne la loi de l’État, à savoir le Pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l’État, il n’est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d’obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.« [51] Y a-t-il paix pour autant à l’intérieur et à l’extérieur de l’État, du « Commonwealth »[52] ? A l’intérieur, Hobbes fait appel « à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu’ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d’une soumission absolue au pouvoir « qui en impose à tous », autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible - ce qui n’est pas exactement le sentiment caractéristique d’un homme en sécurité. » Quant aux relations extérieures, l’« état permanent de guerre potentielle garantit au Commonwealth une espérance de permanence parce qu’il donne à l’État la possibilité d’accroître son pouvoir aux dépens des autres États. » Pour Hannah Arendt, « l’ultime objectif destructeur de ce Commonwealth est au moins indiqué par l’interprétation philosophique de l’égalité humaine comme « égalité dans l’aptitude » à tuer. Vivant avec toutes les autres nations « dans une situation de conflit perpétuel et, aux confins de l’affrontement, ses frontières en armes et ses canons de toutes parts pointés sur ses voisins », ce Commonwealth n’a d’autre règle de conduite que celle qui « concourt le plus à son profit » et il dévorera peu à peu les plus faibles jusqu’à ce qu’il en arrive à une ultime guerre »qui fixera le sort de chaque homme dans la Victoire ou dans la Mort ».
« Victoire ou Mort » : fort de cela, le Léviathan peut certes balayer toutes les protections politiques qui accompagnent l’existence des autres peuples et peut englober la terre entière dans sa tyrannie. Mais quand est venue la dernière guerre et qu’à chaque homme est échu son destin, il ne s’en instaure pas pour autant une paix ultime : la machine à accumuler le pouvoir, sans qui l’expansion continue n’aurait pu être menée à bien, a encore besoin d’une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel. Si le dernier Commonwealth victorieux n’est pas en mesure de se mettre à « annexer les planètes », il n’a plus qu’à se détruire lui-même afin de reprendre à son origine le processus perpétuel de génération du pouvoir. »
A la figure du Léviathan doit se substituer celle du vrai démocrate au sens où l’Église l’entend depuis les sages distinguos de Pie XII, témoin privilégié de la brutalité de l’État tout-puissant.
Le souci de la paix est aussi ancien que la guerre et il lui est lié si bien que la construction de la paix a pu être comparée au travail de Sisyphe[1].
A toutes les époques, les hommes de paix ont placé leurs espoirs dans la morale, le droit ou une forme ou l’autre d’alliance politique.
En même temps, est né, ici ou là, le rêve d’unir le monde entier ou la partie la plus large de ce monde sous une même autorité pacificatrice.[2]
Si un État est assez puissant pour s’imposer à ses ennemis, on peut penser logiquement que le territoire pacifié peut s’étendre à la mesure de sa puissance. C’est ainsi que l’histoire parfois embellie des peuples nous a présenté souvent le fruit des empires constitués.
Dans les meilleurs cas, la guerre contre l’ennemi extérieur sera justifiée par le désir de paix. Aristote a ainsi distingué deux sortes de guerres. Celle qui se justifie, écrira-t-il « ne se fait qu’en vue de la paix ».[1] La guerre n’est pas un mal en soi, elle « donne forcément justice et sagesse à des hommes qu’enivrent et pervertissent le succès et les jouissances du loisir et de la paix. » [2]De plus et surtout, elle garantit le salut de l’État : « L’État, pour jouir de la paix, doit être prudent, courageux et ferme ; car le proverbe est bien vrai : « Point de repos pour les esclaves. » Quand on ne sait pas braver le danger, on devient la proie du premier attaquant. »[3] Par contre, Aristote dénonce la constitution de Lacédémone « tournée tout entière vers la conquête et la guerre »[4]. Le but était la domination et non la paix qui, pour Aristote, est le but de la guerre. Sans cet objectif, la victoire est fatale. Les États obsédés de conquête, « ont perdu leur trempe dès qu’ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur, qui n’a point appris la paix à sa cité. »[5] Lacédémone a exalté la vertu guerrière alors qu’il « existe des biens supérieurs à ceux que procure la guerre » et qu’il « est évident (…) que la jouissance de ces biens-là est préférable, sans avoir d’autre objet qu’elle-même, à celle des seconds. »[6] Et Aristote de rappeler, à cet endroit, que « dans l’homme, la vraie fin de la nature c’est la raison et l’intelligence, seuls objets qu’on doit avoir en vue dans les soins appliqués, soit à la génération des citoyens, soit à la formation de leurs mœurs. »[7]
On ne sait quelle influence Aristote exerça sur son élève le plus prestigieux, Alexandre[8], roi de Macédoine, qui entreprit, après avoir soumis la Grèce en détruisant Thèbes et en vendant sa population comme esclave, de vastes expéditions conquérantes à travers l’Égypte, l’empire perse et l’Inde. Ces conquêtes furent-elles réalisées dans l’esprit de ce que nous avons lu d’Aristote ? Il est difficile de l’évaluer. Il y eut des morts et il y eut la volonté de mettre sur pied d’égalité les anciens citoyens et les nouveaux, ce qui était révolutionnaire pour l’époque et qui, selon Mourre, était « en contradiction avec l’idée de la Cité-État » à laquelle Aristote était attaché.
Cicéron se plaira à définir les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort ». Ainsi, écrira-t-il, « quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. Il y a en effet deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre et, la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. » La guerre doit donc être entreprise en vue de la paix, là où la diplomatie a échoué. Mais elle ne pourra être juste « si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration ». Cicéron loue les anciens Romains qui, après avoir vaincu divers peuples comme les Tusculans, les Eques, les Volsques ou les sabins, à l’instar d’Alexandre, les ont « admis dans la cité ». Mais il considère comme justifiée l’entière destruction de Carthage, par exemple, car « les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités ». La guerre de conquête n’inquiète pas la conscience de Cicéron. Tout au plus relève-t-il la distinction suivante : « Quand on fait la guerre pour l’empire et pour la gloire, il faut en règle générale avoir les justes motifs que j’ai indiqués ci-dessus. Mais les guerres où il s’agit d’assurer son prestige doivent être conduite avec moins de rudesse que les autres. »[9]
On vante ainsi la Pax romana[10] et, selon le mot de Pline, son « immense majesté »[11], paix qui dura, nous disent les manuels, les premier et deuxième siècles : de 68 à 192, pour les uns, de -29 à 180 pour d’autres, ou encore de 70 à 253. Grosso modo, de la fin des grandes guerres civiles sous Auguste à la mort de Marc-Aurèle. Cette longue période de paix fut imposée par l’Empire romain sur les régions contrôlées pacifiées par l’administration et le système légal. Pour Mourre, l’expression Pax romana exprime « le sentiment de sécurité, d’ordre, de prospérité éprouvé par tous les peuples du monde méditerranéen à l’ombre de l’autorité romaine ». Toutefois, durant cette période, l’Empire fut en guerre contre les peuples périphériques et la paix intérieure fut toute relative.[12]
En Europe, la nostalgie de l’empire romain inspirera bien des princes: de 962 à 1806, les Othons, les Saliens, les Hohenstaufen et les Habsbourgs chercheront à en reconstituer une image dans le cadre mouvementé du Saint Empire romain de la nation germanique[13] définitivement abattu par les prétentions d’un autre Empire naissant, celui de Napoléon Ier, qui fut très tôt lui-même, anéanti à Leipzig en 1813 puis à Waterloo en 1815.
On cite aussi la Pax sinica que certains situent à l’époque de la dynastie mandchoue (1644-1911) alors que d’autres en parlent dès la création, par la force, de l’empire chinois sous Qin Shi Huang (Zheng Ying) né en 259 av. J.-C.[14] Diverses inscriptions le décrivent ainsi: « l’empereur le plus exceptionnel pendant mille années » ; « Il a réuni pour la première fois le monde » ; « il a renversé et détruit les remparts intérieurs » ; « il a réglé et égalisé les lois, les mesures et les étalons qui servent à tous les êtres ; il a mis l’ordre dans la terre orientale, il a supprimé les batailles »[15]
Pour le XIIIe siècle, on parle de Pax mongolica sous l’empire mongol créé par Gengis Kahn[16]. A cette époque, dit un conte, « une jeune femme portant une coupe d’or sur la tête peut marcher de la mer de Chine à la mer Caspienne sans crainte pour sa vertu ou sa fortune »[17]. Il n’empêche que lui et ses successeurs sont responsables de nombreuses guerres et conquêtes entraînant la mort de dizaine de millions de personnes.[18]
Au XIXe siècle, l’Empire britannique se présente comme le gendarme du monde et on évoque la Pax britannica.
Celle-ci est remplacée au XXe siècle, après le rêve nazi d’une Europe dominée par le Reich, par la Pax sovietica qui consacre l’influence de l’URSS sur les républiques communistes d’Europe et les républiques soviétiques musulmanes d’Asie et la Pax americana qui résulte de l’hégémonie américaine dans le monde après la seconde guerre mondiale. Il s’agit d’une domination économique et militaire des États-Unis qui offre une période de paix relative entre les pays occidentaux mais qui a connu, connaît et suscite des conflits à l’extérieur : Corée, Vietnam, Irak[19] ou dans les zones sous influence.
Comme on le constate les « Pax », dans tous les cas, présentent des caractères positifs et négatifs. Il est, en tout cas, certain que ces paix mythiques ont profité d’abord aux fondateurs d’empires qui les ont magnifiées alors que, de l’extérieur, le résultat est plus discutable.
De là peut-être le rêve d’un empire mondial qui, lui, éliminerait, par le fait même, tout risque de guerre extérieure mais à quel prix sur l’ensemble de la terre ? Nous y reviendrons plus loin.
Plus réalistes et moins ambitieux furent les efforts d’un certain nombre de penseurs ou de responsables qui travaillèrent à la paix en cherchant à rendre solidaires, d’une manière ou d’une autre, quelques nations pour éviter entre elles des querelles et faire face à des ennemis extérieurs.
Déjà, la Grèce antique avait connu les amphictyonies, ces assemblées religieuses qui réunissaient quelques cités entre lesquelles se tissèrent petit à petit des liens politiques et même militaires. La plus célèbre d’entre elles, fut l’amphictyonie pyléodelphique qui se réunissait deux fois l’an, une fois aux Thermopyles, l’autre à Delphes. Elle rassemblait les représentants de douze peuples de la Grèce, chargés au départ de l’intendance du temple de Delphes et de l’organisation des jeux pythiques. Progressivement ce conseil devint « une sorte de tribunal international chargé de rendre des arbitrages dans les conflits entre cités de l’amphictyonie. Si le peuple condamné par un arrêt du conseil n’obéissait pas, le conseil était en droit de l’excommunier et de déclarer contre lui la guerre Sacrée. »[1]
Au moyen-âge, des hommes eurent le dessein d’établir, à l’échelle du continent européen ou d’une partie de celui-ci, des relations pacifiques entre nations.
Pierre Dubois[2] est un légiste qui fut sans doute élève de Thomas d’Aquin et qui soutint Philippe le Bel contre Boniface VIII. Entre autres œuvres, il écrivit De abreviatione guerrarum (1300) et De recuperatione Terre Sancte (1305-1307) où, au delà de la récupération du tombeau du Christ, il (…) exposait bien d’autres idées sur une nouvelle et indispensable organisation politique et sociale de l’Europe. Il ne croyait pas à une monarchie universelle, il envisageait donc une sorte de confédération d’états égaux, en fait une « république contractuelle très chrétienne ». Elle serait dirigée par un concile des princes chrétiens, flanqué d’une cour « composée de trois laïcs prudents et de trois sages ecclésiastiques » qui arbitrerait les différends. La république posséderait un pouvoir de sanction telle la mise hors pacte de la principauté récalcitrante, accompagnée d’un embargo sur les importations vivrières afin de réduire les résistances. Il proposait aussi l’enseignement des langues vivantes et l’éducation des femmes.[3] d’après certains historiens, il était, en même temps partisan de l’établissement d’une hégémonie capétienne sur le monde chrétien et de la restauration du prestige impérial. Il incita Philippe le Bel à se porter candidat à l’empire en 1308.
Dante Alighieri[4], dans une œuvre peu connue De la monarchie, écrite vers 1310-1313, défend l’idée d’une « monarchie temporelle »[5] qui serait « un principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps (…) et sur toutes choses que mesure le temps » : « Comme il a été établi que l’ensemble du genre humain a été ordonné en vue d’une seule et même fin, cet ordre (qui se ) retrouve dans chaque partie de la multitude humaine (…) doit se retrouver dans la totalité elle-même. Ainsi toutes les parties qui viennent d’être énumérées[6], inférieures au Royaume « et les Royaumes eux-mêmes » doivent être ordonnés à un seul prince ou principat c’est-à-dire au monarque et à la Monarchie (…) Ainsi apparaît-il clairement que la monarchie est nécessaire au bien-être du monde[7]. » Ainsi seraient supprimées les guerres et leurs causes. Ainsi seraient assurées la solidarité et la justice. Mais si la tâche du Monarque est de « conduire à la paix par une règle commune », Dante reconnaît à l’avance ce qu’on appellera plus tard le « principe de subsidiarité » puisqu’il précise immédiatement « que lorsqu’on dit que « le genre humain peut être gouverné par un prince suprême unique », il ne faut pas comprendre que les moindres jugements rendus dans n’importe quelle commune pourraient dériver de façon immédiate de lui. » Les peuples, en effet, sont différents et ont des besoins différents. L’empire ici constitué ne sera pas le fruit de la conquête mais celui de la concorde : « puisque la concorde en tant que telle est un bien, il est manifeste qu’elle consiste en une forme d’unité qui serait comme sa propre racine - cette racine apparaîtra si l’on comprend la nature ou la définition de la concorde : la concorde est en effet le mouvement uniforme de plusieurs volontés. »[8]
Un siècle plus tard, Georg von Podiebrad[9] ou Georges de Podiebrady, roi électif de Bohême et Moravie, inspiré par son chancelier, Antoine Marini, rédige un projet intitulé Tractatus pacis toti christianitati fiendae[10]qu’il fait parvenir aux différents princes de l’époque, contractants potentiels (Bourgogne, Venise, Pologne, Hongrie, Bavière). L’objectif est d’unir les chrétiens face à la menace turque. Ce pacte repose sur le principe de non-agression entre les états contractants et sur celui d’assistance mutuelle. Une structure est prévue : -une Assemblée composée d’ambassadeurs votant à la majorité simple avec pouvoir de médiation et d’ingérence et dont le siège serait à Bâle et puis changerait tous les 5 ans ; -une cour de Justice ou Consistoire dont les membres et la composition sont décidés par l’assemblée européenne et siègent dans la même ville ; -une armée commune entretenue en cas de guerre ; -un corps de fonctionnaires et un budget commun alimenté par la dixième des dîmes civiles et ecclésiastiques.
En 1463, le projet est présenté à Louis XI dans ces termes : « Le roi de Bohême prie et conjure Sa Majesté le Roi de France, roi très chrétien, défenseur de la vraie foi chrétienne commune, de daigner ordonner la convocation de la Diète et celle de l’Assemblée des rois et des princes chrétiens, afin qu’eux-mêmes ou leurs conseils munis de pleins pouvoirs se rassemblent à une date et à l’endroit déterminés, selon le désir du Roi de France. Le roi de Bohême formule cette demande pour la gloire de Dieu et pour le relèvement de la foi chrétienne, de la sainte foi catholique commune et du Saint-Empire chrétien ».
Ce projet fut rejeté par le Pape qui n’appréciait pas, dit-on, le détournement de la dîme et par les prélats de l’entourage de Louis XI opposés à l’hérésie hussite représentée par le roi de Bohême. Ils estiment que le projet du roi relève de la compétence du pape et de l’empereur. A quoi le chef de la mission Albrecht Kostka répondit ; « Toutes les questions relevant des compétences du Saint-Père seront réservées à Sa Sainteté et à Sa Majesté l’Empereur ; mais chose étrange, vous, prélats, vous n’aimez pas, vous n’admettez pas que les laïques traitent entre eux la question du bien ; vous exigez que tout se passe par l’intermédiaire de votre pouvoir et de votre dignité de prélat, et vous voulez être renseignés sur tout ce qui concerne les laïques ». [11]
Belle et fière réponse qui déplut à une époque où le pouvoir de l’Église catholique est omniprésent et voulu sans partage réel.[12]
Plus tard encore, Emeric de la Croix dit Crucé[13], prêtre et mathématicien, publie en 1623 le Nouveau Cynée[14], essai sur « les occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté du commerce par tout le monde ». Le commerce est un instrument de paix et, malgré les différences de religion, la guerre n’est pas inéluctable entre « Turcs, Persans, Français et Espagnols, Juifs ou mahométans » puisqu’ils sont tous hommes. Il propose une ligue d’états structurée autour d’un Sénat permanent des ambassadeurs et d’une Assemblée des princes, qui se réunirait périodiquement ou en cas de conflit pour arbitrer les différends et prendre des décisions à la majorité, leur exécution serait assurée par tous les membres et par la force si nécessaire. Le Pape y aurait préséance, viendrait ensuite, dans la hiérarchie, l’Empereur des Turcs, puis l’Empereur germanique puis les autres rois. Il propose la liberté de circulation des personnes et des biens, une monnaie commune, une unification des systèmes de poids et mesures et le siège des institutions à Venise.
Alors que dans les projets précédents, il s’agit avant tout d’établir la paix entre les princes chrétiens pour faire face éventuellement à une menace extérieure, turque, par exemple, Crucé rédige un projet véritablement universel puisqu’il inclut les musulmans.[15]
A la même époque, Maximilien de Béthune, duc de Sully[16], ministre d’Henry IV, développe dans le Grand Desseyn[17] qu’il attribue à Henri IV, le projet d’une « universelle République très chrétienne », en fait une Europe de 15 états (« dominations ») d’importance plus ou moins égale : six régimes héréditaires (France, Espagne, Grande-Bretagne, Danemark, Suède, Lombardie), six souverainetés électives (Empire, Papauté, Pologne, Hongrie, Bohême et Venise) et trois régimes composites, « ayant l’apparence en général d’une subsistance populaire » ( les « Helvétiens », les « Italiens » et les « Belges »)[18]. Dans cet ensemble, les 3 religions (« la romaine, la protestante (la luthérienne) et la réformée (la calviniste)) seraient également favorisées. Cette république chrétienne universelle gouvernée par un « Conseil général » et six conseils particuliers régionaux. Est prévue aussi « la formation d’une ou de plusieurs armées » pour faire face à la menace turque et pour que la paix soit respectée à l’intérieur de la république. [19]
Plusieurs commentateurs[20] font remarquer que ce Desseyn avait en fait comme but de « donner à la France une force et un équilibre capables de résister aux assauts de toutes les « dominations » voisines. Si la France parvenait à réunir sous son autorité tous les États européens, elle n’aurait plus à en redouter aucun : l’Espagne et l’Autriche seraient nécessairement jugulées ; l’Angleterre, la Hollande et l’Italie seraient soumises et… la paix, dans l’ordre régnerait. » Il s’agit donc plus de « l’expression politique d’un désir d’impérialisme » que d’un projet pacifiste.
Johan Amos Comenius[21] dans sa Consultation universelle sur l’amendement des choses humaines, en 1662[22] aborde le problème des rivalités et divisions d’une tout autre manière, par la diffusion d’un humanisme tolérant attaché à réformer l’éducation et à diffuser les « lumières ». Il prévoit « de confier le développement futur de l’humanité à trois comités. Le premier, le comité de la lumière, serait chargé de l’harmonisation et de l’amélioration des systèmes éducatifs.[23] Le deuxième, le Consistoire universel, serait chargé d’unifier toutes les églises chrétiennes dans un esprit de tolérance. La troisième, le Tribunal de la paix, serait chargé d’assurer la paix dans le monde en coordonnant les politiques étrangères de tous les pays et continents. Chacun de ces organes serait établi aux niveaux national, continental et mondial. Ensemble, ils constitueraient l’Assemblée mondiale (…). Chaque comité serait institué sur le principe de la démocratie et maintiendrait un dialogue ouvert avec la société civile. Les décisions seraient prises par consensus. Les dépenses de fonctionnement de ces institutions seraient couvertes par le budget des royaumes et républiques participants. »[24]
La nouveauté de son projet tient aussi à la personnalité des élus au sein de ces comités. Il exige que « seuls les hommes dotés des plus hautes qualifications puissent prétendre à ces fonctions élevées », c’est-à-dire « des lettrés, des hommes d’église et des hommes politiques (…) respectivement les plus sages, les plus pieux et les plus capables ».[25]
William Penn[26], le célèbre quaker[27], fondateur et premier gouverneur de la Pennsylvanie, publie, en 1693, Essai d’un projet pour rendre la paix de l’Europe solide et durable : par l’établissement d’une diète générale composée des députés de tous les princes et états souverains. Alors qu’en Pennsylvanie[28] il avait institué un état sur des bases entièrement neuves, il doit, en ce qui concerne l’Europe, tenir compte des réalités politiques existantes. La Diète n’est plus une simple réunion d’ambassadeurs, mais bien l’Assemblée des Représentants des États-membres, proportionnellement à leur importance démographique et économique. Elle prend ses décisions à la majorité des 3/4 dans une salle ronde pour résoudre les problèmes de bienséance et de présidence tournante. Les « princes » apprendront à se connaître et s’apprécier dans cette assemblée. De cette familiarité naîtra la sécurité en Europe qui facilitera les voyages et le commerce. En outre, Penn prévoit la possibilité d’associer les Turcs et les « Moscovites ».[29]
Le plan de Penn, décliné en 24 articles est très précis et rationnel, présentant en fait et de manière très moderne, une fédération d’États souverains.[30]
Charles Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre[31] publie en 1712 ou 1713, avec remaniement en 1726, un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Il avait participé aux conférences d’Utrecht (1713) qui devaient mettre fin à la guerre de succession d’Espagne et il s’était rendu compte que les traités de paix ne sont en fait que des trêves[32]. Avec son Projet qui s’inspire du projet de Sully[33], il avait sincèrement espéré peser sur les négociations en cours.
Dans une Europe malade de la guerre, il montre que la politique de l’équilibre menée jusque là est source de déséquilibres, de luttes et de dépenses. Elle conduit à l’instabilité territoriale car les forces en présence varient et amènent sans cesse de nouvelles ligues où les petits sont assujettis aux plus grands, la France et l’Autriche en l’occurrence. Le salut ne peut se trouver que par une fédération européenne construite sur le droit et soucieuse de l’intérêt public. Il propose non un super-État mais « une confédération solide et durable » [34] avec une Diète permanente qui rassemblerait les plénipotentiaires des souverains contractants, fixerait leur nombre[35] et celui de ceux qui seraient invités à les rejoindre, établirait la durée et la rotation de la présidence, les contributions, spécifierait les sanctions vis-à-vis de ceux qui mettraient en péril la République européenne, déciderait des règlements et garantirait à chacun la possession et le gouvernement des états possédés actuellement. Ainsi l’Europe sera en paix et en imposera à ses voisins.
Dans cette perspective, « les voies du droit ne se substitueront à la violence guerrière que par le recours aux procédures d’arbitrage » et à l’exécution par la contrainte et la force des sentences prononcées par le Tribunal de la Diète.[36] De plus, dans ce système, l’union doit travailler à l’utilité publique et à la justice. L’utilité et la félicité publiques dépendent, dans la paix civile et internationale, du développement du commerce, des arts, de l’agriculture, de la médecine, de l’éducation comme de la morale, de la politique et du droit. En effet, la législation européenne n’a pas seulement comme but d’organiser le règlement des différends ou de les éviter mais aussi de mettre en œuvre la coopération et le commerce entre les États membres de l’union.[37]
In fine, celle-ci dépendra de la conscience que doivent avoir les princes « d’une appartenance à une communauté que les frontières ne viennent ni borner ni miner », une communauté d’hommes guidés par la raison.[38]
Le projet n’eut aucune influence sur la diplomatie du temps[39]. Pire, il suscita bien des critiques et même des moqueries[40]. Il faut toutefois nous y attarder car c’est la première fois qu’on tentait, à l’occasion d’une conférence de paix, d’influer sur les négociations pour qu’elles dépassent le cadre habituel des discussions.
On ne voit pas très bien la différence entre ce Pacte fondateur de l’Union, pacte laissé à la bonne volonté des souverains et les innombrables traités, alliances, trêves qui ont mis fin toujours provisoirement aux guerres. L’abbé de Saint-Pierre ne réfère pas son pacte au droit naturel mais aux seules normes décidées par les hommes. Comme l’écrit S. Goyard-Fabre, « en ce passage, qui atteste sa confiance dans les capacités normatives de l’homme, se loge probablement le point faible de sa philosophie »[41]. En effet les normes n’effacent pas les particularités et le problème des limites des souverainetés reste entier. Comment dès lors, les institutions peuvent-elles espérer imposer leurs décisions ? qu’est-ce qui empêche un État de trahir son engagement au nom de sa souveraineté ?
C’est ce qu’a très bien vu, dès 1715, Wilhelm Gottfried Leibniz[42], qui écrit à l’abbé de Saint-Pierre[43] son scepticisme : « Si deux ou trois jeunes rois des plus puissants, s’ennuyaient aux lois qui leur seraient prescrites, et en voulaient rompre les liens comment les empêcher autrement que par une guerre dont l’issue serait douteuse ? Ne serait-il pas à propos pour cela que la plus grande Banque de l’Europe fût entre les mains du Conseil général, et que les princes eussent (chacun à proportion) des millions déposés dans la Banque qui y seraient aussi sûrs que dans leurs coffres et dont ils pourraient peut-être même tirer de l’intérêt. Leur argent n’y serait point oisif, et ce serait une espèce de caution bourgeoise [44]. »[45]
Leibniz appuie ses remarques sur l’histoire réelle du Saint Empire de la Nation germanique que l’abbé de Saint-Pierre prenait comme modèle. Ce Saint Empire n’a pas été fondé par un pacte mais il est le fruit de nombreuses luttes et connut, tout au long de son existence de nombreuses guerres locales.[46]
On sait que les manuscrits du Projet de l’abbé de Saint-Pierre furent réécrits à la demande du neveu de l’abbé de Saint-Pierre, par J.-J. Rousseau « afin de les rendre plus commodes à lire »[47]. Et curieusement, J.-J. Rousseau critiqua ce projet.
Il n’est pas inutile ici pour bien comprendre la position de l’auteur du Contrat social de rappeler ses thèses de base.
Rousseau s’oppose à la vision pessimiste de Hobbes qui « prétend que l’homme est naturellement intrépide et ne cherche qu’à attaquer et combattre »[48] : « N’allons surtout pas conclure avec Hobbes que, pour n’avoir aucune idée de la bonté, l’homme soit naturellement méchant ; qu’il soit vicieux, parce qu’il ne connaît pas la vertu ; qu’il refuse toujours à ses semblables des services qu’il ne croit pas leur devoir ; ni qu’en vertu du droit qu’il s’attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s’imagine follement être le seul propriétaire de tout l’univers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent qu’il la prend dans un sens qui n’est pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu’il établit, cet auteur devait dire que, l’état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la paix et le plus convenable au genre humain. Il dit précisément le contraire, pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la conservation de l’homme sauvage le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société, et qui ont rendu les lois nécessaires. »[49]. L’erreur de Hobbes est de croire que l’état de nature est celui de « la guerre universelle de chacun contre tous » alors que les hommes sont des êtres faibles, dont la seule vertu naturelle est la pitié[50].
On connaît la thèse de Rousseau qui imagine l’homme à l’état de nature, « errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état ; qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. »[51]. d’où vient alors le malheur des hommes ? L’explication est célèbre : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: « gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » »[52] La propriété non seulement fonde la société mais introduit la violence parmi les hommes : « de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches, de leur côté, connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et, se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu’à subjuguer et asservir leurs voisins (…). C’est ainsi que, les plus puissants ou les plus misérables se faisant de leurs forces ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalant, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre ; c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. »[53] « Les hommes sont méchants, une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon (…) : qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents, et à se faire ne effet tous les maux imaginables. »[54] La cause des guerres n’est pas à chercher dans la nature de l’homme, elle apparaît dans la société, au moment où l’homme est pour ainsi dire « dénaturé ».[55]
Que faire ? « Faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? »[56] Non. Rousseau invite tous ceux qui lui ressemblent, c’est-à-dire « ceux qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et au bonheur des célestes intelligences » à tâcher, « par l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, de mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre ; ils respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont membres ; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir ; ils obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes, qui en sont les auteurs et les ministres ; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule d’abus et de maux toujours prêts à nous accabler ; ils animeront le zèle de ces dignes chefs, en leur montrant, sans crainte et sans flatterie, la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir ; mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient, et de laquelle, malgré tous leurs efforts, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages. »[57]
Cela dit, nous n’avons encore, pour Rousseau, que l’explication des querelles entre individus et ces querelles ne sont pas la guerre. d’homme à homme, il n’y a pas de guerre car il serait aberrant que l’homme soit attaché à la destruction de son espèce. La guerre n’apparaît qu’entre les États. A l’intérieur d’un État, la société impose finalement des lois qui règlent les problèmes liés à la propriété. Par contre, entre les États, il n’y a pas de règles. C’est là que gît le problème et c’est pourquoi Rousseau peut écrire que « la guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai, rapport. »[58] La finalité de la guerre juste - à distinguer de la guerre de conquête- ne sera pas de tuer l’ennemi mais de réparer un préjudice et de rétablir la paix. N’empêche que si les hommes naturellement n’imaginent pas la guerre, l’État, lui, incline à la guerre parce qu’il se compare aux autres, qu’il « devient petit ou grand, faible ou fort, selon que son voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou s’affaiblit »[59] et qu’il n’existe pas un droit public de l’Europe.
Ces réflexions vont guider Rousseau quand il sera invité à va revenir plus longuement sur le problème de la paix dans une étude intitulée Jugement du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre. Ce texte suit sa rédaction du Projet de l’Abbé, sous le titre Extrait du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre, publié en 1761 à Amsterdam[60]. L’Abbé de Saint-Pierre, nous l’avons vu, prétend combler le vide juridique international qui maintient les nations en état de guerre. Comment Rousseau appréciera-t-il cette proposition, lui qui avait envisagé de présenter un contrat international qui aurait prolongé le contrat social qui fonde l’État ?[61]
C’est « un livre solide et sensé », reconnaît Rousseau[62] mais, comme l’écrivait l’Abbé, « l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains »[63]. Or, fera remarquer Rousseau, l’opposition vient des souverains préoccupés de domination au dehors et d’absolutisme au dedans, si jaloux de leur pouvoir qu’ils « ne font mention de Dieu même que parce qu’il est au ciel »[64] . Ils préfèrent le commandement et la richesse au bien réel de leurs sujets et à l’établissement de la justice. Ni eux, ni leurs ministres n’ont quelque intérêt à tirer de la paix. En définitive, pour que le projet se mette en place, il faudrait « que la somme des intérêts particuliers ne l’emportât pas sur l’intérêt commun, et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu’il peut espérer pour lui-même »[65] mais il est vain d’espérer tant de sagesse et de telles circonstances. Les souverains n’accepteront jamais que soient limités leur pouvoir et leurs prérogatives. Rousseau ne partage pas l’optimisme de l’abbé qui, à son sens, était bien naïf. Son système, dit Rousseau, est « trop bon pour être adopté »[66]. Si une fédération d’États peut apporter la paix, elle doit unir les peuples plutôt que les princes. Mais dans ce cas, des révolutions contre les pouvoirs en place sont à craindre. Il n’est pas possible d’y arriver sans « moyens violents et redoutables à l’humanité ». Dans ces conditions, une « ligue européenne », « ferait peut-être plus de mal tout d’un coup qu’elle n’en préviendrait pour des siècles. »[67]
Finalement, Rousseau ne croit pas à l’efficacité d’un droit international, au cosmopolitisme, à un État mondial pas plus qu’à la possibilité d’un contrat général comme celui auquel il avait pensé un temps. Le contrat social fonde l’État sur la volonté générale qui est la volonté générale d’un État. Mais il n’y a pas de volonté générale à la dimension de l’espèce humaine. De plus, un droit international ne sert à rien s’il n’est pas accompagné d’un pouvoir de contrainte incompatible avec la liberté. Un droit international « suppose la bonne entente des Etas plutôt qu’il ne la crée »[68]. En définitive, une confédération ne pourrait empêcher la guerre ni dissiper l’état de guerre car « la guerre est inscrite dans la nature essentielle des relations inter-étatiques ».[69]
Quelques années plus tard[70], est publiée une œuvre qui est appelée à un grand retentissement et qui retient, aujourd’hui encore, l’attention des spécialistes, il s’agit du Projet de paix perpétuelle, d’Emmanuel Kant[71], publié en 1795[72]. Il ne s’agit pas d’un programme comme il en a tant existé et comme le mot « projet » pourrait le laisser croire mais d’un essai philosophique sur la question[73]
Déjà précédemment, Kant avait émis l’idée que si les hommes ne sont pas raisonnables, la nature utilise les malheurs engendrés par la guerre pour conduire les États à « entrer dans une Société des Nations dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa puissance personnelle, ni de l’évaluation subjective de son droit, mais seulement de cette grande Société des Nations (Foedus Amphyctionum[74]), d’une puissance unifiée et de la décision procédant des lois de la volonté unifiée. »[75] Conscient de l’« insociable sociabilité »[76] des hommes, c’est-à-dire, à la fois, de leur de leur difficulté et de leur penchant à s’unir, Kant pense que la nature utilise « l’incompatibilité des hommes et même l’incompatibilité entre grandes sociétés et corps politiques auxquels se prête cette sorte de créatures comme un moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. »[77] La paix, en fait, est un besoin de la raison ; la guerre réveille les hommes, les incite à s’engager sur le chemin de leur finalité naturelle et stimule leur travail d’organisation juridique qui doit aboutir à une Société des nations.[78] Les hommes se battent mais veulent se rapprocher. Ils ont le devoir de répondre à la finalité de leur espèce et faire ce qu’il faut pour être ce qu’ils doivent être selon le dessein de la nature, de la Providence. Le droit doit contraindre les hommes à tendre à l’unité
Kant ne croit pas à « la balance des forces en Europe » à laquelle rêvait Richelieu, par exemple. Pour lui, comme pour l’abbé de Saint-Pierre, c’est une « chimère »[79] mais il croit à « un droit des gens fondé sur des lois publiques que la force vient soutenir et auxquelles chaque État devrait se soumettre (d’après l’analogie avec un droit civil ou politique des particuliers). » Kant se méfie des princes et veut plutôt faire confiance aux peuples. Pour lui, le « républicanisme » est une des conditions essentielles pour conjurer les guerres[80]. Pas de monarchie universelle, pas de super-État mais une fédération ou plutôt une confédération de peuples qui, après une concertation commune, établiraient un droit des gens inter-étatique. Ce droit n’est donc pas un droit naturel puisqu’il doit être institué. La nature appelle à la paix mais elle doit collaborer avec la liberté humaine qui petit à petit doit travailler juridiquement à faire reculer la guerre : « ce n’est pas du libre accord des individus qu’il faut attendre l’arrivée au but, mais seulement de l’organisation progressive des citoyens de la terre dans et vers l’espèce en tant que système dont le lien est cosmopolitique ».[81]
Beaucoup trouveront cette proposition « pédante et naïve » dit Kant mais il avoue : « je me fie, en ce qui me concerne, à la théorie qui part du principe du droit définissant ce qui doit être la relation entre les hommes et les États et qui prône aux dieux de la terre la maxime de toujours agir dans leurs conflits de telle façon qu’ils préparent la venue d’un tel État universel des peuples et de l’admettre donc comme possible (in praxi) et susceptible d’être. Mais en même temps, je me fie aussi (in subsidium) à la nature des choses qui contraint à aller là où l’on ne veut pas aller de bon gré (…). Dans ce deuxième aspect, on prend alors aussi en considération la nature humaine ; et comme, en elle, le respect du droit et du devoir reste toujours vivant, , je ne peux ou ne veux la tenir pour tellement immergée dans le mal, que la raison pratique, après de nombreuses tentatives sans succès, ne doive en triompher finalement, et la présenter aussi comme digne d’être aimée. On en reste donc également au point de vue cosmopolitique à cette affirmation que ce qui, rationnellement fondé, vaut pour la théorie, vaut aussi pour la pratique. »[82]
Toutes ces réflexions l’amènent à présenter, en 1795, son « esquisse » (Entwurf) philosophique intitulée, en français, Projet de paix perpétuelle[83] et qu’il vaudrait mieux baptiser « Essai sur la paix perpétuelle ».
Comme on l’a vu précédemment, pour Kant, la paix est une « Idée de la raison »[84] et ne sera jamais un état de fait. Elle s’impose aux hommes comme un devoir à accomplir. Elle est possible à certaines conditions.
Dans une première section, Kant énumère six conditions préalables à l’établissement de la paix, conditions négatives à caractère moral:
« 1° Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l’a conclu en se réservant tacitement matière à guerre future »
« 2° Nul État indépendant (petit ou grand, peu importe ici) ne pourra être acquis par un autre État, par héritage, échange, achat ou donation. »
« 3° Les armées permanentes doivent être entièrement supprimées avec le temps. »
« 4° On ne doit point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de l’État. »
« 5° Aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État. »
« 6° Aucun État, en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future, par exemple : l’emploi d’assassins, d’empoisonneurs, la violation d’une capitulation, la machination de trahison dans l’État avec lequel on est en guerre, etc.. »[85]
La deuxième section contient « les articles définitifs en vue de la paix perpétuelle entre les Etas », trois conditions positives qui, elles, relèvent du droit[86]. Pour Kant, « L’État de paix entre les hommes vivant côte-à-côte, n’est pas un état de nature ; celui-ci est bien plutôt un état de guerre ; sinon toujours une ouverture d’hostilités, cependant une menace permanente d’hostilités. Cet état de paix doit donc être institué ; car le fait de ne pas faire la guerre ne constitue pas une garantie et si cette dernière n’est pas fournie par un voisin à l’autre voisin (ce qui ne peut avoir lieu que dans un état légal), l’un peut traiter l’autre qu’il a sommé à cette fin, en ennemi. »[87]
En résumé, on peut dire que la paix n’est vraiment paix que si elle est perpétuelle. Cette paix doit être instituée et « instituer la paix, c’est instaurer une société civile régie par le droit » c’est-à-dire une république qui marie loi et liberté car la liberté doit être protégée par la loi, une loi qui n’est pas celle du plus fort mais qui est égale pour tous[88].
Voici les trois articles:
Le premier article stipule donc que « dans tout État la constitution civile doit être républicaine »[89]. Si l’État est constitué sur la base d’un contrat passé entre des citoyens libres et égaux, ils réfléchiront à deux fois avant de déclarer une guerre où tous seront impliqués alors que dans un État où les sujets sont soumis à la volonté d’un souverain, celui-ci peut plus aisément décider une guerre qui ne lui coûtera rien.
Le deuxième article déclare que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. »[90] Pour la paix, il faut « une convention mutuelle des peuples »[91], une « alliance de la paix »[92] qui « ne se propose pas d’acquérir quelque puissance politique, mais uniquement de conserver et de garantir la liberté d’un État pour lui-même et pour les autres États alliés en même temps, sans toutefois que ceux-ci aient pour cette raison à se soumettre (comme des hommes dans l’état de nature) à des lois publiques et à la contrainte exercée par elles. »[93]
Enfin, le troisième article établit que « le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle. »Ce droit d’hospitalité reconnaît « l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi. »[94] Ce n’est pas un « droit d’accueil » mais un « droit de visite » qui lui-même ne peut être confondu avec un droit de conquête.[95]
A ces trois articles, s’ajoutent deux suppléments qui ne sont pas accessoires:
\1. C’est la Nature qui est la garante de la paix universelle car si, dans un premier temps, elle pousse par la guerre les peuples à occuper toute le surface de la terre, les uns chassant les autres, elle impose aussi, par la guerre intérieure et extérieure, que nous le voulions ou non, les « trois aspects du droit public : droit civil, droit des gens, et droit cosmopolite »[96] qui contraignent l’homme mauvais et égoïste à devenir bon citoyen pour sa simple conservation sans qu’il soit tenu de s’améliorer moralement[97] : « la nature veut de manière irrésistible que le pouvoir suprême revienne finalement au droit »[98]. Le moteur de l’histoire n’est ni la raison comme chez Hegel, ni l’économie, comme chez Marx, mais la nature.
La nature ne veut pas d’un État universel, de « la fusion des peuples » puisqu’elle a produit « sagement » une grande diversité de langues et de religions, mais elle veut par « les progrès de la civilisation et le rapprochement graduel des hommes » harmoniser les diversités « par leur équilibre et leur émulation la plus vive ».[99]
Enfin, elle unit des peuples « par le moyen de leur mutuel intérêt » c’est-à-dire par « l’esprit commercial », le besoin de « la puissance de l’argent » qui pousse à « faire obstacle à la guerre »[100]
Kant conclut : « C’est ainsi que la nature garantit, grâce au mécanisme même des penchants humains, la paix perpétuelle ; mais assurément la sûreté qu’elle fournit n’est pas suffisante pour en prédire (théoriquement) l’avenir, elle suffit cependant relativement à la pratique et impose le devoir de travailler à ce but (qui n’est point purement chimérique). »[101]
\2. Dans les négociations de droit public, le négociateur peut recourir à « un article secret » : « Les maximes des philosophes concernant les conditions de la possibilité de la paix publique doivent être consultées par les États armés pour la guerre. »[102] Cela ne signifie pas que le philosophe se substituera au juriste ou au prince mais la libre expression des philosophes est « indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d’être accusée de propagande. »[103] L’État invitera donc les philosophes « tacitement (par conséquent en tenant la chose secrète) à le conseiller, ce qui signifie : qu’il les autorisera à parler librement et publiquement sur les maximes générales concernant la conduite de la guerre et la conclusion de la paix (…). »[104]
En appendice, Kant étudie les rapports de la morale et de la politique, de la liberté et du droit. On pourrait croire que l’action de la nature évoquée par Kant le conduit à considérer que l’humanité est menée malgré elle et sans elle, vers sa fin, c’est-à-dire la paix. Or la paix, en réalité, doit se construire. L’homme est un être libre et doué de raison. Mais, on l’a vu, il est naturellement méchant, atteint, selon le mot de Kant, d’une « insociable sociabilité »[105]. Sa liberté peut être folle et l’entraîner à s’écarter de la raison et à céder à la guerre. A ce moment, la nature supplée aux déficiences de la raison en utilisant le mal pour faire entendre raison : « Ainsi par les guerres, par l’extrême tension qu’exigent sans relâche ses préparatifs, par la détresse qui en résulte et dont finalement chaque État doit souffrir intérieurement même en pleine paix, elle pousse chacun à sortir de l’état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des nations. Chaque État parvient ainsi à ce que la raison aurait pu lui dire sans qu’une si triste expérience lui soit nécessaire. »[106]
Morale et politique qui, dans la pratique, s’opposent et s’opposeront toujours, n’en sont pas moins et malgré elles, liées : « la vraie politique (…) ne peut faire aucun pas, sans rendre hommage à la morale ; et bien qu’en soi la politique soit un art difficile, ce n’en est pas un cependant de la réunir à la morale, car celle-ci tranche le nœud, que la politique ne peut trancher dès qu’elles sont en conflit. »[107] La paix perpétuelle n’est donc pas impossible, elle a besoin de temps : « Si c’est un devoir[108] et s’il existe aussi une espérance sérieuse, de réaliser l’ordre du droit public, il est vrai, en s’en rapprochant seulement dans un progrès à l’infini, la paix perpétuelle qui suivra ce que l’on a nommé à tort jusqu’ici des traités de paix (à vrai dire des armistices), n’est pas une idée creuse, mais un problème qui, solutionné peu à peu, se rapproche constamment de son but (parce que la durée des temps où se produisent des progrès égaux s’abrégera, il faut bien l’espérer toujours davantage). »[109]
Que penser de cette œuvre de Kant ? Quelle fut sa fortune ?
L’idée essentielle à conserver est que notre disposition morale peut triompher de la méchanceté qui est en nous et donc qu’il est possible de remplacer les rapports de force par des rapports de droit. Mais, si la fédération d’États libres souhaitée par Kant peut nous faire penser à la Société des nations puis à l’Organisation des Nations Unies, à la Cour pénale Internationale de Justice (CPI) malgré un monde toujours en guerre, il faut bien reconnaître que « La question de la paix est plus complexe que ce que Kant imaginait » : « Kant n’a pas vu l’importance des facteurs économiques dans la genèse de la guerre, ce que Fichte après lui saura mettre en évidence. Il n’a pas vu non plus l’importance des idéologies comme ciment des coalitions dans la guerre. Il a fait appel à la bonne volonté des politiques, il a lancé un appel à la raison pour que triomphe le Droit et cet appel n’est pas entendu. Il n’a pas non plus discerné l’importance des processus inconscients dans l’apparition de la violence, ce que Freud a lui bien compris dans la théorie du refoulement. »[110]
La pensée de Kant va naturellement susciter des réactions en sens divers.
On peut relever, entre autres, et en Allemagne, dès la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe (Kant est mort en 1804) trois positions différentes chez Fichte, von Gentz et Hegel.
Pour Fichte[111], l’Essai présente deux difficultés. Tout d’abord, comment concilier le respect des particularités nationales dans le cadre d’un droit universel ? Et deuxièmement, comment faire respecter le droit sans recours à la contrainte ? En effet, « l’État, en tant qu’institution fondée sur la contrainte, présuppose la guerre de tous contre tous et son but unique consiste à produire au moins l’apparence de la paix »[112]. S’il faut supposer la « guerre de tous contre tous » à l’intérieur de chaque État, il faut aussi supposer cette guerre entre les États avec cette différence que « dans les rapports avec les autres États, il n’y a ni Loi, ni Droit, si ce n’est le droit du plus fort »[113]. Dans ces conditions, le seul moyen de garantir la paix serait l’équilibre des forces. Mais Fichte est conscient que cet équilibre est aléatoire : « Le fameux système de l’équilibre européen suppose (…) d’une part une proie, à laquelle personne n’ait le moindre droit, mais que tous convoitent également, et d’autre part une rapacité réelle, générale et toujours en éveil. Ces deux hypothèses réalisées, cet équilibre serait, il est vrai, l’unique moyen de maintenir la paix, si l’on avait au préalable trouvé le moyen d’établir cet équilibre, de le faire sortir du domaine de l’utopie et d’en faire une réalité véritable. »[114] Il ne faut donc pas compter sur la dissuasion pour établir la paix pas plus que sur un gouvernement mondial appuyé sur l’hégémonie d’une nation[115]. Il rejette « avec tout ce qu’il a d’odieux et d’absurde, le fantôme d’une monarchie universelle, que l’on commence à présenter à la vénération publique en lieu et place du système d’équilibre qui depuis quelque temps devient de plus en plus improbable. »[116]
Et qu’en est-il de l’idée d’une fédération des peuples ? Un temps, Fichte s’arrête à l’idée kantienne d’une fédération d’États républicains, les seuls susceptibles de se soumettre au droit, une fédération d’États indépendants qui réglerait les conflits internationaux, disposerait d’un pouvoir judiciaire et d’une force armée. Mais assez rapidement, il abandonne cette idée car qui garantira la rectitude des décisions judiciaires et, d’autre part, la fédération ne sera-t-elle pas dominée par les États les plus puissants ?
Toujours attaché à la fois au patriotisme et au cosmopolitisme, Fichte va laisser de côté les solutions traditionnelles. Interpellé par l’invasion de la Prusse par les armées napoléoniennes, il voit l’occasion, dans cette défaite, d’un nouveau départ. Dans ses Dialogues patriotiques : le patriotisme et son contraire[117], il montre le lien étroit qui existe selon lui entre le patriotisme et le cosmopolitisme : « le cosmopolitisme est la volonté déterminante que la fin de l’existence de l’espèce humaine soit effectivement atteinte dans l’espèce humaine. Le patriotisme est la volonté de voir cette fin atteinte tout d’abord dans la nation dont nous sommes membres, et ensuite (…) étendue (…) à l’humanité. (…) Tout homme de sentiment cosmopolitique devient nécessairement, de par sa limitation par la nation, un patriote, tandis que celui qui est dans sa nation le patriote le plus puissant et le plus ardent est précisément pour cela le citoyen du monde le plus ardent. »[118]
qu’est-ce que cal signifie concrètement ? Eh bien, cela signifie que « l’Allemand vivant et agissant dans l’unité de l’État prussien ne voudra et n’agira qu’afin que le caractère allemand national pénètre d’abord cette unité et de la manière la plus profonde ; pour qu’à partir de là ce caractère s’étende aux peuples allemands apparentés, et à partir de ceux-ci, comme il devrait s’ensuivre quand bien même ce serait sans qu’il le veuille lui-même, peu à peu sur l’humanité entière. »[119]
Dans la pensée de Fichte, l’Allemagne n’est pas un exemple parmi d’autres possibles, l’Allemagne seule peut être le vecteur de ce mouvement à la fois patriotique et cosmopolitique qui doit régénérer l’Europe.[120]
Ceci nécessite évidemment une explication qui sera développée dans les Discours à la nation allemande[121].
Un monde nouveau peut naître si les hommes le décident. Et cette révolution mondiale trouvera son point de départ en Allemagne. Plus précisément, c’est la nation allemande qui peut changer l’histoire[122] pour des raisons historique, philosophique et politique.
Les peuples germaniques se sont divisés en peuples autochtones qui sont restés sur leur terre et en peuples migrateurs qui ont essaimé à travers l’Europe au temps de l’empire romain. Les premiers ont conservé la langue des origines, leur vie, tandis que les autres se sont éloignés de cette origine et don d’eux-mêmes.
C’est au sein de la nation allemande que la modernité culturelle est née. C’est Luther et Kant qui ont initié l’homme moderne à l’autonomie et à l’autodétermination. L’Allemagne a été dès l’origine terre de liberté puisqu’elle a résisté à l’empire romain.
Enfin, l’histoire allemande souligne la distinction entre État et nation. L’ancien empire était une communauté de royaumes et de principautés relativement indépendants. Un empire qui ignorait le centralisation, favorable au développement des libertés.
A l’époque où Fichte écrit tout cela, l’ancien empire a vécu de même que la prusse et donc l’histoire peut recommencer à partir de la nation allemande, car elle reste un royaume de liberté, un esprit vivant lié à son origine. A partir d’elle, le monde peut se recréer. L’éducation du nouvel homme inaugure la renaissance spirituelle de l’humanité. A commencer par l’Allemagne, à commencer par l’Europe qui est une « nation commune » constituée des pays authentiquement germaniques (allemands) et des pays romans qui sont en fait des pays paléo-germaniques. L’Europe est une Europe des nations qui vivent en communauté autour des principes de liberté et d’égalité sans monarchie universelle romaine ou napoléonienne, sans l’équilibre précaire de pouvoirs bellicistes. la nation allemande fera la synthèse du passé, du « territoire » et de l’« étranger ».
Il est à noter, avec les meilleurs spécialistes de Fichte que le patriotisme dont il est question ici est « assez différent du nationalisme belligérant et impérialiste du deuxième et du troisième « Reich ». []… Les Discours à la nation allemande ne sont pas - ou du moins ils ne sont pas en première ligne - un programme politique pour la nouvelle constitution ou la renaissance de l’Allemagne. Ils sont plutôt un manifeste philosophique pour changer le monde […]. »[123] « Le patriotisme de Fichte n’a […] rien à voir avec un nationalisme ethnique. C’est un patriotisme moral et métaphysique ».[124] Il n’empêche que la pensée de Fichte - on en conviendra aisément - « a été surtout la source d’une idée infiniment plus dangereuse, parce que susceptible d’inspirer plus d’une orientation politique et stratégique, l’idée de la nation salvatrice. »[125]
Reste que Fichte attire l’attention sur l’importance de la culture dans la construction d’une communauté. la culture, dans un monde déchristianisé, doit jouer le rôle que jouait la foi auparavant. Reste aussi à juger si la culture moderne, telle que définie par Fichte, peut être fédérative. Nous y reviendrons plus loin.
Autre lecteur de Kant, Friedrich von Gentz[126], qui sera conseiller du chancelier d’Autriche, le prince de Metternich[127] et secrétaire général du Congrès de Vienne (1814-1815)[128], place le problème de la paix sur le terrain historico-politique, rejette l’idée d’un État unique mais aussi la séparation radicale des États. Il souhaite la mise en œuvre d’une organisation internationale et défend l’idée d’un équilibre à créer entre les nations. Ce qui sera mis en œuvre au Congrès de Vienne. Il ne s’agit pas de revenir à l’équilibre recherché par Richelieu. L’équilibre qu’il veut réaliser est un équilibre de forces et de contre-forces politiques qui doit sans cesse se renouveler.
Prenant aussi ses distances vis-à-vis de Kant, Hegel[129] rejette le cosmopolitisme, « l’idée d’un « État des peuples » ou d’une « république mondiale » »[130] et, sans être en rien belliciste, mais, dans la mesure où la guerre est, pour lui, une réalité irréductible il va mettre en avant le rôle positif que la guerre peut jouer dans la vie des États.[131]
Etudiant les rapports entre l’individu et l’État, Hegel stipule qu’il faut maintenir « l’indépendance et la souveraineté de l’État, en acceptant le danger, le sacrifice de la propriété et de la vie et même de l’opinion et de tout ce qui appartient naturellement au cours de la vie. (…) Dans tout ce que nous venons de proposer se trouve l’élément moral de la guerre, qui ne doit pas être considéré comme un mal absolu, ni comme une simple contingence extérieure qui aurait sa cause contingente dans n’importe quoi : les passions des puissants ou des peuples, l’injustice, etc., et en général, dans quelque chose qui ne doit pas être. (…) La guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles qui, d’habitude, n’est qu’un thème de rhétorique artificielle, est donc le moment où l’idéalité[132] de l’être particulier reçoit ce qui lui est dû et devient une réalité. La guerre a cette signification supérieure que par elle, comme je l’ai dit ailleurs[133] : « la santé morale des peuples est maintenue dans son indifférence en face de la fixation des spécifications finies de même que les vents protègent la mer contre la paresse où la plongerait une tranquillité durable comme une paix durable ou éternelle y plongerait les peuples. » On, verra plus loin que cette idée, simplement philosophique ou qu’on lui donne un autre nom, est une justification de la Providence et que les guerres réelles ont encore besoin d’une autre signification.
L’idéalité qui apparaît dans la guerre comme orientée vers l’extérieur dans un phénomène contingent et l’idéalité qui fait que les pouvoirs intérieurs de l’État sont des moments organiques d’un tout, sont donc une seule et même idéalité et, dans l’apparence historique, cela se voit dans ce phénomène que les guerres heureuses empêchent les troubles intérieurs et consolident la puissance intérieure de l’État. »[134]
« Si le sacrifice pour l’individualité de l’État est la conduite substantielle de tous et, par conséquent, un devoir universel, en même temps on peut la considérer comme le côté de l’idéalité en face de la réalité de l’existence particulière et elle entraîne une condition particulière et une classe qui lui est consacrée, la classe du courage. »[135] Mais il y a courage et courage: « Exposer sa vie est sans doute plus que craindre la mort. mais c’est quelque chose de simplement négatif, cela n’a pas de destination ni de valeur pour soi. Ce qu’il y a de positif, le but et le contenu, donnent au courage sa signification. Des voleurs, des assassins dont le but est le crime, des aventuriers dont le but est fabriqué par leur opinion ont aussi le courage d’exposer leurs vies. Le principe du monde moderne, la pensée et l’universel, a donné au courage sa forme supérieure ; en effet sa manifestation apparaît comme mécanique, n’est pas l’acte d’une personne particulière, mais du membre d’un tout. De même il n’est pas dirigé contre des individus mais contre une totalité hostile, si bien que le courage personnel apparaît comme impersonnel. Ce principe a d’ailleurs trouvé l’arme à feu et ce n’est pas un hasard que la découverte de cette arme ait transformé la forme purement personnelle du courage en cette forme plus abstraite. »[136]
Pour nous assurer de la bonne compréhension de ces passages, appuyons-nous sur le commentaire qu’en donne Philippe Soual, spécialiste de Hegel et de l’idéalisme allemand:
« En se posant comme abnégation et sacrifice, l’individualité s’élève à sa positivité la plus haute, à son individualité absolue et remplie, celle du citoyen en acte au service de l’État. C’est l’individualité qui est en soi et pour soi, qui se sait et se veut identique avec l’esprit libre ou la volonté de l’État. En consentant à ce sacrifice, l’individu s’élève à son rapport substantiel, à son rapport vrai avec le tout éthique, et il reconnaît ce rapport comme étant sa destination politique ultime. Par conséquent, ce rapport et sa reconnaissance sont son devoir substantiel (…). Dans l’état de paix, le devoir substantiel du citoyen est de s’intéresser et de participer à la vie politique, au sein de son corps et par la médiation du Parlement, en conservant sa vie civile. Mais dans l’état de guerre, le devoir du citoyen est de participer immédiatement et en personne à l’effort général pour sauver la liberté, jusqu’à la possibilité d’y laisser la vie au combat. C’est son devoir militaire à l’égard du tout libre dont il est un membre libre, pour assurer l’avenir de sa liberté. Devoir de conserver l’État dans son individualité autarcique, son indépendance à l’égard des autres États et sa souveraineté intérieure et extérieure, grâce à quoi il aura des rapports libres avec les autres, sans dépendance ni aliénation ou assujettissement. Les citoyens remplissent ce devoir en participant à la guerre, en mettant en danger leur vie en tant que soldats au cours des batailles. Tous ne mourront pas, mais la plupart exposeront leur vie et leur propriété, qui peuvent être perdues. Ce devoir s’accomplit par la mise en danger et le sacrifice de sa vie, de ses biens et de tout ce qui est lié à cette vie, ainsi que de son opinion, devenue libre obéissance. Parce qu’il est esprit libre, négativité absolue, l’homme est capable de mettre en danger sa vie, manifestant par là que, si la vie lui est essentielle, elle ne l’est que dans la mesure où elle est libre, dans l’honneur et la vérité. Il sait qu’il ne conservera la liberté que s’il est capable de risquer sa vie pour la sauver. Ce sacrifice n’est donc justifié que pour la liberté. Le patriotisme ordinaire de la disposition intérieure politique (…) s’élève ici à un patriotisme extraordinaire, hors de l’état de paix qui est bien la norme des rapports entre États. L’État a le droit d’exiger ce sacrifice dans la mesure où il assure habituellement la possibilité de cette vie paisible. En consentant à ce sacrifice, chacun veut la perduration de la vie libre qui est la sienne, et de l’État qui demeure dans le temps historique, quand l’individu passe.
(…) La situation d’exception qu’est la guerre entraîne le sacrifice de la vie et des biens pour la liberté, qui est l’absolu éthique. Cela vérifie que l’État est le but absolu des citoyens et souligne l’erreur de ceux qui, le confondant avec la société (et ne pensant pas le problème de la guerre et de la souveraineté), lui assignent comme but final la seule sauvegarde de l’individu, de la vie et des biens (…). Par définition, on ne peut exiger ce sacrifice au nom de cette stricte protection. L’État est donc le but absolu de la société civile et, si cette sauvegarde est son devoir ordinaire, ici lui faut pourtant en cas de guerre exiger ce sacrifice. Le but final de l’État n’est pas la simple vie finie, ossifiée ou embourbée dans la particularité, mais la liberté sans laquelle la vie n’est pas digne d’être vécue et grâce à laquelle elle sera fluide, dans la vie pneumatique infinie. Ce n’est pas un mépris de la vie ou des biens, mais le rappel de leur principe absolu. »
Dans ces lignes, Hegel « présente « le moment éthique de la guerre ». Hegel ne fait pas ici une apologie de la guerre, mais montre sa signification pour la vie de l’État et de la société. La guerre, avec sa violence, ses morts et ses destructions n’est pas morale ou bonne en elle-même, mais elle constitue un moment nécessaire de la vie éthique dans les rapports entre États. Elle y est une possibilité qui ne peut être conjurée, et un événement répétitif ou occasionnel. Elle n’est ni le principe, ni le tout ou le but de l’État (ce but est la paix), mais seulement un moment de ses rapports aux autres, moment qui a une signification éthique dans la mesure où la néantité et la mortalité de la vie finie y deviennent effectives, non sous la forme de la mort naturelle inévitable, mais sous celle du danger et du sacrifice sus et voulus, comme actes de la liberté. De même que dans l’angoisse de la mort la conscience de soi s’éprouve comme un tout contingent, comme un sujet libre dans la négativité absolue, la possibilité de la guerre dans l’altérité des États libres fait que l’État se sait comme un tout idéel, fini et mortel, et pose toute finité en lui dans son idéalité, sa mortalité et sa néantité. La guerre, ou simplement sa possibilité, a une signification éthique dans la mesure où par elle se vérifié la liberté infinie de l’esprit de l’État et de ses citoyens, ou le fait que l’État est le but absolu. On voit en elle un mal absolu, ce qui ne doit pas être, mais elle est un mal relatif, qui a en elle ce sens politique quand elle est pour la liberté. »[137] « L’idéalité qui vient au jour dans la guerre, selon la contingence des rapports extérieurs, est la même que celle qui est accomplie nécessairement et continûment au dedans dans l’organicité des trois pouvoirs étatiques. Cette idéalité-ci fait que l’État est un système organique, dans l’unité du politique et du civil, et que l’idéalité est bien accomplie dans l’état de paix par la souveraineté intérieure de l’État. Et celle-là la confirme, la possibilité de la guerre (l’extériorité, l’altérité) maintenant vive la liberté intérieure et extérieure. La guerre ne fait pas venir au jour une nouvelle idéalité, et n’est donc pas nécessaire de fait à l’idéalité de l’État. En revanche, elle rend effective cette idéalité, comme sacrifice voulu de la finité, et elle est justifiée dans la mesure où elle le fait pour la liberté. L’expérience historique le montre, par exemple par ces guerres favorables et victorieuses qui ont empêché des troubles internes et ont affermi la puissance éthique de l’État, en unissant ses membres par la suppression des potentats locaux. Simplifiant et unifiant le tout, elles affermissent son organicité et le retour dans soi de son esprit, et c’est celle-ci, donc la liberté rationnelle (non le seul nombre de soldats), qui fait sa vraie force. Inversement, des peuples qui n’ont pas été capables d’instituer une souveraineté intérieure (par exemple par peur de l’universel et désir des parties de se conserver elles-mêmes) ont été subjugués par d’autres, plus puissants parce que souverains au dedans. Leur effort au dehors a échoué, faute d’être fondé sur l’effort intérieur de l’institution de la liberté. « Leur liberté est morte de la peur de mourir », ils n’ont pas voulu mettre en danger leur vie pour sauver leur liberté, ils y ont eux-mêmes renoncé et ont donc été asservis. -De petits États peuvent conserver leur autarcie malgré une constitution défaillante, sans vraie souveraineté interne et externe, et malgré une force (…) armée insuffisante, grâce à la volonté des grands États de maintenir « l’équilibre politique », comme dans l’Europe et l’Allemagne de l’époque, ou grâce à la tranquillité de leurs voisins. »
Ajoutons encore que la guerre, quand elle advient, est un devoir pour tous les citoyens : « Une armée purement mercenaire contredirait à l’Idée de la liberté (non une armée amie, alliée pour le même but). » [138]
On se rend bien compte, à lire ces lignes, que la conception de l’État défendue par Hegel et l’effet positif qu’il décèle dans la guerre peuvent entraîner des interprétations plus vigoureuses et moins nuancées.
Le fait est qu’après Hegel, vont fleurir, en Allemagne, des prises de position inquiétantes qui dépassent même l’esprit de l’adage ancien qui stipulait : si vis pacem, para bellum.
Heinrich von Treitschke (1834-1896) historien et écrivain politique allemand, professeur à l’Université de Berlin, eut une influence considérable. Ce disciple de Hegel se déclara contre les tendances démocratiques, contre le droit des minorités, contre les juifs. Partisan de la souveraineté absolue de l’État, il estime que celui-ci « ne peut être lié par aucun engagement international » et qu’« il trouve dans la guerre la pleine expression de sa volonté de puissance » (Mourre)[139]
Helmut von Moltke (1800-1891), maréchal prussien, théoricien de la guerre, continuateur de l’œuvre de Clausewitz (1780-1831), membre du Reichtag, il vainquit l’Autriche en 1866 et la France en 1870, se prononça pour l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Il fit de l’armée allemande la première armée du monde (Mourre). On lui prête cette réflexion : « La paix éternelle est un rêve qui est loin d’être agréable. Quant à la guerre, elle constitue une partie essentielle du plan divin à l’égard du monde… Sans elle, le monde sombrerait dans le matérialisme. »
Nietzsche (1844-1900), nous l’avons déjà évoqué, considérera que la guerre est indispensable au maintien de la civilisation.[140]
Malgré le réalisme éventuellement pessimiste de Hegel et les déviations que nous venons d’évoquer, l’idée de la nécessité de la paix, va continuer à susciter des plans qui, d’une manière ou d’une autre, tournent autour du thème du fédéralisme qui paraît désormais fondamental.
Le Comte de Saint-Simon[141] publie en 1814, l’année du Congrès de Vienne, avec l’aide de son secrétaire, le célèbre historien Augustin Thierry[142], De la réorganisation de la société européenne. Nous l’avons vu, les souverains d’Europe essaient de trouver le moyen d’éviter le retour des guerres atroces connues sous Napoléon. Saint-Simon veut réconcilier Français et Anglais pour créer autour de la France et de l’Angleterre une Europe stable et économiquement forte grâce au libre-échange. L’Allemagne suivra, pense-t-il, dès qu’elle aura trouvé son unité. Il propose, sur le modèle anglais : -une Chambre des députés du parlement européen pour légiférer en matière d’intérêts particuliers, sur le modèle de la Chambre des communes ; -un Roi de l’Europe (par exemple le roi d’Angleterre) et son premier ministre électif pour exercer les pouvoirs d’intérêt général, comme les infrastructures, l’éducation, les impôts communs ; -une Chambre des Pairs européens pour régler les conflits et les abus et éviter de glisser soit vers le despotisme, soit vers l’état populaire. Mais le Congrès de Vienne mené par des partisans de l’Ancien Régime préféra l’équilibre des grandes puissances.
Au XIXe siècle encore, on peut citer bien d’autres auteurs:
Le philosophe allemand Karl Chr. Fr. Krause[143] publie le Projet d’une Fédération d’États européens comme base d’une paix générale.
Conrad Friedrich von Schmidt-Phiseldeck[144] développe dans L’Europe et l’Amérique ou les relations futures dans le monde civilisé (1820-1832) et dans La fédération européenne (1821) une thèse différente de celle de ses prédécesseurs. Bien sûr, comme eux, il espère que les nations européennes renoncent à la force mais, pour lui, c’est l’intérêt économique qui devrait fonder la paix européenne. En effet, les États-Unis vont devenir le rival de l’Europe qui ne devrait plus compter sur ses colonies qui s’émanciperont. Pour faire face à cette concurrence, une confédération européenne devrait se recentrer sur ses propres ressources et intensifier les échanges de marchandises par une politique budgétaire commune et une monnaie commune (le thaler européen). Il souhaite que l’intégration se fonde sur des institutions fédérales : une assemblée, un tribunal, une armée et une marine sous un emblème propre. L’ordre européen nouveau servirait de modèle à un ordre mondial.[145]
Wojciech Bogumit Jastrzebowski[146], au milieu des combats engagés pour libérer la Pologne du joug étranger, écrit, en 1831 une petite brochure de 17 pages intitulée: Les moments libres du soldat polonais ou les réflexions sur la paix éternelle entre les nations. Dans cet opuscule qui n’eut aucun retentissement, se trouve une « Constitution pour l’Europe », une Europe des nations et non des États dont les frontières sont abolies. Les nations seraient représentées de manière égale au Congrès. Elles garderaient leur système juridique mais seraient subordonnées aux lois européennes. Cette « entente éternelle » serait seule armée. Ce qui est intéressant c’est que l’auteur « accorde une place essentielle à l’éducation, car elle seule, en prônant la concorde dès le plus jeune âge, peut préparer les citoyens à vivre ensemble, à se respecter et à renoncer à tout jamais aux aventures guerrières. »[147]
A la même époque, Giuseppe Mazzini[148] fonde, en 1834, le mouvement Jeune Europe pour une Europe libre et unie à réaliser avec les mouvements révolutionnaires des différents pays. Il établit en 1857 une carte de la future Europe des Nations ; Philippe Buchez[149] rêve d’une fédération européenne ; Victor Hugo[150] est un des premiers à utiliser la formule « États-Unis d’Europe ». Il lance en 1849, à l’occasion du Congrès de la paix à Paris, un appel pour la création d’un « grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce qu’est le Parlement à l’Angleterre »[151] ; Ernest Renan[152], après la guerre de 1870, souhaite la constitution d’un Congrès des États-Unis d’Europe qui corrigerait le principe des nationalités par le principe de la fédération.
Au XXe siècle, prises de positions et réalisations vont se multiplier tandis que le droit international va se développer.
En peu en marge de ce mouvement mais comme substrat des montages juridiques, Stefan Zweig[153] va insister sur l’unité spirituelle de l’Europe qui doit précéder l’unité politique, financière et militaire : « Nous devons être unis, nous hommes de l’Occident, héritiers des vieilles cultures, si nous voulons conserver la direction spirituelle du monde et achever l’œuvre commencée. »[154]
Au niveau des mises en œuvre, il faut surtout évoquer le Comte Coudenhove-Kalergi, aristocrate austro-hongrois qui fonde, à Vienne, en 1913, le mouvement Paneurope. Son Manifeste déclare : « La question de l’Europe se résume en deux mots : unification ou écroulement », pour faire face aux trois blocs : URSS, Empire britannique et USA.
La guerre de 14-18 et son cortège d’horreur stimulèrent la réflexion. Rappelons-nous le diagnostic porté par le sociologue Emile Durkheim qui, analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre, constata une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande, « une sorte de manie du vouloir »[155] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Dans « Les règles de la méthode sociologique »[156], il avait établi la distinction entre normal et pathologique[157] : « Pour la société comme pour les hommes, écrit-il, la santé est bonne et désirable, la maladie au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée »[158]. Par quoi se caractérise la normalité, plus précisément par quoi se caractériserait la normalité de la part de l’Allemagne ? Par « la reconnaissance de deux nécessités : la modération d’une part, et l’existence d’une loi morale d’autre part. »[159]
En effet, pour Durkheim, s’il est normal d’être attaché à sa nation, ce qui exclut le rêve cosmopolitique, chaque nation fait partie de la grande communauté humaine, ce qui exclut le nationalisme. Dans un premier temps, en 1908, Durkheim envisage un élargissement progressif des nations à une société internationale : « Ce que nous montre l’histoire c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries plus grandes et celles-ci au sein d’autres plus grandes encore. Pourquoi ce mouvement historique, qui se poursuit dans le même sens depuis des siècles, viendrait-il tout à coup s’arrêter devant nos patries actuelles ? qu’ont-elles de particulièrement intangible qui l’empêche d’aller plus loin ?
Je me demande si le vrai pacifisme ne consiste pas à faire tout ce qui est en nous pour que ce mouvement se continue, mais pacifiquement, et non plus par la violence et la guerre suivant la loi dominante du passé. Sans doute, c’est un idéal bien difficilement réalisable à la lettre ; il est vain d’espérer que la guerre ne jouera aucun rôle dans ces transformations ; mais chercher par avance à faire en sorte que moindre soit sa part ne laisse pas d’être un but digne d’être poursuivi. »[160].
Par la suite, confrontée à la guerre, et au mauvais exemple allemand, la pensée de Durkheim va se corriger et se préciser. Il va appliquer aux États la règle générale appliquée aux individus : « La volonté normale et saine, si énergique qu’elle puisse être, sait accepter les dépendances nécessaires qui sont fondées sur la nature des choses. L’homme fait partie d’un milieu physique qui le soutient, mais qui le limite aussi et dont il dépend. Il se soumet donc aux lois de ce milieu ; ne pouvant faire qu’elles soient autres qu’elles ne sont, il leur obéit, alors même qu’il les fait servir à ses desseins. Car pour se libérer complètement de ces limitations et de ces résistances, il lui faudrait faire le vide autour de soi, c’est-à-dire se mettre en dehors des conditions de la vie. Mais il y a des forces morales qui s’imposent également, quoiqu’à un autre titre et d’une autre manière aux peuples et aux individus. Il n’y a pas d’État qui soit assez puissant pour pouvoir gouverner éternellement contre ses sujets et les contraindre, par une pure coercition externe, à subir ses volontés. Il n’y a pas d’État qui ne soit plongé dans le milieu plus vaste formé par l’ensemble des autres États, c’est-à-dire qui ne fasse partie de la grande communauté humaine et qui ne soit pas sujet à quelques égards ».[161]
Comme la moralité de l’individu se caractérise par la discipline et l’attachement aux groupes sociaux, les États doivent tenir compte des « forces morales », la modération, le respect des contrats internationaux , le refus de recourir à la guerre et de la « communauté humaine » qui oriente les relations entre États : « Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offenses. Un État ne peut se maintenir quand il a l’humanité contre soi. »[162]
Toutefois, cette communauté humaine n’est pas une société constituée. Seul l’État national est une société achevée. L’humanité est une société inorganique. C’est donc à l’État qu’il revient de jouer un rôle pacificateur : « pour que toute contradiction disparaisse, pour que toutes les exigences de notre conscience morale soient satisfaites, il suffit que l’État se donne comme principal objectif, non pas de s’étendre matériellement au détriment de ses voisins, non d’être plus fort qu’eux, mais de réaliser dans son sein les intérêts généraux de l’humanité, c’est-à-dire d’y faire régner plus de justice, une plus haute moralité. (…) De ce point de vue toute rivalité disparaît entre les différents États ; et, par suite, toute antinomie entre cosmopolitisme et patriotisme. »[163]
Il n’empêche que le rêve se poursuit de constituer tout de même, d’une manière ou d’une autre, une sorte de société internationale.
Ainsi, en 1926, à Vienne, a lieu le Congrès constitutif de l’Union Paneuropéenne rassemblant des personnalités de 24 pays comme E. Herriot[164], Aristide Briand[165], Léon Blum[166], Thomas Mann[167], Sigmund Freud[168], Paul Claudel[169], Jules Romains[170], etc. On y discuta du projet plus ou moins fédéraliste de Coudenhove-Kalergi et fut voté le Manifeste paneuropéen énonçant les grandes lignes d’une « organisation fédérative de l’Europe ».
Aristide Briand qui fut Président d’honneur de Paneurope, un des artisan des accords de Locarno, en 1929[171], alors Ministre des Affaires étrangères de la République française, adresse aux chancelleries des 27 États européens un Memorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne[172] : il suggère, sur le modèle de la Société des nations[173], une conférence des représentants de tous les gouvernements avec un organe exécutif et un secrétariat mais ni assemblée des peuples, ni limitation des souveraineté nationales. Ce memorandum fut rejeté par les pays destinataires à l’exception de la Bulgarie et de la Yougoslavie. L’évolution politique de l’Allemagne empêcha le mouvement de poursuivre son chemin mais Coudenhove-Kalergi avait tout de même réussi à sensibiliser toute une élite à l’idée d’unification européenne. Après la guerre, en 1947, il devint secrétaire général de l’Union parlementaire européenne qu’il avait créée et, de 1952 à 1965, il fut président d’honneur du Mouvement européen.
Le rapprochement qui s’opère en Europe est contemporain des Conférences et conventions de La Haye (1899 et 1907), de la création de la Société des Nations en 1919, puis de l’Organisation des Nations-Unies en 1945 et de la prolifération d’organisations internationales qui œuvrent, d’une manière ou d’une autre, en faveur de la paix et dont nous devrons reparler.
Comme on le constate, à la fin de ce long parcours, les incessantes guerres européennes et la menace turque ont jadis suscité le désir d’unir les nations du continent d’autant plus que ces nations étaient chrétiennes. La menace extérieure s’estompant, le rêve a subsisté, nourri par le sentiment que la paix et l’union favoriseraient le commerce et l’économie[174]. La déchristianisation relative de l’Europe n’a pas ralenti le mouvement qui a commencé à prendre corps après la seconde guerre mondiale[175] avec des hauts et des bas certes mais avec de plus en plus de détermination. Parallèlement, nous verrons que des mouvements existent aussi en Afrique et en Amérique latine pour établir de plus en plus de liens et de coopération entre les différents pays. Nous savons aussi que le XXe siècle a vu naître des organisations internationales qui, à l’échelle de la planète, tentent dans un domaine ou l’autre de coordonner, de rassembler les hommes autour de projets communs.[176]
La question est de savoir si les structures politiques nationales, continentales ou intercontinentales suffisent à garantir un maximum de paix entre les hommes. L’histoire et l’actualité nous montrent que non. Les structures politiques n’empêchent pas la violence individuelle et collective. L’état démocratique a été confronté à la violence régionaliste en Espagne ; la construction européenne n’a pas empêché les durs conflits dans les pays de l’ex-Yougoslavie ; l’ONU n’a pas pu éviter qu’éclatent des dizaines et dizaines de conflits aux quatre coins du monde entre des états qui avaient reconnu et reconnaissent son autorité.
Les structures politiques n’empêchent ,pas la violence et collective de renaître sous des formes nouvelles. Les guerres de conquêtes ont cédé la place à des guerres idéologiques, ethniques et les pouvoirs semblent impuissants face à l’épidémie terroriste qui frappe aveuglément au cœur des plus sages démocraties. La violence semble toujours précéder les lois qui tentent de la contenir. Peut-être faut-il davantage que des chartes, déclarations ou autres pactes
Ne faut-il pas aussi garder le souci que des sages eurent de moraliser la guerre, d’en définir les justes causes et le bon usage ? Ce fut le cas d’Aristote, de Cicéron ou encore des théologiens chrétiens, nous le verrons. Avant eux et après eux, on trouve un peu partout des recommandations de bienveillance, de courtoisie ou de modération dans la conduite des guerres. Mais on s’est rendu compte aussi qu’il fallait « pallier l’incertitude et l’inefficacité des normes de la moralité »[177] en faisant appel à des règles de droit et à un dispositif juridique. C’est l’essentiel de la thèse de Kant.[178]
Kant ne croyait pas la paix perpétuelle possible mais faisait un devoir d’y travailler. Le philosophe et sociologue allemand Max Scheler[179], lui, croyait la paix perpétuelle possible. Elle doit être l’objet d’une foi fervente car, non seulement, elle correspond aux vœux des plus grandes civilisations de l’humanité mais, de plus, la guerre n’est pas dans l’essence de la nature humaine. Toutefois, toujours selon Scheler, cette idée se heurte à des conceptions de la vie et du monde si différentes qu’il y a finalement plusieurs sortes de pacifisme dont aucune n’est satisfaisante. Toutes s’accordent pour dire non à la guerre mais elles sont plus attachées à des intérêts particuliers à la valeur de la paix.[180] L’optimisme de Scheler, après les horreurs de la guerre 14-18, est finalement bien désespérant.
Mais son analyse nous amène à nous poser la question : ne faut-il pas conjuguer plusieurs facteurs : la morale[181] (la religion ?) le droit et la culture ? Ou plus simplement le droit et la culture au sens le plus large des termes ?
Sur le plan juridico-politique, nous avons découvert, à travers les plans de paix étudiés, trois constantes : l’affirmation de la force du droit, l’idée fédérative et la justice d’un pouvoir arbitral.[182]
La force du droit s’affirme contre l’état de nature, contre l’anarchie des tendances et des constitutions. Ainsi, l’article 38 du statut de la Cour internationale de Justice[183] renvoie à « des principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Principes généraux qui ne sont pas nécessairement reconnus ni interprétés de la même manière par tous.
L’idée fédérative ou confédérative invite à la création d’institutions internationales qui doivent entraîner la coopération et la solidarité de peuples différents. Institutions qui doivent marier souveraineté et ordre international.
La justice d’un pouvoir arbitral lorsqu’un différend surgit entre États.
Dans cette triple optique, les réalisations ne manquent pas[184]. Nous aurons plus loin à nous interroger sur leurs forces et leurs faiblesses mais elles sont précieuses et nous devons tout faire pour les améliorer.
Toutefois, en amont, comme il est indéniable que les guerres ont, chaque fois, stimulé, surtout à l’époque contemporaine, en raison de leurs horreurs, le désir de paix[185], nous devons nous interroger sur les conditions culturelles de la guerre ou de la paix. S’il y a des idées qui font dresser le poing, quelles sont celles qui apaisent et font tendre la main ? Quekls sont leurs fondements, leurs conditions d’efficacité ? Font-elles « violence » à notre nature ou, au contraire, sont-elles susceptibles d’épanouir nos aspirations les plus profondes ?
Telle est la question que nous allons aborder.
Le Seigneur avait donné de la sagesse à Salomon, comme il le lui avait dit :
l’harmonie fut parfaite entre Hiram et Salomon ; tous deux conclurent une alliance ».[1]
Les accords politiques entre les différentes nations d’Europe et, pourquoi pas, des autres continents, voire du monde, ne peuvent, à eux seuls, garantir la paix. Et qu’en est-il de ces nombreux milieux familiaux et « de vie » où la violence est quotidienne, où les rapports de force sont une tradition ou une institution ? qu’en est-il de la culture des cours de récréation et des sorties d’école ? qu’en est-il des media, en particulier de la télévision, où se diffusent par des fictions et, pire encore, par les actualités, toutes les violences du monde ?
On peut espérer, bien sûr, que la culture de la paix l’emporte finalement mais, même dans ce cas, subsistera la question de savoir dans quelle mesure elle peut profondément éteindre dans chacun de nous toute velléité violente. Elle réclame au moins une conversion morale profonde, intellectuelle et volontariste. Il serait utopique, nous semble-t-il, de mettre d’abord notre espoir et notre confiance dans les progrès de la polémologie.[2]
Au plan international, malgré les progrès structurels réalisés, depuis le XXe siècle particulièrement, les organisations internationales comme l’ONU, l’UNESCO se sont attachées, depuis la fin du XXe siècle à promouvoir une « culture de la paix »[3] qui « consiste en des valeurs, des attitudes et des comportements qui reflètent et favorisent la convivialité et le partage sur les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité, qui rejettent la violence et inclinent à prévenir les conflits en s’attaquant à leurs causes profondes et à résoudre les problèmes par la voie du dialogue et de la négociation et qui garantissent à tous la pleine jouissance de tous les droits et les moyens de participer pleinement au processus de développement de leur société. »[4]
Pour construire cette culture de la paix, le Manifeste 2000 diffusé par l’Unesco[5] « pour une culture de la paix et de la non-violence » cherche à rendre chaque personne responsable de la paix et demande à chacun de s’engager en ces termes: « Je prends l’engagement dans ma vie quotidienne, ma famille, mon travail, ma communauté, mon pays et ma région, de :
1. Respecter toutes les vies. Respecter la vie et la dignité de chaque être humain sans discrimination ni préjugé.
2. Rejeter la violence. Pratiquer la non-violence active sous toutes ses formes : physique, sexuelle, psychologique, économique et sociale, en particulier envers les plus démunis et les plus vulnérables tels les enfants et les adolescents.
3. Libérer ma générosité. Partager mon temps et mes ressources matérielles en cultivant la générosité, afin de mettre fin à l’exclusion, à l’injustice et à l’oppression politique et économique.
4. Ecouter pour se comprendre. Défendre la liberté d’expression et la diversité culturelle en privilégiant toujours l’écoute et le dialogue sans céder au fanatisme, à la médisance et au rejet d’autrui.
5. Préserver la planète. Promouvoir une consommation responsable et un mode de développement qui tiennent compte de l’importance de toutes les formes de vie et préserver l’équilibre des ressources naturelles de la planète.
6. Réinventer la solidarité. Contribuer au développement de ma communauté, avec la pleine participation des femmes et dans le respect des principes démocratiques, afin de créer, ensemble, de nouvelles formes de solidarité. »
Ce texte qui reprend brièvement l’essentiel des Déclaration et Programme d’action sur une culture de la paix (1999) est intéressant parce qu’il part du principe que la paix se construit sur l’engagement de chaque personne et, à travers elle, dans chaque communauté, si petite soit-elle, où cette personne s’inscrit. Il est intéressant parce qu’il tient compte du fait que la violence est multiforme, physique, certes, mais aussi sexuelle, psychologique, économique, sociale, politique et que la paix pour s’établir et perdurer réclame de tous une attention dynamique au respect de la personne et du droit, à la justice sociale nationale et internationale, à la solidarité, etc..
Ce texte semble donner raison à Kant lorsqu’il écrit qu’« on ne doit pas attendre de la moralité, la bonne constitution politique, mais plutôt inversement d’abord de cette dernière la bonne formation morale d’un peuple ».[6] Le Manifeste interpelle certes chaque personne mais l’initiative vient d’une organisation internationale qui cherche à moraliser la vie individuelle et sociale pour qu’elle substitue la « culture de la paix » à la « culture de la guerre ». En réalité il est vain de se demander si l’action morale doit suivre ou précéder l’action politique. Elles doivent être concomitantes. L’une soutenant l’autre.
Mais ce texte soulève quelques questions importantes.
Que vaut cet engagement ? Les signatures recueillies par la diffusion de ce manifeste étaient destinées à être présentées à l’Assemblée générale des nations Unies en septembre 2000, décrété « année internationale de la culture de la paix », cette année inaugurant une décade (2001-2010) appelée « Décade internationale pour une culture de paix et de non-violence pour les enfants et le monde ». Une signature suffit-elle ? La bonne intention traduite ainsi peut-elle perdurer ? Apparemment oui: qui récuse ou oserait récuser « les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité » ?
Mais quel sens donne-t-on à ces mots ? Nous savons que les hommes peuvent s’entretuer au nom de grandes valeurs universelles. De quelle liberté parle-t-on ? De quelle justice ? De quelle démocratie ? Les droits de l’homme sont-ils entendus par tous de la même manière ? La tolérance est-elle tolérance de tout et n’importe quoi ? Et au nom de la solidarité, des groupes humains affrontent d’autres groupes humains…
On risque, sans précisions, d’en arriver à des contradictions. La notion de vérité étant parfaitement étrangère à ces déclarations, il paraît inévitable qu’en réclamant « la promotion de la compréhension, de la tolérance et de la solidarité entre toutes les civilisations, tous les peuples et toutes les cultures, y compris à l’égard des minorités ethniques, religieuses et linguistiques »[7]on aboutit à des impasses dans la mesure où toutes les cultures, toutes les religions ne conçoivent pas les valeurs citées de la même manière ou alors il leur faut entrer dans un moule sous-entendu où les différences culturelles et religieuses ne seront plus qu’un décorum folklorique et superficiel.
Le Programme d’action prévoit de lutter contre le terrorisme[8] mais chacun sait que nombre de mouvements terroristes luttent au nom de la liberté, de la solidarité contre l’intolérance et la discrimination. Quelle est la vérité de ces valeurs ? Celle de l’ONU, celle des États-Unis, celle d’Al Quaïda ?
L’Unesco compte sur des « foyers d’éducation à la paix » pour diffuser les valeurs et les attitudes nécessaires à la paix. Sont cités « notamment le milieu familial, le milieu de vie, l’école et les médias ». Plus précisément, la résolution 253 stipule que « les parents, les enseignants, les hommes politiques, les journalistes, les organismes et groupes religieux, les intellectuels, les personnes qui exercent une activité scientifique, philosophique, créatrice et artistique, les agents des services de santé ou d’organismes humanitaires, les assistants sociaux, les personnes qui ont des responsabilités à divers niveaux ainsi que les organisations non gouvernementales ont un rôle primordial à jouer pour ce qui est de la promotion d’une culture de la paix. »[9]
Voilà beaucoup de monde, beaucoup de gens différents, beaucoup d’intérêts différents, beaucoup de conceptions différentes du monde, de l’homme et de la paix… à rassembler autour de valeurs fondamentales non définies ou mal définies.
Sans nous attarder au fait que le Manifeste oublie les groupes religieux parmi les vecteurs de paix, répondons à l’invitation de la Déclaration et consultons les « organismes et groupes religieux » pour voir quels services ils pourraient rendre à la constitution d’une culture de la paix.
Plusieurs estimeront qu’il n’est guère sérieux voire guère prudent de solliciter les groupes religieux pour la construction de la paix. L’idée règne, en effet, que les religions sont plutôt des facteurs de guerre que de paix. Et même que guerre et religion sont liées consubstantiellement.
Sans remonter de nouveau aux divinités guerrières des sociétés primitives et des vieilles civilisations ou aux auteurs déjà évoqués dans le premier chapitre, souvenons-nous de l’opinion défendue naguère par deux esprits apparemment aussi contrastés que Joseph de Maistre[1] ou encore P.-J. Proudhon [2].
J. de Maistre, dans les Considérations sur la France[1], brosse un « épouvantable tableau », celui de « cette longue suite de massacres qui souille toutes les pages de l’histoire » mais admet qu’« il n’y a qu’un moyen de comprimer le fléau de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification ». La guerre est purificatrice. En effet, « il y a lieu de douter (…) que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. d’abord lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangréneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang ». J. de Maistre introduit ici une comparaison : « On peut observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation absolue, qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non du bois et des feuilles, qu’il demande à la plante. Or les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. (…) En un mot on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. » Les désordres appellent une taille, une correction bénéfique : « C’est le courroux des cieux qui fait armer les rois ». Certes, des innocents périront mais il existe un « dogme universel, et aussi ancien que le monde », le dogme « de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables ». Un dogme que « le christianisme est venu consacrer ». Un dogme « qui est infiniment naturel à l’homme, quoiqu’il paraisse difficile d’y arriver par le raisonnement ». Même si nous ne comprenons pas tout, « gardons-nous de perdre courage : il n’y a point de châtiment qui ne purifie ; il n’y a point de désordre que l’Amour Eternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général de pressentir les plans de la Divinité. »
Quelques années plus tard, Joseph de Maistre revient, dans les célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg[2], sur « la folie de la guerre ». Folie incompréhensible puisqu’« il y a dans l’homme, malgré son immense dégradation, un élément d’amour qui le porte vers ses semblables : la compassion lui est aussi naturelle que la respiration ». Dès lors, « par quelle magie inconcevable est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s’en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l’a jamais offensé, et qui s’avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s’il le peut ? » Pourquoi la gloire s’attache-t-elle au soldat qui tue d’autres soldats, « d’honnêtes gens » et la honte poursuit-elle le bourreau qui exécute des coupables ? « Pourquoi ce qu’il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception, est le droit de verser innocemment le sang innocent ? » Pourquoi les nations, surtout en Europe, dans cette « raisonnable Europe », ne conviennent-elles pas « d’une société générale pour terminer les querelles », d’une « société des nations » ?
Voici la réponse. Le métier de la guerre tend à perfectionner celui qui l’exerce et « rien ne s’accorde dans ce monde comme l’esprit religieux et l’esprit militaire. (…) Jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l’homme qu’à la guerre ». Il explique : « Les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre Dieu des Armées brille à toutes les pages de l’Écriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! C’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre ; les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel » mais, comme l’écrivait le poète Jean-Baptiste Rousseau : « C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, C’est le courroux du Ciel qui fait armer les rois ». Revoilà donc l’idée déjà présentée précédemment que J. de Maistre va maintenant approfondir.
Tout l’univers est soumis à la loi de la violence et la guerre n’est qu’ « un chapitre » de cette loi générale : « la guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde. » C’est ce caractère divin de la guerre qui saisit l’homme, malgré lui, « tout à coup d’une fureur divine » alors que « rien n’est plus contraire à sa nature ; et rien ne lui répugne moins ». J. de Maistre se laisse alors aller à développer, avec lyrisme, plusieurs points de vue : « la guerre est divine par ses conséquences (…). La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l’environne (…). La guerre est divine dans la protection accordée aux grands capitaines (…). La guerre est divine par la manière dont elle se déclare (…). La guerre est divine dans ses résultats (…). La guerre est divine par l’indéfinissable force qui en détermine le succès (…) ». Et il conclut : « Si vous jetez d’ailleurs un coup d’œil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, vous conviendrez que nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département, passez-moi le terme, dont la Providence s’est réservée la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui, jamais il n’est averti plus souvent et plus vivement qu’à la guerre de sa propre nullité et de l’inévitable puissance qui règle tout. (…)
Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l’en remercier ; or, comme rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre ; qu’il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l’homme, et qu’il aime à s’appeler le Dieu de la guerre, il y a toutes sortes de raisons pour nous de redoubler nos vœux lorsque nous sommes frappés de ce fléau terrible ; et c’est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont convenues tacitement, lorsque leurs armes ont été heureuses, d’exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum ; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu’on ne tient que de lui, il soit possible d’employer une plus belle prière (…). » »
Aussi curieux que cela puisse paraître, certains éléments de la pensée de l’écrivain traditionnaliste, vont se retrouver, explicitement d’ailleurs, sous la plume de P.-J Proudhon qui, politiquement et philosophiquement se situe pourtant aux antipodes de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Celui-ci a présenté la guerre, divine, comme une fatalité terrible mais fructueuse. Proudhon va la décrire comme une fatalité divine et bestiale mais transformable comme nous le verrons dans un autre chapitre.
En attendant, attardons-nous, à travers son ouvrage La guerre et la paix[1], une œuvre déconcertante et par endroits confuse, à cette affirmation que la guerre est un fait divin. Pour une raison que Proudhon explique ainsi : « J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, de l’homme dans la spontanéité de l’esprit ou de la conscience. J’appelle divin (…) tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n’admet de la part du philosophe ni question, ni doute. »[2] Ce qui n’est pas d’emblée très clair[3].
En tout cas, « La guerre enveloppe, domine, régit, par la religion, l’universalité des rapports sociaux. Tout, dans l’histoire de l’humanité, la suppose. Rien ne s’explique sans elle ; rien n’existe qu’avec elle ; qui sait la guerre sait le tout du genre humain. »[4]
Dès lors n’est-il pas plus simple de voir dans le mot « guerre » ce que Proudhon appellera plus loin l’« antagonisme » ou « la « dialectique » ? « L’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. »[5] Ainsi, « la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde » [6]
On peut dès lors mieux comprendre cette affirmation : « Pour moi il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples. On pourrait même dire qu’elle a sa formule abstraite dans la dialectique. La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout. »[7]
Cela étant dit, il faut faire attention aux caractères attribués par Proudhon à la guerre : « la guerre, précise-t-il, la vraie guerre, par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses formes, non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, saine, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux et l’élève à la hauteur d’une religion. »[8] La guerre est révélation de justice, révélation d’idéal mais, d’abord, révélation religieuse : « C’est à (la guerre) que la théologie doit ses mythes les plus brillants, ses dogmes les plus profonds. Aussi peut-on poser en aphorisme : Peuple guerrier, peuple religieux et théologique ».[9]
A cet endroit, Proudhon convoque les divinités guerrières qui ne manquent pas, comme nous l’’avons vu, dans les différentes traditions et n’hésite pas à y associer le Dieu des chrétiens : « qu’est-ce que le Christ ? Le vainqueur des démons, le fondateur de la monarchie élue, qui voient apporter, non la paix, mais le glaive »[10]. Il n’empêche que Proudhon se rend bien compte qu’il est difficile, in fine, de faire de la religion chrétienne, en soi, une religion guerrière, aussi abandonne-t-il rapidement l’Évangile qui semble contredire sa thèse pour exalter, selon lui, ces enfants du christianisme que sont, par exemple, la chevalerie et Charlemagne. Bref, « Otez l’idée de guerre, conclut-il, la théologie devient impossible ; les dieux n’ont pas de sens ; bien plus, ils n’ont rien à faire. La terre, sans la guerre, n’aurait aucune notion du ciel ». Et « si la guerre a servi primitivement de moule à la théologie, ce n’est pas par l’effet d’une superstition féroce, mais bien parce que la guerre a été conçue de tout temps comme la loi de l’univers (…). La guerre est la condition de toute créature (…) » La guerre « est le fond de la religion ».[11]
Et, pour nous convaincre, Proudhon appelle à la rescousse Hegel[12], Ancillon[13], Portalis[14] et Joseph de Maistre et n’hésite pas à dire, dans un curieux raccourci, que tous ces auteurs « disent à l’unisson » que la guerre « est mauvaise de sa nature ; mais elle est providentiellement, ou pour mieux dire, prophylactiquement nécessaire à l’humanité, qu’elle préserve de la corruption, comme la discipline préserve du relâchement religieux, comme la férule guérit l’élève de ses mauvais penchants. »[15]
C’est pourquoi il reprochera à Hobbes qui avait reconnu le caractère immanent à l’humanité de la guerre de penser que l’État n’est institué que pour l’empêcher.[16]
C’est pourquoi il accusera les pacifistes de présenter le visage de la guerre dégradée
« On nous parle d’abolir la guerre, comme s’il s’agissait des octrois et des douanes. Et l’on ne voit pas que si l’on fait abstraction de la guerre et des idées qui s’y associent, il ne reste rien, absolument rien, du passé de l’humanité et pas un atome pour la construction de son avenir. Oh ! je puis le dire à ces pacificateurs ineptes (…) ; la guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quelle poésie, quel art ? Que faites-vous de l’homme, être intelligent, religieux, justicier, libre, personnel, et, par toutes ces raisons, guerrier ? Que faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive, autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre humain ? »[17] Il croit « non point à une abolition, mais à une transformation de la guerre »[18]. Il dira même : « j’ôterai à la guerre son caractère divin »[19]. Nous verrons plus loin comment il pense y parvenir.
En attendant, il s’en prend aussi aux « juristes » : Grotius, Vattel, Wolf, Pufendorf et surtout Kant « C’est en vain que l’immortel auteur de la Critique de la raison pure Kant, a essayé d’appliquer au problème qui nous occupe ses puissantes catégories. Fourvoyé dès le premier pas par la négation du droit de la force, il n’a pu que se traîner à la suite de Wolf, et il a fini, chose pitoyable, par s’embourber dans l’utopie (..). Kant soutient donc qu’il ne doit y avoir aucune guerre… De Grotius, Wolf et Pufendorf, nous voici tombés dans la soutane de l’abbé de Saint-Pierre. »[20] « Kant, l’incomparable métaphysicien, qui sut démêler les lois de l’esprit (…) ne connaît rien à la phénoménologie de la guerre. »[21]
Que leur reproche–t-il exactement ? De ne pas avoir reconnu qu’« il existe un droit de la guerre » que « la guerre est un jugement » et que « ce jugement est rendu en vertu de la force »[22]. Ce « droit de la force, tant honni, est non seulement le premier en date, le premier reconnu, mais la souche et le fondement de toute espèce de droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que les ramifications ou transformations de celui-là. En sorte que, bien loin que la force répugne par elle-même à la justice, il serait plus exact de dire que la justice n’est elle-même que la dignité de la force. » [23] Quand les juristes et les philosophes du droit parlent de droit de la guerre ou des lois de la guerre, ils parlent en fait du respect de l’humanité dans la guerre et non du droit de la force mais ils refusent le caractère justicier de la guerre.
Le droit de la force est le fondement de tous les autres droits non seulement parce qu’il permet qu’on les respecte mais il est leur souche. Il ne doit donc pas les violer.
C’est le droit de la force qui fonde le droit de la guerre : « Le droit de la guerre dérive immédiatement du droit de la force. Il a pour objet de réglementer le combat et d’en déterminer les effets, lorsque la force étant niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire pour vider le différend de procéder au conflit »[24]. « Le droit de la force est de sa nature, comme tous les autres droits, pacifique. Il n’implique pas nécessairement la guerre ; il ne la cherche pas. Loin de là, il proteste contre cette extrémité à laquelle les plus vaillants eux-mêmes redoutent toujours d’en venir »[25] .
Ainsi, conclut Philonenko, « si le droit de la force était toujours respecté, il n’y aurait point de guerre » mais « si l’on ne respecte pas le droit du plus fort, c’est qu’on ignore qui est le plus fort » Et l’on ignore qui est le plus fort parce qu’on vit « dans le silence des dieux ».[26] Pour Proudhon « la guerre ne finira, la justice et la liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et la délimitation du droit de la force. »[27]
Pour Maistre, la guerre, pourrait-on dire est divine dans le sens où elle est une loi du monde, une fatalité terrible[28] mais fructueuse moralement[29], voulue par Dieu. Pour Proudhon, elle est une fatalité bestiale certes mais divine parce qu’elle est régénératrice et liée à ce droit de la force inhérent à la condition humaine. Toutefois, cette fatalité est transformable. Nous y reviendrons.
Ces deux auteurs ont une vision relativement romanesque de la guerre, de la guerre telle qu’elle était jadis, de la guerre « en dentelles »…
Maistre vante les vertus et même la piété des grands capitaines animés des « sentiments les plus exaltés et les plus généreux » et se laisse aller à une description très lyrique de la « guerre européenne », marquée par le christianisme.[30]
Proudhon, de son côté, vante « la guerre dans les formes » c’est-à-dire « celle où les puissances belligérantes sont censées remplir l’une envers l’autre les conditions qui assurent la loyauté du combat, l’efficacité de la victoire, par conséquent la légitimité et l’irrévocabilité de l’incorporation. »[31] Mais la guerre se pervertit quand on y emploie la ruse, des artifices, l’espionnage et surtout depuis l’invention de l’artillerie[32].
qu’auraient-ils dit, nos deux auteurs devant nos guerres modernes, guerres totales, guerres d’extermination, guerres civiles, terrorisme aveugle ?
Aujourd’hui, de plus en plus de gens se demandent si la religion, en définitive, n’engendre pas systématiquement la violence, ou du moins si elle ne l’encourage pas, la cautionne néanmoins. Toute une série d’événements ont nourri cette opinion[1]. Non seulement la longue guerre civile en Irlande[2] les guerres dans l’ex-Yougoslavie[3], ou les persécutions contre les chrétiens en Indonésie, en Inde, en Asie, mais surtout une multiplication d’attentats et d’actes violents inspirés par des groupes religieux dont les plus meurtriers et les spectaculaires sont les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres. [4]
Tous ces événements sont à l’origine d’un certain nombre de jugements à l’emporte-pièce mais aussi d’études universitaires. Certains prennent pour cible telle religion mais, généralement, la plupart des études envisagent globalement le phénomène religieux.
Parmi les critiques partiales, voire caricaturales, on peut citer l’œuvre d’Henri Peña-Ruiz[5] chantre de la laïcité, il vaudrait mieux dire, comme nous l’avons vu précédemment, du laïcisme qui seul peut faire barrage à la violence.
L’auteur accuse régulièrement le christianisme, d’être responsable des violences déplorées. C’est, dit-il, le christianisme qui a « inventé le thème du peuple déicide créant l’antisémitisme [6], la notion d’hérésie et les bûchers de l’Inquisition[7], l’index des livres interdits »[8], il rappelle « Giordano Bruno brûlé vif en place de Rome en 1600 [9], Galilée obligé de se rétracter sur le mouvement de la terre en 1632 sous peine d’être condamné à mort [10], les 3.500 protestants massacrés à Paris lors de la nuit de la Saint-Barthélemy[11], les assassinats légaux du chevalier de La Barre[12], de Callas (sic) [13]_… »_. Il dénonce 1.500 ans de « cléricalisme politique »[14], le Syllabus[15] qui « lance l’anathème contre la liberté de conscience et les droits de l’homme ».[16]
Peña-Ruiz s’en prend également aux « inspirateurs » de ces pratiques et ceci est plus grave car la question est de savoir si les vraies exactions commises par des religieux ou par le peuple chrétien sont en conformité avec l’enseignement du Christ ou non.
Le premier à être mis en question est saint Anselme (sic) qui, nous dit Peña-Ruiz, « affirmait que l’Église doit user de deux glaives : le glaive spirituel de l’excommunication et le glaive temporel du châtiment corporel, allant jusqu’à la mise à mort des hérétiques et des mécréants ».
Cette accusation sans références pose problème. Est visé, sans doute, le théologien saint Anselme de Cantorbéry[17] mais la pensée qu’on lui attribue ne lui ressemble pas. Si l’on met en parallèle la pensée authentique de saint Anselme et les Croisades, on constate que ses écrits « sont caractérisés par une douceur remarquable précisément dans la polémique »[18]. On nous dit aussi qu’il « connaît tous les abus –pillages, convoitises, ravages- commis par certains croisés lors des croisades. Il prévient donc de ce danger ceux qui s’y préparent et, surtout, ceux qui, dans sa vision prophétique, sont appelés à vivre dans cette Jérusalem qu’est la vie monastique » [19]. Par ailleurs, touchant précisément à la question du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel (les deux glaives), Michel Grandjean écrit : « l’archevêque de Cantorbéry accorde une trop faible importance aux questions institutionnelles et surtout une trop grande place au pouvoir civil pour qu’on puisse le ranger parmi les disciples d’Hildebrand[20]. Personne moins que lui ne cherchait d’ailleurs à entrer en conflit avec le roi puisque, au moment tout au moins de sa désignation à l épiscopat, il considérait sur un même plan les pouvoirs temporel et spirituel, allant jusqu’à comparer l’Église d’Angleterre à une charrue tirée non pas par le seul archevêque de Cantorbéry, mais par deux bœufs d’une puissance supérieure à tous les autres, le roi (nommé en premier !) et l’archevêque. Il accepta même sans sourciller, on l’a vu, d’être investi par le roi : signe évident à la fois de son désintérêt pour les affaires canoniques et de son ignorance de la législation grégorienne. Par la suite il s’est toujours montré prêt à reconnaître le pouvoir civil comme un pouvoir fort puisque, dans son esprit, l’archevêque et le roi sont appelés à occuper des fonctions étroitement complémentaires dans l’Église d’Angleterre, le premier en tant que gardien (custos), le second en tant qu’avoué ou protecteur (advocatus). » L’auteur note encore que la conception d’Anselme « s’écarte donc notamment de la doctrine grégorienne qui sépare l’Église du monde, mais encore de l’ecclésiologie carolingienne traditionnelle, qui envisageait les ordres sacerdotal et royal au sein de l’Église. Elle s’apparente davantage à la représentation gélasienne [21] de la société. »[22]
En réalité, la doctrine des deux glaives est due, tous les historiens sont d’accord, à saint Bernard de Clairvaux qui, en fait, la renouvelle[23], dans le De consideratione ad Eugenium (II, 1. IV, c. 3) où il interprète d’une manière tout à fait particulière ce passage de Lc 22, 35-38 : « Et il leur dit : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » Ils répondirent : « De rien. » Il leur dit : « Maintenant, par contre, celui qui a une bourse, qu’il la prenne ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. Car je vous le déclare, il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels. Et, de fait ce qui me concerne va être accompli. –Seigneur, dirent-ils, voici deux épées. » Il leur répondit : « C’est assez ». » Jésus dans ce passage dépeint symboliquement l’hostilité universelle et, devant l’incompréhension des apôtres qui prennent ses propos au sens matériel, Jésus coupe court [24]. Or, pour saint Bernard, « si belliqueuse que puisse être l’expression, le glaive spirituel n’est pas en premier lieu la « violence » spirituelle, mais la parole de Dieu. Pour Bernard, il ne s’agit pas non plus que le Pape doive exercer sa puissance avec le « glaive », mais il doit annoncer sans crainte l’Évangile qui est plus coupant qu’un glaive à deux tranchants (…). La conception, suivant laquelle les puissances séculières doivent tirer le glaive temporel sur un signe de l’Église, fut utilisée plus tard lors des procédures ecclésiastiques de l’Inquisition ; l’exécution du jugement était alors confiée aux puissances séculières. Bernard lui-même aura pensé ici dans ses paroles davantage aux croisades et à l’aide de l’Empereur et d’autres souverains comme protecteurs de l’Église (voir à ce sujet la lettre 244). » Cette interprétation, personne ne peut plus l’approuver « tant d’un point de vue exégétique que théologique »[25]. « Bernard développe une exégèse qui n’a plus grand-chose à voir avec le texte évangélique dont il se prévaut cependant comme témoignage assuré de la vérité de sa propre doctrine. L’épisode de l’arrestation du Christ attesterait (…) qu’il y a un glaive temporel, que brandit Pierre pour défendre le Christ, avant que celui-ci lui ordonne de le ranger, et un glaive spirituel. Le glaive temporel désigne le pouvoir de coercition, le glaive spirituel désigne la prédication et les sacrements par lesquels les apôtres arrachent les pécheurs au Malin pour les gagner à Dieu. Les deux glaives sont en possession des apôtres (le « c’est assez » du Christ indiquant qu’il n’en est pas besoin de plus), donc second, l’usage du premier étant délégué au pouvoir temporel, sous l’autorité des apôtres qui en conservent la nue propriété (…) »_[26]
La théorie des deux glaives sera reprise notamment par Innocent III [27] dont on a gardé cette fameuse image : « De même que la lune reçoit sa lumière du soleil auquel elle est inférieure par les dimensions, par la qualité, par la position et par la puissance, ainsi le pouvoir royal emprunte à l’autorité pontificale la splendeur de sa dignité »[28]. Innocent IV [29] appliquera aussi cette théorie dans la bulle Eger cui levia contre l’empereur Frédéric II Hohenstaufen. Boniface VIII[30] reprendra la théorie des deux glaives dans sa bulle Unam sanctam[31] : « Les deux [glaives] sont (…) au pouvoir de l’Église, le glaive spirituel et le glaive matériel. Cependant l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église. L’autre par la main du prêtre, l’un par la main du roi et du soldat, mais au consentement et au gré du prêtre. Or il convient que le glaive soit sous le glaive, et que l’autorité temporelle soit soumise au pouvoir spirituel. (…) En conséquence nous déclarons, disons et définissons qu’il est absolument nécessaire au salut, pour toute créature humaine, d’être soumise au pontife romain. » Denzinger note qu’il manque dans ce texte la distinction faite par Boniface VIII devant l’ambassadeur de France précisant que le roi n’était soumis au pouvoir temporel uniquement « quant au péché ». A la même occasion, le pape déclara qu’il était injustement attaqué, comme si « nous avions commandé au roi de reconnaître que la royauté [provient] de nous. Il y a quarante années que nous sommes experts en droit, et nous savons que deux pouvoirs ont été établis par Dieu ; qui donc est en droit de croire ou peut croire qu’il y aurait ou qu’il y aurait eu dans notre tête une telle fatuité ou une telle sottise ? Nous disons que nous ne voulons usurper en rien la juridiction du roi, et ainsi l’a dit notre frère de Porto[32] » Mais les conflits qu’il eut avec l’empereur d’Allemagne et Philippe le Bel démentent cette sagesse privée…
Peña-Ruiz dénonce ensuite Arnaud Amaury[33], le légat du Pape qui, lors du siège de Béziers en 1209[34], aurait répondu à ceux qui voulaient distinguer les catholiques et les hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens »[35]. « Fameuse expression » commente l’auteur que l’on trouve « sous la plume de saint Paul « Le Seigneur connaît les siens » (2 Tm 2, 19) ». On ne peut vraiment considérer ce personnage, quels que soient ses titres comme un inspirateur mais plutôt comme un exécuteur mal inspiré. De plus, il faut une certaine malhonnêteté intellectuelle ou une grande paresse pour associer les deux paroles simplement parce qu’elles utilisent des mots semblables alors qu’elles se réfèrent à des contextes tout à fait différents. Paul met en garde Timothée contre les faux docteurs et les périls des derniers temps. Il cherche à le rassurer en lui rappelant que Dieu connaît ceux qui lui sont fidèles, faisant écho à cette parole du Christ : « Mes brebis écoutent ma voix, et je les connais, et elles viennent à ma suite » (Jn 10, 27). Déjà dans 1 Tm 5, 24-25, Paul écrivait : « Il est des hommes dont les fautes apparaissent avant même tout jugement ; d’autres au contraire chez qui elles ne se découvrent qu’après ; les bonnes actions, elles aussi, se voient ; mais celles dont ce n’est pas le cas ne sauraient demeurer cachées. »
Il fallait s’y attendre, saint Augustin[36] est aussi mis en question qui affirmait « Il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies… L’Église persécute par amour et les impies par cruauté » Nous avons déjà évoqué la position de saint Augustin dans quelques notes mais il n’est pas inutile d’y revenir et de préciser sa position face aux hérésies.
C’est dans la lettre CLXXXV[37] que se trouve la citation imputée. Lettre écrite en 415 et qui traite du châtiment des Donatistes.[38]
Saint Augustin rappelle d’abord que les hérésies et les scandales existent « afin que nous nous instruisions au milieu même de nos ennemis. C’est ainsi que s’éprouvent notre foi et notre amour ; notre foi pour que nous ne nous laissions pas tromper, notre amour pour que nous mettions tous nos soins à ramener ceux qui s’égarent (…) ». Comment ? En priant pour eux puis en distinguant les passages des Écritures sur lesquels ils s’appuient et ceux qu’ils n’entendent pas pour être « en mesure de répondre aux donatistes pour les ramener et les guérir ». A cette fin, saint Augustin prend également la peine de répondre à toute une série de critiques que les donatistes font aux catholiques qui s’efforcent de les ramener dans le sein de l’Église.
Et d’abord le recours à l’empereur.[39]
Pour Augustin, « le bien peut se faire de deux manières avec nos frères égarés : par les discours des prédicateurs catholiques, par la loi des princes catholiques ; que tous aillent au salut, que tous soient retirés de la perdition, les uns par le ministère de ceux qui obéissent aux préceptes divins, les autres par le ministère de ceux qui obéissent aux ordres impériaux. »[40] Les deux persécutions, celle de l’Église et celle du pouvoir civil, sont légitimes dans la mesure où elles se font pour la justice et nous en arrivons au passage incriminé par Pena-Ruiz : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par l’amour, les autres par la haine ; elle veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité y triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent tuer les autres[41]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer des hommes. » Cette persécution par amour, s’apparente à celle du médecin ou du père de famille : « Un malade frénétique se plaint du médecin qui le lie, un fils indiscipliné se plaint du père qui le châtie, mais tous les deux sont aimés. » Le mot « persécution » recouvre des moyens fort divers mais ne doit pas nous faire penser nécessairement au pire. Pour illustrer une persécution injuste et une persécution juste, Augustin évoque la rivalité entre Saraï l’épouse d’Abraham et Agar la servante qu’elle donna pour femme à son mari. Agar enceinte des œuvres d’Abraham avait injustement persécuté sa maîtresse en l’ignorant ou la méprisant. Quant à Saraï, elle persécuta justement Agar en la maltraitant tellement qu’elle s’enfuit. L’Ange du Seigneur renvoya Agar à sa maîtresse en lui ordonnant de lui être soumise.[42]
Il est que, pour Augustin, « il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais, parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre ». C’est pourquoi, « (…) plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés au Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. » d’ailleurs, le Seigneur lui-même renversa Paul et le frappa de cécité corporelle[43] pour l’amener à lui. C’est le Seigneur encore qui demande à ses serviteurs d’amener à son grand festin tous ceux qu’ils trouveront en les forçant pour que la maison soit remplie[44].
A ces donatistes qui cherchent la mort ou qui menacent de mort ceux qui disent du bien de l’Église catholique[45], ne leur fait –on pas « une grande miséricorde lorsqu’à l’aide des lois impériales on les tire de cette secte où les démons menteurs leur ont enseigné tant de mal, pour les faire passer dans l’Église catholique où ils sont guéris par de bonnes prescriptions et de bonnes mœurs » ? Devant de telles gens qui s’opposent au salut des autres, « quelle doit être la conduite de la charité ? », « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Ce sont leurs excès[46]qui ont justifié l’établissement des lois. Auparavant, « avant l’établissement de ces lois par les empereurs catholiques, la doctrine de la paix et de l’unité du Christ se répandait peu à peu, et l’on y passait comme on l’entendait, comme on le voulait, et comme on pouvait, du parti même de Donat ». Mais vu les désordres et les exactions dont les donatistes se sont rendus coupables, il était nécessaire que le pouvoir intervînt : « comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »[47] L’objection qui consiste à dire que les apôtres n’ont pas fait appel aux rois de la terre ne vaut pas car les temps étaient différents puisqu’aucun « empereur » ne croyait en Jésus-Christ.[48] Augustin avoue qu’au départ il estimait « qu’il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ». Il lui semblait qu’il suffisait de protéger les évangélisateurs en appliquant la loi de Théodose [49] contre les hérétiques : « cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique ; en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de livres d’or ». De plus, continue Augustin, « nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions[50] ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. » Cet avis[51] fut retenu au concile de Carthage, tenu le 26 juin 404, avec comme complément de peine la privation du droit de tester et d’hériter, alors que « la plupart des autres pontifes étaient d’avis d’employer le pouvoir temporel pour forcer les donatistes à rentrer dans la communion catholique ».
Cette mesure n’eut guère de succès et vu les plaintes d’évêques qui s’accumulaient et surtout l’attentat conte l’évêque Maximien, le pouvoir ne se borna pas à réprimer les violences mais décida de ne pas laisser l’hérésie « subsister impunément ». « Toutefois, ajoute Augustin, pour garder même vis-à-vis d’indignes gens la mansuétude chrétienne, on ne les punissait pas du dernier supplice ; on prononçait seulement des amendes et leurs ministres étaient punis de l’exil. »
On constate donc, en dehors des erreurs matérielles[52] commises par Peña-Ruiz, que la réalité est bien plus complexe et nuancée qu’il y paraît à litre ses accusations lapidaires.
d’une manière générale, face à ce type très courant de mise en question de l’enseignement et de l’action de l’Église, on peut dire d’une part, qu’il est délicat de vouloir juger le passé avec les critères du présent. d’autre part, il est saugrenu d’accuser le présent en fonction de fautes passées même si elles sont avérées[53]. C’est comme si on accusait le socialisme contemporain de mensonge lorsqu’il milite pour l’égalité entre l’homme et la femme alors que Proudhon avait écrit que « la prépondérance du mari sur la femme, du père sur l’enfant, se résout dans le droit du plus fort. Pourquoi le nier ? Pourquoi, hommes, en rougirions-nous ? Pourquoi, femmes, en feriez-vous un texte de plaintes ? Papa est le maître disait une petite fille à son frère qui se permettait de discuter une prescription paternelle. Au jugement de cet enfant, ce père avait en lui la raison, parce qu’il avait la puissance. »[54] Enfin, rappelons cette règle établie par Camus : « L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits ». Et Camus disait cela à un journaliste qui avait déclaré que la foi chrétienne est une démission. Il répliqua : « Je réfléchirais avant de dire comme vous que la foi chrétienne est une démission. Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin ou un Pascal ? »[55]
Sans être aussi caricatural que Peña-Ruiz, l’islamologue Michel Dousse [56] en étudiant la violence au sein des Écritures des trois monothéismes abrahamiques, s’attarde surtout à la violence biblique, relevant que c’est Dieu qui y combat au côté d’Israël alors que dans le Coran, c’est le croyant qui doit tuer au nom de Dieu. Pour lui, le Coran « serait presque plus irénique, voire plus tolérant que la Bible, car il est anhistorique, reliant directement à la source divine, assumant les deux précédents monothéismes. »[57] Bien sûr, Jésus refuse la violence mais « l’institution ecclésiale se livra au cours de l’histoire à de nombreuses entreprises de conquêtes peu compatibles avec l’esprit de l’Évangile »[58] et c’est précisément, par exemple, à cause des croisades que le jihad aurait pris un sens guerrier.[59] Comme le fait remarquer une religieuse, l’auteur prétend s’inscrire dans une perspective anhistorique mais il se réfère à l’histoire pour « convaincre le christianisme de violence hypocrite »[60] et la récuse dans le commentaire des textes aussi bien bibliques que coraniques.[61]
Plus dignes d’intérêt et plus rigoureuses sont les analyses proposées par divers observatoires universitaires. Nous en retiendrons deux : la revue canadienne Religiologiques et les publications du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB
Dans la revue Religiologiques[62], relevons d’abord quelques réflexions générales qui peuvent être utiles. L’extrémisme ou le terrorisme religieux ne date pas d’aujourd’hui. Les Juifs ont connu les Zélotes qui voulaient hâter la venue du Royaume par la violence ; les musulmans, les assassins de l’ismaélite Hassan es-Sabbah au XIIe siècle ; et les hindous, les thugs adorateurs de Kâlî dès le XIIIe siècle. On peut retenir aussi le fait que si le religieux est instrumentalisé par le politique à des fins qui lui sont propres, il y a un « rapport complexe entre la religion, la violence et le contrôle social. »[63] A ce propos, Martin Geoffroy[64] entend « montrer qu’il n’y a pas de consensus théorique sur la nature intrinsèquement violente de la religion, mais qu’il reste toujours possible de montrer que certains comportements religieux mènent parfois à la violence. » « La violence religieuse est non seulement une forme de résistance, mais aussi une tentative de contrôle social » sur les individus et les collectivités. Toutefois, « cette résistance et ce contrôle sont, plus souvent qu’autrement, de nature symbolique » et non stratégique[65]. Ce sont, bien sûr, les groupes religieux extrêmes qui manifestent cette « résistance » identitaire qui a pour cible l’humanisme séculier et la démocratie participative. Et, « sans être directement responsables de la violence physique, les groupes fondamentalistes sont un terreau fertile pour la plupart des dérives radicales, et sectaires (…). » En effet, si les conditions géopolitiques, les injustices jouent un rôle dans l’idéologie terroriste, la religion aussi dans la mesure où le sacrifice de soi comme acte purificateur est une notion ambivalente[66]. Si la plupart du temps ce sacrifice de soi permet de transcender les différences et de sublimer la violence, il peut aussi pousser à la destruction de l’ « ennemi », l’autre, le différent auquel la mondialisation des échanges me frotte. C’est ainsi que « les extrémistes religieux se servent (…) de la religion pour légitimer la violence et la discrimination contre des groupes d’ethnie ou de langue distinctes »[67]. Reste à expliquer comment des croyants si soucieux de moralité peuvent se laisser aller à la violence ? C’est l’illettrisme religieux « qui augmente la possibilité de violence collective dans les situations de tension (…). Un très bas niveau d’auto-réflexion morale et de connaissances théologiques de base parmi les acteurs religieux entraîne cet illettrisme religieux. » C’est sur ce terreau que poussent des « mythologies », celles du complot ou de la menace contre son identité religieuse.
En conclusion, M. Geoffroy estime qu’« il n’y a pas à la base, plus de violence religieuse qu’il n’y en avait au début du XXe siècle, mais une plus grande visibilité médiatique des tensions et des violences religieuses peut causer une exacerbation inédite de la violence au plan international. »[68]
Le même auteur, en collaboration avec un confrère de l’Université de Montréal, pose la question précise de savoir si les groupes catholiques intégristes sont un danger pour les institutions sociales.[69] Héritiers du Syllabus de Pie IX, les intégristes catholiques, schismatiques ou non-schismatiques, tout en étant parfois opposés entre eux, se réclament d’une tradition qu’ils disent inchangée. Anti-modernistes dans tous les sens du terme et sur tous les plans, ils restent attachés au Concile de Trente, au catéchisme de saint Pie X, à la messe de saint Pie V et, pour certains d’entre eux, à l’Ancien régime.[70] Selon les auteurs, « très peu de ces groupes, même s’ils sont très radicaux du point de vue doctrinal et qu’ils peuvent parfois être verbalement agressifs, sont vraiment dangereux pour ces institutions, parce que la plupart d’entre eux n’ont presque jamais eu affaire directement à la justice et parce que nous pensons que c’est là, à peu de chose près, la seule façon vraiment objective de mesurer la « dangerosité » d’un de ces groupe. »[71]
Pour en revenir à des considérations plus générales, citons les chercheurs de l’ULB, à qui « L’étude critique des grandes religions occidentales (…) a paru indissociable de leur rapport intime et souvent paradoxal à la violence, à la guerre et à la paix ». Dans leurs études, ils dégagent « une dimension anthropologique de la bataille comme expression du sacré et une dimension théologique de la sacralisation de la guerre ».[72] On retrouve ici l’ombre de Roger Caillois. C’est pourquoi les analyses s’échelonnent dans le temps et dans l’espace, examinant tour à tour la devotio dans le contexte militaire romain, la violence dans l’islam médiéval et dans le judaïsme, le Sunzi attribué à Sun Wu[73]. Dans le monde chrétien, les auteurs épinglent les conceptions de Francisco Suarez, Hugo Grotius, Luther à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle ; l’influence décisive du P. Dominique de Jésus-Marie lors de la bataille de la Montagne Blanche[74] ; la pensée d’Ernest Psichari[75] ; l’héritage intellectuel de la guerre 14-18 ; le pacifisme de Don Sturzo[76]. Nous y reviendrons dans la suite car ces différentes études ne peuvent prendre leur pleine signification que dans le cadre d’une étude plus large qui s’attardera spécialement au judaïsme, à l’islam et, bien sûr, surtout, à l’héritage chrétien.
En attendant, arrêtons-nous à un auteur apprécié dans les milieux de la libre-pensée : Elie Barnavi[77].
Elie Barnavi, s’attache davantage à l’essentiel dans son livre « Les religions meurtrières » qu’il présente comme un « pamphlet politique »[78], sans doute parce qu’il y aborde, en raccourci, de vastes domaines historiques mais avec une information qui paraît solide même si, ici ou là, il simplifie plus ou moins la réalité [79].
Pour lui, les religions produisent de la violence. Mais pourquoi ?
Parce qu’elles sont « un système symbolique, pourvoyeur de sens, d’espoir, de valeurs et d’identité (…) : ces choses-là sont assez importantes pour qu’elles vaillent la peine de tuer et de se faire tuer pour elles »[80]et cela, dans un monde où règne « le relativisme culturel ». Et dans la mesure où ce relativisme culturel « a parfois conduit au relativisme moral, il a été destructeur des systèmes de défense immunitaire. Et cela, c’est une catastrophe. » [81]
Barnavi propose une définition personnelle du « fondamentalisme », étiquette qui est très souvent employée sur le mode péjoratif alors que cette attitude n’implique pas nécessairement la violence. Le fondamentaliste[82] est un réformateur qui, après des siècles parfois d’interprétations des textes sacrés, veut « retourner aux sources, aux « fondamentaux » de la foi (…), à une « forme » primitive »[83]. Il n’existe que dans les religions de l’écrit. Il est « une pente savonneuse » mais « n’est pas bien gênant pour la société ambiante »[84]. Barnavi cite comme exemples le karaïsme qui, dans le judaïsme, affirme la supériorité de la torah (écrite) sur la tradition orale du talmud. Ou encore, toujours au sein du judaïsme, les Netoreï Karta antisionistes. Au sein de l’islam, il cite le wahhabisme, fidèle à la lettre du Coran. Mais pour qu’il devienne dangereux, « il faut que le fondamentalisme, loin de s’abstraire du champ politique, cherche à s’en emparer. Et qu’il s’y emploie par des moyens violents. »[85]. Cette dernière condition est le critère décisif puisqu’au départ, « toute religion est politique »[86]. Ce fondamentalisme violent, il l’appelle « fondamentalisme révolutionnaire » qu’il présente comme « une attitude d’esprit, qui, selon les époques, s’est manifestée avec plus ou moins de vigueur dans toutes les religions révélées »[87] qui sont des religions monothéistes, historiques, c’est-à-dire qui ont une conception du temps linéaire. Au niveau de la méthode, le fondamentalisme révolutionnaire est violent car il est impatient et veut « hâter l’avènement »[88] ; au niveau de sa doctrine, « à l’instar du communisme ou du fascisme naguère, il fonctionne comme une idéologie totalitaire » c’est-à-dire comme « un système où la religion investit l’ensemble du champ politique, en réduisant la complexité de la vie à un principe explicatif unique, violemment exclusif de tous les autres »[89]. Autrement dit, il faut « une conception forte d’une vérité unique et absolue »[90] ; « transcendante », « exclusive de toute autre »[91], « une, indivisible »[92] et « c’est le christianisme qui a poussé le plus loin l’affirmation théologique d’une vérité absolue » dans la mesure où il s’est développé « à l’intérieur d’une tradition philosophique, le néoplatonisme qui considère la vérité en soi comme l’expression objective d’une réalité ontologique »[93].
Si l’on considère maintenant les trois religions mises en cause, l’auteur constate que « le fondamentalisme révolutionnaire chrétien est parti battu »[94], que « la chance du fondamentalisme révolutionnaire juif a été l’État, sa perte aussi »[95], tandis que « l’islamisme est aujourd’hui la forme la plus nocive du fondamentalisme révolutionnaire »[96]. Que veut-il dire ?
Tout d’abord en ce qui concerne le christianisme, c’est lui qui a rendu possible, à travers, bien sûr, bien des péripéties sanglantes parfois, le « divorce de l’Église et de l’État » et « le choix de Rome a été le coup de génie de l’Église. ». « Les conséquences auront été prodigieuses : la dualité de deux pouvoirs, de deux royaumes disait-on, un temporel et un spirituel, d’emblée soigneusement distingués ». Et « cette dualité fut la chance extraordinaire de l’Occident. (…) Entre les deux « épées », dans le fossé creusé entre les deux pouvoirs, le vent de la liberté a pu souffler. L’Église a imposé à l’État des bornes morales, l’État a étouffé la tentation théocratique de l’Église, des esprits libres ont joué de leur rivalité pour faire pièce au tropisme absolutiste inhérent à tout pouvoir. Tout a été possible par cette dualité, rien n’aurait été possible sans elle. Le bonheur de l’Occident, ce fut la laïcité. » Voilà pourquoi le fondamentalisme chrétien, au fil des siècles, a été jugulé par le principe de la distinction des pouvoirs établi par le christianisme lui-même. Voilà pourquoi « dans l’ensemble, l’Occident, et lui seul a échappé au monisme juif et musulman ». [97]
Le judaïsme contemporain connaît le fondamentalisme révolutionnaire mais il a trouvé ses limites pour deux raisons : « d’abord, sans doute, parce que le fondamentalisme révolutionnaire juif ne s’exporte pas. Religion nationale sans prétention universaliste, le judaïsme garde ses fous de Dieu pour lui, en leur imposant du coup un cadre étriqué, somme toute aisé à contrôler. Mais surtout parce qu’Israël est une société moderne, ouverte et raisonnablement développée, où le message messianique reste nécessairement confiné à des cercles étroits. »[98]
Reste l’islamisme « qui est aujourd’hui travaillé par le fondamentalisme révolutionnaire. » Et il est dangereux sur deux fronts. En maints endroits, « les fondamentalistes révolutionnaires sont en guerre contre un État se réclamant de la même religion qu’eux, mais qu’ils jugent impie et corrompu, étranger aux « vraies » valeurs de l’Islam et vendu à l’Occident. » En même temps, « une internationale terroriste musulmane a déclaré une guerre sans merci à l’Occident « athée ». »[99] Comment expliquer cette explosion de violence ?
Tout d’abord, l’islam vit sur l’« irrémédiable confusion » du spirituel et du temporel. Alors qu’en Occident « deux légitimités coexistaient, (…) en islam, seul le pouvoir religieux était pleinement légitime (…). Une loi légitime ne saurait être qu’une variation sur les préceptes du Coran et la sunna, la tradition fondée sur les propos et les exemples du Prophète (…). En Occident, le roi donne la loi ; en terre d’islam, il est censé exécuter une Loi qui le précède et le dépasse. »[100]
Deuxièmement, alors que « la critique rationaliste des textes sacrés est vieille comme l’Église elle-même » et que « l’interprétation des Écritures n’est pas simplement permise, [mais] indispensable pour en dégager la vérité », en islam, la « Loi a été donnée une fois pour toutes, parfaite, immuable, éternelle (…). » Et même si l’islam n’est pas « incompatible avec la raison (…), les tenants du dogme auront eu raison de courants rationalistes (…). Petit à petit, le débat théologique sera étouffé. »[101] Les musulmans ont perdu leur curiosité et leur civilisation, son éclat [102].
Troisièmement, à partir du XVIIIe siècle, leur musulmans sont confrontés « avec un passé glorieux ; et avec l’occident, dont l’hégémonie désormais manifeste est d’autant plus insupportable qu’on a passé des siècles à le mépriser. »[103]
A l’intérieur, s’il y eut des imitateurs comme Atatürk en Turquie ou le Shah en Iran qui ont dû choisir entre despotisme et islamisme avec le résultat que l’on sait, dans la plupart des cas, les musulmans ont choisi de « s’accrocher à un passé idéalisé, en rejetant sur les autres la faute de sa disparition. » Pour Barnavi, « l’islamisme et son excroissance révolutionnaire se sont développés sur ce terreau de la mémoire et de l’échec. »[104] Comme l’État en maints endroits s’oppose et résiste à cet extrémisme, ses partisans « se sont lancés dans sa conquête par en bas : par le grignotage patient de tous les rouages de la société civile (les organisations professionnelles, l’éducation, la santé, le crédit), par l’islamisation des mœurs (fermeture des débits de boissons, port de la barbe et du voile), bref par l’islamisation de la société. »[105] En découlent les discriminations et les violences exercées contre les minorités juives ou chrétiennes.[106]
A l’extérieur, on a assisté à une « mutation terroriste » [107] que l’anthropologue Dounia Bouzar[108] dont s’inspire Barnavi, s’explique non par la pauvreté ou l’oppression mais par le déracinement : « leur religion est un prétexte, un outil de pouvoir et un rêve d’appartenance. Ce n’est pas tant le projet qui les mobilise, que la voie pour y parvenir. Se sentant de nulle part, ils trouvent soudain un chez-soi. Ils ne seront jamais chez eux, pensent-ils, en France ou en Grande-Bretagne ; ils seront chez eux dans la révolution islamique mondiale. (…) Ce sont en fait des analphabètes religieux, que seule intéresse l’action directe ».[109]
Enfin, l’islam est « une religion sans autorité centrale ». Dès lors, « n’importe quel ouléma [savant religieux] peut proclamer la guerre sainte, voire n’importe qui. » Et les techniques modernes de communication favorisent la constitution d’un « archipel de la terreur ».[110]
Devant le danger de l’islam, quelles solutions propose Barnavi ? Si l’on choisit le bâton, il faut le manier avec une « force écrasante »[111], mais il faut aussi une « carotte », c’est-à-dire des « investissements immédiats et massifs » car « même si le fondamentalisme révolutionnaire islamique n’est pas né de la misère et du sous-développement, c’est sur la misère et le sous-développement qu’il prospère. »[112] Enfin, « étayée par la force » une diplomatie qui soit la voix d’un Occident uni autour de « valeurs partagées, nettement définies et fortement affirmées »[113]. Quelles valeurs ? Non pas le multiculturalisme qui est « un leurre »[114] qui « conduit au ghetto »[115] non pas le dialogue des civilisations qui est un « miroir aux alouettes »[116] mais la « laïcité » comme « religion civile » avec ses « ingrédients : les Droits de l’homme, bien sûr, mais aussi l’histoire, la nation souveraine, la Constitution, la république. »[117]
d’une manière générale, les auteurs mettent en cause surtout les monothéismes en fonction de leur rapport à la vérité. C’est le cas chez Barnavi, c’est aussi le cas chez Régis Debray qui remarque que « les Anciens sacralisaient la guerre, mais ignoraient la guerre sainte, cette idée propre au « berceau abrahamique » que la foi exclusive impose une propagation. Car avec Dieu il en va de la Vérité. (…) Même si le monothéisme n’est pas responsable des violences de groupe –on n’a pas attendu Dieu le Père pour se faire la guerre !- il est certain que l’idée du dieu unique a exaspéré ce penchant humain. Bref, l’idée de d’exclusivité n’arrange rien et celle du diable encore moins… ».
De plus, « la foi du monothéiste est plus qu’une observance rituelle, qu’un encadrement social, qu’un signe d’appartenance. (…) Cette foi chevillée au corps et inscrite dans le cœur implique non seulement l’abnégation, mais l’engagement de tout son être dans l’affrontement à l’autre. »
Il n’en va pas de même dans le polythéisme et c’est pourquoi « les Anciens sacralisaient la guerre, mais ignoraient la guerre sainte. » [118]
Cette mise en question des monothéismes, nous la retrouvons sous la plume d’un dominicain[119]. S’appuyant sur les livres de Joseph Yacoub et de Michel Dousse, Jean-Michel Maldamé[120] « constate que loin d’assurer une heureuse manière de vivre, les attitudes religieuses sont source de conflits et de guerres (…), que, dans tous les conflits actuels, le facteur religieux est déterminant » dans la mesure où « il y a un lien structurel entre la violence et la religion ». « Même si toute violence n’est pas due exclusivement à une religion », la violence, aujourd’hui, s’en nourrit et « le monothéisme est en première ligne de la violence liée aux religions. »
De plus, il serait trompeur de croire que cette violence est due aux seuls fanatiques qui « trahissent leur référence à Dieu ». Les textes fondateurs démentent cette vision simpliste, comme le prouvent le livre de Josué et d’autres textes[121] qui, comme dans d’autres textes de la tradition monothéiste, justifient la violence, « à partir de la notion de « terre sainte » et de « terre promise ». » A partir aussi de la consécration de Jérusalem comme capitale du monde, « fâcheux exemple, dit l’auteur, qui a été transposé dans d’autres lieux », Rome ou La Mecque. Il serait faux aussi de privilégier une explication sociale et économique de la violence et de croire que le travail, le logement, l’éducation, la liberté d’expression feront reculer la violence. L’auteur l’affirme : « les promoteurs de la violence ne sont pas des victimes de la situation économique actuelle. Les intégristes catholiques sont riches et bien en place dans les cercles du pouvoir. Les réseaux islamiques s’appuient sur l’abondance des pétrodollars. »
Comment l’auteur explique-t-il ce « lien structurel » entre la violence et la religion ?
Trois éléments sont déterminants dans les religions instituées comme dans les « religions séculières »[122]:
Si les conflits ont des causes non religieuses, économiques ou sociales, par exemple, « l’attitude religieuse porte à l’absolu les éléments à la source du conflit ». Une terre, une ville deviennent saintes, un peuple est élu. Les autres doivent être assimilés ou détruits.
La notion de sacrifice, beaucoup l’ont souligné, est centrale et même la notion de sacrifice total, celui de la vie, qui rend hommage à Dieu.
La recherche de la pureté et le rejet de ce qui est considéré comme impur.
A la fin de son article, l’auteur ne propose évidemment pas de jeter l’opprobre sur les religions. Au contraire, il médite sur le Sermon sur la Montagne et y découvre toute une pédagogie pacifique sur la quelle nous reviendrons plus tard. Il nous suffit ici de prendre acte de la dangerosité des religions monothéistes. Une dangerosité soulignée par plusieurs voix et qui nous oblige à y regarder de plus près.
« Leurs activités doivent être éliminées par la méditation »[1]
Très couramment, en face des ces grandes religions qui en inquiètent plus d’un, on loue le pacifisme du bouddhisme[2] et de l’hindouisme.
Ainsi, le philosophe indien Jiddu Krishnamurti[3] déclare : « Les religions, surtout le christianisme, ont tué énormément de gens. Elles ont torturé des gens, les ont traités d’hérétiques et les ont brûlés. Vous connaissez toute cette histoire. Les musulmans ont fait la même chose. Les hindous et les bouddhistes sont probablement les seuls qui n’ont pas tué - leur religion l’interdit. »[4] On ajoute aussi que ces religions sont tolérantes parce qu’elles ne connaissent ni commandements, ni dogmes.[5] Et Elie Barnavi déclare que ces religions sont « éminemment iréniques »[6]. Malgré cela, il reconnaît que l’hindouisme et le bouddhisme zen « ont versé ou versent dans la violence »[7]. Toutefois, « comme le bouddhiste considère la vérité comme un état purement subjectif (…) on comprend qu’il n’y ait pas de fondamentalisme révolutionnaire bouddhiste, voire pas de fondamentalisme du tout »[8]. Ces nuances semblent correspondre à la réalité car elles sont confirmées par nombre d’observateurs.
Toutefois, si le bouddhisme jouit dans le grand public d’un large préjugé favorable, il ne manque pas d’auteurs qui estiment que cette réputation est surfaite voire mensongère. Le bouddhisme tibétain, notamment, qui est sur le devant de la scène aujourd’hui et qui se pose en martyr, suscite bien des réserves et des critiques de la part de certains sinophiles[1], bien sûr, mais aussi d’autres observateurs. Quant au culte qui entoure la personnalité du Dalaï Lama, il éveille bien des suspicions[2].
Ajoutons, toujours en ce qui concerne le Tibet, que son histoire nous révèle que ce pays très religieux a manifesté, tout au long des siècles, un comportement très ambigu[3] avec ses voisins et avec les étrangers, balançant constamment entre bienveillance plus ou moins intéressée et fermeture hostile.
Tâchons, à travers les voix discordantes, de nous en tenir à l’incontestable, c’est-à-dire aux événements qui sont attestés.
Les historiens rappellent que les bouddhistes menacés ou prétendument menacés dans leur identité par les « démons » (envahisseurs ou « infidèles »), ont eu et ont recours à la violence.[4] Celle-ci s’est exercée et s’exerce parfois aussi vis-à-vis de groupes ethniques différents. Elle se manifeste aussi à certains moments entre groupes bouddhistes. [5]
On relève de telles violences non seulement au Tibet, mais aussi en Thaïlande[6], en Corée, en Birmanie, au Népal, et au Japon où, à propos des moines-soldats bouddhistes, un moine zen reconnaît qu’« ils se sont mutuellement attaqués, décimés, incendiés, pour se voler les uns les autres des rizières, des champs et des bois ; ils ont assailli les palais des empereurs et des shoguns[7] [et les] ont obligés à leur octroyer des privilèges. »[8]
On évoque aussi la répression contre la minorité népalaise au Bouthan au début des années 90, et surtout la guerre prônée par certains moines contre les tamouls hindous, musulmans ou chrétiens au Sri Lanka.[9] Dans ce dernier cas, Bernard Faure[10] n’hésite pas à employer l’expression de « guerre sainte »[11] car, dit-il, selon certains textes, le Sri Lanka est un dépositaire sacré du « dharma » ou « dhamma », c’est-à-dire de l’ordre cosmique, moral et religieux qu’il convient de protéger.[12]
Mais c’est surtout vis-à-vis du bouddhisme tibétain que les auteurs se montrent particulièrement sévères en raison peut-être de la fascination qu’il exerce sur l’Occident ou plus exactement de la fascination qu’exerce une idéalisation de l’ancien régime féodal souvent présenté comme un Shangri-La, un paradis terrestre. Une interprétation du bouddhisme a consolidé « une idéologie féodale » accusée de conservatisme et d’immobilisme[13] à l’instar de ce que l’on trouve dans l’hindouisme avec ses castes. Enfin, si le Dalaï-Lama et les moines de Lhassa sont modérés, il n’en va pas de même pour les moines d’autres monastères plus combatifs et plus radicaux.[14]
Sans remettre en exergue les exactions envers les chrétiens ou les musulmans, la violence au Tibet, semble une vieille histoire. Parenti relève que « du début du dix-septième siècle jusqu’au sein du dix-huitième siècle, des sectes bouddhistes rivales se sont livrées à des affrontements armés et à des exécutions sommaires. »[15]
Que ce soit dans les siècles passé ou à l’époque contemporaine, nous constatons que les Tibétains ne pratiquèrent pas systématiquement la non-violence dont le 14ème Dalaï Lama s’est fait le chantre [16].
Mais il faut voir le problème d’un point de vue doctrinal car les hommes étant ce qu’ils sont, leur violence peut se développer en dehors des principes de leur croyance. La vraie question « est de savoir si cette violence est contextuelle, voire parasitaire, ou au contraire intrinsèque au bouddhisme ».[1]
Il est capital de se rappeler, tout d’abord, qu’il existe plusieurs
bouddhismes liés à des contextes culturels et sociopolitiques différents
et souvent opposés les uns aux autres[2]. Les plus célèbres sont : le bouddhisme ancien du
« Petit Véhicule » (Hinayâna), le bouddhisme du « Grand Véhicule »
(Mahâyâna), le bouddhisme « theravâda » (forme moderne du Petit
Véhicule, au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est), le bouddhisme japonais
(zen), le bouddhisme tibétain, le bouddhisme vajrayâna (tantrique).
A cela s’ajoute le fait que les règles ont pu s’adapter selon les lieux
et les époques.[3] a un
caractère intangible, parce que ce sont des règles édictées par le
Bouddha lui-même. Tandis que dans le cas des règles du zen, ce sont
toujours des fruits d’adaptation. d’abord l’adaptation de la vie
monastique, telle qu’elle est née en Inde, à l’environnement chinois,
ensuite à l’environnement Japonais. Cela explique que, même au Japon,
d’un temple à un autre, les règles, même si elles s’appliquent toutes
sur celles de maître Dôgen, vont varier légèrement. » A la question de
savoir si cela signifie que la règle doit être systématiquement modifiée
selon le lieu et l’époque, Laurent Strim répond : « Cela peut l’être si
c’est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que ça doit l’être
systématiquement. En fait la règle doit conserver une pérennité, parce
que c’est important quand on suit la règle de suivre quelque chose qui
n’est pas du seul domaine du contingent. » Y a-t-il une hiérarchie dans
ces règles ? Sont-elles classées par ordre d’importance ? Selon Laurent
Strim, « l’enseignement fondamental du bouddhisme, c’est que la voie se
réalise dans la vie quotidienne. Cela veut dire que chaque action est
une occasion de réaliser l’Eveil. Il n’y a pas d’action plus importante
qu’une autre. Il est écrit dans l’un des textes chinois dont s’est
inspiré maître Dôgen : « Vous devez protéger les règles du monastère,
sans vous soucier de la légèreté, ni de la profondeur des points
prescrits. » Donc, ne pas classer les points de la règle par ordre
d’importance, c’est ne pas accorder plus d’importance à tel ou tel
aspect de sa vie. C’est ne rejeter aucun aspect de sa vie. Parfois on
considère qu’une chose n’a pas tellement d’importance, mais c’est
méconnaître deux lois fondamentales dans le bouddhisme : d’abord, c’est
la loi du karma : toute chose a une conséquence. Et ensuite, c’est la
loi de l’interdépendance : toute chose, même infime, a une relation avec
toute autre. » (Emission Sagesses bouddhistes, 22 juin 2008).
Cf. aussi l’audition de Pierre Crépon, président de l’Union bouddhiste
de France à l’Assemblée nationale française à qui l’on demande pourquoi
les bouddhistes ne sont pas favorables au port de signes religieux :
« Pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes
religieux ? J’ajouterai que cette position est liée au contexte actuel
car, dans l’absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans
lesquelles les gens s’habillent différemment. » (Procès verbal de la
séance du 15-10-2003)
]
Rappelons-nous aussi que le bouddhisme, dans ses textes fondateurs, se construit sur des légendes qui donnent à l’idéal un aspect si irréel qu’il apparaît irréalisable et qu’il ne peut, dans différents aspects, se vivre que symboliquement.[4]
Il n’empêche qu’au fond des divers courants bouddhistes, on trouve les quatre « nobles vérités » qui ont été enseignées dans le Sermon de Bénarès par le Buddha[5]:
« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur [dukkha] : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que l’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, en résumé les cinq sortes d’objets de l’attachement (au corps, aux sensations, aux représentations, aux formations et à la conscience) sont douleur.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur : c’est la soif (de l’existence) [trishna en sanskrit ou tanhâ en pâli [6]] qui conduit de renaissance en renaissance[7], accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir : la soif des plaisirs, la soif d’existence, la soif d’impermanence[8].
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas sa place.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin sacré à huit branches, qui s’appelle : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation pure.[9] »
Buddha recherche donc en l’homme la cause de la souffrance. C’est la soif (tanha) qui est la cause ultime de la souffrance et, partant, de la violence. En effet, nous avons tendance à rechercher notre bonheur dans les choses limitées. Cette attitude est source de frustrations et de souffrances. Et la souffrance personnelle entraîne la souffrance des autres si l’on considère que ses propres besoins sont plus importants que les besoins des autres[10]. La violence naît de la souffrance et au sens strict, elle n’existe pas hors du sujet. Il faut donc éteindre les « feux » intérieurs : « Il y a, ô brahmane, trois sortes de feux qu’il faut abandonner, qu’il faut éloigner, qu’il faut éviter. Quels sont ces trois feux ? Ce sont les feux de l’avidité, de la haine et de l’illusion [11]. On abandonne les trois feux justement à cause des actions violentes qu’ils provoquent, des actions qui produisent la souffrance pour soi-même et pour autrui. »[12] Non seulement ces feux perturbent l’individu mais ils détruisent aussi la société[13]. Pour s’en débarrasser il faut suivre le chemin de la non-violence : se détacher de ses propres désirs pour libérer ses paroles et ses pensées de toute violence, ne tuer ni homme, ni animal, ne pas voler et choisir un mode de vie juste en s’abstenant des professions violentes : « O moi-même, un laïc doit s’abstenir des cinq professions suivantes : commerce d’armes, commerce des êtres vivants, commerce de la viande, commerce des boissons alcooliques, commerce du poisson. »[14]
Une « violence » est tout de même nécessaire, la violence envers soi-même, envers ses sens pour atteindre l’impassibilité, la dissolution du moi et arriver à transférer la conscience du moi sur tous les êtres: « En se reconnaissant soi-même dans tous les êtres, on éprouve le grand amour pour tous. (…) Se reconnaître dans tous les êtres signifie reconnaître son propre « moi » dans chaque être, inférieur, moyen, supérieur, ennemi, ami, égal, etc., c’est-à-dire en les considérant tous semblables à soi-même, sans chercher si l’un ou l’autre est étranger à soi-même. »[15]
Au fur et à mesure que l’on progresse sur ce chemin, le « moi » propre est dissous, on découvre que « l’univers fait un seul tout, et qu’en blessant autrui on se blesse soi-même »[16]. Faire violence à l’autre c’est se faire violence à soi-même.[17] Comme l’univers est un tout, nous sommes liés les uns aux autres par nos vies antérieures et par le karma, c’est-à-dire par « l’énergie vitale produite par tous les actes volontaires, bons ou mauvais, mais plus ou moins teintés d’égocentrisme, et qui entretiennent la soif (trishna) de l’existence »[18]. « La rétribution des actes, qui constitue le karma proprement dit, entraîne une succession de renaissances, la transmigration (samsâra) dont les pratiquants hindous ou bouddhiques essaient de se délivrer par le renoncement ou les actes méritoires (…) »[19] Pour échapper au samsâra, au cycle des renaissances, il faut un bon karma et, pour cela, ne pas causer de mal C’est le principe fondamental de l’ahimsa, de la non-violence[20]. Mais l’ahimsa ne peut être vécu que dans la certitude de l’anattâ[21], dans la certitude qu’il n’existe pas de substance permanente, qu’il n’y a pas de sujet au sens métaphysique du terme.
Comme le confirme Walpola Rahula : « Le bouddhisme se dresse, unique, dans l’histoire de la pensée humaine en niant l’existence d’une Ame, d’un Soi ou de l’âtman. Selon l’enseignement du Bouddha, l’idée du Soi est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la réalité, et elle est la cause des pensées dangereuses de « moi » et « mien », des désirs égoïstes et insatiables, de l’attachement, de la haine et de la malveillance, des concepts d’orgueil, d’égoïsme et d’autres souillures, impuretés et problèmes. Elle est la source de tous les troubles du monde, depuis les conflits personnels jusqu’aux guerres entre les nations. En bref, on peut faire remonter à cette vue fausse tout ce qui est mal dans le monde. »[22]
La leçon est simple, à énoncer en tout cas : il faut refuser l’illusion de l’existence d’un Soi et se libérer par l’extinction de tout désir égoïste. Ainsi, par nos actions, nous pouvons améliorer notre karma. Cette énergie vitale, en effet, n’est pas détruite par la mort, au contraire, c’est elle qui nous fait retomber dans l’existence, qui nous fait renaître[23]. Comme « la vie présente n’est que la rétribution des actes passés (de cette vie ou des innombrables vies antérieures) (…) il s’agit avant tout de se préserver de la rétribution karmique négative afférente à l’acte violent. »[24] Un vieux texte canonique le dit clairement : « Les sages qui ne font de mal à aucun être, qui tiennent perpétuellement leurs corps en bride, marchent au séjour éternel : quiconque y est parvenu ne sait plus ce que c’est que la douleur. »[25]
Qui sont ces sages ?
Le « digne » (arhant ou arhat[26]) peut connaître la douleur mais non la souffrance. Il ne connaît pas la frustration et ne provoque pas de violence parce qu’il a détruit en lui tous les feux du désir et évite les excès. Il a développé en lui la bienveillance (maitri) qui doit engendrer le don (dana), l’action charitable sous toutes ses formes et vis-à-vis de tous les êtres vivants pour délivrer les êtres.
Il en va de même pour le « saint » (bodhisattva) dont l’idéal apparaît avec le bouddhisme Mahâyâna mais ce saint, au bord du nirvana [27], mû par la compassion (karuna) cherche à secourir ceux qui souffrent[28].
Cette compassion est une notion importante mais qu’il faut bien comprendre. Elle est centrale comme le dit le Boddhisattva Avalokitesvara s’adressant au Buddha : « Seigneur, (…) il n’est pas besoin d’enseigner aux Bodhisattva de nombreux préceptes ; il y en a un qui les contient tous : quand un Boddhisattva a la grande Compassion, il a toutes les conditions qui caractérisent les Buddha, de même que les sens fonctionnent chez celui en qui se trouve le principe vital. »[29] Elle est centrale mais elle est bien différente de la charité chrétienne avec laquelle on l’a parfois confondue.
La karuna s’exerce vis-à-vis de tous les êtres vivants comme en témoigne l’histoire du roi des Sibi, souvent représentée dans l’art bouddhique. Ce roi, pour sauver un pigeon poursuivi par un faucon, se donne tout entier en pâture[30].
Par ailleurs, cette karuna est éprouvée par « celui qui sait devant celui qui ne sait pas », par celui qui, loin d’être affecté par la souffrance d’autrui, reste détaché et serein[31]. Elle ne s’adresse pas à l’être même mais à sa misère. Puisque le « moi » est illusoire et qu’on doit s’attacher à le détruire, il est impossible d’aimer l’autre comme soi-même. L’individu est insignifiant, avons-nous vu. C’est donc à la souffrance en général que la karuna s’applique et la souffrance à combattre c’est le mal qu’est l’existence en soi. Santideva le confirme : « Je dois combattre la douleur d’autrui comme la mienne (…). Il n’y a pas de sujet de la douleur : qui donc pourrait avoir sa douleur ? Toutes les douleurs sans distinction sont impersonnelles : il faut les combattre en tant que douleurs. Pourquoi ces restrictions ? »[32] L’être souffrant n’existe donc pas, pas plus que le malfaisant. N’oublions pas que cette compassion est le fait d’un être qui a atteint la sérénité de la contemplation, l’« absorption » (dhyana). Il ne peut y avoir d’incompatibilité entre cet état et la compassion. Kumarajiva le confirme : « Non, il n’y a pas incompatibilité. Car celui qui désire le bien des autres, les envisage non en eux-mêmes, dans le concret, mais dans l’abstrait. Il les considère en effet comme un mirage, comme un rêve, comme le reflet de la lune dans l’eau, comme l’écume des flots, comme l’écho d’un son, comme le sillage de l’oiseau qui a passé dans l’air (….) »[33]
Cette « karuna » est une sorte de pitié générale et abstraite qui se développe en trois stade. Elle s’exprime d’abord en sattvalambana karuna, pitié pour les êtres qui souffrent, « pitié vulgaire, inférieure, entachée de l’erreur grossière qui croit à la réalité des êtres vivants » ; puis, en dharmalambana karuna, pitié pour les sensations douloureuses, pitié plus relevée de celui qui « sait que l’être n’existe pas, que seuls existent ses dharma » ; vient enfin l’analambana karuna, pitié pure, parfaite, pitié sans objet et sans sujet. C’est une « vertu provisoire », un moyen pour se débarrasser du désir, une des techniques du détachement, de l’extinction du « moi ».[34] L’ordre des Paramita (perfections) le confirme : « Le Boddhisattva s’emploie d’abord au sens d’autrui par les trois premières Paramita : de don, en faisant des libéralités ; de morale, en ne faisant pas de mal ; de patience, en tolérant. Puis il accomplit son sens propre au moyen des trois Paramita suivantes : se basant sur l’Energie, il conduit sa pensée en Extase et la délivre par la Sapience (…). Les six Paramita sont énoncées dans cet ordre, parce que c’est dans cet ordre qu’elles se produisent l’une l’autre, qu’elles sont de plus en plus hautes et de plus en plus subtiles. »[35] En définitive, cette « charité » provisoire qui n’est qu’un moyen finit par s’évanouir[36] : « On prêche la libéralité aux humbles, les vœux aux esprits moyens, le vide aux meilleurs. »[37] La « charité » appartient au monde des apparences. Au bout de son parcours, « le bodhisattva, écrit H. de Lubac, s’accoutume au seul monde « réel », celui de l’universelle Vacuité »[38] : « De même que la tige du bananier, décomposée en ses parties, n’existe pas, de même le Moi, poursuivi avec critique, est reconnu comme un pur néant. -Si l’individu n’existe pas, sur quoi s’exercera la compassion ? -Il est imaginé par une illusion qu’on adopte en vue du but à atteindre. –Le but de qui, puisque l’individu n’existe pas ? –Il est vrai que l’effort procède de l’illusion ; mais, comme elle a pour but l’apaisement de la douleur, l’illusion du but n’est pas interdite. (…) Les destinées des êtres sont pareilles à un rêve (…). Comprenons, mes frères, que tout est vide, comme l’espace. »[39]
Cette brève présentation de l’essentiel du bouddhisme était nécessaire pour comprendre comment, dans les différents courants de cette doctrine, peut trouver, malgré tout, ici et là, des explications voire des justifications des moyens violents auxquels l’arhant ou le bodhisattva peuvent recourir.
Dans une interview, le 14e Dalaï Lama déclare que « d’un point de vue bouddhiste, c’est la motivation de votre violence qui compte. »[1]
Quelles motivations peuvent justifier la violence ?
Dans le Mahâyâna, s’esquisse la notion de meurtre compassionnel « pour faire sortir l’être de son enchaînement aux désirs ».[2] Ce n’est pas le désir, la passion, l’accaparement qui poussent à l’action violente mais uniquement le souci de détruire les illusions, les causes de la souffrance, le souci de délivrer les êtres.[3] Le meurtre compassionnel a un double effet : il délivre « la personne tuée qui va pouvoir renaître sur un plan d’existence plus élevé » et il aura « pour effet secondaire de faire progresser le meurtrier vers l’Eveil. »[4] On peut même affirmer que la violence est le résultat du karma de la victime. Un maître zen contemporain explique : « Le sabre est généralement associé au meurtre, et la plupart d’entre nous se demandent comment il peut être associé au Zen, qui est une école bouddhique enseignant l’évangile de l’amour et de la pitié. Le fait est que l’art du sabre distingue entre le sabre qui tue et le sabre qui donne vie. Le premier est utilisé par un technicien qui ne peut dépasser le meurtre, car il ne recourt au sabre que dans l’intention de tuer. Il en va tout autrement de celui qui est contraint à lever son sabre. Car ce n’est en réalité pas lui, mais le sabre lui-même qui tue. Bien qu’il n’ait nul désir de nuire à quiconque, l’ennemi apparaît et s’offre comme victime. C’est comme si le sabre accomplissait automatiquement sa fonction justicière, qui est une fonction de miséricorde. »[5] On peut dire que « le bouddhisme contribue à naturaliser la violence lorsqu’il y voit un effet du karma de l’individu qui la subit, plutôt que la responsabilité morale de l’individu ou de la collectivité qui en sont la source. »[6]
Par ailleurs, la vacuité qu’il faut atteindre, nous place au-delà du bien et du mal. Toutes les morales traditionnelles relèvent de la culture mondaine, de l’illusion et il convient donc de s’en détacher. C’est le sens de ce conseil célèbre : « Adeptes, voulez-vous voir les choses conformément à la Loi ? Gardez-vous seulement de vous laisser égarer par les gens. Tout ce que ce que vous rencontrez au-dehors et [même] au-dedans de vous-mêmes, tuez-le. Si vous rencontrez le Buddha, tuez le Buddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche ! Si vous rencontrez un arhat, tuez l’arhat ! Si vous rencontrez vos père et mère, tuez vos père et mère ! Si vous rencontrez vos proches, tuez vos proches ! C’est là le moyen de vous délivrer et d’échapper à l’esclavage des choses ; c’est là l’évasion, c’est là l’indépendance ! »[7]. Ce texte, bien sûr, doit être lu symboliquement[8] comme une invitation à ne pas nous appuyer sur une tradition, une écriture, une habitude mais à chercher par nous-mêmes et en nous-mêmes la voie de la libération. [9] Autrement dit, c’est nous qui décidons de ce qui est bien ou mal. Le mal n’existe pas en soi : « L’être vivant n’existant pas, le péché de meurtre n’existe pas non plus ; et puisqu’il n’y a pas de péché de meurtre, il n’y a pas non plus de défense pour l’interdire (…). En tuant les cinq agrégats qui ont pour caractère le vide[10], pareils aux visions du rêve ou aux reflets sur le miroir, on ne commet nulle faute »[11] Dans le bouddhisme du Grand Véhicule, toute existence est tenue « pour nulle et non avenue. Du même coup, mettre fin à une telle existence, que ce soit la sienne ou celle d’autrui, perd une grande partie de sa gravité. En effet, « Pourquoi combattre la souffrance s’il n’existe pas d’être souffrant ? »[12] »[13] Si tout est vain, illusoire, « tuer peut alors être ‘insignifiant’, ‘inexistant’ ».[14] Un maître zen déclare à un disciple qui l’interroge sur le meurtre : « Un feu de prairie brûle la montagne, un vent violent brise les arbres, une avalanche ensevelit des animaux, une inondation emporte les insectes. Si votre esprit est ainsi, vous pouvez tuer un homme [sans conséquences karmiques]. Mais si votre esprit est indécis et se perd en conjectures, s’il voit des êtres vivants et s’imagine qu’il les tue, le meurtre d’une seule fourmi vous enchaînera à votre destin. » [15] Ajoutons à cela que « …dans le bouddhisme, on ne meurt jamais tout à fait, puisque la mort n’est que le prélude à une renaissance. Du coup, ni la mort ni le meurtre n’ont ici le caractère irréversible qu’ils ont en Occident. » [16]
Enfin, la violence est justifiée dans la mesure où elle peut sauver le dharma. Ce mot peut se traduire par : code moral, loi de salut, ordre cosmique, doctrine de buddha. La défense du dharma est un impératif majeur. Ainsi, il est dit dans le sûtra Daijuku[17] : « Même si le souverain d’un État a pratiqué le don d’offrandes pendant d’innombrables existences passées, en observant les préceptes et en obéissant aux principes de la sagesse, s’il voit ma Loi, le Dharma du Bouddha, menacée de périr et reste passif, sans rien faire pour la protéger, l’accumulation inestimable de toutes les bonnes causes créées par ses pratiques passées sera entièrement effacée. […] Peu après, le souverain tombera gravement malade, perdra la vie et renaîtra dans l’un des enfers majeurs… Le même destin frappera l’épouse du souverain, son héritier, les hauts dignitaires de l’État, les seigneurs des villes, les chefs des villages et les généraux, les administrateurs des provinces, ainsi que les officiels du gouvernement. »[18] Le sutra du Nirvana confirme : à qui la défense de la « Loi correcte » revient-elle ? Le Bouddha répond : « Je confie maintenant la loi correct, d’une excellence sans pareille, aux souverains, aux ministres, aux hauts dignitaires et aux Quatre Sortes de croyants.[19] Si quelqu’un s’oppose à la Loi correcte, les hauts dignitaires et les Quatre Sortes de croyants doivent le réprimander et lui montrer ses fautes. (…) c’est pour avoir été un défenseur de la Loi correcte que j’ai maintenant pu obtenir ce corps semblable au diamant (…) Hommes de foi sincère, les défenseurs de la Loi correcte n’ont pas besoin d’observer les Cinq préceptes [20] ni de suivre les règles de la conduite convenable. Ils devraient plutôt porter couteaux et sabres, arcs et flèches, piques et lances. (…) Certains peuvent observer les Cinq Préceptes sans mériter pour autant le nom de pratiquant du Mahayana. A l’inverse, même une personne qui n’observe pas les Cinq Préceptes, si elle défend la Loi correcte, on peut la considérer comme un pratiquant du Mahayana. Les défenseurs de la Loi correcte doivent s’armer de couteaux et de sabres, d’épées et de gourdins. Même s’ils portent épées et gourdins, je les considère comme des hommes qui suivent les préceptes.[21] (…) Par conséquent, les croyants laïcs qui souhaitent défendre la Loi doivent s’armer d’épées et de gourdins, et la protéger de cette façon. »[22]
Que faire face à ceux qui menacent le dharma ? Les convertir certes, si possible, mais il y a parmi ces ennemis des icchantika, c’est-à-dire des « personnes d’une croyance incorrigible »[23]. Voici comment le Bouddha présente les icchantika à son disciple Chunda : « Imagine qu’il y ait des moines ou des nonnes, des laïcs, hommes ou femmes, qui prononcent des paroles irréfléchies et mauvaises et s’opposent à la Loi correcte et que ces personnes continuent à commettre ces fautes graves sans jamais montrer le moindre désir de s’amender ni aucun signe de repentir sincère. Je dirai que de telles personnes suivent la voie des icchanka. Il y a aussi ceux qui commettent les quatre délits graves ou coupables[24] des cinq fautes capitales[25], et qui, tout en ayant conscience d’avoir commis de graves fautes, ne ressentent jamais ni frayeur ni repentir dans leur cœur ou qui, du moins, n’en font rien voir ; qui ne montrent aucun désir de protéger la Loi correcte ni d’en assurer la transmission pour l’éternité, mais la décrient et la rabaissent par des paroles mensongères. Je dirais aussi que des personnes de ce genre suivent la voie des icchanka. »[26]
Si le mot icchanka désigne, à l’origine, une personne hédoniste, une personne qui ne s’attache qu’à la recherche des valeurs séculières ou de son plaisir, dans le bouddhisme, le terme en vint à désigner celui qui n’a aucune croyance dans les principes bouddhiques, qui n’a aucune aspiration à l’Eveil et, par conséquent, aucune chance d’atteindre l’état de bouddha. Certains sutras affirment que les icchantika sont par nature et à tout jamais incapables d’atteindre l’http://www.nichiren-etudes.net/dico/e.htm#eveil[Eveil], qu’ils sont des « êtres dénués de nature du buddha »[27]a.]. Dès lors, « leur meurtre est moralement neutre »[28]. A la question : que faire avec les icchanka ? Bouddha répond : « Par le passé je fus le roi d’un grand État sur ce continent de Jambudvipa [le continent du sud][29] Je m’appelais Sen’yo et j’aimais et vénérais les écrits du Mahayana. Mon cœur était pur et bon et ne montrait aucune trace de méchanceté, ni de jalousie ou d’avarice. Hommes de foi sincère, à cette époque-là, je révérais les enseignements du Mahayana dans mon cœur. Un jour où j’entendis des brahmanes calomnier ces enseignements, je les mis à mort sur-le-champ. Hommes de foi sincère, il résulta de cette action que plus jamais je ne suis retombé en enfer. » Ces « divers brahmanes (…) étaient tous des icchantika)[30].
On nous explique qu’il y a trois degrés dans le meurtre : le degré mineur qui correspond au meurtre d’un animal et qui mérite l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances propres à ce degré ; le degré moyen qui correspond au meurtre d’une personne et qui mérite aussi l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances-rétributions propres au degré moyen ; le degré majeur qui correspond au meurtre d’un parent, d’un arhat, d’une personne ayant atteint l’état de pratyekabuddha (éveil personnel), ou bien encore d’un boddhisattva parvenu, au terme de ses efforts à un état d’où il ne régresse plus, ce meurtre mérite l’enfer des souffrances incessantes. Mais « si quelqu’un venait à tuer un icchantika, un tel meurtre ne tomberait (…) dans aucune de ces trois catégories. »[31]
Après sa disparition, Bouddha prévoit un « âge impur et mauvais » : « le pays sombrera dans la décadence et le désordre, les êtres humains se pilleront et se voleront mutuellement, et ils en seront réduits à mourir de faim. Pour échapper à la faim, beaucoup alors décideront de quitter leur famille pour se faire moines. On les appellera crânes rasés. Quand ces crânes rasés verront une personne s’efforcer de protéger la Loi correcte, ils la pourchasseront et l’expulseront, voire la tueront ou la blesseront. C’est pourquoi j’autorise maintenant les moines qui observent les préceptes à vivre et à s’associer avec des laïcs portant sabres et bâtons. Car même s’ils portent des sabres et des bâtons, je les considérerai comme des hommes observant les préceptes. Pourtant, même autorisés à porter sabres et bâtons, ils ne devront jamais les utiliser pour ôter la vie. »[32]
Dans cette perspective sombre qui nous introduit à la question politique, au problème de la gestion de la cité, est-il possible de régner sans violence ? L’idéal non-violent peut-il être vécu par le « prince » ?
Si l’idéal est d’agir sans violence, d’agir, en tout cas, avec compassion et sans excès pour réformer le coupable, à y regarder de plus près, on constate que les textes anciens sont ambigus. Ils présentent à la fois l’image du roi qui punit le malfaiteur, qui défend le pays ou exerce une violence pour échapper à un mal plus grave et l’image du roi qui oppose douceur, bonté, générosité et vérité aux méchancetés, égoïsmes et mensonges. La juste violence du roi n’est ni condamnée ni approuvée mais un commentateur résout le problème posé par ce double enseignement du bouddha en nous rappelant que « l’usage de la violence contre un malfaiteur n’est pas recommandée par le Buddha, mais que le malfaiteur lui-même, par son comportement mauvais, attire vers lui la punition violente »[1]. Le prince est amené à juger et punir les coupables. Avec réalisme, le Sûtra de la lumière dorée [2] « déclare par exemple qu’un roi qui néglige son devoir en laissant les crimes impunis cause la ruine rapide de son royaume. »[3] Lang Darma, dernier empereur du Tibet, attaché à l’ancienne religion bön, persécuta les bouddhistes, « détruisit le dharma pur au Tibet et abolit le sangha »[4]. Il fut tué, dit-on, en 842 par un moine bouddhiste Lhalung Palgye Dorje[5]
De plus, « si le bouddhisme ne provoque pas de violence, il n’agit peut être pas toujours assez ardemment pour empêcher la propagation de la violence, notamment celle qui est pratiquée en sa faveur.[6] En cela, le bouddhisme suit l’attitude fondamentale du Buddha lui-même qui ne se considérait jamais comme un réformateur ayant le droit de prêcher leur conduite aux rois, ni pour la critiquer, ni pour la justifier. » [7] Cette indifférence purement théorique n’a pas empêché que des moines fussent les conseillers de princes violents, comme nous le verrons plus loin. Elle n’a pas empêché non plus, et ceci est particulièrement lourd de conséquences, que, dans les faits et doctrinalement même, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ne soient pas distingués. En effet, le « prince » bouddhiste est assimilé au chakravartin, c’est-à-dire au monarque universel, le « souverain à la roue ». Ce titre est donné à un personnage « de rang sublime qui exerce son empire sur une région plus ou moins importante du milliard de mondes correspondant à l’activité d’un bouddha »[8]. Ce souverain universel est le souverain idéal guidé par la Loi qu’il fait observer. Le même titre s’applique au Bouddha lui-même et à sa doctrine universelle. C’est ainsi que « le Bouddhisme tantrique joua un rôle important comme idéologie royale ou impériale du Tibet au Japon »[9]. Le « prince » reçoit une consécration tantrique si bien que la loi royale finit par s’identifier au dharma bouddhique et qu’inversement les institutions bouddhiques deviennent des puissances féodales. Cette confusion politique et religieuse met à mal l’idéal non-violent, la gestion politique ayant ses exigences. Elle explique sans doute que la peine de mort, interdite théoriquement, fut et est appliquée dans les pays bouddhistes. Elle n’a pu empêcher que des conflits sanglants éclatent entre de grands monastères au Sri Lanka, au Tibet, au Japon pour des raisons doctrinales mais aussi pour défendre des intérêts fonciers.
Comment expliquer, cette fois encore, la contradiction qui apparaît entre l’attitude du Bouddha et la pratique ? On peut, bien sûr, rappeler le relativisme éthique déjà évoqué mais il faut surtout, à cet endroit, présenter la théorie classique des Deux vérités : « la vérité conventionnelle, selon laquelle les choses existent ; et la vérité ultime selon laquelle tout est vide. La perception de ces deux vérités comme complémentaires constitue la Voie du Milieu. »[10] La vérité ultime est ce qui amène à la libération et la vérité conventionnelle est ce qui aide à comprendre la vérité ultime. Cette théorie « permet d’expliquer la contradiction (apparente) entre le respect de la vie humaine et le devoir patriotique »[11] et, en même temps, la séparation et la fusion du religieux et du politique.
Précisons encore que l’idéal non-violent peut se vivre si l’on jouit de puissants protecteurs extérieurs sur qui reposent l’ordre et la sécurité. Mais il n’empêche que les monastères tibétains qui furent très peuplés à certaines époques (10.000 moines à Drepung en 1951), durent organiser un service d’ordre : les dob-dob. Les réalités terrestres ont leurs exigences.
Un dernier point qu’il ne faut pas négliger est l’incidence du patriotisme sur les communautés. A l’époque du colonialisme, elles ont réagi et sont devenues des symboles de résistance à l’Occident. Régulièrement, les communautés bouddhistes ont été et sont encore des foyers de revendications identitaires ou ethniques. En 2003, en Birmanie, des moines attaquèrent des musulmans et l’on sait quelle fut l’attitude des bouddhistes au Sri Lanka contre les minorités ethniques et religieuses.
S’étonnera-t-on dès lors de l’attitude des bouddhistes face à la guerre ?
Certes, le Sutra du filet de Brahmâ rejette toute participation à la guerre[1] et Buddha, dans le Samyuttanikâya[2] dit que le soldat mort au combat va dans un enfer spécial. Mais, on peut rappeler que les moines ont été conseillers des princes et de princes qui ne vivaient pas nécessairement l’idéal non-violent.[3] Le bouddhisme a soutenu les efforts de guerre dans les pays où il était religion officielle et « comme toutes les doctrines religieuses, le bouddhisme a pu, à l’occasion, servir d’instrument de propagande dans une politique de conquête »[4]
Rappelons-nous les conquêtes mongoles ou les conquêtes tibétaines en Asie centrale au VIIIe siècle, les deux tentatives tibétaines, au XVIIe siècle, d’envahissement du Bouthan[5]. En plus des luttes intestines entre monastères, le Tibet connut aussi la guerre contre le royaume du Ladakh, les Mongols Dzungar, le Népal et, plus près de nous, contre les Anglais puis contre les Chinois. Des faits qui font dire à B. Faure qu’à d’autres époques, le Tibet fut « contraint au pacifisme n’ayant pas la force de s’opposer à ses puissants voisins »[6].
Par ailleurs, quand les communautés dépendent des gouvernements, elles peuvent être amenées à justifier les violences commises au nom de la nation ou à soutenir l’état-nation. Ce fut le cas, au Japon qui avait connu les « sôhei » moines-soldats[7]. Lors des guerres modernes, les bouddhistes japonais soutinrent, avec des arguments religieux, le bellicisme ambiant [8]. Durant la guerre russo-japonaise (1904), Inoue Enryô déclare : « Les Russes ne sont pas seulement notre ennemi, ils sont l’ennemi du Buddha. Tuer les Russes n’est pas seulement notre devoir en tant que citoyens, c’est notre devoir en tant que bouddhistes »[9]. Au cours de la guerre sino-japonaise (1937), Rinzai Hitane Jôzan parle d’une « guerre sacrée incorporant la grande pratique du bodhisattva ».[10] d’autres la qualifièrent de « guerre de compassion »[11]. Notons que, de son côté, le clergé chinois, en majorité tenta, de se concilier l’occupant bouddhiste. Enfin, la guerre de 1940-1945 trouva des justifications dans les écrits de Nishida Kitarô (1870-1945) et de D.T. Suzuki (1870-1966) tous deux profondément influencés par le bouddhisme zen.
En Chine, les moines du monastère de Shaolin luttèrent contre les pirates et envahisseurs japonais. Les monastères furent aussi au centre de révoltes ou servirent de caches d’armes comme celui de Chang’an en 445. L’empereur Taiwu fit passer les moines au fil de l’épée.
[1]
Le moine japonais Zennichi-maro, surnommé Nichiren (Lotus du soleil)(1222-1282), fondateur de l’Ecole qui porte ce nom, estimait que le Soûtra du Lotus de la Loi merveilleuse était la vérité ultime et suffisait comme texte sacré. Il est l’auteur du Traité sur la pacification de l’État par l’établissement de l’orthodoxie. Pour éviter les calamités naturelles et autres, la solution qu’il propose est d’« établir officiellement la seule vraie religion et interdire les hérésies »[2]. Ce bouddhisme est nationaliste. A l’époque contemporaine, s’est réclamé du nichérisme Inoue Nisshô (1886-1967) forme, en 1932, maître de la Conjuration du Sang qui réunit un petit groupe d’adeptes dont le but était d’assassiner une vingtaine de hauts dirigeants politiques et économiques. Trois assassinats furent perpétrés. En 1934, Inoue et ses complices furent condamnés à diverses peines de prison mais leurs actions et leurs publications nourrirent l’ultranationalisme (dictature impériale, moralité publique et privée, unité spirituelle de tous les Japonais). En 1940, ils furent libérés et Inoue amnistié. Ils s’engagèrent dans diverses associations nationalistes et publièrent des ouvrages aux titres significatifs : Un homme, un meurtre ; Un meurtre, de multiples renaissances.
Comment s’opère le mariage entre ultranationalisme, violence et bouddhisme ? Dans une union parfaite de la politique et de la religion, ces nichériens estiment que ce qui fait le caractère propre du Japon, la manière d’être de son État, sa culture si l’on veut (tout cela est résumé dans le mot « kokutai ») est d’être parfaitement conformes aux lois de l’Univers. Le Japon est donc le « pays absolu », « et comme les lois du Kokutai sont celles de l’Univers, sacrifier le « petit moi » au Tout et à l’État japonais constitue une seule et même opération de retour à sa propre essence ». Dans cette vision, l’assassinat a un rôle important Inoue Nisshô écrit : « L’obstacle sur le chemin du développement créatif de l’État, c’est l’absence de prise de conscience (…) des classes dirigeantes ; le principe fondamental (…) est de leur faire prendre conscience, et par là de vivre dans un japon qui soit [véritablement] le Pays du Tennô[3]. Dans ces conditions, ce moyen extrême qu’est l’assassinat est un expédient (…) inévitable. (…) En effet, ils s’entourent de murailles si inexpugnables que ni les écrits, ni la bonne foi des patriotes aux plus hautes aspirations (…), rien ni personne ne peut quoi que ce soit contre eux. J’ai vite compris que, pour leur faire prendre conscience, il ne restait qu’une chose, les faire craindre pour ce à quoi ils tiennent par-dessus tout : leur vie. J’avais la conviction que c’était pour moi un exercice spirituel bouddhiste. A la réflexion, je pense qu’il n’y avait là ni Bien ni Mal. Je pense seulement que tout cela était nécessaire pour le développement de ce pays. »[4] Nous retrouvons, dans ce texte, le thème du dépassement du Bien et du Mal mais aussi le terme « expédient » qui désigne, explique P. Lavelle, « un moyen utilisé pour le développement spirituel des êtres, judicieusement adapté à leur caractère et à leurs capacités, et cela pour le bénéfice de chacune des deux parties ». Enfin, « l’acte bouddhique, l’assassinat politique s’accomplit sans la moindre rancœur ni haine personnelles ».[5] L’auteur se réfère à un spécialiste japonais de l’idéologie d’extrême-droite (Matsumoto Ken’ichi) qui souligne un autre élément typiquement bouddhiste : « la philosophie de l’assassinat repose sur une conception de la vie et de la mort selon laquelle la réalisation des plus hautes aspirations doit être celui de la mort, et que, de plus, le meurtre a des rapports étroits avec la profusion de vies. En ce cas, il va de soi que ce qui est tué n’est pas l’ennemi mais le moi. Tuer le moi, tel est le fondement de la philosophie de l’assassinat. (…) C’est ce qu’on appelle l’ « identité de la vie et de la mort ». » [6] On pense, pour l’assassiné, au cycle des renaissances dans le samsâra et l’on pense aussi que l’assassin, prêt lui-même à mourir, réalise par son acte son propre salut. L’inspiration de ces nichériens est profondément bouddhiste comme en témoigna un compagnon d’Inoue Nisshô, Onuma Shô (1919-1978)[7] qui assassina Inoue Junnosuke[8] : « La relation de maître à disciple qu’il y a entre Inoue Nisshô et moi est de causalité conforme [acte bon, fruit bon], celle d’assassin à victime que j’ai avec Inoue Junnosuke de causalité inverse [acte mauvais, fruit bon]. Car à bien regarder l’essence de la Réalité absolue (…), Junnosuke est le junnosuke du fond de mon cœur. Et mon cœur, c’est le grand cœur du Bouddha suprême (…).Le Soûtra du Lotus enseigne que la voie bouddhique est faite des deux type de causalité. C’est je crois, en tuant Inoue Junnosuke que j’ai à peu près saisi ce qu’est le bouddhisme. (…) C’est à Junnosuke que je le dois ; je pense que pour moi l’assassinat fut un expédient du Bouddha. Pour moi, Junnosuke est le Bouddha, la bonne œuvre suprême et le Maître en sapience ; il est mon maître par causalité inverse. (…) Inoue Junnosuke, qui a quitté ce monde par ma main, est vivant au fond de mon cœur. Il y sourit du matin au soir. »[9]
Voilà comment la religion qui, selon Lavelle, « est la moins à même de justifier la violence » sert à la justifier. Mais ces faits invitent à « se réinterroger », notamment, « sur sa situation parmi les religions du monde. »[10]
Le Buddha dénonce les sacrifices d’animaux qui ont été instaurés par le brahmanisme[1]. d’une part, les animaux « sont au fond des êtres humains qui souffrent d’un mauvais karma »[2]. d’autre part, les animaux ont quelque chose de sacré car ils servent souvent d’émissaires aux dieux ou aux bodhisattvas. Tuer les animaux est une impureté qui entraîne un mauvais karma en vertu de la parenté universelle. La chasse, la pêche et même l’agriculture qui exploite le travail animal et détruit des formes de vie animale sont perçues de manière négative mais on trouve, ici et là, des compromis ou des rituels d’apaisement, face à certaines situations économiques et sociales. On trouve également des « rites de délivrance » d’animaux pour hâter leur chemin vers l’Eveil.[3] Dans le même ordre d’esprit, le végétarisme a subi des fluctuations suivant les circonstances. De l’abstinence radicale de viande et de poisson à l’abandon du végétarisme en passant par l’interdiction de certaines viandes
Il existe aussi une violence moins apparente mais discriminatoire vis-à-vis des femmes. En théorie, femmes et hommes sont égaux mais on constate que les nonnes (bikhunis) ont un statut subalterne, soumises aux moines et à une règle plus stricte. Par ailleurs, la hiérarchie sociale se retrouve à l’intérieur du monastère où les filles de familles aisées ont une existence plus confortable que les filles de petite naissance. Certes ce sexisme dépasse le cadre du bouddhisme et lui est antérieur mais le bouddhisme a considéré la femme comme un danger pour les moines et l’a considérée comme impure ne fût-ce que par son rapport au sang comme dans les cultures prébouddhiques.
On peut ajouter à ce tableau les enfants sont assujettis sexuellement ou socialement comme les chigo dans les monastères japonais[4]. Les enfants sont victimes d’une violence sociale dans la mesure où ils sont retirés de la société et ils ne peuvent guère grandir, vu l’importance l’éducation bouddhique reçue, que dans le cadre du monastère.
En contrepartie, on dira que les femmes, au monastère, évitaient la mendicité, la prostitution ou pouvaient échapper à un mariage pénible, l’entrée au couvent étant la seule manière d’obtenir le divorce. Quant aux enfants, ils obtenaient protection et possibilité de s’élever dans la hiérarchie monastique.
Il faut encore parler de la violence exercée envers soi-même. Si un certain nombre de textes condamnent le suicide causé par le désir de non-existence, par le désespoir, suicide qui crée au même titre que le désir de vivre, un karma négatif, il ne faut toutefois pas oublier que « le bouddhisme n’a pas fait de la vie une valeur suprême, à la différence des traditions occidentales »[5]. Par ailleurs, si le « moi » est inexistant, pourquoi ne pourrait-on se sacrifier ?
Ainsi, d’autres textes, plus nuancés, exceptent de cette règle d’interdiction réservée aux gens ordinaires, certains arhats qui, ayant épuisé leur karma, peuvent ainsi entrer dans le Nirvana et les bodhisattvas qui se sacrifient pour autrui. Ici aussi, comme dans le cas de la violence générale, tout dépend de l’état d’esprit de la personne qui se suicide. Il y a, dans l’histoire du bouddhisme, bien des cas d’immolations par le feu[6] qui se justifient par la compassion, le don de soi, l’altruisme. Ces « auto-immolations »[7] ont un caractère religieux et s’inscrivent dans une longue tradition. Elles sont tantôt dignes d’éloges, tantôt réprouvées mais elles peuvent se réclamer de nombreuses légendes où des boddhisattvas se sacrifient pour sauver des hommes ou des animaux. En témoignent, entre autres, le Sûtra du lotus ou le Traité de la grande vertu de sagesse. On cite aussi l’immolation ou la noyade volontaire de certains croyants impatients d’atteindre le paradis (Terre pure) du buddha Amithâbâ.[8] Une autre forme de « sacrifice de soi » dont on trouve de nombreux témoignages est la momification volontaire : des ascètes s’abstiennent de nourriture jusqu’à l’inanition pour « transmuer leur corps mortel en un « corps de gloire » imputrescible ». [9] Sans aller jusque là, les pratiques ascétiques extrêmes ne sont pas rares malgré le choix du Buddha d’une Voie du Milieu.
Enfin, à côté des textes doctrinaux, il faut aussi tenir compte de l’iconographie, de la mythologie et des pratiques rituelles[10] où se développe une violence symbolique et visuelle. Le bouddhisme tantrique surtout est peuplé de divinités terribles et ambigües car « la distinction entre dieux et démons n’est pas toujours claire – elle ne recouvre en tout cas pas toujours celle du bien et du mal » dans la mesure où, in fine, théologiquement, bien et mal sont identiques[11] ou se transforment l’un en l’autre : « dans la mesure où les dieux ne sont que des « manifestations » des buddhas, la violence des premiers et la compassion des seconds ne sont que les deux faces d’un même pouvoir monastique. »[12]. Ces divinités peuvent être des bodhisattvas qui protègent et guident en usant de violence[13]. Les démons, divinités pré-bouddhiques, par exemple, doivent être convertis ou « délivrés », c’est-à-dire tués. Même converti, un démon garde son apparence terrible pour écarter leurs anciens congénères. N’oublions pas non plus l’assimilation des rivaux et des étrangers, bouddhistes ou non bouddhistes, à des démons, à des icchantika (des êtres dénués de nature de Buddha et donc incapables d’atteindre le salut), à des hinin (« non-humains » dans le bouddhisme japonais). N’oublions pas non plus que le Kâlachakra-tantra cher au Dalaï Lama évoque la confrontation finale entre bouddhistes et hérétiques (les musulmans) qui menacent le Shambhala.
Avec B. Faure, on peut déduire de tout ce qui précède que « la violence bouddhique a des origines complexes – à la fois théologiques, sociologiques, politiques, ethniques et culturelles. (…) Le bouddhisme –singulier ou pluriel- est une entité élusive, qui n’existe peut-être pas en dehors des représentations qu’on s’en fait. Il existe des doctrines bouddhiques –parfois contradictoires-, des rites et des institutions bouddhiques, des collectivités et des individus qui se disent bouddhistes – et qui donc le sont, à des degrés divers. Aucun de ces éléments ne saurait à lui seul prétendre représenter le bouddhisme. L’existence de bouddhistes violents ne signifie pas que le bouddhisme soit violent, ni celle des bouddhistes pacifiques que le bouddhisme soit non-violent. (…) Le bouddhisme, tel du moins qu’on se le représente, est avant tout une sotériologie, une doctrine de salut, et selon les cas, la violence comme la non-violence peuvent constituer des « moyens » d’avancer sur cette voie – même si, dans l’ensemble, la première constitue plutôt un obstacle. (…) Le bouddhisme n’est pas aussi dénué de violence qu’il le prétend. Son idéal de paix et de tolérance, tel qu’il s’exprime dans certaines sources canoniques, est battu en brèche par d’autres sources tout aussi canoniques, selon lesquelles la violence et la guerre sont permises lorsque le Dharma bouddhique est menacé par des infidèles. En outre, l’imagerie bouddhique révèle une violence plus profonde, peut-être essentielle. (…) …même dans les cas avérés de violence, le bouddhisme est surtout coupable de n’avoir pas su garder suffisamment ses distances vis-à-vis des enjeux politiques ou des idéologies nationalistes propres au milieu dont il était issu. »[1]
Cette ambigüité tient aussi à certains points de doctrine : l’absence de « moi » qui justifie le sacrifice, le relativisme éthique qui découle de l’importance donnée à l’intention, la théorie des deux vérités qui juxtapose le prêtre et le guerrier et celle de la compassion. Enfin, suprême excuse, le Buddha a prévu qu’après lui, le bouddhisme entrerait en déclin et que les violences seraient un « signe des temps », la preuve que la fin est proche.
Il n’est pas inutile de terminer par une note optimiste. Le 29 mai 2009, Benoît XVI recevait le nouvel ambassadeur de Mongolie[2], un pays qui compte trois millions d’habitants, en majorité bouddhistes tibétains. Cette ancienne république communiste s’est dotée en 1990 d’une constitution qui garantit la liberté religieuse. De ce fait, en 1992, des relations diplomatiques ont été établies avec le Saint-Siège et les premiers missionnaires[3] sont arrivés sur une terre où pratiquement personne n’avait entendu parler de Jésus.[4] Le Saint Père a salué « l’ouverture du peuple mongol qui conserve précieusement les traditions religieuses transmises de générations en générations, et qui fait preuve d’un profond respect pour les traditions qui ne sont pas les siennes ». Il a ensuite exprimé sa reconnaissance au gouvernement et aux autorités civiles qui ont tout fait « pour que cela puisse se réaliser ».[5] Deux éléments importants apparaissent donc dans cette allocution : d’une part, une culture ouverte et d’autre part, comme garant suprême de cette ouverture un État qui tient au droit fondamental de la liberté religieuse et qui ne se confond pas avec le pouvoir religieux fût-il majoritaire.[6]
Par contre, le même jour, Benoît XVI recevait aussi le nouvel ambassadeur d’Inde[1] et, à cette occasion, le saint Père exprima sa « profonde préoccupation pour les chrétiens qui ont été victimes d’explosions de violence dans certaines régions »[2]. En effet, à suivre l’actualité des dernières années, on se demande comment il est possible de présenter l’hindouisme comme une religion pacifique et tolérante. En effet, depuis 1998, la minorité chrétienne d’Inde[3] subit de plus en plus de persécutions.[4] Ces persécutions qui se sont amplifiées à partir de 2008[5] ont causé la mort de dizaines de chrétiens, le déplacement de dizaines de milliers d’autres, l’incendie de dizaines d’Églises, de temples protestants et de milliers de maisons de chrétiens.[6] Les destructions et exactions diverses, les arrestations, les harcèlements physiques, les enlèvements, les viols, les attaques contre des écoles catholiques, les brutalités contre des prêtres, les perturbations des cérémonies religieuses, les conversions forcées furent tels en 2008 que la Cour suprême de l’Inde a ordonné au gouvernement de l’Orissa, région particulièrement troublée, de protéger les chrétiens sous peine d’être destitué.[7] Le mouvement qui touche plusieurs États de l’Inde, s’est étendu également au Népal où un groupe hindouiste, Nepal Defence Army, a déclaré la guerre aux chrétiens.[8]
Comment expliquer cette situation dans un pays qui a ou avait, notamment la réputation d’être un État tolérant, ouvert, non-violent, à l’image du héros de l’indépendance : Gandhi ?[9]
Plusieurs observateurs expliquent cette montée de violences par la situation politique et sociale particulière de l’Inde.[1]
Dans sa lutte pour l’indépendance, le Congrès national indien, fondé en 1885, se déclara laïc mais mobilisa, parfois avec des arguments religieux, tous les Indiens quelle que soit leur religion. La liberté de confesser et de pratiquer leurs religions respectives, en privé comme en communauté était reconnue à tous, qu’ils soient hindous ou musulmans. Après l’indépendance, en 1947, le président Nehru[2] défendit une conception plus neutre de la laïcité de l’État entendue comme une indifférence face à la religion, tandis que Gandhi était partisan d’un « laïcisme religieux ». Si ,pour lui, la religion était indispensable à la politique, l’État toutefois ne devait faire aucune différence entre les religions. Malgré ces différences, l’Inde, État laïc, s’engagea officiellement sur le chemin de la tolérance fidèle à la tradition hindoue comme à l’esprit moderne. Le philosophe hindouiste Sarvepalli Radhakrishnan qui fut président de l’Inde de 1962 à 1967, déclara : « La laïcité est compatible avec la vieille tradition religieuse. Elle cherche à former une communauté de croyants, non pas en subordonnant des valeurs à des options partisanes, mais en les accordant harmonieusement entre elles. »[3] Un autre homme politique indien confirme cette conception : « Ce style de laïcité souscrit à la thèse de la philosophie hindoue qui dit que les religions possèdent des éléments de la vérité et qu’aucune n’a le monopole de la vérité. L’esprit de tolérance est le fondement de la laïcité. »[4] De leur côté, les organisations confessionnelles hindoues, après l’assassinat de Gandhi, en 1948, par un hindou, se déclarèrent partisans de la laïcité et affirmèrent que l’hindouisme ne contredisait pas l’État laïc « puisque l’hindouisme est une religion ouverte et capable de s’adapter, que Râma est un héros national et que son règne (Râmâraj), loin d’exclure les autres religions, les protège toutes. »[5]
Dans cet esprit, dès le préambule, la Constitution indienne affirme : « Nous sommes résolus à assurer à tous les citoyens (…) la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi et de culte. » Et l’article 25 de cette Constitution proclame « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » en ces termes : « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion ».
Les premières difficultés apparurent avec les musulmans. Si du VIIIe siècle jusqu’au XVIe siècle, les musulmans dominèrent la péninsule indienne où les périodes de tolérance et d’intolérance vis-à-vis des hindous alternèrent, ils perdirent progressivement de leur influence avec l’arrivée des Européens et particulièrement des Anglais qui triomphèrent de leurs rivaux et s’imposèrent progressivement dès le XVIIIe siècle. Ceux-ci favorisèrent les hindous plus aptes à s’adapter à la modernité. Lorsque naquit le Parti du Congrès national indien, en 1885, qui cristallisait l’aspiration à l’indépendance, les musulmans se montrèrent réticents devant le projet d’un vaste mouvement panindien où ils seraient nécessairement minoritaires et ils fondèrent un parti religieux, la Ligue musulmane, pour protéger leur autonomie culturelle et politique. Devant la montée du mouvement national hindou, les Anglais changèrent de politique et s’appuyant sur la minorité musulmane, tentèrent d’exploiter la rivalité entre les deux communautés. Toutefois, par le pacte de Lucknow, en 1916, la Ligue musulmane et le Parti du Congrès de Gandhi font alliance pour réclamer l’indépendance. Ce pacte n’effaça pas les vieux antagonismes et dès 1926, les deux communautés entrent en hostilité et, dans la mesure où les hindous se montrèrent peu conciliants, les musulmans qui, en grande partie voulaient sauvegarder l’idée d’une Inde fédérale unie, finirent par réclamer la constitution d’un État islamique indépendant, le Pakistan. Ce que l’Angleterre accepta. La scission se fit, en 1947, sur la base d’un recensement des religions effectué en 1941. S’ensuivirent d’énormes mouvements de populations, sources de pillages et de massacres : des millions d’hindous voulant rejoindre l’Inde et des millions de musulmans partant vers le Pakistan. La question du Cachemire restant une source de conflit entre le Pakistan, l’Inde et la Chine.
On comprend mieux, à relire l’histoire, que les hindous nourrissent de la méfiance et de la rancune vis-à-vis des musulmans. On comprend surtout que la partition entre Pakistan et Inde opérée sur la base d’un clivage religieux a facilité une collusion entre le patriotisme et la foi religieuse, collusion qui explique pourquoi, par exemple, en 1992, à Ayodhya, capitale mythique du royaume de Râma, des hindous ont rasé la mosquée Babri Masjid, ou mosquée de Babur, construite en 1528. En effet, elle aurait été construite d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du dieu Râma, où il y aurait eu un temple hindou détruit par les musulmans.[6]
Pour de plus en plus d’Indiens, l’Inde est le pays de l’hindouisme et cette identification va finalement justifier la persécution des chrétiens pourtant parfaitement absents de cette longue confrontation entre indouisme et islam.[7] Cette persécution interpelle d’autant plus que les chrétiens ont été, pendant des siècles, bien tolérés en Inde. Ajoutons encore que plus de 60% d’entre eux sont des « dalits ».[8] Ce mot regroupe les classes défavorisées, basses castes, intouchables, parias, et populations tribales et donc si les chrétiens peuvent avoir quelque influence, nécessairement très limitée, c’est surtout grâce à leurs institutions scolaires et caritatives là où ils sont implantés.
En mars 1998, on assiste à la victoire du BJP dans l’État du Bihar. Le BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du Peuple Indien) est aujourd’hui l’un des principaux partis politiques en Inde, de tendance nationale-hindouiste. Ce parti dont les succès ont fluctué, exerce néanmoins une grande influence dans de nombreux États. Le BJP profite de l’appui du Vishva Hindu Parishad (VHP fondé en 1964), une organisation religieuse[9], et du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation militante, tous étant réunis dans le Sangh Parivar (la « grande famille » du nationalisme hindou, un réseau qui comporte également nombre d’associations, syndicats, etc…)[10]. Plusieurs commentateurs attirent l’attention sur le double jeu mené par ces nationalistes. Le VHP et le RSS qui préconisent de favoriser les hindous par rapport aux minorités musulmane et chrétienne ne sont guère inquiétés dans leurs exactions par les autorités du BJP au pouvoir.
Cette émergence nationale-religieuse explique la recrudescence des persécutions contre les musulmans et contre les chrétiens[11] qui représenteraient une menace étrangère pour la culture hindoue et l’identité du pays. En 1998 serait apparu ce slogan : « C’est maintenant le Râmarajan, le règne de Râma. Enfin, on observera de nouveau la religion hindoue ! »[12]
Pour Mgr Concessao, archevêque de New Delhi, ce qui semble expliquer la persécution, c’est le fait qu’il y a de plus en plus de conversions. Le christianisme, par sa morale de la liberté, remet en cause le système de caste propre à l’hindouisme et attire une population croissante.[13]
C’est bien, semble-t-il, la pierre d’achoppement. Plusieurs déclarations le confirment : pour Praveen Togadia, un des leaders du VHP, « la conversion au christianisme équivaut à changer de nationalité… Les conversions menacent l’unité nationale. » ; Giriaj Kishore, secrétaire du VHP, déclare : « Aujourd’hui, les chrétiens représentent une menace plus grande que la menace collective des séparatistes musulmans. » ; Ashok Singhal, président du VHP a affirmé que le Prix Nobel d’économie a été attribué à Amartya Sen grâce à « un complot des chrétiens dans le but de propager leur religion et d’évincer l’hindouisme. » Il estime que « les musulmans et les chrétiens ne toléreront pas qu’une autre religion survive ». Rajendra Sing, chef du RSS est, quant à lui, sûr que « les musulmans et les chrétiens prendront la culture hindoue si les hindous les traitent comme des Indiens. »[14]
Le confirme également cette tentative, en 2006, de renforcer une loi anti-conversion. Cette tentative a échoué[15] mais elle doit attirer notre attention sur une certaine ambigüité des textes officiels.[16]
Revenons un instant à l’article 25 de la Constitution. Après avoir proclamé « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » et déclaré que, « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion », dans le deuxième paragraphe le texte précise : « Rien dans cet article ne devra affecter l’exécution de quelque loi existante ou empêcher l’État de faire une loi
qui régule ou restreint toute activité profane, économique, financière, politique ou autre qui peut être associée à la pratique religieuse ;
qui pourvoit au bien-être et à la réforme sociale ou au lancement d’institutions religieuses hindoues à caractère public destinées à toutes les classes et sections d’Hindous.
Suivent deux « explications » :
Explication 1 : l’usage et le port des kirpans ([17]) devront être considérés comme inclus dans la profession de la religion Sikh.
Explication II : dans la clause (b) du numéro (2), la référence aux Hindous sera interprétée comme incluant une référence aux personnes professant la religion Sikh, Jaïn ou Bouddhiste, et la référence aux institutions religieuses hindoues sera interprétée en conséquence.
Si les chrétiens et les musulmans se réfèrent systématiquement à l’article premier, les hindous peuvent s’appuyer sur la suite qui, dans les précisions apportées, ne cite explicitement que les religions traditionnelles nées en Inde.[18] On peut donc lire cet article 25 de manière très restrictive et exclure de la protection de l’État les religions étrangères.
La Constitution a vu, lors de sa préparation, s’affronter des avis divergents au sujet de la liberté religieuse : « les traditionnalistes hindous du Congrès souhaitaient une « uniformisation culturelle du pays » qui aurait reconnu la place prédominante de l’hindouisme ».[19] C’est le président Nehru qui a empêché cette vision de s’imposer. C’est surtout le mot « propager » qui avait fait problème : « Il ne pouvait satisfaire les hindous qui ne comprennent pas pourquoi, à la différence des hindous, les musulmans et les chrétiens sont à la recherche de nouveaux adeptes. Mahatma Gandhi lui-même s’était plusieurs fois exprimé contre tout prosélytisme. Les hindous avaient fait une concession, selon eux majeure et injustifiée, aux musulmans et aux chrétiens. Ils redoutaient leur zèle missionnaire. Faute de pouvoir modifier la Constitution, les militants trouveraient d’autres moyens de contrecarrer la liberté des chrétiens de « propager » leur religion. »[20]
La première mesure prise dans ce sens fut, dès 1953, de ne plus accorder
de visas à de nouveaux missionnaires. Jawarlahal Nehru expliqua cette
décision devant trois évêques indiens venus lui demander de reconsidérer
cette mesure. Selon S. Zang, il leur dit en substance : « Le
christianisme est implanté en Inde, me dit-on, depuis le Ier siècle.
Pourquoi faudrait-il que les chrétiens aient encore besoin de
missionnaires étrangers ? Aujourd’hui, le pays s’efforce de se
débrouiller par lui-même. Tout au plus fait-on appel quelquefois à des
spécialistes étrangers, pour des tâches particulières, lorsqu’il n’y a
pas sur place des gens compétents. De même, on peut à la rigueur
autoriser l’entrée de quelques missionnaires étrangers, s’il s’agit de
tâches spécifiques, étant entendu que la communauté chrétienne prendra
les mesures nécessaires pour former, le plus rapidement possible, le
personnel indien dont elle a besoin »[21]. Cette
justification qui peut paraître raisonnable voilait sans doute des
pressions exercées par les milieux militants hindouistes.[22] Et comme ceux-ci n’ont pas
désarmés, au contraire, cette politique s’est durcie au cours des
dernières années.[23]
Un autre moyen de lutter contre l’intrusion religieuse étrangère, fut,
de nouveau dès les années 60, l’établissement de lois
anti-conversions[24] : « En 1967 et 1968, deux
projets de loi furent adoptés dans les États de l’Orissa et du Madhya
Pradesh, qui donnaient au gouvernement le pouvoir de contrôler les
conversions. En principe, il s’agissait simplement de vérifier la
liberté de ceux qui changeaient de religion, mais la formulation était
telle que tous les abus étaient possibles. »[25] Finalement, la Cour suprême déclara ces deux
lois constitutionnelles.[26] En 1978, une loi sur la liberté de
religion fut votée dans l’Arunachal Pradesh, un État frontière peu
peuplé. Le gouvernement interdit l’accès de ce territoire à tout
missionnaire chrétien sous prétexte de préserver les traditions, les
cultures et les croyances locales. « De plus, pour décourager le
changement de religion, il fut précisé que ceux qui abandonneraient leur
religion ancestrale seraient privés des nombreux avantages prévus pour
les populations tribales. »[27] Malgré les protestations
des chrétiens de toute l’Inde, le 25 octobre 1978, le président de la
République entérinait officiellement ce texte discriminatoire visant les
chrétiens de cet État.[28] Le 22 décembre
1978, sous le régime du Janata Party, un projet de loi fut déposé à
l’Assemblée de New Delhi qui reprenait en substance les clauses de la
loi adoptée dans l’Orissa et qui était cette fois destinée à l’ensemble
de la nation ! Toutes tendances confondues, les chrétiens et les autres
minorités religieuses protestèrent. Mère Teresa intervint et le projet
de loi fut retiré. En 2006, dans l’État du Madhya Pradesh, nous l’avons
vu, il y eut une nouvelle tentative d’établir une loi anti-conversions,
avortée heureusement. Mais toutes ces pressions incessantes visent à
durcir et généraliser un principe qui a été adopté précédemment et qui
traduit, qu’on le veuille ou non, un certain parti-pris officiel malgré
des manifestations de bonne volonté de la part des autorités
interpellées.[29]
Mais nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. Un troisième moyen
de discrimination contre les chrétiens utilise les mesures prises en
faveur des dalits dont nous avons déjà parlé plus haut. On a réservé
aux dalits des sièges au Parlement, des emplois dans les
administrations, ils jouissent de facilités d’admission dans les
collèges et universités avec bourses d’études, les agriculteurs et les
artisans reçoivent des subventions aux artisans. Ces privilèges ne sont
pas octroyés automatiquement et dépendent, dans une large mesure, du bon
vouloir des autorités locales, mais les dalits peuvent revendiquer à
l’exception des dalits de religion chrétienne parce qu’ils sont
chrétiens. L’article 341-1 de la Constitution donne au président de la
République le droit de spécifier quels sont les castes, tribus, groupes,
races, etc. qui méritent d’être inclus dans les « scheduled castes ». Or,
en 1950, le président décida que « personne en dehors des hindous ne
peut être considéré comme appartenant aux 'scheduled
castes’ »[30]. Par la suite, le texte a
été amendé pour y inclure aussi les sikhs et les bouddhistes mais pas
les chrétiens. Même s’ils sont pauvres et défavorisés, ceux-ci n’ont pas
droit aux avantages prévus pour les dalits sauf s’ils se
reconvertissent à l’hindouisme. Les autorités sont restées sourdes à
toutes les protestations qui se sont pourtant multipliées durant ces
cinquante dernières années.[31] Le BJP qui milite pour une identité hindoue
forte, l’Hindutva, cherche à « préserver une hégémonie toujours plus
contestée par les dalits, les tribus et les femmes. »[32] On imagine
aisément que l’Église qui n’accepte pas ces inégalités soit considérée
comme une ennemie.
Comme on l’a vu, face à toutes ces discriminations, les chrétiens
soutenus souvent par d’autres minorités religieuses et parfois par des
hindous, n’ont jamais répondu par la violence mais, en plus de
manifester[33], ils n’ont jamais
cesser de protester de toutes les manières et d’en appeler aux autorités
responsables, police, gouvernements locaux et gouvernement central, au
nom des droits de l’homme et au raison des principes généraux et
généreux établis par la Constitution.[34] Pour plus d’efficacité, les diverses
dénominations chrétiennes se sont regroupées dans un Forum chrétien uni
pour les droits de l’homme (FCUDH), qui a mis sur pied un comité de
vigilance et entrepris de multiples démarches au plus haut niveau. Ils
en ont aussi appelé plusieurs fois à la Commission nationale des
minorités.[35]
Comment le gouvernement réagit-il ?
En lisant ce qui précède, on se rend facilement compte que le gouvernement est embarrassé par toutes ces agressions contre les chrétiens et leurs protestations, coincé entre les déclarations généreuses de la Constitution[36] et les sollicitations des groupes hindouistes[37]. A chaque attentat, le gouvernement s’est engagé, devant les responsables des communautés chrétiennes, devant la presse, au Parlement, à faire le nécessaire pour que les coupables soient arrêtés et jugés. Et effectivement, les auteurs de ces atrocités ont été parfois arrêtés et déférés devant les tribunaux. Par ailleurs, les partis fondamentalistes quand ils accèdent au pouvoir, face à leurs responsabilités, ont tendance à modérer quelque peu, par réalisme, les ardeurs agressives qu’ils manifestaient dans l’opposition. De plus, n’oublions pas que les hindous ne partagent pas tous le point de vue des mouvements extrémistes : « Il existe une vaste majorité que l’on pourrait qualifier de « silencieuse » qui manifeste toujours une attitude tolérante, voire appréciative, à l’égard du christianisme. »[38] Il n’empêche que la situation des chrétiens reste précaire et le restera tant qu’une ambigüité persistera quant à la laïcité du pouvoir et tant que religion et nationalisme seront associés. L’Inde aujourd’hui, comme le Tibet hier non montrent l’importance de la distinction des pouvoirs et d’une saine laïcité de l’État. En attendant, que se passerait-il si un parti fondamentaliste, le BJP, devenait assez puissant pour gouverner seul ? Les intégristes hindous ne désarment pas. La publication de l’Exhortation apostolique Ecclesia in Asia, « donnée » à New Dehli en 1999, a renforcé la volonté des militants hindous d’intensifier leur action devant la menace accrue d’évangélisation.[39]
Reste un problème. Nous avons vu que quelques grandes personnalité indiennes estiment que la tolérance religieuse est ancrée dans la tradition hindoue.[1] Et, effectivement, si l’on peut considérer le bouddhisme comme une dissidence par rapport à l’hindouisme, il n’a pas provoqué de remous, pas plus que le jaïnisme. Quant aux sikhs, ils n’eurent de problèmes qu’en raison de leurs velléités d’indépendance politique. Mais toutes ces traditions et bien d’autres encore, toutes ces « expériences multiples, souvent hétérogènes (…) ont pourtant ceci de commun d’être nées en terre indienne ».[2]
Les chrétiens, eux, jusqu’à une époque récente, ont été bien accueillis dans la mesure où, l’hindouisme « n’est pas une religion aux contours bien déterminés. (…) L’hindouisme n’attend pas de ses adeptes qu’ils adhèrent à des croyances précises. Il n’est donc pas aisé de déterminer ce qui est conforme à l’hindouisme et ce qui ne l’est pas. » De plus, pour l’hindouisme, « il y a diverses façons d’atteindre l’absolu et plusieurs voies de salut ». Ce qui explique qu’« on aurait (…) du mal à trouver soit dans ses livres sacrés soit dans les écrits et pratiques des représentants les plus connus et les plus respectés de l’hindouisme, des encouragements à l’intolérance religieuse. Nulle part on ne trouve d’appel à une guerre sainte. Il n’est même pas question de l’expansion de l’hindouisme. En fait, l’hindouisme n’est pas une religion à vocation universelle. C’est plutôt une religion liée à un terroir, avec ses lieux saints (rivières et montagnes sacrées, divers lieux de pèlerinage, etc.). On naît hindou, on ne le devient pas. »[3] Ce qui, nous l’avons vu a conduit à associer, au XXe siècle, nationalisme et religion mais n’explique pas encore comment les adeptes rigoureux d’une religion réputée tolérante peuvent recourir à la violence. Autrement dit, comment un hindouiste peut-il justifier sa violence au nom de sa religion ?
Nous avons tendance, en Occident, à associer la non-violence de Gandhi à l’hindouisme alors que Gandhi a transformé profondément le sens de l’ahimsâ brahmanique[4] : « En relisant ce concept à travers un prisme de valeurs chrétiennes qu’il rapportait d’Angleterre et d’Afrique du Sud, [Gandhi] a cru plutôt redécouvrir ses racines dans sa propre culture reformulées en termes occidentaux et s’en est emparé avec d’autant plus de passion. » De plus, « en associant des notions orientales et occidentales, Gandhi fait passer la non-violence du domaine religieux à celui du combat révolutionnaire. » Il disait : « La non-violence m’est un credo, le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais proposée à l’Inde comme un credo… je l’ai proposé au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. »[5] La non-violence est utilisée comme un moyen efficace pour mobiliser les Indiens en vue de leur indépendance dans le cadre d’un État moderne qui, en principe, doit se fonder sur la volonté générale. Mais le choix de Gandhi est aussi moral. Et ceci, nous le verrons par suite, est très important : « Les moyens, disait-il, sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence… On récolte exactement ce que l’on sème. »[6] Comme nous allons le voir, « l’idée de la non-violence chez Gandhi n’est pas une pure interprétation de la tradition hindoue. Les auteurs émanant du christianisme et la personne de Jésus lui-même l’ont profondément marqué », en particulier le Sermon sur la montagne.[7] Un mouvement nationaliste indépendantiste et religieux comme le RSS, par exemple, n’a pas adhéré à la politique non-violente de Gandhi ni au soutien que celui-ci apporta aux musulmans même si Gandhi a été influencé aussi par la bhakti traditionnelle. Cette « dévotion qui fait participer le fidèle à la personne et à l’essence de la divinité qu’il adore » [8], est « le sommet de l’expérience spirituelle ».[9]
Quelle est alors la tradition dont se réclament les mouvements cités qui prétendent en défendre la pure interprétation ?
Il faut bien sûr la chercher dans les textes sacrés de l’hindouisme, dans les Veda, le Bhagavadgîtâ, les Upanisad, le Mahâbhâratâ, la Râmâyana, la Loi de Manu et d’autres textes encore.
On constate très vite que violence et, disons, non-violence sont mêlées : « les violences et non-violences hindoues sont complexes » et « elles sont décrites à travers des images ambigües ».[10] Dans les textes les plus anciens (Veda), on découvre que dès l’origine, dès sa fondation, le monde est violent. d’une part, les récits de guerre entre dieux, humains, démons abondent à côté de l’évocation de l’ahimsâ. d’autre part, le sacrifice occupe aussi une place essentielle. Le sacrifice est lié à l’apparition du brahmanisme : « le brahmane, situé au sommet du système des castes, peut, sans problème, défendre par la violence sa position qui est le résultat de la qualité extraordinaire des ses vies antérieures. »[11] Si le sacrifice occupe une telle place (une place que contestera le bouddhisme) c’est parce que le premier homme sacrifié par les dieux donna naissance au monde, aux êtres et aux ordres. Dès lors, « si l’ignorance des dieux et des êtres entraîne dans le monde la diversité et la confusion, le prêtre, en faisant le sacrifice quotidien, rétablit cette unité et cette harmonie dans le monde. »[12]
Comment alors justifier la violence et le sacrifice, en particulier, face à la loi de l’ahimsâ (« ne pas causer de mal ») ?
Il existe un ordre cosmique et sociétal préétabli, le dharma « qui prime, en tant qu’ordre global, sur toute forme de considération individuelle et d’évaluation de type moral (…). »[13] Il faut maintenir ou restaurer cet ordre, sans cesse menacé de désordre. Il y a une violence légitime, nécessaire et une violence condamnée, anarchique qui dérègle le monde et la vie (adharma). Toute violence qui maintient le dharma est acceptée. Sont nécessaires et légitimes quatre formes de violences :
la violence sacrificielle. On dira que la violence pratiquée dans le sacrifice est non-violence. On ne dira pas, en sanscrit, « tuer » un animal mais « faire consentir l’animal, faire que l’animal dise qu’il est d’accord »[14]. Non seulement le sacrifice est consenti mais il « vise à un changement d’état, d’être. »[15]
la violence royale, quels que soient ses moyens, pour protéger, punir, maintenir le dharma. La guerre sera interprétée comme sacrifice nécessaire pour rétablir l’ordre socio-cosmique. La violence des rois qui défendent leur royaume, comme celle des dieux, des brahmanes, des cultivateurs est jugée seulement en fonction des conséquences bénéfiques ou maléfiques. Elle est une qualité de la vie si elle est employée pour le bien et non pour le profit personnel ou par colère. Pour rétablir la justice, elle est un devoir à accomplir sans égoïsme.[16] Aujourd’hui, elle « n’est point lettre morte, mais au contraire se retrouve aujourd’hui encore dans d’innombrables réflexions politico-religieuses. Elle sera profondément contestée par Gandhi. »[17]
le châtiment tel qu’il est décrit par la Loi de Manu.
la violence intériorisée, tournée vers soi et acceptée donc.
C’est ici que se situe l’ahimsâ. L’ahimsâ : « n’est pas une réponse à une violence anarchique et destructrice, (…) n’est pas le simple contraire de la violence, mais correspond et répond à la violence conditionnée et légitime. » Enfin, ce concept « n’a pas surgi d’un milieu d’oppressés, mais est le fruit de réflexions nées dans le milieu ascétique (…). » En fait, l’ahimsâ est orientée vers la libération spirituelle : elle « promulgue la tentative d’intérioriser la violence sacrificielle et de faire de sa personne le lieu du sacrifice dans l’idée de pouvoir se défaire, en évitant l’acte de tuer, des conséquences inhérentes à un tel acte » Celui qui ainsi prend sur lui la violence, « s’immole lui-même pour accéder à un autre ordre, reconnu comme supérieur. Le renonçant ne veut pas s’investir personnellement dans l’action, car toute action est une forme de violence. » Donc l’ahimsâ n’est pas motivée par le bien de l’autre, l’entente entre les hommes mais par « le salut individuel et la sortie du monde » [18]. Dans cette perspective, on ne subit pas la violence, on la légitime en agissant au nom du dharma ou en se détachant de l’action en se libérant par la voie de l’ahimsâ.
Cette loi de l’ahimsâ qui ne se confond pas, comme nous allons le voir avec la non-violence de Gandhi est une loi générale. En effet, « toute la quête spirituelle de l’Inde se fonde sur l’expérience-clef du samâdhi, décrite comme l’atteinte d’un niveau de conscience parfaitement harmonieux, accordé à la Réalité absolue : une fois résolus tensions et conflits liés aux couples d’opposés (…), toutes les notions divergentes d’intérieur-extérieur, moi-autrui… s’unifient dans la Conscience absolue du Brahman ou du Soi, et la violence s’évanouit d’elle-même. »[19] Dans ce travail d’apaisement, pour diminuer voire détruire la violence qui gît au cœur de l’homme et empoisonne ses actes, est recommandée la violence contre soi représentée par le yoga qui maîtrise les sens par la méditation et d’autres techniques pour purifier l’être de ses pulsions. L’homme violent a l’esprit malade, il doit donc l’assainir. Toutefois, ces techniques comme la nourriture employée comme médication restent propres au sujet et ne peuvent toucher à la violence sociale ou à l’injustice personnelle ou collective.[20]
Ceci dit, on comprend mieux à présent l’originalité de la vision de Gandhi. Non seulement il ne rejette pas toute violence[21] mais il considère que le fait de ne pas tuer et, plus profondément, le souci du salut personnel dans l’ahimsâ sont moins importants que l’intérêt pour autrui et pour le bien-être social. L’ahimsâ n’est pas d’abord abstinence mais « acte de vie, (…) engagement total dans une perspective spirituelle et politique ».[22] Cette prééminence de l’intérêt humanitaire permet de traduire ahimsâ par amour qui « consiste à se sacrifier pour le bien des autres ».[23] L’amour purifie, donne un sens élevé à la vie, permet aux hommes de s’unir et de vivre ensemble sans violence.[24] L’amour implique « une discipline (…) exigeante, rigoureuse, dont les vertus cardinales sont la sincérité, l’ouverture, la non-crainte, le sacrifice, l’humilité, l’amour absolu de la vérité, la tolérance et la discipline. »[25] L’ahimsâ est donc plus que le contraire d’himsâ (violence), elle n’est pas faiblesse mais courage car il en faut pour aimer son ennemi. C’est un sacrifice (yajña) c’est-à-dire « un acte ayant pour but le bien d’autrui, accompli dans l’espoir d’aucune récompense, temporelle ou spirituelle ».[26]
On voit ici la nouveauté de Gandhi par rapport à la tradition. Le renoncement n’est pas purement spirituel ni purement individuel. Il se vit dans l’histoire et le salut concerne l’ensemble de la société. La libération accompagne l’engagement social. L’ascétisme (tapas) qui peut aller jusqu’à l’offrande de sa vie est l’arme suprême[27] non pour abolir les conséquences de ses actes mais pour changer le monde, en l’occurrence obtenir la libération de l’Inde. Cette nouveauté, on s’en rend compte, brise l’ordre brahmanique et a provoqué des réactions violentes. C’est un hindou qui a tué Gandhi au sortir d’une séance de prière pour des raisons « à la fois d’ordre religieux, idéologique et politique. »[28]
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L’hindouisme et le bouddhisme sont-ils des religions iréniques ? Elles peuvent être vécues dans un esprit de paix et de tolérance mais pour des motifs politiques, sociaux, culturels, ethniques, elles peuvent fournir des justifications à la violence ou même l’inspirer.
Que dire alors des religions réputées bellicistes ?
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« L’Islam est religion et cité »[1]
Les auteurs qui présentent le bouddhisme et l’hindouisme comme des religions iréniques accusent en même temps le judaïsme, le christianisme et l’Islam d’être des religions bellicistes.
Ici, nous ne traiterons que de l’Islam, la tradition judéo-chrétienne occupera à elle seule tout un volume, tant sont nombreuses les questions à son propos.
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Le terrorisme islamiste contemporain[2] a popularisé l’idée que l’Islam[3] était violent par essence. Mais Elie Barnavi nous a mis en garde : « il y a les textes sacrés, et il y a ce que les hommes en font »[4]. « Les Écritures sont des auberges espagnoles, on y vient avec ce qu’on a et l’on y trouve ce qu’on veut ».[5]Ainsi, conclut-il, « il n’y a pas de vrai islam. La lecture de l’émir d’al-Qaida est aussi « vraie » que celle de n’importe qui. Elle est simplement criminelle »[6].
Il est vrai, nous le savons, qu’il est toujours possible de projeter dans un texte, même sacré, ses propres désirs et de l’utiliser pour justifier ses choix personnels. Il est vrai aussi qu’en ce qui concerne l’islam tout particulièrement, l’absence d’une autorité centrale et d’autre part, comme nous allons le voir, le refus trop général de soumettre le Coran à une investigation scientifique, le rend malléable. Mais ces remarques ne nous dispensent pas de nous pencher sur les textes et de les interroger.
Il est certes possible à travers le Coran[7] de trouver une légitimation de la violence.
Si, dans nombre de versets[8] Mahomet donne simplement des conseils qui relèvent de la prudence ou de l’art militaire face à des ennemis[9], en de nombreux endroits, le prophète précise de quelle manière forte il faut traiter les polythéistes, les idolâtres, les immoraux, les violents, les « gens du Livre » (juifs et chrétiens principalement), les « hérétiques » musulmans.[10]
Certains commentateurs[11] disent « l’Islam, comme tout monothéisme, valorise la paix (silm ou salâm) qu’il assimile à la sécurité, au Salut et parfois à l’islam lui-même par dérivation sémantique de la même racine (S.L.M.). la formule de salutation entre les musulmans est « salut et paix sur vous » (salam ‘alaykum) : ceux qui croient entre dans la Paix (2, 208). Dieu dirige sur le chemin du Salut (salâm) (5, 16). » Mais, ces mêmes commentateurs soulignent que « la guerre, bien qu’elle soit détestable, a une finalité légitime » à condition qu’elle soit sainte. Et elle l’est lorsqu’elle est déclarée « contre les non-musulmans, les païens et les gens du Livre (juifs et chrétiens). Les païens doivent être islamisés et les gens du Livre peuvent garder leur religion en contrepartie de l’impôt de capitation »[12]. Quant aux guerres d’intérêt général, elles ne sont pas saintes. « Elles ont lieu entre musulmans, notamment pour le rétablissement de l’ordre public confessionnel contre les rebelles, les renégats et les brigands. Les règles de la guerre varient selon qu’elles sont saintes ou d’intérêt général ».
A propos de la manière de traiter les « gens du Livre » décrite dans le Coran, on cite le verset 29 de la sourate 9 qui évoque l’impôt de capitation : « Tuez tous ceux qui ne croient pas en Allâh ni au dernier jour, et qui n’interdisent pas ce qu’Allâh et son Apôtre ont interdit, et quiconque ne pratique pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils aient payé le tribut de leurs (propres) mains et qu’ils soient humiliés. »
Pour Redissi et Lane, « le texte est clair, et son exégèse constante confirme le devoir de combattre les gens du Livre. La seule note positive consiste à dire, de la part des interprètes, que l’humiliation signifie, par euphémisme, que les prescriptions islamiques les régissent. »[13]
Pour Edouard Montet[14], ce passage est « très embarrassant », d’une « interprétation difficile » : « Si le texte en est sûr, il signifierait que les idolâtres et les gens du Livre, c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, infidèles à leur propre religion, doivent être mis à mort. Quant aux gens du Livre fidèles à leur religion, ils doivent être soumis à la capitation, et par ce fait mis en état d’infériorité. Mais est-ce bien là le sens du verset ? S’il s’agit des Juifs et des Chrétiens, ce verset est en contradiction avec les déclarations très nettes et très positives de Mahomet (5, 73 et 85) qui sont très favorables non seulement aux Juifs et aux Chrétiens, mais aussi aux Sabéens[15]. Mais « ceux qui ont reçu le Livre » sont-ils dans ce passage les Juifs et les Chrétiens ? S’agit-il, comme on l’a pensé quelquefois, des adorateurs du feu, qui eux aussi avaient des livres religieux (le Zend-Avesta)[16], et que l’on désignait sous le nom de Mages au temps de Mahomet ? ».
Quant aux versets « positifs » de la sourate 5 évoquée, que disent-ils ?
Le verset 73 déclare : « En vérité, ceux qui croient (les Musulmans), et ceux qui sont Juifs, et les Sabéens, et les Chrétiens, et quiconque croit en Allâh et au jour dernier, et qui fait le bien, il n’y aura pas de crainte pour eux et ils ne seront point affligés ». Ce verset est apparemment en contradiction avec le verset 79 de la sourate 3: « Celui qui désire autre chose que l’Islam comme religion, cela (ce culte) ne sera pas accepté par Lui (Allâh), et lui sera dans l’autre monde (du nombre) de ceux qui perdent. »
Le verset 85, toujours dans la sourate 5, dit : « Tu trouveras certainement que les plus forts ennemis de ceux qui croient (les Musulmans) sont les Juifs et les païens. Et tu trouveras certainement que ceux qui sont les plus proches par l’amour de ceux qui croient (les Musulmans), sont ceux qui disent : « En vérité, nous sommes Chrétiens. » C’est parce qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et parce qu’ils ne sont pas orgueilleux. » Or ce verset très favorable aux Chrétiens, est inséré dans une sourate où les jugements sévères contre les Juifs et les Chrétiens abondent. Au verset 17, par exemple, on lit « Et quant à ceux qui disent : « En vérité, nous sommes chrétiens », Nous avons accepté (aussi) leur alliance, (mais) ils ont oublié une partie de ce dont ils devaient se souvenir. (Aussi) avons-Nous excité parmi eux l’inimitié et la haine jusqu’au jour de la résurrection. Allâh leur dira (alors) ce qu’ils ont fait. » Au verset 19: « Ils sont dans l’erreur ceux qui disent : « En vérité, Dieu c’est le Messie, le fils de Marie. » Dis-(leur) : « Qui peut en quelque manière maîtriser Allâh, s’Il veut détruire le Messie, le fils de Marie, et sa mère et la totalité de ceux qui sont sur la terre ? ». Au versets 40 et 41: « Quant à ceux qui ne croient pas, si tout ce qui est sur la terre et autant encore, et qu’avec cela ils offrissent une rançon pour le châtiment du jour de la résurrection, elle ne serait pas acceptée de leur part ; (mais) à eux (est réservé) un châtiment douloureux. Ils voudront sortir du feu, mais ils n’en sortiront pas ; car à eux (est réservé) un châtiment éternel. » Ou encore, le verset 76: « Ils sont incroyants ceux qui disent : « En vérité, Dieu est le messie, le fils de Marie. » Mais le Messie a dit : « O Enfants d’Israël ! Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur ». En vérité, celui qui donne des associés à Allâh, Allâh lui interdit le Paradis, et sa demeure sera le Feu de (l’Enfer) ; car pour les injustes il n’y aura personne qui les secoure. »
Ces contradictions frappent et embarrassent tout lecteur non-musulman qui, en toute bonne foi et sans a priori, ouvre pour la première fois le Coran. Et nous avons vu qu’un spécialiste des langues orientales comme Edouard Montet ne sait que penser.
Pour Redissi et Lane, le problème vient du fait que « le Texte et les lecteurs ont mal grandi ensemble »[17]. Certains lecteurs, dirons-nous. Une majorité non-instruite ou mal instruite lit encore le Coran comme au temps du Prophète, au temps de la conquête, au temps des croisades ou au temps de la colonisation. Beaucoup jettent les versets les plus durs à la face d’un Occident jugé immoral et à celle des aux régimes apostats cautionnés par cet Occident [18]. Il n’empêche que « l’Islam, de nos jours, ne manque pas (…) de voix qui prônent, au nom de ses propres valeurs, la paix et la concorde entre les hommes et les peuples. Mais ce sont, malheureusement, des voix minoritaires. On pourrait même affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’aux yeux de la masse musulmane, ce sont des voix défaitistes, suspectes, en collusion avec l’ennemi, qui ne peuvent mener qu’à la résignation et à la perpétuation de la domination des infidèles. »[19] Comme jadis, l’Islam a été, a posteriori, utilisé pour justifier la conquête, il est détourné aujourd’hui au profit d’une idéologie terroriste.
Nous disons idéologie car nous ne sommes pas sûrs encore que l’Islam induise nécessairement cette vision, cette seule vision. Peut-être est-elle le fruit d’une lecture possible, mais partielle, tendancieuse et dépassée.
Il nous faut donc aller plus loin d’autant plus que du côté occidental, l’existence d’une idéologie islamiste permet d’entretenir et de cautionner des réflexes voire des politiques racistes, xénophobes, nationalistes, identitaires ou sécuritaires.
Prenons, tout d’abord, le mot jihâd traduit très souvent par l’expression « guerre sainte » qui est elle-même ambigüe. En arabe, le mot guerre, au sens habituel du terme, est harb. Jihâd se traduit plus correctement par « effort sur le chemin de Dieu », « effort contre soi-même en vue d’une perfection »[20]. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une « guerre sainte ». Il s’agit d’une prescription qui oblige l’ensemble des musulmans : « la Communauté comme telle (oumma) doit toujours poursuivre son « effort » pour continuer à faire régner et étendre sur terre « les droits de Dieu et des hommes » prescrits par le Coran »[21]. L’ »effort sur le chemin de Dieu » peut être armé si le territoire musulman est attaqué ou envahi mais il ne s’agit pas d’une guerre d’extermination car le but est toujours d’établir « les lois de Dieu ». Cet « effort armé » a suivi les règles ordinaires des guerres suivant les époques. A l’époque contemporaine, le jihâd armé a été parfois entendu comme « propagande missionnaire » et le jihâd plus largement comme tout « effort de culture ou de civilisation », comme « mobilisation des énergies en vue de grands travaux qui contribueront à l’indépendance économique d’un pays, une acculturation arabe, une propagande pour éveiller le sens civique d’un peuple ».[22] Une « lutte contre la pauvreté et le retard » peut être appelée jihâd.[23] L’essentiel est, dans tous les cas, une intériorisation de cet « effort » comme le révèle un hadîth qui « rapporte qu’au retour d’une expédition militaire, le prophète disait : « Nous voici revenus du petit jihâd pour nous engager dans le grand jihâd, l’effort de l’âme ». »[24] Dans la tradition soufie qui privilégie l’intériorisation, l’amour de Dieu, la contemplation, l’ascétisme, c’est, bien sûr, le « grand jihâd » qui est mis en valeur et que l’on doit mener contre les vices et les passions.[25]
Par ailleurs, si nous nous sommes attardés aux versets de « guerre », il faut reconnaître qu’il y a autant de versets consacrés à la paix qu’il n’y en a consacrés à la guerre, des versets qui prônent le respect de la vie innocente[26] et la tolérance[27]. On a relevé dans le Coran « 124 (…) versets qui appellent les musulmans à la patience, à la tolérance, à l’amnistie et au pardon ».[28]
A première vue, ce mélange incite à penser que chaque lecteur mettra en évidence ce que bon lui semble. Mais vu le « désarroi du lecteur non-arabisant »[29], il faut avant tout apprendre à lire le Coran.[30] Et ce n’est pas chose simple.
Tout d’abord, si l’établissement d’un texte original arabe pose déjà problème[31], la langue arabe elle aussi est une difficulté car elle « agit non par sa logique, mais par la subtilité infinie de ses allusions »[32]. d’autre part, toujours en suivant l’avis des spécialistes, quand on parle du Coran en Islam, « il ne s’agit pas du Livre en l’état premier de sa simple littéralité » mais du « Coran tel d’abord qu’il est chanté et physiquement entendu » et comme nous le verrons plus loin, « tel qu’il est lu, interprété, médité, commenté et compris par le musulman dans sa Communauté »[33]. Enfin, d’une traduction à l’autre, le texte peut prendre des colorations fort différentes. Des traductions ont été faites, à certaines époques d’affrontement entre chrétiens et musulmans, avec l’intention de rendre le texte désagréable au lecteur occidental. Nombre de traductions ont été faites à partir d’autres traductions ce qui rend le texte encore plus improbable. Pour un musulman, la traduction du Coran est impossible puisqu’il s’agit d’un texte miraculeux, d’essence divine. Toute traduction ne peut être qu’un commentaire (tafsîr) mais, au début du XXe siècle, « il fut admis qu’un musulman ignorant l’arabe, pouvait lire le qu’ran dans une traduction convenable qu’il était autorisé à utiliser légitimement même pour réciter ses prières. »[34]
Se pose ensuite le problème de l’ordre des sourates.
Certaines sourates correspondent à la période de La Mecque[35] d’autres à celle de Médine, d’autres encore pendant l’hégire. Pour certaines, les avis divergent. De plus, des parties d’une même sourate ont été révélées à Mahomet en des lieux et des époques différentes. Quoi qu’il en soit, traditionnellement, les musulmans disent : « que l’ordre des sourates soit défini par arrêté prophétique ou par décision des compagnons, nous nous devons de le respecter (…) » et « l’ordre des versets au sein des sourates est (…) défini par arrêté du Prophète (…) sans aucune divergence parmi les musulmans. Gabriel révisait et étudiait le Coran avec le Prophète chaque Ramadan et lui indiquait l’emplacement de chaque verset et l’ordre des versets de chaque sourate (…) ».[36]
Les sourates sont approximativement classées dans un ordre de longueur décroissant, mis à part la première sourate qui est, en fait, une prière d’introduction.[37]
Ceci dit, cet ordre déroute de nouveau le lecteur occidental car les 114 sourates[38] ainsi disposées « n’ont entre elles aucun lien logique ou chronologique ». De plus, « rares sont celles qui traitent d’un seul sujet (…) ou même paraissent construites avec une certaine logique. »[39] Différentes éditions ont proposé un ordre chronologique[40] qui ferait revivre l’itinéraire du Prophète. d’autres se sont construites sur d’autres critères.
Ces remarques nous entraînent à nous poser la question de savoir s’il faut accepter telle quelle la tradition musulmane ou la soumettre, comme on l’a fait pour la Bible, aux méthodes modernes d’analyse. Beaucoup de savants (au sens occidental du terme) musulmans le souhaitent mais se heurtent à l’affirmation farouche que le Coran est incréé ou « pré-créé », parfait, inimitable, inaltérable, éternel et si divin que, pour « certains musulmans, un infidèle touchant le qu’ran commettrait déjà un sacrilège ».[41]
« L’orthodoxie islamique, continue A. Chouraqui, affirme avec une intransigeance sans faille que le qu’ran vient entièrement d’Allah, tandis que la critique coranique y décèle l’oeuvre humaine d’un prophète de génie nourri non seulement d’une inspiration divine mais encore de traditions, d’histoires et d’enseignements diffusés, en Arabie, par rabbis et moines fidèles aux traditions bibliques. L’islam libéral atteste que cette opinion hétérodoxe est néanmoins compatible avec maintes traditions islamiques fort anciennes »[42]
Pour en revenir aux contradictions dont nous sommes partis, les musulmans orthodoxes diront qu’« il n’y a nulle contradiction dans le Coran. Le verbe coranique brille par son éloquence et son extrême précision si bien que le signifiant et le signifié sont parfaitement en harmonie, ne s’écartent guère l’un de l’autre et véhiculent un sens précis en fonction du contexte. »[43]
Il n’empêche que l’Islam orthodoxe a développé des règles d’exégèse qui peuvent se résumer ainsi : « Les savants de tous les temps, nous dit-on, reconnaissent deux catégories d’exégèse (tafsir) : (…) l’exégèse par tradition, (…) l’exégèse par l’opinion juste, et selon un ijtihâd correct fondé sur les sciences et les connaissances citées précédemment ». Cette dernière exégèse s’appuie toujours sur la tradition. « Celui qui interprète le livre de Dieu -Exalté soit-il- se doit de chercher son sens dans le Coran lui-même. S’il ne l’y trouve pas, qu’il le recherche dans la Sunna authentique et avérée [44]. S’il ne l’y trouve pas, qu’il les recherches dans les propos des Compagnons en évitant les narrations faibles ou controuvées ainsi que les israélismes (…). S’il ne trouve pas ce qu’il cherche dans les propos des Compagnons, qu’il cherche dans les propos des Successeurs. L’accord de ces derniers sur une chose indique -avec une forte probabilité- qu’ils le reçurent de la part des Compagnons. En cas de divergence, qu’il choisisse la meilleure opinion et qu’il donne l’avantage _ l’opinion la mieux appuyée par des preuves. S’il ne trouve rien dans leurs propos pouvant servir d’interprétation pour un verset, car ces propos sont jugés faibles, controuvés ou faisant partie des israélismes rapportés par les gens du Livre qui embrassèrent l’Islam, alors qu’il emploie sa raison au mieux et qu’il n’épargne aucun effort à condition qu’il possède tous les instruments de l’ijtihâd (effort intellectuel de déduction à partir des textes). Ce faisant, il doit respecter les règles suivantes… »[45] Notons que cette dernière exégèse, par l’opinion et l’ijtihâd, est interdite par certains auteurs.
L’exégèse est nécessaire, nous dit-on encore, à cause d’une « faiblesse ». Ce sont les narrations intruses, mensongères, inventées, introduites par les « gens du Livre », ce sont des paroles et des faits non vérifiés.
Par ailleurs, certains versets sont dits mansûkh (abrogés) car une révélation ultérieure dans d’autres versets vient les modifier ou les corriger selon une théorie qu’on a appelée théorie de l’abrogation qui s’appuie sur ce verset : « Nous n’abrogerons (aucun) verset (de ce livre), ni n’en ferons oublier (un seul par toi), sans en apporter de meilleur ou de semblable. Ne sais-tu pas qu’Allâh est puissant sur tout ? ».[46] On a donc conclu que les versets les plus récents abrogeaient les plus anciens et que les plus récents étaient les plus durs.
En ce qui concerne le problème de la violence précisément, « les ulamas [47] , dans leur grande majorité, reconnaît un musulman, justifient systématiquement l’emploi des méthodes violentes et de la contrainte physique à l’encontre des musulmans récalcitrants, dans certains cas, et à l’encontre des non-musulmans, dans d’autres cas, en recourant au principe de l’abrogation (naskh). Ainsi tous les textes -et ils sont fort nombreux- qui prônent la bonne parole et le pardon, et plus généralement une attitude conciliante ou une remise du sort de l’indélicat et du non-croyant à Dieu et à l’au-delà, sont, selon l’interprétation dominante, pour ainsi dire caducs depuis le jour où l’Islam, la seule religion vraie, a eu triomphalement par la force le dessus sur ses adversaires.
Autrement dit, quiconque soutient que ce n’est pas l’Islam, en tant que tel, qui justifie la violence, doit savoir qu’il heurte de front la lecture majoritaire des textes fondateurs (…)« .[48]
d’autres[49] affirment que « les versets les plus belliqueux du Coran n’ »abrogent » pas, en réalité, ceux qui sont plus tolérants et pacifiques. »
Se basant sur une « analyse rhétorique » c’est-à-dire sur l’art de la composition du texte, Michel Cuypers estime que le désordre du texte n’est qu’apparent et qu’il faut lire les versets dans leur contexte pour en faire apparaître le sens. Or, si on replace le fameux verset 2, 100 dans son contexte, on remarque qu’il répond à une protestation des Juifs qui estimaient que Mahomet avait modifié dans sa récitation du Coran des versets de la Torah. Donc, c’est la révélation ancienne de la Torah qui est abrogée et non une ancienne révélation coranique. Dès lors, les extrémistes islamistes ne peuvent plus se servir « de l’argument de l’abrogation pour considérer notamment que les versets les plus durs de la sourate 9 (…) incitant les musulmans à combattre les infidèles, abrogent à peu près 130 versets plus tolérants qui ouvrent les voies d’une coexistence pacifique entre les musulmans et les autres communautés.(…) Les extrémistes estiment (comme déjà certains commentateurs anciens) que la sourate 9 est la dernière sourate révélée, abrogeant notamment les versets plus « ouverts » et tolérants de la sourate 5, alors que tout, dans cette dernière, montre qu’il s’agit d’un texte-testament, qui clôt la révélation. »
d’autres encore[50], par contre, pensent que c’est « en réactivant et en rénovant la théorie de l’abrogation » qu’on arrivera, par exemple, à dépasser les versets les plus violents à l’égard des juifs et des chrétiens, pour que, le Coran, souhaitent-ils, « s’arrête définitivement et irréversiblement sur le verset (…) : « Ceux qui croient, les juifs, les sabéens, les chrétiens qui croient en Dieu et au jour dernier, et qui pratiquent la vertu, seront exempts de toute crainte et ne seront pas affligés. »[51]
Plusieurs savants estiment que ces débats sur l’abrogation ou la non-abrogation sont inutiles et qu’il est plus important de distinguer l’essentiel du circonstanciel. « L’Islam est en effet, comme toute religion, un système de croyances et de valeurs d’où découlent des normes et des rites appropriés. Mais les systèmes religieux ne sont point désincarnés, ils sont véhiculés par des hommes mus par toutes sortes d’intérêts et vivant dans des contextes historiques déterminés. d’où certaines permanences d’une part, et certaines ruptures d’autre part. » A partir de là, Abdelmajid Charfi[52] entreprend de chercher les facteurs qui, dans le passé, ont favorisé une vision violente de l’Islam. Il en relève trois : la persistance des guerres qui induit que la guerre est une fatalité, la pauvreté due au sous-développement, aux situations coloniales et post-coloniales, et, enfin et surtout l’oubli de la distinction qu’il faut faire « entre le message prophétique de Muhammad, d’une part, et la pratique historique des Musulmans, ainsi que la production exégétique et théologique, intellectuelle et théorique, qui a prétendu le concrétiser fidèlement, d’autre part. » C’est ainsi, pour notre auteur, le message a été « perverti sous le poids des différentes pesanteurs historiques. » Quel est l’essentiel du message ? C’est une incitation « à toujours plus de paix, de justice, de liberté, d’égalité et de respect de la dignité humaine. » Dès lors, une « saine interprétation du Coran » doit distinguer « les valeurs centrales qu’il véhicule et les solutions conjoncturelles qui se sont imposées au Prophète » notamment lorsqu’il doit faire face aux attaques de la tribu arabe des Koraichis ou aux persécutions des juifs, à Médine. Les sourates violentes sont presque toutes médinoises. Par la suite, les Ulamas n’ont pas respecté « l’état d’esprit qui régnait au temps de la révélation » : les fondateurs de l’empire musulman « avaient un besoin urgent de justifier leur oeuvre et de la couvrir d’une légitimité religieuse », ils ont considéré « qu’ils sont les fidèles continuateurs du prophète, en procédant à une subtile utilisation des mêmes termes pour qualifier ses combats défensifs et leur offensive militaire systématique contre les pouvoirs en place dans la zone qui va de l’Inde à l’Atlantique. » C’est là, pour Charfi, « la clef de la réputation qui a été faite à l’Islam, comme religion de la violence. » Cette confusion était d’autant plus facile qu’à cette époque où l’emploi de la force scandalisait moins qu’aujourd’hui, la victoire était le signe d’une supériorité religieuse et la défaite celui d’une punition de Dieu. Aujourd’hui, beaucoup de musulmans estiment qu’ils sont des croyants fidèles dans la mesure où ils continuent à glorifier la force comme l’ont fait les premières générations réputées infaillibles. C’est pourquoi Charfi ne craint pas de déclarer que « le problème des Musulmans est, en fin de compte, un problème de retard historique » indépendamment du fait qu’il n’y a pas de magistère ni de distinction entre spirituel et temporel. L’Islam est fondamentalement un message de paix mais ce qui l’empêche d’agir dans ce sens s’appelle: « misère, ignorance, analphabétisme, chômage, corruption, despotisme, domination de la force brutale, économisme débridé, pensée unique, etc.. »
La pensée unique se manifeste spécialement lorsqu’un musulman initié aux méthodes de l’exégèse scientifique telle qu’elle s’est s’élaborée à l’époque contemporaine, tente de scruter la révélation coranique pour « opérer une nette distinction entre la dimension événementielle des faits et des comportements présentés et leur contenu dogmatique. » Ainsi, lorsque l’intellectuel égyptien Muhammad Ahmad Khalaf Allah[53] se prépare en 1947 à présenter sa thèse sur L’art des récits anecdotiques dans le Coran, il se verra refuser le droit de la défendre et devra rédiger une autre thèse pour obtenir en 1952 son titre de Docteur ès Lettres.[54] L’intention de l’auteur était de considérer le Coran comme une autre œuvre littéraire afin de bien « saisir le signifié au delà du signifiant ».
Il ne manque pas d’intellectuels musulmans[55] pour souhaiter un renouvellement de l’exégèse : « Une nouvelle exégèse, ne reniant pas forcément les richesses et les acquis positifs du passé, est nécessaire, et elle a besoin d’un climat d’aventure, d’échange, et de tension pour être à jour, et répondre à toutes les inquiétudes. En créant ce fertilisant climat de tension, qui avait dramatiquement manqué à l’Islam durant des siècles, le dialogue peut avoir pour rôle de sortir les musulmans de leur faux confort, et d’ouvrir de nouveau leurs coeurs et leurs oreilles au Message de Dieu. Car si la Parole de Dieu, comme le croit tout musulman, est éternelle, il en découle forcément que, quoique révélée dans le temps et l’espace, elle transcende aussi la temporalité et spatialisation, pour être toujours et partout audible, présente et constamment neuve. Elle doit donc être perçue et reçue, non d’une manière statique, mais comme une somme de virtualités et de potentialités qui doivent être sans cesse actualisées par une interrogation toujours recommencée. Cette exigence n’est pas forcément révolutionnaire. Elle est celle de nombreux exégètes du passé qui avaient été justement fascinés par la richesse de significations du mot coranique, qui brise les barrières habituelles du langage sous la poussée exubérante des virtualités. d’où la nécessité d’écouter Dieu avec nos oreilles d’aujourd’hui, dans l’instant constamment présent. La relance d’une exégèse moderne, cumulant à la fois la prudence et les audaces, en prise directe sur les angoisses, les inquiétudes et les interrogations de notre temps, est donc la condition sine qua non pour que Dieu ne soit pas exproprié du monde, et redevienne présent dans l’agir humain. Elle ne peut se développer ailleurs que dans un climat du dialogue avec tous, croyants et incroyants ».[56]
Il est vrai qu’une investigation scientifique peut être révolutionnaire et risque de mettre à mal bien des idées fermement enracinées dans la mémoire musulmane.
Michel Cuypers en est bien conscient. Si un nombre croissant d’intellectuels musulmans dénoncent les manipulations politiques du texte et « réclament une étude scientifique du texte, comme les chrétiens l’ont fait pour la Bible », il n’empêche que « le chemin est évidemment beaucoup plus long et laborieux, et (que) les résultats en sont imprévisibles ». Il est certain que « la manière la plus efficace de lutter contre la violence et le terrorisme des extrémistes islamistes serait d’imposer, dans le cycle d’éducation des jeunes, la lecture de l’Encyclopédie du Coran, fruit de ce type d’approche scientifique et critique du Livre ». Mais « la grande difficulté, au Moyen-Orient, est que l’éducation repose essentiellement sur la tradition et la mémorisation, et non sur la réflexion et l’esprit critique. » [57]
On peut sans peine imaginer le séisme qui serait provoqué dans le monde musulman par la diffusion de l’œuvre du chercheur belge Edouard-Marie Gallez[58]. Dans sa thèse de doctorat Le messie et son prophète, Aux origines de l’Islam[59], l’auteur rassemble, poursuit et consolide les intuitions d’un certain nombre de chercheurs qui remettent en question les théories classiques sur les origines de l’Islam et du Coran[60]. L’ouvrage, iconoclaste aux yeux d’un musulman, explique les « contradictions » et les obscurités en en défendant la thèse d’une compilation de textes plusieurs fois manipulés.
Pour ce qui est du contenu, E.-M. Gallez défend l’idée qu’« à l’origine de l’Islam, on trouve un groupe de judéo-chrétiens ou plutôt de judéo-nazaréens hérétiques, qui ont tenté d’instrumentaliser les Arabes pour conquérir « le Terre ». Finalement, les Arabes de Mahomet et de Umar ont oublié leurs mentors (ou les ont exterminés) tout en développant les virtualités théologico-politiques d’une idéologie en incubation depuis le début de l’ère chrétienne. »[61]. Pour cette secte judéo-nazaréenne, « le salut n’est pas spirituel, il ne passe pas par une réforme intérieure que l’on nomme conversion. » Dans leur vision du monde, les appartenances communautaires distinguent et séparent deux groupes : les fils des ténèbres et les fils de la lumière. Le monde vit dans l’« affrontement du dar al-islâm, le domaine où l’islam est instauré comme loi du pays et où les non-musulmans sont soumis, et le dar al-harb ou le domaine de la guerre c’est-à-dire les pays et institutions à conquérir puisque Dieu les a donnés aux musulmans. » Cette vision est à l’origine judéo-nazaréenne et tire sa force d’un christianisme « contrefait » dans lequel Jésus n’est pas le « Fils de Dieu venu visiter son peuple » mais le « Messie suscité par Dieu ». Enlevé au ciel avant sa crucifixion et remplacé sur la croix par un sosie, il ne redescendra que lorsque « le Pays (la Palestine) sera débarrassé de la présence étrangère et que le temple sera rebâti par les vrais croyants. » Les continuateurs arabes passeront de la Terre d’Israël à la terre tout entière donnée par Dieu aux vrais croyants. Telle est la source du terrorisme islamique ; les terroristes « croient sincèrement sauver le monde puisqu’ils pensent détenir la recette de son salut. Or, l’importance d’une telle fin justifie les moyens : que vaut la vie d’un homme, ou celle de quelques millions d’hommes, si le salut du monde est en jeu ? C’est là où se trouve la perversion totale de ces idéologies capables de transformer des hommes paisibles et pacifiques en assassins, comme on le voit aujourd’hui en de nombreux pays. »[62]
Dans une analyse très pointue du verset 256 (257 dans mon édition) de la sourate 2, traduite la plupart du temps « Pas de contrainte en matière de religion », E.-M. Gallez, met en évidence une violence « douce » qui échappe au lecteur non-averti.[63] Littéralement, il faudrait traduire « pas de contrainte dans la religion ». S’agit-il de la religion en général ? En se référant à l’exégèse classique de Tabârî[64], le plus célèbre des historiens et des commentateurs de l’Islam considéré par certains comme le plus grand savant islamique de tous les temps, E.-M. Gallez considère qu’il faut traduire le verset par « Pas de contrainte dans l’Islam ».[65] C’est-à-dire que nul ne peut être contraint à embrasser l’Islam. Ce verset viserait notamment les « gens du livre » dans la mesure où ils acceptent la « capitation »[66]. Poussant plus loin son investigation philologique à la lumière des autres emplois des mots traduits par « contrainte » et religion », l’auteur en arrive à cette traduction : « Pas de trouble dans le culte à rendre à Dieu » qui s’harmonise parfaitement avec la suite du verset : »Le bon chemin se distingue en effet de l’errance… Dieu est le Patron de ceux qui croient : Il les fait sortir des ténèbres à la lumière. Mais ceux qui kafarent (« ceux qui « recouvrent » et empêchent le chemin de Dieu » selon 1,47 ; autrement dit les mécréants impies condamnés à l’enfer) ont pour patrons les tâghût (démons rebelles ou entités idolâtres): ceux-ci les font sortir de la lumière aux ténèbres ».
Avec la même rigueur, l’auteur examine les autres versets qui, dans le Coran, sont utilisés pour fonder l’idée de tolérance (9,6 ; 5,48 ; 10, 99-100, 5,32 ; 18,29) et conclut qu’ »hormis le verset 5,32 (35 dans notre édition) et à condition de revenir au texte tel qu’il figurait très vraisemblablement sur le feuillet originel, aucun passage du Coran ne permet de fonder autre chose qu’une tolérance islamique, refusant tout respect aux non musulmans. Ce qui est compréhensible : le respect des personnes suppose toujours une certaine égalité devant Dieu. Ceci est impensable et expressément nié (par exemple en 6,165 et 16,75). Dieu Lui-même est dit placer Ses fidèles au-dessus des autres et leur enseigner à mépriser les non musulmans, qui ne possèdent au mieux qu’un droit provisoire d’exister avant d’aller en enfer. »[67]
E.-M. Gallez soulève en fait le problème de la dhimma c’est-à-dire du pacte qu’un État régi par la charia passe avec un non-musulman pour en faire un dhimmi, un allié ou protégé. Ce statut s’applique essentiellement aux « gens du livre » qui moyennant le paiement de la capitation (jizya) sont exempts de certaines obligations (comme l’aumône « zakât » obligatoire ou le service militaire) en échange d’une protection pour leur personne et leurs biens.[68]
De nouveau, les interprétations et applications du principe diffèrent suivant les lieux, les époques et les commentateurs, suivant aussi les circonstances soit que la dhimma ait été acceptée avant ou après un combat, par exemple.
Les musulmans se plaisent à souligner que Mahomet fut un pionnier dans le dialogue interreligieux en rappelant notamment qu’il avait conclu un pacte avec les chrétiens du Sinaï au monastère Ste Catherine.[69] Il s’agit peut-être d’une légende mais deux autres textes du VIIe siècle sont tout-à-fait authentiques : le pacte de Narjan et surtout le pacte de Umar le plus souvent cité.
Le pacte de Najrân est considéré comme le plus libéral accordé aux chrétiens de « Najrân et alentours » après leur soumission à l’autorité du prophète de l’Islam. Il protège « leurs biens, leurs personnes, la pratique de leur culte, leurs absents et présents, leurs familles et leurs sanctuaires, et tout ce qui grand et petit, se trouve en leur possession ». Il stipule « aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal, ni aucun moine de son monastère, ni aucun prêtre de sa cure, aucune humiliation ne pèsera sur eux, ni le sang d’une vengeance antérieure à la soumission, ils ne seront ni assemblés ni assujettis à la dîme, aucune troupe ne foulera leur sol et lorsqu’un d’eux réclamera son dû, l’équité sera de mise parmi eux, ils ne seront ni oppresseurs ni opprimés et quiconque d’entre eux pratiquera dans l’avenir l’usure, sera mis hors de ma protection, aucun homme parmi eux ne sera tenu pour responsable de la faute d’un autre ».[70]
Plus souvent cité est, à la même époque, le pacte de Umar ou Capitulations de Umar. Ce calife établit un pacte avec les chrétiens de Syrie qui servit de modèle en de nombreux lieux vis-à-vis des juifs, des samaritains, des chrétiens, nestoriens, sabéens, zoroastriens, hindous, le plus souvent indigènes des territoires conquis. Voici le texte tel qu’il a été partiellement abrégé avec quelques variantes mineures par Ibn ‘Arabî, le maître du soufisme[71]:
« Ils (les chrétiens) ne bâtiront pas de nouvelle église, ni de couvents ni de cellules ni d’ermitages dans leurs villes ou dans les territoires avoisinants. Ils ne renouvelleront pas (ces lieux), de sorte qu’il faut les laisser tomber en ruine ; ils n’empêcheront pas les musulmans (d’utiliser) leurs églises de telle façon que ceux-ci (les musulmans) puissent y séjourner pendant trois nuits et ils (les chrétiens) leur fourniront la nourriture.
Ils (les chrétiens) ne donneront pas l’hospitalité à des espions, et ils ne cacheront aux musulmans aucun genre de conspiration (qu’il y ait) contre eux ; ils n’enseigneront pas le Coran à leurs fils ; ils ne manifesteront pas leur associationisme (shirk)[72] ; ils n’empêcheront pas leurs proches d’embrasser l’Islam, s’ils le désirent.
Ils montreront du respect aux musulmans, et ils se lèveront de leurs sièges quand ceux-ci (les musulmans) voudront s’y asseoir ; ils ne se feront semblables aux musulmans en rien de ce qui concerne le vêtement, le chapeau, le turban, les sandales et la coiffure ; ils ne prendront ni les noms ni les titres des musulmans.
Ils (les chrétiens) ne chevaucheront pas sur la selle, ils ne porteront pas d’épée à la ceinture, et ils ne posséderont pas d’autre genre d’armes ; ils n’utiliseront pas les lettres arabes dans leurs sceaux, et ils ne vendront pas de boisson alcoolisée ; ils couperont la partie antérieure de leur chevelure (sur le front), ils garderont partout leur façon de s’habiller, et ils porteront aussi une ceinture (zunnâr) autour de la taille.
Ils (les chrétiens) n’exhiberont ni leurs croix ni leurs livres dans les rues parcourues par les musulmans ; ils n’enterreront pas leurs morts à côté des morts musulmans, ils ne feront sonner leurs cloches que très doucement, ils n’élèveront pas la voix en lisant dans leurs églises, qui sont proches des musulmans.
Ils (les chrétiens) ne feront pas de tours (en procession), ils n’élèveront pas la voix en accompagnant leurs morts (aux funérailles) et ils n’allumeront pas de feu (des bougies) en faisant cela. Ils n’achèteront pas les esclaves qui ont été destinés aux musulmans.
Au cas où ils transgresseront une quelconque de ces capitulations (shurût) qui leurs sont imposées, ils (les chrétiens) n’auront plus de droit de protection (dhimma), et dans ce cas-là il sera licite aux musulmans de les traiter comme des gens rebelles et séditieux. »[73]
L’authenticité des Capitulations ici résumées a été mise en doute par de nombreux chercheurs qui les datent du VIIIe siècle au moment où, sous le règne des Omeyyades, la politique musulmane devint plus rude pour les non-musulmans et qui les considèrent comme fort sévères par rapport aux stipulations de Mahomet lui-même[74]. Peu importe car ce texte, qu’il date du VIIe ou du VIIIe siècle, est considéré comme authentique dans la tradition musulmane et a servi et sert encore de référence à nombre de législation islamique.
Le grand juriste al-Shafi’i[75], fondateur d’une des quatre écoles (madhhab) de droit (fiqh) en Islam, l’école Shafiite qui inspire encore aujourd’hui bien des législations, a établi un modèle de convention de dhimma à imposer aux infidèles. Cette convention reprend les exigences des Capitulations et en ajoute de nouvelles[76]. Ibn Taymiyya[77] estimé, par certains, comme l’un des plus grands théologiens de l’Islam la considéra comme un texte juridique fondamental.
Il faut bien constater que ce type de contrat est inégal. Il s’agit d’une charte octroyée par l’autorité islamique à qui se soumet à elle. Par lui-même, le dhimmi n’a aucun droit en soi. Ses droits sont des droits concédés sous conditions[78]. Le dhimmi est assujetti à des restrictions politiques et juridiques et toute protestation peut être considérée comme une rupture de dhimma et une manifestation antinationale.[79]
Certes, à partir du XIXe siècle, sous la pression des États occidentaux et sous la colonisation, la dhimma fut abolie[80] et des juridictions inspirées de l’occident furent adoptées. Mais la mentalité n’a pas changé pour autant et la dhimma a laissé des traces profondes. Les chrétiens et les juifs sont toujours marginalisés et, dans les pays où la shari’a fut ensuite restaurée, rejetant l’apport de l’occident et de la colonisation, l’idéologie de la dhimmitude a réapparu.[81]
Les restrictions passées et présentes[82] portent leurs fruits même si « les juifs semblent s’en être mieux accommodés que les chrétiens ».[83] Ceux-ci ont vu leur nombre décroître de manière significative en maints pays, victimes de la conception musulmane de la famille, de l’enseignement ou encore de l’organisation politique.[84] De plus, il est incontestable que certains pays islamiques comme l’Arabie Saoudite ou le Soudan s’inspirent des vieux textes juridiques qui ont fondé la dhimma et qu’ils ont durcis.[85]
De cette rapide plongée dans le Coran et dans la tradition musulmane, on constate qu’il y a deux lectures de l’Islam.[86] Une lecture qui distille ce que Bat Ye’or appelle « la culture de la haine » : « C’est une haine qui dénie toute humanité, supprime la liberté de pensée, condamne la différence. Cette haine se nomme « jihad islamique ». Elle invoque des textes religieux que d’autres musulmans contestent. Et parce qu’ils contestent cette interprétation et en proposent d’autres, parce qu’ils veulent vivre en paix avec les nations du monde, leur vie est menacée.[87] Le sang coule constamment en Algérie. Le jihad sème la mort et la terreur en Israël. Au sud-Soudan il a causé la mort de 2 millions de personnes environ, un nombre incalculable de réfugiés et d’esclaves et provoqué des famines meurtrières. En Indonésie, les violences ont fait 200.000 morts au Timor oriental ; les populations chrétiennes des Moluques et d’autres îles, ont été chassées, massacrées, leurs églises incendiées par le jihad. Et il en est de même dans certains États du Nigéria. Des centaines de personnes innocentes sont mortes quand le jihad a frappé la communauté juive à Buenos Aires en Argentine, et les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie. Des Coptes ont été massacrés en Égypte, dans leurs églises ou leurs villages, des touristes ont été tués. Des accusations de blasphème sèment la terreur parmi les Chrétiens du Pakistan et en Iran. Aucune de ces victimes n’avaient commis de crimes. Elles ont été assassinées par la haine. »[88]
d’une telle lecture et de ces faits, on peut conclure que la violence est un trait essentiel de la religion musulmane. Dans une étude sur le langage politique de l’Islam, Bernard Lewis, tout en reconnaissant que les notions de guerre sainte, et de loi sainte n’ont pas « d’origine dans les textes classiques », ajoute : « La charîa est simplement la loi et il n’y en a pas d’autres. Elle est sainte en ce qu’elle vient de Dieu et (en tant qu’elle) est l’expression extérieure et immuable des commandements de Dieu à l’humanité. C’est sur l’un de ces commandements que se fonde la notion de guerre sainte ». Il précise : « L’obligation du djihad se fonde sur l’universalité de la révélation musulmane. La parole de Dieu et le message de Dieu s’adressent à l’humanité ; c’est le devoir de ceux qui les ont acceptés de peiner (djâhada) sans relâche pour convertir ou, tout au moins, pour soumettre ceux qui ne l’ont pas fait. Cette obligation n’a de limite ni dans le temps, ni dans l’espace. Elle doit durer jusqu’à ce que le monde entier ait rallié la foi musulmane ou se soit soumis à l’autorité de l’État islamique. Jusqu’à ce moment, le monde est partagé en deux, la maison de l’islam (Dar al-Islam), où s’imposent la domination et la loi de l’islam, et la maison de la guerre (Dar al-Harb) qui couvre le reste du monde ». [89]
Beaucoup de musulmans qui, selon A. Grignard, dans certains pays, ne sont qu’une minorité[90], adhèrent à cette interprétation qui justifie l’intolérance qu’ils manifestent souvent d’ailleurs contre les musulmans qui ont une autre lecture et qu’ils considèrent comme hérétiques. Parmi ces musulmans pour qui l’Islam est une religion de paix, de tolérance et de fraternité universelle entre les humains, le Muftî Subhî al-Sâlih déclare que « L’islam est l’une des religions les plus tolérantes (…) Tous les hommes sans exception sont d’après le Coran les intendants de Dieu sur terre. C’est Dieu seul qui a le droit de juger s’ils sont dignes de sa confiance. Personne n’a le droit d’intervenir en son nom (…) L’humanisme islamique englobe tous les hommes et recherche le dialogue avec toutes les formes de pensée et de civilisation. On n’a pas le droit d’ériger l’islam en système d’oppression de répression ».[91]
Comment sortir de cette énorme contradiction ?
L’ambigüité des textes subsistera tant que l’investigation scientifique sera interdite ou réputée suspecte : « L’islam ne pourra constituer une véritable science religieuse (…) que dans la mesure où il entreprendra une véritable réflexion sur la nature du langage et sur le rôle de Mohammed comme auteur de la lettre du Coran, où il se fera donc l’herméneute de ses propres fondations en interrogeant le Coran comme un texte humain, ce qui est la condition pour accéder à ce qu’éventuellement il peut contenir de divin, puisque l’Esprit souffle où il veut et qu’il n’est pas question de nier la spiritualité qui traverse le Livre. »[92]
Benoît XVI, au grand scandale de nombreux musulmans, a très justement mis l’accent, dans son fameux discours de Ratisbonne, sur l’importance pour une religion de se confronter au questionnement philosophique.[93] A cette occasion, pour dénoncer toute conversion forcée, il rappelait que « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu ».[94] Affirmation évidente pour le chrétien mais qui peut paraître creuse à certains musulman sauf si ces musulmans ne se contentent pas de dire « que, en Islam, il n’y a pas de conflit entre la foi et la science, la foi et la raison » alors qu’ « ils se sont néanmoins beaucoup prémunis contre l’application des sciences humaines au champ religieux ». Ils doivent « sauter le pas » et quitter « le cadre dualiste de la connaissance où raison s’opposait à imagination, histoire à mythe, vrai à faux, bien à mal, raison à foi, etc. ».[95] Sans ce travail intellectuel, sans la mise en évidence du caractère conjoncturel de certains versets du Coran, sans un examen critique qui distingue l’histoire et le mythe, les islamistes auront toujours le champ libre pour instrumentaliser ces passages et justifier leur violence au nom d’un passé mythique. [96] Bat Ye’or va plus loin, elle déplore bien sûr cette absence d’histoire critique mais aussi le manque de liberté de pensée et d’expression, d’auto-critique, d’esprit d’humilité et de repentance et de volonté de réconciliation : « Toutes les sociétés et les religions ont développé des formes de fanatisme. Cependant dans les sociétés judéo-chrétiennes, la séparation de la politique et de la religion - parfois toute théorique, il est vrai - a permis une contestation de l’intolérance et de l’oppression. C’est de cas dans la Turquie laïque. Ce sont des Chrétiens qui ont combattu pour l’abolition de l’esclavage et l’émancipation des Juifs. Juifs et Chrétiens ont milité ensemble pour les droits de l’homme. Cette contestation n’apparaît pas dans le monde musulman. Il n’y a jamais eu cette générosité du coeur envers le dhimmi opprimé, cette vision d’une société fraternelle où l’avilissement du dhimmi représentait un crime contre l’homme. Jamais l’intelligentzia musulmane n’a dénoncé le jihad comme une guerre génocidaire qui a exterminé des peuples entiers - ni la dhimmitude comme une condition de déshumanisation et d’exploitation qui a provoqué l’expropriation, l’esclavage, la déportation de populations dont le patrimoine culturel et historique a été totalement détruit. Tant que ce travail d’auto-critique sur sa propre histoire ne sera pas fait, il sera impossible de réhabiliter l’Autre dans sa dimension humaine et les préjugés du passé continueront à sévir. »[97]
De nouvelles exégèses rigoureuses sont donc nécessaires pour dénoncer et éviter ce qu’A. Grignard appelle « les acrobaties exégétiques ». Nous avons déjà signalé la polysémie d’un terme comme jihâd qu’on ne peut réduire à la traduction « guerre sainte » offensive[98] et que des théoriciens prétendent aussi obligatoire que la prière ou le pèlerinage.[99] Est liée à la notion de jihâd revue donc et simplifiée, celle de takfîr, excommunication, anathème, à l’encontre de ceux qui se prétendent musulmans mais ne se livrent pas à la guerre sainte. Ce concept qui justifie tout assassinat, toute violence vis-à-vis des « impies », des musulmans qu’ils excluent de l’oumma, la communauté. Tout ceci en contradiction avec l’islam ! « Dans l’islam, en effet, la miséricorde de Dieu est susceptible de pardonner tous les péchés et, dès lors, personne n’a le droit de se substituer à lui pour exclure l’autre »[100]. De plus, ce « takfirisme » a été inspiré à ses partisans par une secte apparue au VIIe siècle, celle des kharijites, réduits aujourd’hui à quelques minuscules communautés sans existence politique. Ils croyaient « qu’un croyant en état de péché s’excluait de facto de la communauté des croyants »[101]. De même, à propos de l’opposition dâr al-harb/dâr al-‘islâm, le professeur Mohamed-Chérif Ferjani explique la naissance de cette distinction par le contexte historique des luttes intestines entre fractions qui se voulaient toutes fidèles à l’enseignement coranique : « C’est à l’extrémisme des minorités activistes que l’on doit les premières formulations de l’opposition dâr al-harb/dâr al-’islâm présentée aujourd’hui comme consubstantielle de l’islam. Cette opposition ne concernait pas au départ la division du monde en deux parties – « la maison de l’islam » où s’impose la loi de l’islam, et « la maison de la guerre » qui couvre le reste du monde, « jusqu’au triomphe final et inévitable de l’islam sur l’incroyance »[102]. Elle visait, pour les insurgés contre les autorités musulmanes, à légitimer leur action en présentant les territoires de ces autorités comme un domaine où le recours à la guerre était non seulement licite mais aussi obligatoire : ils ne désignaient pas quelque autre pays non musulman, mais bien des territoires dirigés par des musulmans dont ils contestaient la légitimité. C’est du côté du pouvoir, et de ses théologiens, qu’est venue la notion de dâr al-’islâm, dans laquelle tout recours aux armes serait un fitna, un désordre. L’objectif était la sacralisation de l’autorité en place, et la présentation de toute dissidence comme une atteinte à l’intégrité de l’islam et de « son territoire ».
Les musulmans doivent se soumettre à l’autorité, quelle qu’elle soit, tant qu’ils ne sont pas obligés de renoncer à leur religion. Les juristes mâlikites de Maghreb ont résumé cette conception en disant : « Il faut obéir à celui dont l’autorité devient pesante ». Finalement, même un État qui n’est pas dirigé par un musulman peut être admis comme une autorité légitime pourvu qu’il n’empêche pas les musulmans de l’être comme ils l’entendent. La sharî’a ne vise qu’à garantir « les cinq nécessités : la préservation de la vie, la préservation de la religion, la préservation des biens, la préservation de la raison et la préservation de la descendance » (ou « de l’honneur »). Tant que l’autorité n’oblige pas à contrevenir à ces nécessités, elle peut être considérée comme légitime y compris du point de vue de la religion. Cette vision amène, de nos jours, des musulmans vivant en Europe à considérer les pays où ils vivent, et qui leur permettent de professer et de pratiquer librement leur religion, comme étant « terre d’islam ».
L’opposition dâr al-harb / dâr al-’islâm n’a donc rien à voir avec les relations entre le monde musulman et le reste du monde. Elle relève de l’idéologisation du religieux pour légitimer et sacraliser des enjeux de pouvoir et de contestation internes, comme c’était le cas pour les guerres de religions en Europe. Les juristes-théologiens, solidaires de ces enjeux, se sont emparé de ces notions pour les intégrer à leur doctrines et leur donner le statut de catégories juridiques relevant d’un droit présenté comme au-dessus des luttes partisanes et des intérêts particuliers des factions en lutte pour le pouvoir. C’est par cette mystification, qu’on trouve à la base de toutes les constructions juridiques du monde musulman ou d’ailleurs, qu’on en est arrivé à parler d’une Loi islamique, d’un droit musulman, d’origine divine, intangible !
Une question aussi cardinale ne peut être abordée uniquement à travers des catégories pseudo-juridiques - du soi-disant droit musulman ou de la Loi islamique - complètement déconnectées des processus historiques qui les ont produites et qui en déterminent les significations. Elle doit être approchée dans sa complexité et en tenant compte de ses imbrications concrètes avec les réalités humaines et les enjeux qui conditionnent le choix de la paix ou de la violence par delà les fidélités et les appartenances culturelles et religieuses de ceux qui sont amenés à faire ce choix. S’il est légitime de prendre en compte les spécificités des religions, des cultures, des situations concrètes pour éviter les pièges de l’ethnocentrisme, il ne faut pas pour autant sacrifier l’universalité de l’humain sur l’autel du culturalisme et des conceptions essentialistes, réduisant les groupes humains et leurs représentations à des déterminations figées et sans histoire, ou à des systèmes qui les dresseraient fatalement les uns contre les autres. Cette conception négatrice de l’universalité de l’humain et de ses droits inspire les prophètes de la guerre des cultures, ou du « clash des civilisations », et tous les xénophobes de toutes les sociétés. »[103]
Nous voyons donc que l’islam n’est pas univoque et qu’une investigation textuelle, historique, rationnelle et théologique doit distinguer « les partisans d’un retour « ouvert » au projet prophétique de société égalitaire », ceux qui prennent « en compte l’évolution historique des sciences et techniques tout en dénonçant les multiples altérations ayant abouti à la fragmentation de l’Oumma originelle » et les partisans « d’un retour aux sources ad integrum, faisant de l’imitation servile des faits et gestes du prophète et de ses compagnons (…) le garant de la continuité légitime », ceux qui, en fait, veulent « islamiser la modernité sans perspective d’ouverture aucune. » Les uns préfèrent la prédication à la violence, les autres veulent imposer la vérité par la violence, au besoin. Toutes sortes de combinaisons et de nuances étant possibles.[104]
Est nécessaire aussi, sur un plan politique, la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel sans quoi la société islamique sera ou restera totalitaire et donc violente en soi.[105] Il suffit de parcourir quelques passages fondamentaux de l’une ou l’autre constitution pour s’en rendre compte.
Dans la Constitution iranienne, nous lisons notamment:
« Dix-neuvième Principe : Le peuple d’Iran, quel que soit l’ethnie ou le groupe, jouit de droits égaux ; la couleur, la race, la langue etc. ne seront pas une cause de privilège.
Vingtième Principe : Tous les membres de la Nation, femmes et hommes, sont sous la protection de la Loi et jouissent de tous les droits humains, politiques, économiques, sociaux et culturels, dans le respect des préceptes de l’Islam. (…)
Vingt-troisième Principe : Le délit d’opinion est proscrit et nul ne peut faire l’objet de blâme et d’admonestation en raison de ses opinions.
Vingt-quatrième principe : Les publications et la presse jouissent de la liberté d’expression, sauf s’ils portent atteinte aux principes de l’Islam et à l’ordre public ; la Loi fixera les modalités de ce principe.
Vingt-cinquième Principe : Le contrôle et l’interception du courrier, l’enregistrement et la divulgation des conversations téléphoniques, la divulgation des transmissions télégraphiques et du télex, la censure, les manquements dans leur transmission ou leur distribution, les écoutes ainsi que toute sorte d’investigation sont interdits, sauf si la Loi en dispose autrement.
Vingt-sixième Principe : Les partis, les groupements, les associations politiques et syndicales, les associations islamiques ou des minorités religieuses reconnues, sont libres à condition qu’ils ne portent pas atteinte aux principes d’indépendance, de liberté, de solidarité nationale, aux préceptes islamiques et aux fondements de la République Islamique. Nul ne peut être empêché ou forcé à participer à l’un d’entre eux.
Vingt-septième Principe : L’organisation de réunions et de manifestations, sans port d’arme, est libre à condition de ne pas troubler les fondements de l’Islam. »
L’Arabie saoudite est plus radicale encore:
« Article 1 : Le royaume d’Arabie Saoudite est un État souverain arabe islamique avec l’islam comme sa religion ; le Livre de Dieu et la Sunnah de son Prophète, les prières de Dieu et la Paix qui est avec sur lui sont sa constitution, l’arabe est sa langue et Riyadh, sa capitale. » Parme les droits et devoirs (chapitre 5), on lit : « The state protects Islam ; it implements its Shari’ah ; it orders people to do right and shun evil ; it fulfills the duty regarding God’s call. L’État protège l’Islam, il met en œuvre sa charia, il ordonne les gens à bien faire et éviter le mal, il remplit les fonctions relatives à l’appel de Dieu. » (Article 23 [Islam] Article 23). Il ne s’agit même plus de confusion mais d’identification. La loi religieuse est la constitution.
Par contre, la Constitution de la République islamique du Pakistan tout en reconnaissant son enracinement religieux reconnaît non seulement les grands principes démocratiques mais aussi le respect dû aux minorités. Ainsi commence son Préambule :
« Considérant que la souveraineté sur l’ensemble de l’Univers appartient à Dieu tout-puissant Allah seul, et que le pouvoir exercé par le peuple du Pakistan dans les limites fixées par Lui, est sacré ;
And whereas it is the will of the people of Pakistan to establish an order : -Et que c’est la volonté du peuple du Pakistan d’établir un ordre :
Wherein the State shall exercise its powers and authority through the chosen representatives of the people ; Où l’État exerce ses pouvoirs et son autorité à travers les représentants élus du peuple ;
Wherein the principles of democracy, freedom, equality, tolerance and social justice, as enunciated by Islam, shall be fully observed ; Où les principes de démocratie, de liberté, d’égalité, de tolérance et de justice sociale, tels qu’ils sont énoncés par l’islam, doivent être pleinement respectés ;
Wherein the Muslims shall be enabled to order their lives in the individual and collective spheres in accordance with the teachings and requirements of Islam as set out in the Holy Quran and Sunnah ; Où les musulmans doivent être habilités à ordonner leur vie, dans la sphère individuelle et collective, en conformité avec les enseignements et les prescriptions de l’islam tels qu’ils figurent dans le Coran et la Sunna ;
OùWherein adequate provision shall be made for the minorities freely to profess and practise their religions and develop their cultures ; des dispositions adéquates sont prises pour assurer la liberté des minorités de professer et de pratiquer leurs religions et de développer leurs cultures ; (…)
Therein shall be guaranteed fundamental rights, including equality of status, of opportunity and before law, social, economic and political justice, and freedom of thought, expression, belief, faith, worship and association, subject to law and public morality ; Y sont garantis les droits fondamentaux, y compris l’égalité de statut et de chances et devant la loi, la justice sociale, économique et politique et la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi, de culte et d’association, sous réserve de la loi et de la moralité publique ; (…) »
Où Wherein adequate provision shall be made to safeguard the legitimate interests of minorities and backward and depressed classes ; des dispositions adéquates doivent être prises pour sauvegarder les intérêts légitimes des minorités et des classes défavorisées et arriérées ; (…) »
Nouvelles exégèses et distinction des pouvoirs sont des exigences théoriques mais la question est de savoir qui décidera ces innovations, qui aura suffisamment d’autorité pour inviter l’ensemble du monde musulman à accepter les ajustements nécessaires, les corrections souhaitables ? La seule voie réaliste est dans le dialogue tel qu’il est entrepris, par exemple, depuis 2006 par Benoît XVI.[106] Seul le dialogue dont nous aurons à reparler plus longuement dans la dernière partie consacrée à l’action, permet de repérer les points de convergence mais aussi, dans la patience et le respect, de comprendre en profondeur les différences et leurs justifications. Enfin, ce n’est que dans des rencontres confiantes que l’on peut inviter l’interlocuteur à éviter l’ambiguïté voire la contradiction pour plus de cohérence.
Nous verrons dans les prochains chapitres si nous pouvons trouver dans la tradition judéo-chrétienne les valeurs et les personnes qui peuvent fédérer les bonnes volontés manifestées dans les autres traditions religieuses.[107]
*
En attendant, il est sage de ne pas se laisser emporter par les événements spectaculaires et sanglants que les media nous offrent à foison et qui diabolisent les musulmans dans beaucoup d’esprits.[108] Au contraire, « la mise en évidence de l’instrumentalisation de la religion par les uns et les autres peut permettre de corriger la version simplissime de « l’islam versus occident » encore trop souvent présente dans els médias. L’islamisme « radical », envisagé en tant qu’extrémisme religieux, nous renvoie en effet irrémédiablement à un univers fantasmatique qui nous permet, dans le même temps, de nous conforter dans une vison manichéenne des choses. »[109]
Et comme nous sommes vite enclins au manichéisme qui empêche tout progrès humain, il était indispensable d’analyser de plus près les doctrines non seulement islamiques mais aussi bouddhistes et hindoues. De même, nous allons examiner le judaïsme et le christianisme réputés bellicistes et voués aussi aux gémonies en raison de l’actualité ou du passé.
Comme l’a constaté Alain Grignard, « dans un grand nombre de conflits, le fait religieux aura souvent tendance à s’exacerber et sera mis en exergue au détriment d’analyses plus fines, donc plus complexes. »[110] Il ne faut pas oublier non plus que les extrémismes religieux ne sont « dans bien des cas, que des formes exacerbées d’utilisation du sacré destinées à légitimer des luttes à connotations purement socio-politiques. Le fait religieux manipulé se trouve dans ce cas en aval et non en amont du déclenchement du mouvement. » Toutefois, « la tentation est grande de préserver l’identité religieuse après l’avoir utilisée pour motiver leur lutte. Non seulement les extrémistes peuvent aspirer à préserver cette identité religieuse mais ils peuvent également voir dans le même temps une occasion de façonner de manière fondamentale leur avenir. L’instrument deviendrait alors le but. »[111]
« Sans paix des religions, pas de paix sur terre ». Cette réflexion de Bat Ye’or[1] n’oblitère pas tous les efforts de la sagesse et des sciences humaines pour juguler la violence à défaut de l’éradiquer. La violence est multiforme et ses causes innombrables. Il est donc nécessaire que soient poursuivies toutes les actions susceptibles de maintenir ou de rétablir la paix entre les hommes. Rien ne doit être négligé dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie, de l’action sociale et politique pour que règne la concorde. Mais le plus important est incontestablement que le cœur de l’homme soit apaisé et ouvert aux autres suivant ainsi sa vocation la plus profonde à en croire G. Siewerth. C’est pourquoi les religions ont une responsabilité toute particulière en la matière. Imaginons un instant que les bouddhistes de toutes tendances, que les hindous de quelque catégorie qu’ils soient, que tous les musulmans du monde prêchent la paix et rien que la paix, que tous excluent sans restriction de pensée la violence sous quelque forme, imaginons que juifs et chrétiens soient de fiables artisans de paix, la face du monde ne serait-elle pas changée ?
Comme l’écrit un excellent connaisseur du terrorisme, le fait religieux fait « partie intégrante du fondement des systèmes sociaux. (…) la sociologie débouche sur la religion, se fondant avec elle, dans un tout inextricable. La politique, régissant l’organisation des systèmes sociaux, sera, évidemment, intimement impliquée dans cet ensemble. La religion se retrouvera donc, naturellement et dans un grand nombre de cas, en sous-jacence des grands bouleversements socio-politiques dont notre époque, où l’histoire semble s’accélérer, est particulièrement prolixe. »[2] On peut affirmer, « en outre, [que] toutes les religions disposent de ressources pour endiguer la violence. »[3]
Voilà pourquoi il est indispensable de s’attarder à la question religieuse et tout particulièrement au monothéisme auquel on attribue bien des maux. En effet, c’est toujours les religions monothéistes que l’on accuse d’intégrisme ou de fondamentalisme.[4]
Après avoir montré que bouddhisme et hindouisme ne sont pas aussi innocents qu’on le proclame parfois, et après nous être attardés aux problèmes soulevés par l’islam, il est temps d’interroger la bible et les traditions qu’elle a nourries.
L’Ancien testament sera particulièrement médité car il regorge de pages où non seulement la violence des croyants mais aussi la violence de Dieu lui-même paraissent justifiées.
Comment le judaïsme et le christianisme ont-ils assumé cet héritage ? Y a-t-il contradiction entre le Nouveau testament et l’Ancien ? La théologie et l’Église ont-elles tenu un langage uniforme à ce sujet ? Le message biblique a-t-il eu une influence en dehors du cercle de la foi ?
Telles sont les questions à aborder maintenant.
« Que la paix règne… »[1]
Avant de nous engager dans la lecture des passages les plus dérangeants de la Bible, guidés par les exégètes juifs et chrétiens, il n’est pas inutile de faire un petit détour par une analyse « neutre » si tant est qu’une analyse puisse être neutre. L’égyptologue et historien des religions Jan Assmann[2] s’est demandé, sans référence à la théologie, si les faits rapportés dans l’Ancien Testament pouvaient vraiment « servir à la légitimation d’actions violentes dans l’histoire. »[3]
Il affirme d’abord, comme beaucoup d’autres, que la violence religieuse, définie « comme la violence exercée au nom de la volonté de Dieu ( …) n’a pris forme qu’avec l’émergence du « monothéisme ». »[4] Mais il se pose ensuite la vraie question qui est de savoir pourquoi la Bible raconte tant d’histoires dures et cruelles.
Distinguant histoire et mémoire de l’histoire, réalité et souvenir de la réalité, fait et écriture du fait, il estime que la Bible procède à une « mise en scène narrative » de la fondation et de la victoire du monothéisme[5]. Les auteurs inspirés reconstruisent un passé dans un langage de violence. C’est ce langage qui fait problème car la violence, elle, est de tout temps et préexiste au monothéisme. La violence du langage donc souligne le caractère exclusif, radical, révolutionnaire du monothéisme biblique : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi »[6] ! Cette présentation est, en réalité, une reconstruction du passé pour souligner le caractère antagoniste de cette religion nouvelle par rapport aux religions traditionnelles.[7] Là où l’histoire montre une évolution, les écrivains veulent signifier une révolution par une mise en scène violente et intolérante qui confine parfois à la satire, à la « caricature polémique » ou à l’absurde[8]. Le but est de mener au paganisme « une guerre d’extermination sémantique ».[9]
Avant l’alliance du Sinaï, Dieu punit mais il ne montrera sa colère jalouse[10] qu’après cette alliance. Pour Assmann, sa violence est alors une « violence politique » qui relève de la souveraineté de Dieu mais non de sa nature[11]. Dieu est désormais le législateur qui, par sa « violence juridique » met un terme à la « violence pure », au « chaos venu d’en haut »[12] c’est-à-dire, très concrètement, à l’ « idéologie impériale conservatrice », totalitaire, des Égyptiens, Assyriens, Babyloniens, Perses, Séleucides, Romains. La Bible place « un Dieu fort à la place de l’État fort » [13] dont il libère son peuple. Ici aussi on peut parler d’une révolution par rapport aux autres religions. Non seulement le culte est destiné à Dieu comme il l’était aux dieux mais ici, le droit destiné aux hommes comme dans les autres cultures, est destiné à Dieu également puisqu’il en procède.[14] Conforme à la loi de Dieu, une loi « soustraite à l’autorité des rois », l’action droite, en même temps qu’elle exerce son pouvoir libérateur, « devient […] lors une nouvelle forme humaine du culte divin. »[15]
Les textes les plus durs où s’exprime la colère jalouse de Dieu sont adressés aux ennemis de l’intérieur, à ceux qui, dans le peuple élu, sont séduits ou risquent d’être séduits par le paganisme, adorateurs du veau d’or[16], de quelque dieu que ce soit[17], du Baal de Péor[18], Hittites, Amorites, Cananéens, Perizzites, Hivvites, Jébuséens…[19]. La différence de traitement entre les membres du peuple élu tenté par l’infidélité et les peuples étrangers, révèle clairement, pour J. Assmann, la nécessité d’ « exterminer le païen » qui est en nous.[20] La violence du langage devient invitation à la conversion intérieure
En conclusion, on peut dire que dans la fiction littéraire, « le langage de la violence résulte seulement de la pression politique, dont le monothéisme entendait justement libérer l’humanité. »[21] « La violence n’est aucunement inscrite dans le monothéisme comme une conséquence nécessaire ( …), elle appartient à la rhétorique révolutionnaire de la conversion, du changement et du détournement radical, du saut culturel de l’ancien vers le nouveau. »[22]
La violence en acte « relève du champ de la politique, et non de la religion, et une religion qui s’empare de la violence reste figée dans le domaine du politique et manque sa véritable fonction dans ce monde » qui est « de libérer les hommes de la toute-puissance du cosmos, de l’État, de la société ou de quelque autre système à prétention totalisante. »[23]
Cette mise au point ne nous dispense pas, si nous voulons répondre à des interprétations fondamentalistes ponctuelles, d’examiner de plus près les textes apparemment les plus « dérangeants ».
Il est très facile et peu sérieux d’affirmer que l’Ancien Testament est la source de toutes les barbaries imputables aux juifs aux chrétiens. Il suffit de relever dix, vingt ou cent citations incitant à la destruction des ennemis. Nous avons vu que de tels catalogues ont été fabriqués à partir du Coran. Ils existent aussi pour la Bible.
La plus élémentaire rigueur intellectuelle demande qu’un texte soit étudié dans toute sa complexité, dans toutes ses contradictions éventuelles.[1] Si le Coran est composé de sourates mecquoises et médinoises dont l’ordonnance, la composition et l’historicité posent problème[2], la Bible demande davantage encore de doigté dans son interprétation puisqu’elle est, comme on le répète, une bibliothèque qui ne couvre pas le temps d’une vie mais des siècles de l’histoire d’un peuple et que les différents livres appartiennent à des genres et à des styles différents. Les destinataires ne sont pas des hommes abstraits mais des hommes bien concrets qui étaient immergés dans une histoire, une culture, des problèmes
qui ne sont pas les nôtres.
C’est pourquoi « la tradition juive connaît deux grands livres qui alimentent sa foi : le Tanakh et le Talmud ».[3] Le Tanakh désigne simplement les 24 livres de la Bible juive tandis que le Talmud reprend la tradition orale d’Israël, l’enseignement des grandes écoles rabbiniques des premiers siècles, entre le IIe et le VIe siècles.[4] Dans le Talmud on apprend à lire la révélation faite par Dieu et à « humaniser ce qui est divin »[5]. Comme l’écrit un rabbin, « le Talmud n’est rien d’autre qu’une incessante relecture et la constante réactualisation de l’insondable Torah [le pentateuque] par des docteurs qualifiés. »[6]
De même, Bible et tradition sont inséparables dans l’Église. Le « et », comme le fait remarquer Louis Bouyer, est même de trop : « Disons plutôt, écrit-il, que la Parole de Dieu, donnée une fois pour toutes à l’Église par les apôtres comme venant du Christ lui-même dans l’Esprit, y est gardée vivante dans l’ensemble de la tradition (…) ».[7] Le Concile Vatican II confirmera cette conception : « pour vraiment découvrir ce que l’auteur a voulu affirmer par écrit, on doit tenir un compte exact soit des manières natives de sentir, de parler ou de raconter courantes au temps de l’hagiographe, soit de celles qu’on utilisait ça et là à cette époque dans les rapports humains.
Cependant, puisque la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à l’unité de toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à l’analogie de la foi. Il appartient aux exégètes de s’efforcer, suivant ces règles, de pénétrer et d’exposer plus profondément le sens de la Sainte Écriture, afin que, par leurs études en quelque sorte préparatoires, mûrisse le jugement de l’Église. Car tout ce qui concerne la manière d’interpréter l’Écriture est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le ministère et le mandat divinement reçus de garder la parole de Dieu et de l’interpréter. »[8]
Il est donc malvenu de citer tel quel, comme c’est souvent le cas, un extrait du chapitre 20 du Deutéronome et sans curiosité, sans effort d’interprétation, d’en conclure à la barbarie de la foi d’Israël.
Il n’est pas question non plus pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la Première mais, en réalité, parce qu’ils sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien Testament sont aussi « divinement inspirés » et « conservent une valeur impérissable »[9]. « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien Testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu dans sa justice et sa miséricorde agit avec les hommes. Ces livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. » [10] Et le Concile nous indique comment lire ces deux Testaments indissociables donc : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre Testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la Nouvelle Alliance (cf. Luc 22, 20 ; 1 Cor, 11, 25), néanmoins les livres de l’Ancien Testament, intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mat. 5, 17 ; Luc 24, 27 ; Rom. 16, 25-26 ; 2 Cor. 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. »[11]
Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion[12], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures[13]. En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome[14] où il s’était établi en 140.
Après ces préliminaires, venons-en au cœur du problème.
Il y aurait[15] « plus de six cents passages (qui) disent explicitement que des peuples, des rois ou des individus en ont attaqué d’autres, les ont anéantis et tués ».[16] Mais, plus encore que la violence humaine, c’est la violence de Dieu qui s’exprime dans un millier de textes : « on dit que la colère de YHWH s’enflamme, qu’il punit par la mort et la ruine ; comme un feu dévorant il juge, se venge et menace d’anéantissement ».[17] Dieu apparaît souvent comme impitoyable : « C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes qui sont très éloignées de toi, celles qui ne sont pas parmi les villes de ces nations-ci. Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement à l’interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusite, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à agir suivant leur manière abominable d’agir pour leurs dieux : vous commettriez un péché conter le Seigneur votre Dieu. »[18] La violence est non seulement autorisée « pour défendre les intérêts du pays, de la religion et de la culture » mais elle est aussi ritualisée sous forme de guerre sainte : « Il (Saül) prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! » La Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils partirent comme un seul homme ».[19] La guerre est louable et le pillage et le massacre deviennent des actes religieux réglementés : « La ville (Jéricho) sera dévouée par anathème[20] à Yahvé, avec tout ce qui s’y trouve. Seule Rahab, la prostituée, aura la vie sauve ainsi que tous ceux qui sont avec elle dans sa maison, parce qu’elle a caché les émissaires que nous avions envoyés. Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui porter malheur. Tout l’argent et tout l’or, tous les objets de bronze seront consacrés à Yavhé, ils entreront dans son trésor. »
Le peuple poussa le cri de guerre et l’on sonna de la trompe. Quand il entendit le son de la trompe, le peuple poussa un grand cri de guerre, et le rempart s’écroula sur place. Aussitôt le peuple monta vers la ville, chacun devant soi, et ils s’emparèrent de la ville. Ils dévouèrent à l’anathème tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée. (…) On brûla la ville et tout ce qu’elle contenait, sauf l’argent, l’or et les objets de bronze et de fer qu’on livra au trésor de la maison de Yahvé. Mais Rahab, la prostituée, ainsi que la maison de son père et tous ceux qui lui appartenaient, Josué leur laissa la vie sauve. »[21]
On n’a pas manqué, à travers l’histoire, de justifier par de tels textes, les guerres et les persécutions religieuses. Plusieurs aussi ont fait remarquer que la violence contenue dans le Coran était tributaire de textes analogues de l’Ancien Testament.
Elles sont plurielles, comme on peut s’y attendre et comme en témoigne douloureusement la Lettre[1] du Grand Rabbin René Samuel Sirat[2] au Premier ministre Shimon Peres[3] après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Ishaq Rabin par un « extrémiste ». Son jugement est sévère vis-à-vis de ceux qui « ont armé le bras du meurtrier » et des autorités qui sont restées passives face à la montée de la violence verbale : « Les cerveaux qui ont armé le bras du meurtrier sont ceux d’hommes qui se sont rendus coupables d’idolâtrie : lorsqu’une valeur – même aussi importante que le caractère sacré de la terre d’Israël – se transforme en valeur absolue, au nom de laquelle on a le droit de tuer un Juif, un Arabe : un être humain créé à l’image de Dieu, elle devient un objet d’idolâtrie. Ainsi on abandonne le monothéisme affirmé au Sinaï et qui ordonne : « Tu ne tueras pas » pour pratiquer un culte étranger, celui de la violence et de la haine. » De même, le Rabbin dénonce le laisser-faire des autorités devant le culte que des activistes rendent sur la tombe de Barouch Gildstein qui un jour de Ramadan a tué vingt-neuf musulmans réunis en prière dans la mosquée d’Hevron. Mais si les autorités sont coupables de négligence, « un certain nombre de maîtres spirituels, de rabbins, de dirigeants d’académies talmudiques, portent à mes yeux, écrit-il, une lourde responsabilité. » Les uns pour avoir prononcé une sentence de mort ; les autres parce qu’ils n’ont pas dénoncé la « folie » qui se répandait ; d’autres encore, en Israël et dans la Diaspora, parce qu’ils affirmaient, en même temps, « leur volonté de paix et leur opposition à la restitution des territoires de Judée Samarie ». Or, « la Bible, à laquelle le peuple juif est attaché de toutes ses forces, privilégie en toutes circonstances le choix de la vie (Dt 30, 19) fût-ce au prix douloureux de la renonciation à des parcelles de la Terre de la Promesse, pourvu que la Paix soit au bout du chemin. » Accepter ou perpétrer le crime est le « blasphème suprême » et « il nous faut donc condamner les chefs coupables qui ont commis cette forfaiture. On sait que lorsqu’on est témoin d’une profanation du Nom divin, on n’a plus le droit d’honorer les maîtres qui s’en sont rendus coupables (Talmud de Babylone, Bérahot, 19b). » Et le Rabbin invoque une fois encore la tradition : « Le Rav Abraham Itshaq Hacohen Kook[4], dans une intuition géniale, avait insisté sur l’idée que puisque le Second Temple a été détruit à cause de la haine qui dévorait le cœur des Judéens et les opposait les uns aux autres, il était indispensable de rebâtir le troisième Temple dans l’amour infini qui doit unifier tous les cœurs du peuple d’Israël. Il nous faut donc de nouveaux bergers capables de formuler à nouveau les valeurs fondamentales du Judaïsme, c’est-à-dire, l’amour du prochain, le respect de l’étranger, le scrupule face à la dignité d’autrui, la volonté sans faille de promouvoir la paix et la fraternité dans l’État, dans la région, sur la terre entière. »[5]
d’une manière générale, le Rabbin Guigui estime que lorsqu’on cherche à justifier le meurtre ou la guerre, on va « contre l’esprit et la lettre du texte biblique » car on bafoue un principe fondamental : « Ne tue pas ». « Lorsqu’on tue un homme, c’est l’image de Dieu qu’on jette à terre. »[6] Dans la guerre, Dieu est la première victime. Il faut prendre en exemple Abraham qui menacé d’un conflit avec son neveu Loth, propose de partager la terre pour sauver la paix : « qu’il n’y ait pas de querelle entre moi et toi, mes bergers et les tiens : nous sommes frères. Tout le pays n’est-il pas devant toi ? Sépara-toi donc de moi. Si tu prends le nord, j’irai au sud ; si c’est le sud, j’irai au nord. »[7] Dans la Cabbale, c’est-à-dire dans la tradition mystique juive, on découvre une sagesse semblable de la part de Dieu lors de la création du monde. Celle-ci posait un problème. Si Dieu avait rempli l’univers, où aurait été la place de l’homme et du monde ? Dieu donc s’est autolimité pour laisser de la place. De même, l’homme ne doit pas non plus tout occuper. La vraie solution était donc et est de faire de la place à l’autre. Dès lors, il n’y a plus de place pour le conflit.
Exemplaire aussi la leçon à tirer de l’épisode de la « ligature » d’Isaac[8] rappelé dans la liturgie de Roch Ha Chana, le nouvel an israélite. Cette histoire est importante et privilégiée parce qu’elle nous montre que « le seul sacrifice que Dieu veuille mettre en exergue, c’est le non-sacrifice. »[9] L’essentiel, en effet, est exprimé dans l’ordre intimé à Abraham : « Ne porte pas ta main sur ton fils, ne lui fais aucun mal. »[10] Par ailleurs, tout au début du récit, lorsque Dieu appelle Abraham, celui-ci répond « Me voici »[11]. Ce « Me voici », pour le rabbin Guigui, est un signe d’ouverture, de volonté de dialogue avec tous les hommes[12], d’entraide et d’engagement contre toutes les discriminations et injustices.[13]
Ainsi donc, la Bible prône la non-violence mais a une position différente du christianisme, nous dit-on, vis-à-vis de l’auto-défense et de l’opposition au mal. Quand Jésus déclare : « Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre »[14], le juif, lui, réplique : « Si j’aime mon prochain au point de lui tendre la joue gauche quand il me frappe sur la joue droite, j’encourage l’injustice. Comme lui, je suis donc coupable d’injustice ! »[15] Car la Bible hébraïque demande qu’on s’oppose avec vigueur au mal particulièrement dans le Deutéronome où revient sans cesse la formule : « Tu ôteras le mal du milieu de toi. »[16] Il n’empêche que « malgré ce souci de se défendre contre toute agression extérieure, le combat militaire n’est pas au cœur du judaïsme. »[17] Bien au contraire.
L’auteur appuie son discours de plusieurs références.
Ainsi, « même lorsque nous sommes envoyés pour faire la guerre contre nos ennemis, Dieu nous ordonne de leur offrir en premier lieu l’opportunité de se rendre de façon pacifique, et ce n’est que lorsque la proposition a été rejetée qu’il nous est permis d’utiliser les armes contre eux ».[18] On le voit, par exemple dans Dt 20, 10 : « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui feras des propositions de paix. Si elle te répond : « Faisons la paix ! », et si elle t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve sera astreint à la corvée pour toi et te servira. Mais si elle ne fait pas la paix avec toi et qu’elle engage le combat, tu l’assiégeras… ».
Ainsi, les prophètes offrent une vision de la fin des temps où la paix sera établie. Isaïe particulièrement : « Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin… »[19] ; « Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte… »[20] ; « Alors le désert deviendra un verger, tandis que le verger aura la valeur d’une forêt. Le droit habitera dans le désert et dans le verger s’établira la justice. Le fruit de la justice sera la paix : la justice produira le calme et la sécurité pour toujours. Mon peuple s’établira dans un domaine paisible, dans des demeures sûres, tranquilles lieux de repos… »[21] ; « Le Seigneur a levé les sentences qui pesaient sur toi, il a détourné ton ennemi. Le roi d’Israël, le Seigneur lui-même, est au milieu de toi, tu n’auras plus à craindre le mal. »[22] ; « Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. »[23]
Ainsi, l’importance du mot chalom qui n’est autre que le Nom de Dieu comme l’enseigne le Talmud[24]se basant sur Jg 6, 23-24[25]. Or, dans le livre des Nombres, Dieu donne son « alliance en vue de la paix » au prêtre Pinhas qui a sauvé les fils d’Israël de la malédiction en tuant Zimri qui se livrait à la débauche avec la Madianite Kozbi[26] : « Le Seigneur parla à Moïse : « Le prêtre Pinhas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron, a détourné ma fureur des fils d’Israël en se montrant jaloux à ma place au milieu d’eux. C’est pourquoi je n’ai pas, sous le coup de ma jalousie, exterminé les fils d’Israël. En conséquence, dis-le : Voici que je lui fais don de mon alliance en vue de la paix. Elle sera pour lui et pour ses descendants. Cette alliance leur assurera le sacerdoce à perpétuité, puisqu’il s’est montré jaloux pour son Dieu et qu’il a fait le rite d’absolution pour les fils d’Israël. »[27]
Dans le Talmud, plusieurs rabbins ont fait remarquer que le geste de Pinhas est, en réalité, loué par Dieu avec une réserve qui ne peut apparaître dans les traductions car elle est purement graphique[28]. Toutefois, elle indique nettement qu’on ne peut considérer l’attitude de Pinhas comme totalement exemplaire. On ne peut en faire une règle générale car Pinhas a agi pour une bonne cause mais le moyen n’était pas bon : on ne peut faire justice soi-même ni manquer de respect à la personne humaine.[29] C’est la raison pour laquelle c’est Salomon et non David qui construira le Temple : « David dit à Salomon : « Mon fils, j’avais à cœur, moi-même, de construire une Maison pour le nom du Seigneur, mon Dieu. Mais la parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[30] En fait, la paix (chalom) est ce qui « confère aux choses et aux êtres l’unité, la plénitude » (cf. chalem, entier)[31]. Elle n’est donc pas un principe supérieur mais un idéal, un objectif, une tâche à accomplir en veillant, en premier, à sauvegarder la vie humaine.
Ce respect de la vie est un principe supérieur dans la Torah. C’est pourquoi la tradition orale juive insiste tant sur le respect de la vie et la condamnation de toute violence.
« Le respect de la vie, écrit un rabbin[32], n’est lié ni à une appartenance religieuse, ni à une communauté ethnique ou nationale. Il est exigé par référence à l’image de Dieu qui existe en chaque homme. » On dira qu’« un seul être humain pèse aussi lourd que la création tout entière »[33]. On lit dans Gn 5, 1 : « Voici le livre de l’histoire de l’homme ».[34] Cette parole « enseigne que l’histoire de l’humanité, c’est l’histoire d’un homme » et le Talmud en déduit : « Si Dieu a créé un homme unique, c’est pour nous enseigner que celui qui détruit une seule vie humaine, c’est comme s’il détruisait la création tout entière. Et celui qui sauve une seule vie humaine, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. Dieu a créé un seul être humain afin que la paix règne entre les hommes. Pour qu’aucun homme ne puisse dire : mon père était plus grand que ton père. »[35]
La même pensée se retrouve dans un midrash[36] concernant le passage de la Mer rouge. On lit dans l’Exode : « L’ange de Dieu qui marchait en avant du camp d’Israël partit et passa sur leurs arrières. La colonne de nuée partit de devant eux et se tint sur leurs arrières. Elle s’inséra entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Il y eut la nuée, mais aussi les ténèbres ; alors elle éclaira la nuit. Et l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre. »[37] Le midrash raconte que « les anges, au moment du passage de la Mer des Joncs, ont voulu chanter un cantique de gratitude à Dieu et Dieu les en a empêchés, en disant : « L’œuvre de ma main, des êtres humains que j’ai créés, sont en train de se noyer dans la mer et vous voudriez chanter un cantique ! » Ainsi le Créateur manifestait le même souci pour la vie de tout homme, quel qu’il soit.[38]
En suivant cette inspiration, le croyant se distingue nettement du fanatique : « Le croyant est au service de Dieu, le fanatique met Dieu à son service. Le croyant rend un culte à Dieu, le fanatique se rend un culte à lui-même en s’imaginant qu’il rend un culte à Dieu. Le croyant écoute la parole de Dieu, le fanatique l’altère. Le croyant s’élève au niveau de Dieu et de son amour, le fanatique abaisse Dieu à son propre niveau. Le fanatisme est un monde du rejet simultané de Dieu et de l’homme. »[39] Ce n’est pas un hasard donc si dans la religion juive, la prière pour la paix revient sans cesse. Et la mission des hommes de religion est claire et impérative : « servir de pont entre les différentes croyances, les différentes tendances » ; en paroles et en actes, « rapprocher et non éloigner ; semer l’amour dans les cœurs et non la haine ; favoriser la fraternité entre les hommes, quels que soient leur religion, leur pays, leur langue. »[40] Comme il a été dit plus haut, « Chalom représente en dernier lieu la plénitude même, c’est-à-dire, la solution définitive de tous les conflits tant dans les rapports des hommes entre eux, que dans les relations de l’être humain avec lui-même et avec Dieu. C’est pourquoi la paix est une tâche permanente, à laquelle l’homme doit travailler tout au long de sa vie. Suivant une expression de Rabbi Yéhochoua Ben Levi, la paix a la même fonction par rapport au monde que « le levain par rapport à la pâte ». Elle est " l’éternel élément moteur du destin humain ». C’est la paix qui crée tout ce qui est noble et grand. C’est elle qui stimule l’énergie humaine et qui fait accéder à la perfection la personnalité individuelle, préparant ainsi l’époque du dénouement messianique. Notre vie n’est rien d’autre qu’une lutte permanente pour la paix perpétuelle et absolue. C’est pourquoi la dernière requête que nous adressons à Dieu est qu’il nous accorde sa bénédiction dans ce combat pour le Chalom, la paix. Ce Chalom qui dérive de la racine hébraïque lehachlim qui a pour signification : " se compléter mutuellement « . Le Chalom implique la paix dans la complémentarité. La vraie paix, c’est tendre la main vers l’autre dans le but de s’entraider et de vivre harmonieusement. L’humanité doit être perçue comme un orchestre symphonique où chacun des instruments apporte sa propre contribution pour rehausser l’oeuvre musicale. En poussant l’analogie plus loin, chacun des musiciens d’un orchestre joue son propre instrument tout en n’étant pas entièrement libre de la manière d’interpréter sa partition lorsqu’il participe à l’exécution d’un concert. Notre concert à tous c’est l’hymne à la paix et à la fraternité. »[41]
Comment, avec tout le respect dû à la nefesh, à la source de la vie[42] expliquer alors certains textes jugés habituellement embarrassants parce qu’ils semblent accréditer voire encourager la violence ?
Commençons par la fameuse loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent… »[43]. Elle ne peut être interprétée littéralement. La mishnah précise : « Quiconque blesse son prochain est astreint à une quintuple réparation : il payera le dommage, la douleur, la médication, la perte de temps et l’humiliation. » Quant à la guemara, elle commente ainsi la mishnah : « Pourquoi la Mishnah demande-t-elle une quintuple réparation ? N’est-il pas dit : « œil pour œil, etc. » ? On devrait donc en conclure que l’œil du coupable doit effectivement être crevé. Mais pareille interprétation n’est pas admissible puisque la Torah [Lv 24, 18 et svts] dit explicitement : « Un homme qui frappe à mort toute créature humaine, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, ainsi lui sera-t-il fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ». Comme en tuant une bête, on est passible d’un dédommagement pécuniaire, on est passible d’un dédommagement de même nature lorsqu’on blesse son prochain. » Et le Talmud ajoute encore : « A l’académie de rabbi Ezéchias, il a été enseigné : « œil pour œil, vie pour vie » mais non vie et œil pour œil. Prise au pied de la lettre, cette loi pourrait être cause de mort d’homme. Car il pourrait mourir pendant qu’on lui crève l’œil. »[44] Tout le contexte indique comment un délit doit être sanctionné et jamais il n’a été pris au sens littéral dans la tradition juive. Dans les plus anciens commentaires rabbiniques, on précise que ce texte impose des amendes proportionnées au préjudice subi.[45]
Dans le livre des Juges, comment les commentateurs juifs interprètent-ils le célèbre « vœu de Jephté » ? On se souvient que Jephté partant en guerre contre les Ammonites, fit ce vœu au Seigneur : « Si vraiment tu me livres les fils d’Ammon, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d’Ammon, celui-là appartiendra au Seigneur, et je l’offrirai en holocauste. » Malheureusement, « tandis que Jephté revenait vers sa maison à Miçpa, voici que sa fille sortit à sa rencontre , dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant : il n’avait en dehors d’elle ni fils ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m’apportent le malheur ; et moi j’ai ,trop parlé devant le Seigneur et je ne puis revenir en arrière. » Mais elle lui dit : « Mon père, tu as trop parlé devant le Seigneur ; traite-moi selon la parole sortie de ta bouche puisque le Seigneur a tiré vengeance de tes ennemis, les fils d’Ammon. » Puis elle dit à son père : « Que ceci me soit accordé : laisse-moi seule pendant deux mois pour que j’aille errer dans les montagnes et pleurer sur ma virginité[46], moi et mes compagnes. » Il lui dit : « Va, et il la laissa partir deux mois ; elle s’en alla, elle et ses compagnes, et elle pleura sur sa virginité dans les montagnes. A la fin des deux mois elle revint chez son père, et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait prononcé. »[47] Ce dernier verset, écrit le Chanoine Osty, est « un des versets les plus délicats de la Bible »[48]. De même, un auteur juif avoue qu’« un entendement moyen peut difficilement trouver un sens convaincant à une histoire aussi navrante. » Et il ajoute que « la littérature midrashique ne nous est pas ici d’un grand secours, les commentaires midrashiques sur ce récit sont maigres et énigmatiques. »[49]
Examinons-les.
Le Midrash[50] rapproche le vœu de Jephté des vœux semblables prononcés par Eliézer[51] le serviteur d’Abraham, Caleb[52] et Saül[53]Or, dans ces trois cas, Dieu intervient et les promesses sont imprudentes trouvent un dénouement convenable. Dans le cas de Jephté, Dieu n’intervient pas.[54] Dieu s’est-il lassé d’être tenté par ces demandes imprudentes ? Toujours est-il que Jephté non seulement a fait un vœu inconsidéré mais, qui plus est, il aurait pu en être délié par le Grand-Prêtre Pinhas. C’est pourquoi, dit le Midrash, Jephté et Pinhas furent punis.[55] Cette analyse corrobore celle du Rabbin Guigui[56].
A lire plusieurs passages de la Torah, on se rend compte que l’habitude était fort répandue de faire des vœux. En témoigne le livre des Nombres où l’on voit que le vœu ne doit pas se faire à la légère car le Seigneur donne cet ordre : « Lorsqu’un homme aura fait un vœu au Seigneur ou aura pris sous serment un engagement pour lui-même, il ne violera pas sa parole : il se conformera exactement à la promesse sortie de sa bouche.[57] Dans le Deutéronome, on trouve aussi une mise en garde contre cette pratique : « Si tu fais un vœu à l’Éternel, ton Dieu, tu ne tarderas point à l’accomplir : car l’Éternel, ton Dieu, t’en demanderait compte, et tu te chargerais d’un péché. Si tu t’abstiens de faire un vœu, tu ne commettras pas un péché. Mais tu observeras et tu accompliras ce qui sortira de tes lèvres, par conséquent les vœux que tu feras volontairement à l’Éternel, ton Dieu, et que ta bouche aura prononcés. » [58] Jephté a obéit à cette loi et sa fille de même : « Traite-moi selon ce qui est sorti de ta bouche », dit-elle. Si le vœu spontané de Jephté n’avait pas été rempli, on se serait trouvé trouvait face à des difficultés religieuses et éthiques. Pour les éviter, le désir de dispensation engendra un rite d’absolution : le hatarat nedarim qui fut aussi réglementé. On en trouve la formule dans le Kol Nidre [59] (« tous les vœux ») qui est récité à la synagogue avant le coucher de soleil précédant l’office du soir de Yom Kippour, le jour de l’expiation.[60] Par ce rite, Israël, au contraire de Jephté, fait le premier pas et demande l’annulation des vœux le pardon de Dieu.[61]
Le Rabbin Guigui s’arrête aussi au cas d’Amalek, qui lui fournit de nouveau l’occasion de montrer qu’il ne faut pas prendre les textes au pied de la lettre[62] . Il compare la guerre contre Pharaon, menée par Dieu[63] à la guerre contre Amalek confiée à Josué[64]et dont Israël doit effacer jusqu’au souvenir[65]. Pourquoi tant de haine contre Amalek ? Pharaon représentait un danger physique : l’attrait pour les valeurs matérielles, valeurs d’ailleurs qu’Israël regrettera à certains moments dans le désert. Amalek, lui, menace la liberté d’Israël, son cheminement vers la Loi et l’Alliance conclue avec Dieu. Amalek fut défait mais non sans avoir infligé des pertes à Israël. Preuve qu’Israël n’était pas invincible. Le peuple devait s’approprier cette guerre car les commentateurs expliquent « que le mot Amalek a comme valeur numérique deux cent quarante la même valeur numérique que safek (le doute). Lorsque surgit en nous le doute sur telle ou telle valeur entraînant par la suite une distance entre nous et Dieu, c’est à nous qu’il appartient de prendre les armes et de livrer bataille à nos ennemis », conclut A. Guigui.
Amalek étant le symbole du mal, du doute à déraciner, on comprend l’implacabilité du Seigneur. Car, par ailleurs, il est question d’aimer son ennemi. Dans l’ordre, l’Écriture nous dit d’aimer notre prochain[66], d’aimer l’étranger[67] et d’aimer Dieu[68]. Dans l’ordre car « on ne peut pas aimer Dieu si, auparavant, on n’aime pas son prochain et son lointain. »[69] Mais, qu’en est-il de l’ennemi ? Si le problème ne se pose pas pour l’ennemi religieux puisqu’il n’existe pas dans le judaïsme[70] qui accepte l’autre tel qu’il est sans chercher à le « sauver », il se pose peut-être pour l’ennemi personnel. Partant de la parole rapportée par Matthieu : « aimez vos ennemis »[71], A. Guigui[72] signale que, nulle part, il n’est écrit « Tu haïras ton ennemi ». En témoignent plusieurs textes : « Ne te venge pas, ni ne garde rancune à tes concitoyens »[73] ; « Si tu vois le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, tu les lui ramèneras. Si tu vois l’âne de ton ennemi pliant sous la charge, est-ce que tu t’abstiendras de l’aider ? Non, travaille avec lui à relever sa bête. »[74]. Et si deux personnes, un ami et un ennemi, sont en danger, le Talmud enseigne « que c’est l’ennemi qu’il faut secourir tout d’abord »[75]. Et même, à propos de l’Égyptien : « Tu ne haïras pas l’Égyptien, car tu as été étranger dans son pays. »[76] Salomon avertit : « Si tu vois tomber ton ennemi, ne t’en félicite pas ; s’il trébuche, que ton cœur n’en soit pas réjoui, de peur que l’Eternel ne te voie, qu’il ne te condamne, et ne fasse retomber tout le mal sur ta tête. »[77] Ou encore : « Ne dis pas : je rendrai le mal pour le mal ; mets ton espérance en Dieu et il t’assistera. »[78] « Ne dis pas : comme il a agi avec moi, j’agirai avec lui ; je lui rendrai selon ses œuvres. »[79] Et Job déclare : « J’appelle Dieu à témoin si jamais j’ai joui du mal de mon ennemi ; si jamais mon cœur s’est ému de joie quand il lui est arrivé malheur. »[80] Lorsque Moïse menacé de lapidation se plaint au Seigneur, celui-ci répond : « Passe (…) devant tout le peuple. »[81] Parole que le Midrash traduit ainsi : « Imite mon comportement. Dieu ne rend-il pas le bien pour le mal ? alors toi aussi, tu dois rendre à Israël le bien pour le mal. »[82] Peut-on appeler la vengeance de Dieu sur les persécuteurs ? Non car « malheur à celui qui réclame, plus encore qu’à celui contre qui on réclame. Si tu réclames contre ton frère, ton compte sera examiné avant le sien ; ta punition précédera celle que demandes contre lui. »[83] Peut-on au moins répondre à l’insulte ? Non : « Ceux qu’on offense et qui ne répondent pas par des offenses, qui écoutent les injures sans mot dire, qui agissent par amour et qui se réjouissent dans les douleurs, c’est pour eux qu’il a été écrit : « Les amis de Dieu seront comme le soleil dans toute sa force. » »[84] Il faut donc pardonner et ainsi nous-mêmes serons pardonnés : « A qui Dieu pardonne-t-il les péchés ? A celui qui lui-même pardonne les injures. Quiconque est prompt à pardonner, ses péchés aussi lui seront pardonnés. »[85]
Quant à la peine de mort[86] réclamée dans la Torah pour toute une série de transgressions[87], elle fut appliquée rarement « car dès l’origine les rabbins vont mettre en place un système d’une grande complexité[88] afin d’éviter d’arriver à l’exécution » si bien que « la peine de mort a été abolie, de facto, dans son application vers 30 e.v.[89] c’est-à-dire durant la période du début de la rédaction de la Mishna et bien avant la rédaction du Talmud. »[90]
Les exégètes protestants et catholiques se sont aussi penchés sur ces textes de l’Ancienne Alliance qui heurtent bien des lecteurs et qui inspirent parfois des discours intégristes. Bien conscients que ces textes sont nés dans des circonstances historiques précises et appartiennent à divers genres littéraires, ils se sont attelés à montrer qu’ils ne peuvent être utilisés tels quels sans être décryptés et rendus compréhensibles pour leurs contemporains.
Nous suivrons tout d’abord les réflexions de quelques spécialistes protestants ou proches du protestantisme qui se sont particulièrement attachés à pénétrer le sens des épisodes les plus choquants pour notre sensibilité.[1]
A l’instar de Marcion, bien des réformés émirent les plus nettes réserves vis-à-vis de l’Ancien testament. Si, dans sa jeunesse, Luther avait pris le parti de l’humaniste judaïsant Johannes Reuchlin[2] et affirmé une solidarité fondamentale entre les Juifs et les chrétiens, après 1530, il changea d’attitude et plaidera pour l’expulsion des Juifs. Cette hostilité grandissante fut surtout causée par le fait que de plus en plus de contemporains, protestants compris, étaient séduits par l’exégèse rabbinique[3] et valorisaient le peuple juif et l’autorité de l’Ancien Testament. Luther réagit parfois avec grossièreté et violence[4] contre ce qu’il estimait une menace de judaïsation du christianisme[5]. Dans son Commentaire de la Genèse[6], il s’en prend à l’exégèse rabbinique et aux exégètes chrétiens médiévaux qui s’appuyaient sur cette exégèse[7]. Il n’empêche que Luther ne rejette pas l’Ancien testament, au contraire, il estime que « ce qui est ancien est plus proche de l’origine »[8] et il essaie de fonder le dogme trinitaire comme le dogme christologique sur certains passages vétérotestamentaires et de montrer que l’Ancien Testament prophétisait la venue et la mort du Christ.[9] A sa suite, la Bible protestante choisit le canon juif de Yamnia[10] et renvoya les livres deutérocanoniques de la Septante, au mieux, en appendice[11]. A sa suite, tous les courants protestants s’emparèrent de l’Ancien Testament parfois pour le rejeter[12], parfois pour le récupérer totalement c’est-à-dire pour s’identifier à l’Israël biblique[13], parfois aussi, heureusement, pour étudier sérieusement ce texte inspiré comme Calvin le fit tout au long de sa vie.[14] Et il ne fut pas le seul.[15]
Aujourd’hui, en général, la théologie protestante a renoncé aux positions extrêmes mais Thomas Römer regrette que nos contemporains rejettent « certains énoncés que l’Ancien Testament fait sur son Dieu ». Pour lui, ce rejet « semble être lié à une lecture indifférenciée et intemporelle de l’Ancien Testament, lecture qui ne tient pas compte des circonstances historiques et culturelles des témoignages vétérotestamentaires. »[16] On voit notamment que même l’idée de Dieu a évolué. Le monothéisme ne s’impose pas d’emblée dans l’histoire d’Israël reflétée dans la Bible. Yhwh est présenté comme un Dieu tribal parmi d’autres[17], puis comme un Dieu national dont le Roi est le vicaire, un Dieu qui protège et aide surtout en cas de guerre mais qui coexiste avec d’autres dieux[18]. Ces dieux vont menacer le Dieu national, Baal [19] puis Assur, le dieu assyrien. Le prophète Osée va présenter la menace assyrienne comme la sanction d’un Israël infidèle à Yhwh, seul Dieu. Mais c’est l’exil à Babylone qui sera le moment décisif car cette catastrophe, selon le livre du Deutéronome, « est arrivée parce que le peuple n’a pas été capable de vénérer uniquement le Dieu d’Israël. »[20] Yhwh a puni son peuple mais s’il affirme ainsi sa supériorité c’est à la manière des dieux assyriens et babyloniens, c’est-à-dire d’un dieu guerrier. Dans le milieu sacerdotal, une autre image de Dieu se développe, celle d’un Dieu universel cette fois qui veut le bien de tous les hommes, tel qu’on le voit dans le livre de la Genèse. Toutefois, ce Dieu qui libère Israël du joug égyptien est encore un Dieu qui combat contre les dieux de l’Égypte[21]. N’empêche que le monothéisme va s’affirmer clairement dans le deutéro-Esaïe, les autres dieux ne sont que des idoles, du « bois à brûler »[22]. La Bible donc garde la trace d’une expérience religieuse qui n’est pas uniforme. Yhwh est le Dieu d’Israël et le Dieu de toute l’humanité, un Dieu mâle et dur mais aussi miséricordieux et fidèle, époux et amant[23], un Dieu père[24] qui ne manque pas de traits féminins[25]. Il faut donc éviter d’enfermer Dieu dans une représentation retreinte. Dieu le rappelle lui-même : « Je suis Dieu, et non pas un être humain »[26] et, pour cela, « Tu ne feras pas d’image… ». Mais quand les hommes inspirés parlent de Dieu, ils ne peuvent le faire qu’à travers des images toujours plus ou moins inadéquates puisque Dieu est « incomparable »[27]
Ceci dit, nous pouvons aborder, avec l’aide de Th. Römer, les passages dérangeants de l’Écriture.
Elle nous offre tout d’abord, dans la Genèse qui est bien l’histoire des origines, une réflexion sur l’origine de la violence[1] à travers le meurtre commis par Caïn[2]. Le personnage central est Caïn qui expérimente, comme tout le monde, pourrait-on dire, l’injustice de la vie. Car le texte ne dit pas pourquoi Dieu n’a pas apprécié son sacrifice. Ce rejet entraîne sa frustration et sa colère de telle sorte que l’on peut dire, à la lumière de cette partie de l’histoire, que « le vrai péché consiste à laisser libre cours à la violence et à ne pas savoir gérer cette expérience de l’inégalité. » On peut ajouter qu’il est lié aussi « à l’incapacité de communiquer », de s’expliquer[3]. Se basant sur l’hébreu, Römer estime qu’on peut interpréter « Suis-je le gardien de mon frère ? » comme « un appel à la nécessité d’avoir des règles (…) d’avoir des repères pour pouvoir gérer cette violence. » La Loi, en effet, n’est pas encore donnée et « le mot hébreu gardien vient d’une racine qui signifie garder, mais aussi observer, souvent liée à l’observance de la loi. » Le problème se pose d’emblée à Caïn de savoir s’il est possible d’échapper à la « spirale de la violence ». Dans un premier temps Dieu semble s’y inscrire puis, « comme s’il se reprenait », Dieu « mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe »[4] . Ce qui nous révèle « que la vie humaine, même si c’est celle d’un meurtrier, reste sacrée et qu’aucun humain n’a le droit de prendre la vie d’un autre. » Qui plus est, Caïn s’installe à l’est d’Eden et y fonde une ville. L’orient est traditionnellement symbole de la vie et de la résurrection. Caïn a donc un avenir, un avenir de fondateur d’une civilisation « qui apparaît comme un moyen de gérer la violence humaine ». Œuvre du premier meurtrier, elle est danger et chance à la fois.[5] La question de la violence n’est pas réglée pour autant puisque, dans la descendance de Caïn, Lamek rouvre la spirale de la violence. Néanmoins, on peut lire le chapitre 4 « comme le constat d’un échec du sacrifice ». Le verset 26 dit que c’est à ce moment qu’on commença à invoquer le nom de Seigneur. Il n’est plus question de sacrifices. Ceux-ci ont amené querelle et meurtre. Si donc, dans ce texte, Dieu semble être à l’origine de la violence décrite, il donne des pistes aux hommes pour y échapper.
Le problème du sacrifice va revenir d’une manière beaucoup plus aigüe. En effet, si l’on peut comprendre, malgré l’extrême violence du langage, que Dieu s’emporte devant certaines injustices[6], il est plus difficile d’accepter qu’il réclame ou accepte un sacrifice d’enfant.
L’auteur de l’épisode raconté en Gn 22 devait savoir que les pratiques barbares dénoncées fleurissaient encore en Israël malgré les interdits[1]. Ce texte aurait une portée didactique[2] et montrerait aux croyants que Dieu lui-même réprouve de tels gestes et leur substitue un sacrifice animal. Notons que le sacrifice demandé à Abraham est le seul sacrifice auquel le patriarche se prépare et, qui plus est, sur le mont Moriyya, c’est-à-dire, la montagne du temple de Jérusalem[3], « seul lieu licite pour le culte sacrificiel »[4]. Notons aussi que ni Abraham ni Isaac ne manifestent d’émotion sous quelque forme que ce soit, ce qui, à mon sens, rend le récit irréaliste et accentue le caractère exemplaire.
Cette interprétation corrobore celle du rabbin Guigui mais Römer va plus loin et replaçant l’histoire dans le contexte de l’exil et du désespoir d’un peuple menacé de disparition ou du moins de la perte de son identité, il voit en Abraham « un paradigme pour la foi en Dieu malgré les apparences, contre le « bon sens ». »[5] En définitive, est mise en question, de nouveau, l’image que nous nous faisons de Dieu qui n’est pas tel que nous le souhaitons, à la mesure de nos désirs, à notre image.[6]
L’histoire de Jephté[1] est sensiblement différente malgré quelques ressemblances[2] : elle finit mal puisque la fille de Jephté meurt et sans avoir connu d’homme. Mais la différence la plus importante vient du fait que ce n’est pas Dieu qui demande le sacrifice. C’est Jephté lui-même qui fait le vœu de sacrifier la première personne rencontrée sans savoir que ce serait sa propre fille qui se précipiterait pour l’accueillir. Pour Römer, l’analyse du texte montre que les versets 29 et 33 du chapitre 11 et les versets 1 et 2 du chapitre 12 « forment une unité narrative » où la fille de Jephté n’intervient pas. Les versets 30 et 34 à 39 du chapitre 11 ont été ajoutés après coup. Sans doute l’auteur a-t-il été influencé par l’Iphigénie d’Euripide (vers 410 av. J.-C.). Toujours est-il que ce texte où Dieu n’intervient pas, « réfléchit sur l’absence de Dieu dans le monde des hommes, mais aussi sur la responsabilité de l’homme y engageant Dieu. (…) Dieu qui peut nous paraître cruel, mais qui est surtout un Dieu qui se tait face aux aberrations des humains, et qui confronte les hommes avec leur propre cruauté. »[3]
Un autre exégète, Daniel Arnold[4], nous propose de replacer le voeu de Jephté dans le contexte global du livre des Juges afin d’établir si nous nous trouvons devant le récit d’un sacrifice humain ou d’une consécration au service de Dieu[5]. En effet, si certains exégètes estiment qu’il s’agit bien d’un holocauste, d’un « sacrifice entièrement brûlé » par un juge perverti par le paganisme[6], d’autres font remarquer que l’esprit du Seigneur est sur Jephté[7] et que celui-ci est cité par Paul parmi les gloires d’Israël[8]. Pour ces exégètes, le vrai drame n’est pas la mort de la fille de Jephté mais sa virginité. Par ailleurs, le peuple, même dépravé, ne resterait pas indifférent face à un tel sacrifice puisqu’il réagit au crime de Guivéa[9] ^. ^
D. Arnold penche pour cette dernière hypothèse. Le contexte du livre montre que le peuple est corrompu mais non ses juges malgré quelques écarts. Le contexte historique est aussi révélateur : si l’auteur ne reprend que douze juges pour une durée de trois siècles, c’est qu’ils sont représentatifs de tous les autres[10]. Si l’on s’arrête aux « petits » juges, petits parce que l’auteur ne leur consacre que quelques versets, on constate, par la structure du texte que les regards sont focalisés sur Jephté et sur l’absence de descendance en ce qui le concerne[11]. C’est aussi par la structure du texte que l’exégète établit la marginalité de Jephté responsable de trois tribus marginales par rapport aux promesses divines[12]. Jephté, marginal, impur précise Arnold, par sa naissance (fils d’une prostituée) et par sa tribu, cherche à renouveler son alliance avec Dieu par une offrande dont il Lui laisse le choix mais en signe de vraie soumission, il s’agit de l’offrande d’une personne qui sera celle qu’il apprécie le plus. Consacrée à l’Eternel, elle sera offerte en « holocauste », dit le texte. Non en sacrifice, dit Arnold, mais en don total par le célibat[13], en « offrande d’une agréable odeur qui monte vers Dieu ».[14] Dans cette perspective, on peut se demander pourquoi Jephté ne s’offre pas lui-même ? Pour répondre à cette question, Arnold n’hésite pas à faire l’éloge de Jephté « sage et humble ». Si son « impureté » l’exclut d’un ministère spirituelfootnote:, il est « irréprochable sur le plan moral et spirituel », soumis au choix de Dieu, appuyant « de toutes ses forces le ministère spirituel d’une autre personne » et appliquant la loi divine, la mort, aux hommes d’Ephraïm pour leurs meurtres[15]. C’est là sa mission d’ailleurs : libérer le peuple de Dieu de ses oppresseurs. Quant à dire que Dieu l’a puni en le privant d’une descendance qui est toujours signe de bénédiction dans l’Ancien Testament, ce qui mettrait en question tout ce qui précède, ce serait refuser le sens profond de ce passage. Alors que l’on voit monter à travers la descendance des juges, le désir de royauté temporelle, qui n’est en somme que le rejet de la royauté divine, Dieu, en privant Jephté de descendance, veut faire comprendre que « le Messie tant attendu ne pourra venir ni de sa maison, ni de sa région (…), que le salut dépend de l’alliance et non de la grandeur d’une maison. »[16]
Un autre auteur protestant rejoint l’analyse du Rabbin Guigui : « David Kimchi, un commentateur juif médiéval, aurait apparemment proposé la notion que Jephté aurait simplement imposé à sa fille une vie de chasteté. Sa théorie a été acceptée par plusieurs rédacteurs modernes qui refusent qu’un serviteur fidèle de Dieu ait pu tuer sa propre fille. Mais qu’est-ce que la Bible dit ? Le texte hébreu original du chapitre 11 des Juges indique en effet que Jephté a accompli son vœu et a sacrifié sa fille. Mais est-ce que Dieu aurait été heureux de l’accomplissement d’une telle action ou l’aurait-Il même demandée ? Non ! La Parole de Dieu montre qu’Il hait les sacrifices humains. Jérémie 7 :31 déclare : « Ils ont bâti des hauts lieux à Topheth dans la vallée de Ben-Hinnom, pour brûler au feu leurs fils et leurs filles : Ce que je n’avais point ordonné, ce qui ne m’était point venu à la pensée ». Lisez également Jérémie 32 : 35. Dieu considère la pratique du sacrifice humain comme une abomination. Jephté ne pensait pas à sa fille lorsqu’il fit ce vœu. Nous lisons ses paroles dans Juges 11 : 31 : « quiconque sortira des portes de ma maison au-devant de moi… je l’offrirai en holocauste ». Dans ce temps, les maisons avaient communément des cours fermées où les animaux étaient gardés. Jephté a supposé à tort qu’il serait rencontré par un animal à son retour de la bataille. Jephté fit stupidement et hâtivement un vœu regrettable. Il exacerba sa faute en poursuivant ses intentions. Cela a dû grandement déplaire à Dieu. Toutefois, dans Hébreux 11 : 32, nous voyons que Jephté est inclus sur la liste des serviteurs fidèles de Dieu. Ceci nous amène à conclure qu’il a dû reconnaître son péché et s’est repenti, recevant ainsi le pardon de Dieu. »[17]
Ce livre n’est pas un livre historique relatant des événements qui se seraient passés au 12e siècle av. J.-C., mais plutôt une sorte de plagiat, datant des 8e et 7e siècles, des récits de guerre assyriens[1]. L’Assyrie dominant alors tout le Proche-Orient, de l’Égypte à l’Iran, Israël « essaie de battre l’ennemi avec ses propres armes », utilisant « un langage qui imite le langage dominant, mais en le détournant de ses fins premières. »[2] A travers les noms de peuples difficilement identifiables, ce seraient les Assyriens qui seraient visés. Les peuples qui n’ont aucun droit sur Canaan représentent les Assyriens. Yhwh est un Dieu guerrier qui ressemble à Assur, le dieu guerrier assyrien[3] mais qui, en définitive, « est plus fort que toutes les divinités tutélaires de l’Assyrie ».[4] On peut aussi considérer que ce texte, écrit sous le règne de Josias qui bénéficiait d’un affaiblissement de l’empire assyrien, légitime théologiquement les conquêtes de ce roi. Par ailleurs, ce livre a été l’objet de nombreux remaniements qui, après la destruction de Jérusalem, en 587, par les Babyloniens, relativisent le discours guerrier[5]. Römer en cite deux exemples. Au chapitre 1, à partir du verset 6, Josué apparaît comme serviteur de la Loi et non plus comme chef militaire. Par ailleurs, tout le chapitre 2, quant à lui, interrompt le récit qui, du chapitre 1 au chapitre 3 révèle une continuité, introduisant le personnage de Rahab, Cananéenne, ennemie donc et prostituée qui protège les espions de Josué et professe sa foi au Dieu d’Israël. Dès lors, « toute l’occupation du pays apparaît en quelque sorte comme l’œuvre de Rahab, comme résultant de son attitude ».
Il n’y a pas que le livre de Josué qui soit marqué par l’influence idéologique et stylistique assyrienne. C’est vrai aussi pour toute la littérature historique, du Deutéronome au second livre des Rois. Un texte comme le début du chapitre 7 du Deutéronome (Dt 7, 1-6) a pu mal inspirer des chrétiens fondamentalistes au cours des siècles mais, à l’époque de sa rédaction (Ve siècle ?), il n’a pas inspiré de « purification ethnique » mais par crainte de voir le peuple d’Israël détourné de la vénération exclusive du vrai Dieu, il développe une vision « ségrégationniste » qui doit être relativisée aussi par la présence de textes « universalistes » comme la Genèse[6] ou le livre des Chroniques[7].
De même si l’on aborde le problème de la rétribution lié à la question de la violence, on peut lire sommairement ce que la bible en dit et qui peut se résumer dans le proverbe : « Le mal poursuit les pécheurs, et le bien récompense les justes. »[1] Celui qui respecte l’ordre établi par Dieu, le juste, ajusté à Dieu, est récompensé, celui qui trahit cet ordre, est puni. Cette idée largement répandue en dehors même des cercles croyants[2]. Comme on risque de dogmatiser cette vision, les Écritures nous révèlent que la réalité[3] est parfois bien différente et que Dieu peut être incompréhensible. Comme on le voit dans le livre de Job, la souveraineté de Dieu le dispense de rendre des comptes à l’homme[4] alors qu’il est engagé dans un combat incessant contre le chaos[5]. Tandis que Job lutte un temps contre l’incompréhensible, Qohéleth l’accepte : « De même que tu ne sais pas quel est le cheminement du souffle… de même tu ne connaîtras pas l’œuvre de Dieu qui fait tout. »[6] Job et Qohéleth « nous déplacent par rapport à notre conception anthropocentrique de Dieu et de la création, nous invitant, du même coup, aussi à nous laisser surprendre par le Dieu biblique. »[7]
En somme, pour éviter une utilisation agressive, primaire, des textes de la Bible, il faut, d’une part, « une étude sérieuse de ces textes qui prenne en considération la complexité de l’histoire de leur transmission »[8] dans des situations précises et en tenant compte du fait, majeur pour Römer, que ces textes « veulent nous mettre en garde contre des conceptions trop humaines de Dieu et insister sur les limites des discours théologiques. »[9] d’autre part, il ne faut pas oublier les textes où Dieu, par ses prophètes, invite à la paix et à la justice sociale, les textes où Dieu apparaît pacifique, ouvert aux autres nations. Enfin, il faut se rendre compte que la violence fait partie de l’histoire humaine et que s’il arrive, dans certaines circonstances pénibles que soient proférées des paroles violentes suscitées par la souffrance ou l’injustice, elles n’impliquent pas pour autant un passage à l’acte. Utiliser les cris des malheureux pour justifier notre violence est donc abusif.[10] d’autant que dans les Psaumes, entre autres textes[11], on remarque que l’auteur « s’en remet à Dieu pour l’exercice de la vengeance »[12]. L’homme se trouve ainsi déchargé de sa violence. Qui plus est, Dieu lui-même freine sa colère. S’il tend à répondre, à certains endroits, par la violence à la violence de l’homme, il n’agit pas comme l’homme. Après le Déluge, Dieu promet de ne plus recommencer[13] et s’affirme, d’abord, comme Dieu d’amour : « Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère… car je suis Dieu et non pas un homme… je ne viendrai pas avec fureur. »[14]
Les quelques lectures juives et protestantes qui précèdent doivent nous persuader de la nécessité de l’interprétation. La Thora a été donnée à qui veut la recevoir. d’origine divine, elle devient nôtre par l’interprétation. Ainsi Dieu a commencé le monde en six jours et le septième jour, le jour du Shabat, Dieu le confie à l’homme, il se repose sur sa créature. Nous sommes invités à « prolonger le divin », non à « améliorer » la Thora divine mais à l’incarner dans la réalité terrestre.[15]
Les religions monothéistes sont –elles des religions du Livre, comme on le dit souvent ou des religions de la Parole ? Telle est la vraie question car existe une tentation à laquelle plus d’un a cédé : celle de transformer l’Écriture en idole.[16]
Comprendre un texte révélé ou non, « c’est, dit Paul Ricoeur, se comprendre devant le texte. Non point imposer sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste. »[17] Sinon le texte figé, déifié, idolâtré, nous fait violence et nous empêche d’accéder à la liberté, d’être nous-mêmes.
Les catholiques comme les protestants considèrent aujourd’hui que le Nouveau Testament ne se substitue pas à l’Ancien au contraire des musulmans qui affirment, eux, que le Coran rend obsolètes les deux testaments.
Les exégètes catholiques, comme leurs confrères protestants que nous avons cités, seront d’accord pour reconnaître qu’« avant d’instrumentaliser le Livre pour promouvoir ceci ou pourfendre cela, on ferait mieux de regarder à deux fois si les textes disent bien ce que l’on croit qu’ils disent… »[18] C’est du simple bon sens à appliquer d’ailleurs à toute autre œuvre littéraire qui risque toujours d’être mal lue.
Selon A. Nayak[19], la violence divine ou
humaine qui s’exerce pour la sauvegarde d’Israël, se trouve aussi
ritualisée sous forme de guerre. Ainsi, Saül « prit une paire de bœufs,
les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux
dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part
pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses
bœufs ! » Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils
partirent comme un seul homme. »[20] A partir de ce
moment, pour A. Nayak, la guerre devient « sainte ». On le remarque
également dans la coutume de destruction totale d’une ville : « Ils
vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien
l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le
mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de
l’épée. »[21] L’interdit est ici une sorte de
consécration qui met à part ce qui est réservé à la divinité et ne peut
être laissé à l’usage ordinaire.[22] Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur
que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui
est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui
porter malheur. » (Jos 6,17-19) Dans le cas présent l’anathème comporte
le renoncement à tout le butin et son attribution à Dieu : les hommes et
les animaux sont mis à mort, la ville est incendié e et les objets
précieux sont donnés au sanctuaire. C’est un acte religieux, une règle
de la « guerre sainte » qui suit un ordre divin, ou un vœu pour
s’assurer la victoire. Tout manquement est considéré comme un sacrilège
et son auteur sévèrement puni…
La pratique de l’anathème est étroitement liée à la conception
antique de la divinité. Le sacrifice offert ou promis au dieu par vœu,
fait partie d’une sorte de transaction qui peut s’exprimer ainsi :
« Dieu, donnes-moi la victoire sur mes ennemis et toute la ville te sera
offerte en sacrifice de remerciement. » Cette promesse ou ce vœu fait au
Seigneur peut aller jusqu’au sacrifice humain. C’est ainsi que, dans le
livre des
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(Jg 11,29-40), Jephté faire le vœu, en cas de victoire contre les
ennemis d’Israël, d’offrir en sacrifice au Seigneur le premier être
vivant qui sortira de sa maison, au retour de la guerre. Et ce sera sa
fille qui viendra la première au-devant de lui. On mesure, à cet
exemple, l’évolution qui se fera au cours des siècles dans la
compréhension de la divinité
La Bible justifie par ailleurs le rejet de Saül comme roi d’Israël
par le fait de son manquement à l’anathème. On peut le voir en
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S 15,9. Pour obtenir la victoire sur ses ennemis, Saül a jeté
l’anathème sur tout le butin. Il a donc fait vœu de tout offrir à Dieu
en sacrifice. En gardant pour lui et ses soldats une partie du butin
acquis par la victoire, Saül manque à l’anathème, ce qui est considéré
comme un sacrilège, une faute très grave. Il sera rejeté au profit de
David. » (BUGNON Roland, CSSP, Fribourg, Suisse, sur
www.interbible.org)
]
Adrian Schenker,[23] lui, s’attache au problème des sacrifices dans l’Ancien Testament. Il constate, ce qui peut nous choquer, que la faute involontaire, la transgression involontaire d’un interdit, est sanctionnée par la mort. Ainsi, Ouzza saisit l’arche qui allait verser et Dieu le frappe de mort[24]. La violence est ici « une marque du sacré ». Il y a, en effet, « une distance insurmontable entre la sphère divine transcendante et le monde humain ». Ils ne peuvent « coexister ensemble dans le même lieu ». Ainsi le feu où YHWH se donne à voir signale la frontière mortelle entre sacré et profane[25]. La colère mortelle de YHWH signifie clairement sa transcendance.
Mais, le culte sacrificiel peut libérer les personnes fautives de cette colère. Comme l’’immolation de l’animal n’est pas sans raison elle ne peut être considérée comme violente. Elle le serait si c’était par cruauté ou avarice que l’animal était mis à mort. Gn 9, 2-3 accepte que l’on tue l’animal pour raison alimentaire mais 2 S 12, 1-4 assimile l’abattage gratuit à l’homicide. Dans le culte sacrificiel, on offre à Dieu et on partage avec lui la meilleure nourriture comme on le ferait avec un hôte.[26]
Enfin, grâce au sacrifice, Dieu pardonne et « on peut tabler sur sa douceur, parce qu’il la préfère à l’irritation et au conflit ».[27] On le voit dans 1 S, 5-6 où les Philistins apaisent la colère de YHWH en rendant l’Arche enlevée et en rendant hommage à YHWH par un présent de compensation ou réparation (asham) pour le sacrilège commis et regretté.
A. Schenker conclut que « la douceur divine est plus fondamentale en YHWH que la violence »[28]. C’est pourquoi le psalmiste peut proclamer : « Israël, mets ton espoir en YHWH, car YHWH dispose de la grâce, et avec abondance du rachat. C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes. »[29]
Plus largement, en s’appuyant sur le vocabulaire, Xavier-Léon Dufour[30] montre que la violence contre laquelle Dieu va s’emporter, se présente comme « la transgression d’une norme ». Les traducteurs grecs de l’Ancien Testament ont employé d’ailleurs souvent le mot « adikia », injustice, pour traduire le mot hébreu hamas exprimant la violence.[31] Si on viole la Loi du Seigneur[32], la justice sociale[33], le droit[34], si on viole la vérité par détraction[35], faux témoignages[36], etc., cette injustice violente entraîne une destruction physique ou sociale. Les victimes suscitent l’apitoiement des prophètes[37] et appellent la punition des violents car le Seigneur n’aime pas le violent, l’injuste[38] et Lui seul peut rétablir la justice[39]. Le Serviteur opprimé par les hommes, méprisé, qui « n’ouvre pas la bouche (…) On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eut pas de fraude dans sa bouche ». Mais « il sera haut placé, élevé, exalté à l’extrême »[40].
L’élément caractéristique de la violence dans l’Ancien Testament, c’est la transgression destructrice, la transgression de l’Alliance qui est une violence contre Dieu. Il y a, bien sûr, d’autres violences, les violences habituelles des hommes, liées à la force, au zèle, à la colère, à la vengeance, à la cupidité, etc., mais, même dans le cas où elles sont destructrices, dans la mesure où elles n’impliquent pas transgression d’une norme qui est la justice du Dieu de l’Alliance, tout en étant condamnables et condamnées, elles n’impliquent pas la gravité extrême des précédentes.[41]
Reste que le comportement de Dieu semble « ambigu ». Il déteste l’injustice mais semble tolérer, approuver, pratiquer des actes violents.
Alors que Römer insiste sur le cadre historique, Dufour rappelle que nous sommes dans un contexte culturel donné qui n’est pas le nôtre et il insiste sur la pédagogie de Dieu.[42] Celui-ci condamne toute injustice violente mais initie progressivement le peuple en tenant compte des mœurs de l’époque. Ainsi : Le Seigneur dit à Caïn : »Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé 7 fois » Et Lamek dit à ses femmes : « »Femmes de Lamek, tendez l’oreille à mon dire ! Oui, j’ai tué un homme pour une blessure. Oui, Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek septante-sept fois. »[43] Plus tard, le Seigneur souscrit à la loi du Talion qui marque un progrès sur la justice des origines[44]. Par la bouche des prophètes, Dieu condamne toutes sortes de violences : déportations, oppression des faibles, irrespect vis-à-vis des femmes et des morts. Le Seigneur prend la défense des victimes de l’injustice des hommes, il soutient Israël en Égypte et demande aux hommes d’agir de même avec les faibles, les orphelins, les veuves, les étrangers.
Si Dieu apparaît, en de multiples endroits, comme un Dieu guerrier[45]pas l’Alliance : Dieu « manifeste qu’un bien supérieur peut entraîner la destruction de la vie terrestre ». En même temps, Dieu montre sa volonté d’extirper le mal du monde.
Enfin, petit à petit, on voit que l’image que les hommes se font de Dieu s’épure petit à petit. Dieu se manifeste d’abord spectaculairement, comme à Moïse, dans le feu, le tonnerre, le tremblement de toute la montagne[46]. Mais, quand le Seigneur annonce son passage à Elie, c’est par un souffle[47].
De même, au départ, Dieu apparaît terrible, guerrier[48] puis humble et pacifique[49] et enfin sous les traits du serviteur opprimé, préfiguration du Christ [50]
Paul Beauchamp[51] confirme, pour l’essentiel cette analyse. La violence (hamas) liée, bien sûr, à la mort, aux abus sexuels[52] et surtout au mensonge[53] est essentiellement absence de loi. Le diable a poussé l’homme à enfreindre la loi du Seigneur et, à partir de ce moment, à partir du meurtre de Caïn, « le Seigneur vit que la méchanceté se multipliait sur la terre » (Gn 6, 5), « la terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence » (Gn 6, 11). Le Malin a détourné les hommes du vrai Dieu et ils ont créé des idoles à forme humaine : « Avec leurs rites infanticides, leurs mystères occultes ou leurs processions frénétiques aux coutumes extravagantes, ils ne respectent plus ni les vies, ni la pureté des mariages, mais l’un supprime l’autre traîtreusement ou l’afflige par l’adultère. Tout est mêlé : sang et meurtre, vol et fourberie, corruption déloyauté, troubles, parjure, confusion des valeurs, oubli des bienfaits, souillure des âmes, inversion sexuelle, anarchie des mariages, adultère et débauche. Car le culte des idoles impersonnelles est le commencement, la cause et le comble de tout mal (…). » (Sg 14, 23-27). L’homme qui était doux devient redoutable[54]et la violence se démultiplie[55]
L’Ancien Testament analyse donc la violence en révélant son origine dans le péché de l’homme instigué par l’Adversaire.
Comme X.-L. Dufour, Paul Beauchamp s’arrête à l’ « ambiguïté » de Dieu et à ses violences. Pour cet exégète, « le Dieu biblique prend sur lui une violence provisoire ou « économique ». » Cette expression mérite quelques explications. Si Dieu ordonne l’extermination des ennemis d’Israël[56] pour en protéger l’esprit[57], si ses prophètes ne sont pas en reste (Elie égorge 450 prophètes de Baal[58], Elisée maudit 42 gamins moqueurs qui se font déchirer par deux ourses[59]), le Seigneur, par la bouche de ses prophètes, promet « un nouveau David »[60] et un « paradis retrouvé » où toute la création vivra dans la paix et l’harmonie[61]. Après avoir maudit Jérusalem, Dieu rappelle l’alliance qu’il a faite avec son peuple[62].
Ainsi, si les hommes se sentent dépassés par la violence, celle-ci, comprennent-ils, « est dépassée par une fondation plus essentielle ». Ainsi David, retors et clément parfois par calcul, peut manifester aussi une clémence fondée « sur un vrai sens de Dieu »[63].
Mieux encore, les Psaumes montrent, d’une part, comment la victime de la violence peut réagir en termes violents. Elle demande l’humiliation des ennemis[64], leur châtiment[65]. Elle crie vengeance[66], souhaite que le roi écrase ou assujettisse les ennemis[67], que Dieu les épouvante ou les détruise[68]. Mais au-delà de ces réclamations, si l’on voit que l’homme suppliant compte sur l’épée de Dieu[69], il lui est enseigné qu’il ne sera pas libéré par sa seule force. Comme l’écrit P. Beauchamp, « c’est dans le lieu précis de la violence que germe son contraire » : ceux qui souffrent sont invités à la patience, à la non-résistance[70], à laisser le mal s’autodétruire[71]. On le voit dans d’autres textes : Dieu seul sera vainqueur[72], la terre détruira les méchants[73]et Dieu détruira la guerre[74] et l’univers entier participera à cette destruction[75].
Reste que Dieu prêche la violence[76], qu’il se montre violent[77], qu’il établit une loi violente sur certains points, qu’il est le Dieu vengeur, le Dieu guerrier, etc.
A propos des violences de la Loi[78], on peut constater une évolution qui nous révèle qu’Israël est progressivement invité à se détacher des exigences de vieilles coutumes qui veillaient au rétablissement de la justice.[79] Ainsi, le « vengeur de sang » qui, en cas de meurtre, vengeait le clan en tuant l’assassin[80] a vu son rôle de justicier réglementé par la société[81]. Il s’agissait d’éviter les excès de la colère. De même, la loi du Talion[82] chercha à freiner les passions et, avant que le Christ rende caduque cette règle[83], la Loi suggérait déjà un dépassement de cette violence quand la réconciliation est possible : « N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard ; ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi le Seigneur. »[84].
L’objectif poursuivi est d’éduquer la conscience, d’éradiquer le désir de vengeance, d’inviter au pardon, d’abord du frère de race[85] puis de tout homme[86]. Le juste donc renoncera à la vengeance car il s’en remet à Dieu qui seul, en définitive, peut rétablir la justice[87]. Il est le Juge, le rédempteur d’Israël. Le Jour du Seigneur est le Jour où il triomphera de ses ennemis, est le Jour de vengeance[88], Jour de réparation et de salut[89].
Si, dans la culture contemporaine, le mot vengeance suggère un comportement contraire à la justice, il n’en va pas de même dans l’Ancien testament, il suggère, au contraire, le rétablissement de la justice, la punition du coupable, le dédommagement, l’indemnisation de la victime, la réparation du tort, etc..[90]
Et qu’en est-il maintenant de ces guerres où Dieu est présent ?
Tous les rites religieux qui précèdent et clôturent les combats nous montrent que Dieu est le Dieu des armées qui mène ses guerres. Cette vision n’est pas propre à Israël mais se retrouve dans l’Orient ancien, notamment chez les Assyriens[91]. Le roi doit faire la volonté de Dieu et défendre sa création contre toute menace de chaos qui viendrait des hommes ou des animaux sauvages. Chasse et guerre sont ainsi des prérogatives royales.
Nous savons que la naissance d’Israël est due à la victoire du Dieu des armées sur le puissant ennemi égyptien[92]. De même, dans la conquête de Canaan par Josué, Dieu est finalement si présent que l’on a pu considérer que la guerre d’Israël, appelée improprement « sainte »[93], était « pacifiste » puisque les hommes restent passifs. Nous avons vu aussi les récits de l’Exode et du livre de Josué ont été écrits, par compensation, semble-t-il, à une époque (vers -720) où, à cause des conquêtes assyriennes, Israélites et Judéens n’ont plus les moyens de mener des guerres. Les récits, par compensation, par réaction, cèdent aux excès littéraires et exagèrent la violence dans laquelle Dieu a fondé son peuple.
S’il y a des appels à la violence[94] et si Dieu, comme chez Amos, promet de mettre le feu, de faire sauter, d’extirper, de déporter, de bouter le feu, de tuer, d’exterminer, etc., c’est pour punir de véritables « crimes de guerre » : génocide, déportation, éventrement de femmes enceintes, profanations de cadavres[95].
De plus, on voit s’esquisser dans le Deutéronome esquisse un jus in bello[96] qui introduit des limitations dans la brutalité inspirée des pratiques assyriennes[97] : certains seront exemptés du combat et on évitera la guerre totale.
Si Römer et Attwood insistent sur la convention littéraire des textes violents et leur enracinement historique, Henri Cazelles et Pierre Grelot[98] insistent sur l’enjeu religieux des guerres bibliques. « La guerre, écrivent-ils, n’est pas seulement un fait humain qui pose des problèmes de morale. Sa présence dans le monde biblique permet à la révélation d’exprimer, à partir d’une expérience commune, un aspect essentiel du drame où l’humanité est engagée et dont son salut est l’enjeu : le combat spirituel entre Dieu et Satan. Il est vrai que le dessein de Dieu a pour fin la paix ; mais cette paix suppose elle-même une victoire acquise au prix du combat. »
La guerre est dénoncée comme un mal et si Dieu apparaît, à l’instar des anciennes divinités, comme un combattant[99], c’est dans le cadre du grand dessein qu’il conçoit pour les hommes qui sont invités à collaborer avec Lui pour conquérir et garder la terre promise.[100] Cette guerre est sacrée puisqu’il s’agit de préserver le véritable culte, la loi de Dieu et son règne. Toute guerre offensive[101], défensive[102] ou de libération contre les oppresseurs et les envahisseurs[103] est une guerre du Seigneur, une guerre de Yahweh. La foi soutient l’ardeur militaire en vue d’une victoire politique et religieuse[104] avec l’aide de Dieu.[105] Dieu lutte contre ce qui s’oppose à ses desseins et contre le mal. Il intervient pour soutenir et préserver son peuple. Il lutte contre l’Égypte[106], soutient les armées d’Israël[107], assiste les rois[108], délivre la ville sainte[109]. Sans Dieu, rien ne peut réussir : les hommes combattent, Dieu donne la victoire[110].
Le dessein de Dieu n’est pas la puissance temporelle d’Israël mais un royaume qui respecte sa loi. Si Israël est infidèle à ce projet, Dieu lui fait la guerre et Israël connaît des revers, au temps du désert [111] de Josué[112], des Juges[113] de Saül[114], des Rois. Les malheurs et la ruine d’Israël sont bien un châtiment divin[115] : Babylone et Nabuchodonosor sont aux ordres de Dieu pour punir Israël[116].
A travers ces malheurs, la guerre apparaît alors à Israël comme un mal, elle est le fruit du péché[117] et elle ne disparaîtra qu’avec le péché[118] à la fin des temps[119]. La vraie victoire promise, à laquelle Israël doit tendre, c’est la victoire sur le péché qui amènera la paix au prix d’un combat spirituel
Et donc, derrière le combat politique se profile le combat spirituel. L’ennemi païen lancé à l’assaut de Jérusalem[120] devient, dans la vision de Daniel, à l’époque de la persécution d’Antiochus, et sous la forme de quatre bêtes monstrueuses, une attaque contre le Fils de l’homme[121] Face à l’empire païen des Séleucides d’Antioche (IIe s avant J.-C.), à ses destructions et persécutions, la révolte se mue de nouveau en guerre sainte[122] menée avec le secours du Seigneur[123] qui terrassera la Bête[124] et brisera son pouvoir[125]. Nous sommes au-delà des guerres temporelles : nous entrons dans un combat religieux et entrevoyons le couronnement des justes au jugement final qui annonce le règne de Dieu et de sa justice, la paix éternelle[126].
Ajoutons encore que, chez plusieurs prophètes, s’affirme, bien avant ces combats eschatologiques, l’idée que la foi vaut mieux que la force. Le prophète qui annonce la destruction du Royaume du Nord, menace : « Si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez pas »[127]. Dieu n’a que faire, en définitive, de la puissance militaire, de son caractère illusoire[128]. A côté de l’école deutéronomiste, le courant sacerdotal présente une autre version de l’histoire d’Israël. La violence fait partie de la corruption de la création : « La terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence. Dieu regarda la terre et la vit corrompue car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. Dieu dit à Noé : « Pour moi la fin de toute chair est arrivée ! Car à cause des hommes la terre est remplie de violence, et je vais les détruire avec la terre. »[129] Après le déluge, le Seigneur « se dit en lui-même : « Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme. Certes, le cœur de l’homme est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. » [130] Dieu renoue l’alliance originelle avec l’homme: « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre ».[131] Si Dieu a déposé les armes, les hommes sont invités eux aussi à renoncer à la guerre. Dieu n’autorisera pas David à construire le Temple parce qu’il a du sang sur les mains : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de Maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[132]
Dans ces conditions, il devient difficile, comme certains l’ont fait, de prétendre que les attentats kamikazes qui marquent trop souvent l’actualité, pourraient se réclamer de l’exemple biblique de Samson qui les cautionnerait.[133]Samson ne se soucie ni de son peuple ni de la cause de Yahwe . Il ne voit que ses problèmes personnels et assouvit sa soif de vengeance. Il accumule les violences jusqu’à l’absurde, incapable de se maîtriser. De plus, c’est sans implication divine qu’il fait s’écrouler le temple sur lui et 3000 Philistins[134]. Stérile comme homme, enterré par ses frères, il est aussi stérile dans sa mission. Il est une « caricature de Juge » et son action est une « parodie d’exploit sauveur ». La lecture attentive du récit[135] casse « l’image simpliste d’une mort héroïque bénie par Dieu parce qu’elle inflige à l’ennemi du peuple une correction exemplaire. » J.-P. Sonnet et A. Wénin concluent : « la Bible n’offre pas que des modèles à imiter ou à admirer. Elle présente aussi au lecteur un certain nombre de contrefaçons d’humanité, de déformations de l’œuvre divine » qui nous mettent en garde.[136]
Toutes ces analyses sont intéressantes mais il faudrait, si possible, les ramasser en une synthèse qui nous révélerait, au-delà des épisodes particuliers et de leurs commentaires que d’aucuns estimeront heureusement orientés, les lignes de force de l’Ancien Testament, la leçon ou les leçons essentielles qu’il veut nous livrer avant que ne soit proclamée la bonne nouvelle.
[1].
Tout d’abord, si la Bible nous parle de vie et de mort, de notre vie, de notre mort, de notre histoire, elle ne peut éviter de montrer la violence qui est, d’une manière ou d’une autre, constamment présente dans toute existence et de nous inciter à prendre position face à cette réalité à laquelle nous sommes confrontés tout au long de notre cheminement.[2]
Ainsi la Bible est, pour une part, le « miroir » de nos violences qu’elle analyse finement jusqu’à leurs racines[3]. Et il est « heureux qu’il en soit ainsi. Car si la violence était occultée, tout un pan de la réalité humaine lui échapperait. Alors, la Bible, au lieu de m’offrir des pages pour penser cette réalité omniprésente dans l’histoire, me priverait de pouvoir la penser. Et, faute de refléter l’humain, elle perdrait de sa pertinence en parlant de Dieu… »[4]
Mais, on remarque aussi que la Bible implique Dieu lui-même dans la violence. Dieu tente de la réfréner, il la punit parfois d’une violence mesurée, parfois aussi de manière cruelle. Parfois enfin, Dieu encourage la violence des hommes.
Si on s’arrête à un récit sanglant particulier sans tenir compte de toute l’ampleur des livres qui constituent la Bible, on passe à coup sûr, à côté de l’essentiel. Car Dieu qui accompagne les hommes dans leurs tribulations les entraîne progressivement à résoudre leurs problèmes autrement que par des moyens violents.
Les auteurs inspirés, lorsqu’ils parlent de Dieu, nous révèlent certes des vérités, un Dieu qui combat le mal, un Dieu juste, fidèle, libérateur, exigeant mais aussi, dans une mesure incommensurable, un Dieu inconnaissable, indicible qu’ils ne peuvent exprimer qu’avec leurs mots à travers des représentations toujours approximatives. Le lecteur qui se fait aussi des images de Dieu, est donc sommé de dialoguer avec le Livre[5].
Or, que constatons-nous lorsque nous essayons, non de sélectionner les textes suivant nos intérêts, mais de tout recevoir, contradictions apparentes ou réelles comprises ?
Il ne faut pas oublier, pour bien lire l’ensemble de la Bible, de méditer le récit des origines : le livre de la Genèse qui « offre une clé de lecture pour l’ensemble du récit biblique »[6].
d’emblée, Dieu apparaît comme le défenseur de la vie contre les forces du mal. Il maîtrise le chaos initial sans destruction ni violence pour faire naître la vie. De plus, il limite sa maîtrise en se reposant le septième jour. A son image, l’homme est invité à maîtriser l’animal sans le tuer[7] : il donne comme nourriture les céréales et les fruits à l’homme et l’herbe aux animaux[8]. Ainsi la vie s’écoule sans lutte dans un monde de douceur et d’harmonie. Mais, maîtriser l’animal, c’est aussi maîtriser l’animalité, la force vitale brute qui est en nous et qui s’exprime par la convoitise. A l’école du serpent[9], la convoitise s’exaspère devant la limite et le manque, elle veut tout savoir et jouir de tout et suscite la jalousie et la violence. Or c’est précisément par le manque que Dieu veut éduquer notre désir pour que nous reconnaissions comme don ce qu’il nous accorde et que nous fassions confiance au donateur, un donateur qui ne comble pas notre désir mais manifeste ainsi sa volonté de le combler. La stérilité temporaire, la circoncision, le sabbat, le régime alimentaire, etc., sont autant de « manques » à accepter pour éviter l’idolâtrie qui n’est que le produit d’un homme qui, voulant échapper au mystère, s’asservit à lui-même et finalement à la mort.
Après la chute, la première violence qui s’insinue entre l’homme et la femme, est celle de la convoitise[10]. On la retrouve encore dans la relation entre Eve et Caïn « possédé » par sa mère qui en fait son « homme » excluant Adam.[11] Cet amour outrancier explique la violence de Caïn qui ne peut supporter que Dieu privilégie Abel[12]. Il n’a pu accepter le manque, canaliser, exprimer par des mots la force (la violence du désir) qui est en lui et cette force s’extériorise dans la brutalité.[13]
Parallèlement à ces tristes histoires, Dieu non seulement promet la victoire dans la lutte contre le mal[14] mais accompagne l’homme qui, confronté à la violence, a désormais tendance à la reproduire. Dieu s’efforce de lui inculquer un autre chemin : il met en garde Caïn contre la « bête tapie » qui le convoite puis, après le crime, après avoir dénoncé le coupable, il le protège pour éviter l’escalade de la violence mais en vain.[15] La justice clémente de Dieu se révèle inefficace et c’est pourquoi, devant le déchaînement de la violence (hamas), Il décide de détruire « toute chair »[16] à l’exception de Noé, le juste, ses fils, sa femme, les femmes de ses fils et un couple de chaque espèce d’animaux soumis à un régime végétal qui rappelle que la maîtrise de l’homme doit être non-violente. De plus, non seulement Dieu qui voulait détruire toute chair, sauve la famille de Noé et un couple d’animaux mais il se repent et promet de ne plus recourir lui-même à la violence extrême.
Comment dès lors, à l’avenir, gérer cette violence que l’on ne pourrait extirper définitivement qu’en détruisant la création ? En instaurant « le régime de la loi » qui va limiter l’exercice de la violence[17]. L’homme sera autorisé à manger la chair animale et l’herbe qui était réservée aux animaux, signe de l’animalité qui est en lui[18]. Mais Dieu impose des restrictions. Tout d’abord, par l’interdit du sang[19], Dieu nous met en garde métaphoriquement contre ce qui meut la violence, c’est-à-dire la convoitise et la haine enfouis dans le cœur de l’homme. Ensuite Dieu demandera des comptes à l’agresseur[20] et instaure la loi du talion[21] qui ne laisse pas le crime impuni mais limite la vengeance. La loi apparaît néanmoins comme violente. Elle est imparfaite dans la mesure où elle ne peut « établir une justice accomplie »[22] ni instaurer la douceur, faire que l’homme, à l’image de Dieu, renonce carrément à la violence. Si la loi est nécessaire dans un premier temps, elle a ses limites. L’homme est donc invité à aller au-delà, à renoncer à la violence. Dès avant le Sinaï, des décrets, des usages et des juges sont établis[23]. Mais, au Sinaï, l’objectif des 10 paroles est de contrer la violence, et d’éradiquer sa source : la convoitise.[24]
Il est intéressant de constater l’importance du berger, du pasteur dans les récits de la Genèse. Le berger est celui qui maîtrise l’animal mais en prend soin, celui aussi que maîtrise son animalité.[25] C’est l’homme tel que Dieu le souhaite, l’homme qui, comme Abram, Jacob ou Joseph, apprend à renoncer à la maîtrise totale sur les gens et les événements et à éteindre ainsi la convoitise.
C’est surtout dans les relations de couple et dans les relations entre parents et enfants que cette pédagogie apparaît. C’est dans ces relations que l’un peut être objet de l’autre comme on l’a vu avec Adam et Eve, Eve et Caïn. Si Abraham et Sara se manipulent, au début de leur relation, pour organiser leur vie comme ils l’entendent, ils découvrent harmonie et fécondité à partir du moment où, à l’invitation de Dieu, Abram consent à renoncer au nom de ses parents et consent à la circoncision qui est le signe de son consentement au plan de Dieu. Acceptant ce manque, il s’ouvre à l’autre, à sa femme, aux visiteurs aux chênes de Mamré, à la confiance en Dieu, au don de la vie.[26]
Pour en revenir aux insuffisances de la loi et à la nécessité d’arrêter la violence, le premier personnage qui incarne bien l’au-delà de la justice, c’est Joseph[27]. Il n’y a pas au début de cet épisode fameux un innocent et des coupables. Joseph fait violence à ses frères en les provoquant, Jacob à ses autres fils en préférant Joseph et les frères à Joseph, bien sûr. Joseph arrête la violence en ne répondant pas aux accusations de la femme de Putiphar[28]. Il s’enfuit nu, signe de son innocence retrouvée. Il a rompu avec le modèle parental[29], il est devenu sage et lorsqu’il sera confronté à ses frères, il ne se vengera pas mais par quelque stratagème, par une violence « juste et mesurée » il amènera les coupables à reconnaître leur faute. Cette histoire montre que « la stricte justice est parfois trop courte parce que, lorsqu’elle châtie un violent, celui-ci ne se sent pas reconnu comme victime, alors que, la plupart du temps, il en est une aussi. »[30] La fraternité ne s’établit pas d’emblée comme on le voit avec Abel et Caïn, Jacob et Esaü[31], Joseph et ses frères[32] mais elle se construit lentement et il en est de même en ce qui concerne les relations entre peuples.[33]
Derrière Joseph, se profile l’image du Serviteur souffrant[34]. Celui-ci, mieux encore que Joseph, imite le Dieu de l’Alliance, refuse la violence, refuse le mensonge, accepte le manque, renonce à maîtriser son avenir et arrête à lui le mal, ouvrant ainsi un chemin de paix. En l’exaltant, Dieu « se contente de dénoncer l’injustice dont il a été victime, permettant ainsi aux violents de découvrir leur violence insue. »[35] Il ne les châtie pas mais leur offre une possibilité de reconnaître leur erreur, de se détourner du mal et rendre le bonheur possible, puisque « le bonheur surgit […] au lieu où s’entrecroisent amour de Dieu et amour de l’autre (re)commandés par la Loi ».[36]
En définitive, quelle leçon tirer de cette lecture ? La violence est inévitable, elle fait « partie intégrante de la réalité des humains ». Mais, d’une part, pour l’empêcher d’être destructrice, il faut veiller à ce que le désir ne dégénère pas en convoitise ; autrement dit, il faut apprendre à accepter le manque, à accepter de ne pas avoir prise sur tous les aspects de notre vie comme la Loi l’indique : « le consentement à une parole imposant un manque […] apparaît comme le chemin du devenir humain ».[37] d’autre part, cette violence, quand elle risque de nous emporter, « il faut apprendre à la gérer » par « la parole qui permet de ne pas passer à l’acte ou en tout cas de [la] vivre […] autrement » par des exutoires, comme Dieu le signifie à Caïn[38].
Dans la société contemporaine pétrie de libéralisme, on a tendance à exclure le vide, le manque et, en même temps, on nie que la violence soit « humaine », qu’elle fasse « partie intégrante de la réalité des humains » ; on veut éviter tout conflit tout en doutant qu’il y ait Quelqu’un au-dessus de chacun, une Loi au-dessus des lois. Et quand la violence éclate, on se trouve démuni[39].
C’est le drame des sociétés développées : « il s’est développé un esprit de liberté qui met en cause toute instance supérieure, tout ordre qui, là aussi, prétendraient imposer la limite. A la place du devoir, le désir ; et en fait de désir, l’envie. Naguère le grand Principe (Dieu, l’Idée, la Patrie, la Révolution…) déléguait au maître le pouvoir de faire obéir ; il y avait un maître des maîtres, qui autorisait leur autorité. Dans le marché de l’économie triomphante, le Maître des maîtres c’est le grand moteur du système : l’envie elle-même, l’envie de chacun prise dans le magma de l’Envie universelle, célébrée et soutenue par la publicité. »[40] Et, « s’il n’y a plus l’instance qui ordonne et unifie, la pensée devient, sous le signe du désir, une kyrielle de conflits recouverts et insolubles. »[41]
Il est toujours dangereux de laisser notre désir dégénérer en convoitise. La Bible le révèle constamment et la psychanalyse confirme que « La religion soutient la violence ou l’entrave, selon qu’elle favorise ou non le possible renoncement à un objet source de toute satisfaction. Si elle permet de ne pas renoncer, et ne fait que fondre les exigences pulsionnelles individuelles dans celles du groupe, le risque est grand que le groupe se fasse alors l’amplificateur des pulsions destructrices, alors tournées vers l’extérieur pour défendre la possibilité de la satisfaction de l’intérieur. »[42]
Il est toujours dangereux, en même temps, de considérer que la violence est l’apanage de l’autre toujours coupable d’agresser notre innocence, de ne voir que la paille qui est dans son œil alors qu’il y a une poutre dans le nôtre[43]. La psychanalyse confirme que « La tentation reste forte, le mouvement légitime, de vouloir mettre cette part d’inintégrable hors de soi, ne serait-ce que pour la contrôler, et trouver pour cela une peuplade, un groupe, un « Turc », un étranger. Un peu plus barbare, un peu plus sauvage que soi. Si le jeu est permis, la mise en scène nécessaire, pour mettre dehors ce qui menace de l’intérieur, nous ne pouvons toutefois plus être dupes, personne ne nous déchargera de notre responsabilité. Tel est le drame de l’homme désenchanté. »[44]
Or la violence est d’abord en nous et il convient de le reconnaître, de reconnaître que « L’agressivité est une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et [que] la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. »[45]
Mais, il n’y a pas à désespérer car « si la vie et la mort sont inséparables, humanité et barbarie ne se laissent pas non plus disjoindre ! »[46] « Si la pulsion de mort est à l’œuvre, inexorablement, Eros n’en est pas moins là, qui pousse toujours et encore à chercher, à maintenir ou à rétablir la relation à l’objet. […] La vie est possible malgré la mort. Il y a une humanité possible malgré la barbarie. Si l’on s’imagine toutefois épargné par la pulsion de mort, si l’ambivalence n’est pas possible, si le « mauvais » reste au-dehors, étranger au moi, toutes les violences se justifient et les barbares se réveillent au nom de la sécurité, ou de l’illusoire pureté du moi, de la race ou de la nation. L’indomptable, le sexuel infantile d’avant toute castration et soumission à la Loi, peut donner libre cours à son déchaînement. La déshumanisation menace, parce qu’alors il ne peut y avoir d’autre en soi, l’autre étant devenu l’incarnation du mal ou du non-humain. Lorsqu’on ne joue plus, ou lorsqu’on se prend trop au jeu, lorsqu’on se raconte qu’en exterminant le mal, le bien triomphera, alors le danger du déchaînement de la violence se fait menaçant, qui se nourrit des forces du mal qu’il pose en dehors pour les combattre. Et pourtant nous ne pouvons vivre sans croire, un peu, que l’homme vaut mieux que le barbare qu’il ne surveille jamais aussi bien que lorsqu’il le reprend en lui ![47]
Si l’Ancien testament nous éclaire sur l’origine du mal et de la violence, il introduit aussi dans le monde, comme l’a montré le P. J. Comblin, trois idées fondamentales : « le thème de la paix perpétuelle, le thème d’universalité du salut et celui de la puissance de Dieu dans la faiblesse des hommes »[1]
Et tout d’abord, la paix biblique.
Le mot shalôm que nous avons traduit par « paix » est un concept large, « un terme vaste, ample, souple ; il peut désigner le terme de toutes les aspirations. (…) Le shalôm est toujours un peu comme un don, incertain mais espéré, (…) un état de grâce collectif. »[2] Don espéré et possible, il est par le fait même de nature religieuse. Il est décrit dans le Deutéronome sous forme de bénédictions[3]. C’est « le pays qui ruisselle de lait et de miel »[4]. C’est la vie, une plénitude de vie ![5] Ces bénédictions, cette vie, cette paix, Israël l’attend uniquement de Dieu et non de circonstances historiques favorables, d’une bonne politique ou d’un roi qui promet la paix en faisant la guerre[6]. David, le guerrier, n’a pu bâtir le temple à cause du sang versé. C’est Salomon le pacifique qui le construira.[7] Salomon est le type du roi soumis à la loi religieuse qui annonce le Roi à venir[8].
Mais Dieu répétera-t-on fait la guerre ! Oui mais d’une manière toute différente des divinités orientales ou grecques. Celles-ci sont guerrières par essence alors que si l’on dit que « Yahweh est un guerrier »[9] c’est parce qu’il a libéré son peuple. De plus, si toute guerre du peuple devient guerre de la divinité, dans la Bible c’est Dieu qui détermine les guerres de son peuple et toute guerre ne reçoit pas son investiture : il y a les guerres de Yahweh qu’il mène pour réaliser son dessein contre ceux qui s’y opposent, les pécheurs[10] et les guerres profanes, purement politiques. La guerre de Yahweh est comme un jugement, « un prélude non aux guerres historiques, même si celles-ci se prétendaient inspirées par Dieu - et toutes les guerres des États, nous le savons se prétendent telles, plus ou moins - mais au Jugement des nations à la fin du monde, tel qu’il est annoncé par le Nouveau Testament. Donc les guerres saintes de la Bible n’ont pas existé comme telles ; elles sont un sens révélé, prophétique, ajouté aux récits du passé d’Israël. »[11]
Seules ces guerres-jugements trouvent grâce aux yeux des prophètes qui condamnent les guerres profanes[12] et dénoncent les faux prophètes qui annoncent les victoires profanes[13]. De plus, ces guerres-jugements, guerres de Yahweh sont provisoires et exceptionnelles, elles appartiennent au temps de la préparation du peuple d’Israël.[14] Et donc, une fois de plus, on peut affirmer que « la guerre n’est pas sainte, elle n’est pas une manifestation « spéciale » de la providence divine. On peut et on doit même dire que, non seulement le Nouveau, mais encore l’Ancien testament ont désacralisé la guerre. Ils lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques cas précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier. »[15]
Dieu n’est pas un guerrier. Le récit de la création en témoigne aussi. Alors que les mythes cosmogoniques nous montrent qu’au commencement était la guerre, que la création du monde se moule sur la création des États par la guerre, la Genèse révèle que Dieu, en toute liberté et par don, crée un monde en paix. Dieu n’a créé ni la mort, ni le mal, ni la guerre. Et il condamne les puissants orgueilleux et guerriers égyptien, assyrien[16], babylonien[17], romain, Gog et Magog[18] : « par un simple jugement, Dieu fait la guerre à la guerre, il disperse comme d’un souffle la guerre qui était comme l’arme ultime du péché contre lui. »[19]
La paix promise par les prophètes et telle qu’ils la décrivent, paix du peuple élu et paix des nations, ne peut venir que de Dieu et de son Règne. C’est Dieu d’abord qu’il faut chercher et reconnaître, la paix viendra ensuite. Israël sera en paix avec ses puissants voisins quand ceux-ci reconnaîtront Yahweh[20] et il en va de même pour toutes les nations[21]. Dieu offre sa paix à Israël et, par Israël, à toutes les nations, non pas par leur soumission à Israël mais par l’écoute de l’instruction et de la parole dispensées à Jérusalem, préfiguration de l’Église. C’est dans la mesure où les hommes se convertissent au Dieu de paix que la paix se fera car « point de paix, a dit mon Dieu, pour les méchants ! »[22] La paix n’est pas une récompense qui vient de l’extérieur, elle est concomitante de la transformation radicale de l’homme immoral, pécheur et impie. C’est la condition sine qua non[23] : que la loi du Seigneur vive dans le cœur de l’homme[24] et Dieu le purifiera[25]. La promesse vaut pour Israël et pour les nations : « Tous tes fils seront disciples du Seigneur, et grande sera la paix de tes fils. »[26] La justice -l’intégrité morale et religieuse- et la paix sont solidaires : « Le fruit de la justice sera la paix ; la justice produira le calme et la sécurité pour toujours »[27] ; « Fidélité et Vérité se sont rencontrées, elles ont embrassé Paix et Justice. »[28] Celui qui veut la paix doit avoir foi dans la paix de Dieu, et lui prêter patiemment ses forces.
Dès la Genèse, il apparaît que le message est universel. Dieu est le Dieu de tout, créateur et Seigneur de tout, « roi des nations »[1] : « La Bible est une histoire universelle, c’est-à-dire l’histoire de toutes les choses que Dieu a faites. Que cette histoire paraisse se restreindre (…) et se concentrer autour du destin d’un petit peuple, ne lui enlève pas sa portée universelle. Au contraire, cela ne fait que consacrer le rôle de ce peuple et lui donner une envergure mondiale. »[2] qu’ils le veuillent ou non, tous les hommes ont été créés par Dieu, frères d’un même Père, et sont embarqués dans son dessein : « Des cieux, le Seigneur regarde et voit tous les hommes. Du lieu où il siège, il observe tous les habitants de la terre, lui qui leur modèle un même cœur, lui qui est attentif à toutes leurs œuvres ».[3] Le monothéisme affirmé est universaliste. Dieu n’est pas simplement le Dieu d’Israël, il est le Dieu de toutes les nations : « N’est-ce pas moi le Seigneur, et nul autre n’est Dieu, en dehors de moi ; un dieu juste qui sauve, il n’en est pas, excepté moi ! Tournez-vous vers moi et soyez sauvés, vous, tous les confins de la terre, car c’est moi qui suis Dieu Il n’y en a pas d’autre. »[4] « Tous, dans toutes les nations de la terre entière, reviendront et craindront Dieu en toute vérité. Tous abandonneront leurs idoles trompeuses qui les faisaient s’égarer dans leur erreur et ils béniront le Dieu des siècles dans la justice. »[5] Mais le rassemblement final ne sera pas simplement l’œuvre des hommes. S’ils sont invités à y travailler, c’est Dieu qui convoque l’ultime pèlerinage. Son empire remplacera les empires orgueilleux des hommes.[6]
L’élection d’Israël implique, en effet, un service. Le récit de l’élection d’Abraham se termine par cette promesse : « Et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. »[7] Israël a une mission parmi les nations. Ce peuple est choisi en vue du salut de tous.[8] A part des autres nations, Israël, éduqué par les prophètes, doit progressivement se détacher des pratiques des autres nations et représenter la sainteté[9] : « Dieu donne la paix au monde par le choix qu’il fait d’un peuple auquel il enseigne la paix »[10] pour que ce peuple enseigne la paix au monde en vivant selon les mœurs de Dieu.[11]
Mais comment tout cela se fera-t-il ?
La puissance de Dieu est force et pouvoir, il est « le puissant de Jacob », le « rocher », la « citadelle », le « bouclier d’Israël » qui « déploie la force de son bras » ou « de sa droite » en faveur de son peuple. Puissance créatrice dont dérivent toutes les autres puissances humaines vouées à achever la création : Dieu donne à l’homme un jardin pour qu’il le cultive et domine sur les animaux. Et le pouvoir politique tout provisoire, relatif et imparfait[1] qu’il soit, fondé sur la force et même la violence, vient aussi de Dieu et a son rôle à jouer sachant qu’il est limité et voué à préparer les voies du Seigneur.[2]
La puissance de Dieu réside en sa parole créatrice et efficace, une parole qui convainc et entraîne par la bouche des prophètes[3]. Et la parole essentielle de l’Ancien testament est la parole du Sinaï, la Loi, la Torah, les cinq livres du Pentateuque qui fondent le peuple de Dieu. Peuple des « pauvres de Yahweh », peuple de ceux qui écoutent humblement le message et non le peuple d’l’Israël orgueilleux et sourd.[4] Peuple patient qui souffrira la persécution à l’instar de ses prophètes, de Moïse, d’Elie, Zacharie ou encore Jérémie mais toutes ces souffrances seront salvatrices car la puissance de Dieu s’y manifestera[5] dans la mesure où, dans la faiblesse la plus extrême, le serviteur gardera sa confiance en Dieu et s’abandonnera à sa puissance. Telle est la puissance paradoxale de Dieu.[6] Et le peuple médiateur de la paix sera l’humble peuple de Dieu : « il ne fera pas la guerre pour obtenir la paix. Il aura la puissance de Dieu. »[7]
Ce n’est qu’à partir d’une lecture sélective et littérale que l’on peut tirer de l’Ancien Testament des justifications ou des prétextes à la violence religieuse. De même, seuls un découpage savant et une interprétation simpliste permettent de dessiner le visage d’un Dieu dur et sanguinaire.
Qui scrute l’Écriture dans toute sa variété, conscient qu’il va de genre littéraire en genre littéraire et qu’il ne peut se passer de guides éclairés, philologues, historiens, exégètes, celui-là découvre, au moins, un chemin de sagesse, au mieux une invitation à reconnaître l’amour que Dieu lui porte. Un Dieu qui a pris l’initiative sans attendre notre mérite, un Dieu qui, en retour, demande l’exclusivité de notre dévotion, qui nous propose bénédiction et donc la paix si nous suivons le chemin qu’il nous indique par ses commandements.
Dans cette découverte de l’Ancien Testament, le chrétien, d’emblée, se débarrassera de la présentation dialectique qui traîne encore trop souvent dans les esprits et selon laquelle le Nouveau Testament, lui, offrirait enfin le visage d’un Dieu de bonté et de tendresse après l’effroi provoqué par la révélation d’un Dieu intransigeant et impitoyable.[1]
Le lecteur tiendra compte de la pédagogie divine : « Dieu s’est choisi un peuple et s’est révélé progressivement à lui ; il n’est pas intervenu brutalement dans son histoire, mais il a respecté la lenteur de son évolution ».[2]
Le lecteur se souviendra aussi du contexte historique, qu’« Israël était un petit peuple qui cherchait à subsister entre de grands empires » et que « les bouleversements politiques rendaient la guerre inévitable. Il ne faut donc pas projeter sur l’Ancien Testament les exigences (relativement récentes !) de notre conscience humaine et chrétienne. »[3]
En fait, l’Ancien Testament annonce le Nouveau et le Nouveau n’annule ni ne corrige l’Ancien. Il le complète et l’accomplit. Nous allons le voir.
En attendant, nous avons constaté que l’Ancien Testament met en évidence la cause fondamentale de la violence humaine. Elle naît du désir non maîtrisé, de la convoitise[4]. Cette révélation interpelle singulièrement la culture libérale ou libertaire où nous sommes immergés, culture individualiste où, comme nous l’avons vu, nous avons l’impression que notre dignité n’est pas reçue mais à acquérir par la revendication incessante de droits qui, au-delà du nécessaire, sont autant de manifestations de notre volonté particulière.
Nous entrons, pour reprendre les termes de Maurice Bellet, dans le temps de la « violence pure » où « l’ « autre », littéralement, n’existe pas », une violence qui annonce « non la violence en général, mais celle-ci qui, au nom même de la vie, donne la mort ; qui se justifie de l’ordre premier et nécessaire pour jeter l’humain dans l’abominable », la « violence absolue »[5] Sans l’ « antique Parole » des « grandes Instances », l’homme ne tient plus debout que par la consommation et la concurrence, la jouissance et la puissance : « le désir tourné en envie, devient compulsion . La concurrence, dévorant la convivialité, se fait meurtre (…). On passe de la consommation au surencombrement (…). On va de l’exploitation (…) à l’exclusion (…). Finalement, tout se ramène à la compulsion : un appétit, une urgence d’appétit qui ne connaît plus que la hâte de la satisfaction. »[6]
A la rencontre de ce monde-là qui est notre monde, le Christ, Verbe de Dieu, Parole faite chair, crucifié, mort et ressuscité, peut-il nous sauver de la violence ?
« Institution fort ancienne, qui s’est transmise, avec des
modifications, jusque dans l’Église chrétienne. Elle s’inspire d’une
idée primitive très générale : ce qui doit servir à l’usage de la
divinité doit être détourné de son usage ordinaire et mis à part (objets
consacrés, offrandes votives, etc.). L’interdit est un cas particulier
de consécration : ce qui a été voué par interdit, doit être entièrement
détruit (ou égorgé s’il s’agit d’êtres vivants, animaux ou créatures
humaines), cet anéantissement étant le seul moyen d’éviter que ce qui a
été consacré à la divinité puisse servir à qui que ce soit. Ainsi le mot
« interdit » est-il devenu synonyme de « destruction totale ».
La forme la plus ancienne et la plus répandue de l’interdit est l’interdit en temps de guerre. En théorie, il doit toujours être exercé de la manière la plus rigoureuse : lorsqu’une ville prise est vouée à l’interdit, tout doit être détruit : hommes, femmes, enfants, bestiaux sont passés au fil de l’épée et les biens de toute nature sont anéantis par le feu (Dt 13:15-18). Le traitement des Amalécites (1S 15) en est un exemple célèbre. Le cas d’Acan (Jos 7), après la prise et la mise à l’interdit de Jérico, éclaire d’un jour particulier l’idée religieuse associée à la coutume de l’interdit : toute chose vouée à l’interdit devient la propriété inviolable de l’Éternel ; si elle peut être mise dans le « trésor de la maison de l’Éternel », on ne la détruit pas (Jos 6:19,24) ; sinon elle devient « tabou » et possède la contagion mortelle de ce qui est sacré. (cf. Lv 27:28) Ainsi, en retenant une partie des objets voués à l’interdit pour se les approprier, Acan provoqua une rupture du peuple avec l’Éternel et toutes les désastreuses conséquences qu’elle comportait (Jos 6:18 7, cf. Dt 7:25). En pratique, on rencontre fréquemment une forme adoucie de l’interdit, mais d’un caractère moins religieux et moins moral. On détruit les êtres humains que l’on craint, mais le bétail et le butin deviennent la propriété des vainqueurs (Dt 2:34 3:6 et suivant, Jos 11:14). La loi permet même parfois que les femmes et les enfants fassent partie du butin et soient épargnés (Dt 20:10 et suivant). Dans certaines circonstances spéciales, les jeunes filles seules ont la vie sauve (Nb 31:17 et suivant, Jg 21,11 et suivant).
Une autre forme de l’interdit s’applique comme punition juridique parmi les membres de la communauté théocratique que forme Israël. Elle apparaît dans la législation la plus ancienne, à l’égard de l’apostolat (Ex 22:20), et le code deutéronomique l’étend à la cité idolâtre (Dt 13:12,18). Ici, l’interdit doit toujours être rigoureusement appliqué. Mais plus tard, la mise à mort se transforme en exclusion (Esd 10:8). Ce sera le point de départ d’une lente évolution, qu’on retrouve ainsi au début de l’ère chrétienne dans les communautés juives, et dans l’Église chrétienne (voir excommunication)
Enfin, l’interdit peut être appliqué à des circonstances privées, par une personne : (Lv 27:28) dans ce passage, l’interdit désigne la consécration particulièrement rare et solennelle, inaliénable, par un Israélite, d’êtres ou d’objets déterminés (personne, animal ou champ du patrimoine) à l’Éternel. Cet acte dépasse la consécration ordinaire, dont il est question dans les passages précédents. Tandis que, pour celle-ci, les objets sont désignés par les termes de « consacrés » (Vers. Syn.), ou « sanctifiés » (Sg.), et peuvent être rachetés, ceux qui sont voués à l’interdit sont « entièrement consacrés » (Vers. Syn.), ou « d’une sainteté éminente » (traduction du Rabbinat français), et ne sont pas susceptibles de rachat (cf. Nb 18:14, Ez 44:29, et l’expression « corban » dans Mc 7:11). La Bbl. Cent., jugeant incroyable que la loi sacerdotale pût reconnaître à un particulier le droit de tuer l’un des siens en le vouant à YHWH, suppose que cet article « est un rappel, sans application pratique, d’un antique usage tombé en désuétude », à moins qu’il ne s’agisse, malgré les apparences, d’une sentence de tribunal comme Ex 22,20.
L’interdit était pratiqué, en dehors d’Israël, sous sa forme la plus rigoureuse, par divers peuples, les Moabites, peut-être aussi les Ammonites. On retrouve des pratiques semblables chez beaucoup de peuples non civilisés modernes. Lorsque des tribus ennemies considèrent chacune leurs dieux respectifs comme alimentés, entretenus, soutenus par les sacrifices de leurs fidèles, l’extermination des vaincus devient œuvre aussi religieuse que patriotique, en ce qu’elle contribue à anémier leur dieu en lui supprimant non seulement des soldats, mais aussi des adorateurs. Quant à son application par les Hébreux, dans la conquête de Josué, il est vraisemblable qu’elle n’a pas été aussi brutale que ne la décrivent les textes plus tardifs et pénétrés de l’esprit de généralisation de l’époque exilique. Certes les Hébreux de la conquête étaient bien de leur époque ; mais des massacres aussi effroyables que ceux qui sont décrits dans des passages comme Jos 11:11-14 sont probablement exagérés sous l’influence des prescriptions plus tardives du Dt. ; nous ne pouvons déterminer dans quelle mesure le paganisme cananéen, dont l’action pernicieuse s’est exercée pendant plusieurs siècles sur la religion israélite, a pu influencer la rédaction de ces prescriptions deutéronomistes et des passages de Josué relatifs à l’interdit, mais cette influence semble réelle.
Quoi qu’il en soit, on peut distinguer quelques-uns des éléments déterminants, à caractère nettement moral et religieux, qui ont été à l’origine de cette pratique ; ainsi dans Nb21:2 et suivant, elle se présente comme un acte de reconnaissance envers l’Éternel, en conformité avec un vœu précédemment fait : car il y a une solidarité réelle entre un dieu et son clan, et, même en Israël, les guerres des Hébreux sont les « guerres de l’Éternel » (voir Guerre). Il faut aussi voir à l’origine de l’interdit un moyen de protéger la communauté contre une menace sérieuse pour sa vie religieuse ; c’est ce que met en lumière le passage Dt 20:13-16, qui n’autorise des adoucissements à l’interdit du temps de guerre que lorsque les ennemis vaincus habitent loin du territoire palestinien, mais maintient toute sa rigueur à l’égard des peuples au milieu desquels vivait Israël, « afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les pratiques abominables qu’ils font en l’honneur de leurs dieux, et que vous ne péchiez pas contre l’Éternel votre Dieu » (Dt 20:18). Ainsi, dans la forme la plus rigoureuse de l’interdit, on trouve un élément religieux, et même moral, puisqu’il oblige au renoncement complet à tout bénéfice ou profit matériel quelconque dans la victoire, et accentue la gratitude du vainqueur pour le Dieu qui lui a permis cette victoire. Mais les atténuations apportées à l’interdit lui ont enlevé cet élément moral, en ne lui laissant que sa signification religieuse. « L’interdit est donc une manifestation du zèle religieux à une époque où le sens moral était moins développé que le sens religieux. » (A.R.S. Kennedy.) R. de R. (sur http://456-bible.123-bible.com)
N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre…
Si la Bible nous montre le visage souvent inquiétant de notre monde, la laideur de notre propre visage déformé par l’orgueil et l’envie, elle nous offre aussi un aperçu du monde tel que Dieu le rêve pour nous.
Nous l’avons vu, le Jardin d’Eden était un monde sans violence que nous avons perdu par notre convoitise immodérée. Mais Dieu est têtu ou plutôt fidèle. C’est pourquoi la Révélation qui s’inaugure dans le Paradis perdu s’achève dans le Paradis promis : la Jérusalem céleste.
Du Jardin à la Ville, l’idéal eschatologique est bien une vie sans violence. Devant nous est un monde tel qu’il était prévu à l’origine, un monde où « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux. »[1] C’est bien cette vision d’ « un ciel nouveau » et d’ « une terre nouvelle » que confirme l’Apocalypse : « Il essuiera toute larme de leurs yeux, La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. »[2]
Ce Royaume est déjà mystérieusement présent et est manifesté dans les paroles, les œuvres et la présence du Christ. Et à sa suite, les chrétiens doivent étendre ce Royaume de paix qui atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.[3]
A la suite de Jésus. Toutefois, plusieurs commentateurs contestent « l’image d’un Jésus qui ne serait que bonté un peu molle ». Elle « ne résiste pas, disent-ils, à une lecture même superficielle des Évangiles ». « Il y a ainsi une image de Jésus, très répandue, qui voit en lui l’homme de bonté, l’homme d’accueil, de bienveillance, de pardon. Il est le non violent par excellence, qui sera finalement (n’est-ce pas logique ?) victime exemplaire de la violence des pouvoirs établis. Il prêche l’amour et vit ce qu’il prêche : il guérit, il encourage, il met fin à l’exclusion, il dénonce le culte de l’argent. Son Évangile est un appel à l’amour. »[4]
Les passages qui montrent cet amour sont bien connus : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. »[5]
« Vous avez entendu qu’il a été dit aux ancêtres : Tu ne tueras point ; et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »[6]
« Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. »[7]
« Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs… »[8]
« Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. »[9]
Jésus réprimande Jacques et Jean qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur un village de Samarie qui ne voulait pas le recevoir[10].
Tout cela nous est familier mais il ne faut pas occulter d’autres passages où Jésus, le non-violent, se montre rude dans son langage et dans ses actes.
« Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jeté à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la : mieux vaut pour toi entrer manchot dans la Vie que de t’en aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint pas. Et si ton pied est pour toi une occasion de péché, coupe-le : mieux vaut pour toi entrer estropié dans la Vie que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne. Et si ton œil est pour toi une occasion de péché, arrache-le : mieux vaut pour toi entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne où leur ver ne meurt point et où le feu ne s’étaient point. Car tous seront salés par le feu. C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix les uns avec les autres. » [11]
Contre les riches, Jésus vitupère : « Malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »[12]
Contre les Pharisiens et les scribes, il n’est pas plus tendre. Ils sont l’objet de malédictions, accusés, à sept reprises, d’hypocrisie, d’être « aveugles » (cinq fois), « insensés », semblables « à des sépulcres blanchis, pleins d’iniquité ». Et la série des sept malédictions s’achève durement : « Serpents, engeance de vipères ! comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne ? C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes ; vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et pourchasserez de ville en ville, pour que retombe sur vous le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie[13], que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel ! En vérité, je vous le dis, tout cela va retomber sur cette génération. »[14]
Ailleurs, à la manière des prophètes[15], Jésus s’emporte : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille. » [16]
« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! »[17] « Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, je vous dis, mais bien la division. »[18]
« Etant entré dans le Temple, il se mit à chasser les vendeurs et les acheteurs qui s’y trouvaient : il culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes et il ne laissait personne transporter d’objet à travers le Temple »[19] et Jean précise qu’il s’était fait « un fouet de cordes »[20]
« Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il trouverait quelque fruit, mais s’en étant approché, il ne trouva rien que des feuilles : car ce n’était pas la saison des figues. S’adressant au figuier, il lui dit : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! (…) Passant au matin, ils virent le figuier desséché jusqu’aux racines. »[21]
Dans l’évocation du jugement dernier, Jésus promet à ceux qui ne suivent pas ses préceptes qu’« ils s’en iront, ceux-ci, à une peine éternelle… »[22]
Une fois encore, il ne s’agit pas de sélectionner l’image qui nous plaît ou qui servirait au mieux notre thèse mais d’accepter tout le message tel qu’il est même s’il paraît contradictoire ou du moins embarrassant à certains égards. Même si le style peut paraître ici et là hyperbolique[23], il faut dépasser les effets littéraires pour révéler l’esprit qui les sous-tend.
Xavier Léon-Dufour[24] explique le portrait contrasté de Jésus en attirant notre attention sur les enjeux de sa mission. Comme les Prophètes, Jésus dénonce tout ce qui empêche le Royaume de s’établir. Il conteste l’ordre établi, non pas systématiquement, car on y trouve des valeurs respectables, mais, au nom de valeurs supérieures qui sont celles du Royaume, Jésus s’insurge contre lui dans la mesure où il fait obstacle au projet de Dieu, dans la mesure où il génère l’injustice ou s’en accommode, dans la mesure où il manque à la charité. En même temps, Jésus récuse toute libération politique et toute contrainte venue du ciel.
De leur côté, les autorités religieuses et politiques qui sont les garants aveugles de cet ordre, affublés par Jésus de termes sans douceur, ne peuvent que considérer cette contestation comme une violence puisque l’enseignement de Jésus semble violer la Loi : il se dit maître du sabbat[25], il divise les familles par ses exigences et bouscule les convenances[26]. Il apparaît comme un trouble-fête, un révolutionnaire : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation : empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi. »[27]
Jésus est un »signe de contradiction »[28], qui, sans vouloir les discordes, les provoque nécessairement par les exigences du choix qu’il requiert.[29]
Pour ce qui est du feu que Jésus veut jeter sur la terre, il peut symboliquement évoquer « l’Esprit Saint, ou encore le feu qui purifiera et embrasera les cœurs et qui doit s’allumer sur la Croix. » Toutefois, la suite du texte[30] suggérerait « plutôt l’état de guerre spirituelle que suscite l’apparition de Jésus. »[31] Pensons au « glaive » évoqué pat Matthieu. Il existe, en effet, une paix trompeuse, bâtie sur le compromis ou le mensonge, qui refuse qu’il y ait un bien et un mal, un oui et un non.
A l’approche de l’heure du combat décisif, Jésus parle aux apôtres : « Puis il leur dit : « Quand je vous ai envoyé sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » -« De rien », dirent-ils. Et il leur dit : « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive. Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit : Il a été compte parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin. » -« Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives. » Il leur répondit : « C’est bien assez ! ». »[32] Jésus coupe court car les apôtres n’ont pas compris le sens symbolique de ces paroles. Ils n’ont pas compris que Jésus annonçait ainsi l’hostilité universelle[33]. En effet, La venue du Royaume suscite la violence[34].
L’essentiel se révèle évidemment lors de la passion. Jésus est confronté à la pire violence. Pourtant, sa force est manifeste comme on le voit et l’entend lors de son arrestation, « Quand Jésus leur eut dit : « C’est moi », ils reculèrent et tombèrent à terre. »[35] Il dit néanmoins à Pierre qui est prêt à se battre[36] : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? »[37] « Rentre le glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? »[38]
Jésus n’est pas comme Barrabas le zélote qui prône la révolte contre l’occupant et la violence contre ceux qu’ils jugent hérétiques.[39] Jésus, lui, ne résiste pas[40], il va supporter la violence et même s’offrir à ses persécuteurs. Mais, en même temps, il va triompher de la violence et il nous invite à l’imiter : « Serviteurs, soyez soumis avec une profonde crainte à vos maîtres, non seulement aux bons et aux doux, mais aussi aux acariâtres. Car c’est une grâce de supporter, par respect pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire y a-t-il, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si, après avoir fait le bien, vous souffrez avec patience, c’est là une grâce aux yeux de Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces : Lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie ; lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, ne menaçait pas, mais qui s’en remettait au juste Juge ; lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ; lui dont les meurtrissures vous ont guéris. »[41]
Comme dit Paul Beauchamp, la croix de Jésus montre « le paroxysme de la violence et son contraire ».[42]
Xavier Léon-Dufour[43] montre que, face à la violence du monde, à sa méchanceté, souvent Jésus se retire[44]Jésus est plus radical que l’AT et dépasse son idéal. Il va au delà de la loi du Talion en pardonnant[45] en nous invitant à aimer nos ennemis, à ne pas résister au méchant, à donner sans jugement[46]. Jésus refuse la gloire sans la croix[47], il refuse le combat au jardin des oliviers et guérit l’adversaire. Jésus, victime du violent, ne verse pas le sang des autres mais le sien.
Pourquoi Jésus ne résiste-t-il pas au méchant et nous demande de suivre cette voie ? Par principe de non-violence ? Non, par esprit d’amour et de sacrifice pour obtenir la réconciliation entre le violent et la victime[48]. C’est ainsi que s’établit le Royaume et non par la force[49]. Jésus ne souhaite pas faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains inhospitaliers[50] ni dominer comme les chefs politiques[51]. Il n’est pas révolutionnaire politique[52]. Ce sont les doux qui auront la terre en héritage[53]. Ce sont les persécutés qui sont dits « bienheureux »[54]. Jésus pardonne à ceux qui le crucifient[55], il demande de tendre l’autre joue. Il ne s’agit pas d’un abandon passif entre les mains de Dieu mais plutôt comme dit W. Léon-Dufour, de « faire violence à la violence » pour une réconciliation dès ici-bas.
On peut aussi interpréter[56] le portrait contrasté de Jésus en le situant dans le cadre d’une guerre eschatologique. Jésus ne guerroie pas pour un royaume terrestre et donc refuse les moyens violents mais il lutte contre le mal, contre le Prince de ce monde[57] qui réagit contre Jésus avec violence jusqu’à sa mise à mort de Jésus[58]et suscite les réactions des puissances terrestres[59]. Mais nous retrouvons le paradoxe déjà évoqué plus haut : c’est la mort de Jésus qui marque la fin du règne du Prince de ce monde[60]et la résurrection de Jésus consacre sa défaite complète[61]
C’est que ce confirment les épîtres de Paul[62]. Paul maintient le langage de l’AT pour montrer que la « douceur » évangélique n’est pas mièvrerie, faiblesse ou lâcheté : Jésus va vaincre le dernier ennemi qui est la mort, « il a tout mis sous ses pieds »[63], « il a tué la haine »[64], « la mort a été engloutie dans la victoire »[65], « Alors se révélera l’Impie, que le Seigneur Jésus détruira du souffle de sa bouche et anéantira par l’éclat de sa venue »[66]
Le combat de Jésus, combat spirituel avec ses violences se prolonge dans l’histoire. Jésus apporte la paix entre Dieu et les hommes et entre les hommes[67] mais, comme nous allons le voir plus loin, elle n’est pas de ce monde et les chrétiens rencontreront comme Jésus l’opposition et la violence[68], le « glaive »[69]. Chaque chrétien affronte Satan[70] De même l’Église en butte aux puissances du monde, l’Empire romain, par exemple[71]. Dans ce combat, les armes chrétiennes sont les armes de Jésus[72] et comme Jésus, même s’ils sont défaits, les chrétiens triomphent par leur martyre. Cela demande en fait plus de courage que dans les vieux combats de l’AT.
Les guerres humaines portent la marque du péché de l’humanité qui n’a pas accueilli la paix du Christ. Elles portent la marque du Jugement qui vient[73]. A la fin des temps, le combat va s’intensifier entre le Christ et l’Antichrist. Le dernier combat est décrit dans l’Apocalypse[74]. Le Christ y sera vainqueur[75] et Satan vaincu[76]. Alors, une Paix parfaite s’instaurera[77].
Le mot shalom[1], dans l’Ancien Testament, ne désigne pas simplement l’absence de guerre. Ce mot « est d’une grande richesse sémantique », « un concept englobant » qui renvoie à un « bien-être physique, psychique, relationnel, religieux ». Quel que soit l’aspect qu’il souligne, il a « sa source en Dieu »[2]. Il inclut une idée de plénitude, d’intégrité à divers niveaux, d’harmonie personnelle et sociale, de vie calme et paisible, de stabilité voire de bonheur.[3] On se souhaite mutuellement le shalom, on le souhaite aussi pour la collectivité[4].
Mais il y a plus. Dans les promesses à Sion adressées au prophète Michée[5] se trouve l’affirmation d’une paix à venir, une paix qui est quelqu’un. En effet, « dans la suite des temps », on dira : « « Venez, montons à la montagne de Yahvé, au Temple du Dieu de Jacob, qu’il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers. Car de Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé. » Il jugera entre des peuples nombreux et sera l’arbitre de nations puissantes. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre. Mais chacun restera assis sous sa vigne et sous son figuier, sans personne pour l’inquiéter. » Quand cela sera-t-il ? « Et toi, (Bethléem) Ephrata, le moindre des clans de Juda, c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël ; ses origines remontent au temps jadis, aux jours antiques. C’est pourquoi il {Yahvé} les abandonnera jusqu’au temps où aura enfanté celle qui doit enfanter. Alors le reste de ses frères reviendra aux enfants d’Israël. Il se dressera, il fera paître son troupeau par la puissance de Yahvé, par la majesté du nom de son Dieu. Ils s’établiront, car alors il sera grand jusqu’aux extrémités du pays. Celui-ci sera paix ! » Si Michée pense aux origines anciennes de la dynastie de David et si l’on peut associer à cette description du Messie la figure de Salomon dont le nom signifie « paix », on ne peut s’empêcher, à la lumière des Évangiles de « pressentir comme une lointaine préparation du mystère de Jésus, en qui le combat de Dieu pour la paix rejoint celui de l’homme Jésus qui « a établi la paix par le sang de sa croix », celui au sujet de qui Ep 2, 14 déclare : « C’est lui notre paix » »[6].
Dans le livre de Michée, Yhwh est la source de l’espérance de paix qui anime les hommes. Dans ce sens, on peut dire que la paix est donnée : « C’est la parole et la Loi se Yhwh, accueillies par l’ensemble des nations, qui « à la fin des jours » permettront au Seigneur de gouverner le monde dans l’harmonie et la paix. » Mais, en attendant l’avenir idyllique promis, la paix est aussi à conquérir. Dieu est Maître de l’histoire mais il appelle à la collaboration.[7]
« Celui-ci sera paix », « C’est lui notre paix » : Jésus donc.
Dès avant sa naissance, par la prophétie de Zacharie nous entendons proclamer le lien entre le Messie, la paix et le salut.[8] De même, Syméon, « poussé par L’Esprit », vient au Temple, reçoit Jésus dans ses bras et dit : « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole,, laisser ton serviteur s’en aller en paix ; car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. »[9]
Le ministère de Jésus confirme le lien entre salut et paix, le salut apportant la plénitude de la vie, même s’il s‘agit d’une anticipation des « effets du messianisme au moment de sa pleine réalisation » lors de la résurrection.[10] A Bethléem, les anges lancent cette louange : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance. »[11] A la femme pécheresse, il dit « Tes péchés sont remis. (…) Ta foi t’a sauvée ; va en paix. »[12] Et à l’hémorroïsse : « « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix. »[13] Deux femmes, « objets » de la complaisance de Dieu. Si la paix comme « manifestation du salut dans l’immédiat (…) peut être accordée individuellement (…) à quiconque croit en Jésus »[14], elle peut être offerte aussi à la maisonnée : « En entrant dans la maison, saluez-la : si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; si elle ne l’est pas, que votre paix vous soit retournée. »[15] Le salut qui donne la paix ne s’impose pas, il est offert et doit être accueilli dans la foi.
Lorsque Jésus dit[16] : « Je vous laisse la paix ; c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble ni ne s’effraie », il révèle que le don de la paix est lié à sa personne. Jésus donne d’une manière unique, puisqu’il est Seigneur, une paix qui dissipe trouble et angoisse, qui donne aux disciples la force nécessaire à leur mission, courage et confiance. Jésus est bien la paix proposée la paix dissipe la crainte : « « Je vous ai dit ces choses, pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde. »[17] Ainsi, Jésus, apparaissant aux disciples qui s’étaient enfermés par peur des Juifs, leur offre immédiatement la paix par sa présence : « Paix à vous ! »[18] dit-il. Comme l’écrit, Michèle Morgen, « ce shalom diffère d’un simple bonjour. »[19]Ce shalom nous renvoie au sens riche que le mot a dans l’AT mais, cette paix désormais synonyme de salut, c’est le Christ mort et ressuscité qui seul la rend possible qui seul peut la donner à tout fidèle. « Parce que la paix est don du Christ, elle se distingue qualitativement de la paix construite par les seuls hommes. Elle n’a rien à faire avec la pax romana qui s’impose par la contrainte et dont le garant est la force armée. Cette spécificité assure sa pérennité : elle est précisément ce qui permet au croyant d’affronter l’hostilité du monde et les crises qui traversent l’histoire. En fait, le don de la paix récapitule tous les effets positifs liés à la connaissance et à l’appropriation de l’événement de la révélation. »[20]
Complétant la louange des bergers, les disciples, à l’entrée dans Jérusalem, s’écrient : « Béni soit celui qui vient[21], le Roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux. »[22] Mais Jésus pleure sur Jérusalem : « Ah ! si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix ! Mais non, il est demeuré caché à tes yeux. »[23] Si, dans l’accueil, Jésus offre, comme signe, la guérison des malades, par exemple et annonce la proximité du Royaume, l’incompréhension ou le refus éloignent salut et paix pour Jérusalem : « Oui des jours viendront sur toi où tes ennemis t’environneront de retranchements, t’investiront, te presseront de toute part. Ils t’écraseront sur le sol, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée. »[24] Ressuscité, le Christ accueille ses disciples en leur disant : « Paix à vous ! »[25] Et il envoie ses disciples, le nouvel Israël, qui seront investis de la force de l’Esprit, « à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. »[26] Le reste d’Israël reçoit la paix pour la porter au monde entier. Le reste d’Israël est sauvé pour porter le salut à tous les hommes, au loin, dans la perspective d’un rassemblement final des nations.
Jésus, comme on le voit bien dans l’Évangile selon Matthieu, proclame la Bonne Nouvelle dans un monde de violence. Et, comme nous le savons, si Jésus est non-violent dans son comportement, il l’est moins dans ses propos souvent musclés y compris, et même surtout, vis-à-vis de ceux qui le suivent. Matthieu voulait sans doute réveiller une communauté endormie mais ce portrait contrasté de Jésus n’introduit aucune contradiction : Jésus peut à la fois se montrer vigoureux et se dire « doux et humble de cœur »[27] Gérard Claudel[28] a trouvé dans l’Ethique à Nicomaque un passage qui montre que « la douceur est le point moyen –in medio stat virtus- entre ce que nous appellerons l’apathie et la colère » : « L’homme (…) qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent et qui en outre l’est de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu’il faut, un tel homme est l’objet de notre éloge. Cet homme sera dès lors un homme doux. »[29] Cette approche peut être confirmée, toujours selon G. Claudel, par l’articulation dialectique des Béatitudes : « « Sois doux (v.5), mais sans oublier la faim et la soif de la justice qui doivent continuer à t’habiter (v.6). » « Sois miséricordieux (v.7), tout en demeurant un cœur pur (v.8), non partagé entre le bien et le mal. » « Sois artisan de paix (v.9), dans un monde où sévit la violence subie à cause de la justice (v. 10). » »[30] Jésus n’offre-t-il pas après la résurrection, une seconde chance à Jérusalem qui ne l’avait pas accueilli ?
Comme l’écrit Thomas P. Osborne, « Que la paix venue sur terre en Lc 2, 14 soit retournée au ciel en Lc 19, 38 ne signifie pas la fin définitive de l’offre de paix. Ce retour marque simplement la reconnaissance du refus d’accueil et les conséquences inhérentes à ce refus, car si la pax romana est imposée par la force militaire romaine, la paix qui vient de Dieu ne peut être qu’accueillie par les hommes de bienveillance ou refusée par ceux qui ne s’y ouvrent pas. »[31]
Ajoutons encore que Jésus confirme et précise la vocation universelle d’un petit peuple déjà proclamée dans l’Ancien Testament. C’est l’Église désormais quoi reçoit les privilèges du peuple de l’ancienne alliance, tenté d’interpréter son élection dans un sens nationaliste[32] alors que le Seigneur convoque[33], de toutes les nations, les hommes libérés par son Alliance. « Le salut vient des Juifs »[34] mais, dit Jésus, « vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. »[35] « De toutes les nations, faites des disciples »[36], « allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures ».[37] Comme nous l’avons vu, rien n’échappe à l’action créatrice de Dieu et rien n’échappe à son action rédemptrice. La Révélation est un message de salut universel.[38] A la suite d’Israël[39], l’Église invite à l’unité qui sera réalisée par Dieu dans le Royaume[40], l’empire de Dieu remplaçant les empires humains fragilisés par leur orgueil. Jésus a montré que la puissance de Dieu n’est pas la puissance des rois dont l’attribut est l’épée.[41] Sa royauté n’est pas politique[42]. Sa puissance n’est pas dans l’épée mais dans la parole toujours efficace. Jésus est Parole de Dieu incarnée : « le Verbe s’est fait chair et il habité parmi nous. »[43] Parole qui entraîne[44], transforme, guérit, libère et sauve[45]. Refusée, elle condamne.[46] Aujourd’hui, Jésus n’a que la voix de l’Église[47] comme arme : « c’est par elle que le Royaume de Dieu pénètre, grandit et remporte la victoire. Chaque fois que les chrétiens perdront la confiance dans cette puissance de la parole de Dieu et auront la faiblesse de recourir à la force, à la puissance politique, ils agiront contre le Royaume de dieu, et ce sera la catastrophe. »[48] Jésus confirme l’Ancien Testament : la force de Dieu se déploie dans la faiblesse. Voilà ce qui doit inspirer son disciple : « Comportez-vous ainsi entre vous, comme on le fait en Jésus Christ : lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu ; mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père. »[49] Jésus est le serviteur souffrant qui, dans la confiance, s’abandonne à la puissance divine. Tel est clairement le paradoxe qu’esquissait déjà l’Ancien testament et qui s’affirme aussi dans le Magnificat.[50]
Jésus proclame et fonde la paix[51] par sa croix et sa résurrection. Il appelle « un nouveau type d’hommes »[52] dont Jacques nous dresse le portrait face aux « hommes anciens » : « Qui est sage et intelligent parmi vous ? qu’il tire de sa bonne conduite la preuve que la sagesse empreint ses actes de douceur. Mais si vous avez le cœur plein d’aigre jalousie et d’esprit de rivalité, ne faites pas les avantageux et ne nuisez pas à la vérité par vos mensonges. Cette sagesse-là ne vient pas d’en haut ; elle est terrestre, animale, démoniaque. En effet, la jalousie et l’esprit de rivalité s’accompagnent de remous et de force affaires fâcheuses. Mais la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[53]Ces hommes nouveaux vivront en paix les uns avec les autres[54] anticipant la paix universelle et définitive qui ne peut venir que de Dieu : « Pour moi, dit Jésus, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes »[55]. L’unité et la paix seront son œuvre selon sa propre prière : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. »[56]
Quelles leçons Paul va-t-il tirer de l’enseignement de Jésus qui s’est présenté comme notre paix ? « Dieu, écrit-il, n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix. »[1] Il ne s’agit pas, vu le contexte, d’un rappel à l’ordre pour que les manifestations cultuelles ne soient pas anarchiques, il s’agit plutôt de rappeler que l’unité ecclésiale « se construit sur la foi au « Dieu de la paix » » et que la communauté doit témoigner de cette paix en la vivant[2]. Et pour qu’on ne se trompe pas sur la nature de cette paix, il écrit aussi par ailleurs : « Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus. »[3] En écrivant cela, Paul ne méprise pas l’intelligence (le « nous » grec). Il ne veut pas dire non plus que l’intelligence humaine est incapable de comprendre la paix de Dieu. Au contraire, « Paul parle toujours positivement de l’intelligence » sauf quand il s’agit de « l’intelligence sans jugement des païens, conséquence du fait qu’ils tiennent la vérité captive dans l’injustice »[4] ou de l’intelligence obscurcie ou dévoyée des chrétiens[5]. La paix de Dieu échappe à ces intelligences-là « sans jugement »[6]. Par ailleurs, on peut comprendre aussi que dans un contexte hostile, « la paix de Dieu surpasse tout ce que l’intelligence humaine peut prévoir et construire pour protéger de la peur. Elle est à la fois la source et la protection de l’amour en Christ dans les cœurs et les pensées. »[7] Autrement dit, « la paix de Dieu n’est pas comme celle que l’intelligence peut donner et […] à ce titre elle surpasse de loin cette dernière. »[8] Elle surpasse la paix que les hommes peuvent établir par les lois ou la force puisque la paix est liée au Règne de Dieu.[9]
La paix de Dieu est inégalable, elle est offerte à qui s’attache au vrai bien et se détourne du péché : « Détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal, pour le juif d’abord et pour le Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d’abord puis au Grec, car en Dieu il n’y a pas de partialité »[10] ; « la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix »[11]. Tant que l’homme ne sera pas ajusté à Dieu, respectueux de la volonté de Dieu, il ne pourra espérer vivre en paix avec son semblable. La réconciliation avec Dieu précède la réconciliation entre les hommes et cette réconciliation avec Dieu dépend de sa miséricorde : « Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous sauvés par lui de la colère. Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. Bien plus, nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation. »[12] Si le Christ réconcilie les hommes avec Dieu, il les réconcilie entre eux formant un peuple nouveau, le peuple d’Israël et des nations qui, par l’Église, esquisse et anticipe le Règne de Dieu[13]. Mais cette paix, bien sûr, ne s’impose pas, elle doit être proclamée, suspendue à notre foi pour être acceptée. Elle est le fruit de l’Esprit[14] .
Par ailleurs, Paul reconnaît à l’État un « droit de glaive »[15] qui n’est pas incompatible avec la volonté du Christ de réconcilier les hommes avec Dieu, les hommes entre eux et Israël avec les nations païennes. De même que dans les Évangiles, ne sont pas incompatibles les appels à ne pas résister au mal, à tendre l’autre joue, à aimer ses ennemis[16] à ne pas se servir du glaive[17], à ne pas rendre le mal pour le mal[18] et ces textes où l’occasion était belle de condamner toute guerre notamment dans l’évangile de Luc, évangile de la paix ![19]
Toujours est-il qu’il faut, avons-nous vu, que les communautés chrétiennes témoignent de la paix reçue du Seigneur. Luc témoigne : « Cependant les Églises jouissaient de la paix[20] dans toute la Judée, la Galilée et la Samarie ; elles s’édifiaient et vivaient dans la crainte du Seigneur, et elles étaient comblées de la consolation du Saint Esprit. »[21] On remarque le lien qui est fait entre la paix, la crainte de Dieu et la « consolation » ou l’ « encouragement » de l’Esprit. Dès lors, Luc ne cherche pas d’abord à évoquer l’absence ou la fin de persécutions mais plutôt un état de salut. Il y a un lien entre la paix reçue du Seigneur, une paix qui règne à l’intérieur[22]où règne la concorde fraternelle et à l’extérieur puisque Paul le persécuteur a été intégré, et la croissance de l’Église[23]. Autrement dit, la paix édifie l’Église. Voilà pourquoi il y a tant d’exhortations à la paix[24]et d’invocations au Dieu de la paix[25]. La paix est précieuse pour l’Église car elle est associée à la justice[26], la joie[27], la charité[28], la longanimité[29], la délicatesse[30], la fidélité[31], la douceur[32] et l’humilité[33]. Jacques écrira : « Mais la sagesse d’en-haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[34] Et Pierre : « Enfin, soyez tous dans de mêmes dispositions, compatissants, animés d’un amour fraternel, miséricordieux, humbles. Ne rendez pas le mal pour le mal, ou l’insulte pour l’insulte ; au contraire, bénissez, car c’est à cela que vous avez été appelés, afin d’hériter la bénédiction. »[35] Parmi les péchés qui privent du Royaume des cieux, Paul cite « …haines, discorde, jalousie, emportements, rivalités, dissensions, factions, envie… »[36] et encore « colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres »[37]. A Timothée, il conseille : « Fuis les passions de la jeunesse, recherche la justice, la foi, l’amour, la paix avec ceux qui, d’un cœur pur, invoquent le Seigneur. Mais les controverses vaines et stupides, évite-les. Tu sais qu’elles engendrent les querelles. Or, un serviteur du Seigneur ne doit pas se quereller, mais être affable envers tous, capable d’enseigner, supportant les contrariétés. C’est avec douceur qu’il doit instruire les contradicteurs : qui sait si dieu ne leur donnera pas de se convertir pour connaître la vérité, de revenir à eux-mêmes en se dégageant des filets du diable qui les tenait captifs et assujettis à sa volonté ? » Chacun est donc responsable de la paix. Ce n’est pas simplement l’affaire des « autorités » et des lois. Chacun est responsable de la paix dans le monde et dans l’Église puisqu’elle est une : « Je vous y exhorte donc dans le Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu ; en toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour ; appliquez-vous à garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix. Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que votre vocation vous a appelés à une seule espérance ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous. »[38] Ainsi s’accomplira, par l’Église visible et invisible , le destin de l’humanité.[39]
Dans le même temps, Pierre rappelle que Jésus « a envoyé sa parole aux enfants d’Israël, leur annonçant la bonne nouvelle de la paix par Jésus-Christ : c’est lui le Seigneur de tous. »[40]. « La paix messianique était d’abord destinée à Israël »[41] mais elle est destinée à tous : « Je constate en vérité, dit Pierre rappelant la salutation angélique à la naissance de Jésus, que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu’en toute nation celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable. »[42] Pierre évoquant ainsi l’action de Dieu à l’occasion de la conversion du païen Corneille souligne l’universalité du salut et l’on constate de nouveau que « la paix représente l’attribut messianique par excellence ».[43]
A cet endroit de notre réflexion, nous pouvons déjà nous poser ces questions que se pose G. Claudel : « Se pourrait-il, en fait, que le salut soit la possibilité de vivre dans la paix ? Que la paix puisse être atteinte dans l’harmonie de l’être avec soi-même et avec le cosmos, en dépit des turbulences de ce monde ? Harmonie inspirée de la personne de Jésus, modèle et source de paix, en raison de son impeccabilité ou de sa perfection ? Harmonie toujours perfectible à cause de la finitude de l’être humain ? Se pourrait-il que cette paix/salut soit déjà possible ici et maintenant, parce que le modèle Jésus se prolonge par son Esprit (règne pneumatique) en tout être humain désireux de vivre selon ce modèle ? Et que la plénitude de la paix ne se trouverait finalement que dans le partage de la vie résurrectionnelle du Christ ? »[44]
La réponse semble positive mais avançons pas à pas dans le temps pour vérifier si l’Église marche bien sur le chemin de la paix.
Le Christ « impartial » qui « ne fait pas acception des personnes »[45], « Seigneur de tous », « Prince de la vie », « Prince et sauveur », « Juge des vivants et des morts », « lumière des nations »[46] a été rejeté par Israël et Rome. Il « a souffert et lui, le premier à ressusciter d’entre les morts, il doit annoncer la lumière au Peuple et aux nations païennes »[47] C’est à partir du petit reste d’Israël qui a cru, dans l’Église, que la réconciliation universelle à laquelle les Juifs n’ont pas cru, va s’opérer petit à petit entre les hommes de toutes nations, qui accueilleront la bonne nouvelle. « L’Église ne sera pas seulement témoin de la paix de Dieu, messagère de la paix de Dieu, mais la paix de Dieu elle-même établie sur terre. » L’Église, certes, ne réalisera pas la paix finale et définitive promise, mais, hors d’elle, « il n’y a pas de paix de Dieu possible et, sans paix de Dieu, (…) il n’y a pas de paix universelle »[48] L’Église convoquée par Dieu, forme une nouvelle société une, supranationale[49] et missionnaire mais elle ne sera « vraiment à l’aise que si, en-dessous de son universalisme propre, [existe] également un universalisme temporel et politique. »[50]
[1]
Les Pères évoquent deux sortes de paix. La paix, c’est, bien sûr,
l’absence de haine, de conflit et de guerre, la réconciliation donc
entre les hommes mais aussi le repos, la tranquillité.
d’une part donc, il faut rechercher l’union avec les frères. Commentant
la 7ème béatitude, Pierre Chrysologue[2] montre
les effets de la paix reçue du Seigneur : « C’est à juste titre que les
vertus chrétiennes développent chez celui qui maintient la paix
chrétienne entre tous ; et l’on n’obtient le titre de fils de Dieu que
si l’on mérite le nom d’artisan de paix. La paix […] est ce qui
débarrasse l’homme de l’esclavage, fait de lui un homme libre,
transforme sa condition personnelle aux yeux de Dieu, fait d’un
serviteur un fils, d’un esclave un homme libre. La paix entre frères est
ce que Dieu veut, ce qui réjouit le Christ, ce qui accomplit la
sainteté, ce qui règle la justice, ce qui enseigne la doctrine, ce qui
protège les mœurs, bref c’est en toutes choses une conduite digne
d’éloges. La paix fait exaucer nos prières, elle ouvre une route facile
et praticable à nos supplications, elle accomplit parfaitement tous nos
désirs. La paix est la m ère de la charité, le lien de la concorde, le
signe évident d’une âme pure, qui peut réclamer à Dieu tout ce qu’elle
veut ; car elle demande tout ce qu’elle veut et elle reçoit tout ce
qu’elle demande. […] Planter les racines de la paix, c’est l’œuvre de
Dieu ; arracher entièrement la paix, c’est le travail de l’ennemi. Car,
de même que l’amour fraternel vient de Dieu, ainsi la haine vient du
démon ; c’est pourquoi il faut condamner la haine contre son frère, car
il est écrit : « Tout homme qui a de la haine contre son frère est un
meurtrier »[3]. Vous voyez […] pourquoi il
faut aimer la paix et chérir la concorde : ce sont elles qui engendrent
et nourrissent la charité. […] Il faut donc que tous nos désirs
s’attachent à l’amour, car il peut obtenir tous les bienfaits et toutes
les récompenses. Il faut garder la paix plus que toutes les autres
vertus, parce que Dieu est toujours dans la paix. […] Aimez la paix,
et tout sera dans le calme : afin que vous obteniez pour nous la
récompense et pour vous la joie, afin que l’Église de Dieu, fondée sur
l’unité de la paix, mène une vie parfaite dans le
Christ. »[4]
La paix doit assurer l’union entre les frères et d’autre part, elle permet, dans le repos de l’âme et du corps, la rencontre avec le Seigneur, comme l’évoque saint Macaire[5] : « Ceux qui s’approchent du Seigneur doivent s’adonner à la prière en grand repos, calmes et apaisés et non point par des cris inconvenants et confus. C’est le labeur de notre cœur, c’est la sobriété de nos pensées qui nous permettent d’approcher du Seigneur. Il ne convient pas à un serviteur de Dieu de s’établir dans l’agitation, mais dans une grande douceur et sagesse comme dit le Prophète : « Vers qui jetterai-je les yeux, c’est vers le doux et le paisible qui tremble à mes paroles. »[6] Aux temps de Moïse et d’Elie, nous trouvons que, dans leur rencontre avec Dieu, la manifestation du Seigneur était précédée du ministère des trompettes et des puissances mais le Seigneur n’était point là et sa présence se manifestait dans le repos, la paix et la tranquillité du cœur. « Voici, dit l’Écriture, la voix d’une brise légère, en elle était le Seigneur. »[7] Il est clair que le repos du Seigneur est dans un cœur paisible et tranquille. Il reste que le fondement
Posé par l’homme dès le début, et le départ qu’il a pris le marquent jusqu’à la fin. A-t-il commencé à prier avec cris et agitation, jusqu’à la fin il gardera une telle habitude. Mais le Seigneur qui aime les hommes, à celui-là aussi donnera son secours. »[8]
Méditant la parole de Paul : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un… »[9], Grégoire de Nysse[10] écrit : « Puisque nous comprenons ainsi que le Christ est notre paix, nous montrerons quelle est la véritable définition du chrétien si, par cette paix qui est en nous, nous montrons le Christ dans notre vie. En sa personne, il a tué la haine, comme dit l’Apôtre. Ne la faisons donc pas revivre en nous, mais montrons par notre vie qu’elle est bien morte. Puisqu’elle a été magnifiquement tuée par Dieu pour notre salut, ne la ressuscitons pas pour la perte de nos âmes ; en cédant à la colère et au souvenir des injures, n’ayons pas le tort d’accomplir la résurrection de celle qui a été magnifiquement mise à mort.
Mais puisque nous avons le Christ, qui est la paix, à notre tour tuons en nous la haine, afin de réussir dans notre vie ce que notre foi nous montre réalisé en lui : il a fait tomber le mur qui séparait les deux peuples, il a créé en lui-même un seul homme nouveau, et il a établi la paix. De même nous : amenons à la réconciliation non seulement ceux qui nous font la guerre à l’extérieur, mais encore ceux qui soulèvent des contestations en nous-mêmes ; que la chair n’oppose plus ses désirs à ceux de l’esprit, que l’esprit ne s’oppose plus à la chair ; mais, la prudence charnelle étant soumise à la loi de Dieu, soyons en paix en nous-mêmes pour édifier, à partir de cette double réalité, l’homme nouveau, unifié et pacifié.
Telle est en effet la définition de la paix : l’harmonie de ceux qui étaient désunis. Aussi, lorsque s’arrête la guerre civile qui règne dans notre nature et que nous établissons la paix en nous, à notre tour nous devenons en nous-mêmes paix, et nous montrons que cette appellation donnée au Christ s’applique véritablement à nous. »[11]
Paix en nous, paix avec les autres, paix avec Dieu et tout naturellement, pourrait-on dire, paix en Dieu au bout du chemin. Saint Augustin nous explique ainsi le terme de notre existence : « …il est dit que Dieu s’est reposé parce qu’il n’a plus tiré du néant aucune créature nouvelle une fois que tout a été fait. L’Écriture parle alors de repos pour nous avertir que nous nous reposerons après nos œuvres bonnes. Si nous trouvons en effet écrit dans la Genèse : Dieu fit toutes choses très bonnes et Dieu se reposa le septième jour, c’est pour toi, ô homme, en remarquant que Dieu lui-même s’est reposé après des œuvres bonnes, tu n’espères ton repos qu’après avoir fait des œuvres bonnes et pour qu’à l’exemple de Dieu, qui s’est reposé le septième jour après avoir, le sixième jour, créé l’homme à son image et ressemblance et mis le sceau de la perfection sur toutes ses œuvres qui étaient très bonnes, tu n’espères le repos pour toi qu’après être revenu à la ressemblance à laquelle tu as été créé et que tu as perdue par le péché. »[12] Le repos final, la paix ultime culmine dans la joie puisqu’alors nous verrons Dieu : « …on louera Dieu sans fatigue et sans relâche, l’esprit ne connaîtra nul dégoût, le corps nulle fatigue ; il n’y aura ni indigence à craindre, ni misère à soulager chez le prochain. Dieu sera délice, rassasiement pour la sainte cité, vivant en lui et de lui, avec sagesse et béatitude. Nous deviendrons selon la promesse, comme nous l’espérons et l’attendons, « égaux aux visions de la Trinité que nous n’atteignons encore que par la foi. « Car nous croyons ce que nous ne voyons pas encore » (2 Co 5, 7), afin que le mérite de notre foi nous permette de voir un jour et de posséder ce que nous croyons actuellement. Alors, au lieu de confesser avec les mots de la foi et des syllabes qui ne sonnent qu’aux oreilles l’égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et l’unité de la Trinité, nous jouirons de cette vision ineffable, dans le silence de la plus pure et de la plus brûlante contemplation. »[13]. Saint Jean de la Croix confirme : « …en ce degré de contemplation, où l’âme renverse les raisonnements de ceux qui avancent dans la vie spirituelle, c’est Dieu qui opère en elle de telle manière, qu’il semble lier ses puissances intérieures et arrêter leur activité, ne laissant ni soutien à l’entendement, ni douceur à la volonté, ni espèces de discours à la mémoire. Car tout ce qu’elle peut faire d’elle-même en ce temps-là n’est bon qu’à troubler sa paix intérieure, et qu’à faire obstacle à l’oeuvre que Dieu fait dans l’esprit, pendant que le sens expérimente de grandes aridités ; laquelle opération, étant toute spirituelle et très-délicate, produit un effet paisible, délicat, dégagé de ces premières tendresses qui étaient si sensibles. Et c’est là sans doute cette tranquillité dont parle le prophète David : « Le Seigneur, dit-il, annoncera la paix à son peuple (Psal., LXXXIV, 9), c’est-à-dire à l’âme, afin qu’elle soit spirituelle. » »[14]
C’est en progressant dans la contemplation et dans la méditation de la parole de Dieu, que l’on progresse dans la paix et la joie. Cette progression se fait dans l’absence de mouvement et de désir. Une fois l’âme au repos dans le silence, elle peut recevoir la paix infinie de Dieu. La joie, écrit saint Thomas, « est au désir ce que le repos est au mouvement […]. Le repos est plein et parfait, quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est pleine et entière, quand il ne reste plus rien à désirer. » C’est, bien sûr, « une fois en possession de la béatitude parfaite, [que] tout désir cesse avec la jouissance pleine et entière de Dieu, qui satisfait également « et comble de biens les désirs » (Ps 102, 5) de l’homme. » qu’en est-il dans la vie présente ? « …tant que nous sommes en ce monde, ce mouvement intérieur, qui est le désir, reste inapaisé parce que la grâce peut toujours nous rapprocher de Dieu. »[15]
Cette dernière remarque de saint Thomas est intéressante et précieuse. Si nous savons que nous devons faire la paix en nous et autour de nous, nous mettre l’âme et le corps en repos pour vivre de la paix et dans la paix de Dieu, si nous savons que la contemplation de Dieu, notre fin, se vit dans le silence et l’abandon, si nous savons que notre prière d’aujourd’hui doit se vivre ainsi, nous savons aussi que nous devons être le « sel de la terre » et que notre retraite dans le « château de l’âme »[16] ne doit pas nous faire oublier le monde et la mission que nous avons à y accomplir selon notre état et notre charisme.
Un Père de l’Église comme Grégoire de Nysse propose plutôt que l’image du saint priant et contemplant dans le silence et l’immobilité, celle du saint qui ne cesse de marcher : « Le verbe, écrit-il, nous enseigne […] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu’il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c’est la marche sans repos à sa suite, que l’on accomplit en suivant le Verbe par derrière. »[17]
Il nous faut donc marier paix et action, douceur et sel comme le décrit un bienheureux. Il se demande : « …comment la douceur, à elle seule, parviendrait-elle à rendre saint qui que ce soit alors qu’elle a été condamnée chez Héli (1 S 2, 17-36), qui par ailleurs était un saint ? » Il répond : « Frères, « ayez la pitié entre vous », nous commande le Maître pacifique et doux ; mais il précise auparavant : « Ayez du sel en vous » (Mc 9, 49). Il sait en effet que la douceur de la paix est la nourrice des vices si la rigueur du zèle ne les a pas auparavant saupoudrés du piquant du sel. Ainsi en est-il pour les viandes, qu’un temps clément fait grouiller de vers si le feu du sel ne les a pas desséchées. Ayez donc la paix entre vous, mais une paix qui soit assaisonnée du sel de la sagesse. Recherchez la douceur, mais une douceur qui brûle du zèle de la foi. »[18]
Rappelons-nous aussi que lorsque Jésus envoie les disciples en mission, il leur donne cette consigne : « En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : « Paix à cette maison ! » Et s’il y a là un fils de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle vous reviendra. »[19] La Bible de Jérusalem explique que l’expression « fils de paix » est un hébraïsme et désigne « quelqu’un qui est digne de la « paix », c’est-à-dire de l’ensemble des biens temporels et spirituels souhaités par ce salut. »[20]
Si la paix de la salutation qui annonce celle du Seigneur ne peut être accueillie que par celui qui est déjà un « fils de la paix » et si la douceur ne peut affadir le sel mais que le sel ne peut être sans douceur, quelle sera l’attitude concrète du chrétien face à la violence ?
Face aux autorités qui toujours « portent le glaive », Paul et Pierre conseillent : « Je recommande donc, avant tout, qu’on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité, afin que nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité. »[1] « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine : soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme employés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien. Car c’est la volonté de Dieu qu’en faisant le bien vous fermiez la bouche à l’ignorance des insensés. Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu. Honorez tout le monde, aimez vos frères, craignez Dieu, honorez le roi. »[2] La leçon de Paul et de Pierre paraît claire mais parfaitement irénique dans la mesure où les autorités dont ils parlent sont rarement recommandables ! Néanmoins, Paul ne manque pas de rappeler que le pouvoir peut exercer son autorité d’une manière musclée pour le bien commun : « Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras des éloges, car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. »[3] Et pour la bonne cause d’Israël, Paul ne craint pas de rappeler la figure de quelques « violents » : « …le temps me manquerait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, ainsi que Samuel et les Prophètes, eux qui, grâce à la foi, soumirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent l’accomplissement des promesses, fermèrent la gueule des lions, éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de malades qu’ils étaient, montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent les invasions étrangères. »[4]
Nous savons aussi que Paul utilise aussi un vocabulaire militaire pour parler du combat spirituel.[5] S’il l’utilise on peut penser qu’il n’estime pas ces réalités mauvaises en soi. Toujours est-il que cette comparaison inspirera de nombreux auteurs par la suite. Et cela n’empêche que l’obsession de Paul sera toujours la paix spirituelle et terrestre.[6]
Malgré ces quelques nuances, beaucoup de chrétiens[7], dans les premiers temps de l’Église, jusqu’au IVe siècle, adoptèrent une attitude, dans l’ensemble, résolument pacifiste, confortés par quelques textes fondamentaux : « Tu ne tueras pas »[8] ; « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu »[9] ; « La paix soit avec vous »[10] ; « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. Pleins d’une égale complaisance pour tous, sans vous complaire dans l’orgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse. Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à cœur ce qui est bien devant tous les hommes, en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous, sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère ; car il est écrit : C’est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien ».[11]
Ajoutons que le métier des armes répugnait aussi aux Chrétiens dans la mesure où ils devaient « rendre un culte à l’empereur et que, sur le plan des moeurs, ce métier avait une réputation assez sulfureuse. »[12]
On ne sera donc pas étonné de lire quelques mises en garde de la part de certains Pères.
Certains ont une position nette et claire mais le radicalisme que nous découvrons est peut-être dû au fait que le problème de la violence, de la guerre, de l’armée, n’est pas au centre de leurs préoccupations et n’a pas été étudié sous tous ses aspects.
Ainsi en est-il de la Didachè ou Doctrine des douze apôtres[13]. Elle reprend presque mot à mot des textes bien connus des Évangiles : « Si quelqu’un te donne une gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre et tu seras parfait : si quelqu’un te requiert pour un mille, fais-en deux avec lui » (1, 4) ; « Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis » (1, 3) ; « Tu ne tueras pas » (2, 2). Ce petit livre ne parle pas de la guerre ni du soldat mais est, en somme, un appel à la paix : « Tu ne formeras pas de mauvais dessein contre ton prochain. Tu ne haïras personne, mais tu reprendras les uns, tu prieras pour les autres, d’autres encore, tu les aimeras plus que ton âme » (2, 6-7) ; « Tu ne créeras pas de dissension, mais tu réconcilieras ceux qui combattent » (4, 3).
Plus explicite mais tout aussi catégorique, le philosophe grec Aristide adresse à l’empereur Hadrien ou, plus vraisemblablement à l’empereur Antonin, vers 140, une Apologie où il affirme que les dieux grecs n’ont rien de divin puisque nombre d’entre eux sont meurtriers ou font la guerre : « Il s’en trouve parmi eux qui sont adultères et meurtriers, jaloux et envieux, se mettent en colère et en furie, tuent leurs parents, volent et pillent »[14] ; « Arès, ils le présentent comme un dieu belliqueux (…). Comment donc était-il un dieu, le guerrier, le captif, l’adultère ? »[15] ; « Puis ils introduisirent une autre Dieu, que l’on appelle Arès. On dit que c’est un guerrier (…) alors qu’il n’est pas possible qu’un dieu soit guerrier »[16] ; « Héraclès dont ils disent qu’il est un dieu (…), un guerrier et un tueur de méchants (…) alors qu’il est impossible que soit dieu un fou, un ivrogne ou le meurtrier de ses propres enfants (…) »[17]. Le peuple chrétien qui marche dans la lumière du Christ ne peut vouloir la guerre alors que « les autres peuples se laissent fourvoyer et se fourvoient eux-mêmes : marchant dans les ténèbres, ils se heurtent les uns aux autres comme des hommes ivres »[18].
Certains pourraient insinuer une contradiction dans la pensée d’Aristide en faisant remarquer qu’en citant le décalogue, il ne rappelle pas l’injonction « tu ne tueras point ». Mais en relisant ce passage, on se rend compte que sa formulation exclut le meurtre : les chrétiens « reconnaissent en effet le Dieu créateur et artisan de toutes choses en son Fils unique et en l’Esprit Saint, et ils ne vénèrent pas d’autre Dieu que lui. (…) Ils ne commettent pas d’adultère, ils ne se prostituent pas, ils ne portent pas de faux témoignages, ils ne convoitent pas les biens d’autrui, ils honorent leur père et leur mère, ils aiment leur prochain, ils jugent avec droiture, ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse, ils réconfortent ceux qui leur nuisent et s’en font des amis, ils s’efforcent de rendre service à leurs ennemis, ils sont doux et indulgents, ils s’abstiennent de toute fréquentation illégitime et de toute impureté, ils ne méprisent pas la veuve, n’accablent pas l’orphelin ; celui qui possède donne sans parcimonie à celui qui ne possède pas ; s’ils voient un étranger, ils l’introduisent sous leur toit et ils se réjouissent de sa (présence) comme (de celle) d’un véritable frère »[19]. Il est clair que, sans reprendre textuellement le cinquième commandement, Aristide exclut toute violence ne fût-ce qu’en écrivant des chrétiens qu’ « ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse ».
Saint Irénée[20]décrit ainsi les chrétiens: « La parole de Dieu a accompli dans le monde une grande transformation, changeant les glaives et les lances en instruments de paix, en charrues, que lui-même a fabriquées, et en faucilles, si bien que les hommes ne songent plus à se battre, mais tendent l’autre joue quand ils sont souffletés. »[21]
Le jugement de Cyprien de Carthage[22]est tranchant : « L’univers ruisselle d’un sang fraternel et l’homicide pratiqué par de simples particuliers est un crime ; on l’appelle action valeureuse quand on l’accomplit au nom de l’État. Pour l’impunité, ce n’est pas la considération de l’innocence qui l’obtient aux forfaits mais l’étendue de la cruauté. »[23]
De même, Hippolyte de Rome[24], attaché à l’idée qu’un chrétien ne peut tuer, a une position très ferme : « A un soldat qui se trouve près d’un gouverneur, qu’on dise de ne pas mettre à mort. S’il en reçoit l’ordre, qu’il ne le fasse pas. S’il n’accepte pas, qu’on le renvoie. Que celui qui possède le pouvoir du glaive ou le magistrat d’une cité, qui porte la pourpre, cesse ou qu’on le renvoie. Si un catéchumène ou un fidèle veut se faire soldat, qu’on le renvoie, car il a méprisé Dieu »[25]
Persuadé que le retour du Christ est imminent et qu’il va établir la paix universelle, Lactance[26] parle nettement. Dans tous les cas, la guerre est à rejeter car elle tue : « Il n’est pas permis au juste de porter les armes ; sa milice à lui, c’est la justice ; il ne lui est même pas permis de porter contre quelqu’un une accusation capitale : il importe peu, en effet, que l’on tue par le fer ou la parole, car ce qui est défendu, c’est de tuer. Il n’y a pas la moindre exception à faire au précepte divin : tuer un homme est toujours un acte criminel. »[27]
Un peu plus développée mais toujours négative est l’opinion d’Hermas[28], le frère du Pape Pie Ier. Il emploie des images militaires, comme saint Paul : « Quant à toi, revêts-toi du désir de justice et cuirassé de la crainte du Seigneur, résiste-leur ; car la crainte de Dieu habite dans le bon désir. Le désir mauvais, s’il te voit cuirassé de la crainte de Dieu et offrant de la résistance, fuira loin de toi et tu ne le verras plus : il craindra les armes. Et toi vainqueur et couronné pour sa défaite »[29]. Dans la liste des mauvaises actions qu’il cite, on ne trouve pas l’homicide[30] mais ce sont les mauvaises actions que Jean Baptiste interdit aux soldats : « Des soldats aussi l’interrogeaient en disant : « Et nous, que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « Ne molestez personne, n’extorquez rien, et contentez-vous de votre solde. » »[31]. De plus, les bonnes actions recommandées excluent la guerre et même le métier de soldat : « Ecoute (…) les œuvres du bien qu’il te faut accomplir et non éviter (…) La foi, la crainte du Seigneur, la charité, la concorde, la parole de justice, la vérité, la résignation (…) Assister les veuves, visiter les orphelins et les indigents, racheter de l’esclavage les serviteurs de Dieu, être hospitalier (…), ne s’opposer à personne, être calme, se faire l’inférieur de tout le monde, honorer les vieillards, pratiquer la justice, garder la fraternité, supporter la violence, être patient, n’avoir pas de rancune, consoler les âmes affligées, ne pas rejeter ceux qui sont inquiets dans leur foi (…) et autres actions semblables »[32]. Enfin, il recommande de garder tous les commandements du Seigneur : « Crains le Seigneur, et garde ses commandements. En gardant les commandements de Dieu, tu seras fort en toute action »[33]. Et cette force n’est pas la violence au sens habituel du terme, au contraire, elle sert la paix : « « Vous, vous avez rejeté votre mollesse et la force vous est revenue et vous vous êtes affermis dans la foi. En voyant votre force, le Seigneur s’est réjoui : c’est pourquoi il vous a montré la construction de la tour et il vous fera d’autres révélations, si du fond du cœur vous faites la paix entre vous »[34]. Le démon, lui, « ne se plaît que dans la discorde »[35]. Et face à l’injustice, que faire ? « Sois patient et prudent, et tu triompheras de toutes les turpitudes et tu réaliseras toute justice »[36] ; « Ecoute quels sont les effets de la colère, comment elle est mauvaise, comment par sa puissance elle pervertit les serviteurs de Dieu, comment elle les détourne de la justice »[37] ; « Il y a deux anges avec l’homme : l’un de justice, l’autre du mal (…) L’ange de justice est délicat, modeste, doux, calme »[38].
Une nuance intéressante apparaît avec Clément d’Alexandrie[39]. d’une part, il considère la guerre comme une manifestation du démon. En effet, écrit-il, « c’est lui qui pour les mortels du bien fait sortir le mal, et la guerre qui glace d’effroi, et les souffrances avec les larmes »[40]. Mais, dans son Protreptique, il semble dire que le soldat qui se convertit peut continuer à exercer son métier à condition de suivre un chef juste : « La foi chrétienne t’a saisi sous les armes guerrières, écoute le capitaine dont le mot de ralliement est la justice »[41]. Cette note, nous le verrons, va prendre beaucoup d’importance par la suite.
Durant cette première période, deux auteurs se distinguent sur le sujet qui nous préoccupe dans la mesure où ils ont réfléchi précisément à la présence éventuelle de chrétiens dans l’armée. Il s’agit de Tertullien et d’Origène.
A l’époque de Tertullien[42], des chrétiens servent dans l’armée. Il en témoigne[43]. La question se pose de savoir si ces soldats étaient chrétiens avant d’entrer dans l’armée ou s’ils se sont convertis après leur incorporation.
A propos des chrétiens qui désirent entrer dans l’armée, Tertullien tout en reconnaissant qu’« il est vrai que les soldats se rendirent auprès de Jean et reçurent de sa bouche la règle qu’il fallait observer [et qu’] il est bien vrai que le centurion eut la foi » ajoute immédiatement, « toujours est-il que le Seigneur, en désarmant Pierre, a désarmé tous les soldats. Rien de ce qui sert à un acte illicite n’est licite chez nous. »[44] Pour Tertullien, toute profession qui expose à l’idolâtrie et, en particulier, au culte de l’empereur est inacceptable[45]. « Croyez-vous qu’on puisse ajouter un serment humain au serment divin ? se donner un autre maître après s’être donné au Christ ? (…) Est-il permis de vivre l’épée au côté, alors que le Seigneur déclare que celui qui se servira de l’épée périra par l’épée ? Et le fils de paix ira-t-il au combat, lui à qui est interdit même la dispute ? Et fera-t-il souffrir à autrui les liens, la prison, la torture, les supplices, lui qui ne venge même pas ses injures ? Puis montera-t-il la garde pour d’autres que pour le Christ, surtout le dimanche, jour où il ne peut le faire même pour le Christ ? Veillera-t-il sur ces temples auxquels il a renoncé ? Soupera-t-il dans ces lieux où l’Apôtre interdit de le faire ? Et ces démons qu’il aura mis en fuite pendant le jour par ses exorcismes, les défendra-t-il la nuit, s’appuyant et se reposant sur cette lance qui a percé le flanc du Christ ? Portera-t-il un étendard qui est l’ennemi du Christ ? Ayant reçu de Dieu une enseigne, va-t-il en demander une autre à César ? Se fera-t-il incinérer selon l’usage des camps, lui à qui la crémation est interdite ? »[46]
Quant aux soldats qui se convertissent, il vaudrait mieux certes qu’ils abandonnent le métier des armes car « jamais le chrétien n’est autre que chrétien, en quelque part qu’il soit : autre chose est de ceux qui étaient soldats avant d’être chrétiens, comme ceux que saint Jean baptisait, et le très fidèle centurion que Jésus-Christ approuve, et que Pierre catéchise, pourvu qu’après avoir reçu la foi et s’être souscrit à celle-ci, on s’en départe, comme plusieurs ont fait, ou bien qu’on prenne bien garde de ne commettre contre Dieu des choses qui ne sont pas même permises par les lois militaires, voire même de souffrir à l’extrémité pour l’amour de Dieu ce que la foi païenne commande, car l’état militaire ne permet ni impunité de forfaits ni impunité de martyre. »[47] Le forfait, pour un chrétien, c’est de verser le sang : « Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la force ou le courage (…) si notre foi ne nous permettait pas plutôt d’être tués que de tuer. »[48]
Est-ce à dire que la guerre ou le service des armes soit toujours illégitime ? Il ne semble pas puisqu’il écrit : « Et par nos prières incessantes, nous demandons pour les empereurs (…) des troupes vertueuses »[49]. Nous en arrivons ainsi à une position un peu curieuse puisqu’il semble accepter pour le païen ce qu’il interdit au chrétien. Un peu curieuse et, par ailleurs, un peu dangereuse car dans ce passage où il présente le chrétien comme un soldat du Christ, certains pourraient lire une justification de la guerre sainte alors qu’il ne s’agit, semble-t-il que d’une comparaison[50] avec la vie du martyre : « Nous sommes appelés sous les drapeaux du Dieu vivant, dès lors que nous répondons par les mots du serment. Aucun soldat ne part au combat sans renoncer aux agréments de la vie et ce n’est pas d’une chambre à coucher qu’il sort pour se rendre en première ligne mais de tentes de campagne exigües où l’on éprouve vie à la dure, incommodités et importunités. Déjà en temps de paix, les troupes, à travers pénibilités et désagréments, apprennent à supporter par avance la guerre : elles partent en manœuvres avec leur barda, parcourent le champ de manœuvre, creusent la tranchée, et apprennent à compacter la torture. Le tout dans la sueur, pour que corps et esprit, le moment venu, ne s’effraient pas du passage de l’ombre au soleil, du temps ensoleillé au grand froid, de la tunique à la cuirasse, du silence aux cris et du repos au brouhaha. »[51]
On rapproche la pensée de Tertullien de celle d’Origène[52] telle qu’elle apparaît dans son ouvrage Contre Celse[53]. On y lit le même credo pacifiste, du moins en qui concerne les chrétiens : « Nous ne levons pas plus longtemps l’épée contre une nation et nous n’apprenons pas non plus l’art de la guerre. Au lieu de suivre la tradition qui nous fait « étrangers à l’alliance », nous recevons les paroles de paix de Jésus notre fondateur. »[54] Il n’y a pas d’incompatibilité entre le métier des armes ou le recours à la force et le christianisme mais le chrétien ne peut pas faire usage de cette force tout en restant fidèle au pouvoir politique : « Plus que d’autres nous combattons pour l’empereur. Nous ne servons pas avec ses soldats, même s’il l’exige, mais nous combattons pour lui en levant une armée spéciale, celle de la piété, par les supplications que nous adressons à la divinité »[55] Il n’empêche que la guerre peut-être juste : « Peut-être même ces sortes de guerres des abeilles[56] sont-elles un enseignement, pour que les guerres parmi les hommes, si jamais il le fallait, soient justes et ordonnées. »[57] Les chrétiens, eux, participent spirituellement à la guerre : « « Ils […] luttent par des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement et pour celui qui règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement puisse être vaincu. De plus, nous qui par nos prières vainquons tous les démons qui suscitent les guerres, font violer les serments et troublent la paix, nous apportons à l’empereur un plus grand secours que ceux que l’on voit combattre. Nous qui faisons monter nos justes prières accompagnées des exercices et des pratiques qui nous enseignent à mépriser les plaisirs et à ne pas être égarés par eux, nous combattons donc pour l’empereur plus que qui que ce soit d’autre. Nous ne servons pas en tant que soldats avec lui mimais nous servons comme soldats pour lui, entraînant les pieuses troupes qui nous sont propres par le moyen de l’intercession de Dieu »[58] Si les païens peuvent s’engager dans une guerre juste au nom du droit naturel, si les Juifs ont pu, pour leur sauvegarde et mandés par Dieu, se battre contre leurs ennemis, les Chrétiens ne peuvent le faire même sous la persécution : « Nous venons, suivant les conseils de Jésus, briser les épées rationnelles de nos contestations et de nos violences pour en faire des socs de charrue et forger en faucilles les lances auparavant employées à la lutte. Car nous ne tirons plus l’épée contre aucun peuple ni ne nous entraînons à faire la guerre : nous sommes devenus enfants de la paix par Jésus. »[59] Les chrétiens forment un peuple de prêtres[60] qui, par la prière et le culte, éclairés par le Verbe de Dieu, constituent une communauté en marche vers la patrie divine. Ils ne s’évadent pas du monde mais transforment le monde, ses structures et ses activités.[61]
Pour terminer ce rapide panorama des opinions des Pères de l’Église sur la guerre et l’armée durant les trois premiers siècles, il faut citer deux autres Pères qui, soucieux de démontrer que les chrétiens sont des citoyens fiables, adoptent un point de vue nettement moins négatif que les autres.
L’intention de Justin de Naplouse[62], dans son Apologie, est de persuader les Romains et l’empereur Antonin le Pieux particulièrement, que les chrétiens sont de bons citoyens et qu’ils ne méritent pas les persécutions dont ils sont l’objet : « Vous trouverez en nous les amis et les alliés les plus zélés de la paix »[63] ; « Nous sommes les premiers à payer les tributs et les impôts à ceux que vous préposez à cet office »[64] ; « Nous n’adorons donc que Dieu seul, mais pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous reconnaissant pour les rois et les chefs des peuples, et nous demandons à Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et le raison »[65]. Justin ne remet en cause ni l’armée ni l’enrôlement des chrétiens. Il va même jusqu’à voir la Croix du Christ dans les étendards de l’armée : « Vous avez aussi des signes qui disent la puissance de la croix, je veux dire les étendards et les trophées qui précèdent partout vos armées. Sans que vous vous en doutiez, vous montrez que la croix est ainsi le signe de votre puissance et de votre force »[66] ; « Il est étrange que les soldats que vous enrôlez et qui s’engagent par serment sacrifient à la fidélité qu’ils vous doivent, à vous qui ne pouvez leur donner qu’une récompense corruptible, leur vie, leurs parents, leur patrie, tous leurs intérêts »[67].
A la même époque ou un peu plus tard, Athénagore[68] apparaît comme favorable aux conquêtes militaires de Rome et à la soumission à l’empereur, peut-être dans l’optique paulinienne. Le chrétien est un bon citoyen respectueux de l’Empire : « Qui mériterait mieux, écrit-il à l’Empereur, d’obtenir la satisfaction de leur requête que des hommes comme nous, qui prions pour ton pouvoir souverain afin que le fils puisse suivre le père dans une juste succession de l’autorité impériale, afin que votre empire soit prospère et qu’il s’accroisse sans rébellion nulle part. Ceci est à notre profit aussi afin que nous puissions vivre une existence tranquille et paisible et que tous obéissent à ton autorité. »[69] Toutefois, il met des limites à la guerre et à l’action du prince : « Le brigand , le despote ou le tyran qui a fait périr contre le droit des milliers et des milliers de gens, ne saurait se libérer par une seule mort du châtiment que méritent ses crimes ; de même pour celui (…) qui fait outrage aux enfants tout autant qu’aux femmes, qui détruit les cités contre le droit, qui brûle les maisons avec leurs habitants, ravage le pays et anéantit du même coup peuples, nations ou même race entière. »[70]. Mais est-il favorable à la présence de chrétiens dans l’armée ? Il n’en parle pas directement mais note le chrétien répugne à verser le sang en répondant à l’accusation d’anthropophagie : « Car ceux qu’on sait même incapables de supporter le spectacle d’une exécution, fut-elle juste, qui pourrait les accuser de meurtre ou d’anthropophagie (…) ? Mais nous, nous estimons que la vue d’un meurtre se rapproche de l’homicide, et nous avons interdit de pareils spectacles : comment donc, si nous en refusons même la vue pour ne contracter ni tache, ni souillure, pouvons-nous commettre des meurtres ? »[71]. Il pense toutefois aux gladiateurs et aux jeux du cirque. Pour répondre à l’accusation d’athéisme, il insiste sur le refus des chrétiens de participer à des sacrifices sanglants ou à des actes idolâtres. Les sacrifices sont vains. Or le métier des armes implique de tels gestes. Il ne parle pas du soldat païen.
Au IVe siècle, l’Église est à un tournant important de son histoire. De minoritaire, elle devient majoritaire[1] et religion officielle[2] au moment où l’empire s’effondre[3]. Elle va devoir gérer le problème de la violence et de la guerre, problème normalement dévolu à l’État. Cette fois, les chrétiens qui constituaient jusque là une « minorité irresponsable » deviennent, brusquement « le principal appui de l’État ».[4]
Entre 312 et 324, Eusèbe de Césarée[5] rédige une Histoire ecclésiastique qui est riche en renseignements sur notamment les persécutions de Dèce[6] et de Valérien[7], qui visaient à épurer l’armée de ses officiers chrétiens[8]. Condamnant la guerre militaire comme une calamité, il lui oppose la guerre spirituelle que l’on mène pour acquérir la paix de l’âme : « Nous exposons dans ce livre la manière de se conduire selon Dieu : les guerres très pacifiques pour la seule paix de l’âme et le nom des hommes qui ont le courage d’y combattre pour la vérité plutôt que pour la patrie, pour la religion plutôt que pour ceux qu’ils aimaient le mieux, y seront inscrits sur des tables éternelles »[9]. Néanmoins, il lui arrive de louer les soldats qui ne renient pas leur foi mais s’en glorifient : « Une escouade complète de soldats, Ammon, Zénon, Ptolémée, Ingénès et avec eux le vieillard Théophile, se tenaient devant le tribunal. Alors qu’on jugeait comme chrétien quelqu’un qui inclinait déjà vers l’apostasie, ceux-ci qui étaient près de lui grinçaient des dents, faisaient des signes de tête, tendaient les mains, gesticulait de leur corps. Tout le monde se tourna de leur côté, mais avant qu’aucun d’entre eux n’eût été pris autrement, ils se hâtèrent de monter sur le degré, disant qu’ils étaient chrétiens, de sorte que le gouverneur et ses assesseurs furent remplis de crainte et que ceux qui étaient jugés furent remplis de courage pour ce dont ils devaient être convaincus et que les juges eurent peur. Et ces hommes sortirent solennellement du tribunal, se réjouissant de leur témoignage : Dieu les faisait triompher glorieusement »[10].
Mais Eusèbe est aussi l’auteur d’une Vie de Constantin écrite vers 335-340. Il y loue l’empereur qui prie avant la bataille et qui porte l’emblème de la Croix[11]. L’empereur devenu chrétien lui apparaît comme le lieutenant de Dieu, établissant l’ordre divin sur la terre : « Dieu lui-même, le grand Roi, lui a du haut des Cieux tendu sa droite, et lui a donné la victoire sur tous ses adversaires et ennemis jusqu’à ce jour »[12]. Dans ces conditions, l’armée apparaît désormais comme instrument de Dieu.
Nous savons que le problème du sang versé fait toujours difficulté au chrétien. Dans cet esprit, Ambroise de Milan[13] approuve un magistrat qui s’était privé spontanément des sacrements après avoir prononcé une peine capitale[14]. Plus impressionnante encore est sa lettre à l’empereur Théodose[15] après le massacre de Thessalonique[16], celle que reconnaissent Damase et Pierre d’Alexandrie, c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le christianisme devenait la religion prédominante. Il condamna l’arianisme lors du second concile œcuménique de Constantinople en 381. A Thessalonique, en 390, la répression d’une sédition fut terrible : Théodose fit massacrer sept mille habitants rassemblés dans l’hippodrome. Ambroise invita par écrit Théodose à faire pénitence sous peine d’excommunication. Théodose finit par s’incliner. Pour la première fois dans l’histoire de l’empire, le pouvoir temporel se soumettait au pouvoir spirituel. (_Mourre)] : « Il a été commis dans la ville de Thessalonique un attentat sans exemple dans l’histoire : je n’ai pu le détourner ; mais j’ai dit d’avance combien il était horrible. (…) je n’ai contre toi aucune haine ; mais tu me fais éprouver une sorte de terreur. Je n’oserais, en ta présence, offrir le divin sacrifice ; le sang d’un seul homme injustement versé me le défendrait ; le sang de tant de victimes innocentes me le permet-il ? »[17]. Il est à noter qu’Ambroise parle de sang versé injustement ce qui peut sous-entendre qu’il y a des guerres justes. Par ailleurs, seul l’empereur est pris à partie par l’évêque et non les exécutants. En fait, l’empereur, aux yeux d’Ambroise, est seul responsable dans la mesure où il a donné l’ordre du massacre.
Ceci dit, Ambroise se pose une question importante : comment concilier la non-violence des Béatitudes avec le devoir de charité du chrétien face à une menace ? Cette position ambigüe où se trouve le chrétien, explique le P. Joseph Joblin sj, « donne une importance extraordinaire au jugement de la conscience »[18]. Selon Ambroise, on peut pécher contre la justice de deux manières : en commettant un acte injuste et en ne secourant pas celui qui est victime de l’injustice : « Est pleine de justice la force qui, à la guerre, protège la patrie contre les barbares ou, à la maison, défend les faibles ou les commensaux contre les brigands »[19] ; « Celui qui, s’il le peut, n’écarte pas une injustice de son prochain, est aussi coupable que celui qui commet l’injustice. »[20] « En effet, commente le P. Comblin, si le précepte de la non-violence contenu dans les Béatitudes m’interdit d’user de la force, celui de la charité me commande de défendre, dans la mesure du possible, celui dont la vie est en péril. »[21]
De son côté, Jean Chrysostome[22] reprend la réflexion de Jean le Baptiste sur la vaine gloire mais, au contraire de Tertulllien, s’il dénonce la vaine gloire acquise dans les jeux et les spectacles[23], il ne met pas en cause la gloire militaire. Dans son De inani gloria et de educandis liberis, il conseille au père qui éduque son fils : « A cela, ajoute la considération qu’il acquiert à l’armée dans les affaires publiques »[24]. Dans son livre Contre les adversaires de la vie monastique, il met en scène un jeune homme qui veut embrasser la vie monastique alors que son père le destinait à l’armée. Ce jeune homme fait le bon choix car la vie avec Dieu est meilleure mais cette préférence ne signifie pas que le service de la cité est mauvais sinon écrirait-il : « Les uns combattent contre ceux qui commettent l’injustice, comme les soldats dans une cité ; les autres veillent à l’ensemble, à ce qui concerne le corps et la maison, comme les gens chargés de l’administration civile ; les autres donnent des ordres, comme les magistrats… »[25]. Quel que soit le choix, il faut, en toute circonstance, être juste, honnête et désintéressé : « S’il sert dans l’armée, qu’il apprenne à ne pas faire de profits illicites »[26]. Le métier des armes, dans cet esprit, est utile : « Si vous privez l’armée de son général, vous la livrez sans défense aux ennemis »[27]. Un père peut y destiner son fils : « Si tu les destines à la vie du monde, amène-lui de bonne heure une fiancée et n’attends pas qu’il soit à l’armée ou qu’il ait abordé les affaires publiques. »[28] Si Jean utilise souvent l’exemple de la vie militaire pour la confronter au service de Dieu, à l’instar de Paul, c’est, bien sûr, pour montrer que la vie religieuse est meilleure mais il n’empêche que la vie profane, celle du Roi, du chef des armées n’est pas nécessairement mauvaise si l’on veille à respecter la vertu et à exercer la justice.[29]
Comme nous venons de le voir, le chrétien est dans une « situation ambigüe ». En effet, les Béatitudes lui interdisent d’user de la violence et la charité lui demande de protéger celui qui est menacé : il y a donc « deux manières (…) de pécher contre la justice ; l’une est de commettre un acte injuste, l’autre de ne pas venir au secours de la victime d’un injuste agresseur. »[30]
Méditant sur les vertus et en particulier sur le courage, saint Ambroise fait remarquer que le courage n’est jamais « une vertu sans compagnes ; en effet elle ne s’en remet pas à elle-même, autrement le courage sans la justice est occasion d’iniquité. De fait, plus il est fort, plus il est enclin à écraser le petit, bien que l’on estime qu’il faut considérer, dans les entreprises guerrières elles-mêmes, si les guerres sont justes ou injustes. » Et il précise : « ce n’est pas à commettre l’injustice, mais à la repousser que consiste la loi de la vertu. Celui en effet qui ne repousse pas l’injustice loin de son compagnon, alors qu’il le peut, est en faute tout autant que celui qui l’accomplit. Aussi le saint Moïse commença-t-il, par là d’abord, ses essais de courage guerrier. De fait, ayant vu un hébreu qui subissait l’injustice de la part d’un Égyptien, il le défendit si bien qu’il abattit l’Égyptien et le cacha dans le sable[31]. » « Ainsi donc, écrit-il encore, selon la volonté de Dieu ou le lien de la nature, nous devons nous secourir mutuellement, rivaliser dans l’accomplissement des devoirs, mettre pour ainsi dire en commun tous les intérêts et, pour user du mot de l’Écriture, nous porter assistance l’un à l’autre ou bien par le zèle, ou bien par l’accomplissement du devoir, ou bien par l’argent, ou bien par les œuvres, ou bien de n’importe quelle manière, afin d’accroître l’agrément du lien social entre nous. Et que personne ne soit détourné du devoir, mais par l’effroi du danger, mais qu’il tienne pour siennes toutes adversités ou prospérités. Ainsi le saint Moïse ne redouta pas, en faveur du peuple, d’entreprendre les lourdes guerres pour une patrie, ni ne trembla devant les rames d’un roi très puissant, ni ne s’effraya devant la fureur de la cruauté des barbares, mais il abandonna son propre salut pour rendre à son peuple la liberté. »[32]
A partir de Constantin donc, à l’instar d’Eusèbe, Ambroise ou Jean Chrysostome, les Pères vont s’efforcer de lever les scrupules des chrétiens qui doivent cette fois participer à la défense de l’Empire qui les protège et les favorise, des chrétiens qui pourraient rester en retrait étant donné l’insistance évangélique sur le pardon des injures, la non-résistance au mal et l’amour des ennemis. S’esquisse ainsi la théorie de la guerre juste que nous allons examiner.
« Heureux ceux qui font œuvre de paix :
Ils seront appelés fils de Dieu. »[1]
[1]
C’est saint Augustin qui va offrir au monde une série de réflexions approfondie sur la question de la guerre et son influence sera considérable. On va découvrir, dans son œuvre, des règles à respecter pour qu’une guerre soit juste. Nous retrouverons un écho de ces règles encore dans divers documents aux XXe et XXIe siècles notamment dans des règlements militaires.
Sa réflexion est alimentée par les événements tragiques auxquels il assiste. Né en 354 et mort en 430, Augustin a vécu l’effondrement de l’empire romain.[2] Les institutions politiques et administratives sont ébranlées, restent, comme seules autorités stables, les chefs des Églises qui vont devoir apporter des réponses à des problèmes temporels. Dans la Cité de Dieu[3], il décrit les guerres qui ont ravagé Rome depuis sa fondation. Des guerres qui touchent les combattants comme les civils[4], guerres contre l’étranger ou guerres civiles[5].
[1]
Si l’on présente saint Augustin comme un « théoricien » (et le mot est un peu fort, comme nous le verrons) de la guerre juste, il est fondamentalement et premièrement convaincu que le chrétien est et doit être un artisan de paix.[2]
Commentant le passage de l’Évangile où il nous est demandé de présenter la joue gauche après avoir été frappé sur la joue droite, il fait cette recommandation : « il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. »[3]
Il rappelle volontiers[4] que « Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix »[5] ; « Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelés fils de Dieu »[6]. « La guerre, écrit-il, étant le contraire de la paix, comme la misère l’est à la béatitude et la mort à la vie, on peut demander si à la paix dont on jouira dans le souverain bien répond une guerre dans le souverain mal. »[7]
La guerre est « …une plaie, une vraie misère », qui « n’est pas touché du malheur de la guerre est d’autant plus malheureux qu’il a perdu tout sens humain. »[8] La guerre offre « de beaux spectacles et de riches festins » aux démons[9]. Si certaines guerres romaines paraissent avoir apporté quelque bien – ne parle-t-on pas, avec bienveillance, dans les livres d’histoire, de la pax romana ? – « au prix de combien de guerres et de quelles guerres, au prix de quels massacres d’hommes, de quelle effusion de sang humain, n’a-t-il pas fallu l’acheter ? »[10]
La guerre, en fait, contredit le dessein de Dieu : « Si Dieu a fait sortir le genre humain d’un seul homme, c’est pour montrer aux hommes combien il appréciait l’unité dans la pluralité »[11]. Dieu veut « unir les hommes en une seule société par la similitude de la nature » mais aussi les « rassembler, grâce aux nœuds de la parenté, en une harmonieuse unité par les liens de la paix »[12]. C’est le péché de l’homme qui a introduit la guerre : « Dieu n’ignorait pas d’ailleurs que l’homme pécherait et que désormais, voué à la mort, il engendrerait des fils destinés à mourir ; et ces mortels porteraient si loin leur férocité criminelle que les bêtes, sans raison, sans volonté, aux souches nombreuses pullulant des eaux et des terres, vivraient entre elles en leur espèce avec plus de sécurité et d paix que les hommes dont la race était née d’un seul en gage de concorde. Ni les lions en effet, ni les dragons n’ont jamais déchaîné entre eux des guerres semblables à celles des hommes. »[13] La liberté sans Dieu s’enlise dans la passion de dominer qui « bouleverse et broie le genre humain par de grandes calamités. »[14] Guerre et pais appartiennent à deux amours incompatibles, à deux cités différentes : « L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par la charité »[15]. « Ceux qui se plaisent aux combats resteront étrangers à toute paix, aux prises avec les pires difficultés, car ces difficultés ont pour principe la guerre et la rivalité ».[16]
La paix est le plus grand bien[17], si grand « que même dans les affaires terrestres et périssables on ne peut rien entendre de plus agréable, rien chercher de plus enviable, rien trouver de meilleur »[18]. Preuve en est que tous les hommes la recherchent au même titre que le bonheur : « Puisque même ceux qui veulent la guerre ne veulent rien d’autre assurément que la victoire, c’est donc à une paix glorieuse qu’ils aspirent à parvenir en faisant la guerre. qu’est-ce vaincre en effet, sinon abattre toute résistance ? Cette œuvre accomplie, ce sera la paix. C’est donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des vertus guerrières dans le commandement et le combat. d’où il est clair que la paix est le but recherché par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »[19]
Toutefois le sage peut être contraint de faire la guerre. Certes, « Il vaut mieux abolir la guerre par un mot, que de tuer des hommes, et d’obtenir la paix par la volonté que par la guerre. (…) On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité. (…) pour obtenir la paix. »[20]. « C’est l’injustice de l’ennemi qui impose de faire une juste guerre. »[21]
Il trouve la justification de cette nuance dans l’Évangile : « Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres, on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l’Évangile qu’ils n’avaient qu’à jeter leurs armes et à se soustraire au service militaire. Mais au contraire il leur a été dit : « Ne faites ni violence ni tromperie à l’égard de personne ; contentez-vous de votre paie (Lc 3, 14). » En prescrivant aux soldats de se contenter de leur paie, l’Évangile ne leur interdit pas la guerre. »[22] Et, se référant à la réponse de Jean Baptiste, il déclare encore : « Réellement, mes frères, si les soldats agissaient ainsi, l’État serait heureux. (…) Nous voulons que les soldats soient dociles aux leçons du Christ ; soyons-y dociles nous-mêmes. (…) Tous écoutons-le et vivons cordialement en paix. »[23]
Son développement théologique du thème de la paix confirme bien son absolue prééminence et son prix inestimable : « Ainsi, la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. (…) Or, quand ils [les malheureux] souffrent, la paix est troublée à cet égard ; mais elle subsiste dans leur nature, que la douleur ne peut consumer ni détruire, et à cet autre égard, ils sont en paix. (…) Aussi bien celui qui s’afflige d’avoir perdu la paix de sa nature ne s’afflige que par certains restes de paix qui font qu’il aime sa nature. (…) Dieu donc, qui a créé toutes les natures avec une sagesse admirable, qui les ordonne avec une souveraine justice et qui a placé l’homme sur la terre pour en être le plus bel ornement, nous a donné certains biens convenables à cette vie, c’est-à-dire la paix temporelle, dans la mesure où l’on peut l’avoir ici-bas, tant avec soi-même qu’avec les autres (…). De même qu’il y a quelque vie sans douleur, et qu’il ne peut y avoir de douleur sans quelque vie ; ainsi il y a quelque paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans quelque paix, puisque la guerre suppose toujours quelque nature qui l’entretienne, et qu’une nature ne saurait subsister sans quelque sorte de paix. Ainsi, il existe une Nature souveraine où il ne se trouve point de mal et où il ne peut même s’en trouver ; mais il ne saurait exister de nature où ne se trouve aucun bien. »[24]
Au mal, à la violence, il faut s’efforcer d’opposer le bien. Cette sagesse n’avait pas échappé aux Anciens. Augustin l’invoque pour répondre à ceux qui accusent le christianisme de mettre l’État en péril avec ses préceptes non-violents[25]. On dit, écrit-il, « que la prédication et la doctrine du Christ sont incompatibles avec les besoins des États. Ne rendre à personne le mal pour le mal[26] ; après avoir été frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre notre tunique ; si un homme veut nous obliger de marcher avec lui, faire le double de chemin qu’il nous demande[27] : ce sont là des préceptes contraires au bon ordre des États. Qui supportera qu’un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur d’une province romaine ? » Si je n’avais pas affaire à des hommes instruits dans les lettres, peut-être faudrait-il mettre plus de soin à réfuter ces objections inspirées, soit par la haine du christianisme, soit par le sincère désir de s’éclairer. Mais qu’est-il besoin de chercher longtemps ? qu’on veuille bien nous dire comment les Romains, qui aimaient mieux pardonner une injure que la venger[28], sont parvenus à gouverner et à agrandir leur république, et, de pauvre et petite qu’elle était à la faire grande et riche ? qu’on nous dise comment Cicéron, élevant jusqu’aux cieux César et ses moeurs, louait le chef de la république de ce qu’il avait coutume de ne rien oublier que les injures[29] ! Car ces paroles de Cicéron renfermaient ou une grande louange ou une grande flatterie ; dans le premier cas, c’est qu’il connaissait César tel ; dans le second, c’est qu’il montrait que le chef d’un gouvernement devait avoir les qualités qu’il prêtait faussement à César. Mais qu’est-ce de ne pas rendre le mal pour le mal ? C’est de repousser le plaisir de la vengeance, c’est de mieux aimer pardonner que de venger une injure et ne rien oublier que le mal qu’on a reçu.
Lorsqu’on lit ces maximes dans les auteurs païens, on admire, on applaudit ; on ne se lasse pas de louer ces mœurs généreuses, et l’on trouve que la république qui aimait mieux pardonner que de venger une injure était bien digne de commander à tant de nations. Mais quand c’est l’autorité divine qui enseigne qu’il ne faut prendre le mal pour le mal, quand cette salutaire exhortation retentit de haut à tous les peuples et comme à des écoles publiques de tout sexe, de tout âge, de tout rang, on accuse la religion d’être ennemie de la république ! Si cette religion était entendue comme elle devrait l’être, elle établirait, consacrerait, affermirait, agrandirait une république mieux que n’ont jamais su faire Romulus, Numa, Brutus et d’autres hommes illustres de la nation romaine »[30]
Le christianisme va dans le même sens, préférant le pardon à la vengeance pour vaincre le mal par le bien : « lorsqu’on est frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique, faire le double du chemin avec celui qui veut nous obliger à marcher. — Cela se fait pour que le méchant soit vaincu par le bon, ou plutôt pour que le mal dans l’homme méchant soit vaincu par le bien, et que l’homme soit délivré du mal, non extérieur et étranger, mais intime, personnel, et dont le ravage est beaucoup plus terrible que le ravage d’un ennemi extérieur, quel qu’il soit. Celui qui triomphe du mal par le bien se résigne patiemment à la perte des avantages temporels, pour qu’on sache combien la foi et la justice doivent mépriser des biens qui, trop aimés, inspirent des sentiments pervers : l’homme coupable d’iniquités apprend ainsi de l’homme même envers qui il a des torts ce que valent les choses pour lesquelles il a commis une injustice ; le repentir le fait rentrer dans l’union ; si utile au bien public ; il n’est pas vaincu par la violence, mais par la bonté de celui qui a eu tant à supporter. On se conforme au véritable esprit de ces maximes lorsqu’on les suit en vue même du bien de celui pour qui l’on agit ainsi : ce bien, c’est le redressement et l’union. Ce sentiment doit toujours nous animer, quand même nous n’obtiendrions pas les résultats désirés, c’est-à-dire le retour à des idées meilleures et l’apaisement, quand même fa guérison ne suivrait pas l’emploi de ce religieux remède.
d’ailleurs, si on veut regarder aux mots, ce n’est pas la joue droite qu’il faut présenter si on est frappé sur la joue gauche. « Si quelqu’un, dit l’Évangile, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche[31] ; » c’est plutôt la joue gauche qui est frappée par la main droite, parce qu’elle se prête mieux au coup de l’agresseur. Voici donc comment il faut entendre ces paroles : si quelqu’un atteint en vous ce qu’il y a de meilleur, présentez-lui ce qu’il y a de moindre, de peur que, plus occupé de vengeance que de patience, vous ne délaissiez les biens éternels pour les temporels, au lieu de mépriser les choses du temps pour vous attacher aux choses éternelles, comme on préfère à la main gauche la main droite. Telle fut toujours la pensée des saints martyrs : il n’est juste de demander la dernière vengeance qu’en présence d’un amendement impossible, c’est-à-dire au jour du suprême et souverain jugement. Maintenant, il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. Un autre évangéliste[32], rapportant cette maxime, ne parle pas de la joue droite, mais seulement des deux joues[33], ce qui tend à recommander simplement la patience, tandis que le premier évangéliste insinue la distinction que je viens de signaler. C’est pourquoi l’homme de justice et de piété doit supporter patiemment la malice de ceux qu’il cherche à ramener, afin qu’il contribue à accroître le nombre des bons, au lieu d’accroître le nombre des méchants en faisant comme eux.
Enfin ces préceptes tiennent plus à la préparation intérieure du cœur qu’aux œuvres extérieures ; ils ont pour but d’entretenir dans le secret de l’âme les sentiments de bonté patiente et de nous inspirer, dans la conduite extérieure, ce qui vaut le mieux à l’égard d’autrui ; le Seigneur Jésus, modèle unique de patience, l’a fait voir dans les paroles adressées à celui qui venait de le frapper sur la face : « Si j’ai mal parlé, montre-le ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ?[34] » Si on regarde aux mots, le Seigneur n’a pas suivi son propre précepte. Car il n’a pas présenté (autre joue à celui qui venait de le frapper, mais plutôt il a voulu empêcher qu’on ne recommençât ; et cependant il était venu, non-seulement disposé à recevoir des coups sur la face, mais encore à mourir sur la croix pour ses insulteurs et ses bourreaux ; suspendu à la croix, il dit en leur faveur : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[35]. » L’apôtre Paul n’aurait pas accompli non plus le commandement de son Maître, lorsque, frappé à la face, il dit au prince des prêtres : « Dieu vous frappera, muraille blanchie. Vous êtes là pour me juger selon la loi, et contre la loi vous ordonnez « que je sois frappé ! » Et comme les assistants reprochaient à l’Apôtre de manquer de respect envers le prince des prêtres, il voulut faire entendre ironiquement, à ceux d’entre eux qui pouvaient le comprendre, que l’avènement du Christ devait détruire la muraille blanchie, c’est-à-dire l’hypocrisie du sacerdoce des juifs. « Je ne savais pas, frères, répondit-il, que ce fût le prince ; car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de votre peuple[36]. » Il est hors de doute que Paul, qui avait grandi au milieu de ce même peuple et qui était instruit dans la loi, n’ignorait pas qu’Ananias fût le prince des prêtres : son langage ne pouvait tromper non plus ceux dont il était si connu.
Le cœur ne doit donc jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre des résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. La victoire est utile lorsqu’elle ôte au vaincu le pouvoir de faire le mal. Rien n’est plus malheureux que la prospérité des méchants ; elle nourrit l’impunité vengeresse, elle fortifie la volonté mauvaise comme un ennemi intérieur. Mais les mortels, dans l’égarement de leur corruption, croient que les choses humaines prospèrent, quand de splendides palais s’élèvent et que les âmes tombent en ruines ; quand on bâtit des théâtres et que les fondements des vertus sont renversés ; quand on met de la gloire à dépenser follement et qu’on se raille des oeuvres de miséricorde ; quand les histrions s’enivrent des prodigalités des riches et, que les pauvres ont à peine le nécessaire ; quand des peuples impies blasphèment le Dieu qui, par les prédicateurs de sa doctrine, condamne ce mal public, et qu’on s’empresse autour des dieux en l’honneur de qui se donnent des représentations théâtrales qui déshonorent le corps et l’âme. C’est surtout en permettant ces choses, que Dieu laisse voir sa colère ; en les laissant impunies, il les punit plus terriblement. Au contraire, lorsqu’il détruit ce qui aide à soutenir les vices, et qu’il substitue la pauvreté aux richesses dangereuses, il frappe miséricordieusement. Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que, l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[37]
[1]
Pour affiner sa position, saint Augustin s’est bien sûr inspiré des textes de la Bible, des récits de guerre si nombreux dans l’Ancien Testament[2] et de l’exigence de paix clairement affirmée dans les Béatitudes. Il s’est servi aussi, comme nous l’avons déjà vu, de la pensée païenne quand elle se réfère à la loi naturelle.
Saint Augustin cite notamment des extraits perdus du troisième livre du traité de la République de Cicéron où l’auteur « soutient qu’une sage république n’entreprend jamais de guerre, hormis pour le devoir et le salut » et déclare que « toutes les guerres entreprises sans motif sont injustes »[3]. « Cicéron, écrit-il encore, s’applique à réfuter cette opinion que l’injustice est nécessaire au gouvernement de l’État. Bien au contraire, conclut-il, la République ne fleurit et ne prospère que par la justice. Les actes de l’État n’échappent pas à la loi morale, ils doivent respecter toujours la loi naturelle[4]. Pour être permise, la guerre doit être juste. »[5]
Les idées de Cicéron, nous les retrouvons développées dans le De officiis[6] où il présente les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort » car « il y a une mesure à garder dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s’il ne suffit pas d’amener le coupable à regretter l’injustice qu’il a commise de telle façon qu’il n’y retombe pas et que les autres y soient moins enclins. Quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. » Pourquoi cette retenue ? Comment justifie-t-il cet appel à la modération ? « Il y a en effet, explique-t-il, deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre. » La guerre « pour l’empire et pour la gloire »[7] doit avoir de « justes motifs ». Elle n’a donc comme cause légitime qu’une injustice subie et, comme but, la paix mais pas n’importe quelle paix à n’importe quel prix : « on doit toujours avoir en vue une paix qui n’expose aucun des adversaires à tomber dans un piège ».
Cicéron insiste sur le respect de l’adversaire. Tout d’abord, « une guerre ne peut être juste si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration. » Cicéron ensuite se réjouit qu’on ait perdu l’usage de désigner l’ennemi par un vocabulaire trop rude : « on a donné le nom de « hostis » à celui qui précédemment s’appelait « perduellis », comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d’ennemi a d’affreux. Ce mot de « hostis » en effet s’appliquait au temps de nos ancêtres à ceux que nous appelons « étrangers ». (…) Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre ? Il est vrai que par l’usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s’appliquer à l’étranger et s’emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité. »[8] Enfin une fois « la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. »[9] « Il faut penser aussi au salut de ceux qu’on a vaincus, recevoir en grâce tous ceux qui s’en remettent à la loyauté du général victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs. Et les lois de la guerre ont trouvé dans le code fécial[10]une consécration religieuse. » De plus, « si, en raison de circonstances particulières, quelqu’un a fait à l’ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement »[11]
Telle est la sagesse des Anciens. Reste à la confronter aux enseignements des Écritures où l’Ancien Testament regorge de récits guerriers alors que le Nouveau peut paraître pacifiste.
« On définit ordinairement les guerres justes, écrit-il, celles qui ont pour objet de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement. Il est évident qu’on doit aussi considérer comme une guerre juste, celle que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[12]
Cette réflexion justifie-t-elle les guerres de religion ? On peut répondre non puisqu’il nous demande de considérer « aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu’il a fallu non plus seulement garder au cœur la douceur de la charité, mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été remis au fourreau par le commandement du Christ, afin de montrer qu’il ne fallait pas tirer l’épée pour le Christ lui-même »[13]. Dieu, en effet, après avoir élu un peuple inséré dans les réalités de son temps, « élit » toute l’humanité.
Mais n’y a-t-il pas contradiction ou du moins exception quand on lit cette remarque qu’Augustin fonde sur Lc 14, 15-24[14] : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par amour et les impies par cruauté. »[15]
Ce passage isolé du contexte historique et de l’ensemble de la lettre dont il est extrait peut être utilisé dangereusement[16]. Il vaut donc la peine de s’y arrêter.
Notons tout d’abord qu’Augustin ne réclama jamais la coercition du pouvoir contre les Juifs dont il respectait la liberté de culte, ni contre les païens même s’il approuvait les lois interdisant le culte des idoles, ni contre les manichéens avec lesquels il débattait[17].
Cette coercition, il s’y résout face à la crise donatiste[18]. Devant les excès des donatistes, « leurs insultes », « leurs agressions », « leurs brigandages »[19], « quelle doit être la conduite de la charité ? » se demande Augustin, « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Au départ, explique Augustin, « nous pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents. (…) Plusieurs de mes frères et moi-même pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ; il nous semblait qu’il suffisait de protéger contre ses violences ceux qui annonceraient la foi catholique par des discours ou des lectures. Nous étions d’avis que cela pouvait se faire à l’aide de la loi de Théodose, de très pieuse mémoire, contre tous les hérétiques ; cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique, en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de dix livres d’or ; nous désirions qu’on l’appliquât plus expressément aux donatistes qui prétendaient n’être pas hérétiques ; et toutefois nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur la plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. Cette menace les aurait empêchés de rien entreprendre ; il nous paraissait qu’on pourrait ainsi prêcher et pratiquer librement la vérité catholique ; chacun aurait été libre de la suivre sans obéir à aucun sentiment de crainte et nous n’aurions pas eu des catholiques faux et simulés. » Malgré des frères « avancés en âge » qui pensaient autrement parce qu’ils avaient constaté l’efficacité des anciennes lois impériales « qui forçaient à rentrer dans l’unité », le concile de Carthage du 26 juin 404 se rallia à la thèse défendue par Augustin.[20]
Il le confirme dans une autre lettre : « …mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l’unité du christianisme, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur de changer en catholiques dissimulés ceux qu’auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j’avais. On m’opposait d’abord ma propre ville qui appartenait tout entière au parti de Donat, et s’est convertie à l’unité catholique par la crainte des lois impériales ; nous la voyons aujourd’hui détester si fortement votre funeste opiniâtreté qu’on croirait qu’il n’y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup d’autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu’ici encore pouvaient fort bien s’appliquer ces paroles : « Donnez au sage l’occasion et il se fera plus sage » (Pr 9, 9). Combien en effet, nous en avons les preuves certaines, frappés depuis longtemps de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient de jour en jour parce qu’ils redoutaient les violences de ceux de leur parti ! »[21] Les faits donc lui montrent que sa politique de dialogue ne porte pas les fruits escomptés. Le climat d’insécurité croissant, l’urgence de rétablir l’unité de l’empire menacé poussent Augustin à recourir à la coercition. Son attitude pleine de mansuétude se heurte à des « beaucoup d’âmes perverses et froides ». De plus, quelques évêques « qui avaient eu beaucoup à souffrir (…) et avaient même été expulsés de leurs sièges », avaient déposé « des plaintes graves ». Enfin, l’évêque de Bagaïe, Maximien, qui avait eu à souffrir, comme d’autres[22], d’ « horribles violences » et avait été laissé pour mort après une agression, demanda du secours à l’empereur « moins pour venger sa cause que pour défendre l’Église confiée à ses soins. S’il n’eût pas fait cela, il n’eût pas mérité des éloges pour sa patience, mais il eût mérité le blâme pour sa négligence. »[23] Dès lors, et à l’instar des Paul qui avait invoqué les lois romaines et demandé le secours du païen César, « un religieux et pieux empereur, ayant pris connaissance de tant d’actes détestables, a mieux aimé attaquer une erreur impie par des lois et ramener à l’unité catholique par la crainte et la force ceux qui portaient contre le Christ l’étendard du Christ, que de se borner à réprimer des violences et de laisser à chacun la liberté d’errer et de périr. »[24]
Reste à Augustin la tâche de justifier théologiquement ce recours à la force.
Pour lui, la persécution exercée par l’Église n’est pas de même nature que celle à laquelle se livrent les donatistes. En effet, l’Église « veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent tuer les autres[25]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer les hommes. »[26]
L’Église « souhaite ardemment que tous vivent, mais elle travaille encore plus pour empêcher que tous ne périssent ». « Il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) ; les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre. » Augustin trouve à cette idée quelque soutien dans le livre des Proverbes[27] mais aussi dans la vie de Paul « renversé par terre » : « le Christ le force, puis l’instruit, il le frappe, et puis le console ». Pour Augustin, « il faut admirer comment celui qu’une punition corporelle a contraint d’entrer dans l’Évangile a fait plus pour l’Évangile que tous ceux qui ont été appelés par la parole seule du Sauveur[28] : celui qu’une crainte plus grande pousse vers la charité met dehors toute crainte pour la perfection même de cette charité. » Ainsi, « plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés à leur Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. (…) Pourquoi l’Église ne forcerait-elle pas au retour les enfants qu’elle a perdus, puisque ces enfants perdus forcent les autres à périr ? Si, au moyen de lois terribles, mais salutaires, elle retrouve ceux qui n’ont été que séduits, cette pieuse mère leur réserve de plus doux embrassements et se réjouit de ceux-ci beaucoup plus que de ceux qu’elle n’avait jamais perdus. Le devoir du pasteur n’est-il pas de ramener à la bergerie du maître, non seulement les brebis violemment arrachées, mais même celles que des mains douces et caressantes ont enlevées au troupeau, et, si elles viennent à résister, ne doit-il pas employer les coups et même les douleurs ? » Augustin cite 2 Cor 10, 6 : « …nous nous tenons prêts à punir toute désobéissance dès que votre obéissance sera totale. » A la lumière de cette citation, il explique Lc 14, 16-24 : « …si par la puissance qu’elle a reçue de la faveur divine et au temps voulu, au moyen de la piété et de la foi des rois, l’Église force d’entrer ceux que l’on rencontre le long des chemins et des haies, c’est-à-dire dans les hérésies et les schismes, ceux-ci ne doivent pas se plaindre d’être contraints, mais ils doivent faire attention à quoi on les contraint. Le festin du Seigneur c’est l’unité du corps du Christ, non seulement dans le sacrement de l’autel, mais encore dans le lien de la paix. Nous pouvons assurément dire des donatistes en toute vérité qu’ils ne forcent personne au bien, car lorsqu’ils forcent c’est toujours au mal. (…) Quiconque pense qu’en de telles extrémités l’Église aurait dû tout souffrir plutôt que de demander le secours de Dieu par les empereurs chrétiens, réfléchit peu à l’impossibilité de donner de bonnes raisons pour justifier une semblable négligence. Ceux qui ne veulent pas que des lois justes soient établies contre leurs impiétés, nous disent que les apôtres ne demandèrent rien de pareil aux rois de la terre ; ils ne font pas attention que c’était alors un autre temps que celui où nous sommes, et que tout vient en son temps. » Les rois de l’Ancien Testament lui inspirent cette conviction[29] : « Comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »[30]
La contrainte des lois peut entraîner des conversions simulées. Mais Augustin est optimiste car, nous dit-il, « un grand nombre (…) à force d’entendre prêcher la vérité (…) revinrent sincèrement. »[31]
Envisage-t-il la contrainte jusqu’à la peine capitale ? Théoriquement, elle est envisageable : « Qui de nous veut qu’un seul d’entre eux périsse ou même qu’il perde quoi que ce soit ? Mais si la maison de David ne put pas avoir la paix sans la mort d’Absalon qui avait déclaré la guerre à son père, malgré tout le soin du roi à ordonner qu’on lui rendît, autant que possible, vivant et sauf ce fils à qui son paternel amour réservait le pardon, que fit David ? Il ne lui resta plus qu’à pleurer le fils qu’il avait perdu, et à chercher le rétablissement de la paix de son royaume une consolation à sa douleur. »[32] Et donc « si l’Église en retrouve un grand nombre en en perdant quelques-uns, et ce n’est pas dans une guerre qu’elle les perd, comme David perdit Absalon, c’est d’une mort volontaire que ceux-ci périssent, elle adoucit ou guérit la douleur de son cœur maternel, par la pensée que tant de peuples sont délivrés. »[33] Néanmoins, il écrivit à Marcellin : « Quelle que soit l’énormité des crimes avoués par les coupables, épargnez-leur la peine de mort ; je vous le demande, pour le repos de notre conscience, et pour mieux montrer aux hommes la mansuétude catholique. L’avantage que nous tirons de l’aveu des criminels est de procurer à l’Église catholique l’occasion de signaler sa douceur envers ses plus grands ennemis (…) Si quelques-uns des nôtres, indignés de l’atrocité de leurs crimes, vous accusent de relâchement et de négligence, une fois cette indignation, qui est la suite ordinaire des faits récents, apaisée, on reconnaîtra toute l’étendue de votre bonté. »[34]
En tout cas, le pardon est toujours offert aux repentis : « qu’ils détestent donc leur erreur passée avec une aussi amère douleur que Pierre détesta son lâche mensonge, et qu’ils reviennent à la véritable Église du Christ, c’est-à-dire à l’Église catholique leur mère ; qu’ils y soient clercs, qu’ils y soient de bons évêques, ceux qui auparavant s’étaient si cruellement armés contre elle. Nous n’en sommes point jaloux, mais plutôt nous les embrassons, nous les souhaitons, nous les exhortons, et ceux que nous trouvons le long des chemins et des haies, nous les forçons d’entrer, quoiqu’il s’en rencontre parmi eux à qui nous ne puissions pas persuader que ce n’est pas leurs biens que nous cherchons, mais eux-mêmes. (…) qu’ils viennent ; que la paix se fasse dans la forteresse de Jérusalem, c’est-à-dire dans la charité (…) »[35]. L’amour, en effet, doit toujours l’emporter. Le chrétien ne peut être tout entier à la colère, à la sévérité, à la punition : « Le cœur ne doit (…) jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre les résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. (…) Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[36]
Après cette importante mise au point, revenons à la question de la guerre proprement dite.
Si le souci de l’unité, de la charité et du salut des âmes pousse, en dernier ressort, Augustin à faire appel au bras séculier contre les donatistes, il va de même, tout en reconnaissant l’horreur de la guerre, l’admettre mais à certaines conditions. En rassemblant une série de prises de position éparses dans son œuvre, Gratien[37] puis saint Thomas esquisseront ce qu’on appellera plus tard le jus ad bellum et le jus in bello.[38]
Quelles sont ces prises de position ?
Il faut un motif légitime pour faire la guerre. Elle ne peut être entreprise que pour combattre une injustice avérée : « Mais, dira-t-on, le sage n’entreprendra que des guerres justes. Eh ! n’est-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage d’affliction, si du moins il se souvient qu’il est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera d’accord qu’il y a là une étrange misère. Et s’il se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel pour avoir perdu tout sentiment humain. »[39]
« Il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. » [40]
Rappelons-nous la définition que saint Augustin nous a donnée plus haut de la guerre juste : elle a pour objet « de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement.[41] Une « injure » (injuria) est une violation du droit ; « venger une injure » (vindicare), c’est punir une injustice. La guerre juste est donc une guerre qui est conforme à la justice, au droit et, par extension, à l’équité.[42] Il n’y a pas de paix sans justice : « Supprimée dès lors la justice, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ? Car les brigandages eux-mêmes que sont-ils sinon de petits royaumes »[43] L’établissement de la justice éloigne le spectre de la guerre aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur et la puissance de l’État ne trouve sa justification qu’au service de la justice : « Non que la puissance soit à fuir comme un mal : mais il faut respecter l’ordre en vertu duquel la justice est première. »[44] L’État a besoin de la force pour se maintenir[45] et garantir la justice : « Là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas d’État »[46] Ainsi, au comte Boniface il conseille de ne pas « quitter la profession des armes », pour assurer le salut de l’État[47].
La guerre doit être décrétée par une autorité légitime, le prince ou Dieu lui-même :
« Il importe assurément de voir pour quelle raison et par ordre de qui la guerre est entreprise ; cependant l’ordre naturel exige, dans l’intérêt de la paix du genre humain, que le pouvoir de la commander appartienne au prince, et que le devoir de la faire, pour la paix et le bien général, incombe au soldat (Contra Faust. XXII, 75). Nul ne doit se contenter de dire : Dieu sait que je ne voulais pas qu’on fît cela. Ne pas y avoir pris part, n’y avoir pas consenti : voilà bien deux choses ; mais ce n’est pas encore assez. Il ne suffisait point de ne pas consentir, il fallait encore s’opposer. Il ya pour les méchants des juges, il y a des pouvoirs établis. « Ce n’est pas s ans raison, dit l’Apôtre, que le pouvoir porte le glaive ; car il est le ministre de Dieu dans sa colère : mais contre celui qui fait le mal. Le ministre de la colère divine contre le mal. Si donc tu fais le mal, poursuit-il, crains. Ce n’est pas sans raison qu’il porte le glaive. »[48]
« Ce qui intéresse dans les guerres qui sont entreprises, ce sont les causes qui les font entreprendre et ceux qui en sont les auteurs. Cependant l’ordre naturel, qui veut la paix entre les hommes, demande que le pouvoir de déclarer la guerre et de conduire la guerre appartienne au prince, tandis que les militaires ont, pour obligation, d’exécuter les ordres de guerre qui leur sont donnés dans l’intérêt de la paix et du salut de tous. Quant à la guerre qu’on n’entreprend de faire que sur ordre de Dieu, nul ne saurait douter qu’il soit juste de l’entreprendre, soit pour effrayer, soit pour anéantir, soit pour subjuguer l’orgueil des hommes. »[49] Est juste la guerre « que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[50]
« On ne s’étonnera point des guerres faites par Moïse, on n’en aura point horreur, attendu qu’en cela, il n’a fait que suivre les ordres mêmes de Dieu. Il n’a point cédé à la cruauté, mais à l’obéissance. Quant à Dieu, en donnant de tels ordres, il ne se montrait point cruel, il ne faisait que traiter ces hommes et les effrayer comme ils le méritaient. En effet, que trouve-t-on à blâmer dans la guerre ? Est-ce parce qu’on y tue des hommes qui doivent mourir un jour, pour en soumettre qui doivent encore vivre en paix ? Faire à la guerre de semblables reproches serait le propre d’hommes pusillanimes, non point d’hommes religieux. »[51]
Il est important de ne pas se substituer à ces autorités légitimes : « Nous vous recommandons, nous vous prions, au nom du Seigneur et de sa mansuétude, de vivre avec douceur, de vivre en paix. Laissez les autorités accomplir tranquillement les devoirs dont elles rendront compte à Dieu et à leurs supérieurs. »[52] Dans une guerre demandée par Dieu, les chefs et les soldats ne sont pas les auteurs mais les exécuteurs du dessein de Dieu. L’erreur serait de faire de sa volonté un dessein de Dieu.
On peut aussi penser que la guerre entreprise par une autorité légitime pour réparer une injustice sera un dernier recours puisqu’il vaut mieux, écrit Augustin, « tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive »[53], c’est-à-dire d’abord négocier.
S’esquisse aussi ce qu’on appellera le jus in bello. En effet, dans la guerre, le souci de la justice, du bien, et surtout de la paix doit subsister :
« Ce qu’on blâme avec raison dans la guerre, c’est le désir de faire du mal, la cruauté dans la vengeance, une âme implacable, ennemie de la paix, la fureur des représailles, la passion de domination et tous autres sentiments semblables. »[54] « Un juste engagé comme soldat sous un roi, même sacrilège, a droit de demander à combattre par son commandement, en respectant l’ordre et la paix chez les citoyens, quand il est assuré que ce qu’on exige de lui n’est point contre la loi de Dieu, ou du moins quand il n’est pas sûr du contraire, en sorte que l’injustice de l’ordre rende peut-être le roi coupable, pendant que l’obéissance excuse le soldat. »[55]
Tout n’est pas permis. Il faut demeurer en toute circonstance fidèle à sa foi et continuer à chercher la paix : « Songez avant tout, quand vous êtes armé pour marcher au combat, que votre force corporelle est aussi un don de Dieu, et cette pensée vous empêchera de tourner un don de Dieu contre Dieu même. La foi promise doit être gardée même envers un ennemi contre lequel on est en guerre ; combien plus doit-elle l’être à l’égard d’un ami en faveur duquel on combat. Nous devons vouloir la paix, et ne faire la guerre que par nécessité, afin que Dieu nous délivre de cette nécessité et nous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour avoir la paix. Aimez donc la paix même en combattant, afin de ramener par la victoire au bonheur de la paix ceux que vous combattez ».[56]
Dans une autre lettre au Comte Darius il écrit : « Ils sont grands, et grands d’une gloire qui leur est propre, les guerriers qui se distinguent par leur courage et ce qui est beau encore, par leur fidélité à leurs devoirs sous l’aile et la protection du Seigneur, triomphent par leurs fatigues et leur valeur dans les dangers des ennemis de la patrie et rendent le calme et la paix aux provinces de la République. Mais ce qui est plus précieux encore, c’est de tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive, et de gagner ou d’obtenir la paix par la paix elle-même plutôt que par la guerre. Ceux qui livrent des combats veulent sans doute la paix s’ils sont des gens de bien, mais ils n’y arrivent qu’en répandant le sang. Vous au contraire, vous êtes envoyés pour empêcher que le sang de personne ne coule. Aux autres cette triste nécessité ; à vous cette joie et ce bonheur. »[57]
Le chrétien ne peut ressembler au méchant : « Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu’il faudra vaincre l’une et l’autre. »[58] Et un peu plus loin, il évoque l’exemple de Paul en disant « Mais il a fait attention : il a médité, pesé, adapté, châtié son langage. Remarquez bien ces mots : « Fais le bien, et par elle [la puissance] tu seras glorifié » ; soit qu’elle te loue elle-même, si elle est bonne ; soit que, si elle est injuste et que tu meures pour la foi, pour la justice, pour la vérité, elle travaille à ta gloire par ses cruautés mêmes, non pas en te louant, mais en te donnant l’occasion de mériter des louanges. Ainsi donc fais le bien, et tu en jouiras avec sécurité. »[59]
Son intention doit être droite. Est injuste la guerre que l’on fait par orgueil ou soif de pouvoir ou esprit de possession : « Quand elle est entreprise par l’ordre de Dieu même, on ne peut sans crime douter qu’elle soit juste, et quand son but soit ou d’effrayer, ou d’écraser ou de subjuguer l’orgueil humain[60]. « Faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples dont on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ?[61] La guerre juste doit procurer un bien ou éviter un mal. Le but n’est pas la victoire mais la paix dans la justice « On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité, pour que Dieu vous délivre de la nécessité de tirer l’épée et vous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc amis de la paix, même en combattant, afin que la victoire vous serve à ramener l’ennemi aux avantages de la paix. »[62] La réparation du dommage ne suffit donc pas à l’intention droite, encore faut-il vouloir la paix.
Augustin a donc bien inscrit ces réflexions sur la guerre « juste » dans une théologie de la paix.
Augustin n’oppose pas l’amour chrétien et l’emploi de la force. Il n’oppose pas, comme nous disions, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Il y a un usage illégitime et un usage légitime de la force. On pourrait, dans le premier cas, parler de violence et dans le second cas de force, de correction, de châtiment qui se présente comme « une forme de miséricorde »[63]. Si personnellement, je peux sous la menace, choisir de laisser « l’épée au fourreau », il se peut aussi que je doive me défendre pour protéger le bien commun ou dans l’intérêt de l’agresseur « car celui que l’on prive du pouvoir de mal faire subit une défaite profitable. Rien n’est plus malheureux en effet que l’heureux succès des pécheurs, car l’impunité qui est leur peine s’en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur, s’en trouve fortifiée. »[64] Dans quelque situation, toute méchanceté (malitia) doit être bannie, toute action doit se faire en vue du bien et de la paix.
Il nous reste à évaluer l’influence de la pensée d’Augustin et le sort qui lui sera réservé dans le temps par les théologiens et le Magistère de l’Église.
En gros, après Augustin, on reconnaîtra la légitimité du service militaire et de la guerre à certaines conditions. C’est le cas chez saint Maxime de Turin (+ 465) et saint Grégoire le Grand (+604). Une peine canonique est prévue pour ceux qui ont versé le sang jusqu’au milieu du XIe siècle mais Augustin va s’imposer en Occident et au XIIe siècle, Gratien va synthétiser son enseignement dans son traité de science canonique : Decreta concordia discordantium canonum.[65]
Saint Thomas, lui, va structurer, à partir des réflexions éparses de saint Augustin, une théorie de la guerre juste.[1]
A l’instar de saint Augustin dont il s’inspire largement, saint Thomas[2] développe lui aussi une théologie de la paix[3] dans laquelle s’inscriront ses réflexions sur la guerre notamment.
A la question de savoir comment la paix, Thomas précise qu’elle implique que la concorde entre les hommes : « la concorde implique l’union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l’union des appétits dans la même personne. »[4]
La paix a donc deux dimensions, l’une intérieure et l’autre extérieure, que lon ne peut dissocier.
Ces deux dimensions de la paix correspondent aux deux dimensions de la charité qui oriente l’homme vers Dieu et le prochain. Ajusté à Dieu, l’homme est intérieurement pacifié et ajusté au prochain, l’homme est en accord avec les autres hommes :
« La paix (…) implique une double union ; l’une qui résulte de l’ordination de nos appétits propres à un seul but ; l’autre qui se réalise par l’accord de notre appétit propre avec celui d’autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l’accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C’est pourquoi Aristote a mis l’identité du choix parmi les éléments de l’amitié, et que Cicéron affirme : « Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir ». »[5] C’est pourquoi l’on peut dire que « l’unité de la charité fait l’unité de la paix »[6].
Dès lors, tout manque de charité rend la paix improbable :
« La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable » [7]
C’est à partir du moment où les hommes cherchent Dieu comme leur souverain bien qu’ils peuvent trouver la paix intérieure et c’est dans la mesure où ils s’accordent entre eux dans l’amour de Dieu que la concorde, ou mieux la vraie paix extérieure, peut s’établir.
Cette paix ne sera parfaite que dans la vie éternelle. Ici-bas, sa forme est toujours imparfaite. En effet, « La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L’une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14) : « Il a établi la paix à tes frontières. » L’autre, imparfaite, est celle que l’on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l’âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix ».[8]
Il n’empêche que, dès ici-bas, les volontés humaines peuvent s’accorder sur des biens essentiels : « L’amitié, remarque Aristote, ne comporte pas l’accord en matière d’opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et surtout des plus importants ; car le dissentiment dans les petites choses est compté pour rien. C’est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient des opinions différentes, ce qui d’ailleurs ne s’oppose pas à la paix, puisque les opinions sont affaire d’intelligence et que celle-ci vient avant l’appétit, qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu que l’on soit d’accord sur les biens fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité. Il provient en effet d’une diversité d’opinions ; l’un pense que ce qui est en question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d’accord, et l’autre ne le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n’est pas compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés. Mais il peut coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas. »[9]
Faire la paix est non seulement désirable mais est aussi un devoir qui découle du devoir de charité : « La paix, dit saint Thomas, est de précepte, parce qu’elle est un acte de charité »[10]
A côté de cette paix imparfaite mais nécessaire, il est une paix apparente, trompeuse, qui est celle des pécheurs, et surtout celle des hommes qui font la guerre. Ils souhaitent la paix comme Augustin l’a aussi souligné. Mais si cette paix désirée exclut Dieu et la charité, l’accord sera trompeur. La paix ne plaira qu’au vainqueur et sera frustrante pour le vaincu. Ce sera un répit avant une autre guerre. Il n’y a pas d’ « ordre véritable c’est-à-dire un ordre où chacun trouve satisfaction » sans justice[11]. Certes la charité produit directement la paix « parce qu’elle la cause en raison de sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys, « une force unifiante », et la paix est l’union des inclinations appétitives ». Mais « La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. ».[12]
A la lumière de cette analyse, on se rend compte que la paix ne peut être que le fruit d’une volonté constante. La paix n’est jamais établie une fois pour toutes. Aucun traité, aucune organisation ne peut la garantir. d’autre part, s’il est des causes économiques, politiques aux guerres, ce sont toujours des hommes qui, à l’origine, en décident. La paix est donc tributaire de la volonté d’« hommes intérieurement pacifiés, en accord avec leur vraie vocation humaine ».[13] Enfin, comme le souligne le P. Comblin, Thomas a rangé la question de la paix dans le chapitre consacré à la charité et non dans celui où il traite de la justice. C’est là que réside, à la suite d’Augustin, la plus grande originalité de Thomas qui, après hésitation[14], a estimé qu’on ne pouvait prendre dans un sens trop absolu la citation d’Isaïe : « la paix est l’œuvre de la justice »[15]. Grande originalité par rapport à une vieille tradition occidentale qui a conservé la nostalgie de la pax romana et à la pensée contemporaine qui estiment que la paix découle d’un ordre social juste que celui-ci soit identifié à l’ordre établi qu’il faut maintenir ou rétablir, ou à un nouvel ordre à instaurer. S’appuyant sur l’histoire, le P. Comblin n’hésite pas à écrire que « la notion de justice a plus souvent provoqué la guerre que la paix. »[16] Certes, la justice, chez Aristote et saint Thomas, est une vertu morale, « une certaine disposition de la personne par rapport à son semblable »[17] mais aujourd’hui, elle renvoie à un ordre social dont les conceptions diffèrent et s’opposent. La justice peut engendrer la paix « quand les différents partenaires se soumettent à la même règle, reconnaissent conjointement la pertinence des mêmes critères. C’est dire que la paix suppose la charité d’abord : elle suppose le dialogue. » Le dialogue naît de l’amour du prochain puisqu’il suppose qu’on abandonne sa propre conception de la justice pour s’ouvrir à la celle de l’autre.
Le monde vit dans une situation où se mêlent paix imparfaite et paix apparente. C’est dans ce cadre que se pose la question de la guerre.
Tomas, en s’inspirant toujours de saint Augustin, établit trois conditions pour qu’une guerre soit juste : les deux premières concernent ce qu’on appellera le jus ad bellum ; la troisième, le jus in bello.
\1. « L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu’aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu’ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l’Apôtre (Rm 13, 4) : « Ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive ; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal » ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C’est pour cela qu’il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4) : « Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs » et que S. Augustin écrit (Contre Fauste 25, 75) : « L’ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes ». » En bref, si seule l’autorité publique a le droit de déclarer la guerre c’est parce qu’elle a la responsabilité du bien commun. Seule la défense du bien commun peut légitimer la guerre.
\2. « Une cause juste : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple, de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par un des siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence » (Question sur l’Heptateuque. VI, qu. 10) ». On ne part pas en guerre pour des motifs économiques ou politiques. On part en guerre contre une injustice, un désordre, un péché qui menace la société et sans garantie que la justice triomphe. La guerre n’est pas un jugement de Dieu : ne parle-t-on pas de la « fortune » des armes ? Ce second principe nous renvoie au respect absolu dû à la vie innocente. On ne sacrifie pas la vie humaine à n’importe quel bien.
\3. « Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. C’est pour cela que S. Augustin écrit (Livre sur le Verbe du Seigneur) : « Chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet (Contre Fauste, 22, 74) : « Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit ». » Le but de la guerre étant la paix et non la destruction de l’adversaire, il s’agit de brider ou d’éliminer les violents pour rétablir le dialogue. La guerre est donc mesurée dans ses moyens par sa finalité.
Thomas répond ensuite à quelques objections : Comment entendre cette parole du Christ : « Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26, 52) ? Encore une fois, il va s’appuyer sur l’enseignement d’Augustin : « Comme le dit saint Augustin, « celui-là prend » l’épée qui, sans autorité supérieure ou légitime le commandant ou le permettant, s’arme pour verser le sang de quelqu’un ». Mais celui qui, par l’autorité des princes ou des juges, s’il est une personne privée ou par zèle de la justice et comme par l’autorité de Dieu, s’il est une personne publique, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de peine. Par ailleurs, ceux qui prennent l’épée en péchant ne meurent pas toujours par l’épée car ayant péché en la prenant, ils encourent la peine éternelle, à moins qu’ils ne fassent pénitence. »
Et comment entendre cette autre parole : « Je vous dis de ne pas résister au méchant » (Mt 5, 39) ? « Ces sortes de préceptes, explique saint Augustin, doivent toujours être observés à titre de préparation de l’âme : l’homme doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre si l’occasion le veut. Mais il faut parfois agir autrement en raison du bien commun ou même pour le bien de ceux avec qui l’on se bat. »
Enfin, la paix étant une vertu, la guerre n’est-elle pas un péché ? Thomas répond : « Ceux qui mènent des guerres justes recherchent la paix. Et ainsi, ils ne s’opposent pas à la paix, sinon à cette paix mauvaise que le Seigneur « n’est pas venu apporter sur la terre » (Mt 10, 34). C’est pourquoi saint Augustin écrit : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire par ta victoire ceux que tu combats à l’utilité de la paix. »[18]
St Thomas ajoute que « la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs ». Ils n’ont pas à s’encombrer « des affaires du siècle » puisqu’ils sont voués aux choses divines et qu’ils doivent plutôt « être prêts à verser leur propre sang pour le Christ » plutôt que de tuer et verser le sang. [19]
Dans la conduite de la guerre, rappelle avec saint Ambroise qu’il y a « des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis. »[20] Ailleurs il précise : « Celui qui doit exécuter un ordre doit considérer, avant d’obéir, dans quelle mesure il est de son devoir de l’exécuter. (…) En conséquence, le chrétien est tenu d’obéir exclusivement dans la mesure où le pouvoir est issu de Dieu, et pas autrement. (…) Quant à l’abus de pouvoir, il peut également être double. d’une part, si ce qui est ordonné par le chef est contraire à la fin pour laquelle le pouvoir a été établi : par exemple, s’il ordonne de faire un péché, contraire à la vertu, alors que le pouvoir est établi pour inciter à la vertu et pour la maintenir. Dans ce cas, non seulement on n’est pas tenu d’obéir à un tel chef, mais encore on ne doit pas lui obéir, à l’exemple des saints martyrs qui ont souffert la mort plutôt que d’obéir aux ordres impies des tyrans. d’autre part, si l’on est contraint au-delà de la compétence du pouvoir établi : par exemple, si un maître exige un impôt que son dépendant n’est pas tenu de donner, ou autres excès semblables. En ce cas, le sujet est libre d’obéir ou de ne pas obéir. »[21]
Enfin si la nécessité le demande, on peut faire la guerre les jours de fête « mais, en l’absence de nécessité, il n’est pas permis de faire la guerre les jours de fête »[22].
La réflexion de saint Thomas sur la guerre doit être mise en relation avec la question de l’homicide où il revient sur le droit de légitime défense et le droit d’exécuter les malfaiteurs.[23], Thomas y rappelle que le prince et le prince seul en tant que gardien du bien commun a le droit de mettre à mort l’individu qui « devient un péril pour la société » et dont le péché est « contagieux pour les autres » mais à condition que cette sanction ne frappe pas en même temps les bons ou les mette en péril et en épargnant « dans l’espoir d’une repentance, ceux dont les exemples ne sont pas si dangereux pour leur prochain. ».[24] Mais n’est-ce pas manquer à la charité ? Thomas répond : « Dans les méchants, on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité ; et par le fait même, il faut les aimer de charité quant à leur nature. Mais leur faute les dresse contre Dieu et les empêche de recevoir la béatitude. Aussi, à cause du péché, qui les rend ennemis de Dieu, faut-il les haïr, quels qu’ils soient, père, mère ou proches, comme le dit saint Luc (Lc 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs, ce qui les rend pécheurs, et nous devons les aimer en tant qu’hommes et capables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer par charité et à cause de Dieu. » Et s’appuyant cette fois sur Aristote (Ethique 9, 3), il en vient au châtiment suprême : « quand des amis commettent des fautes, il ne faut pas leur retirer les dévouements de l’amitié, aussi longtemps qu’on peut espérer les guérir. Il faut, au contraire, les aider à recouvrer la vertu, bien plus qu’on ne les aiderait à recouvrer leur fortune s’ils l’avaient perdue ; d’autant plus que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et qu’ils sont incorrigibles, alors il n’y a plus à traiter familièrement avec eux. De là vient que, s’ils sont jugés plus nuisibles autres que susceptibles d’amendement, la loi divine comme la loi humaine ordonnent leur mort. -Et cependant cette peine, le juge ne l’applique point par haine, mais par amour de charité ; il fait passer le bien commun avant l’existence d’un individu. De plus, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se convertit, à l’expiation de sa faute ; et, s’il ne se convertit pas, elle met un terme à son crime, en lui ôtant la possibilité d’en commettre d’autres. »[25]
Et qu’en est-il de l’innocent ? « A considérer l’homme en lui-même, il n’est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme ; fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l’œuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n’est, on l’a déjà vu, que pour préserver le bien commun contre les atteintes que lui porte le péché. Mais la vie des justes au contraire est une sauvegarde pour le bien commun et un facteur de prospérité. Les justes, en effet, sont l’élite de la société. Il s’ensuit qu’il ne sera jamais permis de tuer un innocent. »[26]
La question est plus délicate car s’opposent sur la question des opinions autorisées bien tranchées. Thomas convoque, d’une part, le livre de l’Exode[1] et, d’autre part, l’apôtre Paul[2], le Pape Nicolas Ier[3] et l’auteur dont il s’inspire constamment dans les questions qui touchent à la guerre et à la violence, saint Augustin[4]. Il a été établi à la question 40 que la société a un droit de légitime défense vis-à-vis de qui menace gravement le bien commun. Dès lors celui qui est investi d’une autorité publique, soldat, agent préposé au maintien de l’ordre peut « avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public » et sans se laisser « entraîner par une passion personnelle ». En dehors de ce cas, tuer peut être licite si l’intention directe est de protéger sa vie « puisqu’il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence ». La mort de l’agresseur est un effet indirect de l’acte. Encore faut-il que la défense soit proportionnée à l’agression[5] : « Il peut arriver cependant qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin que l’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne convient, ce ne sera pas sans péché ; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune ce sera un cas de légitime défense. Les Droits civil et canonique statuent en effet : « Il est permis d’opposer la violence à la violence, en la mesurant toutefois aux nécessités de la sécurité menacée ». »[6]
Peut-on le considérer comme une manifestation de légitime défense ? A la question de savoir si un simple particulier peut tuer un pécheur[1], Thomas a répondu que c’est l’autorité compétente qui a droit de punir le malfaiteur. Mais il établit aussi le principe qu’à certaines conditions, le particulier peut se défendre et indirectement sans l’avoir voulu, tuer l’agresseur. Le problème se complique évidemment avec le tyran dans la mesure où il a été écrit aussi que « tout pouvoir vient de Dieu »[2].
Nous allons voir que la position de Thomas est très nuancée.
Tout d’abord, il condamne clairement le régime tyrannique : « Le régime tyrannique n’est pas juste parce qu’il n’est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C’est pourquoi le renversement de ce régime n’est pas une sédition ; si ce n’est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du régime tyrannique. C’est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C’est de la tyrannie, puisque c’est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple. »[3]
La question qui nous préoccupe reste entière. Certes renverser un tel régime n’est pas une sédition mais comment renverser ce régime ? Peut-on tuer le tyran ?
C’est dans le De Regno que Thomas avait examiné de plus près ce problème.[4]
Il y est clairement affirmé, comme plus tard dans la Somme théologique, que « le gouvernement d’un tyran est le pire ». En effet, « Plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste » et « l’on s’éloigne davantage encore de ce bien commun dans la tyrannie où le seul bien d’un seul homme est recherché (…) La même évidence se dégage encore très clairement quand on considère les maux qui proviennent de la tyrannie ; comme le tyran recherche son intérêt privé au mépris du bien commun, il s’ensuit qu’il accable de diverses manières ses sujets, selon qu’il est la proie de diverses passions qui le poussent à ambitionner certains biens. » Et, « Ce n’est pas seulement dans les choses corporelles que le tyran accable ses sujets, mais il empêche aussi leurs biens spirituels, parce que ceux qui désirent plus gouverner qu’être utiles, entravent tout progrès chez leurs sujets, interprétant toute excellence chez ceux-ci comme un préjudice à leur domination inique. En effet, ce sont les bons plus que les méchants qui sont suspects aux tyrans, et ceux-ci s’effrayent toujours de la vertu d’autrui. Les tyrans dont nous parlons s’efforcent donc d’empêcher que leurs sujets devenus vertueux, n’acquièrent la magnanimité et ne supportent pas leur domination inique ; ils s’opposent à ce qu’aucun pacte d’amitié ne s’affermisse entre leurs sujets ni qu’ils jouissent des avantages réciproques de la paix, afin qu’ainsi, personne n’ayant confiance en autrui, on ne puisse rien entreprendre contre leur domination. A cause de cela, ils sèment des discordes entre leurs sujets eux-mêmes, ils alimentent celles qui sont nées, et ils prohibent tout ce qui tend à l’union des hommes, comme les mariages et les festins en commun et toutes les autres manifestations de ce genre qui ont coutume d’engendrer l’amitié et la confiance entre les hommes. Ils s’efforcent encore d’empêcher que leurs sujets ne deviennent puissants ou riches, parce que, soupçonnant les sujets d’après la conscience qu’ils ont de leur propre malice, comme eux-mêmes ils usent de la puissance et des richesses pour nuire, de même ils craignent que la puissance et les richesses de leurs sujets ne leur deviennent nuisibles. C’est pourquoi dans le livre de Job (XV, 21), il est dit du tyran : « Des bruits de terreur obsèdent sans cesse ses oreilles ; et même au sein de la paix », c’est-à-dire alors que personne ne cherche à lui faire de mal, « il soupçonne toujours des embûches. » Il découle de ceci que les chefs, qui devraient conduire leurs sujets à la pratique des vertus, jalousant indignement la vertu de leurs sujets et l’entravant dans la mesure de leur pouvoir, on trouve peu d’hommes vertueux sous le règne des tyrans. Car, selon la sentence du Philosophe : « On trouve les hommes de courage auprès de ceux qui honorent tous ceux qui sont les plus courageux », et, comme dit Tullius Cicéron, « elles sont toujours gisantes et ont peu de force les valeurs qui sont réprouvées de chacun ». Il est naturel aussi que des hommes nourris dans la crainte s’avilissent jusqu’à avoir une âme servile et deviennent pusillanimes à l’égard de toute œuvre virile et énergique, on peut le constater d’expérience dans les provinces qui furent longtemps sous la domination de tyrans. C’est pourquoi l’Apôtre dit (Ep. aux Colossiens III, 21) : « Pères, ne provoquez pas vos fils à l’irritation, de peur qu’ils ne deviennent pusillanimes. » C’est en considérant ces méfaits de la tyrannie que le roi Salomon (Prov. XXVIII, 12) dit : « Quand les impies règnent, c’est une ruine pour les hommes », c’est-à-dire qu’à cause de la méchanceté des tyrans, les sujets abandonnent la perfection des vertus. Il dit encore (XXIX, 2) : « Quand les impies se sont emparés du pouvoir, le peuple gémit », comme ayant été emmené en servitude. Et encore (XXVIII, 28) : Quand les impies se sont levés, les hommes se cachent s, afin d’échapper à la cruauté des tyrans. Et ceci n’est pas étonnant, parce que l’homme qui gouverne en rejetant la raison et en obéissant à sa passion ne diffère en rien de la bête, ce qui fait dire à Salomon (Ibid., XXVIII, 15) : « Un lion rugissant, un ours affamé, tel est le prince impie dominant sur un peuple pauvre. » C’est pourquoi les hommes se cachent des tyrans comme des bêtes cruelles, et il semble que ce soit la même chose d’être soumis à un tyran ou d’être la proie d’une bête en furie. »[5]
Ceci dit, comment s’opposer à ce régime malfaisant ? Thomas envisage deux cas.
Tout d’abord, « s’il n’y a pas excès de tyrannie, il est plus utile de tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que d’être impliqué, en s’opposant au tyran, dans des dangers multiples, qui sont plus graves que la tyrannie elle-même. Il peut en effet arriver que ceux qui luttent contre le tyran ne puissent l’emporter sur lui, et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence. Que si quelqu’un peut avoir le dessus contre le tyran, il s’ensuit souvent de très graves dissensions dans le peuple, soit pendant l’insurrection contre le tyran, soit qu’après son renversement, la multitude se sépare en factions à propos de l’organisation du gouvernement.
Il arrive aussi que parfois, tandis que la multitude chasse le tyran avec l’appui d’un certain homme, celui-ci, ayant reçu le pouvoir, s’empare de la tyrannie, et craignant de subir de la part d’un autre ce que lui-même a fait à autrui, il opprime ses sujets sous une servitude plus lourde. Il se produit en effet habituellement dans la tyrannie, que le nouveau tyran est plus insupportable que le précédent, puisqu’il ne supprime pas les anciennes charges, et que, dans la malice de son cœur, il en invente de nouvelles. C’est pourquoi, comme jadis les Syracusains désiraient tous la mort de Denys, une vieille femme priait continuellement pour qu’il reste sain et sauf et qu’il survive. Quand le tyran connut ceci, il lui demanda pourquoi elle agissait ainsi : « Quand j’étais jeune fille, répondit celle-ci, comme nous avions à supporter un dur tyran, je désirais sa mort ; puis, celui-ci tué, un autre lui succéda un peu plus dur ; j’estimais aussi que la fin de sa domination serait d’un grand prix ; nous t’eûmes comme troisième maître beaucoup plus importun. Ainsi, si tu étais supprimé, un tyran pire que toi te succéderait. » »
Même face à l’excès de tyrannie, Thomas recommande la patience car il n’appartient pas à une initiative personnelle de pouvoir tuer le tyran. De plus, la patience est méritoire, sur le plan surnaturel.
« Mais, si cet excès de tyrannie est intolérable, il a paru à certains qu’il appartenait à la vertu d’hommes courageux de tuer le tyran et de s’exposer à des risques de mort pour la libération de la multitude ; il y a même un exemple de ceci dans l’Ancien Testament (Juges III, 15 et suiv.). En effet un certain Aioth tua, en lui enfonçant son poignard dans la cuisse, Eglon, roi de Moab, qui opprimait le peuple de Dieu d’une lourde servitude, et il devient juge du peuple. Mais cela n’est pas conforme à l’enseignement des Apôtres. Saint Pierre, en effet, nous enseigne d’être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles (I Pierre II, 18) : « C’est, en effet, une grâce, si, pour rendre témoignage à Dieu quel qu’un supporte des afflictions qui l’atteignent injustement. » C’est pourquoi, alors que beaucoup d’empereurs romains persécutaient la foi du Christ d’une manière tyrannique, et qu’une grande multitude tant de nobles que d’hommes du peuple se convertissaient à la foi, ceux qui sont loués ne le sont pas pour avoir résisté, mais pour avoir supporté avec patience et courage la mort pour le Christ, comme il apparaît manifestement dans l’exemple de la sainte légion des Thébains. Et l’on doit juger qu’Aioth a tué un ennemi, plutôt qu’un tyran, chef de son peuple. C’est aussi pourquoi on lit dans l’Ancien Testament (IV, Rois XIV, 5-6) que ceux qui tuèrent Joas, roi de Juda, furent tués, quoique Joas se fût détourné du culte de Dieu, et que leurs fils furent épargnés selon le précepte de la loi.
Il serait, en effet, dangereux pour la multitude et pour ceux qui la dirigent, si, présumant d’eux-mêmes, certains se mettaient à tuer les gouvernants, même tyrans. Car, le plus souvent, ce sont les méchants plutôt que les bons qui s’exposent aux risques d’actions de ce genre. Or le commandement des rois n’est habituellement pas moins pesant aux méchants que celui des tyrans, parce que selon la sentence de Salomon (Prov. XX, 26) : « Le roi sage met en fuite les impies. » Une telle initiative privée (praesumptio) menacerait donc plus la multitude du danger de perdre un roi qu’elle ne lui apporterait le remède de supprimer un tyran. »
S’il l’initiative personnelle n’est pas recommandable, l’autorité publique, elle, peut supprimer le tyran.
« Mais il semble que contre la cruauté des tyrans il vaut mieux agir par l’autorité publique que par la propre initiative privée de quelques-uns.
d’abord s’il est du droit d’une multitude de se donner un roi, cette multitude peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir, s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui.[6]
Il faut recourir à une autorité supérieure, s’il y a lieu.
« Mais si le droit de pourvoir d’un roi la multitude revient à quelque supérieur, c’est de lui qu’il faut attendre un remède contre la perversion du tyran. Ainsi Archélaüs, qui avait commencé à régner en Judée à la place d’Hérode son père, imitait la méchanceté de celui-ci. Comme les Juifs avaient porté plainte contre lui auprès de César-Auguste, on diminua d’abord son pouvoir en le privant du titre de roi, et en divisant une moitié de son royaume entre ses deux frères ; ensuite, comme, même ainsi, il ne faisait pas cesser sa tyrannie, il fut relégué en exil par Tibère Auguste à Lyon, cité de Gaule. »
Et pourquoi ne pas recourir à Dieu, qui a pouvoir sur le tyran ?
« Que si l’on ne peut absolument pas trouver de secours humain contre le tyran, il faut recourir au roi de tous, à Dieu, qui dans la tribulation secourt aux moments opportuns. Car il est en sa puissance de convertir à la mansuétude le cœur cruel du tyran, selon la sentence de Salomon (Prov. XXI, 1) : « Le cœur du roi est dans la main de Dieu qui l’inclinera dans le sens qu’il voudra. » C’est Lui, en effet, qui changea en mansuétude la cruauté du roi Assuérus qui se préparait à faire mourir les Juifs. C’est Lui qui a converti le cruel Nabuchodonosor au point d’en faire un héraut de la puissance divine. « Maintenant donc, dit-il, moi Nabuchodonosor, je loue, je magnifie et je glorifie le roi du ciel, parce que ses œuvres sont vraies et parce que ses voies sont justes et qu’il peut humilier ceux qui marchent dans l’orgueil. » (Daniel IV, 34). Quant aux tyrans qu’il juge indignes de conversion, il peut les supprimer ou les réduire à un état très bas, selon cette parole du Sage, dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs orgueilleux et à leur place, il a installé des hommes doux. » C’est Lui, en effet, qui, voyant l’affliction de son peuple en Égypte et entendant sa clameur, jeta à la mer le tyran Pharaon et son armée. C’est Lui qui, non seulement chassa du trône royal ce même Nabuchodonosor mentionné plus haut, auparavant plein d’orgueil, mais encore, l’ôtant de la société des hommes, Il le rendit semblable à une bête. Car son bras ne s’est pas raccourci, au point qu’Il ne puisse libérer son peuple des tyrans.
Il promet en effet à son peuple, par la voix d’Isaïe, qu’Il lui donnera le repos, en le retirant de la peine, de la confusion et de la dure servitude à laquelle il était auparavant soumis. Et il dit, par la voix d’Ezéchiel (XXXIV, 10) : « Je délivrerai mon troupeau de leur gueule », c’est-à-dire de la gueule des pasteurs qui se paissent eux-mêmes. Mais, pour que le peuple mérite d’obtenir ce bienfait de Dieu, il doit se libérer du péché, parce que c’est pour la punition des péchés que les impies, par une permission divine, reçoivent le pouvoir, comme le dit le Seigneur par la bouche d’Osée (XIII, 11) : « Je te donnerai un roi dans ma fureur », et., au livre de Job (XXXIV, 30), il est dit que Dieu « fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple ». Il faut donc ôter le péché, pour que cesse la plaie de la tyrannie. »[7]
Comme on le voit, face à un pouvoir légitime, Thomas, exclut l’action d’un particulier qui ne serait pas investi d’une mission officielle.[8] C’est le peuple ou une autorité supérieure qui peut destituer l’oppresseur. Le destituer. La condamnation à mort relèverait de la punition à infliger aux malfaiteurs. Ce ne serait pas un tyrannicide mais la punition d’un souverain qui aurait gravement abusé de son pouvoir.
La prudence de Thomas est confortée par les exemples que l’histoire sainte ou profane lui fournit. Les risques de l’action entreprise contre le tyran sont tels qu’il faut éviter l’aventure d’autant plus que le pouvoir d’un tyran n’est pas aussi solide qu’on le croit souvent et qu’il ne peut durer.
En effet, il ne peut jouir du meilleur ciment d’un état qui est l’amitié que les sujets portent à leur prince. Dès lors le pouvoir tyrannique reste incertain et précaire[9]. Ne pouvant compter sur l’amitié et la fidélité de son peuple, le tyran règne par la crainte qui est un fondement fragile[10] comme le révèle l’histoire[11]. Enfin, comme il est rare que les tyrans se repentent[12], le châtiment éternel est leur punition[13] : « Leur péché est encore aggravé par la dignité de l’office qu’ils ont assumé. »[14]
Deux distinctions sont à envisager.
Tout d’abord, il faut bien distinguer le péché et le pécheur.
Thomas rappelle que la charité est due aux pécheurs. Il faut les aimer eux mais non pas leur péché[1]comme il faut faire du bien à ses ennemis et les aimer non en tant qu’ennemis mais en tant que participant à une même nature. Ainsi le dévouement de la charité est même dû à un ennemi en grande nécessité.[2]
Il faut ensuite aussi distinguer le pécheur et l’Église.
La question se pose en particulier pour les hérétiques[3]. Si l’on considère les hérétiques en eux-mêmes, « assurément il y a un péché par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est en effet beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être non pas seulement excommuniés mais très justement mis à mort. » L’Église, elle, envisage autrement l’hérésie : « Du côté de l’Église (…), il y a une miséricorde en vue de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais « après un premier et un second avertissement », comme l’enseigne l’Apôtre. Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Église n’espérant plus qu’il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication, et ultérieurement elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort. »[4] Les armes de l’Église sont, en effet, strictement spirituelles : « Les prélats doivent résister, non seulement aux loups qui, spirituellement tuent le troupeau, mais encore aux ravisseurs et aux tyrans qui le maltraitent corporellement. Non pas toutefois en usant personnellement d’armes matérielles, mais d’armes spirituelles selon cette parole de l’Apôtre (2 Co 10, 4) : « Les armes de notre combat ne sont pas charnelles, mais spirituelles. » Entendons par là les avis salutaires, les prières ferventes et, contre les obstinés, les sentences d’excommunication. » [5]
Pour résumer la pensée de Thomas d’Aquin, on peut répondre à la violence par une défense légitime même si elle entraîne la mort de l’adversaire à condition que ces principes soient tous respectés : l’agression doit être injuste ; la riposte doit être décidée par une autorité légitime ; cette riposte doit être proportionnée à l’attaque.
[1]
L’enseignement de Vitoria fut centré sur la Somme théologique de saint Thomas qu’il commenta de 1526 à 1540. Thomas lui fournit les références essentielles quand il prendra position en 1539 sur la question indienne et sur le droit de guerre[2]. Les deux problèmes étant liés. Il n’est donc pas inutile de revenir donc sur l’essentiel de ce que Vitoria a établi dans sa leçon sur les Indiens.
Trois idées importantes sont à retenir.[3]
« L’empereur n’est pas le maître du monde entier. »[4] Ni le droit naturel, ni le droit divin ni le droit humain ne fondent un tel pouvoir et « les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens »[5]
« Le pape n’est pas le maître temporel du monde »[6] et « même si le pape était le maître temporel du monde, il ne pourrait transmettre son pouvoir aux princes »[7] Et donc la bulle In caetera de 1493 par laquelle Alexandre VI[8] concédait à l’Espagne le Nouveau-Monde ne peut s’interpréter que comme un mandat missionnaire mais non un mandat politique.[9] S’il est vrai que « le pape n’a de pouvoir temporel qu’en vue du spirituel », comme « il n’a pas de pouvoir spirituel sur les infidèles », « il n’a donc pas non plus de pouvoir temporel sur eux. »[10] Et « Les Espagnols ne peuvent faire la guerre aux Indiens, même s’ils refusent la foi »[11].
Enfin, Vitoria affirme que tous les hommes, chrétiens ou non, appartiennent à une communauté universelle[12]. Déjà, en 1528, dans sa Leçon sur le pouvoir politique, il écrivait : « …chaque État est une partie du monde entier et chaque province chrétienne, une partie de l’État tout entier. Si donc une guerre est utile à une province ou à un État mais porte préjudice au monde ou à la Chrétienté, je pense qu’elle est injuste par le fait même. »[13] Plus loin, il précise le pouvoir de cette communauté universelle : « Le droit des gens ne tient pas seulement sa valeur d’un pacte ou d’un accord entre les hommes, mais il a aussi valeur de loi. Car le monde entier, qui forme, d’une certaine manière, une seule communauté politique, a le pouvoir de faire des lois justes et bonnes pour tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens. Il en ressort clairement que ceux qui violent le droit des gens, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, commettent un péché mortel, mais à condition que ce soit sur des points assez importants, comme l’immunité des ambassadeurs. Et il n’est permis à aucun État de refuser de se soumettre au droit des gens, car c’est en vertu de l’autorité du monde entier qu’il a été établi. »[14]
qu’entend-il par « droit des gens », droit, nous dit-il, « qui est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel » ? Vitoria emprunte sa définition au juriste romain Gaius[15] qui avait établi que « Ce que la raison naturelle a établi entre tous les hommes [homines] est observé de la même manière par tous les peuples et est appelé droit des gens pour autant que tous les peuples utilisent ce droit ». Vitoria reprend cette définition mais remplace « homines » par « gentes » : « on appelle droit des gens ce que la raison naturelle a établi entre tous les peuples [gentes] ».[16] Dès lors, le droit des gens n’est plus simplement un droit entre les hommes mais un droit entre les nations, autrement dit, un droit international qui est un droit naturel mais peut-être aussi un droit positif.[17]
Toujours est-il que Vitoria, à travers « le droit naturel de société et de communication »[18] affirme l’existence d’une communauté politique mondiale naturelle qui est responsable du bien commun de l’univers. Elle n’est pas le fruit d’un accord entre les États puisqu’elle est de droit naturel : « Tous les hommes et tous les États en font partie de plein droit et tout ce qui est nécessaire au gouvernement de l’univers est de droit naturel. »[19] L’idée d’une communauté mondiale est déjà présente dans la philosophie stoïcienne, chez Cicéron notamment mais elle s’impose à Vitoria à la lumière du livre de la Genèse : « Au commencement du monde, alors que tout était commun, il était permis à chacun d’aller et de voyager dans tous les pays qu’il voulait. Or cela ne semble pas avoir été supprimé par la division des biens. Car les nations n’ont jamais eu l’intention d’empêcher, par cette division, les rapports des hommes entre eux ; et, au temps de Noé, cela aurait certainement été inhumain. »[20]
Ces principes fondamentaux rappelés, nous pouvons examiner de plus près la question de la guerre.
Il était logique qu’après avoir abordé la question des Indiens, Vitoria en vienne à la question du droit de guerre puisque la conquête du Nouveau monde pouvait se justifier par ce droit. Déjà dans la Leçon sur les Indiens, Vitoria s’était posé la question de savoir si les Espagnols avaient quelque titre légitime pour « dominer les barbares ». Parmi les titres évoqués, il citait notamment : « la tyrannie des chefs barbares eux-mêmes ou les lois tyranniques qui oppriment injustement des innocents, en permettant, par exemple, de sacrifier des hommes innocents ou même de mettre à mort des hommes non coupables pour les manger. J’affirme que, même sans autorisation du pape, les Espagnols peuvent empêcher les barbares de pratiquer toute coutume ou cérémonie injuste, car ils peuvent défendre les innocents d’une mort injuste. »[21] On trouve ici l’affirmation d’un « droit d’intervention pour raison d’humanité ». « En effet, « Dieu a donné à chacun des commandements à l’égard de son prochain » [Si 17, 14]. Or tous ces barbares sont notre prochain. N’importe qui peut donc les défendre contre une telle tyrannie et une telle oppression, et cela revient principalement aux princes.
En outre, l’Écriture dit : « Délivre ceux qu’on envoie à la mort et sauve ceux qu’on traîne au supplice » (Pr 24, 11). On ne doit pas seulement entendre cela du cas où des innocents sont effectivement conduits à la mort, mais on peut aussi obliger les barbares à abandonner de telles coutumes. S’ils ne le veulent pas, on peut, pour cette raison, leur faire la guerre et exercer contre eux les droits de la guerre. Si on ne peut supprimer autrement ces coutumes abominables, on peut changer les chefs et établir un nouveau gouvernement. L’opinion d’Innocent IV et de saint Antonin, selon laquelle on peut punir les barbares à cause de leurs péchés contre nature, est vraie dans ce cas.[22]
Que tous les barbares acceptent de telles lois et de tels sacrifices et qu’ils ne désirent pas que les Espagnols les en délivrent, cela n’est pas un obstacle. Car, dans ce domaine, ils ne sont pas libres au point de pouvoir se livrer à la mort, eux ou leurs enfants. »[23]
Vitoria établit aussi un « Droit d’assistance aux alliés » : « En effet, les barbares eux-mêmes font parfois des guerres légitimes entre eux et la partie qui a subi une injustice a le droit de faire la guerre ; elle peut donc appeler les Espagnols à son secours et partager avec eux les fruits de la victoire. »[24]
Dans la Leçon sur le droit de guerre, et malgré ce titre[25], l’objectif de Vitoria, fidèle à saint Thomas[26], est de sauver la paix à tout prix : « Lorsqu’un prince a le pouvoir de faire la guerre, il doit tout d’abord non pas chercher des occasions et des causes de guerre, mais vivre en paix avec tous les hommes si possible, comme l’ordonne saint Paul (Rm 12, 18)[27]. Il doit se rappeler que les autres hommes sont notre prochain que nous devons aimer comme nous-mêmes et que nous avons tous un seul et même Seigneur au tribunal duquel nous devons rendre compte. Chercher des raisons - et se réjouir lorsqu’on en trouve - pour tuer et anéantir des hommes que Dieu a créés et pour lesquels le Christ est mort, c’est bien la dernière abomination. Mais c’est par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre. »[28]
Quelle est cette contrainte qui, en dernière extrémité, fait de la guerre un devoir ? C’est l’injustice : toute guerre juste est une guerre qui punit une injustice[29].
Ainsi, « on ne peut avoir de doute en ce qui concerne la guerre défensive, car il est permis de repousser la force par la force »[30], plus exactement de repousser une injustice[31].
Et la guerre offensive doit viser « à punir l’injustice reçue » et détourner les ennemis de l’injustice par la crainte du châtiment.[32] En effet, « le but de la guerre est la paix et la sécurité de l’État »[33] et même, ajoute Vitoria, du monde, car il faut rechercher « le bien de l’univers tout entier »[34]. « Lorsqu’il est évident que l’on fait la guerre pour de justes raisons, il faut la faire non pour la perte de la nation contre laquelle on doit combattre, mais pour la poursuite de son droit, la défense de la patrie et de son État et pour obtenir qu’un jour la ; paix et la sécurité soient le résultat de cette guerre. »[35] La guerre juste a donc quatre buts : « on fait la guerre premièrement pour se défendre, soi et ses biens, deuxièmement pour recouvrer les choses enlevées, troisièmement pour punir l’injustice subie, quatrièmement pour assurer la paix et la sécurité »[36].
Dans sa présentation du jus ad bellum et du jus in bello, Vitoria reprend les trois conditions de la guerre juste telles qu’elles ont été édictées par saint Thomas : autorité légitime, juste cause et intention droite.
En cas de guerre défensive, « n’importe qui, même une personne privée (…), n’importe qui peut, sans autorisation de personne, faire une telle guerre pour défendre non seulement sa personne mais aussi ses biens matériels ».[1]
Un État, lui, « a autorité non seulement pour se défendre, mais aussi pour se venger, lui et les siens, et punir les injustices ». [2]
qu’est-ce qu’une juste cause ?
Ce ne peut être ni la différence de religion[3], ni l’agrandissement de l’Empire, ni la gloire ou tout autre intérêt du prince[4] : « seule une injustice peut constituer une cause de guerre ».[5] Et encore, pas n’importe quelle injustice : « En effet, il n’est pas permis pour n’importe quelle faute d’infliger aux citoyens et aux indigènes eux-mêmes des peines cruelles, comme la mort, l’exil ou la confiscation des biens. Puisque tout ce qui arrive dans une guerre - meurtres, incendies, dévastations - est atroce et cruel, il n’est donc pas permis, en cas d’injustices légères, d’en poursuivre les auteurs par la guerre, car les châtiments doivent être proportionnés à la gravité du délit (Dt 25, 2[6]). »[7]
Dans le jus in bello donc, l’intention droite implique tout d’abord qu’ « il est permis de faire tout ce qui est nécessaire pour défendre le bien public [1], (…) de recouvrer tous les biens perdus ou leur équivalent »[2] et « de payer sur les biens de l’ennemi les dépenses de la guerre et tous les dommages injustement causés par l’ennemi. »[3] De plus, le prince « peut, par exemple, détruire une citadelle ennemie et même construire des fortifications sur le territoire des ennemis, si c’est nécessaire pour écarter tout danger de leur part. »[4] Enfin, « après la victoire et le recouvrement des biens, on peut exiger des ennemis des otages, des navires, des armes et les autres choses qui sont honnêtement et loyalement nécessaires pour maintenir les ennemis dans le devoir et écarter tout danger de leur part »[5] Et « il est permis de punir l’injustice commise par les ennemis, de sévir contre eux et de les châtier pour leur injustice. »[6]
Tout ce qui est permis doit être accompli avec modération : « Après la victoire, lorsque la guerre est terminée, c’est avec une mesure et une modération toutes chrétiennes qu’il faut profiter de sa victoire. Le vainqueur doit considérer qu’il est juge entre deux États : l’un est lésé, l’autre a commis une injustice. Ce n’est donc pas en qualité d’accusateur mais de juge qu’il portera une sentence qui puisse cependant donner satisfaction à l’État lésé. Mais, après avoir puni les coupables d’une manière convenable, que l’on réduise, autant que possible, au minimum le désastre et le malheur de l’État coupable, d’autant plus que, généralement, chez les chrétiens, toute la faute revient aux princes. Car c’est de bonne foi que les sujets combattent pour leurs princes et il est tout à fait injuste que, selon le mot du poète : « Les Achéens soient punis pour toutes les folies de leurs rois »[7]. »[8]
Comment le vainqueur peut-il se considérer comme juge entre les deux États ? Nous dirions qu’il est juge et partie ! Vitoria s’appuie sur l’exemple de ce qu’un État peut faire contre les « ennemis de l’intérieur » c’est-à-dire les « mauvais citoyens » : celui qui « a commis une injustice envers un citoyen, non seulement le magistrat oblige l’auteur de l’injustice à faire réparation à la victime, mais encore, s’il inspire quelque crainte à celle-ci, on l’oblige à fournir une garantie ou à quitter la cité, de manière à écarter tout danger de sa part. »[9] Entre deux États, qui peut-être juge ? A cet endroit, Vitoria qui a déjà montrer son attention au bien commun universel, exprime un regret : « S’il y avait un juge légitime agréé par les deux parties belligérantes, il devrait condamner les agresseurs injustes et les auteurs d’injustice non seulement à restituer les choses prises mais encore à supporter les dépenses de la guerre et à réparer tous les dommages. »[10] Ce juge institué par la communauté politique mondiale n’existe pas à l’époque de Vitoria. C’est donc le prince de la juste cause qui remplira cet office au nom du droit naturel qui investit les princes d’une autorité politique mondiale.[11]
Vitoria, nous venons de le voir, ne se contente pas de répéter ce que ses prédécesseurs ont écrit, il ajoute déjà, dans sa présentation générale des trois conditions, des éléments intéressants. Mais il va plus loin encore. Dans les deuxième et troisième parties de son ouvrage, il va répondre avec force détails à des questions supplémentaires que l’on peut se poser à propos de la justice de la guerre et de la conduite de la guerre.
En ce qui concerne la justice de la guerre, « est-il suffisant, pour que la guerre soit juste, que le prince croie défendre une juste cause ? » Non, répond Vitoria, « ce n’est pas toujours suffisant » : le prince peut commettre une « erreur vincible » dont il sera responsable. « Pour que la guerre soit juste, il faut examiner avec beaucoup de soin la légitimité et les causes de la guerre et entendre aussi les raisons des adversaires, s’ils veulent discuter d’une manière équitable et honnête. » Vitoria invite donc à la négociation et aussi à la consultation « des hommes honnêtes et sages, capables de parler librement, sans colère, ni haine, ni cupidité. »[12] Finalement, c’est la communauté politique qui va se prononcer par ses représentants : « Les notables, les vassaux et, d’une manière générale, ceux qui sont admis ou appelés au conseil de l’État ou du prince ou même ceux qui y viennent spontanément sont tenus d’examiner si la cause de la guerre est juste. »[13] Vitoria conclut : « On ne doit donc pas entreprendre la guerre sur le seul avis du roi, ni même de quelques-uns, mais sur l’avis de nombreux citoyens sages et honnêtes »[14]
Si le prince doit examiner soigneusement, de la manière dite, la cause de la guerre, ses sujets sont-ils tenus à la même prudence ? Dans sa réponse, Vitoria pose le principe de l’objection de conscience : « Si l’injustice de la guerre est évidente pour un sujet, il ne lui est pas permis de combattre, même sur l’ordre du prince ». Qui plus est, « si les sujets ont conscience que la guerre est injuste, il ne leur est pas permis d’y participer, qu’ils se trompent ou non, « car tout ce qui ne procède pas de la bonne foi est péché » (Rm 14, 23). »[15]
Vitoria justifie ces précautions en rappelant que si l’on entreprend une guerre injuste, ce sont des innocents que l’on va tuer et à qui on va infliger de grandes calamités.[16]
Vitoria poursuit sa réflexion en envisageant le cas ou la justice de la guerre est douteuse, celui de la guerre juste des deux côtés, et les devoirs de restitution en cas de guerre injuste.[17]
En ce qui concerne la conduite de la guerre, Vitoria aborde des questions très précises sur la légitimité du meurtre, de la spoliation, de la captivité, de la mise à mort des coupables et des prisonniers, sur le sort des biens enlevés pendant la guerre, l’imposition d’un tribut et la déposition des princes. Questions qui reflètent les habitudes guerrières de l’époque, choquantes aujourd’hui, mais auxquelles Vitoria impose des limites en confrontant des textes apparemment contradictoires de l’Ancien Testament et en se référant aux meilleures traditions païennes et au droit des gens tel qu’établi à l’époque : on ne peut tuer les innocents sauf par accident s’il n’est pas possible de les éviter en frappant les coupables ; même les innocents qui peuvent représenter un danger pour l’avenir doivent être épargnés ; il n’est pas permis de spolier des innocents sauf si leurs biens servent à la guerre ou renforcent l’ennemi ou s’ils sont le seul moyen de dédommager les innocents spoliés par les ennemis ; pour mettre un terme à la guerre, on peut emmener en captivité, par nécessité, des innocents pour obtenir une rançon mais non pour les réduire en esclavage sauf s’il s’agit de païens[18] ; on ne peut mettre à mort des otages innocents.
Pour ce qui est des coupables, la réponse est plus nuancée : dans le feu de l’action, « il est permis de tuer indistinctement tous ceux qui combattent et, d’une manière générale, il en est de même tant qu’il y a un danger. »[19]Après la victoire, comme on peut punir ses propres citoyens qui ont mal agi, on peut mettre à mort les ennemis coupables d’injustice surtout si la sécurité n’est pas assurée pour l’avenir mais « il n’est pas toujours permis de mettre à mort tous les coupables » : « il faut tenir compte de l’injustice commise par l’ennemi, du dommage causé et des autres fautes, et c’est à la lumière de cet examen qu’il faut punir et châtier en évitant toute cruauté et toute dureté ».[20] Mais si l’on ne peut obtenir la sécurité qu’en détruisant tous les ennemis parce qu’ « on ne pourra jamais espérer la paix à aucune condition », il est permis de le faire à condition qu’ils soient coupables.[21] Encore faut-il se rappeler que les soldats qui participent à une guerre injuste et qui s’en sont remis à l’avis du prince ou de l’État « sont en majorité innocents d’un côté comme de l’autre. C’est pourquoi, lorsqu’ils ont été vaincus et qu’ils ne sont plus dangereux, je pense non seulement qu’on ne peut les tuer tous, amis qu’on ne peut même pas en tuer un seul, si on présume que c’est de bonne foi qu’ils ont participé au combat. »[22]. Selon le droit des gens, on ne met pas « à mort les prisonniers après la victoire et lorsque tout danger est écarté, à moins que, par hasard, ils ne s’enfuient. » Sous condition d’avoir la vie sauve, les ennemis qui se rendent ne doivent pas être mis à mort mais s’ils se rendent sans conditions, le prince ou le juge peut mettre à mort les plus coupables.[23] Entre chrétiens, la mise à mort de tous les ennemis coupables n’est pas permise : « il faut […] que le châtiment soit à la mesure de la faute et que la punition ne la dépasse pas »[24].
Enfin, que deviennent les biens enlevés pendant une juste guerre ? d’une manière générale, ils restent la propriété de ceux qui s’en sont emparés « jusqu’à concurrence des choses injustement prises et aussi des dépenses de la guerre. »[25]. Toutefois, il faut distinguer les biens meubles et les biens immeubles.
Les biens meubles (richesses, vêtements, or, argent, etc.) sont gardés « même s’ils dépassent ce qui est exigé pour compenser les dommages »[26]. Le pillage ou l’incendie d’une ville -« surtout une ville chrétienne »- peuvent être autorisés uniquement par le prince ou le chef « si c’est nécessaire à la conduite de la guerre, pour effrayer les ennemis ou pour exciter l’ardeur des soldats ». Mais il faut qu’il y ait nécessité et raison grave. Il vaudrait mieux que les chefs les chefs les interdisent et les empêchent « autant qu’ils le peuvent » car « de telles permissions entraînent, de la part des soldats barbares, toutes sortes de brutalités et de cruautés absolument inhumaines », des « abominations » et des « atrocités ».[27]
Les biens immeubles (champs, places fortes, citadelles, etc.), on peut les prendre et les garder, « pour autant que c’est nécessaire à la compensation des dommages causés », « pour assurer la sécurité et pour éviter tout danger de la part des ennemis », ou « en raison de l’injustice commise et à titre pénal »[28]. Toutefois, « il faut agir avec modération » : « On ne doit garder que ce que la justice demande pour compenser les dommages et les dépenses de la guerre et pour punir l’injustice, en restant équitable et humain, car la peine doit être proportionnée à la faute. »[29]
Toujours comme compensation ou punition, on peut imposer un tribut à l’ennemi[30]. Quant à la déposition des princes, l’injustice n’est pas toujours une raison suffisante pour y procéder car on risque de violer les droits humain, naturel et divin. On peut parfois y recourir si des raisons légitimes et suffisantes se présentent : « soit le nombre et la cruauté des dommages et des injustices, soit surtout le fait le fait qu’on ne puisse obtenir autrement la paix et la sécurité de la part des ennemis, qui, sans cela, feraient courir un grave danger à l’État. »[31]
Dans tous ces cas, il ne faut pas oublier que sont excusés sujets et princes qui ont combattu de bonne foi et que les biens matériels pris ne peuvent être que de justes compensations[32].
[1]
Outre la reprise de l’essentiel de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas, on retiendra l’insistance du dominicain espagnol sur la nécessité d’assurer la paix. Ce n’est que « par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre » [2] Et le but de cette guerre ne peut être que la paix et la sécurité.[3]
Vitoria a compris que la guerre relevait de ce que nous appelons le droit international. Il s’est rendu compte que tout préjudice vis-à-vis d’un État portait préjudice aussi à la communauté internationale qui a droit de punir ce débordement par l’intermédiaire des princes. Restait, bien sûr, à organiser cette communauté universelle et à la doter d’une vraie autorité sur le monde entier. C’était la tâche des siècles à venir.
En tout cas, il insiste pour qu’on ne laisse pas la déclaration de guerre à la seule responsabilité du chef de l’État. Au contraire, il faut prendre l’avis de nombreux citoyens et se donner la peine de négocier, d’écouter l’adversaire.
Autre point remarquable dans la pensée de Vitoria : l’affirmation d’un droit à l’objection de conscience sauf dans le cas d’une conscience douteuse qui nous oblige à obéir, à nous en remettre à l’autorité. Mais ajoute-t-il, « si, en fait, la guerre a été déclarée pour une raison objectivement douteuse ou si les maux qu’elle entraîne sont supérieurs aux dommages causés ou aux avantages procurés, alors l’injustice de la guerre n’est plus douteuse mais certaine et, dans ce cas, l’objection de conscience n’est pas seulement permise mais obligatoire. »[4]
Les développements des théologiens interpellent la conscience chrétienne et doivent lui permettre, en principe, de porter un jugement moral sur l’action à entreprendre ou à éviter. Pour le P. Joblin, « la théorie de la guerre juste fut à l’origine une pédagogie pour libérer la conscience des conditionnements dans lesquels elle se trouve : passion, désir de vengeance, mise à profit d’une situation de domination, etc., et pour aider à choisir ce que l’Église tient pour une attitude juste ; elle est une grille de lecture offerte au croyant pour décider si le recours à la violence est tolérable et donc justifiable à tel moment ».
Par ailleurs, cette théorie, continue le P. Joblin, « place le croyant en présence de Dieu mais leur face à face n’est pas solitaire. L’Église y intervient ; le jugement que forme le politique ou le chef de guerre n’est pas une appréciation subjective des circonstances ; celle-ci doit tenir compte des règles objectives de moralité dont l’Église est l’interprète ; ainsi celles-ci ne peuvent être détournées de leur sens et mises au service d’intérêts temporels ».
Idéalement cette analyse est juste mais s’est-elle toujours vérifiée dans les faits ?
Certes, je crois, que l’intention des théologiens était bien telle que la décrit le P. Joblin mais leur vision a-t-elle toujours été celle de l’Église hiérarchique, concrète, dans les soubresauts de l’histoire ? Il est plus conforme à la réalité de corriger quelque peu l’analyse et d’écrire que cette « grille de lecture » que fut la théorie de la guerre juste devait aider, dans l’esprit de ses concepteurs, à choisir ce que l’Église aurait dû tenir pour une attitude juste en fonction des règles de moralité dont elle aurait dû être l’interprète.
Nous allons voir, dans le chapitre suivant que l’Église et la papauté ont parfois -trop souvent- oublié la sagesse théologique et cédé à des tentations mondaines avant, à l’époque contemporaine surtout, de redécouvrir la voie ouverte par saint Augustin et d’oser aller au-delà des leçons de prudence et de modération pour répondre de mieux en mieux à l’exigence des Béatitudes.
… Auteur de la paix,
que dans les épreuves de ce monde,
nous t’ayons toujours pour gardien et protecteur.
Comme nous l’avons vu, à partir de Constantin et pratiquement jusqu’à l’époque contemporaine, l’Église qui, ici et là, profite de l’existence d’un pouvoir civil officiellement chrétien, a naturellement tendance à soutenir la politique du prince et cherche souvent à justifier ses guerres.[1] Sans distinction claire des pouvoirs temporels et spirituels, une théologie de la paix aura bien du mal à influer sur la conduite des hommes. Toutefois, alors qu’avant Constantin, toute l’Église était invitée à vivre selon l’idéal de paix, désormais, prêtres et moines devront, en principe, continuer à témoigner du royaume de paix. Quant aux laïcs, s’ils sont invités, sur le plan privé, à suivre les préceptes évangéliques, dans la vie publique, ils agiront selon la théorie de la guerre juste. d’autant mieux que le bras séculier sera au service de l’Église.[2]
Parallèlement à ce service, le Prince s’efforcera d’éliminer les guerres privées. Il y parviendra petit à petit et aujourd’hui, en tout cas, il est clair et admis que seul l’État est détenteur de la violence légitime.
Mais n’anticipons pas.
Du IVe siècle au XIXe siècle, de l’époque de Constantin jusqu’à l’aube du pontificat de Léon XIII, la paix entendue comme tranquillité de l’ordre naît d’une collaboration directe des pouvoirs temporels et spirituels : le prince reconnu, consacré par l’Église maintient l’ordre et soutient et défend l’Église.
Eusèbe de Césarée prête ce langage à l’empereur[3] : « Dieu qui a la bonté de seconder tous mes desseins, et de conserver tous les hommes, m’est témoin que j’ai été porté par deux motifs à entreprendre ce que j’ai été heureux d’exécuter. Je me suis d’abord proposé de réunir les esprits de tous les peuples dans une même créance au sujet de la divinité, et ensuite j’ai souhaité de délivrer l’univers du joug de la servitude sous laquelle il gémissait. J’ai cherché dans mon esprit des moyens aisés pour venir à bout du premier dessein, sans faire beaucoup d’éclat, et je me suis résolu de prendre les armes pour exécuter le second. Je me persuadais que si j’étais assez heureux, pour porter les hommes à adorer tous le même Dieu, ce changement de Religion en produirait un autre dans le Gouvernement de l’Empire. »[4] 15 siècles plus tard, le 9 novembre 1846, Pie IX écrit : « Nous aimons à nous fortifier dans l’espoir que nos très chers fils en Jésus-Christ, les princes, guidés par leurs principes de religion et de piété, ayant toujours présente à la mémoire cette vérité : « Que l’autorité suprême ne leur a pas été donnée seulement pour le gouvernement des affaires du monde, mais que le pouvoir placé entre leurs mains doit servir principalement aussi à la défense de l’Église » (S. Léon, Epist. 156 ad Leonem Augustum), et Nous-mêmes n’oubliant pas qu’en donnant tous nos soins à la cause de l’Église, Nous devons travailler efficacement au bonheur de leur règne, à leur propre conservation, et de manière à procurer à ces princes « un pacifique exercice de leurs droits sur les provinces de leur empire » (S. Léon, Epist. 43 ad Theodosium) ; Nous pouvons Nous fier, disons-Nous, à l’espoir que tous les princes sauront favoriser par l’appui de l’autorité et le secours de leur puissance, des vœux, des desseins et des dispositions ardentes au bien de tous et que nous avons en commun avec eux. qu’ils défendent donc et protègent la liberté et l’entière plénitude de vie de cette Église catholique, afin que Jésus-Christ de sa main puissante, soutienne aussi leur empire » (Ibid.) »[5]
La mission de l’empereur ou du prince est de garantir la paix et de soutenir l’Église qui, par l’unité de la foi, fondra cette paix.
La paix dont il est question ici n’est pas une paix d’origine chrétienne. Il s’agit d’une conception politique très romaine que l’Église assume, l’idée que seul l’Empire peut garantir la paix universelle. Les stoïciens grecs ou latins[6] ont légué à l’empereur cette conception d’une humanité pacifiée unie par la raison et la culture et maintenue en l’état par le glaive. Cette humanité devient avec l’Église la communauté des croyants, la chrétienté. L’empereur est le gardien armé de la chrétienté[7], protecteur de l’Église, « évêque du dehors »[8]
Après l’empereur de Rome, l’empereur byzantin[9], l’empereur carolingien[10], l’empereur romain germanique[11] vont jouer ce rôle, défendre les intérêts de l’Église et lutter contre ses ennemis.
Toutefois, vu la fragilité de ces empires qui se présentent comme les héritiers de l’empire romain, vu que souvent l’empereur va entrer en conflit avec le pape[12], vu l’instabilité de la société féodale, l’Église va tenter de s’attacher la classe militaire, la noblesse armée, c’est-à-dire la chevalerie. Ainsi, le pape Nicolas II[13], en 1059, reçoit comme un seigneur le reçoit de son vassal, le serment de fidélité de deux princes normands[14] pour résister à l’empereur.
Les livres d’histoire mettent en exergue les efforts de l’Église pour mettre un peu de civilité dans une société violente livrée à des guerres privées. On se souvient ainsi de la Trêve de Dieu et de la Paix de Dieu.
Le but de la Trêve de Dieu codifiée en plusieurs endroits au XIe siècle, était d’interdire la guerre à certaines périodes particulièrement sanctifiées : durant l’avent et le carême, du samedi au lundi et même du mercredi au lundi, sous peine d’excommunication. Cette législation eut, en réalité, peu d’effet[1].
La Paix de Dieu[2], établie aussi au XIe siècle, devait protéger les non-belligérants, les « inermes » (clercs, laboureurs, marchands, pèlerins) et des biens comme les églises, les moulins, les animaux de labour, etc.. Mais non seulement, cette mesure fut aussi peu efficace que la précédente mais elle généra une contradiction. Ainsi, en 1038, au concile de Bourges, « l’archevêque Aimon établit que dans tout son diocèse, tout fidèle était tenu, dès l’âge de quinze ans, de jurer la paix de Dieu. Mieux encore : il devait s’engager dans une troupe armée qui devait contraindre à la paix, par la force des armes, ceux qui la rompaient. Les prêtres devaient appeler aux armes les fidèles de leurs paroisses et se mettre à leur tête avec la bannière de l’Église. Mais par ces moyens militaires, on ne pouvait rien contre les chevaliers exercés à la guerre et les troupes de l’évêque Aimon en firent bientôt l’expérience. Sept cents prêtres, dit-on, trouvèrent ainsi la mort. » [3]
En 1054, le concile de Narbonne établira que « celui qui tue un chrétien verse à coup sûr le sang du Christ »[4]. Cette mesure avait pour but d’empêcher les chrétiens de se battre entre eux. En vain.
L’Église tenta aussi d’interdire certaines armes comme l’arbalète[5] et d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Anath%C3%A8me[anathème].]. Cette interdiction, par ailleurs valable uniquement pour les combats entre chrétiens, restera médiocrement observée par les princes d’ Occident, malgré les efforts des papes.
Par ailleurs, le pardon chrétien dans un contexte guerrier paraît excentrique. Dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais[6], Bède le Vénérable[7]/http://fr.wikipedia.org/wiki/673[673 - 735. Il fut proclamé docteur de l’Église par Léon XIII.] raconte que Sigeberht II[8], surnommé « le Bon » (Bonus) ou « le Béni » (Sanctus), roi d’Essex, était pieux et enclin au pardon chrétien. Selon Bède, cette attitude n’aurait pas plu à deux de ses parents qui lui auraient reproché d’être « trop prompt à pardonner à ses ennemis ».
d’une manière générale, l’homme du moyen-âge tire si facilement l’épée « qu’il a aligné l’Ancien Testament sur son propre modèle ». Ce serait un contresens de prétendre qu’il « s’est aligné sur le modèle de l’Ancien Testament. » La violence fut première et les causes de la guerre, y compris la croisade, à rechercher ailleurs que dans la Bible, comme nous le verrons plus loin. En fait, le M-A utilise l’Ancien Testament pour justifier ses guerres en orientant l’interprétation[9].
Voyons tout d’abord pourquoi on ne peut parler de guerre sainte dans un
contexte chrétien.[10]
et sa « mission divine ». Deux des principaux outils de propagande de ce
régime appelé shōwa furent le Mouvement National de Mobilisation
Spirituelle et la Ligue des Parlementaires adhérant aux Objectifs de
la Guerre Sainte.
En 2010, le président Kadhafi de Libye appelle à la guerre sainte contre
la Suisse à cause de l’interdiction des minarets dans ce pays. (Le
Figaro 26-2-2010)
La même année, le ministre de la défense nord-coréen déclare (le 23
décembre) : « Nos forces armées révolutionnaires sont fin prêtes à
lancer une guerre sainte fondée sur la dissuasion nucléaire quand nous
le jugerons nécessaire. » (Courrier international 24-12-2010).
En 2011, les députés européens d’« Europe écologie », José Bové et Eva
Joly sont présentés comme menant une guerre sainte (Le Point
9-2-2011)
On se rappelle aussi qu’à cette époque, le mouvement islamiste Al-Qaïda
appelait à la guerre sainte en Égypte contre le pouvoir cor rompu.
Plus anecdotique, on nous apprend, en 2010, qu’entre deux groupes rivaux
de rappeurs (NTM et IAM), en France, c’est « la guerre sainte du
rap » (www.suite101.fr)
L’expression « guerre sainte » est, dans le langage courant, synonyme de
croisade, de guerre juste, de lutte armée entre partisans de religions
différentes, de guerre menée au nom de la religion ou plus simplement de
lutte tenace, plus ou moins pacifique entre partisans de visions de
l’économie, de la société ou de l’art différents.
] Ensuite nous verrons ce
qu’il en est de la croisade.
L’expression « guerre sainte » est difficile à définir car elle est employée, comme nous l’avons vu, pour désigner des réalités fort différentes. Dans le Dictionnaire de la violence[11], il n’est guère question que de guerre religieuse à laquelle tout un article est consacré. L’expression « guerre sainte » est associée dans d’autres articles au djihad et, en ce qui concerne la Bible, dans l’article Religion, sociologie de la violence religieuse, l’auteur[12] nous offre, à propos de l’Ancien Testament, une mise au point très éclairante et qui corrobore nos analyses précédentes (cf. vol.8) : « Les récits bibliques dans lesquels Yahweh se manifeste comme « homme de guerre » (Gn 15, 3) atteste de la fidélité divine à l’Alliance dont il est lui-même l’auteur et renvoient ultimement à la guerre eschatologique par laquelle le mal sera expulsé du monde. Mais ces guerres saintes bibliques ne renvoient pas à des guerres qui auraient effectivement eu lieu, sous la forme que leur donne le récit. Le livre de Josué, qui fait le récit d’une violence extrême exercée contre la descendance de Cham, maudite par Noé (Gn 9, 25-26), n’est pas un livre d’histoire : écrit, selon les historiens, longtemps après la conquête de la terre de Canaan et l »’assimilation progressive de la population cananéenne, il entre dans la geste de la promesse de la terre et de l’accomplissement eschatologique. Non que l’histoire concrète ait été dépourvue de violences. Mais les Écritures en offrent avant tout une scénographie symbolique dans laquelle se dit la puissance d’un Dieu, dont est soulignée en même temps la détestation pour la violence des hommes entre eux (Ps 11, 5). La logique de l’Alliance (acceptée ou refusée par le peuple) conduit Yahweh à laisser cependant le cours de cette violence transgressive s’accomplir dans le temps de l’histoire, même s’il est conduit à en contrer, en diverses occasions, les excès destructeurs, annonçant ainsi qu’il est, ultimement, celui qui met fin au cycle de la violence générée par la faute des hommes. » L’auteur ajoute enfin et rappelle qu’ « à cette violence ne s’oppose radicalement que l’abandon parfait du Serviteur de Dieu, enseveli avec les méchants, alors qu’il n’a pas commis de violence, ni de tromperie (Is 53, 9). »
En tout cas, l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans
Bible[13]. On parle de « sanctifier une guerre » de manière ironique
dans Jl 4, 9[14] où le prophète évoque cette habitude
qu’ont les peuples de la terre de sanctifier la
guerre.[15] [« consacre » dans la TOB] contre toi des destructeurs,
chacun avec ses armes »). La TOB emploie l’expression « guerre
sainte » (Jr 6, 4) mais cette traduction est sujette à caution comme
vu plus haut.
Le VTB remarque qu’« il faut (…) distinguer entre la sainteté
véritable qui est propre à Dieu et le caractère sacré qui arrache au
profane certaines personnes et certains objets, les situant dans un état
intermédiaire, qui voile et manifeste à la fois la sainteté de Dieu ».
Dès lors, une guerre ne peut être ni sainte ni sacrée, si ce n’est pas
abus de langage.
] L’histoire d’Israël, c’est
l’histoire de la sortie progressive de ce monde qui sacralise tout y
compris la violence. Une sortie qui prendra des siècles. S’il y a tant
de violence dans l’Ancien testament, c’est précisément parce qu’il veut
démasquer cette violence qui va apparaître comme le péché central de
l’homme. Si au début, Israël demande à Dieu de le venger quand il ne
peut y arriver lui-même, il en arrive à confier le soin de toute
vengeance à Dieu avant de se rendre compte que Dieu n’a pas besoin de
violence pour établir son règne.[16] Le monde à venir étant
d’ailleurs un monde sans violence. Dieu « est et reste un Dieu de la
violence et de l’anéantissement de tout mal » tout en étant un Dieu de
paix qui exige la renonciation à la
violence[17].
J. Comblin confirme en parlant du « mythe de la guerre sainte »[18]. Il remarque comme Norbert Lohfink que l’expression n’existe pas dans la Bible. Nous l’employons, faute de mieux, pour désigner la guerre menée par Yahvé et toutes les guerres contées dans l’Ancien Testament ne sont pas des guerres de Yahvé mais des guerres que le peuple mène à la manière antique c’est-à-dire en les sacralisant. Dieu n’a pas de passion guerrière à l’instar d’innombrables dieux dans d’autres traditions. Même s’il est dit que « Yahvé est un guerrier »[19], « c’est uniquement par référence à la libération du peuple hébreu ».[20] La guerre de Yahvé n’est pas la guerre profane sacralisée comme il est de coutume à l’époque. Yahvé combat pour réaliser son dessein contre ceux qui opposent qui apparaissent comme des pécheurs et non des peuples rivaux du sien[21]. De plus, Yahvé ne guerroie pas mais sa présence suffit à disperser les ennemis. Yahvé anticipe le jugement dernier qui interviendra à la fin de l’histoire. Personne ne peut prendre l’initiative de ce jugement. Dès lors, au sens strict, il n’y a pas de guerre sainte dans la Bible.[22]
Qui plus est, les prophètes condamnent les guerres que mènent les rois qui ne se confient pas à Dieu[23] et Dieu lui-même mène la guerre contre son peuple infidèle. L’Alliance rompue, Dieu ne combat plus avec son peuple livré aux conflits de l’époque.[24]
De son côté, Christophe Batsch[25], tente, discutablement, de montrer[26] qu’une guerre sainte devrait manifester à la fois un « prosélytisme guerrier » et susciter un « enthousiasme belliqueux particulier ». Deux conditions qui ne lui paraissent pas remplies, en tout cas, dans le judaïsme du deuxième Temple, c’est-à-dire le judaïsme de l’époque perse, hellénistique et romaine. Il conclut : « …la guerre juive se définit d’abord par opposition à ce qu’elle n’est pas. La guerre n’est pas un des moyens de puissance (…) Cela n’interdit pas que des armées juives recherchent un avantage stratégique, ou puissent intervenir aux côtés de leurs alliés, voire au titre de mercenaires. Mais, même placées dans ces circonstances, les combats que mènent ces armées s’inscrivent dans le cadre du lien particulier entre YHWH et son peuple. (…)
La guerre n’est pas non plus, « en dernier ressort », économique. Ceci n’exclut pas l’intérêt porté au butin et aux règles régissant son partage. Mais on ne voit pas, dans toute l’histoire de la période, que la guerre vienne se substituer à des échanges défaillants, ni qu’elle vise à s’approprier un avantage comparatif décisif. Au contraire, dans les textes de l’époque (comme d’ailleurs dans les écrits bibliques), l’enrichissement et la prospérité sont largement associés aux périodes de paix.
Enfin la guerre ne peut pas être assimilée à ce que l’on place habituellement sous le vocable de « guerre sainte ». Les deux principales caractéristiques de celle-ci en sont absentes : non seulement il n’est jamais question de prosélytisme guerrier, mais la guerre ne
suscite aucun enthousiasme belliqueux particulier. Jusque dans les récits de la bataille eschatologique, transparaît surtout le sentiment d’une justice nécessaire, plutôt que celui d’une fougueuse exaltation. Ces traits négatifs, définissant la guerre juive « en creux », par tout ce qu’elle n’est pas, permettent de mesurer les écarts qui séparent cette représentation de celles qui ont cours dans les autres sociétés de l’Antiquité méditerranéenne. »[27]
Il relève aussi ailleurs[28] que si, dans les textes les plus anciens (avant les écrits post-exiliques), la guerre n’a rien d’impur en elle-même tout en étant codifiée et réglée[29], comme d’autres activités, par les lois de pureté, à l’époque du deuxième Temple, elle devient impure fondamentalement et par elle-même.[30]
A la première époque, seul le guerrier qui a été en contact avec un cadavre doit se purifier après le combat, les femmes peuvent participer aux combats[31] et le camp des guerriers est saint car Dieu y est présent (Dt 23, 15), plus exactement, saint parce que des règles de pureté y sont appliquées
A l’époque du deuxième Temple, l’impureté est étendue aux armes et donc tout guerrier est destiné à être impur. La guerre en devient impure et plus la guerre est impure et plus le camp des guerriers doit être saint. Une participation féminine est impossible en vertu des règles de pureté. Exclues du camp, elles sont exclues de la guerre. Quant au guerrier, plus la guerre est impure, plus le guerrier doit être pur pour y participer. Il devra se soumettre à des rites de purification pour passer d’un espace à l’autre : de la vie civile au camp, du camp au champ de bataille, du champ de bataille à la vie civile, pacifique, domaine des femmes.[32]
Toutes ces réflexions nous montrent que ce n’est pas la Bible qui véhicule l’idée d’une guerre qui serait, par elle-même, sainte ou divine. Cette idée n’est pas chrétienne même si elle a subsisté à travers les siècles chrétiens. La sacralisation de la guerre est une habitude primitive et souvent politique.[33] La Bible, quant à elle, et déjà à travers l’Ancien Testament, désacralise la guerre. Les deux testaments « lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques actes précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier ».[34]
Dans le contexte du Nouveau Testament, l’expression « guerre sainte » paraît particulièrement paradoxale. En effet, « la « guerre » vise à arracher par violence la vie à autrui ; et la « sainteté », dans l’Évangile, consiste à donner par amour sa propre vie pour autrui ; comment unir ces deux mots ? »[35] N’empêche que le cardinal Journet estime que trois sortes de guerres, à condition qu’elles soient justes, pourraient être qualifiées de « saintes », si « l’on admet que l’expression de « guerre sainte », qu’on ne rencontre pas chez saint Thomas, soit susceptible de recevoir un sens acceptable » : les guerres « entreprises soit pour la défense de l’État pontifical ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis intérieurs, comme les hérétiques et les schismatiques ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis extérieurs, comme l’Islam. Ces trois sortes de guerres tranchent sur les autres guerres justes en raison du rapport très particulier qui les rattache aux choses spirituelles. » On pourrait donc appeler « saintes » « les guerres justes que l’Église non seulement encourage, mais encore récompense par ses faveurs spirituelles ». Toutefois, l’auteur précise qu’elles ne peuvent être considérées comme « entreprises et dirigées par l’Église, à savoir par le pouvoir canonique de l’Église ; elles sont entreprises et dirigées par le pouvoir extra-canonique du pape, agissant comme chef de l’État pontifical ou comme tuteur de la chrétienté. » Une guerre due à la responsabilité directe ou indirecte du pouvoir canonique laissé par le Christ à ses apôtres « est un non-sens depuis la loi évangélique. » [36] Elle ne peut avoir lieu. Reste la guerre due au pouvoir extra-canonique du pape, une guerre marquée historiquement, comme nous allons le voir, et qui actuellement ne peut plus avoir lieu, le pouvoir politique des papes ayant disparu.[37]
En attendant, allons plus loin et examinons ce que fut la croisade que certains rapprochent des guerres de Yahvé ou encore du jihad.
Notons tout d’abord que, selon Jacques Paviot dans une communication à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le terme de « croisade » n’apparaît en latin qu’au XIVe siècle et en français au XVe siècle[38]. Mais le mot est employé au XIIIe siècle dans la péninsule ibérique où, depuis le VIIIe siècle, a lieu une « guerra fria » entre chrétiens et musulmans appelée plus souvent « reconquista ».[39] En réalité, à l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem », de « saint passage » ou encore de « pèlerinage armé »[40].
Pour en revenir à la comparaison entre « croisade », selon l’usage courant et le jihad, une grande personnalité de l’Islam moyenâgeux écrit : « La guerre sainte n’est pas une institution religieuse chez les chrétiens. Ils n’ont pas l’obligation de dominer les autres nations comme dans l’Islam. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’établir leur religion chez eux. »[41]
La croisade ne serait donc pas « une sorte de « guerre sainte » chrétienne fonctionnant en miroir avec le jihad ».
Examinons les faits
En 636, Jérusalem est conquise par les Arabes musulmans mais, au même titre que les chrétiens, ils considèrent la ville comme une ville sainte et la respectent et les pèlerins chrétiens continuèrent à se rendre au Saint Sépulcre. C’est à partir de la conquête de la Ville par les Turcs Seldjoukides en 1070 et 1078 que les chrétiens s’alarmèrent et que l’idée de délivrer le Saint Sépulcre se répandit. Les pèlerinages n’en continuèrent pas moins jusqu’à la fin du XIe siècle mais les guerres entre Byzantins et Turcs les rendaient périlleux.
Parallèlement, comme dit plus haut, l’Occident connaissait une grande croissance démographique et économique et une aristocratie guerrière devenait de plus en plus nombreuse et turbulente. A la fin du Xe siècle, avec la dissolution de l’ordre carolingien, des bandes de pillards et de brigands s’attaquent aux églises, aux biens ecclésiastiques, aux évêques que l’on rançonne, avec parfois la complicité des pouvoirs locaux. Deux solutions s’offrent à l’Église dans ses conciles locaux. Soit réglementer la guerre avec des armes spirituelles, excommunications, interdits, paix de Dieu, Trêve de Dieu. Soit donner aux combattants, aux chevaliers, un champ d’action où des chrétiens ne s’entretueraient plus : partir lutter contre les ennemis de la chrétienté en reconquérant l’Espagne, et en portant la guerre en Orient contre les infidèles et leur reprendre les terres qu’ils avaient conquises dans le bassin méditerranéen depuis le VIIIe siècle.
Les mesures spirituelles ayant peu d’effet, on mobilisa pour la « croisade ».
d’autre part, dès 1071 l’empereur Michel VII avait demandé au pape Grégoire VII des secours pour son armée. En mars 1095, son successeur, Alexis Ier, lançait, au concile de Plaisance, le même appel à Urbain II.
C’est au Concile de Clermont le 27 novembre de la même année[42] qu’Urbain II appela à la mobilisation. Voici la prédication -hypothétique[43]- d’Urbain II aux évêques réunis:
« O fils de Dieu ! Après avoir promis à Dieu de maintenir la paix dans votre pays et d’aider fidèlement l’Église à conserver ses droits, et en tenant cette promesse plus vigoureusement que d’ordinaire, vous qui venez de profiter de la correction que Dieu vous envoie, vous allez pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une autre tâche. C’est une affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde vous-mêmes, et qui s’est révélée tout récemment [Allusion possible à la venue d’une ambassade byzantine au concile de Plaisance en mars 1095]. Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide.
En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges [Le Bosphore][44]. Dans le pays de Romanie [L’empire byzantin en tant qu’héritier de l’Empire romain], ils s’étendent continuellement au détriment des terres des chrétiens, près avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu. Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les fidèles de Dieu seraient encore plus largement victimes de cette invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même - vous, les Hérauts du Christ, à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, par vos fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne.
A tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu.
Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Quels reproches le Seigneur Lui-même vous adresserait si vous ne trouviez pas d’hommes qui soient dignes, comme vous, du nom de chrétiens ! qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles – un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire -, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! qu’ils soient désormais de chevaliers du Christ, ceux-là qui n’étaient que des brigands ! qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous ! Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur corps et de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis ! »
Cet appel eut un succès relatif. Certes la première croisade souleva un grand enthousiasme. Ils furent nombreux à partir et nombreux à mourir dans cette aventure.[45] Ce fut une reconquête plus qu’un pèlerinage armé et en 1099, Jérusalem fut prise. Cette reconquête avait sur la reconquête espagnole assortie des mêmes promesses un avantage : c’était un lieu de pèlerinage particulier à reconquérir[46]. Toutefois, elle s’inscrit dans le même mouvement de libération non seulement de l’Espagne mais aussi de la Corse ou encore de la Sicile, terres qui étaient sous le joug sarrasin à cause des péchés des chrétiens.
La guerre de libération va devenir une guerre de purification. Il est sûr, divers recoupements en témoignent, que le Pape « prêcha sur le thème des récompenses promises par le Christ à ceux qui prendraient sa croix, à partir du texte bien connu de Mt 10, 37 , mais détourné de son contexte originel : « Quiconque abandonnera pour mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, sa femme ou ses enfants ou ses terres, en recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle. » » Robert le Moine, par exemple, prête ce propos au pape : « Prenez donc ce chemin en rémission de vos péchés et partez, certains de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux. ».[47] Ajoutons qu’à l’époque, une incertitude existait quant au sort des âmes des défunts entre le décès et la résurrection promise. En tout cas, le concile de Clermont établit ce canon : « Quiconque par sa seule piété, non pour gagner honneur ou argent, aura pris le chemin de Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage lui soit compté pour seule pénitence ».[48] Chez les divers chroniqueurs, « on note une tendance à accorder davantage le martyre aux guerriers tués les armes à la main qu’aux inermes, pauperes, armigeri, pedites et milites momentanément désarmés, ainsi qu’aux femmes, vieillards, enfants massacrés par les Turcs, qui ne l’obtiennent jamais »[49] Certains soulignent toutefois que ceux qui sont morts de faim, de soif ou noyés devraient bénéficier des mêmes récompenses. L’allusion faite parfois aux ouvriers de la dernière heure (Mt 20, 16) confirme cette interprétation.
Urbain II était apparu, au concile de Clermont, comme le chef de la militia Christi. A tel point que les chefs croisés inviteront Urbain II à prendre la tête de l’expédition, « de cette guerre que tu as ordonnée » lui écrivent-ils, pour achever « cette guerre qui est la tienne »[50] Toutefois, le Pape Urbain II ne parvint pas à regrouper la militia en chevalerie chrétienne. Au XIIe siècle, l’Église dut tenter de la diriger par l’entremise des princes. Jean de Salisbury, par exemple, « affirme que les milites servent Dieu en obéissant aux princes, et qu’ils sont saints en accomplissant ainsi, indirectement, le service du Christ. »[51]
La croisade pourrait ainsi apparaître « comme une institution de paix dont l’action aurait l’Orient pour théâtre ». En effet, on peut penser que « de même que les ligues de paix employaient les guerriers au maintien de l’ordre en Occident, de même les chevaliers appelés à la croisade chercheraient à ramener la paix en Orient en mettant les envahisseurs à la raison. »[52] Mais la croisade est bien plus qu’une opération de police à l’échelle internationale.
En tout cas, entre le pacifisme du christianisme des premiers siècles et l’appel à la croisade d’Urbain II en 1095, il y a, c’est le moins qu’on puisse dire, « une surprenante révolution »[53]. Mais même par rapport à la conception de saint Augustin, il y a une évolution importante.
Pour l’historien J. Flori il semble plus adéquat de parler chez Augustin de « guerre justifiable » que de guerre juste et a fortiori de guerre sainte.[54] Les expressions « guerre juste », « guerre sainte », « guerre sacrée » n’apparaissent pas mais la notion est présente. Toute guerre contre l’hérétique ou l’infidèle est-elle ipso facto juste, sainte, sacrée ? La thèse de Flori et de dire qu’une guerre peut être considérée comme juste, sainte, sacrée, comme croisade, « dès lors qu’elle est prêchée ou sollicitée par le souverain pontife et décrétée dans l’intérêt du Saint-Siège, confondu avec celui de l’Église et de la chrétienté ». Au départ chez Augustin, la défense de l’empire romain contre les barbares se confond avec la défense de l’ensemble des chrétiens. De même, à plusieurs reprises, la défense de la terre chrétienne incitera les papes à demander l’aide du pouvoir politique, d’abord pour la défense de l’Église de Rome[55] puis pour la défense de la Chrétienté, de la patrie commune des chrétiens assimilée à l’Église universelle. La croisade est le résultat d’une habitude née au IXe siècle dans la dissolution de l’empire carolingien où le Pape appelle au secours le bras séculier en échange de biens spirituels. Dans cette évolution, la guerre « acquiert ipso facto un caractère sacré qui la rend à la fois juste, sainte et méritoire ».[56] Les souverains pontifes, en effet, considèrent comme martyrs ceux qui meurent dans ces combats face à des adversaires qui ne sont pas nécessairement tous des Sarrasins ou des hérétiques.[57] Ceux qui s’y engagent se voient promettre des indulgences, jouissent de bénédictions et de l’absolution de leurs péchés. Ils sont la militia sancti Petri ou, sous Grégoire VII, les milites Christi. La guerre qui demandait pénitence, devient elle-même pénitence et source de grâces, elle devient méritoire et rédemptrice.
Confrontons maintenant croisade et jihad.
Ce sont surtout les différences de fond qui frappent au premier abord.
Premièrement, le jihad guerrier -par opposition au jihad spirituel- ne pose pas de problème fondamental dans l’islam surtout au Moyen Age. Mahomet n’apparaît pas comme un apôtre de la non-violence alors qu’il est beaucoup plus difficile évidemment de mettre en accord la guerre et le message de Jésus.
Deuxièmement, selon un spécialiste de l’Islam, « on ne forcera pas le trait en affirmant que la guerre que poursuit l’Islam est toujours légale et juste. Et comme son propos est d’assurer la victoire de la Faction d’Allah, elle ne peut être que sainte »[58]. Or, nous avons vu qu’il était difficile d’appeler « saintes », sans beaucoup de restrictions, les guerres de l’Ancien Testament.
Sur le plan historique, des différences apparaissent aussi.
Tout d’abord, au contraire du jihad, la croisade n’est pas une guerre missionnaire ayant pour but de convertir[59]. La guerre juste menée par les chrétiens entend rétablir un droit bafoué, récupérer des biens spoliés. Il était injuste et anormal que les lieux saints soient soumis aux infidèles.
Le jihad qui est une conquête de terres impies et non une reconquête comme dans le cas de la croisade[60]. S’il s’agit de récupérer un bien injustement enlevé, on a le droit de punir les malfaiteurs, ceux qui ont violé les lois de Dieu de quelque manière : hérétiques, schismatiques, blasphémateurs, simoniaques[61] et, bien sûr, infidèles.[62]
On peut aussi ajouter que le jihad vise d’abord les ennemis de l’extérieur et ensuite les rebelles à l’intérieur de la communauté - L’Église elle s’applique d’abord à punir les ennemis intérieurs avant de se tourner vers l’ennemi extérieur
Mais il y a un point commun aux deux guerres.
La guerre est juste si elle est déclarée par une autorité légitime : Dieu. Les guerres commandées par Jahwé, comme celles menées par le Prophète, sont légitimes, justes et « saintes ». A l’époque chrétienne, ce trait est encore accentué par l’idéologie théocratique, ou, plus simplement, par ce que Fiori appelle la « papalisation de l’Église »[63] : le pape est le chef mais aussi le défenseur, armé s’il le faut, de l’Église[64]. Urbain II ne lance pas son appel au nom de saint Pierre comme ses prédécesseurs (militia sancti Petri) mais au nom du Christ. C’est le Christ qui ordonne : la guerre devient sainte avec en contrepartie les récompenses spirituelles comme dans le jihad. L’Islam promet à ceux qui meurent dans le combat contre les infidèles une place au paradis : Dieu leur pardonne toutes leurs fautes.
Alors que dans le christianisme primitif, le martyr est celui qui ne résiste pas par la force au persécuteur, au moment de la première croisade apparaît un courant de pensée favorable à considérer comme martyrs ceux qui meurent à la croisade et on peut dire qu’« à la fin du XIe siècle, l’idée de martyre des guerriers morts au combat « pour Dieu » contre ses ennemis hérétiques ou infidèles rejoint à son tour la doctrine parallèle du jihad. »[65]
Dans le christianisme, classiquement, la rémission des péchés s’obtient par la confession et l’accomplissement d’une pénitence. Or, déjà le pape Léon IX, avant la bataille de Civitate en 1053[66], avait absout les guerriers de leurs péchés et les avait dispensés de la pénitence dans la mesure où c’est le combat qui devenait pénitence. En ce qui concerne la croisade, Flori se pose la question de savoir si « une expédition guerrière contre les infidèles, impliquant de quitter les siens et éventuellement de perdre sa vie pour le Seigneur en luttant pour reprendre Jérusalem et récupérer les lieux saints, pouvait (…) constituer en elle-même une action susceptible d’entraîner cette rémission des péchés ? »[67] Il lui semble que oui car de très nombreux textes, chartes, chroniques, exhortations, montrent que les Croisés partaient ou étaient invités à mener une guerre « pour gagner leur salut, expier leurs fautes, obtenir la guérison de leur âme, la rémission de leurs péchés, leur rachat ou autres expressions du même genre (…) »[68] Prêchée par le pape au nom de Jésus pour délivrer les lieux saints, la guerre est juste, méritoire et comme sacralisée ou du moins sanctifiée. Est-ce seulement en fonction de l’adversaire infidèle ? Il semble que non puisqu’Etienne II (753) Léon IV (847) Jean VIII (879) « assimilaient à des guerres saintes les combats qu’ils incitaient les Francs à entreprendre pour libérer le Siège de Rome de la menace ou de l’oppression des Sarrasins »[69].
Rappelons enfin que les textes n’emploient pas les expressions « guerre sainte » ou « guerre juste » mais l’idée est bien présente puisqu’on assimile aux martyrs ceux qui meurent dans ces combats. On leur promet l’accès direct au paradis.
Cette « sanctification » de la guerre renoue avec les pratiques primitives et cette tendance persistera d’une manière ou d’une autre[70] jusqu’au XXe siècle où, de manière claire, le Magistère de l’Église rompra avec cette funeste tradition renforcée par l’idéologie théocratique mêlant temporel et spirituel.[71] Mais à l’époque, vu les circonstances, pouvait-il en être autrement ?
Toujours est-il qu’au XIIe siècle, saint Bernard de Clairvaux[72] envoie à Hugues de Payns, fondateur et premier Gand Maître de l’Ordre des Templiers[73] une lettre restée célèbre sous le titre Éloge de la Nouvelle Milice[74]. Cette lettre écrite après la défaite de l’armée franque au siège de Damas en 1129 souligne l’originalité du nouvel ordre où le même homme se consacre autant au combat spirituel qu’aux combats dans le monde :
« Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies. »[75]
Mieux encore, la nouvelle milice « est sainte et sûre » En effet, elle est « exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ ! ». Ceux-ci, c’est-à-dire ceux qui font partie de la « milice séculière », doivent craindre de tuer leur âme en tuant l’adversaire ou d’être tué corps et âme. C’est ce qui arrive quand la cause n’est pas bonne, et que l’intention n’est pas droite, par exemple, quand on combat par vengeance personnelle, colère irréfléchie, vain amour de la gloire, désir de conquête terrestre, orgueil ou simplement pour échapper à la mort. Quelle que soit alors l’issue, vainqueur ou vaincu, le combattant est homicide.[76]
Par contre, le soldat du Christ, vainqueur ou vaincu est toujours en « sécurité » car il est le « ministre de Dieu » : il exécute les vengeances de Dieu « en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. » Il n’est pas « homicide mais malicide ». Certes, ajoute saint Bernard, « il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, par quelque autre moyen que la mort, d’insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu’ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l’iniquité. »[77]
A moins d’être engagé « dans un état plus parfait », il n’est pas défendu « à un chrétien de frapper de l’épée », sinon « d’où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Lc III, 13) ? » Peuvent donc « frapper de l’épée » « tous ceux qui ont été établis de Dieu dans ce but », « ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir s’abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés. » Conclusion : « Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l’iniquité et qui brûlent du désir de s’emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. Que la doublé épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui s’élève contre la science de Dieu, c’est-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où donc est leur Dieu ? »[78]
Dans une description très idéalisée, Bernard montre que le soldat du Christ est bien différent du soldat du monde qui sert « le diable bien plus que Dieu ». Le nouveau milicien est discipliné et obéissant, modeste et frugal, célibataire, pauvre volontaire, vivant du strict nécessaire, uniquement préoccupé par le bien de sa communauté, l’entraide, la charité fraternelle et la loi du Christ. Il ne fait acception de personne et est « sans égard pour le rang et la noblesse », ne rendant « honneur qu’au mérite ». En temps de paix, jamais oisif, il remet en état ses armes et ses vêtements. Il vit dans le silence[79], fuyant les plaisirs, les spectacles et la chasse. Et il se coupe les cheveux selon le vœu de l’Apôtre. Bref, ces chevaliers, « négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons du soleil. »[80]
Au combat, ils sont prudents et circonspects et portent « la paix au fond de leur âme ». Ils n’ont peur de rien « malgré leur petit nombre », « car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées… »[81]. Ils sont « en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu’on ne sait s’il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu’on ne trouve pas d’autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là… »[82]
Leur tâche essentielle est la garde du Saint-Sépulcre
Dans une lettre de 1146[83], saint Bernard exhorte les chevaliers à participer à la deuxième croisade[84]. La terre sainte qui avait été, à la génération précédente, débarrassée des païens est à nouveau envahie par les « fiers et sacrilèges ennemis de la croix ». Jérusalem est menacée. C’est « l’ennemi du salut » qui « grince les dents de rage » qui « soulève les peuples qui sont ses vases d’iniquité, et se prépare à détruire jusqu’aux derniers vestiges de tant de saints mystères ». Aussi saint Bernard demande-t-il aux « généreux guerriers, serviteurs de la croix » : « Abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux ? » C’est l’occasion, « pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes », de se sauver, de saisir l’offre du Seigneur qui leur « prépare des moyens de conversion et de salut » qui leur promet la rémission de leurs péchés et le don de la vie éternelle. Au lieu de s’entre-tuer et de perdre leur âme dans cette « folie », il les invite à se croiser : « C’est à vous […] de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des armes bénies des chrétiens. » Ainsi, continue-t-il, « vous êtes assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un cœur contrit. »[85]
La création de la Nouvelle Milice confirme l’idée que l’exercice de la guerre peut être salutaire à l’âme.[86]
Aux XIIIe et XIVe siècles, la préoccupation de la papauté (Boniface VIII, Martin IV, Clément V, Jean XXII, Benoît XII) est toujours d’unir les chrétiens pour la reconquête des lieux saints. Ils tâchent donc d’apaiser les conflits entre chrétiens sans y parvenir. C’est dans cet esprit que Louis IX avait inspiré le traité de Paris de 1259 pour en finir avec la querelle avec l’Angleterre à propos de l’Aquitaine (Guyenne)[87]. « Les Souverains Pontifes de la fin du XIIIe siècle qui avaient encore la puissance nécessaire pour imposer un arbitrage impartial, méconnaissaient la gravité et les causes des difficultés aquitaines. Les premiers papes d’Avignon, au contraire, qui, par un hasard extraordinaire, s’en trouvaient fort avertis, n’eurent plus le prestige suffisant pour se faire écouter les rois. Une deuxième guerre de cent ans, funeste à la croisade, allait donc apporter la solution définitive que la papauté n’avait pas su ou pu donner dans la paix au conflit franco-anglais en Aquitaine. »[88]
La dernière croisade (la huitième) se termine de manière dramatique en 1270. L’effort des rois sera désormais d’éradiquer les guerres privées : l’État devient le seul détenteur légitime de la violence légitime. L’Église va s’efforcer de convaincre des rois de leur responsabilité religieuse.[1] Pour elle, « le meilleur moyen de lutter pour la paix, c’était de renforcer le pouvoir des princes et de lutter contre les hérésies ».[2] Et pour le prince, le meilleur moyen d’établir la paix, c’est l’épée qu’il a reçue.
Ainsi, au XVe siècle, l’archevêque de Reims, Jean Jouvenel des Ursins[3] déclare au roi Charles VII[4] : « Au regard de nous, mon souverain Seigneur, vous n’êtes pas seulement personne laye , mais prélat ecclésiastique, (…) premier en vostre royaume qui soit après le pape, le bras dextre de l’Église »[5]
Cette déclaration indique clairement aux rois leur devoir. « Bras dextre de l’Église », ils doivent maintenir leurs peuples dans la foi chrétienne, combattre les hérésies, défendre le peuple chrétien contre l’étranger, musulman en particulier.
François Ier[6] : « Ma vraye et naturelle inclinacion est, sans fiction ne dissimulacion, d’employer ma force et jeunesse à faire la guerre pour l’onneur et révérence de Dieu nostre Saulveur contre les ennemys de sa foy. »[7]
Pendant huit siècles, lors de leur sacre, les rois de France, par exemple, ont prononcé ce serment : « Je vous promets et octroie qu’à chacun d’entre vous et aux Églises à vous soumises, je conserverai le privilège canonique, la loi due et la justice, et que, dans la mesure où je le pourrai, avec l’aide de Dieu, je vous assurerai la défense, comme roi en son royaume le doit par droit à chaque évêque et à l’Église à lui soumise. »[8]
Lors de la cérémonie du sacre, le roi s’engage à protéger le catholicisme, à combattre « l’hérésie ». Cette fonction de défense n’est pas dirigée uniquement contre les ennemis de l’extérieur, contre les « infidèles » ; elle implique un contrôle sur les affaires internes de l’Église. Le roi est une sorte d’évêque laïc. Il nomme les évêques, auxquels le pape confère l’investiture canonique. On est dans une situation caractérisée à la fois par la subordination de la religion à l’État, et par l’imprégnation de l’État et de la nation par la religion. Notons tout de même que la protection promise à l’Église dans ce sens s’entend aussi comme une mesure contre les seigneurs féodaux qui s’entendra parfois aussi contre le pape…
Le statut du Roi rend l’Église muette au moment des guerres à moins que celles-ci ne nuisent aux intérêts de l’Église…
Hors ce cas, le roi très chrétien n’est-il pas louable jusque dans la guerre ? Sacrant le roi, l’Église consacre leur épée.[9]
Dans un célèbre sermon, l’illustre prédicateur jésuite Louis Bourdaloue[10] dit à Louis XIV[11] : « Sans oublier la sainteté de mon ministère, et sans craindre que l’on m’accuse de donner à Votre Majesté une fausse louange, je dois en présence de cet auditoire chrétien, rendre à Dieu de solennelles actions de grâces, quand je vois dans votre Majesté un monarque victorieux et invincible dont tout le zèle est de pacifier l’Europe, dont toute l’application est d’y travailler, et d’y contribuer par ses soins, dont toute l’ambition est d’y réussir, et qui par là est sur la terre l’image visible de celui dont le caractère est d’être tout ensemble, selon l’Écriture, le Dieu des armées et le Dieu de la paix. Cette paix est l’ouvrage de Dieu, et nous reconnaissons plus que jamais que le monde ne la peut donner : mais notre confiance, Sire, est que, malgré le monde même, Dieu se servira de votre majesté, de sa sagesse, de ses lumières, de la droiture de son cœur, de la grandeur de son âme, de son désintéressement, pour donner cette paix au monde. Ce qui nous console, c’est que votre majesté, suivant les règles de sa religion, ne fait la guerre aux ennemis de son État que pour procurer plus utilement et plus avantageusement cette paix à ses sujets. Ce qui nous rassure, c’est que, dans les vues qui la font agir, toutes ses conquêtes aboutissent là, et qu’elle ne gagne des batailles, qu’elle ne fonde des villes, qu’elle ne triompha partout que pour parvenir plus sûrement et plus promptement à cette paix. » Bourdaloue ajoute cette prière à Dieu inspirée des Psaumes 67, 31 et 78, 6 : « Dissipez ces nations opiniâtres qui veulent la guerre ; renversez leurs desseins, rompez leurs alliances, rendez vaines leurs entreprises, troublez leurs conseils. (…) S’il le faut, ô mon Dieu ? que votre colère éclate, répandez-la sur ces nations qui ne vous connaissent point, et sur ces royaumes qui n’invoquent pas votre nom, c’est-à-dire sur ces nations où la vérité de votre religion n’est pas connue, et sur ces royaumes où l’hérésie a aboli la pureté de votre culte ». Le prédicateur termine son Sermon en s’adressant de nouveau au roi : « ainsi, en véritable imitateur du Dieu des armées et du Dieu de la paix, vous aurez, Sire, l’avantage, après avoir été le héros du monde chrétien, d’en être encore le pacificateur. » [12]
Quels sont les faits évoqués par l’orateur ? A l’époque, la France est en guerre contre la Ligue d’Augsbourg[13]. Quelles sont les causes de cette guerre ? La cause essentielle est la politique des « réunions » menée dès 1679 par Louis XIV : en pleine paix, il annexe des villes et des terres relevant du saint Empire de la nation germanique.[14] Cette politique poussa presque toute l’Allemagne où la France jusque là avait de nombreux alliés et clients à rejoindre la Ligue d’Augsbourg. De plus, la révocation de l’Edit de Nantes en1685 poussa l’Europe protestante alliée de la France jusque là à se joindre à la coalition et à rejoindre les catholiques de l’Empire, de Savoie et d’Espagne. De défensive, la Ligue devint offensive à cause de la politique impérialiste de Louis XIV. Les belligérants épuisés financièrement signèrent les traités de Rijswick en 1697 et Louis XIV rendit la plupart des territoires annexés sauf Strasbourg et Sarrelouis.
Au cœur de cette guerre, on peut évoquer l’occupation de Namur en 1692 par les Français et surtout le bombardement de Bruxelles en 1695.[15]
Si le XVIIe siècle, est appelé http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail : France_du_Grand_Si%C3%A8cle[Grand Siècle] par les Français, ce fut pour les habitants des Pays-Bas méridionaux, ou Pays-Bas espagnols, séparés des Provinces-Unies, un siècle noir durant lequel, à l’exception du règne des archiducs Albert et Isabelle (1595-1633), ils ont eu à subir une succession de guerres, de destructions, de pillages et de blocus de la part des différentes armées qui ont traversé les territoires au gré des différentes alliances. En 1695, il y a près de quarante ans que, depuis la bataille des Dunes, la France de Louis XIV a entamé sa politique d’expansion territoriale, dont l’annexion progressive des possessions espagnoles du nord fait partie.[16]
En juillet 1695, la ville de Namur, occupée depuis trois ans par les Français, est assiégée par Guillaume III d’Angleterre, prince d’Orange, à la tête des armées alliées. Suite à la perte récente et inopinée du maréchal de Luxembourg, l’armée française des Flandres a été confiée au maréchal de Villeroy, piètre stratège, « aussi présomptueux qu’incapable » [17] mais proche du roi. Ce dernier, irrité de la tournure que prennent les évènements, exige de Villeroy, qui piétine dans les Flandres, une action d’éclat lui enjoignant de détruire Bruges ou Gand. Villeroy, désireux de plaire au roi et d’effacer ses échecs, parvient à le convaincre de ce que « (…) bombarder Bruxelles aurait plus d’effet et permettrait d’attirer l’ennemi en un lieu où l’on puisse le combattre avec plus d’avantage qu’en approchant de Namur (…) ».
Dès la fin juillet, Villeroy fait parvenir au roi un mémoire complet établi par son maître d’artillerie. Celui-ci évalue le matériel nécessaire à 12 canons, 25 mortiers, 4000 boulets, 5000 bombes incendiaires, de grandes quantités de poudre, balles de plomb, grenades et mèches, et 900 chariots pour transporter tout cela. Il faut y ajouter encore le charroi transportant vivres et matériels pour une armée de près de 70 000 hommes.
Villeroy ajoute au document un calendrier précis et l’inventaire des chevaux, chariots, armes, matériels qu’il compte prélever dans les différentes places fortes aux mains des Français, ainsi que les bataillons d’escorte et de renfort. L’armée et le convoi de près de 1 500 chariots, rassemblés à Mons, quitte la ville le 7 août en direction de Bruxelles.
De telles manœuvres ne passent pas inaperçues, Villeroy laisse connaître ses intentions dans le but de détourner les armées alliées du siège de Namur. Entre-temps, le 3 août, le maréchal de Boufflers, qui défend la place, a demandé et obtenu une trêve en échange de la capitulation de la ville pour soigner ses blessés et se replier dans la citadelle. Après six jours, le siège a repris, ni les troupes de Guillaume d’Orange, ni celles de Maximilien-Emmanuel de Bavière ne quittent les lieux. Seule l’armée du prince de Vaudémont, qui se trouve près de Gand, gagne les abords de Bruxelles mais, ne comptant que quinze mille hommes, elle se tient prudemment à l’écart.
L’armée française arrive en vue de Bruxelles le 11 août et s’installe sur les hauteurs à l’ouest de la ville. Bruxelles n’est ni une place forte ni une ville de garnison, ses fortifications sont vétustes malgré les améliorations qui y ont été apportées par les Espagnols au siècle précédent, elles n’offriront aucune défense, d’autant plus qu’il ne s’agit pas pour l’agresseur de prendre la ville, mais de la bombarder. Deux retranchements devant les portes de Flandre et d’Anderlecht sont pris facilement. Les Français n’ont plus qu’à creuser leurs tranchées et installer leurs batteries.
Le 13 août à midi, alors que les préparatifs s’achèvent, le maréchal de Villeroy fait parvenir, au nom du roi, une lettre au prince de Berghes[18], gouverneur militaire de Bruxelles. L’agression contre la ville ne pouvant décemment se justifier par l’espoir de détourner les armées alliées de Namur, le prétexte invoqué est une action de représailles en réponse à des bombardements par la flotte anglaise des villes françaises de la Manche qui faisaient suite à la guerre de course menée par les corsaires français. La lettre qui annonce le bombardement, dans les six heures qui suivent, affirme que « Dès que l’on voudra assurer que l’on ne jettera plus de bombes dans les places maritimes de France, le Roi, pareillement, n’en fera point jeter dans celles qui appartiennent aux princes contre lesquels il est en guerre » (à l’exception des villes assiégées) et que « Sa Majesté s’est résolue au bombardement de Bruxelles avec d’autant de peine que madame l’Électrice de Bavière s’y trouve », Villeroy termine en demandant qu’on lui communique l’endroit où se trouve cette dernière, le Roi lui ayant défendu d’y faire tirer. Le prince de Berghes demande un premier sursis pour communiquer la lettre au prince-électeur qui arrive à Bruxelles, puis, alors que les tirs ont commencé, un délai de 24 heures pour en référer à Guillaume d’Orange, suppliant Villeroy de considérer l’injustice que serait de se venger sur Bruxelles par un bombardement dont la responsabilité était exclusivement celle du roi d’Angleterre. Le maréchal néglige de répondre à la seconde requête, considérant que le roi « (…) ne m’a point ordonné d’entrer en traité avec Mr. Le prince d’Orange »http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_de_Bruxelles_de_1695#cite_note-4[[5]].
Les batteries françaises entrent en action peu avant sept heures du soir. Les premières bombes et boulets incendiaires atteignent quelques maisons, déclenchant un début d’incendie qui se propage rapidement parmi les ruelles étroites, encore bordées le plus souvent de maisons et d’ateliers partiellement construits en bois.
Seules, trois batteries défensives installées sur les remparts ouest de la ville tentent de riposter, mais ne disposent que de peu de boulets, de poudre ou de canonniers. Les quelques salves de boulets, puis de pavés, tirées par les milices bourgeoises, parviennent cependant à tuer quelques Français, sans retarder le bombardement.
Les autorités de la ville qui, jusqu’au dernier moment, ont cru que le pire pourrait être évité, ont exhorté la population à rester chez elle et ont recommandé de prévoir des seaux d’eau devant chaque maison pour éteindre les feux avant qu’ils ne s’étendent. Ces moyens dérisoires apparus rapidement comme inutiles, la panique pousse les habitants à fuir, en essayant de sauver leurs biens les plus précieux vers le haut de la ville, à l’est de la vallée de la Senne. Une foule impuissante assiste à l’incendie depuis le parc du palais ducal. Au milieu de la nuit, tout le cœur de la ville est embrasé, y compris les bâtiments en pierre de la Grand-Place et des environs, l’Hôtel de ville, abandonné par les membres du conseil, le Magistrat, dont la flèche sert de point de mire aux canonniers, la Maison du roi, la Grande Boucherie, le couvent de Récollets et l’église Saint-Nicolas, dont le clocher s’écroule sur les maisons voisines.
Maximilien-Emmanuel, rentré précipitamment de Namur avec quelques troupes, tente en vain d’organiser la lutte contre le feu et de maintenir l’ordre.
Au matin du 14 août, les tirs s’interrompent le temps de réapprovisionner les batteries en munitions. Le bruit court en ville que d’autres quartiers vont être visés, dans l’affolement, les habitants de ceux-ci transportent leurs biens dans les parties déjà touchées. Tout sera détruit à la reprise des bombardements.
Le pilonnage reprend de plus belle sur une surface de plus en plus large, au nord, vers le quartier de la Monnaie et le couvent des Dominicains où ont été entreposés de grandes quantités de meubles, d’œuvres d’art et d’archives familiales, qui disparaîtront sous les décombres, à l’est où l’on craint pour la collégiale (future cathédrale) dont on évacue les richesses. Dans la soirée, le quartier de la Putterie et l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_de_la_Madeleine_de_Bruxelles[église de la Madeleine] sont embrasés, le couvent des récollets, déjà touché la nuit précédente, est presque totalement détruit, puis c’est le tour de l’hôpital Saint-Jean et, dans la nuit, du quartier et de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Chapelle[église de la Chapelle]. Au matin du 15 août, tout le centre de la ville est un immense brasier et Maximilien-Emmanuel, pour sauver la zone qui l’entoure en stoppant la progression des flammes, fait sauter à la poudre plusieurs bâtiments malgré l’opposition des propriétaires.
Les batteries françaises ne se taisent qu’en milieu de journée, après près de 48 heures de bombardement.
La population ayant eu le temps de se réfugier vers l’est, le bombardement a fait peu de victimes humaines. Aucune source n’en dresse un bilan précis, tant leur nombre en ces temps de guerre apparaît dérisoire en regard de celui occasionné par d’autres batailles. Il est question d’un homme tué à la première salve, de deux frères lais écrasés sous les ruines de leur couvent, de quatre malades brûlés dans l’hôpital Saint-Nicolas, d’habitants tentant de sauver.
Les dégâts matériels et culturels sont quant à eux inestimables. De nombreuses descriptions en font l’inventaire. Il y est question, suivant les sources, d’un nombre 4 à 5000 bâtiments détruits ou en ruine, représentant le tiers de la surface bâtie de la ville et situés pour la plupart dans un périmètre délimité sur de nombreux plans de la ville, en dehors duquel des bombes sont tombées sur plusieurs points isolés, quelques boulets atteignant même le parc. Seize églises ont été détruites. Le chaos est fidèlement rendu par une série de dix-sept dessins exécutés par le peintre bruxellois Augustin Coppens. Ayant lui-même perdu sa maison, il restitue des vues des différents quartiers qui seront ensuite gravées et largement diffusées. Les décombres dissimulent presque entièrement le tracé des rues. Les habitations, encore souvent construites, à l’exception des murs mitoyens et des cheminées, en bois, ont presque entièrement disparu. Seules émergent les structures de pierre et de briques noircies des bâtiments publics, églises et couvent.
Le patrimoine artistique de la ville, accumulé depuis des siècles, est fortement amputé. Les œuvres inestimables qui décoraient l’intérieur de ces bâtiments, ainsi que celles que des bourgeois de la ville et les couvents des environs avaient cru pouvoir mettre à l’abri des remparts et des murs des églises, tapisseries bruxelloises, mobilier, peintures et dessins de Rogier van der Weyden, de Rubens, d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_van_Dyck[Antoine van Dyck], de Bernard van Orley et de bien d’autres, sont réduites en cendres. La mémoire historique de la ville est également affectée par la perte d’une partie de ses archives.
Tout cela auquel s’ajoute l’énorme quantité d’objets, de matériels et de marchandises perdues, est difficilement estimable. Bernardo de Quiros, écrit au roi Charles II d’Espagne, une semaine après la catastrophe, que les premières estimations s’élèveraient à trente millions de florins de perte. Le nonce apostolique Piazza les évalue à cinquante millions. Pour comparaison, la location annuelle d’une maison neuve ordinaire s’élève alors à une somme de variant de 120 à 150 florins, et pour acheter, c’était environ 2000 florins. Par comparaison, le prix moyen d’une maison aujourd’hui est environ 200000€, ce qui met le coût des dommages (très approximativement) à entre 3 et 5 milliards d’euros.
Les Français eux-mêmes semblent surpris du succès, au-delà de ce qu’ils avaient prévu, de leur opération. Villeroy écrit : « Le désordre que nous avons fait dans cette ville est incroyable, le peuple nous menace de beaucoup de représailles, je ne doute pas qu’il en ait la volonté, mais je n’en devine pas les moyens ». Le grand maître de l’artillerie française, M. de Vigny, qui n’en est pas à son coup d’essai, écrit : « J’ai été employé à faire plusieurs répétitions, mais je n’ai point encore vu un si grand feu, ni tant de désolation qu’il en paraît dans cette ville ». Le jeune duc de Berwick, futur maréchal de France qui est présent, désapprouve : « Jamais on ne vit un spectacle plus affreux et rien qui ressembloit mieux à ce que l’on raconte de l’embrassement de Troie »
Dans l’Europe entière, la destruction de Bruxelles suscite l’indignation. L’événement représente une rupture avec les conventions tacites qui régissent les guerres jusqu’à cette époque. Un tel bombardement de terreur, prenant pour cible une population civile étrangère au conflit et destiné à impressionner les armées ennemies, est inédit. Les bombardements servent à abattre les défenses dans le but de prendre une ville plus ou moins intacte, ou encore de détruire les infrastructures guerrières ou les ports. Comment admettre qu’aucune capitale n’est plus à l’abri des bombes lancées par dessus les remparts dans le seul but de détruire, le refus de Villeroy d’attendre ni la réponse du gouverneur de la ville ni la tentative du prince-électeur auprès du roi d’Angleterre d’obtenir la cessation des attaques contre les côtes françaises qui visent les ports et non les cités ? Les ministres des nations coalisées se réunissent à La Haye et jurent de venger Bruxelles.
Le pape Innocent XII, en recevant la liste des nombreux dommages subis par les églises et institutions religieuses, qui occupent près d’un cinquième de la ville, s’écrie « Cette guerre me fait gémir ».
En plus des protestations officielles, de nombreux pamphlets anonymes circulent, parmi ceux-ci une attaque incendiaire contre la France dont la barbarie menace toute l’Europe ou des écrits plus humoristiques ou cyniques, comme cette lettre de félicitation du diable aux Français dans laquelle il leur dit sa joie et son admiration et assure qu’il les accueillera plus tard chez lui avec plaisir, ou cette autre signée par Manneken-pis[19] en personne, qui se moque de la rage de Louis XIV et se plaint que ce bombardement lui ait enlevé l’envie de pisser : « …si je voyais brancher Villeroy à quelque arbre, j’en rirais tant que j’en pisserais de nouveau ».
Inutile d’un point de vue militaire, puisque n’ayant pas servi à
détourner les troupes alliées de la
citadelle de Namur,
laquelle se rendra le 5 septembre après que l’armée de Villeroy a été
stoppée dans la plaine, le bombardement de Bruxelles contribuera à faire
pâlir en Europe l’étoile du Roi Soleil.
Napoléon Ier lui-même
jugera, un siècle plus tard, cette action « aussi barbare qu’inutile
».[20] vous leur rappellerez tant de lieux saints profanés ;
tant de dissolutions capables d’attirer la colère du Ciel sur les plus
justes entreprises ; le feu, le sang, le blasphème, l’abomination et
toutes les horreurs qu’enfante la guerre ; vous leur rappellerez nos
crimes, plutôt que nos victoires.
O fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de ravager l’héritage
de Jésus-Christ ? O glaive du Seigneur ! levé depuis longtemps sur les
peuples et sur les nations, ne vous reposerez-vous pas encore ? Vois
vengeances, ô mon Dieu, ne sont-elles pas encore accomplies ?
N’auriez-vous donné qu’une fausse paix à la terre ? » A l’occasion des
Te Deum qui se succédèrent dans son diocèse, il profita de ses
mandements épiscopaux pour poursuivre sa critique de la guerre. d’une
manière générale d’ailleurs et au contraire des Jésuites, les Oratoriens
prêchèrent la paix. (cf. MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la
Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, pp. 319-323).
]
Quoi qu’il en soit, il faudra encore du temps pour que l’Église se dissocie suffisamment des pouvoirs temporels pour faire entendre un langage de paix véritable conforme à sa mission.
Toujours fermement attachée à l’unité spirituelle du monde chrétien, l’Église n’acceptera pas que des pays à la suite de leur prince passent à la Réforme. Celle-ci appliquant le principe « cujus regio, illius religio »[21] qui consacre aussi, à sa manière, la confusion entre les domaines spirituel et temporel. Il a été mis en pratique pour la première fois pendant la Réforme pour régler la question religieuse, lors de la paix d’Augsbourg, entre catholiques et luthériens, en Allemagne, en 1555. Ce compromis fut remis en question, notamment lors de la guerre de Trente ans (1618-1648) et finalement repris dans les traités de Westphalie en 1648. Innocent X [22] condamna immédiatement ces traités dans la bulle Zelo Domus Dei en termes sévères[23].
En cette époque de révolutions, l’Église maintiendra son soutien aux rois plutôt qu’aux peuples ce qui, en Amérique latine provoquera « des réactions violemment anticléricales dans les mouvements d’indépendance des États issus de la décomposition de l’Empire espagnol. »[24]
Certes, Pie VI[25] conteste à juste titre la Constitution civile du clergé qui est une intrusion du pouvoir temporel dans les affaires spirituelles mais il demande, embarrassé, à Louis XVI qui l’a pressé de confirmer des articles déjà revêtus de la sanction royale « d’engager tous les Evêques de son royaume à lui faire connaître leurs sentiments avec confiance… » et il rappelle, contre la proclamation de la « liberté de penser et d’agir » la nature, le rôle et la source de l’autorité : « Par nécessité, soyez soumis, dit l’Apôtre saint Paul : ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une société civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. La société humaine, dit saint Augustin, n’est autre chose qu’une convention générale d’obéir aux rois ; et ce n’est pas tant du contrat social, que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. Que chaque personne soit soumise aux puissances supérieures, dit le grand Apôtre dans la même Epître : car toute puissance vient de Dieu ; celles qui existent ont été réglées par Dieu même : leur résister ;, c’est résister à l’ordre que Dieu a établi ; et ceux qui se rendent coupables de cette résistance, se vouent eux-mêmes à des châtiments éternels. »[26]
A l’annonce de la mort de Louis XVI, Pie VI s’en prend avec force au peuple : « Le roi très chrétien, Louis XVI a été condamné au dernier supplice par une conjuration impie, et ce jugement s’est exécuté. […] La convention nationale n’avait ni droit, ni autorité pour la prononcer. En effet, après avoir abrogé la monarchie, le meilleur des gouvernements, elle avait transporté toute la puissance publique au peuple, qui ne se conduit ni par la raison, ni par conseil, ne se forme sur aucun point des idées justes, apprécie peu de choses par la vérité, et en évalue un grand nombre d’après l’opinion ; qui est toujours inconstant, facile à être trompé et entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant, cruel ; qui se réjouit dans le carnage, et dans l’effusion du sang humain, et se plaît à contempler les angoisses qui précèdent le dernier soupir comme on allait voir expirer autrefois les gladiateurs dans les amphithéâtres des anciens. La portion la plus féroce de ce peuple, peu satisfaite d’avoir dégradé la majesté de son roi, et déterminée à lui arracher la vie, voulut qu’il fût jugé par ses propres accusateurs, qui s’étaient déclarés hautement ses plus implacables ennemis. »
Calvinistes et philosophes veulent « la chute de l’autel et du trône ». Citant saint Hilaire de Poitiers[27], Pie VI rappelle que « le principal objet de la religion est […] de propager partout un esprit de soumission et d’obéissance ». Enfin, il prévoit la punition de la France. Il invoque son prédécesseur Clément VI [28]« qui ne cessa de poursuivre la punition de l’assassinat d’André roi de Sicile, en infligeant les peines les plus fortes à ses meurtriers et à leurs complices », et puisque le peuple français ne veut rien entendre[29] et même calomnie le pape, « laissons-le donc, écrit-il, s’endurcir dans sa déplorable dépravation, puisqu’elle a pour lui tant d’attraits ». Mais que la France « se souvienne des châtiments effroyables qu’un Dieu juste vengeur des forfaits a souvent infligés à des peuples qui avaient commis des attentats moins énormes. »[30]
Pie VII[31], malgré les soubresauts que connaît l’Europe espère encore dans les princes : « …les rois chrétiens et les chefs des États ne voudront sûrement nous laisser aucun motif de prier, d’exhorter, d’avertir et de réclamer. Ils savent parfaitement qu’Isaïe les a proclamés les « nourriciers » de l’Église et ils s’en glorifient. »[32]
Tout naturellement, il se réjouit de la restauration des Bourbons en la personne de Louis XVIII[33] en 1814 espérant que « la religion catholique serait délivrée sans aucun retard de toutes les entraves qu’on lui avait imposées »[34] pour « la rétablir dans tout son lustre et pourvoir à sa dignité. » Mais dans le même message, il déplore la nouvelle constitution qui établit les libertés de cultes, de conscience, de presse et espère « que le roi désigné ne souscrira pas les articles mentionnés de la nouvelle constitution. » Il invite l’évêque de Troyes auquel il s’adresse, à aller trouver le roi qui appartient à la lignée des « rois très chrétiens » et à lui dire de sa part que : « Nous ne pouvons nous persuader qu’il veuille inaugurer son règne en faisant à la religion catholique une blessure si profonde et qui serait presque incurable. Dieu lui-même, aux mains de qui sont les droits de tous les royaumes, et qui vient de lui rendre le pouvoir, au grand contentement de tous les gens de bien, et surtout de notre cœur, exige certainement de lui qu’il fasse servir principalement cette puissance au soutien et à la splendeur de son Église. »
Et même si les princes chrétiens se sont divisés, comme nous l’avons vu, ils tiendront à maintenir en Europe un commun dénominateur chrétien. C’est le sens de la Sainte-Alliance en 1815[35] qui fut conclue par le tsar Alexandre Ier, François Ier, empereur d’Autriche et Frédéric-Guillaume III de Prusse, c’est-à-dire par trois puissances orthodoxe, catholique et protestante qui affirmaient : « Leurs Majestés […] ayant acquis la conviction qu’il est nécessaire d’asseoir la marche à adopter par les Puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l’éternelle religion du Dieu sauveur : Déclarons solennellement que le présent acte n’a pour objet que de manifester à la face de l’univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l’administration de leurs États, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix… »[36]
Au la même époque précisément, Grégoire XVI insiste sur la nécessité pour les États de défendre la religion seule garante de leur stabilité : « une fois rejetés les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes et maintiennent la force et la vigueur de l’autorité, on voit l’ordre public disparaître, l’autorité malade, et toute puissance légitime menacée d’une révolution toujours prochaine. » Or, « Nous avons appris que, dans des écrits répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument partout les torches de la sédition ; il faudra bien prendre garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s’écartent des sentiers du devoir ». Et de rappeler la fameuse citation de Paul : « il n’est point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et celles qui existent ont été établies par Dieu ; ainsi résister au pouvoir c’est résister à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. » Les droits divins et humains s’élèvent […] contre les hommes qui, par les manœuvres les plus noires de la révolte et de la sédition, s’efforcent de détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes. » Dans ces conditions, « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères « et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers le Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs. » »[37]
Cette consécration du prince, gardien de la tranquillité, de l’ordre, de la paix, non seulement, comme nous l’avons déjà dit, empêche l’Église de juger en toute indépendance les guerres du prince mais peut amener à des situations paradoxales.
En1831, lors de l’insurrection polonaise contre la Russie, Grégoire XVI, sollicité par l’Envoyé extraordinaire russe d’exhorter le clergé polonais à ne pas sortir de ses attributions spirituelles, envoie le 19-2-1831 le bref Impensa caritas aux évêques polonais les invitant à la soumission au gouvernement russe, bref qui ne parvint pas, semble-t-il, aux destinataires. Le 1er mars 1831, c’est le gouvernement polonais qui demande, en vain, au Pape de soutenir la cause de l’indépendance polonaise auprès des autres puissances. Sollicité de nouveau par les Russes de rappeler au clergé polonais l’obéissance au pouvoir russe, Grégoire XVI adresse aux évêques de Pologne le bref Cum primum, le 9-6-1832[38]. Le Tsar n’est-il pas le « père des peuples », le « gardien de la foi » ?
Comme l’écrit J. Comblin, « la politique internationale du clergé resta, jusqu’à Léon XIII, basée sur le même principe : faire de Rome l’arbitre des rois chrétiens et de ceux-ci les défenseurs de la paix de la chrétienté »[39]. De la paix ou plus exactement de l’ordre ? Au détriment, bien souvent, des peuples ! A l’extérieur, les ennemis sont toujours les musulmans, « les pires des scélérats »[40].
Dans cet esprit, l’Église a pu apparaître comme le porte-parole du parti de la guerre. Non seulement elle s’est engagée dans la guerre pour maintenir la suprématie pontificale sur la société chrétienne[41] mais aussi dans des guerres politiques, en Italie, au profit des États pontificaux[42] et enfin dans les guerres des grandes monarchies européennes[43].
Comment donc ne pas croire qu’elle est du parti de la guerre lorsque le pape Grégoire XIII[44] accueille la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy[45] comme un « témoignage singulier de la miséricorde de Dieu béni. »[46] Clément VIII[47] reçut avec colère la proclamation de l’Edit de Nantes qui mettait fin en 1598 aux guerres religieuses en France.[48] Par contre, la révocation de cet Edit en 1685, par Louis XIV, cause de persécutions souleva Bossuet d’enthousiasme.[49]
Les premiers mouvements pacifistes sont nés au sein du christianisme. L’interdiction de tuer a été prise au pied de la lettre. Cette interprétation a été renforcée par le commandement de l’amour et par la certitude d’anticiper dès ici-bas le Royaume de Dieu, Royaume d’amour et de paix. Ce pacifisme chrétien implique dès l’origine une méfiance vis-à-vis des pouvoirs temporels qui n’hésitent pas à utiliser la violence et la guerre.
Durant les trois premiers siècles, les chrétiens furent nombreux à embrasser ce pacifisme surtout par désir de ne pas servir un empereur païen mais aussi parce que tuer leur paraissait incompatible avec leur vocation chrétienne. « Le Seigneur a ôté son épée à tout soldat quand il a désarmé Pierre » écrit Tertullien[1]. Il est plus légitime pour un chrétien d’être tué plutôt que de tuer[2]. Tertullien toutefois estime que le pouvoir politique a le droit de maintenir l’ordre même par des moyens coercitifs.
Maurice Barbier[3] présente deux non-violents comme deux exceptions. Saint Martin qui déclare, selon Sulpice Sévère[4], à l’empereur Constant, vers 341, alors qu’il n’y a plus de risque d’idolâtrie dans l’armée : « Je suis soldat du Christ ; il ne m’est pas permis de combattre »[5]. Paulin de Nole[6] félicite saint Victrice[7] d’avoir abandonné ses armes pour suivre le Christ : « Tu as jeté les armes de sang pour revêtir des armes de paix, refusant d’être armé par le fer par ce que tu l’étais par le Christ »[8].
Si l’on cherche une position officielle, on peut citer le pape Nicolas Ier qui écrit aux Bulgares en 866 : « Les passions de la guerre et des combats, et les causes de toutes querelles, ont été inventées sans aucun doute par la fourberie de l’art diabolique, et seul l’homme avide d’étendre son pouvoir, ou esclave de la colère, de l’envie ou de quelque autre vice, pourra rechercher ces choses et s’y complaire. C’est pourquoi, hors le cas de nécessité, c’est non seulement en temps de carême, mais en tout temps, qu’il faut s’abstenir de combattre. » [9]
Luther a eu longtemps, dans la famille catholique, la réputation d’être pacifiste[1], ce qui à une certaine époque était considéré comme une hérésie. Jusqu’au XXe siècle, plusieurs auteurs catholiques en furent persuadés. En 1520, le pape Léon X[2], dans la bulle Exsurge Domine dénonce les erreurs de Martin Luther et, parmi celle-ci, l’affirmation « Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités »[3]
En 1529, Sepùlveda dénonce le pacifisme en écrivant : « …et je sais que non seulement tu tiens pour suspects d’impiété, mais encore pour odieux et dangereux ces hommes dont j’entends se propager les murmures, qui, sous couleur de christianisme, affirment que la tolérance chrétienne interdit que l’on s’oppose par les armes à la violence des Turcs, instruments de la colère de Dieu, que l’on doit vaincre par la patience et non par la force. »[4] Vitoria précisera : « bien que l’unanimité se fasse parmi les catholiques en cette matière, Luther, cependant, lui qui s’est même de tout en souillant tout, affirme que les chrétiens n’ont pas le droit de prendre les armes même contre les Turcs ».[5] d’une manière générale, les penseurs espagnols de l’époque répéteront cette prise de position, pour la condamner.[6]
qu’en est-il exactement ?
Dans son long commentaire du quatrième commandement, Luther loue l’obéissance aux « autorités supérieures », au prince, « père de tous les habitants d’un même pays » et condamne la révolte : « Celui qui est soumis, respectueux, serviable et qui s’acquitte avec plaisir des devoirs que l’honneur lui impose, est agréable à Dieu et aura pour récompense de la joie et du bonheur. Celui, au contraire, qui ne se soumet pas volontairement, mais qui résiste et se révolte, ne peut attendre ni miséricorde ni bénédiction (…). Et d’où vient que le monde est si plein d’infidélité, de honte, de misère et de meurtre, si ce n’est de ce que chacun veut être son propre maître et faire ce qui lui plaît ? »[7] Dans le commentaire du cinquième commandement, il précise que « ce commandement ne concerne pas les autorités, et que le pouvoir d’ôter la vie ne leur est pas ôté ; car Dieu a donné aux magistrats le pouvoir de punir, comme il l’avait donné autrefois aux parents qui étaient obligés de traduire eux-mêmes leurs enfants en justice et de les condamner à mort (Dt 21, 18-21). Cette défense n’est donc pas faite à ceux qui sont appelés à exercer la justice, mais à chacun de nous en particulier »[8]. Il faut donc se soumettre aux autorités supérieures et elles seules ont le droit de tuer. Comme le remarque un commentateur, « s’il faut obéir à l’autorité, c’est celle-ci et non plus l’instance de la conscience ou le Droit qui décide de la « guerre juste » et de la « guerre injuste ». Mais dans une guerre, ce sont deux autorités qui se font face et chacun des ennemis conduirait donc une guerre juste et toutes les guerres alors seraient justes puisque Luther refuse de nous soumette un quelconque critère religieux ou moral ou juridique autre que l’interdiction de pratiquer sa foi -la nouvelle foi, cela va de soi. La soumission à l’autorité qui en a décidé est donc le seul critère de la guerre juste. »[9]
Bref, l’autorité temporelle a le droit et le devoir de « porter le
glaive ».[10] car
c’est pour cela qu’il porte le glaive afin de maintenir dans la crainte
-pour qu’ils laissent aux autres paix et repos- ceux qui ne se soucient
pas de cet enseignement divin. En cela non plus il ne cherche pas son
propre avantage, mais le profit du prochain et l’honneur de Dieu ; sans
doute aimerait-il lui aussi se tenir tranquille et laisser reposer son
épée, si Dieu n’avait pas prescrit cela pour réprimer les méchants […]
ainsi, le prince qui gagne la guerre, c’est celui par qui Dieu a battu
les autres » (Magnificat, 1521)
« En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et
le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu’ils
existent en ce monde de par la volonté et par l’ordre de Dieu[…] Si donc
le Christ n’a pas porté le glaive, et s’il n’en a pas fait l’objet d’un
enseignement, il suffit qu’il ne l’ait pas interdit ni aboli, mais
reconnu. » (De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance
qu’on lui doit, 1523)
]
En fonction de ces principes, comment Luther a-t-il réagi face aux conflits ou aux menaces de conflit de son temps ?
Quel attitude eut-il, par exemple, lors de la guerre des paysans qui de, 1524 à 1526, qui fit rage dans de nombreuses régions d’Allemagne. Rappelons que ces paysans qui vivaient dans des conditions misérables réclamaient avec modération plus de justice au nom de l’Évangile[11].
A leur tête se trouvaient nobles mécontents et des chefs anabaptistes
qui vont donner une justification religieuse à la
révolte[12] en faire ? L’employer à supprimer
et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Évangile, si vous
voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ a très solennellement
ordonné (Lc 19, 27) : saisissez-vous de mes ennemis et étranglez-les
devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces fades niaiseries que la
puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée ; autrement elle
pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la
révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci, de même
qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de
Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Église
chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des
vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moïse 5, 7) :
« Vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels,
brisez leurs images et brûlez-les, afin que mon courroux ne s’abatte sur
vous ! » » (MARX et ENGELS Fr., op. cit ., pp. 112-113). Son
programme « frisait le communisme » : aucune différence de classe,
aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État, biens en commun et
égalité la plus complète (id., pp. 114-115). Son langage devait plaire
aux pères du communisme moderne : « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui
sont responsables de ce que les pauvres deviennent leurs ennemis. S’ils
se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils
supprimer la révolte elle-même ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le
Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer !
Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit,
je suis un rebelle ! » « Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta
bouche, afin que tu déracines, brises, détruises, renverses, que tu
construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les
princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. qu’ils se battent !
la victoire est certaine, pour la ruine des puissants tyrans impies. »
(Ecrits politiques de Th. Müntzer, in MARX et ENGELS, op. cit., p.
116)
Comment la protestation religieuse a-t-elle pu s’associer à la
protestation politique ? Comment la réforme a-t-elle pu susciter des
hérésies radicales, il n’y a rien d’étonnant à cela selon certains
auteurs : « la nature même de la réforme protestante la rendait
vulnérable à d’infinies interprétations. Détrôner le pape et détruire la
hiérarchie ecclésiastique encourageait toutes les dissidences ; affirmer
que la foi seule sauve libérait l’action ; fonder la vérité sur les
seules Écritures, offertes aux simples fidèles dans leur langue de tous
les jours, faisait de tout un chacun un prêtre. Plus menaçante encore
pour le Réformateur, la revendication de la liberté religieuse se
doublait chez les radicaux de tout poil qui poussaient aux marges de
« sa » réforme, d’exigences sociales et politiques proprement
révolutionnaires. Là où lui exaltait la « liberté » du chrétien »,
liberté purement spirituelle s’entend, certains s’empressaient de la
traduire en liberté, ici et maintenant. Là où lui abolissait la
hiérarchie de sainteté entre l’ordre sacerdotal et les simples croyants
et affirmait que tous les chrétiens étaient égaux devant Dieu, eux
s’écriaient qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie et que tous
étaient égaux, ici et maintenant. » (BARNAVI Elie et ROWLEY Anthony,
Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe
siècle, Perrin, 2006, pp. 49-50).
].
Pour Luther, cette guerre est illégitime puisque les paysans nient l’autorité dont ils dépendent. C’est avec une violence extrême qu’il dénonce l’action des paysans dans un libelle intitulé « Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans » au début du mois de mai 1525.[13]
Le ton de cette lettre est très dur. Luther reprochent trois péchés aux insurgés : ils ont rompu leur vœu d’obéissance à l’autorité, ils pillent et saccagent cloîtres et châteaux et couvrent de l’Évangile leur péché. En fait, ils servent le diable. « Je crois, écrit Luther, qu’il n’y a plus un seul diable en enfer, mais que tous sont entrés dans les paysans ». Ils sont d’ailleurs menés par l’ « archidiable » qui n’est autre que Müntzer. Il n’y a « rien de plus venimeux, de plus nuisible et de plus diabolique qu’un insurgé » et donc celui qui « le premier qui peut l’égorger commet une bonne action ». Le seigneur qui « en a le pouvoir et ne châtie pas, que ce soit par meurtre ou par effusion de sang, […] est responsable de tous les meurtres commis par ces coquins » : « c’est l’heure du glaive et de la colère et non pas l’heure de la grâce ». « Pourfende, frappe et étrangle qui peut ». « Un prince peut, en répandant le sang gagner le ciel mieux que d’autres en priant. » L’autorité doit « frapper avec bonne conscience ». Il a pour lui la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans l’Epître aux Romains (13, 1-4). « Le paysan qui y perdra la vie sera perdu corps et âme et appartiendra éternellement au diable »
Ainsi encouragée, la répression fut terrible. Dès le 12 mai et le 15 mais, les différentes bandes de paysans furent anéanties par des armées professionnelles mobilisées par les princes. On estime que sur 300.000 insurgés, 100.000 furent massacrés.
Cette hécatombe interpella la conscience de nombreux réformés qui tinrent Luther pour responsable de la brutalité de la riposte[14].
Au mois de juillet de cette même année 1525, Luther répond longuement[15] à ses détracteurs dans une lettre adressée au comte de Mansfeld.[16]
Rappelant qu’il a pour lui l’épître aux Romains et maint texte de l’Ancien testament, Luther accuse : « c’est se mêler aux séditieux que de s’occuper d’eux, les plaindre, les justifier et avoir pitié d’eux, alors que Dieu n’a pas pitié d’eux mais qu’il veut les voir châtiés et détruits ». Ceux qui condamnent son livre « ce sont sûrement des partisans des paysans, des séditieux et de vrais bouchers, ou bien ils sont égarés par de telles gens. » Ce sont des « flatteurs dix fois pires des gredins criminels et des paysans cruels », des « meurtriers sanguinaires ». Le contradicteur n’est « qu’une araignée qui suce du venin de la rose ». Derrière sa « fourberie » il voit « le diable noir et hideux ». Il ne sert à rien de rappeler au réformateur le devoir de miséricorde car « les paroles qui traitent de miséricorde concernent le royaume de Dieu et les chrétiens, et non pas le royaume temporel », « royaume de la colère et de la rigueur », « le pouvoir temporel, par grande miséricorde, doit être sans miséricorde ». Il persiste donc et signe : « ce que j’ai écrit alors, je l’écris encore maintenant. Que personne n’ait la moindre pitié pour les paysans entêtés, endurcis et aveuglés qui ne se laissent rien dire, mais que frappe, pourfende, étrangle et donne des coups parmi ces gens comme parmi des chiens enragés, qui le peut et comme il le peut ». » Il renchérit : « un insurgé ne mérite pas qu’on lui réponde par la raison ; il ne l’accepte d’ailleurs pas ; mais c’est avec le poing qu’il faut répondre à ces individus, que le sang leur jaillisse par le nez. Les paysans aussi n’ont pas voulu entendre et ne se sont rien laissé dire ; il a fallu alors leur débrider les oreilles avec des pierres à arquebuse, afin que les têtes sautent en l’air ». Les autorités devaient, « sans attendre, frapper dans la foule des insurgés, sans se soucier de savoir si elles atteignent des coupables ou des innocents. Et si elles frappaient des innocents, elles ne doivent pas en faire un cas de conscience, mais reconnaître que par là, elles accomplissent le service de Dieu ».[17]
Essentiellement la faute des paysans c’est de s’être insurgés[18] alors qu’ils avaient la paix et la sécurité. Faisant allusion à leur situation économique, Luther estime qu’ils devraient apprendre « dorénavant à remercier Dieu d’avoir dû livrer une vache pour pouvoir jouir en paix de l’autre. » Quant à leur rêve d’égalité politique, Luther lui oppose cette sentence : « L’âne veut avoir des coups, et la plèbe être gouvernée par la force ».[19]
Enfin, si certains, lors de la répression ont abusé de leur pouvoir, écrit-il, « ce n’est pas de moi qu’ils l’ont appris »
A la question de savoir « Les soldats peuvent-ils être en état de grâce ?[20], Luther répond positivement: « C’est pourquoi aussi Dieu honore si grandement le glaive, au point qu’il le nomme son ordre propre […] Ainsi donc, il faut considérer avec des yeux d’homme la raison pour laquelle l’office de la guerre ou du glaive égorge et agit avec cruauté ; on trouvera alors la preuve que cet office est divin en soi et qu’il est aussi utile et nécessaire au monde que le manger et le boire ou toute autre œuvre. […] Je serais presque tenté de me vanter que, depuis le temps des Apôtres, personne d’autre que moi n’a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel et l’autorité. »
Pour ce qui est de la guerre contre les Turcs, le texte de Luther qui a inspiré à Léon X la condamnation signalée se trouve dans un opuscule de 1518 consacré à la pénitence et à l’absolution des péchés[21] où le réformateur écrit : « Bien que beaucoup de gens d’Église, et non des moindres, ne songent à rien d’autre qu’à guerroyer contre le Turc, il va de soi qu’ils s’apprêtent à faire la guerre non pas à leurs injustices, mais à la verge qui châtie celle-ci, et qu’ils vont ainsi s’opposer à Dieu, lui qui nous dit : par cette verge, j’éprouve vos iniquités puisque vous-mêmes ne les éprouvez pas. »[22] Il est clair que Léon X a simplifié la pensée de Luther en négligeant tout le contexte.
Or, en 1529, Luther consacre un livre à La guerre contre les Turcs où sa position est claire : « De stupides prédicateurs font croire au peuple qu’on ne doit pas combattre les Turcs ; des extravagants enseignent qu’il est défendu aux chrétiens de leur résister les armes à la main. » Et il explique la citation de 1518 qui inspira à Léon X sa condamnation et pourquoi il écrivait que combattre les Turcs s’était s’opposer à Dieu : « C’est parce que c’était une guerre religieuse à laquelle on nous conviait, la guerre du Pape, guerre qu’il ne voulait pas lui-même sérieusement, la guerre de Dieu contre l’incrédulité. Non, le chrétien ne doit pas défendre sa foi avec des armes charnelles ; car s’il en était ainsi, c’est le Pape lui-même qu’il nous faudrait combattre. Néanmoins, dans ce péril qui nous menace, les chrétiens ont leur rôle aussi : Christianus doit combattre aussi bien que Carolus…. »
Difficile donc de considérer Luther comme un pacifiste…[23] Selon un commentateur, « Luther préférait le bon vieux droit germanique aux subtilités érudites du droit romain, ce qui revient à dire que le triomphe de la force était pour lui le jugement de Dieu. »[24]
Il faut toutefois reconnaître que la position de Luther a évolué et qu’il fut très embarrassé par sa propre volonté de respecter et faire respecter l’autorité légitime à part celle du Pape. Paul (Rm 13) l’a persuadé que le chrétien doit respecter l’autorité civile pour ce qui est du royaume terrestre, de la sphère temporelle et même si cette autorité est tyrannique. On a vu que ce principe justifiait son opposition à la guerre des paysans. Le problème va se poser de nouveau lorsque les princes catholiques constituèrent une ligue de défense face aux États luthériens et que ceux-ci envisagèrent à leur tour une alliance semblable. Tous ces princes étant, par ailleurs, sujets de l’empereur catholique Charles-Quint. Luther n’était pas partisan d’une telle alliance même défensive car elle témoignait d’un manque de confiance en Dieu, risquait d’entraîner une guerre préventive en soi impie et associait des États gagnés aux théories « blasphématoires » de Zwingli[25]. Il admettait une alliance avec les puissances catholiques contre les Turcs par exemple mais refusait « un pacte ou une alliance de défense sans l’existence d’un danger préalable. Il continuait également à refuser une alliance dirigée contre l’Empereur, qui restait pour lui une autorité instituée par Dieu, et donc légitime. »[26] Une attaque contre un territoire catholique était pour lui impensable et même si l’Empereur était injuste, il fallait supporter l’injustice aussi longtemps que l’Empereur serait empereur. La position de Luther ne fut guère appréciée et Luther, en 1530, finit par changer d’avis dans la mesure où il estima que l’Empereur avait agi illégitimement en exigeant, cette année-là, que les États protestants reviennent dans les six mois à l’ancienne religion en attendant qu’un concile prenne une décision. La résistance devenait légitime. Dès lors, Luther accepta mais à contrecoeur[27] la Ligue de Smalkalde (1531), association d’assistance mutuelle, en lui recommandant la modération, autorisant la résistance en cas d’attaque pour motif religieux, interdisant toute guerre préventive. Si jamais l’Empereur déclenchait une guerre, ce qui ne se produisit pas, « ce serait sous l’influence des évêques et du pape, contre lesquels il est licite de se défendre. Dans une telle guerre, […] l’Empereur n’interviendrait pas en tant qu’Empereur, mais en tant que « soldat et brigand du pape » »[28]. Contre le pape, l’ « Antéchrist », la « bête de l’abîme », la révolte est un devoir.
Aussi convaincu que Luther par le chapitre 13 de l’Epître aux Romains, Calvin, la paix civile doit être respectée, de même que tout pouvoir qui vient de Dieu. Un sujet ne peut se révolter contre un pouvoir même s’il est tyrannique. Pour le Réformateur, très classiquement, « il y a des guerres justes, et il est donc légitime que les princes et magistrats organisent leurs armées et fassent même des alliances miliaires avec leurs voisins. »[29] Mais est-il permis de défendre le royaume de Jésus-Christ par les armes ?
La réponse est nuancée mais positive : « Car quand il est commandé aux rois et aux princes de faire hommage au Fils de Dieu, non seulement ils sont admonestés de s’assujettir quant à leurs personnes sous son obéissance et sa domination, mais aussi d’employer tout ce qu’ils ont de puissance pour maintenir l’Église et défendre la vraie religion. […] bien que les rois fidèles maintiennent le royaume de Jésus-Christ par le glaive, toutefois cela se fait bien d’une autre façon que les royaumes mondains n’ont coutume d’être défendus. Car comme le royaume du Christ est spirituel, ainsi il faut qu’il soit fondé en la doctrine et en la vertu su Saint-Esprit. En cette même sorte aussi se parfait son édification ; car ni les lois, ni les édits des hommes n’entrent jusque dans les consciences. Cela toutefois n’empêche point que par accident les princes ne maintiennent et défendent le royaume de Jésus-Christ ; en partie quand ils ordonnent et établissent la discipline externe, en partie quand ils prêtent leur protection et défense à l’Église contre les méchants. Toujours est-il que la perversité du monde fait que le royaume de Jésus-Christ est plus confirmé et établi par le sang des martyres que par la force des armes. »[30]
Dans la première préface de la Bible de Genève (1535), Calvin déclare : « Et vous, rois, princes et seigneurs chrétiens, qui êtes ordonnés de Dieu pour punir les iniques et entretenir les bons en paix selon la Parole de Dieu, à vous il appartient de faire publier, enseigner et entendre par tous vos pays, régions et seigneuries cette sainte doctrine tant utile et nécessaire, afin que par vous Dieu soit magnifié et son Évangile exalté, comme de bon droit il appartient que tous rois et royaumes, en toute humilité, obéissent et servent à sa gloire. Pour ce faire, il ne suffit pas de confesser Jésus-Christ et faire profession d’être siens pour en avoir le titre sans la vérité et la chose ; mais il faut donner lieu à son saint Évangile et le recevoir en parfaite obéissance et humilité, ce qui est bien l’office d’un chacun. Mais il appartient spécialement à vous de faire qu’il ait audience et qu’il soit publié par vos pays pour être entendu de tous ceux qui vous sont commis en charge, afin qu’ils vous reconnaissent serviteurs et ministres de ce grand roi, pour le servir et honorer en vous obéissant sous sa main et conduite. […] [Il faut encore] procurer que la bonne doctrine de vérité et pureté de l’Évangile demeure en son entier, que la sainte Écriture soit fidèlement prêchée et lue, que Dieu soit honoré selon la règle d’icelle, et l’Église bien policée, que tout ce qui contrevient ou à l’honneur de Dieu ou à la bonne police de l’Église soit corrigé et abattu, tellement que le règne de Jésus-Christ fleurisse en la vertu de sa Parole. »[31]
Calvin a été surtout choqué par les excès des anabaptistes et de tous les fauteurs de désordres. On sait aussi qu’il a sa part de responsabilité dans la condamnation à mort de Michel Sevret bien qu’il ait réclamé une mort moins spectaculaire et douloureuse que la mort sur le bûcher.[32]
[1]
Bartolomeo de Las Casas a certainement connu le célèbre théologien Francisco de Vitoria qu’il appellera « ce maître dont la doctrine a répandu une si grande lumière en Espagne »[2] ou, du moins, sa pensée. En tout cas, il se liera d’amitié avec les disciples du maître, notamment Domingo de Soto[3], Bartolomé Carranza[4], Melchior Cano[5], tous dominicains.[6]
On peut reprendre ici quelques faits importants de la vie de Las Casas
En 1502, il embarque pour Hispaniola, l’Ile espagnole Haïti, où l’on transpose le système de l’encomienda (repartimiento en Andalousie) imaginé lors de la reconquête : les chevaliers avaient reçu « des terres et des villages, avec juridiction sur les habitants, qui, devenus vassaux, versaient un tribut et s’acquittaient de corvées » En Amérique, on pratique de même mais l’encomendero « devait en retour entretenir une force armée et, surtout, soutenir le culte divin et se préoccuper de la conversion de « ses Indiens ». »[7]
La reine Isabelle était de bonne intention[8] mais les conquérants recherchent or et esclaves. De plus, ils étaient influencés par la théorie d’Henri de Suse[9], cardinal, évêque d’Ostie. Grand spécialiste du droit canon.] : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ».[10]
Dès leur arrivée en 1510 en Amérique, les dominicains prirent la défense des Indiens et plaidèrent leur cause auprès du roi. En 1512, les lois de Burgos stipulèrent que le travail était limité à neuf mois par an, que les encomenderos devaient construire des églises, instruire les Indiens dans la foi, confier aux moines les fils des caciques à partir de 13 ans.
En 1513, est institué le principe du requerimiento[11] : des interprètes lisent aux Indiens un bref récit de l’histoire du monde où sont présentées la révélation chrétienne, la papauté et la donation d’Alexandre VI ; ensuite les Indiens sont « requis » de reconnaître l’Église souveraine et le roi d’Espagne qui agit en son nom et d’autoriser l’enseignement de la religion sous peine de guerre[12].
Las Casas est ordonné prêtre en 1512 et en 1514 a lieu la « conversion » de Las Casas méditant le chapitre 34 de l’Ecclésiastique.
En 1515, il rentre en Espagne car il veut concilier le salut des Indiens et les intérêts des colons. Pour cela, il élabore plusieurs plans[13].
En 1516, il retourne à Hispaniola comme « Procureur des Indiens ». De retour, en 1517, dans la métropole, il est chargé par Charles Quint de « remédier aux maux des Indiens »[14]
En 1519 a lieu la « controverse de Barcelone ». Juan de Quevedo, évêque du Darien (province de l’Est du Panama) l’accuse d’être un « homme peu lettré qui se mêle de s’occuper de questions qu’il ignore »[15]. Devant le roi, l’évêque déclare que les Indiens « sont des êtres inférieurs, des esclaves par nature » selon la distinction défendue par Aristote. Las Casas réplique que cet avis « est aussi éloigné de la vérité que les cieux le sont de la terre ». Il précise que les Indiens « sont des hommes très aptes à recevoir la doctrine chrétienne, à pratiquer toute espèce de vertus et à adopter des coutumes vertueuses (…) ce sont des êtres libres par nature. »[16]
En 1520, il retourne aux Amériques où il prend l’habit de saint Dominique et reçoit une solide formation doctrinale. De plus, depuis leur arrivée sur les terres nouvelles, dominicains et franciscains défendent l’idée d’une évangélisation pacifique et leurs efforts seront couronnés par la promulgation, par le pape Paul III[17], en 1537, des brefs Pastorale officium[18] et Veritas ipsa[19], de la constitution Altitudo divini consilii[20] et enfin de la bulle Sublimis Deus[21], documents qui traitent des affaires indiennes et en particulier de l’esclavage puni d’excommunication.
En 1537 commence l’évangélisation de la « terre de guerre », région rebelle du Guatemala. Las Casas obtient que, pendant cinq ans, aucun Espagnol ne puisse pénétrer à l’exception des missionnaires et qu’aucune encomienda n’y soit établie.
En 1539, il est de nouveau en métropole pour soutenir la cause des Indiens. Et en 1542, sont promulguées les Leyes nuevas. Elles interdisent les concessions d’Indiens ; les encomiendas existantes retourneront à la Couronne après la mort de leurs bénéficiaires ; tous les indigènes sont appelés à devenir « libres vassaux du Roi » ; l’esclavage est aboli, et il est interdit d’utiliser les Indiens dans les pêcheries de perles.[22]
En 1543, Las Casas fait partie du Conseil des Indes et est nommé évêque de Chiapa.
En 1545, il repart pour les Indes où les lois nouvelles sont mal accueillies. En 1546, l’Assemblée ecclésiastique de Mexico déclare que « le but de l’occupation par les Espagnols est d’ordre spirituel ; les Indiens ne peuvent être enseignés que par la persuasion ; les asservissements d’Indiens opérés au cours de guerres de conquêtes sont illégitimes ». Il est décidé d’« élaborer un manuel du confesseur où seraient taxées les restitutions exigibles des conquistadors » [23]
En 1547, il retourne en métropole et en 1550 a lieu la célèbre « Controverse de Valladolid » sous la présidence de Domingo de Soto. Las Casas y est opposé au théologien Juan Ginés de Sepùlveda[24]qui se présente comme l’avocat des conquistadors. Ce n’est certes pas le premier venu : spécialiste d’Aristote, il est proche du pape Adrien VI, il a été chargé par le cardinal Cajetan de revoir le texte grec du Nouveau testament ; de plus, il est le chroniqueur de Charles Quint et le précepteur du futur Philippe II. Sous le pseudonyme de Democrates, Sepúlveda développa ses idées dans deux ouvrages[25].
Sepúlveda déclare que la guerre contre les Indiens est licite et que l’on peut employer la force contre les Indiens dans l’intérêt de l’évangélisation[26] pour quatre raisons :
« 1° La gravité des délits des Indiens, principalement leur idolâtrie et leurs péchés contre nature. » Ils sont idolâtres.
« 2° La grossièreté de leur intelligence qui en fait une nation « servile » et barbare, destinée à être placée sous l’obédience d’hommes plus évolués comme le sont les Espagnols. » Ils sont esclaves de nature.
« 3° Les besoins mêmes de la foi, car leur sujétion rendra plus facile et expédiente la prédication qui leur sera faite. » Leur soumission facilite la prédication.
« 4° Les maux qu’ils s’infligent les uns aux autres, tuant des hommes pour les offrir en sacrifice ou pour les manger. » Il faut délivrer les innocents qu’ils font périr.
Sepúlveda s’appuie sur les Écritures : la destruction des idoles et de leurs temples dans Dt 12, la destruction de Sodome et Gomorrhe dans Gn 18-19, les menaces de destruction lancées par Dieu à son peuple dans Lv 26, l’injonction de Lc 14 : « Force-les à entrer ») et l’exemple de rois chrétiens conseillés par des saints.
Las Casas réplique que ces exemples doivent nous inspirer la crainte mais non nous inciter à la violence, qu’il faut faire, comme saint Thomas la distinction entre l’apostat et le païen. Il rappelle aussi ce que dit st Thomas dans le De Veritate : « la contrainte dont il s’agit n’est pas coercition mais efficace persuasion »[27].
Las Casas a aussi ses références : 1 Co 5, 12-13[28] ; saint Augustin 6ème sermon De puero centurionis[29] ; et Ac 16 sur la force de la doctrine.
Le rôle du pape auquel se référait Sepúlveda, est « d’empêcher les rois chrétiens d’entreprendre d’injustes guerres » et de veiller à la prédication de la foi et « les moyens à mettre en œuvre pour cette tâche ne peuvent être le vol, scandales, asservissements, massacres, dépeuplements de royaumes, toutes choses qui font prendre en exécration la foi chrétienne et qui ne peuvent être le fait que de cruels tyrans. »[30] Las Casas accuse Sepúlveda d’avoir faussement interprété ce texte comme le prouvent par ailleurs les instructions royales.
Las Casas contestera aussi la théorie selon laquelle les Indiens seraient « naturellement esclaves » en s’appuyant sur st Thomas et Aristote lui-même
Le débat ne fut jamais conclu officiellement mais le livre de Sepúlveda De las justas causas de la guerra contra los Indios, fut interdit en Espagne et le mot « conquête » fut aboli et remplacé par « nouvelles découvertes »[31].
Mais revenons aux arguments en présence.
Les trois premiers arguments de Sepúlveda repoussés par l’Ecole de Salamanque, le quatrième non. Or Las Casas, sur ce point (il faut délivrer les innocents qu’ils font périr), se montre plus intransigeant et radical que Vitoria et ses héritiers. Les innocents sont, dit-il, « de droit divin sous la protection de l’Église » mais il ne faut pas aller jusqu’à faire la guerre pour les délivrer « car de deux maux il faut choisir le moindre »[32] Pour lui, les Indiens sont de bonne foi et pensent ainsi honorer la divinité.[33]
Face au 3ème argument (la soumission facilite la prédication), il va aussi plus loin que Vitoria : « Si toute la république indienne, d’un commun accord, refuse de nous écouter, nous ne pouvons pour autant lui faire la guerre »[34] Vitoria, lui, admettait l’emploi de la force si les indigènes faisaient obstruction à la prédication.
Las Casas n’admet en aucun cas le recours à la force[35] et il en appelle au Pape Pie V pour qu’il excommunie ceux qui préconisent la force dans l’œuvre d’évangélisation[36]. Las Casas développera sa pensée dans De unico vocationis modo omnium gentium ad veram religionem (1522-1537) : « Après avoir instruit ses apôtres, le Seigneur (…) leur donna les règles à suivre à l’égard de ceux qui ne voudraient pas les recevoir : « Si l’on refuse de vous accueillir et d’écouter vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville en secouant la poussière de vos souliers… » On voit clairement par ces paroles que le Christ n’a donné à ses apôtres licence et autorité pour prêcher l’Évangile qu’à l’égard de ceux qui, librement, seraient disposés à les écouter ; mais non licence de forcer ou de molester ceux qui s’y refuseraient. »[37]
« Ainsi donc il est clair que le Christ n’a donné à personne le pouvoir de contraindre ou de molester les infidèles qui se refusent à écouter la prédication de la foi ou à accueillir les prédicateurs sur leur territoire. Et s’il pouvait subsister quelque doute concernant ce point, que l’on remarque la conduite du Christ lui-même : se rendant à la cité de Jérusalem et obligé de faire un détour par la Samarie, il envoya devant lui Jacques et jean pour préparer ce qui était nécessaire à l’hébergement ; mais les Samaritains ne voulurent pas les recevoir ; et les Apôtres, indignés de cette inhumanité et d ce refus, dirent au Seigneur : « Veux-tu que nous commandions au feu du ciel de les consumer ? » Mais Jésus se tourna vers eux et leur répondit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Le Fils de l’Homme est venu non pour perdre les hommes mais pour les sauver » (Lc 9). L’Esprit du Christ est en effet un esprit de douceur. »[38]
« De même qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine raisonnable répandue dans le monde entier (…) il n’y a (…) qu’une seule manière d’enseigner, qui s’adresse à tous les hommes du monde, quelles que soient leurs sectes, leurs erreur, la corruption de leurs coutumes. Selon saint Ambroise (De vocatione omnium gentium), l’homme ne cesse d’être homme même par l’excès et l’horreur de ses mauvaises actions. Et, quand il se tourne vers la Bonté divine (…), il devient une nouvelle créature : non pas substantiellement une autre créature, mais une créature renouvelée, après être tombée. Ainsi donc, la substance même de l’homme ne change, ni par la faute, ni par la grâce. (…) Saint Jean Chrysostome vient appuyer notre affirmation lorsqu’il écrit, dans sa 14e homélie sur saint Matthieu : « La grâce de Dieu est toute-puissante pour redresser et ramener à la raison les esprits des Barbares - celle de ce Dieu qui changea le cœur de Nabuchodonosor (…). Elle est toute-puissante pour changer le cœur des bons comme le cœur des mauvais ». »[39]
Dans son Historia de las Indias, Las Casas n’envisage que la guerre avec les infidèles et affirme qu’ « aucun chrétien n’a le droit de faire la guerre ni de causer aucun dommage à quelque infidèle que ce soit, Arabe, Turc, Indien, à quelque loi ou secte qu’il appartienne ; sinon il commet de très graves péchés mortels et se trouve dans l‘obligation de restituer ce qu’il a pris. » Toutefois, il ajoute qu’ « il ne lui est permis de faire la guerre contre les infidèles qu’à trois conditions seulement. (…)
La première, si ces infidèles attaquent et inquiètent la chrétienté, actuellement, ou bien habituellement (c’est-à-dire s’ils se tiennent prêts à l’offensive, bien qu’ils ne soient pas encore passés à l’action, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils attendent l’occasion favorable)[40] (…).
La seconde condition qui nous permet de faire une juste guerre contre les infidèles se présente lorsqu’ils persécutent malignement notre foi et religion chrétienne, qu’ils tuent sans raison ceux qui la prêchent, ou les contraignent par la force à l’abjurer (…). Mais j’ai dit « sans raison légitime » ; car si les infidèles tuent et persécutent les chrétiens à cause des maux et dommages qu’ils en ont reçus, et que les prédicateurs en subissent les funestes conséquences, non en tant que prédicateurs mais parce qu’ils appartiennent à la nation qui les a offensés, il serait tout à fait injuste à nous de leur faire la guerre et de prétendre les châtier (…) car ils ne sont nullement condamnables.
La troisième condition qui autorise une juste guerre contre les infidèles se présente lorsque ceux-ci détiennent injustement nos royaumes et nos terres et se refusent à nous les rendre. Ce motif est très général et toute nation est ainsi autorisée par la loi naturelle à faire une juste guerre contre une autre nation. Mais il lui faudra, avant de s’y décider, bien peser son bon droit et le tort de la nation adverse surtout si la querelle est déjà ancienne (…). Car la guerre est un fléau si pestilentiel (…) que les nations chrétiennes sont dans l’étroite obligation d’examiner longuement la justice de leur cause, et de considérer les scandales, morts, dommages, de toutes sortes que la guerre entraînerait pour les infidèles, qui sont leurs prochains, ainsi que l’empêchement à leur conversion ; et aussi les risques qu’elle comporte pour beaucoup de chrétiens qui, pour la plupart, y participent avec une intention impure et y commettent de très grand péchés (…). A supposer donc que certains infidèles posséderaient des territoires qui nous appartiennent et ne voudraient pas nous les rendre, si néanmoins ils vivent en paix dans les limites de leurs frontières sans nous attaquer, et ne portent pas préjudice à notre foi, la légitimité d’une guerre que nous entreprendrions contre eux serait très douteuse devant le Tribunal de Dieu. »[41]
Sur un plan général, Las Casas s’en tient à la théorie de saint Augustin : « Il faut poursuivre la paix de toute sa volonté et ne recourir à la guerre que par nécessité absolue »[42] Il en déduit que « dans le cas des indiens, nous ne nous trouvons pas devant cette nécessité absolue de faire la guerre ».[43] Pour lui ce n’est pas par les armes qu’on extirpera la coutume des sacrifices humains mais par la prédication de l’Évangile. On ne peut non plus forcer les Indiens à abandonner leurs divinités car « non seulement ils sont en droit de défendre leur religion, mais le droit naturel les y oblige, et s’ils ne vont pas jusqu’à exposer leurs vies pour défendre leurs idoles et leurs dieux, ils pèchent mortellement. La raison en est, entre beaucoup d’autres, que tous les hommes sont tenus, par loi naturelle, d’aimer et de servir Dieu plus qu’eux-mêmes, et de défendre l’honneur et le culte divins jusqu’à la mort inclusivement (…). Et il n’y a aucune différence quant à cette obligation entre ceux qui connaissent le véritable Dieu, c’est-à-dire les Chrétiens, et ceux qui ne le connaissent pas et qui estiment véritable quelque divinité (…). Car la conscience erronée oblige à l’égal de la conscience droite, licet non eodem modo[44]. »[45]
On peut résumer ainsi la philosophie de Las Casas : il croit à l’unité du genre humain, à l’universalité de la bonne nouvelle adressée à toutes les nations car tous les hommes sont capables de recevoir la foi, que l’Église n’a pas à exercer un pouvoir temporel direct et que le droit divin n’abolit pas le droit humain.[46]
Le pacifisme de Las Casas déteignit sur Domingo de Soto. Dans son cours de 1553, De justicia et jure, on lit : « Nos armes sont l’amour et la persuasion » ; « C’est rendre la foi odieuse que de l’imposer par les armes » ; il rappelle aussi l’épître aux Romains : « Il n’est jamais permis de faire le mal pour que le bien s’ensuive » ; il doute, au contraire de Vitoria, qu’on ait le droit de punir les crimes d’anthropophagie et de sacrifices humains ; comme Las Casas, à propos du Dt 9, à propos de la conquête musclée des peuples idolâtres, il rappelle que Dieu seul a le droit de châtier les pécheurs.[47] On sait aussi que, vers 1567-1568, deux jeunes missionnaires jésuites qui avaient suivi les cours de Domingo de Soto à Salamanque mirent en question la présence espagnole au Pérou. François Borgia (le futur saint)[48] dut calmer leurs scrupules et chargea le P. José de Acosta[49] de mettre au point une théologie missionnaire équilibrée.[50]
En attendant que des structures internationales efficaces se mettent en place, on ne peut rester sans réagir aux innombrables manifestations de violence qui émaillent notre quotidien. Et on ne peut attendre indéfiniment une paix générale toujours problématique et pourtant nécessaire au développement des sociétés.
Ainsi sont apparues des théories immédiatement applicables par tout un chacun visant à juguler la violence ou à la remplacer par d’autres moyens d’action.
Tout d’abord, posons-nous la question de savoir quel chrétien était Erasme[51]. Etait-il protestant ou non ? Il répond lui-même à un ami réformateur : « Si (…) tu essaies de me faire embrasser la secte que tu défends, je l’aurais déjà fait depuis longtemps de moi-même, crois-moi, si mon esprit pouvait se laisser convaincre par des fables. Mais me faire embrasser une religion contre laquelle proteste ma conscience, nul ne le pourra jamais et, en tout cas dans mes dispositions actuelles, je préférerais affronter la mort. » [52]
En parcourant les différentes œuvres d’Erasme où il est question de la guerre, on ne peut être que vivement impressionné par la sévérité de son jugement. Il faut se rendre compte que l’époque était on ne peut plus agitée. Lui-même décrit ainsi l’état du « monde », c’est-à-dire de l’Europe, en 1529: « Trois grands monarques, excités par la haine, se ruent à leur perte mutuelle[53]. Il n’est pas une province chrétienne qui échappe aux horreurs de la guerre, car les grands monarques entraînent tous les autres dans leur concert belliqueux. Les esprits sont échauffés à ce point que nul ne veut céder, pas plus le Danois que le Polonais ou l’Ecossais. Naturellement, le Turc en profite pour s’agiter[54] ; de cruels dangers se préparent, tandis que la peste ravage l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et la France. En outre, une épidémie nouvelle[55], née de la diversité des opinions, a si bien faussé les esprits qu’il n’est plus sur terre de véritable amitié. Le frère se défie de son frère, la femme ne s’entend plus avec son mari. Si l’on en vient aux mains, après ces assauts de langue et de plume, il est permis d’espérer qu’un merveilleux conflit s’abattra sur le genre humain. »[56]
Nous mettrons à part l’Enchiridion militis christiani (1504), qui est une sorte de « manuel du soldat chrétien » truffé de termes militaires. Il est y question de guerre, mais il s’agit essentiellement du seul combat que le « soldat chrétien » doit mener sans relâche : le combat contre les mauvaises passions, le péché. Il n’est pas question de pactiser avec l’Ennemi ![57]
Dans les autres œuvres où il parle de la guerre physique, comme dans le Panégyrique de Philippe le Beau (1504)[58], Erasme se livre à une très éloquente diatribe contre les « vertus » des guerriers en notant que « La gloire de mépriser les dangers est commune également à une foule de gladiateurs, et (que) les plus scélérats des pirates la partagent ». Parmi les guerriers, ce sont surtout les mercenaires qu’il exècre, « cette lie détestable de scélérats »[59]
Il vaut mieux que les princes éloignent « l’ennemi par leur générosité plutôt que par la crainte ». Ainsi vaut-il mieux que Philippe le Beau soit « pacifique que victorieux ». En effet, « en temps de paix les arts sont pleinement actifs, les bonnes études sont florissantes, le respect des lois est de rigueur, la religion est en progrès, les richesses s’accroissent, les règles morales sont partout pratiquées. En temps de guerre tous ces avantages sont détruits, c’est la décadence, la confusion générale, et, accompagnant toutes les espèces de calamités, il n’est pas de lèpre morale qui ne vienne fondre partout : les objets sacrés sont profanés, le culte divin passe pour négligeable, la violence prend la place du droit. (…) Les malheureux vieillards sont plongés dans un deuil immérité, (…) les petits enfants sont privés de leur père, (…) les épouses sont arrachées à leur mari, (…) les champs dévastés, les villages abandonnés, les sanctuaires livrés aux flammes, les places-fortes démantelées, les maisons pillées, et les richesses des meilleurs citoyens passant aux mains des plus fieffés scélérats. Et de tous ces malheurs la plus grande part revient toujours aux plus innocents. » Il y a pire encore : des crimes « auxquels Dieu lui-même peut à peine porter remède (…) : accroissement du nombre des adultères, abandon de toute pudeur chez les femmes, vierges violées à l’envi ; et la jeunesse, qui d’elle-même est encline à mal faire, prend l’habitude, dans ce bouleversement général et dans l’impunité assurée, de ne faire cas d’aucune valeur, fonçant, tête baissée dans les crimes de toute sorte ! »[60]
Plus horribles encore que la guerre[61], sont les séquelles de la guerre qui fait se lever la « lie de l’humanité », une « boue humaine », « une sentine » qui se répand partout. De plus une guerre en engendre une autre « et une chaîne inextricable de malheurs s’allonge démesurément ». C’est pour toutes ces raisons qu’ »un prince pieux sera parfaitement avisé à s’attacher à une paix, même injuste, plutôt que d’entreprendre même la plus juste des guerres ». A plus forte raison quand le prince est chrétien qui sait qu’il devra rendre à Dieu « le compte le plus scrupuleux de la moindre goutte de sang humain » et qui doit se rappeler que « le monde chrétien est une seule et même patrie ; l’Église du Christ est une seule et même famille ; appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus-Christ, nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés en toute égalité au même héritage, participant à des sacrements communs ! » C’est pourquoi toute guerre entre chrétiens (pensons à l’époque) est « une guerre civile », « domestique ». Erasme conclut : « la meilleure forme de régime politique n’est pas celle qui étend les frontières de son empire par des préoccupations guerrières, mais celle qui se rapproche le plus de l’image de la cité céleste. Son bonheur n’est fait de rien d’autre que de la sérénité, de la paix et de la concorde. Ainsi donc, pour le prince chrétien, qui a l’obligation de ne jamais écarter ses yeux de cet exemple, que sa plus haute gloire consiste à protéger, honorer, étendre de toutes ses forces et de tout son pouvoir, le meilleur et le plus doux héritage que nous a laissé le Christ, Prince des Princes, je veux dire, la paix ! »[62]
Cet amour de la paix le poussa à détester le pape Jules II[63], pape belliqueux et conquérant qui se faisait appeler « Jupiter Très bon Très grand ».[64] Il oppose « Jules, un pape qui certes n’avait pas l’approbation de tous » et qui « a pu déchaîner cette tempête guerrière » à Léon (Léon X) « un homme intègre et pieux » qui, espère-t-il, pourra apporter la paix. [65] Malheureusement, « …à l’heure présente, ceux qui se glorifient d’être les vicaires et les successeurs de Pierre, chef de l’Église, et des autres Apôtres, placent le plus souvent toute leur confiance dans les moyens humains » [66] « Que Jules possède la gloire de la guerre, qu’il garde ses victoires, qu’il garde ses triomphes magnifiques. Quelles sont les activités qui conviennent au Pape ? Il n’appartient guère à des gens comme moi de se prononcer là-dessus. Je dirai seulement ceci : la gloire de ce vainqueur, si éclatante qu’elle ait été, s’est trouvée liée à la perte et aux souffrances d’un très grand nombre d’hommes. La paix rendue au monde vaudra à notre Léon une gloire beaucoup plus authentique que n’en valurent à Jules tant de guerres entreprise avec vaillance ou menées avec bonheur par tout l’univers[67]
Dans la Lettre à Antoine de Berghes (1514)[68], Erasme montre que les hommes sont plus cruels que les fauves qui ne se font pas la guerre entre eux, n’utilisent que leurs armes naturelles et non des « machines » « des armes contre nature, inventées par l’artifice des démons »[69]. Ils ne combattent que pour la nourriture ou pour défendre leurs petits[70] et non pour des motifs futiles et comme si la vie devait durer éternellement[71]et non déboucher sur l’éternité. Le Christ n’a enseigné que la douceur. Quant au droit des princes qui, dit-on, doit être défendu, non seulement il ne s’agit souvent que d’un prétexte mais bien des conflits pourraient être évités par la négociation et l’arbitrage des « hommes sages et honnêtes », en bref, de l’Église. Un chrétien doit « supporter, rester en repos », se résigner aux malheurs comme l’enseignent le Christ, les apôtres, les Pères ou du moins calculer ce que coûtera la revendication du droit. Quel spectacle pour les non-chrétiens (les Turcs en l’occurrence) de voir les chrétiens s’entredéchirer ![72]
« Vous voulez amener les Turcs au Christ ? écrit-il dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite (1515), Ne faisons pas étalage de richesses, de troupes, de forces. qu’ils voient en nous non seulement le nom mais aussi ces marques certaines du chrétien : une vie pure, le désir de faire du bien même à des ennemis, la patience inaltérable devant toutes les offenses, le mépris de l’argent, l’oubli de la gloire, le peu de prix accordé à la vie ; qu’ils apprennent l’admirable doctrine qui concorde avec une existence de ce genre. » « Jugez-vous que ce soit un acte chrétien de tuer les infidèles ? - c’est nous qui les jugeons tels, alors qu’ils sont des hommes pour le salut de qui le Christ est mort (…) ». « Nous crachons sur les Turcs et nous nous faisons l’effet, ainsi, d’être de parfaits chrétiens, alors que nous sommes peut-être plus en abomination à Dieu que les Turcs eux-mêmes. » De même avec ceux que nous jugeons hérétiques, poursuit-il, ils sont peut-être plus orthodoxes que nous. « C’est un mal moindre d’être un Turc ou un Juif déclaré qu’un chrétien hypocrite ». « Je préfère un vrai Turc à un faux chrétien »[73]. Il vaut mieux prier pour les Turcs, conclura-t-il, et être des exemples pour eux.[74]
Toujours dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, Erasme essaie de comprendre comment l’homme en est venu à la violence.
L’homme a été créé « pacifique », « nu, faible, tendre, désarmé », doué de parole et de raison « comme une réplique » de Dieu. Les guerriers, eux, sont une « pestilence » et la guerre, un « fléau universel », « un meurtre multiplié et réciproque, un banditisme », « le royaume du Diable ». Erasme explique comment « progressivement » l’homme pacifique est devenu pire que les fauves. L’homme a commencé par se défendre contre les bêtes sauvages puis les a chassées pour la gloire, pour leur peau, puis les a mangées. Il s’en est pris ensuite aux « animaux innocents », puis à leurs semblables, un contre un, puis foule contre foule pour la gloire puis avec l’assentiment et la participation des clercs. Or le Christ n’a enseigné que la paix et la charité : « Il a défendu de résister aux méchants. En résumé, de même que toute sa doctrine prêche la patience et l’amour, de même toute sa vie n’enseigne que la mansuétude. » En témoignent notamment les Béatitudes puis les épîtres de Paul. Comment se fait-il que la guerre se soit répandue parmi les chrétiens ? C’est « peu à peu » et « sous l’apparence du bien », d’abord par le « savoir », « l’éloquence », la controverse pour réfuter les hérétiques. Puis par l’étude d’Aristote, du droit romain, puis par goût de l’argent et du pouvoir temporel et au mépris des règles que même les païens respectaient. Les Juifs se battaient sur un ordre divin: « Pour eux, la différence de religion et l’adoration d’autres dieux causèrent la discorde ; nous, c’est une colère puérile, la cupidité ou la gloriole, souvent l’appât d’un salaire malpropre qui nous y conduit.(…) Mais depuis que le Christ a ordonné de rentrer le glaive au fourreau[75], il est indigne des chrétiens de combattre, si ce n’est dans cet admirable combat livré contre les plus affreux ennemis de l’Église : contre la cupidité, contre la colère, contre l’ambition, contre la crainte de la mort. » « Cette guerre seule engendre la paix véritable ». Depuis la venue du Christ, « la guerre, qui paraissait permise auparavant, était désormais interdite ». Le Christ a toléré que Pierre se trompe pour bien nous le signifier[76]
Plus concrètement, dans L’institution du prince chrétien (1516), il décrit pour le futur Charles Quint les devoirs et les droits du prince chrétien en temps de paix comme en temps de guerre. Ce texte fut traduit dès le XVIe siècle en de nombreuses langues. Dans le chapitre XI intitulé De la guerre, il stipule qu’ « un bon prince n’entreprendra jamais aucune guerre excepté quand, après avoir tout tenté, il ne peut l’éviter par aucun moyen. »[77] Précision qui nuance le pacifisme d’Erasme, qui, jusque là paraissait radical. Nous y reviendrons.
Mais le plus célèbre et le plus complet des textes « pacifistes » d’Erasme est La complainte de la paix qui fut écrite en 1517, l’année même où fut signé le Traité de Cambrai[78] entre Maximilien du Saint Empire, François Ier et Charles Quint. Dans cette alliance défensive, les trois monarques s’engageaient à garantir leurs possessions et évoquaient un projet de croisade contre les Turcs. Projet chimérique car il eût été fort coûteux.[79]
La paix, se plaint de n’avoir été reçue nulle part. Alors que les animaux, les plantes, la faiblesse humaine, toute la nature « enseigne la paix et la concorde »[80], elles ne sont reçues nulle part dans les sociétés humaines : ni par les chrétiens qui parlent d’elle abondamment, ni par les princes ou les grands, ni par les savants, ni par les prêtres, les religieux, les moines, par aucun individu toujours en lutte avec lui-même. Et même, « les mauvais génies qui ont les premiers rompu la paix entre Dieu et les hommes et qui n’ont pas cessé de poursuivre leur oeuvre de destruction, sont unis entre eux et toujours d’accord pour la protéger. »[81]
Erasme relève dans les Écritures tous les passages essentiels qui montrent que la paix, le souci de l’unité, est indissociable de la personne de Dieu comme en témoignent Isaïe, le Christ lui-même, toutes les paroles du Pater, les sacrements du baptême et de l’eucharistie, le signe de la Croix où la victoire sur la mort et le mal est obtenue par le sacrifice suprême.
Alors que les Juifs qui n’étaient pas totalement éclairés se battaient sur ordre de Dieu, contre des étrangers et pour des motifs graves, les chrétiens, ecclésiastiques compris[82], prennent les armes pour des raisons futiles et honteuses. Même les païens Romains n’ont pas agi comme cela. La guerre naît de « passions absurdes et condamnables », d’un attachement excessif aux biens de la terre[83].
Que faire ? Que les princes agissent comme des pères de famille, soucieux uniquement non de leur intérêt personnel mais du bonheur, de la vertu de la richesse et de la liberté de leurs peuples qui seuls pâtissent des guerres. Que les nobles et les magistrats aient les mêmes dispositions. Il faut « régner plutôt par les lois que par les armes. » [84]
Plus concrètement, Erasme décrit l’attitude que les souverains doivent adopter pour éviter les guerres : ne contracter mariage qu’à l’intérieur du royaume ; fixer une fois pour toutes leurs frontières ; ne s’unir entre eux que par « amitié sincère et pure » ; veiller à ce que l’héritier soit le fils aîné ou, parmi les princes de sang, « celui que le suffrage du peuple estimera le plus capable » ; éviter de passer les frontières de leur pays même pour voyager ; écarter de leur conseil les bellicistes au profit de vieillards patriotes « prudents et raisonnables » ; fermer les yeux sur certains droits en évaluant le coût d’une guerre ; ne faire la guerre « qu’avec le consentement de toute la nation ». Les ecclésiastiques ont un rôle important à jouer en ne prêchant que la paix et « s’ils ne peuvent empêcher le conflit armé, que du moins, ils ne l’approuvent pas, qu’ils n’y assistent jamais, afin de ne pas encourager par leur présence les honneurs décernés pour une chose aussi odieuse, ou tout au moins suspecte. »[85]
Toutes ces considérations générales peuvent se résumer ainsi : « la guerre est une monstruosité et une folie sans nom, dont les motifs sont plus futiles les uns que les autres ; elle est plus monstrueuse encore, et véritablement sacrilège, pour le chrétien, qu’elle accule à trahir à chaque instant la lettre et l’esprit de l’Évangile. »[86]
Voyons à présent quelques points particuliers.
Il répond[87] qu’on essaye de la justifier par des « distinctions rabbiniques » en citant certains papes comme Jules II, certains Pères comme Augustin, certains théologiens comme Bernard[88] ou Thomas mais tous ces écrits ne dépassent pas l’enseignement du Christ.[89] Donc, « mieux vaut laisser impuni le méfait de quelques-uns que de réclamer de l’un ou de l’autre un châtiment incertain et d’exposer certainement à de graves périls aussi bien les nôtres que nos ennemis - c’est le nom que nous leur donnons - alors qu’ils sont nos voisins et qu’ils ne nous font pas de mal. » Il vaut « mieux maintenir une paix injuste que de poursuivre la plus juste des guerres. […] « Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l’État, que de remporter des triomphes brillants et fastueux achetés par de telles souffrances humaines. »[90]
Que pense Erasme de la peine de mort ?
« Ce n’est pas sans raison que le prince porte un glaive, je le concède ; par contre, ce qui à coup sûr appartient en propre aux théologiens et aux évêques, c’est le devoir d’instruire, de reprendre, de guérir ; d’instruire ceux qui font erreur, de reprendre ceux qui sont trop hardis, de guérir ceux qu’on a trompés ; quant à la parabole du Seigneur qui nous avertit de ne pas arracher l’ivraie, elle se rapporte ou bien aux débuts d’une Église inexpérimentée, ou bien aux missionnaires de l’Évangile, auxquels on n’a pas confié de glaive, sinon ce glaive évangélique qu’est la parole de Dieu. (…) Considérons en revanche une hérésie comportant un blasphème manifeste, comme celle qui refuse au Christ la nature divine ou qui accuse les Livres Saints de mentir ; considérons le cas des hérétiques qui, usant de procédés malhonnêtes, ont comme objectif, à travers le désordre et la sédition, de s’enrichir, de s’arroger le pouvoir, de jeter la confusion dans les affaires humaines ; est-ce que dans ces cas nous allons immobiliser le glaive dans les mains du prince ? A supposer qu’il ne soit pas permis de mettre à mort des hérétiques, on a certainement le droit de mettre à mort des blasphémateurs et des séditieux, c’est même nécessaire pour protéger l’État. Ainsi donc, de même qu’il y a péché à traîner des hommes au bûcher pour n’importe quelle erreur, de même y a-t-il péché à croire que le magistrat séculier n’a le droit de faire périr aucun hérétique. » [91]
Notons que d’une part, Erasme reconnaît au prince le droit de ‘porter le glaive’ et qu’il peut mettre à mort certains hérétiques. « En réalité, retirer en toute circonstance le droit de glaive aux princes laïques ainsi qu’aux magistrats, c’est ni plus ni moins provoquer la subversion totale de l’État, livrer les biens et la vie des citoyens à l’audace des criminels ; en revanche, il n’est pas possible de fournir un seul bon exemple de prêtre, je ne dirai pas qui fasse la guerre lui-même, mais qui soit impliqué dans des négociations de guerre. La guerre est une affaire tellement temporelle qu’on pourrait presque la dire païenne. »[92]
A partir de là, on peut légitimement se poser la question de savoir si certaines guerres ne sont pas permises, voire souhaitables malgré tout ce qui a été dit plus haut.
Nous allons constater qu’Erasme, ici et là, reprend certaines caractéristiques de la guerre juste, telles qu’elles avaient été établies par saint Augustin et propagées par divers auteurs.
« Aucune guerre assurément, ne devrait être engagée d’aucune manière, à moins que la nécessité y contraignît. »[93] Tel est le principe qu’il répète en plusieurs endroits. Il est encore plus explicite ailleurs : « Il est des personnes (…) pour estimer que, d’une manière absolue, le droit de faire la guerre est interdit aux Chrétiens. Opinion que j’estime trop absurde pour avoir besoin de la réfuter. »[94]
Ainsi, en 1513, Erasme épouse la cause d’Henri VIII qui le protège et qui avait vaincu les Français.[95], débarque le 30 juin 1513 à Calais et se joint aux troupes menées par l’empereur Maximilien Ier. Six semaines plus tard, les Français (Louis XII) sont surpris et écrasés par les armées de la Sainte Ligue à Guinegatte (aujourd’hui Enguinegatte, près de Saint-Omer), le 16 août 1513. Cette bataille fut aussi appelée « Journée des éperons » car la cavalerie française se servit plus de ses éperons (pour manœuvrer) que de ses armes (pour combattre).] Il déclare son admiration pour le vainqueur dans une lettre[96] : « les vers que voici m’ont plu infiniment : « Tandis qu’au loin, séparé du royaume anglais, tu brises la force française et circules vainqueur, parce qu’ils se mettent admirablement la chose sous les yeux. Je crois voir en effet le grand Alexandre s’avançant en armes jusqu’au-delà de l’Inde et, l’Océan passé, à la recherche d’un autre univers à vaincre, puis avec ses troupes victorieuses se répandant au loin à travers tous les peuples, tandis que tout ce qui faisait obstacle était pris, vaincu, soumis… » ».
Quelles guerres seraient permises ? A quelles conditions ?
« Si on ne peut vraiment pas l’éviter, à cause de la perversité générale, il sera bon, après n’avoir négligé aucune tentative, après avoir fait flèche de tout bois pour défendre la paix, de veiller à ce que seules de méchantes gens soient impliquées dans une aussi méchante affaire et à ce qu’elle coûte finalement le moins possible de sang humain. »[97]
« Il se peut qu’un bon prince fasse un jour la guerre, mais alors c’est qu’une nécessité extrême l’y aura poussé à la fin, après qu’il ait tout tenté vainement. »[98]
« C’est « l’intérêt public (qui) doit être avant tout la cause essentielle d’une guerre. » et « le prince qui n’a pour dessein que l’intérêt public, n’entreprend pas facilement la guerre » car même s’il existe « une cause de guerre parfaitement juste et dont l’issue sera aussi heureuse que possible », encore faut-il calculer « tous les dommages et les avantages réalisés par la victoire ». Erasme décrit alors de nouveau les malheurs qui découlent de la guerre : malheurs humains, moraux, financiers, commerciaux, culturels. Finalement il déclare qu’aucune injure, aucune injustice ne mérite une telle décadence.[99]
La guerre en dernier recours, une juste cause, une issue heureuse et un emploi proportionné de la force, telles sont les restrictions classiques auxquelles Erasme se réfère et qui relativisent son pacifisme.
Un exemple de juste cause est la guerre contre les Turcs.
Il faut se rappeler que depuis le XIe siècle déjà, les Turcs repoussent les Byzantins et peu à peu se constitue un empire ottoman qui de siècle en siècle va s’étendre toujours plus loin. A l’époque d’Erasme, cet empire couvre l’Anatolie, l’Arménie, une partie de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, le Kurdistan, la Mésopotamie, La Mecque, la Syrie, l’Égypte, Alger, Tunis, Tripoli, l’Irak, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie, l’Albanie, toute la péninsule balkanique, la Grèce, la Crimée, Rhodes et une grande partie de la méditerranée, la Hongrie. En 1529, les Turcs mettent le siège devant Vienne.
Il parle de la menace turque dans sa Lettre à Sigismond Ier de Pologne
[100] et
François
Ier, roi de France se disputent la suprématie en
Europe et plus particulièrement
en Italie. Défait à pavie et fait prisonnier, François Ier doit
renoncer à toutes ses prétentions sur
l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Italie[Italie], à certaines places
fortes de la Picardie et
restituer la Franche-Comté aux
Habsbourg. En mai 1526, le
pape Clément VII
(Jules de Médicis), jouant
sur le désir de revanche de François Ier, se fait le promoteur d’une
ligue anti-impériale appelée la Sainte
Ligue. Clément craint la
main mise de l’Empereur sur toute l’Italie et la disparition de l’état
pontifical. La Ligue se compose en plus du pape, du roi de France, du
roi d’Angleterre (Henri VIII), du
duché de Milan, de
la République de
Venise, de la
République
de Gênes ainsi que la
Florence des
Médicis. L’Empereur tente
sans succès de reconquérir l’alliance du pape avec l’intention de
contrôler momentanément l’Italie septentrionale : c’est pourquoi il
décide d’intervenir militairement en lançant contre l’état pontifical la
puissante famille romaine des
Colonna, depuis toujours
ennemie de la famille
Médicis. Les
soldats du cardinal Pompeo
Colonna saccagent Rome, le
20 septembre 1526. Clément
VII, assiégé, est obligé de demander l’aide de l’Empereur avec la
promesse en échange de quitter l’alliance avec le roi de France. Colonna
se retire et Clément VII, une fois libre, rompt le traité signé sous la
contrainte avec l’Empereur et appelle à son aide
François
Ier. Dans cette situation, l’Empereur décide d’une intervention
armée contre l’état pontifical, sous les ordres du duc
Charles III de
Bourbon qui fut connétable de France avant de passer au service de
Charles Quint et qui meurt durant l’assaut. Clément VII, réfugié au
château Saint-Ange, dut finalement se rendre et accepter les conditions
des vainqueurs. L’armée impériale forte de 35.000 hommes, allemands,
italiens et espagnols, surtout de lansquenets impériaux (12 à 15.000)
mobilisés par Charles et commandés par des chef luthériens antipapistes
va de saccager Rome pour se payer et en grande partie par haine
anticatholique : vols, sacrilèges, massacres, tombes des papes violées,
cadavres profanés, religieuses violées. La peste et la famine achèveront
la Ville. En tout il y eut 20.000 morts sur 55.000 habitants et de
graves dommages au patrimoine artistique.
A propos de Clément VII (1478-1534), pape de 1523-1534, Erasme met en
cause sa responsabilité : il « agirait lui-même avec plus de bonheur, et
les princes souverains engageraient moins fréquemment entre eux des
guerres de cette sorte, si persuadé pour son propre compte de
l’excellence de la paix, il ne signait de traité avec aucun monarque,
mais se présentait aux yeux de tous à égalité comme un père. » (op.
cit., p. 302). Plus tard, en 1529, il écrira : « Seul le pape s’emploie
avec zèle à prêcher la concorde, mais en vain ; autant vouloir blanchir
un nègre ». (Charon, op. cit., p. 318). Clément avait alors signé le
traité de Barcelone avec Charles Quint qu’il couronna à Bologne en 1530.
]. Non seulement Erasme était très prisé en
Pologne par les cercles religieux et intellectuels anti-luthériens mais
il avait aussi une grande admiration pour le roi dont il ne cesse de
chanter les louanges. Sigismond apparaît comme le modèle des princes
chrétiens, qui aurait été suscité par Dieu pour apaiser les « flots
déchaînés » par sa piété, sa sagesse et son autorité[101] et son souci de la paix.
Au début de son règne Sigismond mena plusieurs guerres contre les Moscovites, les Valaques, les Tatars et les Prussiens. Il a montré, écrit Erasme, « une hauteur d’âme manifestement royale ». Il a préféré chercher la paix ou livrer un combat limité malgré sa position de force, en dépit des oppositions internes et au détriment de sa réputation. Il a refusé des prises faciles, une succession légitime (Hongrie) et s’est efforcé de réconcilier des adversaires.[102]
« Et si les princes, poursuit Erasme, suivant votre exemple et méprisant leurs passions privées, tournaient leurs yeux, comme d’un observatoire élevé, vers la piété, c’est-à-dire la gloire du Christ et le salut du peuple chrétien, et faisaient passer la paix publique et universelle avant je ne sais quels intérêts privés, ces intérêts qui font souvent commettre des fautes et, même dans le cas contraire, sont achetés à un prix trop cher : tout d’abord, unis entre eux par la concorde, ils règneraient d’une manière beaucoup plus heureuse et beaucoup plus glorieuse ; de plus ils desserreraient facilement de la gorge des Chrétiens l’étreinte du Turc, et apaiseraient ce funeste conflit au sein de l’Église avec d’excellents arguments. » Mais Erasme ne se fait guère d’illusion car « la plupart des guerres sont inspirées par la colère, par l’ambition, ou par quelque autre passion particulière, bien plutôt que par la considération du devoir ou de l’intérêt de l’État ; quant aux traités, nous constatons leur faiblesse et leur caractère éphémère, et, chose plus grave, ce sont eux qui engendrent souvent de nouvelles guerres. »[103] Il vaudrait mieux renoncer aux possessions éloignées, renoncer à un grand empire difficile à administrer mais les princes veulent accumuler les possessions comme les ecclésiastiques accumulent (achètent) les charges. [104]
Erasme regrette que les querelles entre monarques chrétiens aient ouvert « la voie au Turc, si bien qu’il a commencé par envahir Rhodes[105], et aussi tout récemment la Hongrie[106]. Trop heureuse cruauté, destinée à pénétrer encore plus profondément chez nous, à moins que, nous mettant d’accord et joignant nos boucliers, nous opposions un barrage à cette entreprise. » Il déclare à Sigismond : « vous n’avez pas renoncé à la poursuite de pourparlers d’armistice avec les Turcs ; même avec les Scythes, vous êtes favorable à la conclusion d’un traité, à moins que, par leurs incursions scélérates et dignes de bêtes féroces plutôt que d’êtres humains, ils continuent sans trêve à attaquer votre empire. Détourner leur cruauté sauvage et implacable des possessions et de la gorge de vos propres sujets, c’est un devoir sacré plutôt qu’une action guerrière ; et si guerre il y a, elle appartient à la catégorie de celles qu’on ne peut éviter en aucune manière sans laisser s’accomplir un crime épouvantable »[107]
Erasme est d’autant plus attaché à la personne de Sigismond qu’il est souvent déçu par les rois[108], même par ceux avec lesquels il entretenait des relations et auxquels il destinait certains de ses ouvrages sur la paix, comme François Ier ou Charles-Quint.[109]
Erasme est déçu aussi, on l’a vu, par l’attitude des papes et pas seulement par Jules II. Bien sûr, Léon X[110], ordonné prêtre quatre jours après avoir été élu pape, était d’un caractère pacifique mais il avait nommé son frère chef des armées pontificales qui menèrent des guerres et grevèrent les finances pontificales qu’il alimenta en, intensifiant la campagne des indulgences qui allait hâter la révolte luthérienne dont il ne comprit pas le fond. Il envisagea sans succès de lancer une croisade contre les Turcs. Généreux mécène et grand humaniste, plus préoccupé d’art, de culture et de politique que de réforme spirituelle, Léon laissa « se répandre autour de lui un paganisme et un amoralisme avoués »[111]. Adrien VI qui lui succède[112], ancien collègue d’Erasme à Louvain, précepteur de Charles Quint à partir de 1507, déçoit Erasme : « Un espoir était permis avec notre nouveau pontife, d’abord comme théologien, et comme théologien dont l’intégrité morale était éprouvée depuis ses jeunes années. Or je ne sais comment il se fait que l’autorité pontificale prévaut bien davantage pour susciter la guerre chez les princes que pour les amener à composition. »[113]. Adrien VI, en effet, tenta, en vain, d’organiser une croisade contre les Turcs.
Comme dit précédemment Erasme n’est pas opposé à l’idée d’une guerre contre les Turcs mais, écrit-il, « commençons par faire en sorte que nous soyons nous-mêmes de vrais Chrétiens ; après, si nous le croyons bon, attaquons les Turcs ! »[114] Erasme ne supporte pas les guerres que les Chrétiens se livrent entre eux. Mais il fait remarquer : « Je ne suis pas, certes, du même avis, quand il est question de guerre où les Chrétiens, animés par un zèle unique et pieux, repoussent la violence du barbare envahisseur et défendent au péril de leur vie, la tranquillité publique. (…) Mais si la guerre, cette maladie funeste, est, à ce point inhérente à la nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi les Chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur les Turcs ? Il serait, naturellement préférable de convertir les Turcs au christianisme, par la persuasion, par les bienfaits, et par l’exemple d’une vie pure, plutôt que par les armes : cependant, si la guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si les Chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si l’amour réciproque n’est pas de nature à les unir, que du moins ils soient unis contre l’ennemi commun, le Turc, qui sera de quelque façon que ce soit invincible, dès que la discorde les séparera. » »[115]
Il aborde encore la question du péril turc dans un ouvrage au titre explicite : « Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? », écrit en 1530[116]. Rappelons-nous qu’en 1529, les Turcs étaient devant Vienne.
Face à cette menace, l’Europe est désunie : la France, en particulier, n’obéissant qu’à ses intérêts particuliers, fait alliance avec Soliman II contre Charles Quint et obtient ainsi un régime privilégié dans l’Empire ottoman[117] par la concession de « capitulations » (conventions) qui restèrent en vigueur jusqu’au XXe siècle. La France acquit ainsi des avantages sur les plans commercial, fiscal, religieux, pénal, etc..
Erasme, lui, ne veut pas d’une croisade , il ne veut pas d’une guerre à n’importe quel prix et ne partage pas non plus le point de vue de Luther qui estimait que cette invasion était un châtiment divin auquel il ne fallait pas s’opposer : « S’il est vrai que toute guerre engagée contre les Turcs n’est pas forcément légitime et pieuse[118], il arrive aussi que la non-résistance au Turc ne soit rien d’autre que l’abandon des Chrétiens à des ennemis particulièrement cruels, la soumission de nos frères à leur indigne asservissement. »[119]
Certes, cette « race barbare » qui se livre à de terribles massacres profite de l’indolence et des fautes chrétiennes mais il faut « porter secours aux peuples frères en détresse »[120]
Comment expliquer le succès des Turcs et la défaite des Chrétiens ? « C’est à nos vices qu’ils doivent leurs victoires » : les dissensions, l’ambition, la perfidie.[121]
Ceci dit, comment mener une guerre « légitime et pieuse » ?
« On fait preuve d’une extrême impiété en estimant que l’art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans une situation semblable quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons dans les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une vie meilleure et à une concorde mutuelle. (…) Si nous désirons réussir dans notre entreprise d’arracher notre gorge à l’étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs, extirper de nos cœurs l’avarice, l’ambition, l’amour de la domination, la bonne conscience, l’esprit de débauche, l’amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine, l’envie, et après les avoir jugulés avec le glaive spirituel, adopter un état d’âme véritablement chrétien ; alors, si la situation l’exige, nous pourrons combattre sous l’étendard du Christ l’adversaire turc, et le vaincre avec le même champion » [122]
En tout cas, nous ne devons pas combattre « les Turcs en Turcs »[123]. « Notre but unique, notre principal dessein : augmenter la puissance du Christ plutôt que la nôtre. » [124] Le soldat chrétien ne peut donc être animé de mauvais sentiments : « Si c’est le souci de la paix publique qui te fait sortit l’épée du fourreau, le souvenir de tes opprimés ou l’amour de la religion, si tout l’espoir d’une victoire est placé dans le secours de Dieu, si ton regard droit ne fixe rien d’autre que la gloire du Christ et l’intérêt du troupeau des Chrétiens, alors dis-toi que, par un effet de la volonté divine, une réponse te sera donnée en moyen propitiatoire: « Attaque, et tu vaincras ! » (…) Si c’est la cruauté, la passion d’étendre ta domination, le désir de rapines, qui t’appelle aux armes, sache bien qu’aucun oiseau ne peut voler sous de plus funestes auspices. En effet même si parfois quelque succès semble favoriser ceux qui font la guerre avec de tels augures, ce n’est pas une situation heureuse, mais une proie fallacieuse dont la séduction entraîne vers des calamités plus redoutables… »[125]
Encore faut-il que la guerre « s’engage sous la direction des plus grands monarques légitimes, et en pleine communion de vues » [126] Nous retrouvons ici une des conditions classiques de la guerre juste : qu’elle soit déclarée par une autorité légitime.
Quant à l’argent nécessaire, au lieu de faire porter au peuple cette charge financière, Erasme prévoit cette solution : « pour éviter de faire peser sur le peuple les lourdes charges financières nécessitées par la guerre, une méthode pourrait être mise en oeuvre, consistant pour les princes à réduire leurs dépenses superflues : en agissant ainsi, ils verront quelle énorme contribution s’ajoute à leurs revenus. Qui ferait en effet honnêtement le compte des sommes d’argent englouties dans les cérémonies, les prodigalités, les festins, les ambassades tapageuses, les plaisirs et les jeux ? S’ils estiment que faire la guerre aux Turcs est une sainte et pieuse action, pourraient-ils garantir à Dieu d’aumône plus agréable que d’augmenter le revenu de leurs impôts par leur économie et dépenser pour la piété ce qu’ils auraient soustrait aux folies bruyantes ?
Quand je parle des princes, la même opinion peut s’appliquer aux riches, quels qu’ils soient. Dieu sera doublement satisfait si l’argent dépensé pour la piété est soustrait aux vices. Le résultat de cette pratique sera que personne ne s’appauvrira par ses prodigalités, mais s’enrichira plutôt par un accroissement de vertu. En outre, la méfiance du peuple diminuera si les projets envisagés sont menés à leur terme. Jusqu’ici la collecte de l’argent s’est faite avec célérité, mais la poursuite de l’entreprise a été d’une lenteur remarquable, pour ne pas parler d’abandon. »[127]
N’empêche que pour Erasme, la guerre reste l’ultime recours : « une guerre contre les Turcs n’est pas de mon goût, à moins que ne nous y contraigne une nécessité inéluctable. Et j’avoue que nous devons à peine espérer la victoire si le Seigneur ne se tient pas à nos côtés ; mais si nous nous appliquons à nous le rendre favorable, quand bien même nous lutterions à cent contre dix mille, la victoire nous est assurée. » [128]
Comment se rendre Dieu favorable sinon en se convertissant et il importe même « que les princes de l’Église se détachent de toute espèce de luxe, d’ambition, d’avarice et de tyrannie. »[129] et que les combattants combattent en vrais chrétiens.[130] « Il n’existe aucun bouclier fait de main d’homme qui puisse garantir tout le corps contre les blessures ; c’est même parfois le bouclier qui cause la perte de celui qui le porte ; mais lorsqu’on est couvert par le bouclier de Dieu, on est invulnérable de toutes parts. »[131]
A l’instar de saint Augustin, il répète : « je ne dissuade pas de faire la guerre, mais, je veux, dans la mesure de mes moyens, travailler à ce qu’elle soit engagée et conduite avec bonheur. » Il ne faudrait pas qu’elle tourne à la catastrophe : « C’est dur, je l’avoue, mais mieux vaut encore supporter notre sort, si dur soit-il, si c’est la volonté de Dieu, plutôt que d’attirer sur nous une catastrophe totale. » [132]
Car la paix, la véritable paix, est un bien inestimable. Encore faut-il distinguer la vraie paix de la fausse paix : « Par nature, sans doute, tous les hommes sont à la poursuite de la paix ; ils sont en quête d’un endroit où leur esprit puisse se reposer ; mais comme ils accrochent leurs nids à des réalités vaines et périssables, plus ils s’affairent pour trouver le repos, plus ils s’enfoncent dans les tracas.(…) L’un pose son nid dans la science, l’autre dans la paresse, l’autre dans la volupté, certains, dans cette disposition vertueuse qu’ils appellent sagesse, d’autres encore, dans l’acte même et l’exercice de la vertu. Mais tous ces gens-là, comme le dit Paul, « ont perdu le sens commun de leurs réflexions » (Rm 1, 21) : alors qu’en paroles, et en paroles grandiloquentes, ils promettaient aux autres l’euthumia , leur cœur à eux-mêmes ne connaissait aucun repos. Et pourquoi cela ? Parce que ce n’est pas dans le Dieu vivant qu’ils cherchaient leur joie. »[133]
Il n’y a donc pas lieu de parler de pacifisme absolu à propos d’Erasme. Nous avons retrouvé dans ses réflexions les principes traditionnels de la guerre juste mais, on l’a vu, Erasme l’envisage dans le cadre d’une action militaire contre la menace turque et se montre, à juste titre, extrêmement sévère pour les guerres que les chrétiens, princes et papes, mènent entre eux.
Il est intéressant de s’arrêter un instant à la vie de « Monsieur Vincent »[134] connu tout particulièrement pour son action inlassable lutte contre les misères matérielles et spirituelles[135]. Ce que l’on sait moins, ce sont ses relations politiques au plus haut niveau de l’État[136]. A cette époque de guerres à l’extérieur et à l’intérieur du Royaume[137], il travaille au soulagement de toutes les souffrances endurées par les militaires comme par les civils mais il est partisan de certaines interventions armées. Il cherche certes à rassembler des fonds pour racheter les captifs tombés aux mains des barbaresques mais aussi, en 1658, pour soutenir une expédition militaire susceptible d’aller les délivrer, pour, comme il l’écrit, « tirer justice des Turcs ».[138]
Auparavant, entre 1656 et 1659, il avait soutenu de ses prières[139] et par la recherche de fonds[140] la lutte du royaume de Pologne[141] face aux Suédois, aux Tartares et aux « Moscovites ».
Le souci de Vincent de Paul est de défendre les vies chrétiennes contre les leurs ennemis et les catholiques contre les hérétiques[142] « et cela pour donner la paix qui est le but de la guerre »[143].
Ses prises de position, St Vincent les justifie en citant très souvent l’Eloge de la Milice nouvelle de saint Bernard que nous avons déjà évoquée. Le problème vient de ce qu’il lit l’actualité avec les critères anciens alors que les luttes dans lesquelles il prend position n’ont pas le caractère tranché qu’il leur prête comme en témoigne W. Cavanaugh dans son livre Le mythe de la violence religieuse[144]. Cet auteur montre que les « guerres de religion » des XVIe et XVIIe siècles portent fort mal leur nom. Si l’Église a été impliquée profondément dans ces guerres, c’est parce qu’elle « a été de plus en plus identifiée avec le projet de construction de l’État qui l’a même absorbée. »[145] Ainsi, pour revenir à la guerre de Trente ans qui a fortement marqué la sensibilité de saint Vincent de Paul, ce n’est pas purement et simplement une lutte entre catholiques et hérétiques puisqu’on constate que la France catholique s’est alliée à la Suède luthérienne et que, par la suite, la guerre fut essentiellement un affrontement entre Habsbourgs et Bourbons, les deux grandes dynasties catholiques d’Europe.
Vincent de Paul ne s’est pas rendu compte -il n’avait pas suffisamment de recul- que le monde avait changé, plus exactement qu’un acteur -l’État- venait de changer de rôle :
« Le tournant des XVIe et XVIIe siècles, écrit J.-Fr. Thibault, apparaît (…) comme une période charnière où s’opère un basculement majeur de la pensée politique, qui voit l’État s’imposer, et le droit souverain s’affirmer. »[146]
Randall Lesaffer[147] confirme : « l’émergence de l’État souverain - ou plutôt de la monarchie souveraine - à partir du haut Moyen Age et surtout de la Réforme au seizième siècle (a) détruit le système international médiéval de la res publica christiana et (…) précipité l’Europe dans une grave crise structurelle. » De 1530 aux traités de Westphalie (1648)[148], on constate « l’absence relative d’un droit international aux dimensions européennes » et « la domination de droits internationaux particuliers ou bilatéraux ».[149] Le pape et l’empereur ont perdu leur suprématie théorique et « le droit canon, mais aussi le droit féodal et le droit romain, perdirent rapidement leur signification comme base du droit international en Europe »[150]. On se souvient que pour saint Thomas, trois conditions devaient être remplies pour qu’une guerre soit déclarée juste : être déclarée par le souverain, avoir une juste cause et une intention droite. A partir du 16ème siècle, les deux dernières conditions ne peuvent plus être remplies car manque « un consensus réel concernant le droit international qui déterminait les droits des différents États » et s’est effacée « la présence d’un pouvoir supranational qui pouvait décider de la justice des revendications de belligérants potentiels. »[151] « L’analyse plus générale de la pratique des traités des Temps modernes a démontré que la souveraineté externe - soit l’absence d’un pouvoir international ou supranational efficace - était acquise dès les années 1530-1540. »[152]
Dans la pratique guerrière, on constate quelques modifications significatives : l’amnistie, la libération des prisonniers sans rançon, le refus de se prononcer sur la responsabilité de la guerre, l’abandon des représailles soulignent le caractère non discriminatoire de la paix. On atténue le caractère juridique des légitimations de guerre, on invoque la violation actuelle ou potentielle des droits, la violation d’intérêts politiques. L’important c’est la sécurité et la tranquillité des États. Et « la définition de la sécurité d’un État souverain [est] sujette à la discrétion du souverain »[153]et on se soucie de garantir les droits commerciaux. La notion de casus belli s’élargit donc.
Si même jusqu’au dix-septième siècle on trouve dans les traités de paix ou d’alliance référence à la res publica christiana, concept « entre autres invoqué afin de légitimer une guerre ou une paix sur la base de l’argument que l’unité et la stabilité interne de la chrétienté était une condition sine qua non pour la défendre contre ses ennemis externes, en première instance contre le Turc. Après la Réforme, le même raisonnement fut retenu par les adhérents des différents courants dans le monde chrétien vis-à-vis de leurs ennemis respectifs, catholiques ou protestants. »[154] Apparaît aussi progressivement une référence plus ou moins explicite à l’équilibre européen : cette théorie se substitue « à l’idée de l’unité chrétienne face à ses ennemis externes, comme principe de base de la société internationale » et vise « à garantir la souveraineté et la liberté de chaque pouvoir souverain ».[155]
« Tout cela indique manifestement que la guerre était de moins en moins considérée comme une voie de recours ultime à caractère juridique, mais qu’elle était devenue un instrument politique à utiliser discrétionnairement par les États. »[156]
« Le mécanisme très délicat d’éducation à la paix que constituait la théorie de la guerre juste dans la Chrétienté »[157] et, a fortiori, les efforts plus pacifistes d’un Las Casas ou d’un Erasme, sont mis à mal par le divorce entre les fins temporelles et les fins spirituelles et par la rupture de l’unité chrétienne. De son côté, la Réforme protestante a supprimé le rôle d’arbitre moral que pouvait jouer l’Église et a favorisé le développement des nationalismes en permettant à la religion d’être au service des politiques nationales et de leurs guerres.[158]
Et la papauté n’arrive pas à combattre cette tendance.
Dans ce contexte, la main passe…
… des théologiens et moralistes aux juristes, aux philosophes et aux hommes politiques ainsi que le montre l’œuvre de Grotius, à la charnière de deux conceptions du droit naturel. La main passe à des gens qui considèrent que l’Église a trahi son message.[1] Dans une société hiérarchisée selon la traditionnelle tripartition fonctionnelle, l’Église, du moins dans son haut clergé, est le plus souvent à côté de la noblesse pour soutenir l’ordre social et contenir les velléités de rébellion du peuple des campagnes ou des villes[2] soutenu d’ailleurs par des mouvements hérétiques qui contestent les hiérarchies établies.[3]
Grotius[4] a été et est l’objet d’interprétations diverses. On peut affirmer que, « l’intelligibilité de l’œuvre de Grotius doit être appréciée à rebours, c’est-à-dire en fonction de ses prédécesseurs » [5] comme Francisco de Vitoria, Balthazar Ayala (1548-1584)[6], Francisco Suarez (1548-1617)[7] ou Alberico Gentili (1552-1608)[8]. Dans un sens, « Grotius participerait en fait d’une tradition doctrinale, celle du droit de la guerre (ius belli), que l’on pourrait qualifier de « primitive » dans la mesure où elle ne fait pas plus la distinction entre autorité légale et autorité morale qu’entre une sphère juridique gouvernant les cas particuliers et une sphère juridique gouvernant les seuls souverains. »[9] Mais certains auteurs insistent plutôt sur la modernité de Grotius qui serait le premier des modernes, celui « qui s’est libéré des impasses scolastiques et de l’autorité d’Aristote » et qui a ouvert la voie à Hobbes, Spinoza, Pufendorf, Locke. Il serait même, pour certains, l’inventeur du droit naturel ![10]
Certes, sa pensée n’est pas toujours homogène et son style est très encombré d’une vaste érudition humaniste mais on peut essayer de mesurer la relative modernité de la position de Grotius par rapport à ses prédécesseurs.[11] Pour cela, il importe de replacer son œuvre majeure De jure belli ac pacis (1625) non seulement dans son contexte historique mais aussi dans la perspective de l’ensemble de son œuvre.
Que peut-on dire de sûr ?[12] Grotius fait le lien entre les théologiens de la paix et les constructeurs de plans de paix que nous avons évoqués dans le volume précédent. Il n’est pas un simple continuateur des théologiens de la paix. Il n’est pas non plus totalement moderniste. Il n’est certainement pas utopiste ni tout-à-fait iconoclaste.[13]
Grotius est confronté à un grave problème : le désordre moral, religieux et politique de son temps : « Quant à moi, écrit-il en pleine guerre de Trente ans, convaincu par les raisons que je viens d’exposer de l’existence d’un droit commun à tous les peuples et valant pour la guerre et dans la guerre, j’ai eu de nombreuses et graves raisons, pour me déterminer à écrire sur ce droit. Je voyais, dans l’univers chrétien, une débauche de guerre qui eut fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou nulles on court aux armes et, celles-ci une fois prises, on ne respecte ni droit divin, ni droit humain, comme si, en vertu d’un mot d’ordre général, la folie avait été déchaînée, ouvrant la voie à tous les crimes »[14]. La guerre se fait sans règle, sans qu’il soit possible de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus qu’un facteur de division et non de paix et d’unité. Les querelles théologiques se durcissent et les positions deviennent inconciliables. De plus, la réforme a introduit par son scepticisme un relativisme moral qui s’accommode du respect de la diversité des coutumes locales.
Comment sortir de ce désordre, comment répondre au scepticisme sinon en trouvant des règles universelles, un droit naturel qui s’impose à tous mais un droit naturel rationnel séparé « d’un contenu théologique exposé au doute sceptique »[15]. Il y a un « ordre normatif » légal et moral qui transcende « la volonté ou l’autorité des acteurs » et qui relève du droit naturel fondé sur la nature sociale de l’homme.[16] Grotius retrouve l’argument stoïcien de la sociabilité : « une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent »[17]. De là découlent trois règles fondamentales : le respect de la propriété, la réparation des dommages que l’on cause et le respect de la parole donnée. Ces principes de droit naturel rationnel se suffisent à elles-mêmes : « Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse pas aux choses humaines. »[18] N’empêche, ajoute-t-il, que ces règles s’accordent avec le droit qui procède de la volonté divine et que nous pouvons connaître par la Révélation[19] et qu’elles sont aussi l’objet d’un « consensus commun à tous les peuples, du moins aux plus civilisés. »[20]
L’intention de Grotius est claire : régler la guerre par « des lois perpétuelles, qui sont faites pour tous les temps », par une « jurisprudence naturelle, commune à tous les temps et à tous les lieux. »[21] C’est ce droit naturel qui détermine la validité du droit volontaire humain qu’il soit public, « civil » (le droit de l’État), privé ou international (le droit des gens). Attention toutefois au fait que si le droit naturel détermine la validité du droit volontaire, celui-ci ne découle pas de celui-là comme chez les scolastiques. Le droit des gens naturel est « fondé en raison et commandé par le principe de sociabilité », dont les règles sont nécessaires moralement et le droit des gens positif (volontaire) qui ne dérive pas du droit naturel, est aussi rationnel mais commandé par le principe « pacta sunt servanda »[22] puisqu’il n’y a pas de supérieur commun aux États, civil ou religieux.
A la lumière de ces principes, Grotius va réexaminer les théories de la guerre juste et « juridiciser » la guerre et la paix. La violation du droit -ce qui est juste- justifie la guerre : que ce soit le droit à la vie, à la propriété, au respect des promesses et des contrats. Et l’objectif de la guerre est d’établir la paix par le droit. Cette omniprésence du droit montre que « le problème de la guerre doit être considéré non pas à la seule lumière des requêtes de la conscience morale réglant le jeu des armes quand un conflit éclate entre des puissances ennemies, amis conformément aux termes des pactes qui, expressément ou tacitement, engagent les nations les unes envers les autres. Le droit des gens positif gouverne la guerre. Le jus belli étant à la fois jus ad bellum et jus in bello, il gouverne de part en part tout conflit armé : il règle l’ouverture des hostilités ; il est, dans le cours de la guerre, l’instrument régulateur des actes de belligérance ; il préside, au terme de la guerre, à la conclusion du conflit et, de la sorte, joue un rôle de premier plan eu égard à la paix. »[23] Seule la guerre qui, depuis sa déclaration en bonne et due forme jusqu’à sa conclusion par un traité, respecte les règles du droit peut être considérée comme légitime et juste.
Le jus in bello va nous permettre de comprendre l’écart que Grotius met entre le droit des gens naturel et le droit des gens volontaire ou positif. Dans les chapitres IV à IX du livre III[24], il ne fait pas de différence entre les soldats et les civils : les femmes, les enfants, les vieillards sont des ennemis ; on peut parfois se livrer au pillage, réduire les prisonniers en esclavage ou les tuer. Puis, au chapitre X, il retourne sur ses pas pour « ôter, écrit-il, à ceux qui font la guerre presque tout ce qu’il peut sembler que nous leur ayons accordé effectivement ». Et de condamner ce qui était autorisé précédemment. Comment expliquer ce revirement ? Voici ce qu’écrit Grotius : « en commençant à traiter ces matières du droit des gens , nous avons déclaré que plusieurs choses sont dites être de droit ou permises, soit parce qu’on les fait impunément, soit à cause que les tribunaux de justice prêtent leur autorité à ceux qui les font ; quoiqu’elles soient contraires aux règles ou de la justice proprement ainsi nommée, ou des autres vertus ou que, du moins, ceux qui s’abstiennent de ces sortes de choses, agissent d’une manière plus honnête et plus louable dans l’esprit des gens de bien. »[25] Entre le droit des gens et la conscience morale, il n’y a donc pas de correspondance parfaite[26] et il invite à « relâcher de son droit » c’est-à-dire à faire preuve de modération, d’humanité, à « passer de l’utile à l’honnête, de ce qui est permis à ce qui est louable »[27]. Mais toujours dans le cadre du droit car la morale n’est pas, en soi, effective. Autrement dit, il faut que les interdits du droit naturel, obligatoires, passent dans le droit positif, volontaire, qui les rendra effectifs. Autrement dit encore, il faut « juridiciser les conduites des hommes dans le cours de la guerre »[28]. « Il apparaît en définitive, conclut Simone Goyard-Fabre, que le contenu des dispositions du droit des gens importe moins que, entre les belligérants, le respect de la foi jurée et des conventions établies : toute promesse engage ; tout engagement oblige ; l’obligation juridique se surajoute à l’obligation morale. Il ne s’agit donc pas dans le droit de la guerre, de donner seulement effet aux droits naturels de l’homme mais aussi de reconnaître la force normative des règles institutionnelles acceptées par le consensus gentium. »[29]
Pour conclure, disons que Grotius « a opéré une synthèse entre la théologie scolastique telle qu’elle lui est apparue chez les docteurs de l’Ecole de Salamanque, et de l’esprit rationaliste à son éveil. En cette synthèse, il entend allier la vieille idée de la justice des guerres avec l’exigence humaniste du contrôle de leurs moyens et de la limitation de leurs effets par un ensemble de normes rationnelles à valeur universelle. »[30] Comme Grotius récuse l’autorité universelle de l’Église et estime qu’un immense État planétaire n’est ni possible ni souhaitable, comme « il n’y a [donc] pas de supérieur commun, pas de volonté une à laquelle se rapporter, on est plus facilement porté à soutenir que les rapports rationnels obligent par eux-mêmes. »[31] Les rapports rationnels entre les États comme entre les citoyens sont tellement importants aux yeux de Grotius que « la justice se trouve réduite à la seule justice des échanges , ou à la justice pénale ».[32]
La modernité de Grotius réside donc, d’abord, dans le fait que le droit naturel est purement rationnel, « indépendant de toute institution, serait-elle divine », soustrait à l’autorité des théologiens[33], et, ensuite, dans l’importance prépondérante qu’il accorde aux contrats dans la vie sociale et internationale.
Désormais, comme dit plus haut, ce ne sont plus l’Église et ses théologiens qui serviront de guides dans les relations entre États mais la raison libérée de tout ce qu’elle ne peut concevoir, de tout ce qui pourrait la limiter ou la baliser, une raison néanmoins qui se met au service de causes et d’intérêts divers. A tel point qu’un auteur comme le Suisse Emer de Vattel (1714-1767) s’il reprend bien des éléments des théories de la guerre juste, invoque « néanmoins l’égalité et l’indépendance des nations pour affirmer l’idée que chaque belligérant pouvait en même temps mener une guerre légitime. »[34]
Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt[35] va plus loin. Dans un de ses livres majeurs, Le Nomos de la terre[36], il confirme l’apparition, en Europe, entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe, d’un ordre juridique interétatique qui « déthéologise » la vie publique et la guerre[37]. Les grandes puissances de l’époque, pour circonscrire la guerre, veillent à ne pas perturber l’équilibre continental. Ainsi se bat-on sur la mer ou dans les colonies et non sur la terre. Ce sont les États qui autorisent et organisent la guerre qui, selon Schmitt, ressemble désormais au duel. En effet, « un duel, précise Schmitt, n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties. » C’est la souveraineté des États qui permet l’analogie avec une personne. Et cette personnification rend les relations entre États souverains susceptibles de courtoisie autant que de juridicité. L’adversaire est un ennemi mais non un criminel comme c’était le cas dans la perspective de la guerre juste. On parlait jadis de guerre juste parce qu’on croyait à un point de vue « neutre », « universel », « transnational », « impartial », « philosophique », au-delà de la cité. Or, les guerres ont interdit, « par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice », chacun en ayant sa propre conception. Et donc la théorie de la guerre juste ne séparait pas les bonnes guerres des autres mais radicalisait le conflit, délégitimait l’opposant, introduisait la guerre civile dans l’espace européen au nom de principes moraux ou religieux qui permettait les pires cruautés[38] Le concept de guerre juste pouvait avoir quand même un sens au Moyen Age dans la mesure où l’occident référait plus ou moins à la même autorité religieuse, à un droit naturel commun, à une théologie politique commune. Ces références disparues ou refusées par certains, l’ordre juridique national se substitue au rêve d’ordre juridique universel. Le Nomos, la loi, ne se conçoit que par rapport à un territoire, une terre.[39] Il n’y a pas de droit naturel, universel, pas de vérité qui transcende les hommes et permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Comme il n’y a ni juste ni injuste en soi, « l’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement », affirme Schmitt. Pour cet auteur, la guerre moderne jusqu’au XXe siècle s’est civilisée en refoulant l’idée de guerre juste. Durant cette période, « au lieu de partir de la notion de Justa Causa, ce droit des gens est parti du justus hostis et qualifie toute guerre inter-étatique entre souverains de conforme au droit. Alain Finkielkraut conclut : « Par cette formalisation juridique, on a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre. La justice d’une guerre ne résidait plus dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques ou morales mais dans la qualité des entités politiques qui se font la guerre. En l’absence d’autorité plus haute, chaque personne étatique souveraine décide de la cause qui lui paraît légitimer une guerre, en sachant que l’autre bénéficie d’un même jus ad bellum » Et de citer Schmitt : « Le principe de l’égalité juridique des États rend impossible une discrimination entre l’État qui mène une guerre étatique juste et celui qui mène une guerre étatique injuste. Sinon, un souverain deviendrait juge de l’autre et cela contredit l’égalité juridique des souverains ».[40]
« On a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre » écrit Alain Finkelkraut. Dans l’absence de normes morales, dans l’absence d’une « autorité plus haute ».
On a l’impression qu’un progrès, paradoxalement, a été accompli comme si les théories de la guerre juste, du jus ad bellum comme du jus in bello n’avaient pas été des tentatives pour réduire le plus possible la barbarie de la guerre, l’encadrer de règles.
De plus, cette analyse ne tient compte que des guerres inter-étatiques classiques. Mais qu’en est-il des révoltes et des révolutions ? qu’en est-il, pour employer le jargon militaire, des guerres « dissymétriques » qui caractérisent l’époque contemporaine et qui opposent le faible et le fort dans le cadre d’une guerre régulière avec des cibles militaires ?[1] qu’en est-il des guerres « asymétriques », guerilla ou terrorisme, qui opposent la force armée d’un État à des combattants matériellement insignifiants ?[2]
Cette analyse tient-elle compte de l’apparition de la notion de guerre totale, peuple contre peuple ?
Autrement dit, nous allons devoir continuer à réfléchir au déroulement de l’histoire car bien des « nouveautés » sont apparues à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, sur le continent européen d’abord avant de se répandre à travers le monde.
Le rêve d’une « autorité plus haute » est-il perdu ?
Toute référence morale est-elle définitivement obsolète ?
Et l’Église va-t-elle retrouver, d’une manière ou d’une autre, une place dans le concert des voix qui réclament la paix, plus que jamais ?
L’apport le plus intéressant du passé est certainement le concept de « guerre juste ». On le voit dans la littérature militaire contemporaine. Il suffit de parcourir, par exemple, le cours d’éthique militaire donné à l’Ecole royale militaire par le Dr. Carl Ceulemans[1] qui commence par rappeler ce que la théorie de la guerre juste[2] doit en particulier à saint Augustin et à saint Thomas, puis à Vitoria[3]. L’auteur souligne l’influence de ces théologiens sur les juristes des 17e et 18e siècles, comme Grotius, Pufendorf, Wolff et d’autres. Malheureusement ceux-ci tentent de prolonger une conception qui, née dans le contexte de l’universalisme moral du moyen-âge, ne peut plus produire d’effet à une époque où l’État se considère comme souverain et juge par lui-même de la légitimité de la guerre.
Toutefois, si le jus ad bellum est désormais l’apanage de chaque État, on s’efforça de conserver le jus in bello qu’on tenta, à partir du 19e siècle d’inscrire dans les traités internationaux de Genève, par exemple, pour les victimes des guerres ou encore de La Haye pour la manière de mener une guerre.
Au XXe siècle, à la suite des deux guerres mondiales, le jus ad bellum fut remis à l’honneur et fit son entrée dans le droit international comme dans le pacte Briand-Kellogg de 1928[4] ou, plus récemment, dans la Charte des Nations-Unies.
Par ailleurs, on constate que le thème de la « guerre juste » est l’objet, depuis trente ans, de très nombreuses publications dans le monde anglo-saxon.[5]
Toutefois, plusieurs faits majeurs, au XIXe siècle et surtout au XXe siècle vont provoquer une mise en question ou une réinterprétation de la doctrine traditionnelle.
En même temps, un certain nombre de théories sociologiques, idéologiques ou psychologiques vont aller plus loin et viser à mettre hors propos toute réflexion éthique sur la question de la violence.
S’appuyant sur l’œuvre de nombreux autres sociologues mais aussi d’écrivains[6], Michel Maffesoli[7], par exemple, veut montrer l’ambivalence de la violence et la fascination qu’elle exerce. Sa thèse fondamentale est d’affirmer que « la tension est la matrice de toutes choses. C’est l’énergie qui maintient en mouvement l’histoire du monde. C’est également cette tension qui fait de tout un chacun un être vivant. Vivant de son ambigüité même. Héraclite voyait dans le combat la source de toute existence. […] Tout cela soulignant que l’harmonie est conflictuelle et qu’il n’y a d’équilibre que dans la bonne gestion de la différence »[8]
Que l’on se remémore les luttes fratricides des mythologies, la théorie de Freud suivant laquelle le « meurtre du père » est à l’origine de la civilisation ou celle de Marx mettant en évidence la lutte des classes comme moteur de l’histoire, pour l’auteur, « il n’est de vie en société que dans la tension ami/ennemi » Et l’on peut même reprendre à son compte l’affirmation de Carl Schmitt : « Je pense, donc j’ai des ennemis ; j’ai des ennemis, donc je suis moi-même »[9]
Le conflit n’est donc pas « un fait anachronique, une survivance des périodes barbares ou pré-civilisées, il s’agit véritablement de la manifestation majeure de l’antagonisme existant entre volonté et nécessité »[10]
d’une manière ou d’une autre la violence doit s’exprimer. La tradition judéo-chrétienne veut l’éradiquer en prétendant guérir notre méchanceté, notre animalité, nos côtés sombres et même dénier la mort en proclamant la résurrection mais elle nous infantilise et en voulant tout contrôler par des codes moraux rigoureux, elle rend la violence perverse, « sanguinaire, paroxystique »[11] dans les gestes, la musique ou encore le cinéma. En fait, si l’on a bien en mémoire « le mythe biblique du péché originel », on se rend compte que « c’est grâce à Satan que l’histoire humaine commence »[12]. Il y a pour lui, « une sagesse démoniaque qui est celle de l’excès et qui renvoie à un irrépressible vouloir-vivre qu’il est vain de nier ou encore de refouler. Car elle resurgit toujours et à nouveau dans les histoires humaines et les situations quotidiennes. »[13]
Un autre sociologue, spécialiste des médias[14], s’appuyant principalement sur l’histoire passée et présente mais aussi la sociologie, la philosophie, la politique, l’éthologie, etc., confirme l’ambigüité de la violence. Si tout n’est pas violent, la violence est partout et se référant à Edgar Morin[15], il estime, comme Michel Maffesoli que le moteur de la société est le désordre : « une société trop ordonnée et trop régulée stagne, se sclérose et bloque tout développement. Ce qui fait bouger la société, c’est le mouvement, la contestation, la révolution, donc une certaine forme de désordre. »[16] La violence inévitable, omniprésente, contagieuse, édifie les institutions politiques, économiques, sociales, scolaires, qui ont toutes recours à la force. Et la religion qui « génère des moments de violence à un moment ou l’autre de son existence »[17] n’échappe pas au phénomène. La violence est toujours légitimée souvent prévisible, justifiée ou condamnée par toutes sortes de discours, stimulée par les medias qu’ils la montrent ou qu’ils la désavouent. En fait, les médias l’aiment autant que les activistes ou le public. Ils la provoquent et la banalisent. Elle est nécessaire chez les animaux pour vivre et survivre, pour se reproduire, défendre son territoire, hiérarchiser les individus. Chez les hommes, elle est aussi naturelle mais réfléchie, perfectionnée si bien que l’homme appartient à « l’espèce de loin la plus violente du règne animal »[18]. Tout le pousse « à la violence. Sa nature, son psychisme, ses relations sociales, son exposition aux médias, ses conditions économiques, son implication politique et même une certaine vue philosophique de la réalité »[19]. Elle « peut être rentable et gagnante »[20] sur tous les plans, politique, religieux, économique, social, dans le sport comme dans les divertissements. Elle est un « outil pratique pour la résolution des conflits ».[21]
Bien qu’elle soit « détestable, cruelle, immorale, illégale », il faut se rendre compte que « malgré tous les discours philosophiques, politiques et moraux qui la condamnent, elle représente un mode de gestion de la réalité qui dans les faits s’avère rentable ».[22] Même si elle peut avoir des effets pervers et qu’elle « ne provoque pas de changement immédiat, elle constitue un outil extrêmement efficace pour attirer l’attention des médias et pour faire connaître les enjeux que poursuivent ceux qui y ont recours. Cette prise de conscience prélude habituellement à des changements de comportement. »[23]
La conclusion s’impose pour l’auteur : « De tout temps, la violence a été un facteur d’équilibre et de déséquilibre social. On peut se demander si elle n’est pas un phénomène que secrète l’organisme social pour régulariser les comportements de ses composantes. [..] La violence est […] un véritable moteur de vie. La morale judéo-chrétienne veut qu’on la rejette de nos comportements et qu’on la condamne dans nos discours. Mais le succès n’appartient qu’à ceux qui savent l’utiliser. »[24]
Cette conception « sociologique » semble osciller entre fatalisme et cynisme et néglige le fait que la violence manifestée dans la guerre n’est pas une loi de la nature mais le fruit d’une décision d’une autorité politique et qu’elle n’est donc pas inéluctable. Elle n’est pas nécessairement rentable que ce soit à moyen ou à long terme ni par elle-même régulatrice de la vie sociale. d’autant qu’on ne voit pas très bien, dans la perspective décrite, comment condamner certains « moyens ». Nous sommes dans une situation amorale qui peut engendrer tous les crimes possibles. Au nom de quoi s’élever contre des génocides, des exécutions sommaires, des viols, des pillages, si l’on défend l’idée que d’une manière ou d’une autre, un bien finira par surgir du mal ?
Pour circonscrire la violence et éviter ses débordements, certains, aux États-Unis surtout, réinterprètent la théorie de la guerre à la lumière d’une doctrine libérale, libertarienne. Pour eux, la violence légitime doit être réservée à l’individu et non à l’État. Leur doctrine « s’appuie sur un principe d’autonomie individuelle alors que la doctrine traditionnelle de la guerre juste s’appuie sur la notion de souveraineté de l’État »[25]-http://fr.wikipedia.org/wiki/1995[1995) est un économiste et un philosophe politique américain, théoricien du libertarianisme et de l’anarcho-capitalisme. Il est le disciple de Ludwig von Mises (1881-1973), économiste autrichien naturalisé américain.] Pour ces auteurs, « la racine du mal est dans la concentration du pouvoir et de son monopole dans les mains de quelques-uns et non pas dans la guerre en soi. » Pour eux, « la seule façon d’avoir la paix est de réduire l’État ou d’en changer la nature, voir de le supprimer et non de promouvoir une théorie de la guerre « juste » qu’un organisme étatique aura pour objet de mettre en œuvre. La théorie de la guerre juste dans une doctrine libérale est une théorie de la protection individuelle et non celle des États. »[26] Ils estiment que la théorie classique soulève énormément de problèmes qu’il faut désormais défendre un jus ad bellum qui soit un principe strict de légitime défense des droits fondamentaux individuels, s’il y a dommage réel pour obtenir réparation, l’intention agressive ne suffit pas. La seule autorité légitime qui puisse déclarer la guerre est celle des juges, des arbitres ou des victimes mais non celle hommes politiques, des États ou des Organisations internationales. Quant à l’organisation militaire, elle doit respecter « un principe général de non-coercition laissant la possibilité pour chaque individu d’assurer sa propre défense comme il l’entend ». Chacun peut aussi intervenir pour protéger une population agressée par son gouvernement ou d’autres, par un engagement volontaire ou le financement d’une armée privée de protection. Dans le jus in bello, on remplace la distinction entre combattants et non-combattants par celle d’agresseurs et non-agresseurs. Le principe de proportionnalité reste valable. Enfin, la responsabilité de l’agression n’incombe pas à ceux qui commandent mais à ceux qui exécutent et donc « la désobéissance civile ou militaire est la règle que les individus doivent suivre pour empêcher un gouvernement de se lancer dans une guerre « injuste » »[27].
Et voilà donc, de manière limitée et sans doute utopique, un retour à l’éthique traditionnelle qui semble incontournable, à moins de négliger la capacité de décision des hommes et leur responsabilité dans le cours des événements.
Nous allons voir dans les chapitres qui suivent comment les hommes peuvent réagir ou ne pas réagir aux événements décidés par d’autres hommes.
Une fois de plus, nous pourrons constater qu’au sein de l’Église, éclairés par les principes évangéliques, il est des hommes, aujourd’hui comme hier, à l’avant-garde de l’humanité pour lui indiquer, sans naïveté, le chemin d’un mieux-être indissociable de la paix
La guerre préserve la santé morale des peuples
Tout d’abord, les guerres révolutionnaires puis les guerres napoléoniennes qui les prolongèrent, entre 1803 et 1815, ont bouleversé les conceptions de l’art de la guerre. Avant la révolution française, les États européens avaient des armées relativement petites, avec une forte proportion d’étrangers et de mercenaires. A la fin du XVIIIe siècle apparaît le concept de nation en guerre. Dans une directive du 16 août 1793 aux armées, Robespierre déclare : « Nos ennemis font une guerre d’armée, vous faites une guerre de peuple. »[1] L’armée napoléonienne s’appuiera ainsi sur une conscription de masse[2], et près de 150 000 sur mer. Le Royaume-Uni mobilise 750 000 hommes de 1792 à 1815, dont un tiers dans la Royal Navy. En 1812 la Russie compte 900 000 hommes dans son armée de terre, et avait donc plus d’un million d’hommes mobilisés. Les forces autrichiennes atteignent 576 000 hommes au maximum ; l’Autriche étant l’ennemi le plus persistant de la France, il est raisonnable de penser que plus d’un million d’Autrichiens servirent dans l’armée durant cette période. La Prusse et le Royaume-Uni eurent jusqu’à 320 000 sous les armes, l’Espagne environ 300 000. L’Empire ottoman, le royaume d’Italie, le royaume de Naples et le grand-duché de Varsovie mobilisent eux aussi plus de 100 000 hommes (à l’époque, les États-Unis ont 286 000 hommes sous les drapeaux. Comme on peut le voir, même de petites nations ont eu des armées rivalisant avec celles des grandes puissances des guerres précédentes. Au retour de la campagne de Russie, l’armée napoléonienne qui comptrait au départ 600.000 hommes était réduite à 83.000 hommes.].
Par ailleurs, le but recherché est la destruction des armées adverses : il faut lui infliger des pertes maximales pendant et après la bataille.
La destruction peut aussi s’étendre aux populations non combattantes. Si la notion de « guerre totale » est une notion complexe employée systématiquement pour désigner, par exemple, les deux guerres mondiales du XXe siècle, un certain nombre de faits annoncent dès la fin du XVIIIe siècle ce que Carl von Clausewitz définit comme « absolut Kriege ». Si l’histoire nous présente, à différentes époques des exemples de destructions massives et de peuples en armes, il faut pour qu’on puisse à proprement parler, identifier une guerre totale que le pouvoir central politique organise une stratégie qui mobilise toutes les ressources de la nation, militaires, économiques, juridiques, idéologiques dans le but d’anéantir non simplement l’armée mais le peuple ennemi et ses ressources.[3]
A ce point de vue, la répression par l’armée républicaine de l’insurrection vendéenne en 1793-1794[4], annonce les holocaustes du XXe siècle.[5]
En effet, c’est le pouvoir politique qui décrète officiellement l’extermination de la population[6] et la destruction du pays[7]. Terre brûlée, confiscation des biens, tentatives (vaines) d’extermination par le gaz, les mines et l’arsenic, prisonniers fusillés ou noyés.[8] En janvier 1794, alors que la « grande armée catholique et royale » est vaincue[9], les « colonnes infernales » du général Turreau vont décimer la population.[10] Le 20 février 1794, un décret ordonne la déportation des innocents et des bons citoyens pour qu’il n’y ait plus sur le territoire insurgé que « les rebelles que l’on pourra plus aisément détruire. »
Cette guerre de Vendée annonce dans le cadre géographique réduit où elle s’est déroulée, la démesure et l’horreur des conflits mondiaux du XXe siècle qui sont, comme on l’a dit plus haut, au sens strict des guerres totales.
Par ailleurs, la guerre de Vendée et les campagnes napoléoniennes, en Espagne, en particulier, abolissent les distinctions entre combattants et non-combattants, civils et militaires, coupables et innocents. Elles annoncent les formes modernes de guérilla et le terrorisme qui ne fait plus de distinction entre civil et militaire, coupable ou innocent.
Parallèlement et, de nouveau dans la mouvance révolutionnaire, naît ou renaît le mythe de l’homme providentiel.
L’homme providentiel, nous dit le dictionnaire, est « l’homme qu’il faut dans une situation délicate ou désespérée » qui est attendu ou qui arrive « comme le messie »[11].
Le critique littéraire Sainte-Beuve[12] emploie,
dans le sens qui nous intéresse[13]-http://fr.wikipedia.org/wiki/1881[1881)
écrit dans son gigantesque
journal intime : « Il nous
faut voir dans ces peines l’épreuve purifiante de notre âme et dans nos
tourmenteurs des agents providentiels, des magistrats de la souffrance
(Journal, 1866, p. 157).], l’adjectif providentiel qui n’est pas
attesté avant 1792[14]
Cette raison sublime, qui s’élève au-dessus de la portée des hommes
vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la
bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne
pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pas à tout
homme de faire parler les dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce
pour être leur interprète. La grande âme du législateur est le vrai
miracle qui doit prouver sa mission. » (Union générale d’éditions,
10/18, 1963, pp. 85-86)
] : « il s’est rencontré
des instants uniques, où toute une nation (…) était comme sur le
tranchant du rasoir (…). Les hommes qui ont été des instruments de
salut en ces périodes critiques sont à bon droit proclamés
providentiels… »[15]
Ce thème a inspiré de nombreux auteurs contemporains qui nous renvoient aux « individus historiques » de Hegel[16], créateur de la forme romantique du « fantasme du grand incarnateur », c’est-à-dire d’ « un homme qui serait le peuple parce qu’il personnifierait son « âme » », un homme supérieur et différent qui incarnerait « un principe spirituel qui le dépasse », qui serait le porteur privilégié du « divin mouvement de l’histoire » à l’origine de son inspiration. [17]
Dans un cours donné entre 1822 et 1830, Hegel écrit : « Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l’affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur œuvre. Il appert par la suite qu’ils ont eu raison, et que les autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce qu’ils voulaient, s’y attachent et laissent faire. Car l’œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s’ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté. Car l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. Leur œuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs d’âmes, c’est parce qu’ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre. »[18] Le grand homme hégélien est ainsi parfaitement identifié à ceux qui le suivent : « Les grands hommes de l’histoire sont ceux dont les fins particulières contiennent la substantialité que confère la volonté de l’Esprit du monde. C’est bien le contenu qui fait leur véritable force. Ce contenu se trouve aussi dans l’instinct collectif inconscient des hommes et dirigent leurs forces les plus profondes. C’est pourquoi ils n’opposent aucune résistance conséquente au grand homme qui a identifié son intérêt personnel à l’accomplissement de ce but. Les peuples se rassemblent sous sa bannière : il leur montre et accomplit leur propre tendance immanente. »[19]
Cette vision hégélienne se retrouve chez nombre de penseurs, écrivains et hommes politiques qui ont subi directement ou indirectement l’influence du grand philosophe allemand.[20] Pour nous en tenir, pour le moment, aux deux premières catégories, citons[21] Victor Cousin[22], Pierre Leroux[23], Jules Michelet[24], Alphonse de Lamartine[25], Victor Hugo[26]
Max Weber[27] n’emploie pas le mot « providentiel », ni l’expression « individu historique » mais le mot « charismatique » qui exprime autrement une réalité proche de celle que nous voulons étudier.[28]
Weber part d’une conception de l’État contemporain vu « comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. » Il « passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. »[29] Il examine ensuite les divers types de légitimité que l’on peut rencontrer dans l’exercice du pouvoir. Parmi eux, il s’intéresse au « pouvoir issu de la soumission des sujets au « charisme » purement personnel du « chef ». En effet, ce type nous conduit à la source de l’idée de vocation, où nous retrouvons ses traits les plus caractéristiques. Si certains s’abandonnent au charisme du prophète, du chef en temps de guerre, du très grand démagogue au sein de l’ecclesia ou du Parlement, cela signifie que ces derniers passent pour être intérieurement « appelés » au rôle de conducteur d’hommes et qu’on leur obéit non pas en vertu d’une coutume ou d’une loi, niais parce qu’on a foi en eux. Certes, s’il est plus qu’un petit parvenu présomptueux du moment, il vit pour sa chose, il cherche à accomplir son œuvre. Par contre c’est uniquement à sa personne et à ses qualités personnelles que s’adresse le dévouement des siens, qu’ils soient des disciples, des fidèles ou encore des militants liés à leur chef. »[30]
Plus près de nous encore, et s’appuyant sur l’analyse du mythe selon Barthes qui le définit comme « une parole choisie par l’histoire »[31], Didier Fischer confirme et précise que l’homme providentiel « est assurément le produit d’une situation politique à un moment donné de notre histoire, mais il n’en dépend jamais totalement puisque les ressorts même de l’appel au sauveur transcendent la réalité historique et fournissent leur lot de modèles prestigieux dans lesquels les contemporains vont reconnaître celui en qui il faut placer sa confiance. »[32] Celui qui va apparaître comme le « Sauveur »[33].
Le phénomène est-il constatable à toutes les époques et sous toutes les latitudes ? Plusieurs auteurs le pensent, comme Weber[34] mais il restreint finalement son étude aux chefs de partis parlementaires occidentaux. Certains évoquent des figures anciennes : Moïse, David ou Salomon, Lycurgue à Sparte[35] ou Solon[36] et Périclès à Athènes[37], Cincinnatus[38] ou Jules César[39] à Rome, Clovis[40], Charlemagne[41].], Frédéric II[42]).], Charles-Quint[43] . d’autres estiment qu’il s’agit d’un phénomène particulièrement français.[44]
Si l’on excepte Moïse, David et Salomon qui sont « providentiels » au sens originel, puisqu’ils se sont laissés conduire par Dieu et ont coopéré à son œuvre[45], les autres personnages sont des politiques et souvent aussi des chefs de guerre. Ils sont considérés comme providentiels, au sens moderne, et a posteriori par les théoriciens.[46] Il en va de même, à mon sens, pour Jeanne d’Arc considérée par plusieurs auteurs comme la vraie source historique du mythe récupéré aussi bien par Maurice Thorez (communiste) que Jean-Marie Le Pen (nationaliste) [47]. Il est clair que c’est par un détournement de sens typiquement contemporain que la sainte devient, en France, un « référent majeur » du « messianisme politique ».[48]
Comme quoi Charles Péguy voyait juste en méditant sur les concepts de mystique et de politique[49] : « Tout commence en mystique et finit en politique », « La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même », « Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique ».
Mais le phénomène n’est pas que français, il est, en réalité, universel et très contemporain. Les grandes figures élevées au rang de « sauveurs », quasi divinisés s’appellent Napoléon, Mussolini (« duce »), Hitler (« führer »), Mao (« grand timonier »), et d’autres. Au début du XXIe siècle c’est le président Barack Obama qui apparaît comme un sauveur. Le jour de son élection, une jeune française interrogée dans la rue déclarait : « désormais le monde ne sera plus comme avant ». Beaucoup ont été frappé par une campagne jugée « charismatique », par son « hyperpersonnalisation » ; ses partisans sont apparus comme des « adorateurs de la rock star » [50]. On a parlé aussi d’un « épanchement « obamaniaque », proche de la déification », « d’ébahissement amoureux », « moment historique » et « d’espoir quasi mystique », alors que les Américains sont naturellement méfiants vis-à-vis du pouvoir fédéral_.[51] Pour désigner cet engouement, on a créé le mot « obamania ». Nommé président le 20 janvier 2009, il reçoit le 9 octobre de la même année, le Prix Nobel de la Paix non parce qu’il l’a réalisée mais parce qu’il l’a promise : une récompense pour l’avenir promis. Objet d’un véritable culte, il suscite, dès décembre 2009, le mécontentement de nombreux parents d’élèves dans certains États parce qu’on y célèbre la gloire du président par le biais de chansons. Dans l’une d’elles, très connue aux États-Unis, le nom de Jésus était remplacé par celui d’Obama[52]
Ce fait est symptomatique mais pas tout à fait nouveau et est favorisé par la déchristianisation ou le besoin d’un dieu bien présent physiquement dans un monde incertain ou agité. Favorisé et non suscité car semble enraciné dans le cœur de tout homme le besoin d’être sauvé, le besoin d’un sauveur.[53] Non seulement parce que l’attente de l’homme providentiel aurait été historiquement inculquée par « la conception providentialiste de l’histoire, née des récits bibliques »[54] ou, plus précisément encore, par l’image du Christ et l’éducation chrétienne[55]. Mais on peut penser qu’en dehors du monde christianisé ou avant lui, par nature, une aspiration spontanée à être guéri, maintenant ou plus tard, des vicissitudes mondaines, anime tous les hommes.[56] Le monde politique contemporain perpétue à sa manière avec les mœurs païennes qui, sous toutes les latitudes ont eu tendance à sacraliser ou diviniser les « prince » à cette étrangeté près que nous sommes, la plupart du temps, dans un contexte démocratique.[57]
Il est symptomatique, en tout cas, qu’à l’aube d’un monde matérialiste et relativiste, Napoléon Bonaparte soit, d’une certaine manière, monté sur le trône de Dieu apparemment vacant désormais. A partir du coup d’État du 9 novembre 1799, Bonaparte va prendre le pouvoir et apparaître de plus en plus, en France puis en Europe comme un « homme providentiel ».
Hegel dont on a parlé plus haut était attaché à l’idéal de la Révolution de 1789, « magnifique lever de soleil », dira-t-il[58]. Il attend une révolution semblable en Allemagne[59]. L’épopée napoléonienne renforce son espoir et lorsqu’il rencontre l’Empereur, le 13 octobre 1806, il déclare : « J’ai vu l’Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine ». [60] Il dira aussi : « Messieurs ! Nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l’Esprit a fait un bond en avant, a dépassé sa forme concrète antérieure et en acquiert une nouvelle. »[61] Napoléon est « l’incarnation d’un principe spirituel qui le dépasse »[62], capable de dire le « Verbe de l’époque », incarnation du « Verbe de la France », continuateur de l’œuvre du Christ ![63] Hugo dans son roman Les misérables célèbre l’homme- peuple à travers son personnage Marius : « Il fut l’homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations à dire : -la grande nation. Il fut mieux encore ; il fut l’incarnation même de la France, conquérant l’Europe par l’épée et le monde par la clarté qu’il jetait. Marius vit en Bonaparte le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et qui gardera l’avenir. Despote mais dictateur ; despote résultant d’une république et résumant une révolution. Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu. »[64]
Il faut dire que Napoléon a tout fait aussi pour paraître tel. N’a-t-il pas institué par son décret du 19 février 1806, en son article premier, que : « La fête de saint Napoléon et celle du rétablissement de la religion catholique en France seront célébrées, dans toute l’étendue de l’empire, le 15 août de chaque année, jour de l’Assomption, et époque de la conclusion du concordat. »
Napoléon est le prototype de tous les « grands incarnateurs » qui lui ont succédé et dont le nom est lié non seulement à une crise de société, économique, politique mais aussi à la guerre qui est le paroxysme de la crise.[65]
Tous les auteurs citent, comme exemples principaux, trois chefs d’État
qui furent aussi des chefs de guerre :
Mussolini[66],
Hitler[67] et De Gaulle[68]
Plus près de nous, journalistes et chroniqueurs, relayant un fort sentiment populaire, consacrent aussi le président Obama qui, à première vue, semble faire exception puisqu’il s’est présenté et a été apprécié et jugé d’avance comme un prince de la paix intérieure et extérieure[69]. Mais rappelons-nous que Napoléon a aussi incarné, même à travers la guerre, la paix à venir. Ici aussi il a été un prototype.[70]
L’élection du président américain est intéressante encore à deux titres.
Elle nous a rappelé l’importance de la propagande dans la constitution du mythe par les affiches, les slogans, les discours, toutes les ressources des media de plus en plus perfectionnés surtout à partir du XXe siècle. Les réseaux sociaux aujourd’hui jouent un très grand rôle dans les mobilisations politiques. A tel point que certains s’inquiètent du pouvoir exercé par ceux qui peuvent utiliser les grands media[71]. Dans les régimes non démocratiques, on va jusqu’à organiser un véritable culte.[72] Souvent, l’homme providentiel lui-même soigne son image. Ainsi en fut-il déjà, comme on vient de le voir, avec Napoléon.
Elle nous rappelle aussi que les rêves[73] n’ont qu’un temps et que la réalité fait redescendre les hommes providentiels au rang de personnages communs ou, dans le pire des cas, révèle leur nuisance. Obama, nommé président le 20janvier 2009, il est un an plus tard déjà l’objet de désillusions[74] même sur le plan de la paix[75] et, en 2012, il soulève une vague de protestations pour des mesures qui paraissent porter atteinte à la liberté religieuse.[76]
A une certaine époque, la guerre paraissait juste pour la simple raison que Dieu en personne ou le prince « lieutenant de Dieu » l’avait voulue. Dieu « mort », l’homme « providentiel » reprend son rôle. La guerre redevient un acte sacré ou du moins un devoir inviolable qui n’est pas sans conséquences graves. Comme l’a très bien vu Christian Mellon[77], cette « sanctification », toute sécularisée qu’elle soit, dissipe les scrupules et même la peur de la mort. La guerre n’a plus de freins, elle est nécessairement juste et les moyens importent peu.
Il en va de même lorsque, à la place de Dieu ou d’une personne « exceptionnelle », la guerre est menée au nom d’une entité sacralisée : au nom du Peuple, de la Nation, de la Révolution, de la Justice[78], voire de la Démocratie[79] !
La question a été abordée théoriquement, à propos de la Volonté générale et de la Démocratie, dans l’œuvre de J.-J. Rousseau, par J. Maritain.[80] Une Volonté générale décrite comme « un dieu social immanent », infaillible, une Démocratie qui n’est pas « une forme particulière de gouvernement », mais un « mythe » où le peuple « n’obéit qu’à lui-même », absolument souverain. Le peuple toutefois n’est pas seul car s’il « veut toujours le bien », « il n’est pas toujours suffisamment informé, souvent même on le trompe ». Il a donc à ses côtés, un « législateur » qui est « le surhomme qui guide la Volonté générale ». Maritain conclura que cette vision rousseauiste, est, en fait, du « christianisme corrompu ».
Cette question a été aussi abordée et cette fois d’une manière très concrète, en 1937, par Pie XI, et ce n’est pas un hasard, dans sa condamnation du nazisme : « Quiconque, écrivait-il, prend la race, ou le peuple, ou l’État, ou la forme de l’État, ou les dépositaires du pouvoir, ou toute autre valeur fondamentale de la communauté humaine - toutes choses qui tiennent dans l’ordre terrestre une place nécessaire et honorable - quiconque prend ces notions pour les retirer de cette échelle de valeurs, même religieuses, et les divinise par un culte idolâtrique, celui-là renverse et fausse l’ordre des choses créé et ordonné par Dieu : celui-là est loin de la vraie foi en Dieu et d’une conception de la vie répondant à cette foi. »[81] Travestissant le Dieu véritable, loin de l’enseignement de l’Église, cette conception, note deux ans plus tard, Pie XII, « a fait réapparaître même dans des régions où brillèrent pendant tant de siècles les splendeurs de la civilisation chrétienne, les signes toujours plus clairs, toujours plus distincts, toujours plus angoissants d’un paganisme corrompu et corrupteur ». Etait-il étonnant dès lors que le « terrible ouragan de la guerre » se déchaîne ? Avec douleur mais lucidement, le Saint Père prévoyait « tout ce qui pourra germer de la ténébreuse semence de la violence et de la haine, à laquelle l’épée ouvre aujourd’hui des sillons sanglants. »[82]
L’absolu laïcisé engendre la guerre, une guerre qui peut sacrifier tout ce qui ne correspond pas à l’Idéal.
…Nous qui, élevé au Souverain Pontificat de l’Église,
tenons la place de celui qui est et le Prince et le Dieu de la paix.
Indépendamment de l’intérêt des réflexions de Carl Schmitt ou de Raymond Aron[1] (cf. ce qui a été écrit précédemment), les nationalismes et les idéologies vont accroître et répandre la violence dans le monde : guerres révolutionnaires, conquêtes napoléoniennes, mais aussi guerres mondiales, régimes totalitaires, terrorisme.
Nous allons le voir en nous attardant à la première guerre mondiale qui s’inscrit bien dans cette culture nationaliste ou ultra-patriotique[1] où, il faut bien le reconnaître, les chrétiens eux-mêmes vont oublier l’exigence de paix, gagnés par la violence ambiante, justifiée voire exaltée.[2]
Le nationalisme ou simplement la loyauté citoyenne va l’emporter sur le sentiment catholique, sur l’idéal de paix qui imprègne tout l’Évangile.
La guerre de 14-18 est une guerre paradoxale[3] où chaque protagoniste a l’impression de combattre pour un monde nouveau où, plus jamais, il n’y aura de guerre. C’est, selon l’expression de l’époque, la « der des der »[4]. Au cœur même de cette guerre atroce persiste le sentiment mystique que l’humanité va détruire définitivement les forces du mal[5]. En réalité, cette guerre apparemment terminée, engendrera de nouvelles horreurs. En effet, « les grandes attentes de la guerre, déçues faute de cette parousie du monde meilleur promis pour l’après-guerre, ont été récupérées par les différentes formes de totalitarisme »[6]
En attendant, dès avant la guerre, comme pendant la guerre et même encore parfois après la guerre, bien des chrétiens et des catholiques des deux camps vont témoigner dans ce sens.
Rappelons tout d’abord, que selon les historiens, « les responsabilités dans le déclenchement de la tragédie apparaissent aujourd’hui très partagées »[7]
Voyons tout d’abord ce qui se dit et se fait dans le camp allemand.
Il faut savoir[8] que depuis 1871, depuis la fondation de l’État-nation allemand, l’identité nationale et l’identité protestante ont tendance à se confondre[9]. Selon une interprétation luthérienne de Rm 13, 1-7, le souverain est chef suprême de l’Église et en fonction du sacerdoce universel de tous les croyants, laïcs et pasteurs sont égaux dans la mission évangélique.[10] En 1914, selon la loi, et au contraire de leurs homologues catholiques, les étudiants en théologie, théologiens, et professeurs protestants non ordonnés, sont mobilisables et les pasteurs le sont aussi si les autorités ecclésiastiques estiment que leur présence n’est pas indispensables dans leurs paroisses. Mais le service armé au front leur est interdit. Cette restriction va susciter un vaste mouvement de contestation parmi les pasteurs, le patriotisme l’emportant sur les exigences non-violentes de l’Évangile[11]. Après moult résistances, les autorités civiles et ecclésiastiques laisseront le choix à la conscience de chacun.
De son côté, le parti catholique appelé Le Centre considère la politique impériale comme légitime aussi bien vis-à-vis des budgets de guerre que de la déclaration de guerre. Et, même après la défaite, le député centriste et membre de l’Association populaire pour l’Allemagne catholique, Carl Bachem[12], écrira : « Si jamais guerre fut juste, ce fut le cas de la guerre mondiale en ce qui concerne l’Allemagne et l’Autriche qui menèrent, au sens véritable du mot, une guerre défensive. (…) L’Allemagne ne combattait pas seulement pour son honneur, son patrimoine et sa position dans le monde, elle luttait aussi pour l’idée morale de l’ordre étatique en Europe, pour la justice dans la vie internationale et pour l’égalité des droits des peuples. C’était là la conviction humaine du parti du Centre. »[13]
Dans sa première lettre pastorale de Carême de guerre en 1915, le cardinal F. von Hartmann, archevêque de Cologne, écrit : « L’appel de notre empereur, cet appel par lequel il appela son peuple à un combat contre un monde d’ennemis, à un combat qu’il entreprit la conscience pure, certain de la justice de notre cause, cet appel a été, pour nous tous, un appel de la divine Providence, appel à marcher pour la vérité, le droit et la liberté, mais aussi un appel à nous convertir des voies du péché à Dieu, le Seigneur. Oui, il y a un puissant élan vers Dieu dans tous les cœurs allemands. Nos soldats sont allés au combat sanglant : avec Dieu, pour le roi et la patrie. Avec Dieu, dans le combat auquel nous avons été contraints pour l’avenir et la liberté de notre terre natale bien-aimée ; avec Dieu, dans la guerre pour les biens sacrés du christianisme et de sa culture bienfaisante. Et combien d’exploits n’ont-ils pas déjà pas accomplis par la grâce de Dieu - sous la conduite de leur glorieux chef, l’empereur, et des princes allemands - exploits qui resplendiront dans les âges futurs. »[14]
La haine devient vertu ! L’écrivain allemand, Will Vesper[15], écrit cette prière : « Car cette haine Seigneur Jésus Est le fruit du plus grand amour Ma patrie en profonde détresse Ma haine suivra tous les ennemis jusqu’à leur mort. »[16]
En face, ’évêque de Londres Arthur Winnington-Ingram[17] déclare : « Que ceux qui aiment la liberté et l’honneur, que tous ceux qui font passer leurs principes avant la facilité et la vie elle-même se réunissent en une grande croisade pour tuer des Allemands. Pas pour le plaisir de les tuer, mais pour sauver le monde ; tuer les jeunes et les vieux, tuer ceux qui ont montré quelque charité envers nos blessés autant que les ordures qui ont crucifié le sergent canadien, qui ont supervisé les massacres des Arméniens, qui ont coulé le Lusitania, qui ont utilisé des mitrailleuses contre les civils d’[Aarschot] et Louvain, les tuer, sinon la civilisation et le monde seront eux-mêmes tués. »[18]
Mais examinons de plus près l’attitude des catholiques français.
A la veille de la guerre 14-18, Albert de Mun[19], un des précurseurs du catholicisme social en France, affirme : « Oui la guerre est horrible, source de larmes et de douleurs, féconde cependant, source aussi de grandeur et de prospérité. C’est l’histoire du monde et la leçon des siècles. Il y a pour les nations, comme pour les hommes, des épreuves nécessaires à leur force. »[20] Idéalisée, la guerre devient une « école de vertu et de sacrifices »[21] Après l’appel du 1er août 1917 du pape Benoît XV à la paix, sur lequel nous reviendrons, l’illustre Père Sertillanges[22].], dans l’Église de la Madeleine, en présence de l’archevêque de Paris et des grands corps de l’État (en présence d’une notable partie de l’épiscopat dit Comblin)[23] s’écrie : « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos paroles de paix… Nos ennemis sont demeurés puissants ; l’invasion ne les a pas touchés ; vos solennelles réprobations ne les ont pas fait renoncer aux principes antichrétiens qui les ont guidés. A moins de miracle qu’on peut implorer, mais non garantir, ce qui arriverait demain, c’est que le crime international avorté serait repris. Dès lors, nous ne pouvons croire à une paix de conciliation. Nous nous sentons dans la nécessité d’amener, si nous le pouvons, notre ennemi à connaître l’angoisse, seule leçon qu’il paraisse en état de goûter. Nous le vaincrons… Nous nous sentons une mission imitée de la vôtre, ô vous que travaille et guide l’Esprit universel. Vous avez dit : Utinam renoventur gesta Dei per Francos… C’est fait, Très Saint Père. Telle est notre œuvre actuelle, telle est sa signification, telle est notre espoir… Notre paix ne sera donc pas une paix conciliante. Ce ne sera pas la paix des diplomates, ni la paix de Stokholm… ce ne sera même - et nous le regrettons de toute notre âme - la paix par une paternité s’élançant entre les deux camps : ce sera la paix par la guerre âpre et menée jusqu’au terme, la paix de la puissance juste brisant la violence, la paix du soldat ».[24] Et toujours en ce Noël 17, le Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen répond au pape en précisant que dans la formule « Et in terra pax… », la paix dont il s’agit ne consiste pas « à tendre la main à nos ennemis, à demander une suspension des armes… Notre volonté est absolue de tenir jusqu’à la victoire finale » parce que « les alliés ne se battent ni pour la prédominance ni pour l’orgueil, ni par vengeance, ni par haine. Ils font la guerre à la guerre ». Et le texte, non sans audace, se termine en affirmant que cette « mentalité de paix », telle qu’elle vient d’être définie, est conforme au souhait du pape ![25]
Comme nous le disions plus haut, c’est toute l’intelligentsia catholique qui, depuis des décennies, alimente nationalisme, esprit de revanche et haine. L’écrivain français Joseph Péricard[26] adresse cette prière : « Notre Père qui êtes aux cieux, élargissez mon cœur afin qu’il puisse contenir plus de haine. »[27]
Une mystique du métier des armes s’exprime dans l’œuvre des plus grands écrivains catholiques comme Charles Péguy[28], Paul Claudel, Jacques Maritain, Paul Bourget. Même
Pierre Teilhard de Chardin écrit à l’époque : « J’aimerais cent fois mieux lancer des grenades ou servir une mitrailleuse que d’être ainsi en surnombre. »[29]
Mais l’écrivain le plus représentatif de ce courant est incontestablement Ernest Psichari[30]. Non seulement son œuvre[31] est significative mais aussi sa mort[32] dans la mesure où elle va susciter une sorte de culte notamment parmi ses pairs en littérature.
Il faut tout d’abord savoir que Psichari a été marqué par une tradition religieuse et philosophique contre-révolutionnaire dont les deux principaux représentants sont Joseph de Maistre et Blanc de Saint-Bonnet.
A propos de la guerre, Joseph de Maistre[33] rappelle que la guerre a changé de nature : « L’esprit divin qui s’était particulièrement reposé sur l’Europe adoucissait jusqu’aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l’univers. On se tuait sans doute, on brûlait, on ravageait, on commettait même, si vous voulez, mille et mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de mai ; on la terminait au mois de décembre ; on dormait sous la toile ; le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n’étaient en guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau dévastateur.
C’était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les souverains d’Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d’un grand péril, tout ce qu’il était possible d’en obtenir : ils se servaient doucement de l’homme et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la loi d’amour proclamée sans cesse au centre de ’Europe ! Aucune nation ne triomphait de l’autre ; la guerre antique n’existait plus que dans les livres ou les peuples assis à l’ombre de la mort ; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politesse la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe, dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses des spectacles, servaient plus d’u ne fois d’intermèdes aux combats. L’officier ennemi invité à ces fêtes venait y parler en riant de la bataille qu’on devait donner le lendemain ; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l’oreille du mourant pouvait entendre l’accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s’élevaient de toutes parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes ; au milieu d’eux s’élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paul, plus grand, plus fort que l’homme, constant comme la foi, actif comme l’espérance.
Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées ; toute plaie était touchée de la main de la science et par celle de la charité ! Vous parliez tout à l’heure, monsieur le chevalier, des légions d’athées qui ont obtenu des succès prodigieux : je crois que si l’on pouvait enrégimenter des tigres, nous verrions encore de plus grandes merveilles ; jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de dieu, et plus fait pour l’homme qu’à la guerre. Quand vous dites, au reste, légions d’athées, vous n’entendez pas cela à la lettre ; mais supposez ces légions aussi mauvaises qu’elles peuvent l’être, savez-vous comment on pourrait les combattre avec le plus d’avantage ? ce serait en leur opposant le principe diamétralement contraire à celui qui les aurait constituées. Soyez bien sûrs que des légions d’athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes. »[34]
La guerre est une folie incompréhensible d’un point de vue humain, tout à fait contraire à la nature de l’homme et paradoxale : le bourreau qui punit des coupables est honni alors que le soldat qui tue des innocents est admiré ! Même le doux aime la guerre et celui qui répugne à tuer un animal, « fait avec enthousiasme ce qu’il a en horreur »[35]
Comment expliquer cette « horrible énigme » ?[36] sinon par le caractère divin de la guerre : « les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre de Dieu des Armées brille à toutes les pages de l’Écriture Sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! c’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre. Les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel. Horace disait en se jouant : « Du délire des rois les peuples sont punis. » Mais J.-B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable philosophie :
« C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, »
« C’est le courroux du ciel qui fait armer les rois. » »[37]
La guerre n’est qu’une manifestation de la violence universelle, du « carnage permanent »[38] qui implique végétaux, animaux et humains. « La guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde »[39], divine parce qu’elle échappe à toute raison et, pour une part, à la volonté des hommes[40]. Et donc, « qui pourrait douter que la mort trouvée dans les combats n’ait de grands privilèges ? »[41] L’auteur renchérit : « …combien ceux qu’on regarde comme les auteurs immédiats des guerres sont entraînés eux-mêmes par les circonstances ! Au moment précis amené par les hommes et prescrit par la justice, Dieu s’avance pour venger l’iniquité que les habitants du monde ont commise contre lui. » [42] « …nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département (…) dont la Providence s’est réservé la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui. »[43] « …rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre ; (…) il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l’homme et (…) il aime à s’appeler le Dieu de la guerre (…). »[44]
L’affirmation de la divinité de la guerre se retrouve chez Blanc de Saint-Bonnet[45] qui doit d’ailleurs beaucoup à Joseph de Maistre. Dans son livre La douleur[46], Blanc de Saint-Bonnet cite le passage de l’Oreste d’Euripide, où Apollon déclare : « Il ne faut pas s’en prendre à Hélène de la guerre de Troie ; la beauté de cette femme ne fut que le moyen dont les dieux se servirent pour faire couler le sang qui devait purifier la terre, alors souillé par le débordement de tous les crimes. » (v. 1639 et svts)[47]. Même si l’on traduit « les dieux ont voulu que la perfection de sa beauté mît aux prises les Grecs et les Phrygiens et causât tant de trépas, pour purger la terre du trop-plein de cette humanité qui pullulait insolemment », l’idée que retient Blanc de Saint-Bonnet est que la guerre est voulue par Dieu pour punir les hommes de leurs fautes. Elle est même « divine parce que, ouvrant carrière au sacrifice, elle forme pour Dieu une foule d’âmes parfaites dans le peuple. »[48]. En effet, « la douleur produit des héros, parce qu’elle ramène de ses mystérieux champs de bataille des âmes fermes et généreuses. Personne n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort, en ces heures solennelles où le moi apporte son abdication. Par une action intérieure, la douleur produit le même effet dans notre âme. Elle tient ainsi secrètement une école d’héroïsme. Il n’y a rien de bon au monde comme les saints et les vieux soldats. » Et en note, il précise : « Le soldat suit la ligne d’éducation du saint. La guerre entreprend et la sainteté accomplit l’école du sacrifice. Toutes deux firent naître en l’homme la soif sacrée de la mort. Le christianisme fit jaillir des légions de martyrs du sein des familles patriciennes et guerrières de Rome. » Et de citer Joseph de Maistre (sans référence) : « Un phénomène remarquable, c’est que le métier de la guerre ne tend jamais à dégrader ni à rendre féroce celui qui l’exerce ; il tend à le perfectionner. L’homme le plus honnête est ordinairement un militaire honnête. Dans le commerce de la vie, les militaires sont plus aimables, plus faciles et plus obligeants que les autres hommes. Au milieu du sang qu’il fait couler, le guerrier est humain, comme l’épouse est chaste dans les transports de l’amour. Le soldat est si noble qu’il ennoblit ce qu’il y a de plus ignoble, en exerçant sans s’avilir les fonctions de l’exécuteur. »[49]. « Pourquoi une sainte amnistie s’élève-t-elle des champs de bataille ? Pourquoi Dieu a-t-il permis la guerre aussi longtemps parmi les hommes ? Pourquoi à cet être qui vit, est-il toujours noble, toujours saint, oui, toujours glorieux et divin de mourir ? - Pourquoi ? Parce que dans la guerre, l’homme se sacrifie. Et là il trouve le moyen de faire comme un peuple de demi-martyrs de ceux qui, par eux-mêmes, ne courraient point au sacrifice. »[50]
Le sacrifice du soldat au combat est sanctificateur parce que la guerre est divine et surtout quand cette guerre est une guerre de la chrétienté. Ce caractère est accentué dans l’œuvre de Psichari.
Bien qu’Alfred de Vigny[51] ait écrit qu’« il n’est point vrai que la guerre soit divine ; il n’est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes qui la font et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l’eau fraîche et la rosée pure de ses nuées » [52], Psichari a été très marqué par une autre affirmation du célèbre poète : « Les régiments sont des couvents d’hommes, mais des couvents nomades ; partout ils portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue et cette scrupuleuse exactitude à remplir le vœu sévère de l’obéissance. »[53]. Non seulement le vœu de l’obéissance mais aussi celui de pauvreté. On en retrouvera l’écho dans L’Appel des armes : « La servitude militaire existe, comme existe la servitude du prêtre (…). Mais il n’y a de libres au monde que ces esclaves. »[54] « Nous sommes de ceux qui rêvent de se soumettre pour être libres. Et quel maître ne faut-il pas maintenant ? C’est le maître du Ciel et de la terre que nous appelons. »[55]
En effet, Psichari lie étroitement l’armée et la foi : « Il me semblait qu’une bataille de prêtres devait être la plus haute émotion humaine. (…) La passion guerrière nous fait désirer de nouvelles richesses spirituelles. »[56] Et la foi, la foi catholique, est elle-même liée à la patrie : « Comment ne pas voir que cette terre est bénie entre toutes, qu’elle est et restera toujours la terre de l’humble fidélité, et que c’est elle que Dieu a choisie quand il veut que quelque chose de grand s’accomplisse ici-bas ? »[57]
Dans un premier temps, dans L’Appel des armes, la vie militaire apparaît à Psichari comme une religion qui l’aide à se structurer moralement[58] mais après sa conversion au catholicisme, la guerre va l’amener à reconsidérer le métier de soldat. La mort apparaît comme un moyen de purifier le pays par le sacrifice de sa vie : « notre mission sur la terre est de racheter la France par le sang »[59]. « Il me semble que nous sommes ramenés à la pensée de la mort, de la mort glorieuse du chrétien, car, ce jour-là, le ciel aussi est en joie. Que cela doit être beau, et quel bonheur de pouvoir y penser dès maintenant, malgré le poids effrayant de notre misère humaine. »[60]
La guerre devient un acte religieux. Il faut, dit-il, « Aller à cette guerre comme à une croisade, parce que je sens qu’il s’agit de défendre les deux grandes causes à quoi j’ai voué ma vie. »[61]
Et quelques jours avant sa mort, le 9-8-1914, il écrit à sa mère : « Nous avons hâte de voir le jour tant désiré où nous pourrons tirer sur les Allemands (…). Nous avons tous le ferme espoir de revenir avec l’Alsace-Lorraine dans nos deux mains. Ce que nous voyons est inoubliable et magnifique. Et ce que nous allons voir sera plus beau encore. »[62]
On peut donc dire que : Psichari « considère que l’armée est un instrument divin, aux ordres de Dieu, dont la mission est de racheter la France, de faire barrage à la barbarie spirituelle germanique, de renouveler le sacrifice de Jésus. » Il a eu « le temps de vivre la guerre comme un acte de piété et de purification, où il retrouvait, à sa façon, les vertus essentielles du christianisme - le sacrifice, le culte des morts, la dévotion, le sens de la mission, l’expiation, le pardon… »[63].
Dans la Préface qu’il écrit pour Le voyage du Centurion, en 1922, Paul Bourget[64] confirme que « le romancier revendique le droit d’associer l’Évangile et l’épée, en vertu d’un texte qui prouve qu’il peut, qu’il doit y avoir ! une doctrine chrétienne de la guerre. Le Christ qui a dit au riche : « Quittez vos richesses », ne dis pas au Centurion : « Quittez votre service. » » (p. V). Et dans le cadre de l’Afrique du Nord où se déroule le roman, le soldat est missionnaire car « la France, en présence de l’Afrique, c’est l’Église en présence de l’Islam, la Croix dressée en face du Croissant. » (XXI) « Il a la charge d’imposer la France partout où il passe. » p. 167. La France ou la vraie foi, c’est tout un. Dans cet esprit, la guerre contre l’Allemagne prend aussi valeur religieuse : « Le centurion du Voyage n’a fait que démêler en lui plutôt le Croisé préfiguré dans tous ceux qui portent l’uniforme de la France. Chez les uns, il apparaît conscient comme chez lui. Les autres ignoreront jusqu’à la fin ce caractère mystique de leur propre action. Le Croisé est vivant dans tous. Il explique pourquoi la guerre comprise à l’allemande nous cause une horreur qui nous révolte dans nos fibres les plus secrètes. C’est que nous sommes les soldats de la chrétienté, et que nous avons devant nous les soldats d’Odin. » (XXII-XXIII). Jacques Maritain avait déjà fait cette analyse en 1915 et en des termes plus radicaux : « Loin de condamner l’Allemagne du mensonge et des massacres (…), Luther la justifie et, d’avance, la lave de ses crimes » les soldats ont « la certitude qu’ils se battent dans le camp de la civilisation contre celui de la barbarie, dans le camp du Christ contre celui du diable. »[65]
Dans cet esprit, la mort du soldat Psichari le fait apparaître comme saint aux yeux de nombre d’écrivains. Ainsi, Barrès : « Péguy, mort. Son ami Tharaud écrit : « Nous avons perdu un saint ». Ernest Psichari, mort. ? Je dis : il y avait en lui autre chose que ce qui fait un artiste. Il y avait la matière d’un saint. »[66] De même, Claudel écrira : « Psichari a vécu comme un héros, il est mort comme un martyr, il est un de ceux dont le noble sang a sauvé et racheté le pays. »[67] Claudel va encore plus loin dans un poème sur la mort de Psichari, où il associe le sang du Christ au sang du soldat:
« Il y a ce grand coup en plein cœur, d’où jaillit de toutes parts le témoignage et la gloire et merci ! L’absolution !
Il y a ce sang généreux qu’il propine[68] à toute la France
Ce sang pour que la terre natale l’absorbe et le médite en silence
Le sang qui s’est ouvert un passage à travers le corps déchiqueté,
(Béni soit le ventre qui t’a conçu et le sang qui t’a allaité)
Il y a cette grande confession rouge ainsi qu’un fleuve spirituel
Et ce sang qui sur l’autel chaque matin se mélange au sang d’Abel ! ». Ailleurs encore, l’auteur de L’annonce faite à Marie fait dire à un de ses personnages : « Je vois le petit-fils de Renan[69]. Que fait-il ? Il est par terre les bras en croix, avec le cœur arraché et sa figure est comme celle d’un ange. Il a le signe sur lui du troupeau de saint Dominique. Tu vois son corps, mais son âme, dis-nous, où est)-elle ? Saint Dominique l’enveloppe dans son grand manteau avec les autres tondus »[70].
Le poète Pierre de Nolhac[71] n’est pas en reste, dès 1915 il consacre un poème à la mort de Psichari:
« Sur la pièce où le frappe un obus du Germain
Fils de l’Esprit, il tombe esquissant de la main
Le signe de la foi qui libère et qui lave. »
Et Jacques Maritain, de nouveau, convaincu que « la pénitence est prescrite dans l’Évangile et [que] les guerres sont des châtiments. »[72], écrira encore que Psichari « était un soldat chrétien, un chevalier de l’ancienne France. Il n’avait rien d’un romantique (…). Il était bien le frère du centurion de l’Évangile ».[73]
Face à ces prises de position bellicistes et à ces louanges, face à cette conviction partagée par les croyants, les incroyants et même par des pacifistes que cette guerre est « une lutte pour la civilisation contre la barbarie » et qu’elle « débouchera sur un temps de renouveau et de paix »[74], rares sont les voix qui s’élèvent contre l’appel aux armes.[75]
Le philosophe Michel Alexandre[76] écrit fin 1916, début 1917: « Le fleuve de sang inonde la terre, vient battre nos maisons, les éclabousse toujours plus haut à mesure que le massacre ajoute victime à victime (…) Fait-il les voir inondés du sang de la croix, comme la mère du Christ, comme ses apôtres, martyrs de la patrie, au cœur percé des sept glaives de la douleur surhumaine. (…) Avons-nous accepté le marché du diable, la mort pour la mort ? Que mon fils, mon mari, mon frère, meure pour assurer, acheter, la mort de l’ennemi exécré. (…) « Caïn, Caïn qu’as-tu fait de ton frère ? » »[77]
L’écrivain Romain Rolland[78] écrit: « (…) Le tragique de notre situation c’est que nous ne sommes qu’une poignée d’âmes libres, séparées du gros de notre armée, de nos peuples prisonniers et enterrés vivants au fon de leur tranchée. Il faudrait pouvoir leur parler et nous ne le pouvons pas (…) Le pourrions-nous que nous n’oserions pas leur dire tout ce que nous pensons, au risque de diminuer leurs forces pour la lutte, de ne pouvoir les délivrer. Ce serait une cruauté de plus. J’en connais tant qui se cramponnent à une foi qu’ils n’ont plus et qui ferment les yeux, pour aller jusqu’au bout de leur tâche. (…) Que pouvons-nous faire ? (…) Aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui, sauver dans nos cœurs fidèles la justice, l’amour, la pitié fraternelle, la paix intérieure - les plus purs trésors de l’humanité. Et, d’une nation à l’autre tâchons de nous connaître, tâchons de nous unir. Tâchons de former ensemble au milieu du déluge une de ces îles sacrées, comme aux jours les plus sombres du premier moyen âge un couvent de St Gall offrait son refuge contre les flots montants de la barbarie universelle. (…) Et quand la tempête sera finie nous rendrons aux peuples brisés leurs dieux que nous aurons sauvés. (…) Je m’offre autant que je le puis pour rapprocher vos mains de celles qui vous cherchent dans la nuit. (…) »[79]
On se rappellera aussi, dans la mouvance socialiste, l’opposition farouche du député Jean Jaurès[80] aux velléités de guerre. Le 3 juillet 1914, il est assassiné par un étudiant nationaliste[81]. La gauche y compris nombre de socialistes se rallia alors à l’Union sacrée qui cherchait à rassembler tous les partis au moment du déclenchement de la guerre.
Moins connu, l’abbé Arthur Mugnier[82], ami des écrivains, au nom de sa foi, s’insurge : « Folies que ces avances et ces reculs [sur le front]. Oui il faudrait faire la paix. Et on ne veut pas la faire… Et on préfère la mort de milliers de Français. Mort stérile ! On tue des Français pour la France. On se tue au nom de Dieu »[83]
Sur le plan intellectuel, notons l’œuvre et l’action d’Alfred Vanderpol[84] qui se présente comme un pacifiste catholique nourri de toute la tradition scolastique et traducteur de Vitoria.[85] Dès 1910 il milita en faveur de la paix, au sein de ce qui deviendra la Ligue des catholiques français pour la paix. De 1906 à 1913, il multiplia les conférences à travers la France et suscita la création de ligues semblables en Suisse, en Belgique, en Espagne et en Angleterre. En 1911, il jeta à Bruxelles les bases d’une Ligue internationale des catholiques et, en 1915, il collabora à la création d’un institut appelé Union dont le siège était à Louvain, et qui avait pour mission de restaurer les bases d’un véritable droit international. Après la deuxième réunion, en 1913, la guerre vint balayer tous ces efforts.[86]
Alors que pendant quelques siècles, on n’a plus entendu la voix de l’Église, elle va de nouveau retentir et de plus en plus fortement justement à partir de cette guerre 14-18 et sur un ton nouveau.
Pour bien mesurer l’évolution à laquelle nous allons assister, il n’est pas inutile de s’attarder un peu au pontificat de Pie IX[1]. Ce souverain pontife peut être considéré comme le dernier représentant d’une espèce ambigüe voire contradictoire qui doit être au service du Prince de la paix mais qui, en tant que souverain temporel, est, bon gré, mal gré, entraîné sur les chemins de la guerre.
Au début du XIXe siècle, rappelons-nous, l’Italie est morcelée et la plupart de ces petits États, à part le Piémont, sont dominés ou contrôlés par la puissance autrichienne. Un peu partout des mouvements patriotiques rêvent, dans le secret et dans l’agitation, de se libérer de cette présence, d’en finir avec l’ancien régime et de réaliser l’unité de la péninsule.[2]
Cette lutte contre l’Autriche est-elle juste ? Telle est la question qui se pose à la papauté. En mars 1848, Pie IX autorise des volontaires pontificaux à se joindre à l’armée du roi de Piémont Charles-Albert contre les Autrichiens[3]. Fin avril, le pape se ravise, il se rend compte qu’il soutient des libéraux révolutionnaires contre des catholiques amis de l’ordre ! On ne peut assimiler la lutte contre l’Autriche à la lutte contre l’Islam ! En 1849, il explique qu’il ne peut participer à une guerre : « Nous, qui, tenant la place de Jésus-Christ sur cette terre, avons reçu de Dieu, auteur de la paix et ami de la charité, la mission d’embrasser dans une égale tendresse de Notre paternel amour tous les peuples, toutes les nations, toutes les races, de pourvoir de toutes Nos forces au salut de tous, et de ne jamais appeler les hommes au carnage et à la mort. »[4] De même, en 1859 au moment où de nouveau se déclare la guerre entre le Piémont et l’Autriche, Pie IX reste neutre : Victor-Emmanuel II et son ministre Cavour sont certes patriotes mais libéraux et quelque peu anticléricaux. Ils sont alliés à Napoléon III soutenu par l’Église et font face à un agresseur catholique ! Dans l’encyclique Cum sancta Mater[5], Pie IX qui a entendu « le cri sinistre de la guerre », souhaite que Jésus-Christ « fasse cesser les guerres dans toute l’étendue du monde, éclaire des rayons de sa grâce divine les esprits de hommes, remplisse leurs cœurs de l’amour de la paix chrétienne. »
Mais, en 1860, Pie IX abandonne son attitude pacifique. Les Piémontais
soutiennent en secret l’insurrection républicaine menée par
Garibaldi[6] qui de nombreux États
y compris les États pontificaux. Pie IX condamne cette politique qui
cherche à dépouiller le Saint Siège « du pouvoir civil qu’il possède »
et qui conseille « aux peuples une rébellion coupable contre les
princes légitimes ». En vertu de quoi il excommunie et anathématise
tous ceux qui de près ou de loin sont ou seront complices de ce
crime.[7] ; de même
leurs commettants, fauteurs, aides, conseillers, adhérents, ou autres
quelconques ayant procuré sous quelque prétexte et de quelque manière
que ce soit l’exécution des choses susdites, ou les ayant exécutées par
eux-mêmes, ont encouru l’excommunication majeure et autres censures et
peines ecclésiastiques portées par les saints canons et les
constitutions apostoliques, par les décrets des conciles généraux et
notamment du saint concile de Trente, et au besoin nous les excommunions
et anathématisons de nouveau. Nous les déclarons en même temps déchus de
leurs privilèges, grâces et indults accordés, de quelque manière que ce
soit, tant par nous que par nos prédécesseurs. Nous voulons qu’ils ne
puissent être déliés ni absous de ces censures par personne autre que
nous-même ou le Pontife romain alors existant, excepté à l’article de la
mort, et en cas de convalescence ils retombent sous les censures ; nous
les déclarons entièrement incapables de recevoir l’absolution jusqu’à ce
qu’ils aient publiquement rétracté, révoqué, cassé et annulé tous leurs
attentats, qu’ils aient pleinement et effectivement rétabli toutes
choses dans leur ancien état, et qu’au ,préalable ils aient satisfait,
par une pénitence proportionnée à leurs crimes, à l’Église, au
Saint-Siège, et à nous. C’est pourquoi nous statuons et déclarons, par
la teneur des présentes, que tous les coupables, ceux mêmes qui sont
dignes d’une mention spéciale, et que leurs successeurs aux places
qu’ils occupent ne pourront jamais, en vertu des présentes ni de quelque
prétexte que ce soit, se croire exempts et dispensés de rétracter,
révoquer, casser et annuler, par eux-mêmes, tous ces attentats, ni de
satisfaire réellement et effectivement, au préalable et comme il
convient, à l’Église, au Saint-Siège et à nous ; nous voulons au
contraire que, pour le présent et pour l’avenir, ils y soient toujours
obligés afin de pouvoir obtenir le bienfait de l’absolution. »
Déjà en 1851 (22 août) dans la Lettre apostolique Ad Apostolicae, Pie
IX avait condamné, entre autres, les thèses défendues par
Jean-Népomucène Nuytz, dans des « livres pestilentiels », mettant en
question le pouvoir temporel direct et indirect des papes. Il y
reviendra encore dans sa lettre encyclique Quanto conficiamur du 10
août 1863.
] Pie IX n’en reste pas là.
Farouchement attaché à garantir l’indépendance de l’Église par son
pouvoir temporel, il demande le secours armé des princes
catholiques.[8]
Le 29 juillet 1860, dans une lettre aux évêques de Syrie, il met sur le même pied les « Turcs et d’autres nations barbares », les Piémontais et les révolutionnaires alliés : « Fasse le Dieu immortel, en la main duquel sont les cœurs des souverains, que les principaux princes chrétiens soient excités à réprimer les efforts des infidèles […]. Puissent enfin ces mêmes princes comprendre aussi quel grave, ou plutôt quel extrême danger menace toute société s’ils ne réunissent toutes leurs ressources et leurs forces pour dompter et briser aussi en Europe l’audace de ces hommes de perdition, de ces hommes saisis d’un nouvel accès de rage, qui n’un qu’un projet, qu’un but, celui d’éteindre dans les âmes tout sentiment religieux, d’anéantir tous les droits divins et humains. »[9]
Toujours en 1860, le 28 septembre, dans l’allocution Novos et Ante, Pie IX fait un peu écho aux éloges adressés, par exemple, par saint Bernard aux « nouveaux miliciens ». La guerre pour les États pontificaux est une guerre méritoire : les morts ont droit à une « mention honorifique […] pour l’éclatant exemple de foi, de dévouement envers Nous et ce Siège, qu’ils ont, en immortalisant leur nom, donné au monde chrétien ». Et le Saint Père ajoute : « Nous entretenons, en outre, l’espérance que tous ceux qui ont glorieusement succombé pour la cause de l’Église, obtiendront cette paix et cette béatitude éternelles, que Nous avons demandées et que Nous ne cesserons de demander au Dieu très-bon et très-grand. » Nouis ne sommes tout de même plus dans l’idéologie de la guerre sainte où le salut était promis. Ici le salut est espéré et demandé. La nuance est importante.
Pie IX condamne, dans ce même texte, le principe de « non-intervention » que les gouvernements catholiques allèguent. C’est un « funeste et pernicieux principe », une « pernicieuse absurdité »[10]. Et le pape de prendre la défense de ses troupes considérées par certains comme mercenaires : « Qui ne serait étonné de voir Notre gouvernement repris pour avoir enrôlé des étrangers dans Notre armée, quand tous savent qu’on ne peut jamais refuser à un gouvernement légitime le droit d’appeler des étrangers dans ses troupes. Assurément ce droit appartient à un titre plus spécial à Notre gouvernement, et celui du Saint-Siège, puisque le Pontife romain, père commun de tous les fidèles, ne peut pas ne point accueillir de grand coeur ceux qui, poussés d’un zèle religieux, veulent servir dans l’armée pontificale et concourir à la défense de l’Église. Et il faut remarquer ici que ce concours de catholiques étrangers est dû à la perversité de ceux qui ont attaqué le pouvoir civil du Saint-Siège. […] C’est avec une singulière malignité que le gouvernement piémontais ne craint pas de flétrir calomnieusement Nos soldats du nom de mercenaires, Nos soldats dont un grand nombre, nationaux ou étrangers, issus de noble race et brillants d’un nom illustre, ont voulu servir dans Nos troupes, sans solde, et par unique amour pour la religion. Le gouvernement piémontais n’ignore pas de quelle fidélité incorruptible était Notre armée, lui qui sait l’inutilité des manœuvres perfides employées pour corrompre Nos soldats ». Favorisant la rébellion, détruisant le droit, le gouvernement piémontais « ouvre ainsi une issue au fatal Communisme. »
Le 20 décembre 1860[11], Pie IX fait l’éloge de ses troupes et des parents qui envoient leurs enfants à la guerre et « se glorifient et se réjouissent de leur sang versé pour cette cause » : « De presque tous les pays un grand nombre d’hommes, dont plusieurs sont issus des plus nobles races, accourent à l’envi dans cette ville pour la cause de la religion ; et, abandonnant leur propre famille, leurs femmes, leurs enfants, méprisant les fatigues et les périls, ils n’hésitent pas à s’enrôler dans notre milice et à donner leur vie pour l’Église, pour nous, pour la défense de notre principat civil et de la souveraineté du Saint-Siège […]. Vous n’ignorez pas surtout, vénérables frères, de quelle fidélité ont fait preuve nos soldats, assurément dignes de tout éloge, avec quel courage ils ont résisté à des hordes de scélérats, avec quelle gloire ils sont morts pour l’Église sur le champ de bataille. »
Ces sacrifices ne serviront à rien. En 1870, les Romains par un plébiscite votèrent leur rattachement au royaume d’Italie[12]. Comme le fait remarquer Georges Minois, si le « Dieu des armées » a abandonné le chef de l’Église, c’est parce qu’il n’est pas le « dieu des armées ». Le pape vient de s’en rendre compte et l’expression « dieu des armées » disparaît en 1870 du vocabulaire pontifical.[13] Plus un pape ne prêchera la mobilisation.[14]
Les faits ont contribué à l’évolution de la pensée magistérielle mais des penseurs y ont travaillé aussi.
Ainsi, Taparelli[1] qui, nous le savons, influença la pensée de Léon XIII.
Beaucoup de présentations simplifient la position de Taparelli et ne retiennent que son appel à la constitution de l’« ethnarchie », cette société naturelle de tous les hommes à laquelle se référait déjà Vitoria. Notons que Taparelli nous offre sa réflexion sur l’armée et la guerre dans le cadre d’un ouvrage de droit naturel « basé sur les faits » précise-t-il. Il fait œuvre de philosophe, non de théologien.
Taparelli justifie la possibilité pour l’autorité publique d’instaurer un service militaire obligatoire. La force publique, aux ordres de « l’autorité souveraine », « doit être telle que nulle autre ne puisse lui résister avec succès » mais, en même temps, il est « très important que l’armée soit soumise aux influences de la religion et de la conscience ». En effet, « si l’armée doit être une garantie pour la société, j’aime un soldat qui soit encore plus fidèle que vaillant ; et la valeur comme la fidélité viennent de la raison et de la conscience, ces vrais moteurs de l’acte humain, auxquels la foi et la religion viendront ajouter une force surnaturelle. »[2]
En ce qui concerne la guerre, Taparelli reprend, à sa manière, les règles établies depuis saint Augustin. Il ne parle pas des conditions de la « guerre juste » car la justice doit être une des quatre caractéristiques de la guerre selon le droit naturel : « La guerre étant essentiellement une lutte entre sociétés, tous ses actes seront des actes publics et sociaux ; la fin de la guerre étant le rétablissement de l’ordre, il faudra suivre les règles de la justice et de l’équité ; enfin la guerre étant une défense violente, elle devra déployer toutes les forces nécessaires, mais elle devra le faire avec modération, afin qu’elle ne dégénère pas en agression. Ainsi, publicité, justice, efficacité, modération dans la guerre, tels sont les caractères naturels, telles sont les lois qui doivent diriger les sociétés dans l’exercice de ce terrible droit. »[3]
Précisons ces quatre notions.
Taparelli entend que la guerre, comme acte public, ne peut dépendre que « des autorités qui gouvernent les nations, les sociétés belligérantes » et dont le rôle est de tendre au bien commun.[4]
La guerre doit être juste puisqu’ « elle est essentiellement une lutte entre des hommes raisonnables, lutte qui a pour fin le rétablissement de l’ordre », le soutien du droit, la punition du coupable.[5] A cet effet, un arbitrage est nécessaire de la part d’un juge impartial, d’une société neutre. A défaut, la décision sera laissée à la conscience des parties.
Comme la guerre « a pour fin principale de défendre et de protéger les droits d’une société injustement attaquée (…) ceux qui sont chargés de la conduire doivent donc employer les moyens les plus efficaces pour atteindre ce but. »[6]
Mais, de bout en bout, la guerre sera menée avec modération : prudence et dialogue avant tout déclenchement, respect mutuel du bien propre et final de la société et dans le cours de la guerre : veiller à obtenir la paix qui « est une certaine tranquillité résultant de l’ordre » et « chercher son bien propre en faisant le moins de mal possible à l’ennemi. »[7] Cette dernière exigence interdit les exterminations, les défenses inutiles, certains moyens de destruction. Par ailleurs, Taparelli met en garde contre ce que nous appelons aujourd’hui : la course aux armements et l’équilibre de la terreur. En effet, « la victoire dépend d’un équilibre rompu entre des forces opposées ; une destruction égale des deux côtés n’est pas un moyen propre à rompre cet équilibre et à donner la victoire. Aussi, la nation qui la première a établi la conscription et les levées en masse[8], a fait un mal immense à l’humanité, parce que toutes les autres nations ont dû en faire autant pour rétablir l’équilibre menacé ; l’équilibre a été maintenu, la force numérique des armes est restée égale de part et d’autre, mais les pertes des nations se sont immensément accrues. »[9]
On voit tout ce que Taparelli doit à ses prédécesseurs mais il va développer davantage que Vitoria la référence à la société universelle, « société internationale qui repose sur les faits naturels », « société des nations »[10] et qu’il va appeler « ethnarchie »[11] : les nations « tendent toutes à une certaine communauté d’intérêts qui doit être réglée d’après les principes de l’ordre et de la justice. De là une société particulière internationale où chaque nation est intéressée à vouloir le maintien de l’ordre ; cette société est le résultat d’une tendance commune à tous les peuples, et si la nature n’est pas accidentellement et violemment arrêtée dans son évolution, tous les peuples viennent infailliblement se ranger dans cette société internationale ; la communauté d’intérêts, la communication des idées, la sympathie des caractères, sont autant de biens réels, positifs, qui unissent les nations dans une union telle, que l’une d’entre elles, même la plus éloignée et la moins importante, ne peut être troublée par des désordres politiques, sans que toutes les autres ne ressentent plus ou moins le contrecoup de ces troubles. »[12] Taparelli conscient du danger que constitue le nationalisme exacerbé de son époque, développe longuement, avec réalisme et optimisme[13], sa conception de l’ethnarchie qui doit unir les sociétés, posséder une autorité et, à plus ou moins longue échéance, non pas éradiquer toute guerre mais en limiter considérablement l’éclosion. En effet, l’autorité ethnarchique est, « avant tout, la gardienne naturelle de l’indépendance des peuples : leurs biens, leur territoire, leurs droits, sont placés sous l’égide tutélaire de l’autorité internationale. Mais si cela est, nous dira-t-on peut-être, la guerre sera donc définitivement supprimée ?-Nous avons vu que la guerre, étant une lutte entre sociétés, doit être essentiellement publique ; nous avons vu aussi que les chefs des sociétés subordonnées ont le droit de déclarer la guerre pour de justes motifs, quand l’autorité suprême n’a pas encore atteint cette perfection intellectuelle, morale et matérielle qui peut faire régner la justice parmi les sociétés subordonnées. Ainsi, tant que l’autorité ethnarchique ne sera pas justement et solidement constituée, les nations pourront revendiquer leurs droits par la guerre.
Cet état d’imperfection ne peut pas durer toujours : la société ethnarchique, comme toute autre société, doit naturellement vouloir que le droit règne chez elle plutôt que la force ; dans une ethnarchie bien constituée, la guerre n’est possible qu’entre un peuple prévaricateur qui viole l’ordre, en opprimant ses voisins, et l’autorité ethnarchique qui est aidée par tous les peuples associés. C’est alors que, certain de se voir aidé par tous ses coassociés, organisé du reste d’après les lois ethnarchiques qu’il a lui-même approuvées, chacun de ces peuples pourra, même avec des forces très médiocres, être parfaitement rassuré sur son indépendance ; il pourra ainsi ne plus avoir à supporter cette charge énorme des armées permanentes (…). »[14]
Nous n’en sommes pas encore là, néanmoins, le souci de la paix et la
volonté de circonscrire les risques et les maux inhérents à la guerre
et, d’une manière plus générale, à la violence, se retrouvent dans
l’enseignement de Léon XIII qui rompt avec l’attitude de ses
prédécesseurs et en particulier Pie IX dernier pape rêvant, nous l’avons
vu, de « guerre sainte ».[15] il s’agit de défendre le faible
et l’opprimé contre les exigences intolérables et les agressions
imméritées du fort et de l’oppresseur » (évêque de Coutances) ; pour
l’évêque de La Rochelle, la Vierge rend l’armée invincible ; mais la
palme revient à l’évêque de Nancy, cardinal : « C’est la cause de la
liberté des consciences, de la bonne foi politique, de la paix, de
l’ordre qu’il s’agit de défendre conter le prosélytisme le plus cruel et
le plus entreprenant […]. Une pareille cause […] était digne de la
France. Rien n’est plus noble que notre intervention : c’est la
politique désintéressée et chrétienne qui, rejetant toute idée
d’agrandissement, place l’intérêt commun au-dessus des avantages
particuliers » (1852) ; « La guerre […] occupe dans les desseins de
la sagesse divine une place non moins grande que dans l’histoire des
peuples. Elle est la loi universelle de l’expiation ; et comme Dieu
donne toujours sa miséricorde pour compagne à sa justice, elle peut
devenir, selon la remarque de Bossuet, comme un bain salutaire où se
retrempent et se régénèrent les nations.
Aussi après chaque bouleversement, quand la mesure de nos offenses
paraît à son comble, on est sûr de voir accourir l’ange rebelle des
batailles ; lorsque la guerre est juste, le Seigneur lui-même la bénit,
et l’Église consacre la mémoire des héros qui sont morts au champ
d’honneur. Le Dieu des armées vient de manifester la protection visible
qu’il accorde à la cause que nous défendons. » (1855) (Cf. MINOIS
Georges, op. cit., pp. 369-370).
Dans le même esprit, de nombreux prêtres, estimeront que la guerre
franco-allemande de 1870-1871 et la défaite française seront expiatoires
et régénératrice pour une France pécheresse.
Les guerres coloniales unissent armée et mission. La grande révolte en
Inde en 1857 contre l’occupant punit les vices de l’Angleterre et
surtout sa négligence de la christianisation. Les combats mettent face à
face Dieu et Satan et rappellent ceux de l’Ancien testament. La
répression est célébrée en ces termes : « Le courant de la révolte
s’est retourné grâce à la sagesse et aux prouesses des soldats
chrétiens […] combattant, comme le dit l’un des plus nobles d’entre
eux, pour la gloire du Dieu tout-puissant, la cause de l’humanité et de
l’ordre ; d’une certaine façon, Dieu les a choisis dans ce but, pour
montrer la folie de ceux qui affirmaient voir dans le progrès de
l’Évangile la ruine certaine de notre empire oriental. » (Société
missionnaire baptiste) ; le général Havelock attribue la victoire aux
armes, au courage mais aussi « à la bénédiction de Dieu tout-puissant
en faveur d’une cause très juste, la cause de la justice, de l’humanité,
de la vérité, et du bon gouvernement en Inde ». (Cf. MINOIS Georges,
op. cit., pp. 370-371)
Suivant les circonstances donc, le « Dieu des armées » est français ou
anglais. Lors de la guerre de Sécession (1861-1865), il est américain, à
la fois sudiste et nordiste. Les prêches nordistes sont intéressants
parce qu’on constate, outre la violence des propos, que les valeurs
nationales, l’union en particulier, l’emportent sur la question de
l’esclavage surtout au début du conflit et utilisent le langage
religieux : la guerre est un devoir chrétien « aussi sacré que la
prière, aussi solennel que les sacrements » ; « Il est miséricordieux
de bien se battre et de frapper dur, c’est le message de la loi
d’amour » ; « L’Écriture nous enseigne que la guerre est une façon de
soumettre au Dieu tout-puissant la justice d’une cause contre les
machinations d’hommes sanguinaires et trompeurs » ; « Nous portons
l’Arche du Seigneur et les bénédictions de la nouvelle Alliance ; en
douter est de l’athéisme. » ; « Nous devons sauver l’Union, même si en
le faisant nous devons abolir l’esclavage. » ; « Cette rébellion impie
doit être écrasée absolument, à tout prix. Si cela ne peut se faire sans
écraser l’esclavage, écrasons l’esclavage ». Ici aussi la guerre est
considérée comme un moyen de régénération : « Les épreuves sont aussi
salutaires pour les nations que pour les individus. Les grandes
afflictions font les grands saints, et pourquoi ne faudrait-il pas qu’un
peuple traverse la fournaise pour être purifié, trempé et testé […] ?
Et maintenant le baptême du feu est le baptême par lequel elle [la
nation] doit renaître. Elle va être sauvée et glorifiée […]. Ce sera
une véritable bénédiction si le châtiment de la guerre, calamité pour
les vainqueurs aussi bien que pour les vaincus, restaure le pays dans la
pureté de ses beaux jours et enseigne à ses fils que la rectitude exalte
une nation et que le péché est une tache pour un peuple. » (Cf. MINOIS
Georges, op. cit., pp. 371-373)
L’idée de « guerre divin » fleurit, nous l’avons vu, au moment de la
guerre de 14-18. Les catholiques seront plus attachés à la nation, et
même si l’État est anticlérical, qu’à l’Église.
]
[1]
Le futur Léon XIII, Joachim Pecci fut au début de sa carrière ecclésiastique nommé légat puis délégat par le pape Grégoire XVI. Dans les tribulations que connaissent les États pontificaux, sa position peut être qualifiée de légitimiste. Mais sa nomination comme nonce en Belgique, de 1843 à 1846 va le faire évoluer. Dans un pays dont le roi est protestant et où le pouvoir politique est partagé par les catholiques et les libéraux dont certains éléments sont durement anticatholiques, Mgr Pecci apprend à dialoguer avec ces différentes composantes sans trahir les intérêts de l’Église.
Nommé évêque de Pérouse en 1846, il se trouve confronté à une révolution durement réprimée par l’armée pontificale puis aux représailles terribles de l’armée piémontaise. Mgr Pecci va devoir de nouveau défendre les intérêts de l’Église mais sans violence en utilisant, dans ses relations avec le pouvoir, les principes de liberté que ses interlocuteurs prétendent défendre.[2]
Sur le plan international, dès le début de son pontificat, Léon XIII[3] manifesta sa volonté de pacifier les conflits.
En 1885, à la demande de Bismarck[4] en accord avec l’Espagne, il dut intervenir dans le conflit qui menaçait entre les deux pays à propos de la possession des îles Caroline et Palaos, en Océanie. Le Pape trancha en faveur de l’Espagne, en s’appuyant sur le droit de propriété qu’avait ce pays au titre de premier occupant mais insista en même temps pour que l’Espagne ne laisse plus ces terres à l’abandon. d’autres médiations eurent lieu : en 1890, entre l’Angleterre et le Portugal à propos de la libre navigation sur le Zambèze ; en 1894, entre l’Angleterre et le Venezuela à propos de la Guyane ; en 1895, entre Haïti et Saint-Domingue à propos d’une querelle de frontière. Les successeurs feront de même.
Ces médiations marquent le retour de la papauté dans les affaires internationales au nom de la doctrine morale et sociale de l’Église.
Mieux, en 1888, dans l’encyclique In plurimis[5], à propos de l’enseignement de Paul[6], il écrit ; « Enseignements bien précieux, honorables et salutaires, dont l’efficacité a non seulement rendu et accru au genre humain sa dignité, mais a aussi amené les hommes, quels que soient leur pays, leur langue, leur condition, à s’unir étroitement par les liens d’une affection fraternelle. (…) Grâce à cette charité, les générations qui florissaient d’une manière admirable et ne cessaient de contribuer à la prospérité publique, furent, peut-on dire, incorporées à la vie divine ; et alors, dans la suite des temps et des circonstances historiques, et grâce à l’œuvre persévérante de l’Église, se forma la chrétienté qui fut comme une grande famille des nations chrétiennes et libres. »[7] Cette dernière partie de la phrase est mieux traduite par « … alors que, dans la suite des temps et des événements et grâce à l’œuvre persévérante de l’Église, la société des nations put se constituer sous une forme chrétienne et libre, renouvelée à l’instar de la famille »[8]. Trente ans avant le traité de Versailles[9] apparaissait donc l’expression « societas civitatum », société des nations ! Taparelli poursuivant la réflexion de Vitoria n’est sans doute pas étranger à cette idée…On sait que son enseignement a influencé Léon XIII.[10]
Il est clair que Léon XIII a la nostalgie d’une entente « familiale » qui aurait existé entre les nations chrétiennes. Et donc, en fonction de cet idéal, tout ce qui peut mener à la guerre doit être combattu. Il a une vision claire de la situation dans laquelle se trouvent les nations européennes, gagnées par le nationalisme et la militarisation alors que les peuples aspirent à la paix et que « les souverains et tous les gouvernants d’Europe attestent hautement qu’ils n’ont qu’un désir et qu’un but : garantir les bienfaits de la paix, et cela avec le plein assentiment de tous les ordres de l’État (…) ».[11]
Le saint Père, conscient que le progrès offre aujourd’hui des armes plus destructrices que jamais redoute une nouvelle guerre en Europe.[12] Pour lui, la paix armée n’est pas le remède : « … des troupes nombreuses et un développement infini de l’appareil militaire peuvent contenir quelque temps l’élan des efforts ennemis, mais ne peuvent procurer une tranquillité sûre et stable. La multiplication menaçante des armées est même plus propre à exciter qu’à supprimer les rivalités et les soupçons ; elle trouble les esprits par l’attente inquiète des événements à venir et offre ce réel inconvénient de faire peser sur les peuples des charges telles qu’on peut douter si elles sont plus tolérables que la guerre. »[13] Quel est donc alors le vrai remède ? La justice et la charité : « … il faut chercher à la paix des fondements plus fermes et plus en rapport avec la nature ; en effet, il est admis par la nature que l’on défende son droit par la force et par les armes ; mais ce que la nature ne permet pas, c’est que la force soit la cause efficiente du droit. Et comme la paix provient de la tranquillité dans l’ordre, il s’ensuit que, pour les États comme pour les particuliers, la concorde repose principalement sur la justice et la charité. Il est manifeste que, dans le fait de ne violenter personne, de respecter la sainteté du droit d’autrui, de pratiquer la confiance et la bienveillance mutuelles, résident ces liens de concorde très forts et immuables dont la vertu a tant de puissance qu’elle étouffe jusqu’aux germes des inimitiés et de la jalousie. » C’est la mission de l’Église « de conserver, de propager et de défendre les lois de la justice et de la charité » et par là de pacifier les hommes et les sociétés. Le danger vient de l’irréligion qui se répand sous l’influence de « mauvaises doctrines ». Nous retrouverons l’essentiel de ce discours chez tous ses successeurs.
Il y reviendra dans son encyclique Praeclara gratulationis, Aux peuples et aux Princes de l’univers, le 20-6-1894.[14] Après avoir évoqué les bienfaits que l’Église peut apporter aux sociétés dans la mesure où elle « peut s’employer plus efficacement que personne à faire tourner au bien commun les plus profondes transformations des temps, à donner la vraie solution des questions les plus compliquées, à promouvoir le règne du droit et de la justice, fondements plus fermes des sociétés ». Si l’Église pouvait jouer ce rôle, « il s’opérerait un rapprochement entre les nations, chose si désirable à notre époque pour prévenir les horreurs de la guerre ». Le Pape en vient à « la situation de l’Europe » : « Depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle. Obsédés de mutuelles suspicions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs préparatifs de guerre. L’adolescence, cet âge inconsidéré, est jetée, loin des conseils et de la direction paternelle, au milieu des dangers de la vie militaire. La robuste jeunesse est ravie aux travaux des champs, aux nobles études, au commerce, aux arts, et vouée, pour de longues années, au métier des armes. De là d’énorme dépenses et l’épuisement du trésor public ; de là encore une atteinte fatale portée à la richesse des nations, comme à la fortune privée : et on en est au point que l’on ne peut porter plus longtemps les charges de cette paix armée. Serait-ce donc l’état naturel de la société ? Or, impossible de sortir de cette crise, et d’entrer dans une ère de paix véritable, si ce n’est par l’intervention bienfaisante de Jésus-Christ. Car, à réprimer l’ambition, la convoitise, l’esprit de rivalité, ce triple foyer où s’allume d’ordinaire la guerre, rien ne sert mieux que les vertus chrétiennes, et surtout la justice. Veut-on que le droit des gens soit respecté, et la religion des traités inviolablement gardée ; veut-on que les liens de la fraternité soient resserrés et raffermis ? que tout le monde se persuade de cette vérité, que la justice élève les nations (Pr 14, 34). »
En 1898, le tsar Nicolas II envoya au pape son ministre Mouraviev pour l’entretenir d’un projet de conférence internationale qui se pencherait sur la question du désarmement et étudierait les solutions pacifiques à apporter aux conflits entre États. Léon XIII souscrivit évidemment à cette initiative. Son secrétaire d’État (le cardinal Rampolla) répondit par une note rédigée, le détail est intéressant, par le futur Benoît XV, Mgr della Chiesa, alors attaché au service du secrétaire d’État. On lit dans cette réponse du Saint-Siège le diagnostic suivant : « On a voulu régler les rapports des nations par un droit nouveau, fondé sur l’intérêt utilitaire, sur la prédominance de la force, sur le succès des faits accomplis, sur d’autres théories qui sont la négation des principes éternels et immuables de justice ; voilà l’erreur capitale qui a conduit l’Europe à un état désastreux. » Et dans une intervention ultérieure, le remède est suggéré : « Il manque dans le consortium international des États un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir le droit de chacun. Il ne reste dès lors qu’à recourir immédiatement à la force […]. L’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun. Elle répond à tous égards aux aspirations du Saint-Siège. Peut-être ne peut-on pas espérer que l’arbitrage, obligatoire par sa nature même, puisse devenir, dans toutes les circonstances, l’objet d’une acceptation et d’un assentiment unanimes. Une institution de médiation, investie d’une autorité revêtue de tout le prestige moral nécessaire, munie des indispensables garanties de compétence et d’impartialité, n’enchaînant point la liberté des parties en litige, serait moins exposée à rencontrer des obstacles. » La proposition était claire mais lorsque le 18 mai 1899, s’ouvre la Conférence de La Haye, à l’initiative du tsar Nicolas II, le Pape ne fut pas invité. L’Italie avait exigé cette absence. On lut simplement le message envoyé par le Pape qui rappelait le rôle pacificateur de la papauté qui « sait incliner à la concorde tant de peuples au génie divers »[15].
Et pourtant quelle clairvoyance de la part du Pape ! Quelle force morale il proposait ! Quelle aide spirituelle il apportait ! Un mois plus tôt encore[16], le pape se réjouissait de ce projet de conférence qu’il avait désirée : « Nous ne cessons de souhaiter que cette entreprise si élevée soit suivie d’un effet complet et universel. Veuille le ciel que ce premier pas conduise à faire l’expérience de résoudre les litiges entre nations au moyen de forces purement morales et persuasives. »[17] Mais il mettait en garde : « se promettre une prospérité véritable et durable par les purs moyens humains serait une vaine illusion. De même, ce serait recul et ruine que tenter de soustraire la civilisation au souffle du christianisme qui lui donne sa vie et sa forme, et qui seul peut lui conserver la solidité de l’existence et la fécondité des résultats. »
Attaché, comme nous l’avons vu, à la « familiarité » qui devrait animer les nations chrétiennes, Léon XIII mit le doigt sur la racine du mal qui rongeait l’Europe et pouvait conduire à la guerre : le nationalisme. Il écrit en 1902 : « Les principes chrétiens répudiés, ces principes qui sont si puissamment efficaces pour sceller la fraternité des peuples et pour réunir l’humanité tout entière dans une sorte de grande famille, peu à peu a prévalu dans l’ordre international un système d’égoïsme jaloux, par suite duquel les nations se regardent mutuellement, sinon toujours avec haine, du moins certainement avec la défiance qui anime des rivaux. Voilà, pourquoi dans leurs entreprises elles sont facilement entrainées à laisser dans l’oubli les grands principes de la moralité et de la justice, et la protection des faibles et des opprimés. Dans le désir qui les aiguillonne d’augmenter indéfiniment la richesse nationale, les nations ne regardent plus que l’opportunité des circonstances, l’utilité de la réussite et la tentante fortune des faits accomplis, sûres que personne, ne les inquiétera ensuite au nom du droit et du respect qui lui est dû. Principes funestes qui ont consacré la force matérielle comme la loi suprême du monde, et à qui l’on doit imputer cet accroissement progressif et sans mesure des préparatifs militaires, ou cette paix armée comparable aux plus désastreux effets de la guerre, sous bien des rapports au moins.
Cette confusion lamentable dans le domaine des idées a fait germer au sein des classes populaires l’inquiétude, le malaise et l’esprit de révolte ; de là une agitation et des désordres fréquents, qui préludent à des tempêtes plus redoutables encore. La misérable condition d’une si grande partie du menu peuple, assurément bien digne de relèvement et de secours, sert admirablement les desseins d’agitateurs pleins de finesse, et en particulier ceux des factions socialistes, qui, en prodiguant aux classes les plus humbles de folles promesses, s’acheminent vers l’accomplissement des plus effrayants desseins.
Qui s’engage sur une pente dangereuse roule forcément jusqu’au fond de l’abîme. »[18]
Il est clair que Léon XIII est aussi soucieux de la paix au niveau international qu’il en a manifesté le prix sur le plan social. Face aux mouvements sociaux qui agitent son temps, il a bien stipulé que « la vraie religion enseigne aux hommes dans la peine de ne jamais recourir à la violence pour défendre leur propre cause. » Elle demande aussi aux « riches de s’interdire (…) tout acte violent (…). »[19]
Si le pape se préoccupe de la montée du nationalisme et des risques de guerre, il faut reconnaître qu’au niveau des églises locales, il n’en est pas de même. Non seulement, les catholiques seront longtemps absents des sociétés et congrès pacifistes qui apparaissent au XIXe siècle mais, de plus, les catholiques anglais tentèrent en vain de faire inscrire au programme du Concile de Vatican I le problème de la guerre et de la paix . Il faut attendre le début du XXe siècle pour voir des catholiques au sein des sociétés et ligues pacifistes. Ainsi la Ligue internationale des pacifistes catholiques fut présidée par le Belge Auguste Beernaert.[20]
Pie X[1], durant son pontificat, fut très occupé par le problème de la séparation de l’Église et de l’État en France et au Portugal, la question du « modernisme », les soucis que lui causèrent différentes affaires sociales, et quelques réformes internes.
Néanmoins, le Saint-Siège intervint encore pour arbitrer des conflits entre la Colombie et le Pérou (1905) et entre le Brésil, le Pérou et la Bolivie (1909-1910). Comme son prédécesseur, Pie X ne fut pas représenté à la deuxième Conférence de La Haye en 1907.
Conscient des menaces de guerre, Pie X dénonça le « fracas des armes » et, à propos du conflit russo-japonais[2], il évoqua « la guerre terrible qui souille les contrées de l’Extrême-Orient »[3].
En 1911, il fut sollicité de donner son appréciation à la Fondation Carnegie pour la paix internationale[4]. Par l’intermédiaire de son délégué apostolique, il encourage « une entreprise digne d’une approbation universelle ». En même temps, le pape reconnaît sa relative impuissance, « n’ayant actuellement d’autre ressource que d’adresser à Dieu de pieuses prières », de supplier le Seigneur que les nations « puissent un jour se reposer enfin dans la douceur de la paix ».[5]
Le 25-5-1914, Pie X, dans son allocution Ex quo postremum, revenait sur le thème de la paix.
Enfin, alors que depuis la fin du mois de juillet 1914, on mobilise un peu partout en Europe et que les hostilités s’engagent, devant l’irrémédiable, le 2 août 1914, il s’adresse à tous les catholiques du monde entier pour dénoncer une guerre « dont personne ne peut envisager les périls, les massacre et les conséquences » et il exhortait les fidèles à se tourner « vers celui de qui seul peut venir le secours, vers le Christ, prince de la paix et médiateur tout-puissant auprès de Dieu »[6].
Pie X meurt le 20 août.
Il est clair que, désormais, la force dont dispose le Souverain Pontife est celle d’une l’autorité morale. Mais sera-t-elle écoutée ? Peut-être, les hommes étant devenus ce qu’ils sont, n’y a-t-il plus, comme l’ultime message de Pie X le révèle, qu’à implorer Dieu !
Ce pontificat[1] est marqué, bien sûr par la guerre mais aussi, dans cette circonstance, par un vrai divorce entre Rome et les Églises locales.[2]
Elu le 3 septembre 1914, Benoît XV va s’employer, tout au long de la guerre, à prêcher la paix et il va œuvrer dans ce sens épouvanté par le spectacle effroyable des ruines physiques, matérielles, psychologiques, morales et spirituelles que la guerre accumule.[3]
Son engagement pour la paix sera mal accueilli par les Français, à l’exception de Charles Maurras[4], chef de file de l’Action française[5].
Léon Bloy[6] surnommera le pape : « Pilate XV » et Georges Clémenceau[7] l’appellera « le pape boche ». Du côté des puissances alliées, l’opinion est particulièrement choquée par la non-condamnation de l’invasion de la Belgique et des atrocités allemandes qui s’ensuivirent[8].
Du côté allemand, pour Eric Ludendorff[9] Benoît XV sera « le pape français ». Les puissances centrales alliées à l’Allemagne ne comprennent pas pourquoi le pape refuse de soutenir officiellement l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Autriche-Hongrie[Autriche-Hongrie], seul pays officiellement catholique, et l’Allemagne, qui compte en son sein les très catholiques Bavière et Rhénanie, qui a aussi un important parti catholique (Zentrum) contre des États visiblement anti-catholiques : la protestante Angleterre, « oppresseur » de l’Irlande, la Russie, schismatique, « oppresseur » quant à elle de la Pologne[10], mais aussi la France, « foyer de l’athéisme ».
On soupçonna aussi le Saint-Siège d’agir dans l’intérêt de ceux qui peuvent soutenir ses revendications temporelles.[11]
Voyons de plus près la position de Benoît XV.[12]
Dès le 8 septembre 1914, 5 jours après son élection, Benoît XV envoie une Exhortation aux catholiques du monde entier (Ubi primum) où il s’avoue « frappé d’une horreur et d’une angoisse inexprimables par le spectacle monstrueux de cette guerre, dans laquelle une si grande partie de l’Europe, ravagée par le fer et le feu, ruisselle de sang chrétien. » Et d’emblée s’exprime dans ce court message l’essentiel de ce que sera l’attitude du saint Père durant toute la guerre : comme Pie X, au tout début de la guerre, il réaffirme « son amour et sa sollicitude pour le genre humain »[13], il prie et demande que l’on prie et supplie pour que Dieu « dépose le fléau de sa colère »[14], prie et conjure les dirigeants « d’incliner désormais leurs cœurs à l’oubli de leurs différends en vue du salut de la société humaine. […] qu’ils se résolvent à entrer dans les voies de la paix et à se tendre la main. »
Le 1-11-1914, il publie l’encyclique Ad beatissimi apostolorum principis.
Le pape commence par rappeler l’universalité de l’Église et de sa mission. Son affection englobe le « troupeau immense » qui lui est confié, c’est-à-dire, « sous un aspect ou sous un autre, l’universalité des hommes. Tant qu’ils sont, en effet, ils ont été rachetés de la servitude du péché par Jésus-Christ, qui a offert pour eux le prix de son sang, et il n’en est aucun qui soit exclu des bienfaits de cette rédemption. » La mission du pape est donc de « travailler au salut de tous les hommes ». « Père commun de tous les hommes », il a « le cœur violemment déchiré au spectacle que présente l’Europe et même le monde entier, spectacle assurément le plus affreux et le plus désolant qui se soit jamais vu de mémoire d’homme ». Et de décrire ce spectacle désolant : « De tous côtés domine la triste image de la guerre […]. Des nations - les plus puissantes et les plus considérables - sont aux prises : faut-il s’étonner si, munis d’engins épouvantables, dus aux derniers progrès de l’art militaire, elles visent pour ainsi dire à s’entre-détruire avec des raffinements de barbarie ? Plus de limites aux ruines et au carnage : chaque jour la terre, inondée par de nouveaux ruisseaux de sang, se couvre de morts et de blessés. »[15] Or, « ces peuples armés les uns contre les autres » « descendent d’un même Père, […] ont la même nature et font partie de la même société humaine ».
Benoît XV rappelle aux dirigeants qu’« il y a sans nul doute, d’autres voies, d’autres moyens, qui permettraient de réparer les droits, s’il y en a eu de lésés. » Puis, il dénonce « la véritable cause de la terrible guerre » : l’abandon par les États des préceptes et des règles « de la sagesse chrétienne »[16], abandon qui se manifeste par « quatre chefs de désordre » : l’« absence de bienveillance mutuelle dans les rapports » alors que « nous sommes tous frères » ; le « mépris de l’autorité » alors que « l’origine de tout pouvoir humain » est « en Dieu » et non « dans la libre volonté de l’homme » qui entraîne « le mépris des lois », « l’insubordination des masses », la contestation de tout pouvoir ; les « luttes injustes des différentes classes de citoyens », la « haine de classe », les grèves, les soulèvements, les agitations ; enfin, l’« appétit désordonné des biens périssables » qui révèle « une racine plus profonde » à ces maux : la cupidité alors que les biens véritables sont les biens éternels.
Le Pape ajoute à ce tableau : les dissensions entre catholiques et notamment les « monstrueuses erreurs du modernisme »[17] ainsi que la désobéissance aux évêques.
Le rétablissement de la paix est nécessaire pour que l’Église « aille
sur tous les rivages et en toutes les parties du monde apporter aux
homes le secours et le salut ». Mais le pape souhaite aussi, et la
demande est importante, qu’il puisse retrouver la « pleine liberté »
qui lui a été enlevée lors de l’annexion des États
pontificaux.[18]
Ubi nos, ne veut accepter une loi unilatérale qui va à l’encontre à
son sentiment anti-démocratique et conservateur. Pour ce motif, il
utilise une expression utilisée dans les
actes des
Apôtres, non possumus (« nous ne pouvons pas »). En signe de
protestation, lui et ses successeurs se refuseront de sortir du Vatican
jusqu’à la conclusion des
accords de Latran en
1929.
En 1874, Pie IX, puis
Léon XIII demandèrent aux
catholiques italiens de ne pas se rendre aux urnes. Avec le fameux non
expedit (« il ne convient pas »), il leur est même interdit, pendant
plus de trente ans, de participer activement à la vie politique du pays.
Les pontificats de Pie X, de
Benoit XV et de
Pie XI (les dix premières années
du XXe siècle)
voient un renversement progressif. En fait, l’affirmation des
socialistes provoque l’alliance entre les catholiques et les
libéraux modérés.
L’http://fr.wikipedia.org/wiki/Encyclique[encyclique] de
1905 Il fermo proposito, est le
signe de ces changements. Si d’une certaine manière elle maintient le
non expedit, elle permet la participation aux élections dans des
circonstances spéciales reconnues par les évêques, de sorte que de
nombreux catholiques entrent au parlement à titre seulement personnel.
Immédiatement après la fin de la
Première
Guerre mondiale, les premiers contacts entre le Saint Siège et le
royaume d’Italie se mettent en place en
1919 par l’intermédiaire de Mgr
Bonaventura
Cerretti et du président du conseil
Vittorio
Emanuele Orlando. La même année, les catholiques réintègrent la vie
politique avec la fondation du Parti populaire par don
Luigi Sturzo, prêtre
sicilien. À la mort de Benoit XV, pour la première fois, dans toute
l’Italie, les drapeaux sont mis en berne.
Lors de la montée du fascisme,
une ouverture décisive envers l’Église se produit au lendemain de la
marche sur Rome en
1922, avec l’introduction de la
religion catholique dans les écoles
(1923) et l’autorisation d’apposer
le crucifix dans les salles. Ceci se traduit aussi par la réforme des
lois ecclésiastiques entre 1923 et
1925, favorables à l’Église, et par
l’élimination des syndicats catholiques.
La « question romaine » est définitivement résolue seulement en
1929 avec les
accords du Latran,
signés le 11 février par
Mussolini et par le pape Pie XI
représenté par le Mgr Gasparri. (Wikipedia)
]
Comme nous le disions plus haut, seul Charles Maurras applaudit à la publication de cette encyclique. Pourquoi ? C’est apparemment d’autant plus étonnant que Charles Maurras est incroyant. Il s’explique dans le journal L’Action française du 17 novembre[19]. Après avoir déclaré que l’Église catholique est « la seule Internationale qui tienne », l’auteur s’en prend aux « pacifistes du monde entier » et particulièrement aux socialistes qui font non seulement « si peu de cas de cette paix catholique romaine » mais, qui plus est, « veulent plus ou moins » détruire cet élément. Il s’étonne que les socialistes qui s’amusent à « manger du curé » négligent « une propagande en faveur de la paix universelle, en faveur du désir de tempérer la concurrence économique par un esprit de cordialité et d’équité ». La prise de position de Maurras est essentiellement d’ordre politique. A preuve son adhésion à l’analyse faite par Benoît XV des causes de la guerre : « l’injustice dans les relations des classes inégales », « le mépris de l’autorité » qui pour lui s’identifie à « l’élément d’anarchie et de lutte intestine inclus dans le libéralisme ». Il dénonce « la faillite du pacifisme humanitaire » d’une « monstrueuse irréalité » et encense « tout à rebours, le pacifisme catholique et pontifical [qui] se présente comme une doctrine intelligible, liée, rationnelle, supérieure aux réalités, mais en accord avec toutes les lois des choses ». Pourquoi ? Parce que le Pape « conseille de déraciner l’avarice ».
Maurras a donc perçu l’importance, sur le chemin de la paix, d’un renouveau moral mais il a bien compris aussi pourquoi le Pape veillait, malgré les pressions, les critiques et les incompréhensions des croyants, à sauvegarder sa neutralité : « Pour conserver à l’homme de tous les pays et de tous les temps l’avantage de son bienfait (position internationale, paternité universelle, juridiction œcuménique) la papauté doit se résoudre à commencer par s’abstraire même de sentiments qui sont pour nous non seulement légitimes, mais obligatoires. Et il lui faut se résigner à ne pas correspondre à tous les recours nationaux qui, s’élançant de divers théâtres de guerre, s’annulent les uns par les autres. Surtout enfin, il lui faut procéder avec autant de lenteur et de précaution que les peuples armés mettent de promptitude et de rage à se massacrer. » Une autre attitude de la papauté serait suicidaire : « Il doit suffire de nous représenter une papauté tenant une autre conduite pour vérifier aussitôt que son pouvoir international deviendrait national, qu’elle tomberait de l’état de juge à celui de plaideur et du rang de père pacifique et silencieux au rang de fils armé et belliqueux : changer ainsi serait disparaître. Les aveugles qui souhaitent que la papauté disparaisse souhaitent cela. »
Malgré donc son nationalisme, Maurras se montre attaché à ce qu’il appelle « le dernier signe terrestre de l’unité du genre humain ». L’existence de cette autorité spirituelle « à elle seule, est un bienfait immense, parce qu’elle représente l’unité de centaines et de centaines de millions d’esprits et de cœurs. Elle incarne l’internationalité dans un siècle où les rivalités des nations se déchaînent et se déchaîneront de plus en plus. Avant qu’elle ait rien fait ni rien dit, comprenons qu’il faut la remercier d’être. »[20]
En tout cas, durant toute la durée de la guerre, Benoît XV restera fidèle à la ligne de conduite déclarée en 1914. Il n’est plus question ici de guerre juste ou injuste, il s’agit d’œuvrer pour la paix dans l’intérêt exclusif des personnes[21], des jeunes gens morts, des mères, des épouses veuves, des orphelins, de l’Église universelle qui lui est plus chère que son propre sang. Le Vicaire du Christ n’est-il pas « venu continuer l’œuvre de Jésus-Christ, prince de la paix » ?[22]
Le 22 janvier 1915, dans une Allocution au consistoire, Benoît XV explique : « Nous réprouvons de toutes nos forces, toutes les violations du droit partout où elles ont été commises. Mais mêler l’autorité pontificale aux disputes des belligérants, ne serait ni convenable ni utile. Quiconque juge sagement la situation voit clairement que, si dans ce débat, le Pontife romain ne peut pas ne pas avoir les plus grands soucis, il ne doit cependant être d’aucun parti. Le Pontife romain qui tient la place de Jésus-Christ, mort pour tous et pour chacun des hommes, doit embrasser dans sa charité tous ceux qui combattent. Père du monde catholique, il a de chaque côté de très nombreux fils et c’est du salut d’eux tous qu’il doit se préoccuper. Il ne doit donc pas considérer les motifs particuliers qui les divisent, mais le bien commun de la foi qui les unit. Agir autrement non seulement n’apporterait aucune aide à la cause de la paix, mais encore introduirait la jalousie dans la religion et exposerait la paix et la concorde intérieure de l’Église à de grandes perturbations. N’étant d’aucun parti, Nous nous préoccupons cependant de l’un et de l’autre […]. » Toutefois, le Saint Père estime qu’« il est bien naturel que l’âme et le cœur du Père commun de l’Église s’occupe avec plus de soin de tous ceux, où qu’ils soient, dont la piété envers lui est plus connue. » Et de citer comme exemple, « le cher peuple belge ».[23]
Le 28 juillet 1915[24], Benoît XV lance sa première tentative de paix négociée, interpellant les responsables qui devront « rendre compte des entreprises publiques » comme de leurs actes privés. « Ce cruel conflit » peut être « apaisé sans la violence des armes ». Le Pape propose de « peser, dès maintenant, avec une conscience sereine, les droits et les justes aspirations des peuples » et de « commencer, avec une volonté sincère, un échange de vues, direct ou indirect, à l’effet de tenir compte, dans la mesure du possible, de ces droits et de ces aspirations, et d’arriver ainsi à la fin de cette horrible lutte, comme il est advenu en d’autres circonstances ». Et le Saint Père rappelle un principe qui trouvera beaucoup plus tard un large écho : « l’équilibre du monde, la tranquillité prospère et assurée des nations reposent sur la bienveillance mutuelle et sur le respect des droits et de la dignité d’autrui, beaucoup plus que sur la multitude des hommes d’armes et sur l’enceinte formidable des forteresses. »[25]
Le 1er août 1917, dans son Exhortation apostolique « Dès le début » adressée « Aux chefs des peuples belligérants », Benoît XV va formuler très concrètement les principes d’un règlement international du conflit.[26]
Benoît XV commence par rappeler les trois engagements qu’il a pris dès le début de son pontificat : rester absolument impartial, travailler « à faire à tous le plus de bien possible » sans acception de personnes[27]. Encore après la guerre, Benoît XV s’inquiétera notamment du sort des enfants éprouvés par la guerre (cf. Lettre encyclique Annus iam plenus, du 1er décembre 1920), de la situation « effroyable » et « intolérable » où se trouve l’Autriche dépecée, en proie à l’inflation et au chômage (Lettre La singolare, 24 janvier 1921), de la situation de l’Irlande qui, en grande partie à cause de la guerre, « est livrée aujourd’hui aux horreurs du pillage et des massacres » (Lettre au Cardinal Logue, 27 avril 1921), de la misère régnant en Palestine (Allocution au Consistoire, 13 juin 1921).] et tenter d’amener peuples et dirigeants « aux délibérations sereines » d’une paix juste et durable.
Uniquement soucieux du bien de tous, inquiet pour l’avenir de l’Europe, sans « aucune visée politique particulière », voici ce que le Pape propose :
Premièrement et fondamentalement, substituer la force du droit à la force matérielle, c’est-à-dire s’accorder sur « la diminution simultanée et réciproque des armements » puis instituer un arbitrage avec force contraignante ;
Ensuite, rétablir les voies de communication et assurer « la vraie liberté et communauté des mers » ;
Pour les dommages à réparer et les frais de guerre, poser le principe général d’une « condonation entière et réciproque ». Le texte officiel qui est en français, emploie ce terme « condonation » qui est un mot anglais employé uniquement dans le langage du droit conjugal dans le sens de « pardon ». Mais, vu le contexte qui évoque « les bienfaits immenses à retirer du désarmement » et l’indécence de continuer « un pareil carnage uniquement pour des raisons économique », on peut penser qu’il s’agit, au-delà du pardon, de réparations matérielles réciproques. « Condonation » est sans doute une adaptation française issue du verbe latin « condonare » qui signifie bien sûr « pardonner » mais d’abord (pensons à l’étymologie) « donner », « abandonner », « livrer », sacrifier ».
Plus concrètement encore, les territoires occupés doivent être restitués, de part et d’autre. La Belgique doit être entièrement évacuée « avec garantie de sa pleine indépendance politique, militaire et économique, vis-à-vis de n’importe quelle puissance » ; de même, le territoire français doit être évacué. De l’autre côté, les colonies allemandes seront restituées.
Pour toutes les autres questions territoriales, entre l’Italie et l’Autriche, l’Allemagne et la France, celles qui concernent l’Arménie, les États balkaniques et l’ancien Royaume de Pologne, « les parties en conflit » les examineront dans un esprit conciliant, « tenant compte, dans la mesure du juste et du possible, […] des aspirations des peuples » et du bien commun universel.[28]
Telles sont pour Benoît XV, « les bases sur lesquelles […] doive s’appuyer la future réorganisation des peuples. »
Cette proposition de paix, 5 mois avant que le président Wilson[29] ne publie la sienne, fut qualifiée par les Français de « paix allemande »[30].
Le 1er décembre1918, dans la Lettre encyclique Quod iam diu [31], il prescrit des prières publiques pour le Congrès de la paix. Se réjouissant, grâce à Dieu, de « l’armistice qui a interrompu l’effusion de sang et la dévastation sur la terre, dans les airs et sur mer », Benoît XV souhaite que tous les catholiques demandent au Seigneur « qu’il daigne compléter d’une certaine manière et porter à la perfection l’immense avantage accordé à l’humanité ». En effet, « vont se réunir ceux qui par la volonté populaire doivent concerter une paix juste et permanente entre tous les peuples de la terre. Les problèmes qu’ils devront résoudre sont tels qu’il ne s’en est jamais présenté de plus grands ni de plus difficiles en aucun congrès humain ». Le secours « des lumières divines » est donc nécessaire pour que « tous les accords pris pour la paix et la concorde perpétuelles dans le monde soient, par tous les nôtres, reçus de bon gré et inviolablement exécutés. »
Cependant, très vite, le Pape se rend compte que la paix qui vient d’être acquise est fragile et que plusieurs dangers la menacent.
S’adressant aux évêques allemands[32], le 15 juillet 1919, Benoît XV, conscient de l’ « extrême dénuement » dans lequel se trouve le peuple allemand insiste pour que les catholiques allemands et les catholiques des autres pays veillent au ravitaillement de la population « en vue d’épargner à l’Allemagne les révolutions politiques qui entraîneraient pour [ce] pays et par suite, pour l’Europe même, la catastrophe qui menace, hélas ! d’autres nations. » Mais outre le soin des corps, faut-il encore veiller à « panser les blessures morales que la guerre a causées ou envenimées. Et plus spécialement, ajoute le Pape, il faut proscrire tout sentiment de haine, aussi bien à l’égard des étrangers contre lesquels on a combattu, qu’entre les concitoyens des divers partis. » Il rappelle que « la charité fraternelle, qui émane de Jésus-Christ […] ne connaît ni barrières, ni frontières, ni luttes de classes. »[33]
Il tiendra le même langage le 7 octobre à l’archevêque de Paris[34] : « la charité pour le prochain […] doit s’étendre à tous, même aux ennemis, puisque nous sommes tous unis par des liens de fraternité, comme étant les enfants du même Dieu et rachetés par le même sang du Christ. » Le Pape sait que cette attitude très évangélique « ne plaît pas au monde, en sorte que ceux qui en affirment et en défendent le caractère sacré sont en butte à une interprétation perverse de leurs desseins et à toute sortes d’attaques. » Ainsi en fut-il du Christ lui-même : « il n’en sera jamais autrement pour quiconque prêchera l’oubli des injures et la charité envers ceux qui nous auront fait du mal ou auront attaqué notre patrie. »
Outre les haines persistantes, le nationalisme notamment des missionnaires fragilise la paix. Les missionnaires avaient pris parti au cours du conflit, et les ressortissants des pays vaincus sont expulsés par ceux des pays vainqueurs, en particulier les congrégations allemandes[35]. Benoît XV réagit en condamnant, dans sa lettre apostolique Maximum illud du 30 novembre 1919, ce qu’il appelle « la peste la plus infectieuse ».
S’adressant aux missionnaires : « Convaincus au plus profond de vous-mêmes que c’est à chacun de vous que s’adressait le Seigneur quand il dit : « Oublie ton peuple et ta famille » (Ps 45, 11), rappelez-vous que votre vocation n’est pas d’élargir les frontières des empires humains mais celles du Christ, ni d’ajouter des citoyens à quelque patrie d’ici-bas, mais à la patrie d’en-haut.
Il serait certainement regrettable qu’il y eût des missionnaires si oublieux de la dignité de leur ministère qu’ils consacrent leurs efforts d’abord à l’élargissement et à l’exaltation de leur patrie, en attachant leur idéal et leur cœur aux patries terrestres plutôt qu’à leur patrie céleste. » Le missionnaire qui ne serait pas seulement un apôtre mais un agent d’intérêt nationaux rendrait immédiatement son travail suspect et ses interlocuteurs « convaincus que la religion chrétienne est la religion d’une nation penseraient que l’embrasser les entraînerait à abandonner leurs droits nationaux et à se soumettre à une tutelle étrangère ». Le missionnaire catholique doit être persuadé « que sa mission est une ambassade du Christ et non une légation patriotique », il est « le ministre d’une religion qui, sans exclusivismes de frontières, embrasse tous les hommes qui aiment Dieu en vérité et en esprit, « là, il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout en tous » (Col 3, 11). »[36]
Dans « un monde que la paix laisse en proie à de mortelles angoisses », Benoît XV[37] rappelle « qu’on travaille en vain à rendre la paix aux individus et à la société si l’on ne se dirige à la lumière de l’esprit de foi ! ». Comment, en effet, établir la paix, cette « tranquillité de l’ordre » selon saint Augustin, sans « l’acceptation pratique du souverain domaine du Créateur sur toutes les œuvres de ses mains » c’est-à-dire l’acceptation des « droits de Dieu sur la société humaine », sans « l’affirmation de la suprématie de l’esprit sur les sens », et sans « l’amour sincère et pratique de nos semblables » ? Comment établir la paix lorsque les passions sont déchaînées, lorsque règnent l’irréligion, l’indiscipline, la paresse, la convoitise, l’ostracisme, le naturalisme, l’égoïsme, l’anarchie ? Ainsi, entre nations et entre concitoyens, « s’est déclarée, en attendant qu’elle éclate, une nouvelle et plus implacable guerre : guerre d’envie, de haine aveugle, qui va jusqu’à s’attaquer au droit, à la charité, au bien-être social des masses mêmes qu’elle livre aux convulsions. » Nous sommes en 1919 ! qu’est-ce qui rend Benoît XV si lucide si ce n’est la certitude que seul Jésus est « notre paix », l’ « unique Libérateur »
Un peu plus tard, dans son encyclique Pacem, Dei munus pulcherrimum du 23 mai 1920[38], le pape s’inquiète que « subsistent encore les semences de l’ancienne haine »[39]. Pour lui, la paix reste précaire tant que ne disparaît pas l’inimitié et que les injures ne sont pas pardonnées. A l’image du Christ en Croix et du bon Samaritain, il faut traiter les ennemis comme des frères et pratiquer envers eux, « étant saufs les principes de la justice » et « avec la plus grande efficacité possible, toutes les œuvres de la bienfaisance chrétienne ». Les causes de discorde chez les individus et entre les peuples doivent être éradiquées. Notamment les écrivains, les publicistes et les journalistes catholiques « doivent s’abstenir non seulement de toute fausse accusation, mais aussi de toute intempérance et injure dans le langage, parce que cette intempérance non seulement est contraire à la loi du Christ, mais en plus elle peut ouvrir des cicatrices mal fermées, surtout quand les esprits, exacerbés par des blessures encore récentes, ont une grande sensibilité pour les plus légères injures. » Les États et les nations n’échappent pas à la règle évangélique de l’amour et de la bienfaisance. Ils doivent renouer « entre eux les liens de quelques relations amicales » et « inciter les peuples à établir une conciliation universelle déterminée entre eux tous.[…] Que tous les États oublient leurs méfiances mutuelles et constituent une seule société ou, mieux, une famille de peuples, pour garantir l’indépendance de chacun et conserver l’ordre dans la société humaine. »[40] Cette union serait nécessaire pour « supprimer ou, au moins, réduire les énormes budgets militaires qui sont déjà insupportables pour les États, et en finir de cette manière pour toujours avec les désastreuses guerres modernes, ou, pour le moins, éloigner le plus complètement possible le péril de la guerre, et assurer à tous les peuples, dans de justes limites, l’indépendance et l’intégrité de leurs propres territoires. » L’Église, exemple de société parfaite et universelle, promet son adhésion et sa « collaboration active » à toutes les entreprises de justice et de charité qui iront dans ce sens. Elle est un guide sûr, comme le dit saint Augustin : « Cette cité céleste, pendant qu’elle chemine en ce monde, appelle en son sein les citoyens de tous les peuples, et avec toutes les langues, elle réunit une société en pèlerinage, sans se préoccuper de la diversité des lois, coutumes et institutions qui servent à obtenir et conserver la paix du monde, et sans annuler ou détruire, bien au contraire en respectant et conservant toutes les différences nationales qui sont ordonnées à la même fin de la paix sur terre, à condition qu’elles ne constituent pas un empêchement pour la pratique de la religion qui ordonne d’adorer Dieu comme vrai et suprême Seigneur. »[41]
Notons que Benoît XV n’oublie pas sa propre situation temporelle[42] et, dans le contexte des rapprochements qui s’opèrent dans cette après-guerre, « pour contribuer à cette union des peuples et ne pas se montrer étranger à cette tendance » le Pape a décidé « d’adoucir jusqu’à un certain point les rigoureuses conditions qui, à cause de l’usurpation du pouvoir temporel du Siège apostolique, furent justement établies par [ses] prédécesseurs, en interdisant les visites solennelles des chefs d’État catholiques à Rome. » Le Saint Père ajoute immédiatement que « cette indulgence conseillée et quasi exigée par les très graves circonstances que traverse l’humanité, ne doit être interprétée d’aucune manière comme une abdication tacite des droits sacrés du Siège apostolique (…). » Au contraire le Pape profite de l’occasion pour renouveler les protestations qui ont été répétées de nombreuses fois par ses prédécesseurs et demande avec insistance, « puisque la paix a été signée entre les nations, que cesse pour la tête de l’Église, cette situation anormale qui porte gravement atteinte, pour plus d’une raison à la même tranquillité des peuples. »
Pour en revenir au problème de la guerre et de la paix, on retiendra la position claire et radicale de Benoît XV qui, durant tout le conflit se refuse à prendre parti restant attentif à tous et militant constamment pour que les belligérants cessent les hostilités. Il n’est plus question ici de distinguer guerre juste ou injuste. C’est la guerre de toute façon qui est condamnée. On retiendra aussi la grande lucidité du Souverain Pontife qui sent venir un autre conflit étant donné que les conditions morales d’une paix authentique ne sont pas réunies. Loin de là. Enfin, la Pape indique clairement qu’en plus des efforts des hommes de bonne volonté, il faut compter sur Dieu qui seul, par la conversion des cœurs, peut accorder la paix véritable et durable.
… ce que tous Nos efforts tendront à réaliser,
c’est la paix du Christ par le règne du Christ
Nous avons entendu les angoisses de Benoît XV durant les premières années de l’entre-deux guerres, conscient que la paix n’a pas gagné les cœurs. Deux mois, presque jour pour jour, avant sa mort[1], il déclare devant le Consistoire : « Nous le constatons avec douleur et angoisse, la paix, décrétée en un acte solennel, n’a nullement apporté avec elle la paix des cœurs, et presque toutes les nations, principalement en Europe, sont encore en proie aux déchirements de graves conflits » et il estime ces « antagonismes si aigus que pour les apaiser », les volontés humaines ne suffiront pas[2] mais « qu’il est chaque jour plus nécessaire qu’intervienne le Dieu de miséricorde, dans les mains de qui sont la force et la puissance, la grandeur et l’empire de toutes choses. »
Cette après-guerre, pour le Pape, est un « chaos universel » à cause de deux choses : l’erreur et la haine[3] qui subsistent.[4]
Et effectivement, malgré les efforts et quelques succès de la Société des nations, la cause de la paix ne va pas progresser[5]. Pire, la guerre a creusé des failles où de nouvelles idéologies meurtrières vont s’engouffrer.[6]
Par ailleurs, les efforts des mouvements pacifistes d’avant la grande guerre que nous avons évoqués plus haut ont été balayés par la guerre. Après le conflit, c’est en Allemagne que le mouvement va reprendre. Puis en France avec Marc Sangnier[7] qui veut réconcilier l’Allemagne et la France. Mais l’avènement du nazisme va de nouveau mettre fin à ces efforts.[8]
Il n’empêche que des théologiens vont s’engager dans une réflexion novatrice qui confirme et prolonge la position adoptée par Benoît XV.
En 1928 est publiée une Déclaration signée par le P. Rostworowski (Pologne), Don Luigi Sturzo (Italie), Henri Demulier (France), Franz Keller (Allemagne), P. F. Stratman (Allemagne), John Ude (Autriche) qui veulent montrer, dans le contexte contemporain, l’impossibilité d’une guerre juste : « Aujourd’hui où la guerre est devenue un système de destruction anonyme et de massacre généralisé, sans aucune finalité de justice distributive, avec les moyens atroces en complète opposition à la fin prétendument poursuivie, il n’y a plus de distinction morale fondamentale entre agression et défensive ; d’ailleurs dès que celle-ci commence à s’exercer, elle s’identifie criminellement à l’attaque (…). Autrement dit, une « guerre juste » est aujourd’hui impossible. Et même si elle était possible, on ne pourrait pas l’admettre, par suite de son caractère apocalyptique, indigne de l’homme (…). Par conséquent le refus du service militaire devient un devoir objectif pour tout catholique voulant rester fidèle à l’enseignement de Jésus et conscient de la criminelle absurdité de la guerre. »[1]
Parmi les signataires, Don Luigi Sturzo[2]. En 1918, il participe à la fondation du Parti populaire italien, précurseur de la démocratie-chrétienne, aux côtés notamment d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Alcide_De_Gasperi[Alcide De Gasperi]. Mais, en raison de son opposition au fascisme, il doit partir en exil. Il publie alors de nombreux ouvrages, notamment L’Italie et le fascisme (1926), La communauté internationale et le droit de guerre (1929), La société : sa nature et ses lois (1936), Politique et morale (1938) et L’Église et l’État (1939). On peut lire : MORELLI Anne, La contestation par Don Sturzo d’un « droit à la guerre », in Théologies de la violence, op. cit., pp. 71-80 ; MINOIS Georges, L’Église et la guerre, Fayard, 1994, pp. 399-401.] va se distinguer particulièrement en publiant notamment, en 1929, La communauté internationale et le droit de guerre[3],
Don Sturzo considère que la guerre n’est pas une fatalité à laquelle il faut imposer des limites comme la théologie s’est efforcée de le faire dans les siècles précédents. La théorie de la guerre juste est une théorie caduque non seulement parce que toute guerre est justifiable et qu’il s’est trouvé, à travers l’histoire, des théologiens pour s’y employer mais aussi parce que la guerre a changé de nature : « La théologie ne doit pas s’en tenir à la casuistique d’autrefois, établie au temps où des armées de fortune marchandaient la victoire, afin de limiter le nombre de morts, et où les monarques démunis d’argent se bornaient à des escarmouches ou rencontres qu’ils qualifiaient batailles. Je ne veux pas dire que la guerre était alors un jeu, mais les guerres de ces temps-là n’étaient pas comparables à celles d’aujourd’hui. »[4]
C’est dans une communauté internationale inorganisée que la guerre a été utilisée pour régler les conflits. Ce n’est pas une réglementation des conflits mais l’organisation de la communauté internationale qui devrait parvenir à éradiquer la guerre ce qui implique l’établissement d’une autorité internationale et une relativisation des notions de patrie et de nation.
Cette vision est-elle utopique ? Don Sturzo ne compte pas naïvement sur la simple efficacité des structures à mettre en place. Encore faut-il les animer. Telle est la mission spécifique du christianisme qui doit aider à la lutte contre l’égoïsme, la volonté de puissance et la perversité qui se cachent au fond de nos cœurs et qui nous poussent à la violence : « Contre les pessimistes qui pensent que la guerre est un héritage fatal de l’humanité déchue et qu’il est impossible à l’homme de s’en libérer, il faut affirmer que la force du christianisme n’est pas épuisée. Si, parmi les populations chrétiennes, on a pu vaincre l’esclavage, la polygamie, la vengeance entre familles, il n’et pas contraire, mais conforme à l’esprit du Christ de tendre aussi à vaincre la guerre. »[5] Malheureusement, la pensée chrétienne est étouffée.
En 1932 toutefois, un groupe de théologiens publie, à Fribourg, en Suisse, une déclaration qui reprend les idées de Don Sturzo : « Bien que la société internationale ne jouisse pas encore de l’autorité qui pourrait être sienne, tant par la nature même des choses qu’en vertu du consentement des hommes, il est toutefois évident que, revêtue des formes du droit positif, elle se trouve déjà consolidée par de nombreux instruments juridiques et politiques destinés à établir un ordre humain et la paix. Dans ces conditions, la guerre qu’un État déclencherait de sa propre autorité, sans avoir recours préalablement aux institutions juridiques existantes ne saurait être une procédure légitime. »[6]
La théorie de la guerre juste présente donc une faiblesse congénitale et paraît inadaptée surtout aux temps présents. Restent l’idée d’une organisation internationale de plus en plus nécessaire indissociable de l’évangélisation indispensable pour animer les structures possibles.
[1]
Elu le 6 février 1922, le nouveau Pape publie, le 23 décembre[2] l’encyclique Ubi arcano, dans laquelle se trouve tout le programme de son pontificat.[3] d’emblée Pie XI s’inscrit dans la ligne tracée par son prédécesseur : « L’état de choses n’a pas changé qui a préoccupé, durant tout son pontificat […], il est donc logique que Nous fassions Nôtres ses initiatives et ses vues en ce qui concerne ces questions ». L’élément le plus préoccupant est que « ni les individus, ni la société, ni les peuples n’ont encore, après la catastrophe d’une pareille guerre, retrouvé une véritable paix ; la tranquillité active et féconde que le monde appelle n’est pas encore rétablie ». Et de citer ces paroles des prophètes « qui s’appliquent et conviennent merveilleusement à notre époque : « Nous attendions la paix et nous n’avons rien obtenu de bon ; le temps du remède, et voici la terreur[4] ; le temps de la guérison, et voici l’épouvante »[5]. « Nous attendions la lumière, et voici les ténèbres […] ; le jugement, et il n’y en a pas ; le salut, et il s’est éloigné de nous ».[6] En fait, « dans tous les pays qui ont participé à la dernière guerre, les vieilles haines ne sont point tombées encore ; elles continuent de s’affirmer ou sournoisement dans les intrigues de la politique comme dans les fluctuations du change, ou sur le terrain découvert de la presse quotidienne et périodique ; elles ont même envahi des domaines qui, de par leur nature, sont fermés aux conflits aigus, tels que l’art et la littérature. » Les pays vaincus accusent les vainqueurs de les opprimer et dépouiller, et les vainqueurs se traitent entre eux en ennemis. Même les pays qui n’ont pas participé au conflit sont accablés. La crise est générale et s’aggrave « d’autant plus que les multiples échanges de vues auxquels les hommes politiques ont procédé jusqu’ici, et leurs efforts pour remédier à la situation ont donné un résultat nul, et pire même qu’on ne prévoyait. » Dans cette ambiance menaçante, les nations se sentent obligées de vivre « sur pied de guerre » ruineux et délétère. A l’intérieur de nations, la situation n’est pas meilleure : lutte des classes, grèves, soulèvements, révoltes, répressions, terrorisme, politiques partisanes et intéressées, désagrègent la société. La famille déjà en décadence avant guerre et les églises sont bouleversées par la guerre. Faut-il s’étonner que les âmes soient « devenues inquiètes, aigries et ombrageuses », que la paresse, l’insubordination, l’impudeur et la misère s’étendent ? Bref, le chaos s’installe, « l’humanité semble retourner à la barbarie ».[7] Pascendi de la même année où il énumère les tares du modernisme : agnosticisme, immanentisme, évolutionnisme, subjectivisme, relativisme]
Comment expliquer un tel bouleversement ? La réponse est dans l’Évangile : « Tous ces maux procèdent du dedans »[8], la paix, en effet, « n’a pas été gravée dans les cœurs. » Au contraire, des années de haine ont occulté la dignité de la personne humaine et fait du prochain « un étranger et un ennemi ». Seuls comptent la force et le nombre. Seuls comptent les biens terrestres que l’on se dispute à l’envi, dédaignant les biens éternels. L’apôtre jacques avait donc raison d’écrire : « d’où viennent les guerres et les conflits parmi vous ? N’est-ce pas de vos convoitises ? »[9] Le Souverain Pontife développe cette idée : « C’est à ces convoitises déréglées, se dissimulant, pour donner le change, sous le voile du bien public et du patriotisme, qu’il faut attribuer sans contredit les haines et les conflits qui s’élèvent périodiquement entre les peuples. Cet amour même de sa patrie et de sa race, source puissant de multiples, vertus et d’actes d’héroïsme lorsqu’il est réglé par la loi chrétienne, n’en devient pas moins un germe d’injustices et d’iniquités nombreuses si, transgressant les règles de la justice et du droit, il dégénère en nationalisme immodéré. Ceux qui tombent dan cet excès oublient, à coup sûr, non seulement que tous les peuples, en tant que membres de l’universelle famille humaine, sont liés entre eux par des rapports de fraternité et que les autres pays ont droit à la vie et à la prospérité, mais encore qu’il n’est ni permis ni utile de séparer l’intérêt de l’honnêteté : la justice fait la grandeur des nations, le péché fait le malheur des peuples[10]. » Pourquoi donc, au fond, la paix est-elle absente ? La Parole de Dieu nous révèle que : « Ceux qui abandonnent le Seigneur seront réduits à néant »[11] Et Jésus nous a avertis : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire »[12], « celui qui ne recueille point avec moi dissipe »[13]. Quels que soient les efforts des hommes, s’ils se séparent de Dieu, s’ils l’excluent de la vie publique, de la société, de la famille, de l’éducation, les « germes de discorde » éclosent en guerre et la guerre par sa cruauté renforce les haines.
Quels remèdes apporter à tant de maux si graves ? La réponse du pape est lucide et précise : « Il y a bien peu à attendre d’une paix artificielle et extérieure qui règle et commande les rapports réciproques des hommes comme ferait un code de politesse ; ce qu’il faut, c’est une paix qui pénètre les cœurs, les apaise et les ouvre peu à peu à des sentiments réciproques de charité universelle. Une telle paix ne saurait être que la paix du Christ […]. »[14] Il n’y a pas d’autre paix. Il nous a révélé que nous étions tous frères[15], que nous devions nous aimer les uns les autres et porter les fardeaux les uns des autres[16]. Certes, « la paix est œuvre de justice »[17] mais « encore cette justice ne doit-elle pas adopter une brutale inflexibilité de fer ; il faut qu’elle soit dans une égale mesure tempérée par la charité ». Or, la charité est une « vertu qui est essentiellement destinée à établir la paix entre les hommes ». Et, comme le montre Paul, la Rédemption est « moins une œuvre de justice -elle l’est certes- qu’une œuvre divine de réconciliation et de charité ». Le Christ est notre paix « puisque, en même temps que dans sa chair il satisfaisait sur la croix à la justice divine, il tuait en lui-même les inimitiés, réalisant la paix[18], et en lui réconciliait les hommes et le monde avec Dieu. » Saint Thomas le confirme : « la paix véritable et authentique est plus de l’ordre de la charité que de la justice, cette dernière ayant mission d’écarter les obstacles à la paix tels que les torts, les dommages, tandis que la paix est proprement et tout spécialement un acte de charité ».
Comment cette paix s’établit-elle ? En s’attachant d’abord aux « réalités spirituelles et éternelles »[19], par « la persévérance et la fermeté d’âme », en mettant « un frein aux convoitises ». En reconnaissant en Dieu, le Créateur et le Maître du monde, on respectera l’ordre, la loi et l’autorité, la dignité de la personne humaine, la pureté des mœurs, le sacrement de mariage et la sainteté de la famille.
C’est la mission de l’Église catholique d’apporter ces remèdes par son enseignement pour pacifier le monde et conjurer « les menaces imminentes de nouvelles guerres ». « Il ne saurait y avoir aucune paix véritable -cette paix du Christ si désirée- tant que tous les hommes ne suivront pas fidèlement les enseignements, les préceptes et les exemples du Christ, dans l’ordre de la vie publique comme de la vie privée ; il faut que, la famille humaine régulièrement organisée, l’Église puisse enfin, en accomplissement de sa divine mission, maintenir vis-à-vis des individus comme de la société tous et chacun des droits de Dieu. »[20]
Selon la formule de Paul, il faut donc « tout restaurer dans le Christ »[21], les individus, les familles, les sociétés. En effet, « le jour où États et gouvernements se feront un devoir sacré de se régler, dans leur vie politique, au-dedans et au dehors, sur les enseignements et les préceptes de Jésus-Christ, alors, mais alors seulement, ils jouiront à l’intérieur d’une paix profitable, entretiendront des rapports de mutuelle confiance, et résoudront pacifiquement les conflits qui pourraient surgir. »
Cette restauration ne peut être purement une œuvre civile mais surtout une œuvre d’Église[22].
Dans ce travail de restauration, le Souverain Pontife va prendre sa part[23].
Le 7 avril 1922, il avait encouragé la Conférence internationale de la Paix bien conscient du danger des haines persistantes qui « tournent au désavantage des peuples vainqueurs eux-mêmes et préparent pour tous un bien redoutable avenir ; […] la meilleure garantie de tranquillité n’est pas une forêt de baïonnettes, mais la confiance mutuelle et l’amitié. »[24]
d’année en année, il constate que la paix ne s’établit toujours pas et s’inquiète de plus en plus : « l’Europe même est en proie à de multiples et graves calamités. Sur le continent et dans les îles importantes, des nations très florissantes jadis et foyers rayonnants de civilisation, s’épuisent en des combats fratricides qui causent aux une et aux autres des pertes incalculables, et menacent dès maintenant d’entraîner l’ensemble de l’Europe et par voie de conséquence l’humanité tout entière. »[25] Et si l’on n’écoute pas le pape, « ce qui nous est et sera toujours possible, c’est de supplier le Dieu de la paix de rétablir et d’affermir sa paix dans tous les esprits, d’inspirer à tous des sentiments de justice et de charité, et de les amener peu à peu à la conclusion d’ententes amicales. »[26]
Attaché cependant à combattre le mal à la racine, il va dénoncer les sources de la violence tout particulièrement dans les idéologies à la mode et à la lumière des événements dramatiques qui vont se dérouler durant tout son pontificat en Russie[27], en Allemagne[28], au Mexique[29], en Italie[30] et en Espagne[31], tous pays où les chrétiens sont d’une manière ou d’une autre persécutés ou discriminés[32], où la religion est étouffée : « Le monde presque entier est à présent fortement agité par des dissidences, des erreurs et des théories nouvelles qui semblent donner à notre époque un caractère d’exceptionnelle importance historique.
La doctrine et la vie chrétiennes sont elles aussi en péril dans bien des parties du monde. Des idées douteuses ou entièrement malhonnêtes qui, il y a quelques années, n’étaient que chuchotées dans certains cercles avides d’innovations, sont aujourd’hui prêchées sur les toits et ouvertement mises à exécution. La décadence des mœurs privées et publiques a mené à l’érection, en beaucoup de lieux, de funestes symboles de la révolte contre la Croix du Christ. […] seule l’auguste et intègre doctrine chrétienne peut revendiquer pleinement les droits et les libertés de l’homme parce que ce n’est qu’elle qui reconnaît à la personne humaine sa valeur et sa dignité. C’est pourquoi les catholiques, illuminés sur la nature et les qualités de l’homme, sont nécessairement les champions de ses légitimes droits et de ses légitimes libertés, et protestent au nom de Dieu contre la fausse doctrine qui tente de dégrader la dignité de l’homme, en l’asservissant au bon plaisir d’une tyrannie néfaste ou en le détachant cruellement du reste de la famille humaine, comme ils rejettent aussi au nom de Dieu toute doctrine sociale qui traite l’homme comme un simple instrument matériel dans la compétition économique ou dans la lutte des classe. »[33]
Que ce soit contre le bolchevisme, le racisme, le nationalisme, l’étatisme[34], « le mal essentiel est le même : la divinisation d’une collectivité sociale, raciale ou politique »[35] au détriment de la dignité humaine et le Saint Père précise, pour que tous sachent qu’elle appartient à tous les hommes sans discrimination quelconque : « la dignité humaine consiste en ceci : que tous font une seule grande famille, le genre humain, la race humaine »[36].
Et tout cela n’est pas qu’une querelle d’idées mais une question de vie ou de mort dans la lutte entre le bien et le mal. « En face de l’armée du mal, qui, par ses méthodes de haine, de violence, d’oppression des consciences, de méconnaissance de la dignité de l’âme humaine, poursuit avec acharnement la lutte contre tout ce qui rappelle le nom chrétien, en face de ces forces déchaînées qui travaillent à soulever les hommes les uns contre les autres au risque de provoquer des cataclysmes sanglants », il n’y a qu’une armée, celle qui ne dispose que d’une seule arme, celle de la charité du Christ.[37]
Le Saint Père se rend compte que les responsables des nations et peut-être les nations elles-mêmes ne l’écoutent plus.
Reste la prière : « Que les peuples s’entredéchirent de nouveau, que sur terre, sur mer et dans les airs, tous les moyens soient mis en œuvre pour le massacre et la destruction totale, ce serait un crime si monstrueux et un tel accès de folie que Nous ne croyons nullement qu’on puisse en arriver là […] Que s’il se trouve quelqu’un -ce qu’à Dieu ne plaise et Nous avons confiance que cela n’arrivera pas- qui ose méditer et préparer un tel fléau, Nous ne pourrions Nous empêcher de renouveler au Dieu tout-puissant cette prière : Seigneur, dissipez les peuples qui veulent la guerre ».[38]
Son Radio-message de Noël 1936, alors qu’il est déjà malade, est marqué du même souci : « Cette année, la divine bonté Nous permet de contribuer aux prières, aux œuvres, aux sacrifices de tous par l’expérience personnelle de la souffrance, qui jusqu’ici Nous avait étonnamment épargné. » Il prie le Seigneur d’accepter « cette offrande que Nous lui faisons et qui veut être, maintenant et toujours, en pleine conformité avec sa très sainte volonté, pour sa gloire aujourd’hui plus sataniquement que jamais combattue, pour la conversion de tous les égarés, pour la paix et pour le bien de l’Église tout entière, et d’une façon toute particulière pour l’Espagne très éprouvée et qui, pour cela même, Nous est très chère. »
Tous les fidèles sont invités à implorer le Ciel, dernier recours contre la guerre qui menace : « Tandis que des millions d’hommes vivent dans l’anxiété devant l’imminent danger de guerre et devant la menace de massacres et de ruines sans exemple, Nous accueillons dans Notre cœur paternel le trouble de tant de Nos fils et Nous invitons évêques, clergé, religieux » fidèles à s’unir à Nous dans la prière la plus confiante et la plus insistante pour la conservation de la paix, dans la justice et dans la charité. Que le peuple fidèle recoure, encore une fois, à cette puissance désarmée, mais invincible de la prière afin que Dieu, dans les mains de qui est le sort du monde, soutienne chez tous les gouvernants la confiance dans les voies pacifiques de loyaux pourparlers et d’accords durables et inspire à tous, en harmonie avec les paroles de paix souvent répétées, des sentiments et des œuvres aptes à la favoriser et à la fonder sur les bases sûres du droit et des enseignements évangéliques.
Reconnaissant, au delà de toute expression, de toutes les prières qu’ont faites et que font encore pour Nous les fidèles de tout le monde catholique, Nous offrons de tout cœur cette vie que, grâce à ces prières, le Seigneur nous a accordée et pour ainsi dire renouvelée : Nous offrons pour le salut, pour la paix du monde le don inestimable d’une vie déjà longue, soit que le Maître de la vie et de la mort veuille Nous l’enlever, soit qu’il veuille, au contraire, prolonger plus encore les journées de labeur de l’ouvrier affligé et fatigué.
Nous avons d’autant plus la confiance de voir Notre offrande acceptée avec bienveillance qu’elle est faite conjointement à la mémoire liturgique du doux et héroïque martyr saint Wenceslas, et qu’elle va préluder à la fête du saint Rosaire, à la célèbre supplique, au mois consacré au saint rosaire, pendant lequel redoubleront dans tout le monde catholique, comme Nous le recommandons aussi vivement, la ferveur et l’assiduité à cette dévotion qui a déjà obtenu de si grandes et si bienfaisantes interventions de la Très Sainte Vierge dans les destinées de l’humanité troublée. »[39]
Les hommes n’ont pas entendu ou ils n’ont pas écouté les paroles les avertissements de Benoît XV et de Pie XI. Et quand ils les ont écoutés, ils les ont mal compris ou n’ont pas voulu les comprendre. Nous l’avons vu pendant et après la guerre de 1914-1918. Nous le constatons encore à la veille de la guerre de la seconde guerre mondiale.[40]
Reine de la paix, priez pour nous et donnez au monde
la paix après laquelle soupirent les peuples,
la paix dans la vérité, dans la justice, dans la charité du Christ.
Donnez-lui la paix des armes et la paix des âmes,
afin que dans la tranquillité de l’ordre s’étende le règne de Dieu.
Le 2 mars 1939, le cardinal Pacelli, juriste et canoniste de formation, qui a servi le Saint-Siège sous Léon XIII[1], Pie X[2], Benoît XV[3] et Pie XI[4], devient le pape Pie XII dans un contexte international très grave.[5]
Dans son premier radio-message, le lendemain de son élection, après les salutations d’usage, c’est à la paix qu’il pense : « Nous disons la paix, celle que Notre prédécesseur de pieuse mémoire recommanda avec tant d’insistance aux hommes et qu’il implora avec de si ardentes prières jusqu’à faire à Dieu l’offrande spontanée de sa vie pour obtenir la concorde entre les hommes. La paix, le don le plus beau de Dieu, qui dépasse tout sentiment ; la paix que tous les hommes sensés et sages ne peuvent pas ne pas désirer ; la paix enfin qui est le fruit de la justice et de la charité ».[6]
Nous avons vu que Benoît XV, face à la guerre, et Pie XI, face au menaces de guerre, ne reprennent plus dans leurs discours les références traditionnelles à la notion de guerre juste sauf en ce qui concerne la guerre d’Ethiopie. La « grande guerre » a bouleversé les paramètres traditionnels et les souverains pontifes ont consacré tous leurs efforts et leurs réflexions à la nécessité d’établir ou de rétablir la paix. Pie XII s’inscrit dans cette ligne[7] et parce qu’il est juriste de formation, parce qu’il a une grande expérience diplomatique, il va jeter les bases d’une véritable théologie de la paix qui tient compte des réalités nouvelles. A l’époque moderne, le « jus ad bellum » ne faisait pas problème dans la mesure où la guerre était déclarée et menée par l’autorité publique. Tous les efforts des moralistes, des théologiens, des hommes politiques portaient sur le « jus in bello ». A partir de 1914, c’est le « jus ad bellum » qui fait problème et c’est sur ce point précis, fondamental, que Pie XII va réfléchir. L’innovation n’est pas totale puisqu’il est sûr que Taparelli, en particulier, a exercé une influence sur Benoît XV mais plus encore sur Pie XI qui en recommandait la lecture[8] . Il est vraisemblable que Pie XII qui fut au service de Benoît XV et de Pie XI, en a aussi été nourri. Il a dû aussi connaître l’œuvre de Don Sturzo et le manifeste des théologiens de Fribourg.
Nous savons que Pie XII durant tout son pontificat a développé ses réflexions principalement à l’occasion de rencontres particulières. Nous n’avons donc pas un traité ni même une encyclique qui soit consacrée au thème de la paix et de la guerre mais une dissémination de pensées qui, rassemblées, peuvent constituer une théologie cohérente.
Voyons comment le nouveau souverain pontife réagit face à la seconde guerre mondiale.
Comme rappelé plus haut, Eugène Pacelli a consacré, tout au long de sa carrière, maints efforts diplomatiques pour restaurer ou maintenir la paix
Comme ses prédécesseurs, Pie XII s’interroge[9] sur les causes du manque de paix qu’il définit comme saint Augustin : « la tranquillité dans l’ordre ». Sont dénoncés, le chômage et les inégalités scandaleuses, les divisions politiques nationales et internationales, le non respect des pactes. Seul Dieu peut accorder la paix et d’abord la paix intérieure qui conditionne la tranquillité extérieure. Lui obéir, le prier, rechercher la justice[10] associée à la charité sont les voies de l’entente entre les hommes et les peuples. C’est seulement sur les valeurs spirituelles « que peuvent se bâtir la grandeur, la prospérité et le bonheur durables des peuples. »[11] Dans cet effort pour la paix, le Pape a un rôle à jouer : « les devoirs sacrés de Notre ministère apostolique ne peuvent admettre que ni les obstacles extérieurs, ni la crainte de voir mal interprétés ou incompris Nos intentions et Nos desseins, toujours orientés vers le bien, Nous empêchent d’exercer ce salutaire office de pacification, qui est propre à l’Église. »[12] Un peu plus tard, il ajoutera que pour tout prêtre, « il s’agira maintenant, plus que jamais de savoir s’élever au-dessus des passions politiques et nationales, de réconforter, de rendre courage, de secourir, d’exhorter à la prière et à la pénitence et de prier lui-même et de faire pénitence »[13] On reconnaît sans peine, dans ce discours, la pensée de Benoît XV.
Le 24 août, le Pape, dans son Radiomessage au monde entier, appelle à la paix et à la négociation entre gouvernements[14], le 31, veille de l’agression allemande contre la Pologne, il « supplie » les deux gouvernements de trouver « une solution juste et pacifique » et prie les gouvernements anglais, français et italien d’appuyer sa demande. Il promet : « Nous ne cesserons pas d’épier attentivement, pour les seconder de tout Notre pouvoir, les occasions qui s’offriraient, avant tout, d’acheminer à nouveau les peuples, aujourd’hui soulevés et divisés, vers la conclusion d’une paix honorable pour tous, en conformité avec la conscience humaine et chrétienne, une paix qui protège les droits vitaux de chacun et qui sauvegarde la sécurité et la tranquillité des nations »[15]
Tout au long de l’année, Pie XII demandera que l’on prie pour la paix (Lettre au Secrétaire d’État, 20 avril 1939 ; Discours aux membres du Sacré Collège, 2 juin 1939 ; Allocution à des pèlerins allemands, 26 septembre 1939 ; encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939 ; Allocution à la population de Castelgandolfo, 22 octobre 1939) et, en plusieurs occasions, laissera s’exprimer sa profonde douleur face aux souffrances encourues comme dans son Allocution au Cardinal Hlond et aux Polonais résidant à Rome[16]
La première encyclique Summi pontificatus à l’occasion de la fête du Christ-Roi[17] revient sur les causes des malheurs du temps et de la guerre mondiale qui se prépare. Dénonçant le « gigantesque tourbillon d’erreurs et de mouvements antichrétiens », le Pape épingle « la méconnaissance et l’oubli […] de la loi naturelle » qui ébranlent la « base de la moralité » et font réapparaître « un paganisme corrompu et corrupteur ». Cet « agnosticisme religieux et moral » colporte de nombreuses erreurs mais il en est deux que le Souverain Pontife développe. A travers elles, c’est l’essentiel du national-socialisme qui est visé. La première erreur est de ne pas considérer que tous les hommes sont frères, qu’ils forment une « grande famille », parce qu’ils ont la même origine, la même nature, la même fin surnaturelle, le même rédempteur, la même mission, « à quelque peuple qu’ils appartiennent ». Les différences nationales, sociales, culturelles ne détruisent pas « l’unité du genre humain » mais sont destinées « à l’enrichir et à l’embellir ». « Mais le légitime et juste amour de chacun envers sa propre patrie ne doit pas faire fermer les yeux sur l’universalité de la charité chrétienne, qui enseigne à considérer aussi les autres et leur prospérité dans la lumière pacifiante de l’amour ». Et voilà pour le racisme et le nationalisme. La seconde erreur est de « délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême ». A ce moment, « le pouvoir civil […] tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne. » Dès lors, « soit quand un tel empire illimité est attribué à l’État, considéré comme mandataire de la nation, du, peuple, de la famille ethnique ou encore d’une classe sociale, soit quand l’État y prétend en maître absolu, indépendamment de toute espèce de mandat », la famille « risque d’être considérée exclusivement sous l’angle de la puissance nationale » et non plus comme antérieure à l’État. L’ « absolutisme » ruine l’autorité et détruit les activités privées. La famille perd ses droits, la conscience perd ses droits, la jeunesse est menacée et même l’ordre international est bouleversé. La « volonté autonome des États », sans référence au droit divin, est livrée « au funeste dynamisme de l’intérêt privé et de l’égoïsme collectif, uniquement tourné à la mise en valeur de ses propres droits et à la méconnaissance de ceux des autres. » On en arrive à « considérer par principe les traités comme éphémères et s’attribuer tacitement la faculté de les annuler unilatéralement le jour où ils ne conviendraient plus ». Et voilà pour la conception nazie de l’État mais aussi pour l’État fasciste[18] ou communiste.
Les remèdes ? Le respect du droit naturel, l’évangélisation, l’Action catholique, la vitalité des familles et la liberté de l’Église[19]
Répondant sans les citer aux « suspicions » des autorités allemandes qui persécutent l’Église en l’accusant de vouloir jouer un rôle politique et violer ainsi le concordat, Pie XII affirme « que de pareils desseins sont entièrement étrangers à l’Église, laquelle tend ses bras maternels vers ce monde, non pour dominer, mais pour servir. Elle ne prétend pas se substituer, dans le champ qui leur est propre, aux autres autorités légitimes, mais leur offre son aide à l’exemple et dans l’esprit de son divin Fondateur qui « passa en faisant du bien » (Ac 10, 38). »
Eclairé par ce qui est advenu à Benoît XV et à Pie XI dans leur action en faveur de la paix, Pie XII reprécise son rôle : « Nous avons considéré comme un devoir -auquel Nous ne pouvions Nous soustraire- de Notre ministère apostolique et de l’amour chrétien, de mettre tout en œuvre pour épargner à l’humanité entière et à la chrétienté les horreurs d’une conflagration mondiale, même au risque de voir Nos intentions et Nos buts mal compris. »[20]
Mais Pie XII, dont les « avertissements, s’ils furent respectueusement écoutés, ne furent pourtant pas suivis », pense à l’avenir, à l’après-guerre, à la lumière de ce qu’il a constaté après la première guerre mondiale : « Cet avenir sera-t-il vraiment différent, sera-t-il surtout meilleur ? Les traités de paix, le nouvel ordre international à la foin de cette guerre, seront-ils animés de justice et d’équité envers tous, de cet esprit qui délivre et pacifie, ou seront-ils une lamentable répétition des erreurs anciennes et récentes ? Attendre un changement décisif exclusivement du choc des armées et de son issue finale est vain, et l’expérience le démontre. L’heure de la victoire est une heure de triomphe extérieur pour le camp qui réussit à la remporter ; mais c’est en même temps l’heure de la tentation, où l’ange de la justice lutte avec le démon de la violence ; le cœur du vainqueur s’endurcit trop facilement ; la modération et une prévoyante sagesse lui semblent faiblesse ; le bouillonnement des passions populaires, attisé par les souffrances et les sacrifices supportés, voile souvent la vue aux dirigeants eux-mêmes et les rend inattentifs aux conseils de l’humanité et d l’équité, dont la voix est couverte ou teinte par l’inhumain vae victis. Les résolutions et les décisions prises dans de telles conditions risqueraient de n’être que l’injustice sous le manteau de la justice. »
Le 24 décembre, dans son Message de Noël, Pie XII évoque « le sol ensanglanté de la Pologne et de la Finlande »[21] dénonce le pacte de non-agression signé en 1932 avec la Finlande alors qu’elle avait, encore le 17 septembre, promis de respecter la neutralité finlandaise. Le 30 novembre les troupes soviétiques envahissent la Finlande et bombardent Helsinki sans déclaration de guerre. La guerre se termine le 12 mars 1940 après 105 jours de combat.] et aussi « l’agression préméditée contre un petit peuple laborieux et pacifique sous le prétexte d’une menace inexistante, ni voulue ni même possible »[22]. Il dénonce « une série d’actes aussi inconciliables avec les prescriptions du droit international positif, qu’avec les prescriptions du droit naturel et même avec les sentiments d’humanité les plus élémentaires ; actes qui Nous montrent en quel cercle vicieux chaotique s’enlise le sens juridique dévoyé par des considérations purement utilitaires. » Il dénonce encore « les atrocités (de quelque côté qu’elles aient été commises) et l’usage illicite de moyens de destruction, même contre des non-combattants et des fugitifs, contre des vieillards, des femmes, des enfants ; le mépris de la dignité, de la liberté et de la vie humaine, d’où découlent des actes qui crient vengeance devant Dieu […] ; la propagande antichrétienne et même athée, toujours plus étendue et méthodique, surtout parmi la jeunesse. »[23] Face à l’inéluctable, il rappelle son rôle : « Nous employer […] à alléger les malheurs découlant de la guerre ». Autant que faire se peut, évidemment.
Mais, comme précédemment, Pie XII pense déjà à l’après-guerre, « quand le monde fatigué de guerroyer voudra rétablir la paix ». Instruit par ce qui s’est passé après la première guerre mondiale, il est conscient du « travail immense qui sera nécessaire […] pour abattre les murs cyclopéens de l’aversion et de la haine qui ont été élevés dans la chaleur de la lutte », pour s’opposer « au ténébreux instinct de basse vengeance » Et de proposer, dès ce message de Noël 1939, un plan, en cinq points, pour établir « une paix juste et honorable » :
\1. La reconnaissance du « droit à la vie et à l’indépendance de toutes les nations grandes et petites, puissantes et faibles. »
\2. L’abandon de « la course aux armements » et le « désarmement mutuellement consenti, organisé, progressif, dans l’ordre pratique comme dans l’ordre spirituel ». Le rôle de la force est « de servir à garantir le droit » et non d’établir une tyrannie par la violence.
\3. « La création ou la reconstruction des institutions internationales » qui tireraient les leçons de l’inefficacité passée. Pour que les traités de paix soient loyaux, honorables et respectés, il faudra veiller à « l’établissement d’institutions juridiques ».
\4. L’attention bienveillante, sage et équitable en ce qui concerne « les vrais besoins et les justes requêtes des nations et des peuples, comme aussi des minorités ethniques. »
\5. Le développement d’un esprit de justice et d’amour, du sens de la responsabilité, sans lesquels tous les règlements resteront « lettre morte ».
Reprenant le cri des anciens croisés, « Dieu le veut », Pie XII invite les « cœurs purs et magnanimes » à une nouvelle croisade, mais cette fois, à une croisade de paix dont il n’ignore pas les difficultés.
Dès les premiers mois de son pontificat, Pie XII nous présente, sur la grave question de la guerre et de la paix, les axes essentiels de sa pensée, qu’il répétera et précisera tout au long du conflit et après la guerre. Les axes de son action et de l’action à laquelle tous doivent participer :
-Dénoncer les causes profondes de la guerre. En bref, l’oubli, voire le mépris de Dieu, de sa Loi et de son Évangile.[24]
-Prier.[25]
-Soutenir toutes les victimes de la guerre.[26]
-Rappeler, en toute circonstance, le bien et le juste.[27]
-Travailler à maintenir ou rétablir la paix[28] en dépit des incompréhensions et des calomnies.[29]
Pour bien comprendre l’attitude de Pie XII pendant toutes ces années de guerre, il faut, bien sûr, rappeler ce que fit Benoît XV, son modèle, mais conserver à l’esprit ces lignes directrices qu’il compte suivre avec impartialité[30] et qu’il invite à suivre avec impartialité.[31] Il n’y est pas question prioritairement ni secondairement d’accuser les responsables.[32] Jésus a-t-il dénoncé l’occupation romaine ? Jésus a-t-il condamné la femme adultère et ceux qui voulaient la lapider ? Identifier les coupables n’est pas le rôle du Vicaire du Christ.[33] Se préoccuper du corps et de l’âme de tout un chacun, oui. Se pencher, tel le bon Samaritain, sur toute souffrance, oui.[34] Et il l’a fait, quoi que certains aient prétendu. Son souci ne s’est pas limité au sort des catholiques en Allemagne et dans les pays occupés, mais il s’est étendu à toutes les victimes réelles et potentielles, y compris les Juifs.[35]
Ajoutons encore que, chaque fois que Pie XII évoque la guerre, c’est avec une très « profonde émotion » exprimée directement par l’aveu de sa tristesse mais aussi à travers le vocabulaire employé pour décrire, « suivant les impulsions de [son] cœur » le malheur du temps.[36]
Quant aux chrétiens, ils sont invités à être plus que jamais chrétiens, quels que soient les périls.[37] On voit, en effet, parfois, des chrétiens, « peut-être sans qu’ils s’en aperçoivent, devenir les victimes et les intermédiaires de conceptions et de théories, de pensées et de préjugés, qui, issus de milieux étrangers et hostiles au christianisme, viennent menacer les âmes des fidèles. »[38]
Enfin, Pie XII sait aussi que l’Église, dans ses prises de position, ne sera pas mieux comprise que le Christ ne l’a été lui-même.[39] Pire encore, le bien qu’elle cherche peut, sans qu’elle le veuille, engendrer le mal.[40]
La paix est le souci majeur de Pie XII à cause des destructions physiques, spirituelles, familiales et matérielles que la guerre entraîne inéluctablement. Dans son message de Noël 1939, Pie XII évoquait des mesures juridiques nécessaires à l’établissement d’une paix durable. Dans son message ce Noël 1940, ce sont les réformes morales personnelles et sociales indispensables à la création d’un « ordre nouveau »[41] sans lequel toute réorganisation de la vie internationale sera vaine :
\1. Vaincre la haine et renoncer « à des systèmes et pratiques que la haine ne cesse d’entretenir ». A la place, vivifier « les idéaux naturels de la véracité, de la justice, de la courtoisie et de la coopération au bien » et par-dessus tout, celui de « l’amour fraternel apporté dans le monde par le Christ ».
\2. Vaincre la défiance par la fidélité aux pactes.
\3. Vaincre l’idée que « l’utilité est la base et la règle des droits » et que « la force crée le droit ».
\4. Vaincre les inégalités trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale pour que tous aient un mode de vie convenable.
\5. Vaincre l’égoïsme qui attente à la liberté des citoyens, à l’honneur et à la souveraineté des États au nom de la solidarité juridique et économique et de la collaboration fraternelle entre les peuples.
Ce programme doit être reconnu le plus tôt possible même si, comme le reconnaît le pape, « dans l’état actuel des choses, il n’y aurait guère de chances de succès à formuler des propositions concrètes en vue d’une paix juste et équitable ».[42]
Néanmoins, progressivement, de fête de Noël en fête de Noël, se dessine des propositions qui anticipent la Charte atlantique (14-8-1941), la Charte des Nations-Unies (26-6-1945) et la Déclaration des Droits de l’homme (1948).
Dans son Radio-message de Noël 1941, revient sur les causes de cette « guerre d’extermination », qui a été engendrée par « la progressive déchristianisation individuelle et sociale »[43]. Le remède est donc bien de revenir à la foi et d’entamer une reconstruction matérielle et morale réfléchie, prudente et courageuse car l’ivresse de la victoire peut entraîner sur de fausses pistes, celles d’une paix trompeuse. A cet endroit, Pie XII reprend les propositions présentées dans les deux massages de Noël précédents : d’abord rétablir « la loi morale, manifestée par le Créateur lui-même au moyen de la loi naturelle et inscrite par lui dans le cœur des hommes en caractères ineffaçables » ; ensuite, restaurer un ordre international qui se construira sur le respect de la liberté, de l’intégrité et de la sécurité de tous les États, grands ou petits, le respect des minorités culturelles et linguistiques, une équitable répartition des richesses[44], la « limitation progressive et adéquate des armements », le respect des traités, enfin, le respect de Dieu et de l’Église, en effet, « l’incrédulité qui se dresse contre Dieu ordonnateur de l’univers est la plus dangereuse ennemie d’un équitable ordre nouveau ».[45]
Il faut donc travailler aux conditions juridiques et morales de la paix.[46]
Le message de Noël 1942 sera consacré à l’ordre intérieur des nations puisqu’il y a « des rapports étroits et essentiels qui existent entre l’équilibre économique, social et intellectuel dans chaque État et la paix internationale ».[47]
Le Pape va-t-il prendre parti pour telle ou telle structure politique ? Certes non. L’Église « n’entend point prendre parti pour l’une ou l’autre des formes particulières et concrètes par lesquelles les divers peuples ou États tendent à résoudre les problèmes gigantesques de leur organisation intérieure comme de la collaboration internationale, si ces solutions respectent la loi divine ». C’est donc sur le plan des principes fondamentaux, « des « lois inviolables à protéger contre toute déformation, contre toute obscurité, contre toute corruption, contre toute erreur ou contre toute fausse interprétation » que l’attention du Souverain Pontife va se porter.
Quels sont donc ces principes fondamentaux, ces lois inviolables indispensables à la construction d’un ordre national et international qui serait bénéfique pour l’humanité ? L’ordre international étant tributaire de l’ordre intérieur des nations : « il est impossible d’établir un front de paix vers l’extérieur solide et assuré, à moins qu’un front de paix à l’intérieur n’inspire confiance. »
En ce qui concerne tout d’abord « la paix sociale », Pie XII, reprenant à la suite de saint Thomas[48], la célèbre définition que saint Augustin avait donnée de la paix comme la « vie tranquille dans l’ordre »[49], développe les « deux éléments primordiaux » de la vie sociale : la « communauté dans l’ordre » et la « communauté dans la tranquillité ».
qu’entend-il par là ?
Une « communauté dans l’ordre » n’est pas une communauté qui s’est vu imposer un ordre factice mais une communauté cherche son « unité interne » en conformité avec la nature des « êtres intelligents et moraux » qui la composent. Une communauté qui reconnaît, à la suite de « groupements larges et influents »[50] que Dieu est la cause première et l’ultime fondement de la vie individuelle et sociale. Une communauté dont « le but essentiel doit être la conservation, le développement et le perfectionnement de la personne humaine » et qui n’exclut pas « les différences qui résultent de la réalité et de la nature. » La fin de la société n’est donc pas économique ou politique mais fondamentalement morale et religieuse. Economie et politique sont au service « du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse. » Ce bien commun doit être soutenu par un ordre juridique qui permette, oriente et protège « le développement des valeurs personnelles de l’homme qui est image de Dieu ». L’ordre juridique assure aussi la « concorde » entre les individus, les sociétés et à l’intérieur de celles-ci mais ne relève pas du « positivisme juridique » qui exalte des lois purement humaines ni d’un « instinct juridique » qui se prétendrait infaillible ni d’une conception absolue de l’État. Malgré les faiblesses humaines et les difficultés de la vie, le droit a pour fonction d’ouvrir « la route à l’amour », à la concorde qui est, étymologiquement, l’union des cœurs. Et l’amour, de son côté, « tempère le droit et le sublimise ». Matérialisme et impérialisme, au contraire, tuent « l’amour et la justice ».
Une « communauté dans la tranquillité » n’est pas une communauté paresseuse, peureuse ou passive, c’est une communauté qui agit pour la vérité, les droits de Dieu, la dignité et les fins de la personne humaine. Dans le monde du travail en particulier, ce ne sont pas les « divers systèmes du socialisme marxiste » qui assureront la tranquillité ni la « servitude économique » engendrée par « l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État », mais la reconnaissance du « droit à l’usage des biens de la terre », du droit à l’usage juste d’une « propriété privée », des droits et de la liberté de la personne humaine.
Dès lors, pour l’ordre et la pacification de la société humaine, « pour cette croisade nécessaire et sainte » qui s’impose vu les tragédies de l’heure[51], cinq « maximes » fondamentales doivent inspirer l’action des « membres les meilleurs de l’élite de la chrétienté » :
La reconnaissance de la dignité inhérente à la personne humaine qui n’est pas destinée à se fondre dans une masse, à s’agiter dans l’instabilité, l’amoralisme, l’anarchie instinctive mais à vivre de manière responsable dans l’ordre. De cette dignité découlent les droits fondamentaux à la vie, à l’éducation, à la religion, au mariage, à la famille, au travail, au choix libre d’un état de vie, à l’usage des biens matériels « dans la conscience des devoirs propres et des limitations aussi sociales ».
La reconnaissance de la société comme « unité interne » construite sur la collaboration et non comme troupeau manipulable. Et donc, reconnaissance de la famille « cellule irremplaçable du peuple » et de tout ce qui est nécessaire à ses missions et à son développement.
La reconnaissance de la dignité et de l’importance du travail et de tout ce qu’il implique : juste salaire, ordre et esprit social, formation, solidarité entre puissants et faibles.
La reconnaissance de l’ordre juridique voulu par Dieu et qui protège les « droits imprescriptibles de l’homme » et le défende contre l’arbitraire à l’intérieur d’un système judiciaire indépendant et du « sentiment populaire » et de l’État.
La reconnaissance de l’État serviteur de la société, respectueux de la personne humaine, de la vérité et de la morale.
Tel est, en bref, le programme dont certains points se retrouveront plus tard dans la déclaration universelle des Droits de l’homme.
Le Message de Noël 1943 est aussi consacré au « monstre apocalyptique » que la civilisation moderne a produit, perfectionnant toujours davantage ses moyens de destruction en même temps que s’abaisse son sens moral, que disparaît son sentiment d’humanité et que s’obscurcissent sa raison et son esprit.
Pie XII va s’adresser aux « déçus », aux « désolés » et aux « fidèles ».
Les « déçus » sont ceux qui ont mis leur « confiance dans l’expansion mondiale de la vie économique » ou qui « plaçaient le bonheur et le bien-être uniquement dans le monde de science et de culture qui se refusait à reconnaître le Créateur de l’univers. »
Les « désolés » sont « ceux dont la vie avait pour but le travail » sans préoccupation religieuse ou morale, ceux pour qui le bonheur espéré était « la jouissance d’une vie passagère et terrestre » ou encore ceux qui « aspirèrent à posséder la force et à dominer ».
La guerre a fait voler en éclats tous ces rêves mais le retour à Dieu est toujours possible.
Quant aux « fidèles », plongés aussi dans les malheurs du temps, ils peuvent compter sur l’action du pape et sur leur foi sans oublier leur responsabilité dans les épreuves, du fait de leur péché. Ils sont invités à prier et à agir « pour reconstruire un nouveau monde social au Christ ». Tourmentés ou non par la guerre, tous ceux qui le peuvent sont invités à la pratique solidaire de la charité, au relèvement matériel et spirituel des peuples et des États. Ils doivent, en vue de la paix ne pas oublier « qu’une paix conforme à la dignité de l’homme et à la conscience chrétienne ne peut jamais être durement imposée par l’épée, mais elle doit être le fruit d’une justice prévoyante et d’une équité envers tous ceux dont ils portent la responsabilité ». Et s’ils ont eu à souffrir d’une manière ou d’une autre de la guerre, ils ne peuvent « pourtant pas ternir demain cette paix et rendre injustice pour injustice ou commettre peut-être une injustice plus grande encore. »
Enfin, le Saint Père s’adresse aux responsables politiques, inquiet de la manière dont la paix pourrait être établie[52]. La vraie paix durable réclame un esprit nouveau, objectif, sans haine vengeresse, sans volonté de représailles même si des garanties et des sanctions sont « nécessaires contre tout attentat de la force contre le droit ». La force doit servir à protéger et défendre le droit et non le restreindre ou l’opprimer.
Quelques mois plus tard, Pie XII précisera que la paix doit se construire sur « cette idée que les guerres, aujourd’hui, non moins que dans le passé, peuvent difficilement être mises au compte des peuples regardés comme tels comme coupables ». De plus, pour le Saint Père, « toute solution correcte du conflit mondial doit considérer comme bien distinctes deux questions importantes et complexes : d’un côté la culpabilité dans la déclaration ou la prolongation de la guerre, de l’autre côté la forme ou la physionomie de la paix et sa sécurité. Cette distinction laisse naturellement intacts les postulats, aussi bien d’une juste punition des actes de violence commis contre les personnes ou les choses et non réellement exigés par la conduite de la guerre, que des garanties nécessaires pour défendre le droit des attentats toujours possible de la force ». Cette mise au point est importante car le pape sait par expérience que le vainqueur a toujours la « possibilité physique de dicter une paix injuste » qui ne pourra être que précaire car rien n’est plus dommageable que d’enlever « l’espérance à la partie belligérante vaincue ».[53]
Désormais, sentant que la fin de la guerre approche[54], Pie XII, à toute occasion, plaide pour que tous ses interlocuteurs, journalistes alliés[55], militaires anglais[56], aumôniers américains[57] , militaires canadiens[58], militaires anglais, écossais et irlandais[59], militaires britanniques[60], prisonniers italiens[61], ambassadeur de Colombie[62], ministre plénipotentiaire des Pays-Bas[63], soldats membres de la société du Saint-Nom[64], Tchèques résidant à Rome[65], membres du Collège pontifical germanico-hongrois[66], au personnel de la radiodiffusion italienne[67], à toutes les victimes de la guerre[68], à un groupe de représentants du Congrès des États-Unis[69], aux enfants de familles réfugiées[70], à l’ambassadeur d’Equateur[71] n’aient qu’un but : la paix, l’amour fraternel, la fidélité à Dieu et à l’Église. Aux délégués de l’armée et du peuple polonais qui ont particulièrement souffert de la guerre il dira : « Nous avons la conviction que l’amour du Christ saura vous inspirer ce que déjà la sagesse politique vous suggère ; il vous fera planer bien au-dessus des calculs purement humains et dédaigner les âpres satisfactions des représailles et de la vengeance pour leur préférer la sublime tâche de faire valoir vos légitimes revendications, de relever et reconstituer votre patrie, de travailler en commun avec toutes les âmes droites, qui sont nombreuses en toutes les nations, à rétablir les relations fraternelles entre les membres de la grande famille de Dieu. »[72]
Le 1er septembre 1944[73], il va développer les principes qui doivent servir de base à la reconstruction économique et sociale et à l’entraide internationale.
L’espoir du pape est de voir « surgir un monde nouveau plus sain, mieux ordonné, plus en harmonie avec les exigences de la nature humaine » construit, dans le respect de l’originalité de chaque peuple, sur « la loi morale inscrite par le Créateur au cœur de tous les hommes (cf. Rm 2, 15), le droit naturel qui dérive de Dieu, les droits fondamentaux et l’intangible dignité de la personne humaine. » Quelles que soient ses collaborations, le chrétien doit rester scrupuleusement fidèle à ces principes.
Très concrètement, il s’attachera « aux normes que l’expérience, la saine raison, la morale sociale chrétienne lui indiquent comme les fondements et les principes de toute saine réforme. » Pie XII rappelle alors l’importance sociale et morale de la propriété privée telle que l’Église la conçoit. Il n’oublie pas non plus les urgences de l’heure. Face à tant de ruines et de détresses, il insiste sur l’urgence de secours pour pourvoir aux besoins essentiels et la nécessité d’une entraide internationale. Il termine en évoquant son message de Noël 1939 où il exprimait le désir d’une « institution universelle de paix » et en souhaitant que, avec la prudence nécessaire, les prisonniers et les internés civils puissent dans la mesure du possible, rentrer rapidement chez eux.
La saint Père sait aussi que les hommes sortiront de cette terrible épreuve, bouleversés, avides de nouveauté, d’évolution ou de révolution. L’Église, elle, doit rester fidèle à sa mission miséricordieuse et, par-dessus tout, à la vérité face aux erreurs.[74]
Dans son dernier radio-message de Noël du temps de guerre, Pie XII, après avoir évoqué les conditions morales et juridiques de la paix, les principes d’une reconstruction sociale et économique, complète sa réflexion par la présentation des conditions d’un renouveau politique. Après l’expérience du « pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible », les peuples aspirent à « un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens ». C’est donc l’occasion de présenter les conditions requises pour le bon fonctionnement d’une démocratie. Conditions que nous avons analysées précédemment qui distinguent peuple et masse, absolutisme d’État et juste autorité de l’État. Mais il ne faut pas seulement penser à l’ordre démocratique intérieur des peuples, il faut aussi se soucier, pour garantir la paix, d’« une société des peuples » démocratique qui ait une certaine autorité sur les États. Son but étant « de faire tout ce qui est possible pour proscrire et bannir une fois pour toutes la guerre d’agression comme solution légitime des controverses internationales et comme moyen de réalisation des aspirations nationales. » Pas une génération n’a plus que la présente le désir de crier « guerre à la guerre »
Cette « société des États » serait donc « un organisme chargé du maintien de la paix, investi d’un commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective ». En effet, « la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » A la reconnaissance de l’immoralité de la guerre d’agression doit s’ajouter « la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des États, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive. »
Toutefois, une condition doit être respectée : « que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre. »[75]
L’objectif étant que, sorti de la lutte et de la haine, on revienne à une « solidarité qui ne se limite pas à tels ou tels peuples, mais qui soit universelle, fondée sur la connexion intime de leurs destinées et sur les droits qui appartiennent également à chacun d’eux. »
Ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse punir les délits. « Personne, certes, ne pense à désarmer la justice à l’égard de qui a profité de la guerre pour commettre des délits réels et prouvés de droit commun ; les soi-disant nécessités militaires pouvaient tout au plus y servir de prétexte ; elles ne sauraient jamais les justifier. Mais si elle prétendait juger et punir, non plus les individus, mais collectivement des communautés tout entières, qui pourrait ne pas voir dans un pareil procédé une violation des règles qui président à n’importe quel jugement humain ? »[76]
Enfin, dans ce travail de reconstruction démocratique nationale et internationale, l’Église a « un rôle de premier ordre » par l’enseignement qu’elle dispense et les forces surnaturelles qu’elle communique.
La paix se dessinant petit à petit, le « spectre satanique exhibé par le national-socialisme » reculant, le « délire fou d’une hégémonie de la force »[77] s’évanouissant, Pie XII va insister sur la nécessité de faire surgir un monde nouveau mieux ordonné, plus équitable, plus sain, plus juste, plus fraternel[78] construit sur la vérité[79] et la charité[80]. d’où de plus en plus de discours et d’allocutions qui relèvent de l’enseignement social de l’Église[81]. Le pape applique ainsi la leçon du Psaume 85 qui invite à pratiquer la justice pour avoir la paix[82].
A propos de l’ensemble de ses discours durant la guerre, Pie XII explique sa position : « Continuant l’œuvre de Notre prédécesseur, Nous n’avons pas cessé, Nous-même, durant la guerre, spécialement dans Nos messages, d’opposer les exigences et les règles indéfectibles de l’humanité et de la foi chrétienne aux applications dévastatrices et inexorables de la doctrine nationale-socialiste, qui, en arrivaient à employer les méthodes scientifiques les plus raffinées pour torturer ou supprimer des personnes souvent innocentes. C’était là, pour Nous, le moyen le plus opportun et, pourrions-Nous dire, le seul efficace de proclamer devant le monde les principes immuables de la loi morale et d‘affermir, parmi tant d’erreurs et de violences, les esprits et les cœurs des catholiques allemands dans l’idéal supérieur de la vérité et de la justice. Cette sollicitude ne resta pas sans effet. Nous savons, en effet, que Nos messages, surtout celui de Noël 1942, malgré toutes les défenses et tous les obstacles, furent pris comme sujets dans les conférences diocésaines du clergé en Allemagne et ensuite exposés et expliqués au peuple catholique. »[83]
Regardant vers l’avenir, Pie XII que l’humanité, « victime d’une exploitation impie, d’un cynique mépris de la vie et des droits de l’homme, […] n’a qu’un désir, […] n’aspire qu’à une seule chose: mener une vie tranquille et pacifique dans la digité et l’honnête labeur. » Pour y arriver, il faut que cesse la destruction de la famille malmenée durant les années de guerre.[84] Cette faute « a créé les multitudes de déracinés, de déçus, de désolés, sans espoir qui vont grossir les masses de la révolution et du désordre, à la solde d’une tyrannie non moins despotique que celle qu’on a voulu abattre. »[85]
Il faut aussi que soit reconnu le droit des petites et moyennes nations à « prendre en main leurs propres destins ».
Bref, il ne suffit pas que les armes se soient tues pour que la paix règne. Pour y parvenir, « le chemin sera ardu et long »[86], « la haine, la défiance, les excitations d’un nationalisme extrême » devront céder la place à la sagesse, à la sérénité, la compréhension mutuelle, la sincérité, la loyauté, la justice[87] et la charité[88]. Ces dispositions peuvent être le fruit du malheur et de la prière.
Dans son Discours au Sacré Collège du 24 décembre1945, Pie XII revient sur les trois présupposés fondamentaux d’une paix vraie et durable :
\1. Etablir la collaboration confiante de tous les peuples et de tous les États pour la sécurité qui ne peut se construire que sur la sauvegarde de la famille, des enfants, du travail, dans l’amour fraternel.
\2. Construire sur la vérité et non sur le mensonge ou la force
\3. Construire une vraie démocratie sur les principes chrétiens à la place de l’État totalitaire fondé sur leur mépris.
*
Toutes ses années de guerre ont permis au Saint Père de vérifier la pertinence de la sagesse déployée par ses prédécesseurs. L’après-guerre va lui permettre de développer et consolider doctrinalement cette nouvelle théologie de la paix en gestation depuis le pontificat de Léon XIII.
Cette théologie a été décrite par René Coste sous le titre Le problème du droit de la guerre dans la pensée de Pie XII[89], L’auteur offre une synthèse de la pensée de Pie XII à travers toutes ses interventions. Ce livre, dont nous allons reprendre quelques points forts, constitue un guide sûr et bien documenté même si l’ouvrage, écrit en 1962, est surtout marqué, comme bien des réflexions de Pie XII, par l’actualité, c’est-à-dire la « guerre froide ».
Au fondement de la pensée de Pie XII se trouve constamment la référence à 6 valeurs essentielles : la personne humaine, l’unité du genre humain, le bien commun, l’État, le droit naturel, Dieu.
Toute personne humaine parce que créée par Dieu, à son image, doit être respectée dans toutes ses dimensions, corporelle et spirituelle et jouir des droits inhérents à sa nature.[90]
L’humanité forme une seule famille par l’origine, l’égalité de nature et le sacrifice du Christ Cette interdépendance individuelle et collective, nationale et internationale, fonde « la loi de solidarité humaine et de charité ».[91]
Le bien commun peut se définir comme l’ensemble des droits de la personne tant au plan national qu’au plan universel.[92] Il est la fin de toute société, de la famille à la société des États et donc le garant de son avenir.[93] Tous les intérêts particuliers lui sont subordonnés.[94]
La nature humaine établit le droit naturel qui fonde et mesure tout droit positif[95] et offre à tous les peuples et États une base commune de discussion et d’entente.[96]
L’État soumis au droit naturel, jouit d’une souveraineté mitigée pour assurer le développement du corps social, promouvoir le bien commun national et être « l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple »[97]. Comme la personne, il possède des droits[98].
Enfin, Dieu créateur, cause et fin, et donc norme absolue de toute l’activité humaine fonde le droit naturel, l’unité du genre humain rend chaque homme responsable de ses actes devant Lui.[99]
Tels sont les principes rationnels indispensables à la formation d’une société pénétrée de l’esprit de Jésus-Christ mais aussi à une réflexion qui dépasse les émotions changeantes qui risquent d’occulter l’injustice radicale de la guerre.[100]
Rappelons que Pie XII entend par « guerre », principalement, la guerre internationale telle qu’elle s’est déroulée sous ses yeux à deux reprises, guerre qui tente d’établir le droit du plus fort[101], guerre totale et sans loi, « monstre apocalyptique » dira-t-il[102]. Mais il pense aussi à la guerre qui menace, « guerre ABC », atomique, bactériologique, chimique.[103] Guerres qui peuvent prendre des dimensions géographiques démesurées.
Ceci dit, Pie XII rompt-il avec la « doctrine classique » de l’Église ? Certains l’ont pensé[104] mais, en réalité, le Souverain pontife, on va le voir, en adapte les fondements aux réalités contemporaines. Mais auparavant, on peut se poser la question de savoir si l’Église a le droit de prendre position sur le problème « de la moralité de la guerre, de son caractère légitime ou illégitime dans les conditions où on la fait de nos jours, de la possibilité d’y collaborer pour l’homme qui a des principes religieux ; des engagements et des liens moraux qui s’établissent entre les nations et régissent leurs relations. » La réponse est bien sûr affirmative. Rappelons-nous ce qui a été établi dans le premier volume : toutes les questions sociales, sous leur angle moral, sont de la compétence de la hiérarchie.[105]
Ceci dit, on peut rassembler l’essentiel de sa pensée en 10 points :
\1. On ne peut exalter la guerre.
« …toute apothéose de la guerre est à condamner […] vouloir provoquer la guerre parce qu’elle est l’école des grandes vertus et une occasion de les pratiquer devrait être qualifié de crime et de folie. » [106]
« La guerre, pour l’Église n’est pas « creuset de vertus viriles » et moins encore « stimulatrices d’initiatives fécondes ; la guerre ne coopère pas du tout au progrès de la civilisation, même si elle est parfois une occasion et un stimulant pour le développement de la science et de la technique. »[107]
« En dehors du principe de la légitime défense , les guerres matérielles avec rencontres armées, effusion de sang, destruction de vies et de biens, sont exécrées par l’Église ».[108]
\2. Il faut récuser « toute doctrine qui estime que la guerre est un effet nécessaire de forces cosmiques, physiques, biologiques ou économiques. »
« L’Église n’accepte pas la doctrine de ceux qui croient que l’humanité est gouvernée par la loi du bellum omnium contra omnes ». [109]
\3. La guerre « n’est pas un droit juridique qui demeure tel dans n’importe quelle hypothèse » : elle n’est pas un moyen normal de règlement des différends internationaux.[110]
Pie XII dénonce « l’absurdité de la doctrine qui a régné dans les écoles politiques de ces dernières décades à savoir : que la guerre est une des nombreuses formes admises de l’action politique, l’issue nécessaire, et quasi naturelle, des incurables dissensions entre deux pays ; que la guerre est donc un fait étranger à toute responsabilité morale. »[111]
L’Église « rejette la théorie qui considère la force comme unique fondement des relations entre les États. »[112]
« Quel signe plus éloquent, plus épouvantable de l’anéantissement progressif et du renversement des valeurs spirituelles que la dissolution croissante des règles du droit, remplacé par la force qui comprime, enchaîne et étouffe les réactions éthiques et juridiques ? »[113]
Une telle conception découle d’un dogme : celui de la souveraineté absolue de l’État qui ne reconnaît au-dessus de lui ni loi, ni autorité.
\4. Est condamnée la guerre d’agression[114].
« Parce que le christianisme considère l’humanité comme une unique grande famille, il doit être fermement contraire à la guerre d’agressions ; ce sera toujours une horrible nouvelle que des frères tuent leurs frères ; et celui qui l’annonce, comme celui qui l’apprend, doit nécessairement en être rempli d’effroi. »[115]
« Toute guerre d’agression contre ces biens que l’ordonnance divine de la paix oblige sans condition à respecter et à garantir, et donc aussi à protéger et à défendre, est péché, délit et attentat contre la majesté de Dieu, créateur et ordonnateur du monde. »[116]
Le Pape dénonce « le crime d’une guerre moderne que n’exige pas la nécessité inconditionnée de se défendre et qui entraîne […] des ruines, des souffrances et des horreurs inimaginables. […] La guerre injuste est à placer au premier rang des délits les plus graves […]. »[117]
Pourquoi le pape la condamne-t-il ? A ses yeux, elle est immorale, non pas simplement en fonction des horreurs qu’elle entraîne, mais parce qu’elle nie la primauté de la morale, de ses lois absolues et du droit. Elle est le fruit de « l’esprit d’orgueil, d’ambition et de convoitise »[118] de l’égoïsme. Quels que soient ses mobiles[119], elle est injuste car la fin ne peut jamais justifier les moyens.[120]
Elle est un crime contre l’humanité, contre les personnes et les États qui sont des groupements de personnes car elle nie l’ordre moral du décalogue particulièrement dans ses 5e et 7e commandements elle viole les droits fondamentaux de la personne[121]. Elle nie les droits des personnes mais aussi les droits des États à la vie, à l’indépendance, à l’intégrité, à la dignité. Crime contre l’humanité aussi parce qu’elle porte atteinte au genre humain, au bien commun universel, rompt « la loi de solidarité et de charité universelles » et affirme le primat de « la force contre le droit ».[122]
Elle est un crime contre Dieu, un « péché », le plus grand péché, puisqu’elle attente à la fraternité universelle ; par l’orgueil, l’ambition, la convoitise, elle est révolte contre Dieu, contre « l’ordonnance divine de la paix », contre sa Providence. En s’attaquant aux « biens de l’humanité », on s’attaque aux « biens du Créateur » qui est leur vrai propriétaire[123]. La guerre d’agression manifeste « l’esprit du mal qui se dresse contre l’esprit de Dieu »[124]
Les fauteurs d’agressions sont responsables « de toutes les morts occasionnées par la guerre, non seulement dans les rangs de l’adversaire, mais encore dans leur propre peuple » mais aussi « de tout le déchaînement passionnel de haine, de luxure, de cupidité, d’ambition que la guerre va provoquer […], de la déperdition de leurs biens, de la misère… ».[125]
\5. Est condamnée la guerre préventive.
La guerre préventive est une guerre d’agression. Certains[126] ont cru détecter, à ce point de vue, une restriction dans le jugement porté par Pie XII sur l’ « immoralité » de la guerre d’agression puisqu’il évoque l’ « action préventive » d’un organisme international, son « intervention juridique » et l’imposition d’un châtiment.[127] Notons que Pie XII parle d’un organisme international et non d’un pays, qu’il parle d’ »action préventive » et non de guerre préventive, ce que confirme l’expression « intervention juridique ». De même, on a cru que la citation « Si vis pacem, para bellum » dans le radio-message de Noël 1948, donnait raison à ceux qui à l’époque pensaient qu’il serait opportun dans l’intérêt de la civilisation que les États-Unis profitent de leur avantage militaire sur l’URSS pour attaquer ce pays. Or, Pie XII dit bien que le célèbre dicton cité « dont on a souvent abusé » n’est pas entièrement faux mais « se prête à être mal compris ». Il précise ensuite que cette « préparation de la guerre » en vue de défendre la paix, préparation qui se traduit par l’accroissement des armements et des armées, met la paix en danger, suscitant la méfiance. Tout le contexte montre que l’objectif du pape, est de « conjurer le fléau de la guerre par une prévention efficace et non pas le déclencher »[128].
\6. Est condamnée la guerre totale.
« Dans toutes les nations s’accroît l’aversion pour la brutalité des méthodes d’une guerre totale qui conduit à dépasser toute limite de l’honnêteté et toute règle de droit divin et humain. Plus torturant que jamais pénètre dans l’esprit et le cœur des peuples et les ronge ce doute : la continuation de la guerre, et d’une telle guerre, est-elle et peut-elle encore être jugée conforme aux intérêts nationaux, raisonnable et justiciable devant la conscience humaine et chrétienne. » [129]
\7. Pie XII reconnaît, à contrecœur[130], et sous conditions déterminées, la légitimité de certaines guerres défensives.
« … que l’on punisse sur le plan international toute guerre qui n’est pas exigée par la nécessité absolue de se défendre contre une injustice très grave atteignant la communauté, lorsqu’on ne peut l’empêcher par d’autres moyens et qu’il faut le faire cependant, sous peine d’accorder libre champ dans les relations internationales à la violence brutale et au manque de conscience. »[131]
Pas de pacifisme absolu donc chez Pie XII : « Les uns reprennent l’antique dicton, non entièrement faux, mais qui se prête à être mal compris et dont on a souvent abusé : « Si vis pacem, para bellum : Si tu veux la paix, prépare la guerre. » d’autres pensent trouver le salut dans la formule : « La paix à tout prix. » Les uns et les autres veulent la paix, mais les uns et les autres la mettent en danger ; les uns parce qu’ils suscitent la méfiance, les autres parce qu’ils encouragent l’assurance de ceux qui préparent l’agression ».[132]
« L’Église croit à la paix et ne se fatiguera pas de rappeler aux hommes d’État responsables et aux politiciens que même les complications politiques et économiques actuelles peuvent se résoudre à l’amiable moyennant la bonne volonté de toutes les parties intéressées. d’autre part, l’Église doit tenir compte des puissances obscures qui ont toujours été à l’œuvre dans l’histoire. C’est aussi le motif pour lequel elle se défie de toute propagande pacifiste dans laquelle on abuse du mot paix pour déguiser des buts inavouables. »[133]
L’Église « est tout aussi opposée à admettre que la guerre soit toujours condamnable. Puisque la liberté humaine est capable de déclencher un conflit injuste au détriment d’une nation, il est certain que celle-ci peut, dans des conditions déterminé&es, se dresser en armes et se défendre. (…) aucune nation qui veut pourvoir, comme c’est son droit et son devoir imprescriptibles, à la sécurité de ses frontières, ne peut se passer d’une armée proportionnée à ses besoins, à laquelle ne manque rien de ce qu’exige une action hardie, prompte et vigoureuse pour défendre la patrie, si elle était injustement menacée et attaquée. »[134]
« Un peuple menacé ou déjà victime d’une injuste agression, s’il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence passive ».[135]
« … si les autres peuples désirent protéger leur existence et leurs biens les plus précieux et s’ils ne veulent pas laisser les coudées franches aux malfaiteurs internationaux, il ne leur reste qu’à se préparer pour le jour où ils devront se défendre. Ce droit à se tenir sur la défensive, on ne peut le refuser, même aujourd’hui, à aucun État. »[136]
« Aucune nation qui veut pourvoir, comme c’est son droit et son devoir imprescriptible, à la sécurité de ses frontières, ne peut se passer d’une armée proportionnée à ses besoins à laquelle ne manque rien de ce qu’exige une action hardie, prompte et vigoureuse, pour défendre la patrie, si elle était injustement menacée et attaquée. »[137]
Et le saint Père élargit le principe d’assistance à personne en danger : « à plus forte raison la solidarité de la famille des peuples interdit-elle aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité. »[138] On parlera plus tard du principe d’ingérence.
Ce que Pie XII dit de la guerre, au sens commun, vaut aussi pour la « guerre froide »[139] : « Le jugement moral qu’elle mérite sera le même analogiquement, que celui de la guerre au sens du droit naturel et international. L’offensive, quand il s’agit de la guerre froide, doit être condamnée sans condition par la morale. Si elle se produit, l’attaqué ou les attaqués pacifiques ont non pas seulement le droit, mais aussi le devoir de se défendre. Aucun État ou aucun groupe d’États ne peut accepter tranquillement la servitude politique et la ruine économique. Au bien commun de leurs peuples ils doivent assurer sa défense. Celle-ci tend à enrayer l’attaque et à obtenir que les mesures politiques et économiques s’adaptent honnêtement et complètement à l’état de paix qui règne au sens purement juridique entre l’attaquant et l’attaqué. »[140]
Pie XII donc affirma bien le « droit de l’État de se défendre contre d’injustes agresseurs, jusqu’à ce qu’on ait trouvé une formule efficace pour imposer à tous le respect des frontières et des biens d’autrui. »[141]
Sur un plan plus général, Pie XII, comme il est de tradition dans l’Église, considère que « la loi et l’ordre peuvent avoir parfois besoin du bras puissant de la force : certains ennemis de la justice ne sauraient être amenés à en accepter les conditions que par la force. La force doit toujours être tenue en respect par la loi et par l’ordre et n’être exercée que pour les défendre. Et nul homme n’est à soi-même sa propre loi. Si ce principe était accepté et pratiqué partout, il ya aurait un plus grand sentiment de sécurité parmi les peuples à l’heure actuelle. »[142]
Dans un autre texte, il précise ce qu’il entend par « la loi et l’ordre » qui doivent mesurer la force : « La véritable fonction de cette force sera de protéger et défendre les droits donnés à l’homme par Dieu et de justes lois, non de les déchirer et de les piétiner. »[143]
Quant aux « conditions déterminées » qui n’entachent pas la légitimité de certaines guerres défensives, elles sont classiques, comme dit plus haut. Il faut tout essayer avant de décider une guerre : « La bonne volonté réciproque permet toujours d’éviter la guerre comme ultime moyen de régler les différends entre les États. » Il faut une injustice grave : « il ne suffit donc pas d’avoir à se défendre contre n’importe quelle injustice pour utiliser la méthode violente de la guerre » _Il faut se souvenir de la règle de proportionnalité : _« Lorsque les dommages entraînés par celle-ci ne sont pas comparables à ceux de l’ »injustice tolérée », on peut avoir l’obligation de « subir l’injustice ». »[144] Sont condamnables évidemment certains procédés de guerre même pour une juste cause : « même dans une guerre juste et nécessaire, les procédés efficaces ne sont pas tous défendables aux yeux de qui possède un sens exact et raisonnable de la justice. »[145]
Et qu’en est-il si un pays est injustement confronté à une guerre ABC (atomique, biologique et chimique), peut-il recourir à une guerre défensive « ABC » ? Pie XII répond tout d’abord en posant une autre question : « n’est-il pas possible, par des ententes internationales de proscrire et d’écarter efficacement la guerre ABC ? »[146] puis renvoie aux principes qui justifie une guerre défensive avant de les appliquer au problème de la licéité de la guerre ABC : « Il ne peut subsister aucun doute, en particulier à cause des horreurs et des immenses souffrances provoquées par la guerre moderne, que déclencher celle-ci sans juste motif (c’est-à-dire sans qu’elle soit imposée par une injustice évidente et extrêmement grave, autrement inévitable) constitue un délit digne des sanctions nationales et internationales les plus sévères. L’on ne peut même pas en principe poser la question de la licéité de la guerre atomique, chimique et bactériologique, sinon dans le cas où elle doit être jugée indispensable pour se défendre dans les conditions indiquées. » Il ajoutera plus tard ces précisions : « Même alors cependant il faut s’efforcer par tous les moyens de l’éviter grâce à des ententes internationales ou de poser à son utilisation des limites assez nettes et étroites pour que ses effets restent bornés aux exigences strictes de la défense. Quand toutefois la mise en œuvre de ce moyen entraîne une extension telle du mal qu’il échappe entièrement au contrôle de l’homme, son utilisation doit être rejetée comme immorale. Ici il ne s’agirait plus de « défense » contre l’injustice et de la « sauvegarde » nécessaire de possessions légitimes, mais de l’annihilation pure et simple de toute vie humaine à l’intérieur du rayon d’action. Cela n’est permis à aucun titre. »[147]
\8. Le mieux est de mettre sur pied une organisation politique mondiale impartiale et d’utiliser des procédures d’entente directe par négociations diplomatiques.
Le pape souhaite un organisme international « qui aurait […] dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective ». Il ajoute : « personne ne pourrait saluer cette évolution avec plus de joie que celui qui a défendu depuis longtemps le principe que la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » La monstruosité des moyens de lutte moderne manifeste « toujours plus évidente l’immoralité de cette guerre d’agression. Et si maintenant, à la reconnaissance de cette immoralité s’ajoute la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des Etas, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive, alors, l’humanité sortant de la nuit obscure où elle est restée si longtemps submergée, pourra saluer l’aurore d’une nouvelle t meilleure époque de son histoire.
A une condition toutefois : c’est que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre.
Que certains peuples aux gouvernants desquels ou peut-être aussi à eux-mêmes en partie, on attribue la responsabilité de la guerre aient à supporter durant quelque temps les rigueurs de mesures de sécurité, jusqu’au moment où les liens de confiance mutuelle violemment brisés se seront peu à peu renoués, est chose humainement explicable et, selon toute probabilité, pratiquement inévitable. Néanmoins, ces peuples devront avoir, eux aussi, l’espoir bien fondé, dans la mesure de leur loyauté et de leur coopération effective aux efforts pour la résolution pour la restauration future, de pouvoir devenir, tout comme les autres États, avec la même considération et les mêmes droits, associés à la grande communauté des nations. Leur refuser cet espoir serait le contraire d’une sagesse prévoyante, assumer la grave responsabilité de barrer le chemin à une libération générale de toutes les conséquences désastreuses, matérielles, morales et politiques du gigantesque cataclysme qui a secoué jusque dans ses dernières profondeurs la pauvre famille humaine mais qui en même temps lui a indiqué la route vers de nouveaux buts. »[148]
Le pape souhaite_« que l’on punisse sur le plan international toute guerre qui n’est pas exigée par la nécessité absolue de se défendre contre une injustice très grave atteignant la communauté, lorsqu’on ne peut l’empêcher par d’autres moyens »[149]
« … le droit de se défendre étant toujours sauf […] la loi divine de l’harmonie dans le monde impose strictement à tous les gouvernements des peuples l’obligation d’empêcher la guerre par des institutions internationales capables de placer les armements sous une surveillance efficace, d’effrayer par la solidarité assurée entre les nations qui veulent sincèrement la paix celui qui voudrait la troubler. »[150]
\9. En attendant cet organisme international capable d’empêcher une guerre d’agression, il faut compter sur l’opinion publique.[151]
La « conception catholique de l’opinion publique et du service que rend la presse est aussi une solide garantie de paix ». Elle peut réagir « efficacement contre le climat de guerre ». Comment et à quelles conditions ?
Le pape souligne tout d’abord l’importance de l’opinion publique qui, bien formée, bien orientée, est un rempart contre le totalitarisme, la dictature et le bellicisme. « L’opinion publique est, en effet, l’apanage de toute société normale composée d’hommes qui, conscients de leur conduite personnelle et sociale, sont intimement engagés dans la communauté dont ils sont les membres. Elle est partout, en fin de compte, l’écho naturel, la résonance commune, plus ou moins spontanée, des événements et de la situation actuelle dans leurs esprits et dans leurs jugements ». L’absence ou l’étouffement de l’opinion publique doit être considéré comme « un vice, une infimité, une maladie de la vie sociale. »
L’opinion publique est indispensable et elle est, on vient de le lire, « plus ou moins spontanée ». qu’est-ce à dire ?
La vraie opinion publique ne doit pas se confondre avec « le conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements » fruit du scepticisme, de l’insouciance, du blasement, de l’instinct, de la passion, de l’étroitesse de vue, des préjugés, du découragement, de la pusillanimité ou encore de la manipulation, d’une « propagande astucieuse ».
La vraie opinion publique est guidée et éclairée par des hommes de raison, responsables, aux fortes convictions, des hommes dociles « aux préceptes de la loi morale, du droit naturel et de la doctrine surnaturelle contenue dans la révélation du Christ ». Dans la constitution de cette vraie opinion publique, la presse « a un rôle éminent à jouer dans l’éducation de l’opinion, non pour la dicter, ou la régenter, mais pour la servir utilement. » La servir et non la « faire ». Cela demande de la part du journaliste « l’amour profond et l’inaltérable respect de l’ordre divin, qui embrasse et anime tous les domaines de la vie ».[152]
A ces conditions peut se frayer « le chemin de la vérité, de la justice, de la paix. » La vraie opinion publique « prend fait et cause pour la juste liberté de penser et pour le droit des hommes à leur jugement propre, mais elle les regarde à la lumière de la loi divine. Ce qui revient à dire que quiconque veut se mettre loyalement au service de l’opinion publique, que ce soit l’autorité sociale ou la Presse elle-même, doit s’interdire absolument tout mensonge ou toute excitation. N’est-il pas évident qu’une telle disposition d’esprit et de volonté réagit efficacement contre le climat de guerre ? »[153]
\10. Et donc, à la racine de cette vraie opinion publique, nous retrouvons l’Évangile et ses exigences, nous retrouvons la nécessité d’évangéliser : « Accomplir cette œuvre de régénération, en adaptant ses moyens au changement des conditions de temps et aux nouveaux besoins du genre humain, c’est l’office essentiel et maternel de l’Église. Prêcher l’Évangile, somme son Divin Fondateur lui en a commis le soin, en inculquant aux hommes la vérité, la justice et la charité, faire effort pour en enraciner solidement les préceptes dans les âmes et dans les consciences : voilà le plus noble et le plus fructueux travail en faveur de la paix. »[154]
Sans Dieu, sans prière, pas de paix véritable.
En 1954, Pie XII, dans son Radio-message de Noël, note qu’à la « guerre froide » s’est substituée une « paix froide » qui marque certes un progrès mais qui n’est pas encore la véritable paix. La « paix froide », en effet, est un « calme provisoire », une « pure coexistence de divers peuples, entretenue par la crainte mutuelle et la désillusion réciproque ». C’est une pure « juxtaposition » sans « lien d’ordre spirituel » alors que la paix de Dieu « est fondée sur l’union des esprits dans la même vérité et dans la charité ». Et « le Christ est le seul qui puisse et veuille unir les esprits humains dans la vérité et dans l’amour ».[155]
Neutralité ou intervention ?
L’histoire nous montre que le souci de l’indépendance des États réclamait de ne pas intervenir dans la politique d’une nation tandis que l’esprit de solidarité incitait à l’intervention. Ainsi, nous l’avons vu, Vitoria prêchait pour que l’on défende les droits fondamentaux brimés dans certains pays. Les croisades ont été organisées suivant ce principe et, plus tard, par exemple, Clément XIII[156] demanda à l’empereur d’Autriche Joseph II d’intervenir en Pologne où l’Église catholique était persécutée et Pie VI[157] sollicita l’empereur d’Autriche Léopold Ier contre la révolution française. Pie IX, quant à lui, condamna officiellement le principe de non-intervention dans le Syllabus.[158]
A l’opposé, la théorie de la neutralité impose l’abstention et l’impartialité.
Quelle est la position de Pie XII ?
Comme le fait remarquer R. Coste, la pensée du Saint Père, en la matière, peut paraître contradictoire mais ce n’est qu’une « anomalie apparente »[159].
d’une part, nous avons vu que Pie XII, le 10 mai 1940, le jour même de l’invasion allemande en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, envoyait 3 télégrammes à leurs chefs d’État où il affirme le droit à la neutralité et à l’indépendance de ces pays.[160]
d’autre part, nous l’avons lu également, le Souverain Pontife, en 1953, élargit le principe d’assistance à personne en danger en écrivant : « à plus forte raison la solidarité de la famille des peuples interdit-elle aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité. »[161]
La différence dans le discours s’explique par le contexte historique. La neutralité de la Belgique, par exemple, a été reconnue avant la guerre par la France, l’Angleterre et l’Allemagne, conformément au droit naturel et au droit international. L’Allemagne en envahissant la Belgique violait la neutralité légitime du pays et violait son propre engagement. Il est donc normal que dans cette circonstance, le pape s’indigne comme il s’indignera de l’envahissement des pays baltes par l’URSS. Par ailleurs, Pie XII se rend bien compte que les petits pays sont dans une situation différente de celle des grands pays. Enfin, dans une société internationale inorganisée, un grand pays ne peut forcer un petit pays à le suivre et même si « tout État est soumis au devoir de la solidarité interhumaine, même s’il n’est pas sanctionné par le droit des gens, […] sa décision de garder la neutralité ne sera valable au regard du droit naturel que si elle n’est pas inspirée par l’égoïsme national. »[162]
Envisageant l’avenir, il déclare dans son Radio-message de Noël 1941: « s’il est inévitable que les grands États, à cause de leurs plus grandes possibilités et de leur puissance, tracent le chemin pour la constitution de groupes économiques entre eux et les nations plus petites et plus faibles, on ne peut cependant contester, dans le domaine de l’intérêt général, le doit de celles-ci comme de tous au respect de leur liberté dans le champ politique, à la conservation efficace, dans les contestations entre les États, de la neutralité qui leur est due, en vertu du droit naturel et du droit des gens, et à la défense de leur développement économique, puisque c’est seulement de cette manière qu’elles pourront atteindre de façon adéquate le bien commun, le bien-être matériel et spirituel de leur propre peuple. » S’il insiste encore sur le principe de neutralité, c’est évidemment en pensant à la situation présente des petits pays envahis par les nazis ou les soviétiques. Mais le jour où sera installé l’organisme super-étatique que souhaite le pape, cette instance internationale supérieure garante de la sécurité et de la solidarité pourrait contraindre un pays à participer à une action.
Ainsi, à partir de 1944, Pie XII va insister de plus en plus sur la nécessité d’organiser la société internationale et, dans cette perspective, de mettre en avant la solidarité et le devoir d’intervention juridique, économique, armée, s’il le faut, tous les hommes appartenant à la même famille et pour la défense du bien commun universel.[163] Ce devoir d’assistance et d’intervention « ne s’impose pas tant aux États individuels qu’à la société interétatique qu’ils constituent, au moins sociologiquement. »[164] Les États sont invités à se grouper et à organiser leur défense collective. La signature du Traité de l’Atlantique Nord, en 1949, va dans ce sens.[165] Toutefois l’organisation défensive ne se justifie que dans le contexte d’un mode divisé comme moyen de défense solidaire mais ne peut être considérée comme une force de guerre contre les États menaçants, contre l’URSS, par exemple, à l’époque de la guerre froide.[166] Solidarité et paix sont indissociable et constituent l’idéal à réaliser par le truchement d’institutions internationale qui préviennent les conflits mais qui veillent aussi au respect des droits humains, au développement économique, culturel, politique de tous les peuples, à leur entente, à leur collaboration[167] pour que l’ « harmonie divine » règne dans le monde.[168]
Tout ce qui précède concerne la guerre « classique » mais il y a, contre
la paix, d’autres menaces que les armes : la guerre psychologique (par
la manipulation des foules, par la
propagande)[169] que la prétendue opinion publique est dictée, imposée, de gré
ou de force, que les mensonges, les préjugés partiaux, les artifices de
style, les effets de voix et d gestes, l’exploitation du sentiment
viennent rendre illusoire le juste droit des hommes à leurs propres
convictions, alors se crée une atmosphère lourde, malsaine, factice qui,
au cours des événements, à l’improviste, aussi fatalement que les odieux
procédés chimiques aujourd’hui trop connus, suffoque ou stupéfie ces
mêmes hommes et les contraint à livrer leurs biens et leur sang pour la
défense et le triomphe d’une cause fausse et injuste. En vérité, là où
l’opinion publique cesse de fonctionner librement, c’est là que la paix
est en péril. »
Cf. également l’Allocution aux membres du Congrès international de
« Pax Christi » : l’Église « se défie de toute propagande pacifiste,
dans laquelle on abuse du mot de paix pour déguiser des buts
inavoués. »
], la guerre économique (utiliser
la révolte des pauvres contre les riches)[170]
Le voilà le grand problème social, celui qui se dresse à la croisée des
chemins à l’heure présente ! qu’on l’achemine vers une solution
favorable, fût-ce aux dépens d’intérêts matériels, au prix de sacrifices
de tous les membres de la grande famille humaine : c’et ainsi qu’on
éliminera un des facteurs les plus préoccupants de la situation
internationale, celui qui, plus qu’aucun autre, alimente aujourd’hui la
ruineuse « guerre froide », et menace de faire éclater, incomparablement
plus désastreuse, la guerre chaude, la guerre brûlante. »
],
le terrorisme (par la peur)[171] qui dépersonnalisent l’homme et qui sont donc condamnés au nom
des mêmes principes.
Et le citoyen, quelle est sa responsabilité ?
Nous avons, jusqu’à présent, examiné les moyens de construire la paix que Pie XII propose aux États. Mais qu’en est-il de la réaction du simple citoyen lorsqu’il est confronté à la guerre ou, plus précisément, lorsqu’il est invité par l’autorité publique à prendre les armes ?
L’État est, par nature, le gardien du bien commun dont chaque citoyen profite et auquel chaque citoyen collabore. Lorsque ce bien commun est menacé, le citoyen est tenu par reconnaissance et solidarité d’accepter les sacrifices nécessaires[172]. En effet, dans une vraie démocratie, « la liberté idéale est celle-là seule qui s’écarte de tout dérèglement, qui unit à la conscience de son propre droit le respect envers la liberté, la dignité et le droit des autres, et reste consciente de sa propre responsabilité envers le bien général. »[173]
Cette définition implique le devoir d’obéissance à l’autorité légitime[174] mais aussi le droit et le devoir de désobéissance cette autorité attente à la liberté, à la dignité et aux droits des autres personnes[175]. De plus, l’État démocratique, au contraire de la dictature, n’est pas « une agglomération amorphe d’individus ». « Exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint d’obéir sans avoir été entendu, voilà deux droits du citoyen qui trouvent dans une démocratie, comme le nom l’indique, leur expression ».[176]
Cette prise de position s’appuie sur le caractère précieux de la conscience individuelle[177] et rejoint ce que Pie XII a développé à propos de la juste formation de l’opinion publique. Mais cette conscience doit tenir compte de l’obéissance due a priori à l’autorité légitime agissant moralement[178] et aussi de son devoir de solidarité. On ne peut donc se réfugier derrière une objection de conscience qui serait simplement motivée par des intérêts personnels.[179]
Sa position est plus restrictive que celle des anciens théologiens. En effet, il applique à toute guerre, offensive ou défensive, les restrictions qui avaient été établies, jadis, pour la guerre offensive. d’autant plus que le pays agressé l’est peut-être en fonction d’une ancienne injustice qu’il a commise. Aux notions de guerres offensive ou défensive, notions qui trouvent chez les théologiens passés et contemporains, des définitions mouvantes[1], Pie XII, comme nous l’avons vu, substitue les notions de guerres d’agression[2] ou de légitime défense. En fait, Pie XII qui ne définit pas clairement la guerre d’agression, ne veut sans doute pas d’une formule trop rigide qui ne rencontrerait pas telle ou telle situation réelle.[3]
De plus, s’il existe un organisme supérieur aux États qui puisse rendre justice, le prince est dépouillé du droit de guerre qu’il avait à une époque d’inorganisation internationale. L’injustice à laquelle on peut répondre, doit être « très grave, atteignant la communauté », « évidente et extrêmement grave » et ne peut être corrigée ni par négociations directes ni par l’autorité supranationale. L’injustice extrêmement grave est une atteinte aux biens supérieurs : la dignité de la personne et ses droits inaliénables, la servitude politique et la ruine économique. Si l’on recourt finalement à la guerre, encore faut-il que les avantages l’emportent sur les dommages et que l’on ait une possibilité de victoire, que la guerre soit un « moindre mal »[4]. L’évaluation est toujours, évidemment difficile[5]. Et peut-on blâmer une résistance purement spirituelle à l’envahisseur injuste ou, a contrario, le sacrifice consenti d’un peuple qui préférerait risquer de mourir, à l’instar des martyrs, plutôt que de perdre un bien supérieur aux biens matériels et à la vie elle-même ?
Finalement, le droit de guerre -de guerre de légitime défense- implique-t-il, ipso facto, le devoir de l’exercer ? Le rôle d’un État est certes de défendre son peuple, mais en fonction de ce devoir, il peut décider une résistance armée ou non.
Plus qu’ailleurs, le problème, on s’en rend compte, par sa gravité, doit être soumis à la vertu de prudence que nous étudierons dans le dernier volume.
Pie XII face à la perspective d’une communauté organique des États
Non seulement, Pie XII, nous l’avons vu, a réagi, tout au long de son pontificat aux événements tragiques et menaçants de l’actualité mais il a aussi, et dès le début[6], envisagé ce que deviendrait le débat sur la guerre si, à l’avenir, les États se regroupaient dans une communauté capable de faire face au danger de conflits.
Comment le problème devrait-il se poser à partir du moment où les États, puissants et faibles, collaboreraient dans la vérité et la justice, la fidélité et la confiance, pour que règne « une sincère solidarité juridique et économique »[7] Cette communauté est hautement souhaitable et va dans le sens du projet de Dieu sur l’humanité. Cette communauté a été souhaitée par Léon XIII, Benoît XV et Pie XI. Pie XII veut aller plus loin dans ce sens et en tenant compte des erreurs du passé[8]. Aux membres du Congrès du Mouvement universel pour une confédération mondiale, il déclare : « Votre Mouvement […] s’attache à réaliser une organisation politique efficace du monde. Rien n’est plus conforme à la doctrine traditionnelle de l‘Église, ni plus adapté à son enseignement sur la guerre légitime ou illégitime, surtout dans les conjonctures présentes. » Le mode d’organisation doit être « fédéraliste », se construire sur des valeurs objectives et, en évitant le « mécanisme unitaire, elle ne jouira d’une autorité effective que dans la mesure où elle sauvegardera et favorisera la vie propre d’une saine communauté humaine, d’une société dont tous les membres concourent ensemble au bien de l’humanité tout entière. »[9]
Pie XII souhaite donc « une communauté juridique d’États libres ». Alors que « l’histoire universelle qui présente une suite ininterrompue de luttes pour le pouvoir pourrait sans aucun doute faire apparaître comme une utopie » cette communauté, « cette fois, au contraire, c’est précisément la volonté de prévenir des conflits menaçants qui pousse vers une communauté juridique supranationale ; les considérations utilitaires qui, sans aucun doute, pèsent aussi notablement, sont orientées vers des œuvres de paix ; et finalement, c’est peut-être précisément le rapprochement technique qui a réveillé la foi sommeillant dans l’esprit et dans le cœur des individus, en une communauté supérieure des hommes, voulue par le Créateur et s’enracinant dans l’unité de leur origine, de leur nature et de leur fin. »[10]
La nouveauté prometteuse vient donc du désir de paix porté par une opinion publique marquée par la guerre et, d’autre part, du fait d’ « une interdépendance mutuelle croissante des peuples »[11] De nombreuses organisations internationales témoignent de cette volonté de rapprochement et de solidarité. Mais il y a aussi et surtout, ne l’oublions pas, et c’est pour cela que Pie XII rappelle la volonté du Créateur : « l’action plus pénétrante d’une loi immanente de développement »[12]. En effet, « la tendance à former des Communautés de peuples » est née d’« une impulsion intime, dérivant de leur unité d’origine, de nature et de fin, et qui doit manifestement servir au plein développement voulu par le Créateur, de chacun des individus, des peuples, de la famille humaine entière moyennant une collaboration croissante, respectueuse cependant des patrimoines culturels et moraux de chaque groupe. »[13]
Il ya un bien commun universel qui doit être protégé et enrichi par l’ensemble de la communauté humaine : « …le bien commun, fin essentielle » de toutes les sociétés, famille, État ou Société des États, « ne peut ni exister ni être conçu, sans leur relation intrinsèque avec l’unité du genre humain. Sous cet aspect, l’union indissoluble des États est un postulat naturel, un fait qui s’impose à eux et auquel, bien que parfois avec hésitation, ils se soumettent comme à la voix de la nature, s’efforçant d’ailleurs de donner à leur union un règlement extérieur stable, une organisation.
L’État et la Société des États avec son organisation -par leur nature, selon le caractère social de l’homme, et malgré toutes les ombres, comme l’atteste l’expérience de l’histoire- sont donc des formes de l’unité et de l’ordre entre les hommes, nécessaires à la vie humaine et coopérant à son perfectionnement. Leur concept même dit la tranquillité de l’ordre, cette tranquillitas ordinis qui est la définition que saint Augustin donne de la paix ; elles sont essentiellement une organisation pour la paix. »[14]
La communauté juridique supranationale dont rêve Pie XII n’élimine pas mais suppose d’autres communautés régionales comme autant de corps intermédiaires[15]. « Ce sont des Communautés dans lesquelles les États souverains, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas subordonnés à aucun autre État, s’unissent en une communauté juridique afin de poursuivre des buts juridiques déterminés. Ce serait donner une fausse idée de ces communautés juridiques que de les comparer aux empires du passé ou du présent où des races, des peuples et des états sont fondus de gré ou de force en un complexe unique. En ce cas-ci, au contraire, les États restent souverains et s’unissent librement en communauté juridique. »[16]
La souveraineté de l’État n’est pas et d’ailleurs n’a jamais été sans limites dans la mesure où « chaque État est immédiatement sujet du droit international ».[17] Il est donc logique qu’il y ait par-dessus les États « un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême »[18] qui n’enlève pas aux communautés intermédiaires ni aux États leurs responsabilités. Au contraire : « Le droit positif des peuples, indispensable lui aussi dans la Communauté des États, a pour tâche de définir plus exactement les exigences de la nature et de les appliquer aux circonstances concrètes et de prendre en outre, par une convention qui, librement contractée est devenue obligatoire, des dispositions ultérieures, toujours ordonnées à la fin de la communauté. »[19] d’ailleurs, « aucune organisation du monde ne saurait être viable si elle ne s’harmonise avec l’ensemble des relations naturelles, avec l’ordre normal et organique qui régit les rapports particuliers des hommes et des divers peuples. Faute de quoi, qu’elle qu’en soit la structure, il lui sera impossible de tenir debout et de durer. »[20]
La tâche est difficile et l’autorité supranationale devra faire preuve de vertu, de sagesse et de créativité : « Quelle dose de fermeté morale, d’intelligence prévoyante, de souplesse d’adaptation devra posséder cette autorité mondiale, nécessaire plus que jamais dans les moments critiques où face à la malveillance, les bonnes volontés ont besoin de s’appuyer sur l’autorité. […] En vérité, il est impossible de résoudre le problème de l’organisation politique mondiale sans consentir à s’écarter parfois des chemins battus, sans faire appel à l’expérience de l’histoire, à une saine philosophie sociale, et même à une certaine divination de l’énergie créatrice. »[21]
En effet, les problèmes sont nombreux. Il faut tenir compte de l’extrême diversité des peuples, des mœurs, des cultures, des systèmes sociaux, économique et politiques mais aussi des tendances contraires à l’uniformisation ou à l’exclusion, à l’individualisme ou à la domination, à l’égoïsme ou à la générosité. Face à cette hétérogénéité, « il est facile de déduire le principe théorique fondamental du traitement de ces difficultés et tendances : dans les limites de ce qui est possible et permis, promouvoir ce qui facilite et rend plus efficace l’union, endiguer ce qui la trouble ; supporter parfois ce qu’on ne peut aplanir et ce pour quoi d’autre part on ne pourrait laisser sombrer la communauté des peuples à cause du bien supérieur que l‘on attend d’elle. La difficulté réside dans l’application de ce principe. »[22]
Dans cette tâche, la communauté internationale peut, si elle le désire, compter sur la collaboration d’une autre société supranationale qui a l’expérience de la diversité : l’Église catholique qui est même « le modèle le plus achevé de la société universelle »[23] car elle a le sens du particulier et de l’universel. d’une part, « l’Église, du fait de sa mission, a trouvé et trouve devant elle des hommes et des peuples d’une merveilleuse culture, d’autres d’une inculture à peine compréhensible, et tous les degrés intermédiaires possibles : diversité de races, de langues, de philosophies, de confessions religieuses, d’aspirations et de particularités nationales ; peuples libres et peuples esclaves, peuples qui n’ont jamais appartenu à l’Église et peuples qui se sont détachés de sa communion. L’Église doit vivre parmi eux et avec eux ; elle ne peut jamais, en face d’aucun, se déclarer « non intéressée ». »[24] Mais « le sens principal de la supranationalité de l’Église est de donner, d’une manière durable, figure et forme au fondement de la société humaine, au-dessus de toutes les diversités, au-delà des limites de l’espace et du temps ». Comment s’y prend-elle et quel est le fondement ? « Elle embrasse et sanctifie tout ce qui est vraiment humain ; elle fait converger et elle ordonne les multiples aspirations et les fins particulières vers le but total et commun de l’homme, qui est sa ressemblance la plus parfaite possible avec Dieu. » Ainsi, l’Église « cherche en premier l’homme lui-même ; elle s’efforce de former l’homme, de modeler et de perfectionner en lui la ressemblance avec Dieu. Son travail s’accomplit au fond du cœur de chacun, mais il a sa répercussion sur toute la durée de la vie, dans tous les champs de l’activité des individus. Dans ces hommes ainsi formés, l’Église prépare à la société humaine une base sur laquelle elle peut reposer avec sécurité. » C’est « au plus intime de l’homme, de l’homme dans sa dignité personnelle de créature libre, dans sa dignité infiniment plus haute d’enfant de Dieu » que l’Église agit. L’Église ne vise donc pas à constituer « comme un gigantesque empire mondial ». S’adressant prioritairement à chaque personne en particulier, elle fait le contraire de l’impérialisme moderne : « L’Église […] n’est pas un empire, surtout dans le sens impérialiste que l’on donne ordinairement aujourd’hui à ce mot. Elle suit dans son progrès et dans son expansion une marche inverse d celle de l’impérialisme moderne. Elle progresse avant tout en profondeur, puis en extension et en étendue. […] L’impérialisme moderne, au contraire, suit une route opposée. Il procède en extension et en étendue. Il ne cherche pas l’homme en tant que tel, mais les choses et les forces auxquelles il le fait servir ; par suite, il porte en lui des germes qui mettent en danger le fondement de la communauté humaine. »
Non seulement le chemin de l’Église est inverse mais il est aussi tout autre sur le plan pratique comme Pie XI l’a montré dans Quadragesimo anno que Pie XII rappelle bien à propos : « ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté ; ce principe vaut également pour les groupements plus petits et d’ordre inférieur par rapport aux plus grands et d’un rang plus élevé. Car, poursuivait le sage Pontife, toute activité sociale est de sa nature subsidiaire ; elle doit servir de soutien aux membres du corps social et ne jamais les détruire ni les absorber. »[25]
L’ONU n’est-elle pas cette organisation supranationale souhaitée par Pie XII ?
Dès les travaux préparatoires, c’est-à-dire dès 1944, Pie XII exprima ses encouragements[26] car la gestation ne fut pas simple. Et lorsque la Charte des nations-Unies, fut signée, des lacunes apparurent immédiatement. Notamment le fait que la question du maintien de la paix incombait d’abord au Conseil de sécurité fragilisé par le droit de veto des grandes puissances. Réaliste, Pie XII conscient des imperfections, se réjouit malgré tout ce qui éatit un progrès par rapport à l’ancienne Société des Nations : « Dans l’aréopage mondial des Nations Unies et à côté de grandes puissances, a été érigée, même pour les nations plus petites, une tribune publique d’orateurs […], laquelle, par sa vaste résonnance, mériterait bien d’être mise au service d’une digne et juste paix.
Il est vrai que, après les désillusions et les expériences souvent humiliantes de l’après-guerre, aucune intelligence clairvoyante et raisonnable ne se sentira poussée à donner plus de valeur qu’il ne faut aux immédiates et palpables possibilités de cette tribune mondiale.
Cependant, il ne reste pas moins vrai qu’aucun de ceux qui ont pris çà cœur, comme un devoir sacré, de lutter pour une paix digne, doive renoncer à se servir de cette possibilité, si limitée qu’elle soit, pour secouer la conscience du monde à partir d’un lieu si haut placé et si en évidence, même dans le cas où d’innombrables indices sembleraient démontrer que leurs raisons risquent de n’être -pour un temps plus ou moins long - qu’une simple « voix dans le désert ». »[27]
Cette position n’empêchera pas le Souverain Pontife de critiquer certaines attitudes, certaines carences de l’Organisation. Ainsi, lors des affaires du canal de Suez et de Hongrie en 1956, l’ONU se montre sévère vis-à-vis de l’intervention de la France, de la Grande-Bretagne et d’Israël d’une part et indulgente vis-à-vis de l’URSS d’autre part, Pie XII déclare : « Bien que le programme qui est à la base des Nations Unies se propose d’assurer les valeurs absolues dans la vie en commun des peuples, le passé récent a toutefois montré que le faux réalisme réussit à prévaloir chez un bon nombre de ses membres, même quand il s’agit de rétablir le respect de ces mêmes valeurs de la société humaine qui se trouvent ouvertement foulées aux pieds. Les vues unilatérales qui tendent à faire agir selon les circonstances uniquement en fonction de l’intérêt et de la puissance ont pour effet que les cas d’accusation pour perturbation de la paix se trouvent traités de façon diverse, si bien que l’importance respective qu’ils ont à la lumière des valeurs absolues se voit purement et simplement inversée. » Le Saint Père continue : « Personne n’attend nui ne réclame l’impossible, pas même des nations Unies ; mais on aurait pu s’attendre à ce que leur autorité ait eu quelque poids, au moins par l’intermédiaire d’observateurs dans les lieux où les valeurs essentielles pour l’homme sont dans un péril extrême. Si juste qu’il soit de reconnaître que l’ONU condamne des violations graves des droits des hommes et de peuples entiers, on pourrait cependant désirer que, dans des cas semblables, des États qui vont jusqu’à refuser d’admettre des observateurs - montrant ainsi qu’ils ont de la souveraineté de l’État une notion qui mine les fondements mêmes de l’ONU - ne soient pas autorisés à exercer leurs droits de membres de l’Organisation elle-même. Celle-ci devrait aussi avoir le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. » Malgré ces critiques, Pie XII estime que l’institution est importante et a un rôle déterminant à jouer en faveur de la paix : « Si Nous faisons allusion à ces aspects défectueux, c’est parce que Nous désirons voir renforcer l’autorité de l’ONU, surtout pour l’obtention du désarmement général, qui Nous tient tant à cœur, et dont Nous avons déjà parlé d’autre fois. En effet, c’est seulement dans le cadre d’une Institution comme celle des nations Unies que l’engagement de chacun des États à réduire ses armements, et spécialement à renoncer à la production et à l’emploi de certaines armes pourra être pris de commun accord et transformé en obligation stricte de droit international. De même seules les Nations Unies sont présentement en état d’exiger l’observation de cette obligation, en assurant le contrôle effectif des armements de chacun sans aucune exception. Son application au moyen de l’observation aérienne, tout en évitant les inconvénients auxquels pourrait donner lieu la présence de commissions étrangères, assure la vérification effective de la production et du potentiel militaire avec une facilité relative. Il y a, en vérité, quelque chose de prodigieux dans ce que la technique a su obtenir dans ce domaine. »[28]
Outre le désarmement[29] et le contrôle par l’envoi d’observateurs qualifiés ou la surveillance aérienne, une autre tâche devrait être assumée par l’organisation superétatique : elle devrait veiller non seulement au contrôle, à l’application mais aussi à la révision éventuelle des accords internationaux. A plusieurs reprises, Pie XII va insister sur cette dernière fonction[30] mais en vain. R. Coste fait remarquer, à ce point de vue que la charte des Nations Unies est en retrait par rapport à ce que le pacte de la SDN avait reconnu[31].
L’organisation superétatique peut-elle disposer d’une force armée ? Il semble que oui même si de manière claire et explicite Pie XII ne se soit pas prononcé. Il y a dans ses discours quelques indices qui s’inscrivent bien dans la logique d’une action internationale. Ainsi, quand il évoque_« la formation d’un organisme pour le maintien de la paix, d’un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême »_ il précise qu’il « aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective. » Comment « étouffer » cette menace sans un bras armé ? Il faut que la guerre, continue-t-il, « se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive ». Quelle action ? Il répond : « si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée »[32]. Et si nous relisons le Message de Noël 1956 cité plus haut, nous voyons qu’il souhaite que l’ONU ait « le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. »
d’autres sanctions contre l’agresseur sont prévues : la perte des « droits de membres de l’Organisation elle-même »[33], les « sanctions économiques » comme nous venons de le voir[34], la réparation des dommages et l’imposition de mesures de sécurité après la défaite[35]. A chaque fois cependant, Pie XII demande la modération dans l’application de ces sanctions toujours provisoires et qui doivent tenir compte du fait que toute personne jouit de droits inviolables.[36]
L’organisation internationale doit encore ajouter à ces sanctions, comme nous l’avons déjà signalé précédemment, le châtiment des grands criminels de guerre. Les premiers coupables sont les hommes d’État qui ont préparé et ordonné l’agression. Ils doivent être l’objet de sanctions pénales[37]. Pie XII témoin de deux guerres, témoin surtout, pour la question qui nous intéresse ici, des procès de Nuremberg[38] et Tokyo[39] va longuement développer sa pensée lors du VIe Congrès international de droit pénal qui s’était tenu à Rome[40]. Il va insister sur l’élaboration d’un droit pénal international et la constitution d’un tribunal international, nécessaire vu la mobilité des citoyens et surtout à cause des guerres et des troubles politiques violents.
Le droit pénal doit sanctionner partout et, « si possible d’une manière également sévère » « au moins les délits les plus graves » « de sorte que les coupables ne puissent nulle part se soustraire ou être soustraits au châtiment ». Pour cela il faut « des règles juridiques claires et fermes » pour que la punition ne soit pas le fruit de « l’arbitraire et [de] la passion »[41]. Quels sont les délits les plus graves ? Le crime de guerre tout d’abord, c’est-à-dire le crime qu’est la guerre « qui n’exige pas la nécessité inconditionnée de se défendre et qui entraîne […] des ruines, des souffrances et des horreurs inimaginables ». Sont visés également certains procédés de guerre : fusillades de masse, massacres raciaux, camps de concentration, déportations, violences contre les femmes, les civils, travail forcé, chantage, etc.
Le droit doit aussi donner des garanties juridiques en matière d’arrestation, d’instruction judicaire[42], de défense des accusés.
Pour ce qui est du tribunal national ou international qui offre, entre
autres, une possibilité d’appel, il doit être composé de juges
impartiaux.[43]
L’impartialité du collège des juges doit être assurée aussi et surtout
quand les relations internationales sont engagées dans les procès
pénaux. En pareil cas, il peut être nécessaire de recourir à un tribunal
international, ou du moins de pouvoir en appeler du tribunal national à
un tribunal international. Celui qui n’est pas impliqué dans le
différend, ressent un malaise lorsqu’après la fin des hostilités, il
voit le vainqueur juger le vaincu pour des crimes de guerre, alors que
ce vainqueur s’est rendu coupable envers le vaincu de crimes analogues.
Les vaincus peuvent sans doute être coupables ; leurs juges peuvent
avoir un sens manifeste de la justice et la volonté d’une entière
objectivité ; malgré cela, en pareil cas, l’intérêt du droit et la
confiance que mérite la sentence demanderont assez souvent d’adjoindre
au tribunal des juges neutres, de telle manière que la majorité décisive
dépende de ceux-ci. Le juge neutre ne doit pas considérer alors comme de
son devoir d’acquitter l’accusé ; il doit appliquer le droit en vigueur
et se comporter d’après lui. Mais l’adjonction précitée donne à tous les
intéressés immédiats, aux tiers hors de cause et à l’opinion publique
mondiale une assurance plus grande que le « droit » sera prononcé. Elle
constitue sans aucun doute une certaine limitation de la souveraineté
propre ; mais cette renonciation est plus que compensée par
l’accroissement de prestige, par le surplus de considération et de
confiance envers les décisions judiciaire de l’État qui agit ainsi. »
Peut-on conclure sur cette base que Pie XII a réprouvé les procès
évoqués ? Non. Il en a souligné les imperfections mais n’ pas mis en
cause sa légitimité. Par ailleurs, il faut reconnaître la modération et
le sérieux manifestés à Nuremberg comme à Tokyo. Le nombre de témoins et
d’audiences en témoigne de même que le peu de condamnations capitales :
12 à Nuremberg sur 31 personnes et organisations accusées et 7 à Tokyo
sur 28 prévenus. Il y eut même trois acquittements à Nuremberg et un
condamné à mort fut acquitté à titre posthume par un autre tribunal
chargé de la dénazification en 1953.
]
Nous avons pu constater combien la pensée de Pie XII a été marquée par les événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle mais aussi par ses prédécesseurs Benoît XV et Pie XI qu’il a servis comme par les travaux de Vitoria, Taparelli et Don Sturzo.
La guerre moderne est devenue tellement horrible qu’il est devenu presque impossible de l’humaniser. Elle ne peut plus être un moyen de régler les différends internationaux. Ceux-ci peuvent être confiés à une autorité internationale qui, appuyée par un vrai sens religieux, serait garante de la paix mondiale.[1]
En attendant, bien sûr, les États ont le droit de se défendre[2] mais il faut travailler à la constitution d’une organisation supranationale qui enlèverait aux États même leur droit à la « guerre juste », expression qui ne peut que choquer tout être raisonnable et le chrétien en particulier. Dans un monde inorganisé, L’État est le « juge de sa propre cause » et le vainqueur ne sera pas nécessairement celui qui avait raison. De plus, les conditions imposées par le vainqueur ne seront pas nécessairement justes. Cette situation est irrationnelle et le droit devient aléatoire.[3]
Pour que le droit soit respecté et que la guerre soit réellement ce qu’elle est, c’est-à-dire irrationnelle, la communauté organique des États est indispensable.
Encore faut-il que l’institution internationale fonctionne bien et ait les compétences politiques, juridiques et exécutives requises pour des actions préventives et répressives. Dans cette hypothèse, la « guerre » comme ultime moyen de préserver ou rétablir la paix devient « une opération de police internationale, exclusivement réservée à l’initiative et à la direction des organismes superétatiques »[4]. C’est, semble-t-il, ce que suggérait Pie XII lorsqu’il évoquait le droit de l’ONU « d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé »[5].
Tout au long de notre parcours, nous avons eu l’occasion de comprendre que l’Église a un rôle important à jouer à côté et en faveur des entreprises politiques et surtout dans la formation des consciences. Le Christ est le prince de la paix et la construction de la paix est une obligation morale puisque tous les hommes sont frères. Or, « le monde est bien éloigné de l’ordre voulu par Dieu dans le Christ, cet ordre qui garantit une paix réelle et durable. On dira peut-être que dans ce cas il ne valait pas la peine de tracer les grandes lignes de cet ordre et de mettre en lui la contribution fondamentale de l’Église à l’œuvre de la paix. On Nous objectera que de la sorte Nous stimulons le cynisme des sceptiques et aggravons le découragement des amis de la paix, si celle-ci ne peut être défendue que par le recours aux valeurs éternelles de l’homme et de l’humanité. On Nous opposera, enfin, que Nous donnons effectivement raison à ceux qui voient dans la « paix armée » le mot dernier er définitif dans la cause de la paix, solution déprimante s’il en est pour les forces économiques des peuples, exaspérante pour les nerfs. Et pourtant, Nous estimons indispensable de fixer le regard sur l’ordre chrétien, que trop de gens perdent de vue actuellement, si on veut, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, se rendre compte de la contribution que tous, et en premier lieu l’Église, peuvent en vérité apporter, même en des circonstances défavorables et en dépit des sceptiques et des pessimistes. Avant tout, ce regard convaincra tout observateur impartial que le noeud du problème de la paix est présentement d’ordre spirituel, qu’il est déficience ou défaut spirituel. Trop rare dans le monde d’aujourd’hui est le sens profondément chrétien, trop peu nombreux sont les vrais et parfaits chrétiens. De la sorte, les hommes eux-mêmes mettent obstacle à la réalisation de l’ordre voulu de Dieu. Il faut que chacun se persuade du caractère spirituel inhérent au péril de la guerre. Inspirer une telle persuasion est, en premier lieu, un devoir de l’Église. C’est aujourd’hui sa première contribution à la paix. »[6]
Quels sont donc les obstacles que les hommes opposent à l’ordre
chrétien ? Nous les avons rencontrés au cours de nos lectures à travers
les documents pontificaux. Rappelons-les brièvement : l’État
totalitaire[7], le nationalisme[8], les rivalités
politiques internes, le chômage et la misère, le déséquilibre économique
et les inégalités exagérées dans les niveaux de
vie[9]. Qui ne voit que cet état de choses a
pour effet de grouper des foules énormes dont la misère et le désespoir
- qui forment un contraste si violent avec l’aisance excessive de ceux
qui vivent dans le luxe sans fournir le moindre secours aux indigents -
font des proies faciles pour ces propagandistes rusés et séduisants qui
offrent aux intelligences trompées par les fausses apparences de la
vérité, des doctrines dissolvantes. […] il n’est pas possible d’avoir
la paix si les choses ne sont pas dans l’ordre, de même il ne peut pas y
avoir d’ordre si l’on écarte la justice. Mais celle-ci exige que l’on
donne à l’autorité légitimement établie le respecte t l’obéissance qui
lui sont dus ; elle exige que les lois soient faites avec sagesse pour
le bien commun et que tous les observent par devoir de conscience. La
justice demande que tous reconnaissent et respectent les droits sacrés
de la liberté et de la dignité humaines ; que les innombrables
ressources et richesses que Dieu a répandues dans le monde entier soient
réparties, pour l’utilité de tous ses enfants, d’une façon équitable et
avec droiture. La justice veut enfin que l’action bienfaisante de
l’Église catholique […] ne soit ni attaquée ni empêchée. » (Homélie
de Pâques, 9 avril 1939).
Pie XII dénonce « ces germes de conflit qui consistent dans les
différences trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale ».
(Message du 24 décembre 1940).
], la conquête prioritaire des richesses
naturelles et des marchés[10],et encore le
racisme, la peur, le mensonge, les erreurs philosophiques, le mépris des
lois naturelles, le positivisme juridique, et fondamentalement
l’athéisme et le matérialisme. Bref, « le nœud du problème de la paix
est présentement d’ordre spirituel, […] il est déficience ou défaut
spirituel ». Répandre dans le monde le sens chrétien est le service le
plus précieux que puisse rendre l’Église à la cause de la paix : « La
paix […] ne peut être assurée si Dieu ne règne pas dans l’ordre de
l’univers par Lui établi, dans la société dûment organisée des États,
dans laquelle chacun d’eux réalise, à l’intérieur, l’organisation de
paix des hommes libres et de leurs familles et à l’extérieur celle des
peuples, dont l’Église dans son champ d’action et selon son office se
fait garante. […] En attendant, l’Église apporte sa contribution à la
paix en suscitant et en stimulant l’intelligence pratique du nœud
spirituel du problème […].[11]
Pie XII meurt en octobre 1958.
"
Ton âme veut-elle vaincre les passions qui sont en elles ?
qu’elle se soumette à Celui qui est en haut et elle vaincra ce qui est en bas.
Et tu auras la paix sans équivoque, la paix pleinement établie sur l’ordre.
Et quel est l’ordre propre à cette paix ?
Dieu commande à l’âme et l’âme commande au corps. Rien de plus ordonné.
" — Saint Augustin[1]
Le pape Pie XII rêvait-il lorsqu’il croyait la paix possible alors que depuis la nuit des temps les hommes ne cessent de se battre ? Jean XXIII poursuivait-il le même rêve, la même utopie[1], en publiant en 1963 l’encyclique Pacem in terris ?[2]
On peut se poser la question dans la mesure où, au moment où Jean XXIII écrit son encyclique, les deux « blocs » sont toujours face à face. En 1961, est construit le mur de Berlin et, en 1962, les deux superpuissances ont failli s’affronter lors de la crise de Cuba après l’installation sur l’île de missiles nucléaires soviétiques. Dans le tiers-monde, des guerres d’indépendance ont éclaté en Palestine, en Indonésie, en Algérie, en Indochine. Dans ces guerres, parfois, les deux blocs se heurtent par peuples interposés.
d’emblée on est frappé par une nouveauté
L’encyclique, s’adresse aux destinataires habituels mais aussi et c’est une première, à « tous les hommes de bonne volonté »[3]. Et ce n’est pas simplement une formule publicitaire car l’encyclique est écrite dans un style très accessible et limite à l’extrême les références théologiques. L’intention est donc claire de faire réfléchir et mobiliser tous les hommes quels que soient leur religion, leur philosophie. A ce point de vue, l’encyclique atteignit son objectif car l’accueil du monde entier fut chaleureux[4].
De plus, dans les Directives pastorales, le Saint Père voulant réellement que tous les « hommes de bonne volonté » s’attellent à la tâche de la paix, aborde la question de la collaboration des catholiques avec les chrétiens séparés et les hommes qui vivent en dehors de toute foi chrétienne dans les domaines économique, social et politique. Certains y ont vu une permission voire une invitation à l’action commune avec les communistes prenant ainsi le « contrepied »[5], dit-on, de Divini redemptoris où Pie XI déclare que « le communisme est intrinsèquement pervers, et [que] l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne. »[6]
Or, Pacem in terris, fidèle à toute la tradition de l’Église, invite à « distinguer l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses ou l’insuffisance des notions concernent la religion ou la morale » (156). Jean XXIII ajoute qu’ « on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. » (157) Les doctrines ne changent pas tandis que les mouvements évoluent.[7] « Sophisme habile », dirent certains[8], qui devait donner naissance à « une théologie de la libération », dirent d’autres[9]. Ces critiques affirmées ou développées ont ceci de commun qu’elles négligent tout le contexte où s’inscrit le distinguo fait par le Pape[10].
Si l’on prend la peine de lire les n° 154-160 et pas seulement les deux extraits cités, on se rend compte que les athées auxquels Jean XXIII fait allusion sont ceux « qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle » (154) et que les mouvements visés sont ceux qui « sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine » (157). Le Pape conclut qu’ « il peut arriver […] que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir ». Mais ces collaborations éventuelles sont soumises à la vertu de « prudence » exercée par les catholiques « les plus influents du Corps social et les plus compétents dans le domaine dont il est question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l’Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques ». La collaboration est donc très conditionnelle en ce qui concerne les hommes et les mouvements avec lesquels on envisage une action pratique et très restrictive aussi quant à la personnalité des catholiques qui voudraient s’y engager. A cela s’ajoute encore la méfiance exprimée par le Souverain Pontife vis-à-vis de toute réforme aux « allures quasiment révolutionnaires » (159) et que « les institutions humaines […] ne peuvent être améliorées qu’à condition qu’on agisse sur elles de l’intérieur et de façon progressive »[11]. Et de citer Pie XII : « Ce n’est pas la révolution, mais une évolution harmonieuse qui apportera le salut et la justice. L’œuvre de la violence a toujours consisté à abattre, jamais à construire ; à exaspérer les passions, jamais à les apaiser. Génératrice de haine et de désastre, au lieu de réunir fraternellement, elle jette hommes et partis dans la dure nécessité de reconstruire lentement, après de douloureuses épreuves, sur les ruines amoncelées par la discorde. » (160).
Ensuite, on est frappé par l’optimisme qui imprègne tout le document. Optimisme délibéré : « En ouvrant le concile, Jean XXIII avant annoncé son « complet désaccord avec les prophètes de malheur qui annoncent des catastrophes comme si le monde était près de sa fin », et invitait à reconnaître dans le cours des événements « les desseins mystérieux de la providence divine ». »[12]
Et, effectivement, tout au long de l’encyclique, dans chacune des quatre premières parties, le Saint Père retient comme « signes des temps » toute une série d’éléments prometteurs pour l’avenir : « la promotion économique et sociale des classes laborieuses » (42), « l’entrée de la femme dans la vie publique » (43), la constitution de « communautés politiques indépendantes » (44), une conscience plus vive chez les hommes de leur dignité, de leurs droits et devoirs (46), une plus grande ouverture aux valeurs spirituelles et à Dieu (47). Ce sont des signes qui révèlent que le monde s’achemine vers une vaste communauté (46) d’autant plus que les hommes peuvent se référer à une « charte des droits fondamentaux » qui imprègne les constitutions et la vie politique (75-78). Les relations et les échanges de plus en plus intenses entre les peuples les rendent interdépendants et les persuadent chaque jour davantage que, malgré la course aux armements encore entretenue par la crainte, la négociation est le vrai moyen de régler les conflits et que le sens de l’unité du genre humain finira même par triompher l’amour sur la peur (123-126)[13]. Enfin, l’existence de l’ONU et d’autres organismes intergouvernementaux, malgré quelques faiblesses et erreurs, est un pas important « vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale » efficace (139-142). Ces « signes des temps » sont, souligne Mgr Minnerath, « une formulation inusitée » qui a été « interprétée à tort, comme une sorte de ralliement à la modernité ». En réalité, l’encyclique présente une « conception dynamique de l’ordre naturel. L’ordre naturel est donné en ce qu’il est inscrit dans les êtres. Mais il est aussi à réaliser. Il suppose la dimension du temps, le progrès des consciences et une volonté collective. »[14] Jean-Paul II saluera l’optimisme de Jean XXIII en écrivant : « Le pape Jean XXIII n’était pas d’accord avec ceux qui considéraient que la paix était impossible. […] Considérant le présent et l’avenir avec les yeux de la foi et de la raison, le bienheureux Jean XXIII a entrevu et interprété les impulsions profondes qui étaient déjà à l’œuvre dans l’histoire. Il savait que les choses ne sont pas toujours comme elles apparaissent en surface. Malgré les guerres et les menaces de guerres, il y a avait quelque chose d’autre à l’œuvre dans l’histoire humaine, quelque chose que le pape recueillit comme les débuts prometteurs d’une révolution spirituelle. »[15]
L’optimisme de Jean XXIII n’est autre que l’optimisme chrétien, l’optimisme de la foi. Nous l’avons déjà évoqué précédemment le reproche que l’ont fit à Jean XXIII de nourrir un « optimisme irrationnel » a été répété à propos du concile Vatican II[16] et, plus particulièrement, de la constitution pastorale Gaudium et spes qui se greffe sur l’enseignement de Jean XXIII. Si l’on condamne cet optimisme[17], c’est tout l’effort théologique que l’on condamne[18], c’est l’enseignement pontifical contemporain que l’on refuse[19] y compris le concile. Très précisément, récuser cet optimisme, c’est aussi récuser l’enseignement du pape Pie XII, lui qui dès les premiers jours de la guerre établissait les bases de la paix future alors que tout semblait perdu, à vue humaine.
Il est clair que, malgré son style nouveau, l’encyclique Pacem in terris est pétrie de tout ce que Pie XII a écrit sur la paix. En témoignent les 33 références explicites à son enseignement[20]. On peut affirmer que cette encyclique est une opportune synthèse de ce que Pie XII a donné au monde à travers ses messages et radio-messages. Comme son prédécesseur, Jean XXIII insiste sur le respect des droits de l’homme, le souci du bien commun, la nécessité du désarmement et d’institutions internationales. Il s’inquiète du sort des minorités et des réfugiés. Comme Pie XII, il rappelle qu’il faut restaurer l’ordre voulu par Dieu sur la vérité, la justice, l’amour et la liberté, que la paix demande de la part des hommes le sens de leur fraternité à l’intérieur des nations comme dans les relations entre les États.
Sur cette base « classique », Jean XXIII poursuit la réflexion de son prédécesseur sur les conditions d’une paix durable. Partant de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont il reconnaît que certains points « ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées » (141), il met en évidence les devoirs qui leur sont liés, conscient peut-être du danger qu’il y aurait à n’exalter que les droits (30-41). Il note aussi que ces droits « dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables » (142), conscient peut-être du danger de relativisation et soucieux d’en faire une référence acceptable par tous les hommes quels qu’ils soient.
Mais on n’a pas manqué de souligner que le texte, au contraire de la pensée classique, « semble poser une équivalence entre la notion de personne et de nature »[21] puisqu’il écrit que « les normes de la conduite des hommes […], il faut les chercher là où Dieu les a inscrites, à savoir dans la nature humaine » (6) et « tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns les autres, ensemble et immédiatement de sa nature » (10). Cette présentation est devenue classique dans le Magistère contemporain mais « le passage d’une conception objective du droit naturel à une conception subjective est déjà présent chez Pie XII » note Mgr Minnerath.[22]
Parmi les droits cités, il en est un qui suscita particulièrement des critiques, le droit « d’honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique » (15). Cette phrase annonçait la prise de position du Concile sur la liberté religieuse mais non seulement Jean XXIII avait parlé juste avant, et la remarque est importante, de « la liberté dans la recherche de la vérité », il prenait aussi la peine de se référer à Lactance[23] et à Léon XIII[24]. Il aurait pu aussi convoquer Pie XI qui, face à l’État fasciste défendait « la liberté des consciences »[25] et Pie XII qui témoignait du « droit au culte de Dieu privé et public »[26]. Mais on n’aurait pas manqué de souligner les différences dans le langage : la liberté des consciences n’est pas la liberté de conscience et celle-ci ne se confond pas avec le droit au culte ni avec la liberté de religion, expression qui apparaîtra avec Paul VI.
Nous sommes en fait dans un mouvement de pensée qui est né avec Léon XIII confronté à des pouvoirs publics qui empêchent ou cherchent à empêcher que se développe, dans l’enseignement, l’économie, la vie sociale, la politique, un mode de vie conforme à l’idéal chrétien. Face donc à cette tentation totalitaire de l’État moderne, Léon XIII va réclamer le « droit de ». Ainsi, dans Libertas praestantissimum, si Léon XIII refuse que l’on interprète « la liberté de conscience » comme la possibilité de pouvoir « indifféremment, à son gré, rendre ou ne pas rendre un culte à Dieu », accepte « la liberté de conscience » « en ce sens que l’homme a dans l’État le droit de suivre, d’après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu et d’accomplir ses préceptes sans que rien puisse l’en empêcher. »[27] Cette liberté est associée à la vérité, c’est pourquoi le chrétien à le « droit de » tandis qu’on ne parlera pas de droit pour le non-chrétien, voire pour le non-catholique mais de tolérance ?
Jean XXIII, nous l’avons vu, reconnaît d’abord que tout homme a droit « à la liberté dans la recherche de la vérité » avant de déclarer que « chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle [l’adjectif a son importance] de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique ». Non seulement la conscience doit être respectée et Pie XII lui-même a justifié cette attitude[28] mais il ne s’agit pas d’une conscience vagabonde mais une conscience qui cherche la vérité comme son premier devoir. C’est « une liberté orientée vers la vérité, et non un choix arbitraire », comme le souligne Mgr Minnerath[29].
d’ailleurs, vérité et liberté font, avec la justice et l’amour, partie des quatre « piliers » sur lesquels repose, pour Jean XXIII comme pour Pie XII, une société « conforme à l’ordre moral naturel »[30] .
Comme Pie XII, Jean XXIII, face à la course aux armements nucléaires (111), rappelle que « la justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament […] qu’on arrête la course aux armements », qu’on en arrive à « la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant » (112).
Comme Pie XII, Jean XXIII est bien conscient que la paix demande aussi l solidarité entre pays riches et pays pauvres dont l’indépendance doit être respectée ? (118-122).
Comme Pie XII insistant sur la nécessité d’une autorité mondiale pour servir la paix, Jean XXIII rappelle que le bien commun universel réclame une organisation politique adaptée : « C’est l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » (134) Il ne s’agit pas de l’établissement d’un État mondial mais d’un pouvoir impartial constitué d’un commun accord et non par la force sur le principe d’une égalité juridique et morale (135), un pouvoir qui ait « comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » (136). Cette autorité universelle doit respecter comme toute autre autorité le principe de subsidiarité (137).
Comme on a pu le constater, toute l’encyclique est construite à partir de cette idée chère à Pie XII : le monde ne peut gagner la paix que s’il se construit sur l’ordre voulu par Dieu : l’ordre dans les êtres humains, l’ordre entre les êtres humains, l’ordre qui doit régner à l’intérieur de chaque communauté politique, l’ordre qui doit s’établir entre les communautés politiques, l’ordre enfin qui doit présider dans les rapports entre les individus, les communautés politiques et la communauté mondiale.
Jean XXIII nous offre ainsi un résumé de l’essentiel de la doctrine sociale de l’Église dont l’application serait un gage de paix. Et son rêve est de mobiliser aux côtés des chrétiens toutes les consciences dans cette perspective.
En attendant, le monde connaît encore des guerres « tantôt dévastatrices et tantôt menaçantes »[1] et il est nécessaire tout en construisant l’avenir souhaité de gérer les situations dramatiques présentes.
Ainsi, le Concile va-t-il, à la fois, donner, à la suite de Pacem in terris, un message prophétique attaché aux conditions à remplir pour vivre dans la paix mais aussi y joindre, comme Pie XII, une réflexion réaliste utilisable dans une actualité tumultueuse et menaçante pour déterminer la bonne attitude.[2] Heureusement, « on n’en est pas venu à un rejet réciproque ou à un compromis insignifiant. Les deux tendances finissent par représenter des positions de même niveaux, mais aussi deux dimensions morales indispensables. » En effet, « l’éthos catholique vise à la fois à déterminer ce qui est permis (plutôt le courant réaliste) et à promouvoir ce qu’il conviendrait d’entreprendre (plutôt le courant prophétique). »[3]
Le résultat est présenté dans le chapitre 5 de la deuxième partie. Ce chapitre est lui-même divisé en deux sections : « Eviter la guerre », puis « La construction de la communauté internationale ». Nous n’étudierons ici que la première section. La seconde inspirera le volume suivant.[4] La première section est largement négative, elle prononce un certain nombre de condamnations immédiatement applicables. Dans la seconde section, nous assisterons à une large mobilisation positive.
Le chapitre tout d’abord s’ouvre avec un rappel : la paix n’est pas simplement l’absence de guerre, ni un équilibre entre différentes forces ni le fruit d’une domination. On y retrouve l’écho de l’enseignement de Jean XXIII et de Pie XII : la paix « est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite »[5]. « La paix dont nous parlons ne peut s’obtenir sur terre sans la sauvegarde du bien des personnes, ni sans la libre et confiante communication entre les hommes des richesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices »[6]. « La paix terrestre qui naît de l’amour du prochain est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père »[7]. La vraie paix a donc quatre dimensions indissociables : matérielle (les forces), politique (pas de domination), éthique (les valeurs en jeu) et spirituelle (Dieu source de paix).
En fin d’introduction, le texte rend hommage à l’action non-violente en ces termes : « Poussés par le même esprit, nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ».[8]
Ce passage mérite quatre remarques.
Le « même esprit » renvoie à ce qui précède c’est-à-dire « la vérité dans la charité » qui doit être la marque des chrétiens, de tous les chrétiens. Le non-violent incarne bien cet esprit, in concreto, il renoue avec les premiers chrétiens qui appliquaient strictement l’injonction « Tu ne tueras point » et avec les personnes engagées dans la vie religieuse.
Le non-violent n’est pas un lâche ou un résigné, il se bat, à sa manière, pour la « sauvegarde des droits ».
Son action n’est pas strictement ni nécessairement individuelle puisqu’elle est « à la portée même des plus faibles », c’est-à-dire de tous ceux qui n’ont pas les moyens « classiques » de se défendre. Leur lutte pour la défense des droits, peut être une lutte collective.
Toutefois, ce n’est pas une action commandée par l’autorité publique puisqu’elle ne doit pas « nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ». Cette restriction nous rappelle l’attention qu’ont portée certains Pères de l’Église à l’exigence de la charité qui mesurait la portée du « Tu ne tueras pas ». « La pratique non violente ne peut se substituer à la pratique d’une collectivité politique (à moins que celle-ci ne soit arrivée à un consensus libre à ce propos) ».[9]
En tout cas, le texte est clair, la guerre n’est pas une fatalité. Elle découle du péché de l’homme, de sa liberté de se convertir ou non à l’amour.
Non entrons alors dans l’analyse de l’attitude qui doit être la nôtre face à se fléau. Et le texte revisite, sans les nommer, les vieilles notions de ius in bello et de ius ad bellum.
Il s’agit tout d’abord de « mettre un frein à l’inhumanité de la
guerre », de tout type de guerre, « scientifique », « insidieuse »,
« subversive », « larvée », « terroriste »[10].
Quelle qu’elle soit, sont inadmissibles, sont des « crimes », toutes
les actions qui portent atteinte au « droit des gens »[11], « les ordres qui commandent de telles actions » et
l’ « obéissance aveugle » à ces ordres ».[12] et manifesta
ouvertement son opposition au nazisme. Père de trois filles dont la plus
âgée a six ans, il est appelé au service actif en février 1943 mais il
refuse de combattre pour le
Troisième Reich.
Emprisonné puis condamné à mort par un tribunal militaire, il est
décapité le 9 août 1943 à Berlin. Il a été béatifié, comme martyr, à la
cathédrale de Linz le
26 octobre
2007, jour de la fête nationale
autrichienne. (Wikipedia)(Cf. le film de Terrence malik, Une vie
cachée, 2019)
Le texte de GS va plus loin. Il estime qu’ « il semble […\] en outre
équitable que les lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour
des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, pourvu qu’ils
acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté
humaine » (79, 3). Il faut faire attention à ce que le texte ne dit
pas. Il ne porte pas de jugement moral sur l’objection de conscience et
ne la relie pas à des mobiles religieux. Est, semble-t-il, sous-entendue
ici la doctrine catholique traditionnelle sur la conscience droite
subjectivement honnête même si elle est objectivement erronée.
Notons encore, pour relativiser la reconnaissance des objecteurs de
conscience, que 79, 5 salue les militaires « comme les serviteurs de la
sécurité et de la liberté des peuples ; s’ils s’acquittent correctement
de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix. »
]
Comme exemples d’actions criminelles et le choix n’est pas anodin, GS cite « en tout premier lieu celles par lesquelles, pour quelque motif et par quelque moyen que ce soit, on extermine tout un peuple, une nation ou une minorité ethnique ».[13]
Toujours dans le but de rendre la guerre moins inhumaine, les hommes sont appelés à respecter et améliorer toutes les conventions internationales concernant les blessés, les prisonniers, les civils, etc..[14]
A propos du ius ad bellum qu’on évite de citer, GS reconnaît, dans le contexte historique présent, « le droit à la légitime défense »[15] à trois conditions : qu’aient été « épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique », que la guerre n’ait pas de visée impérialiste[16] et qu’on se souvienne que la justesse de la cause ne permet pas n’importe quoi.[17]
Suivent deux problèmes importants et particulièrement inquiétants dans le contexte contemporain vu la menace des armes nucléaires et autres que la technologie met à disposition des gouvernements : la guerre totale et la course aux armements.
La guerre totale dont il est question n’est plus la guerre totale du temps de Napoléon ou même d’Hitler, la guerre aujourd’hui, à cause des effets démesurés de certains armements est plus « totale » si l’on peut dire par l’ampleur des exterminations et des dévastations qu’elle peut causer.
C’est pourquoi, en cet endroit GS note qu’il faut reconsidérer le problème « dans un esprit entièrement nouveau ».[18] A tel point que le ton change et devient grave[19] pour prononcer une condamnation solennelle[20] qui, au-delà de Pacem in terris, doit davantage à Pie XII.[21] Est considéré comme « crime contre Dieu et contre l’homme lui-même », crime « qui doit être condamné fermement et sans hésitation », « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants ».[22]
Comment expliquer cette gravité ?[23] Rappelons-nous que, dans les conditions de la guerre juste, il était notamment prescrit de respecter, dans la légitime défense, les règles de proportionnalité et de discrimination dans la réplique. Les moyens de destruction « scientifiques » empêchent par nature cette maîtrise. Est-ce à dire que la condamnation prononcée est sans exception ? Ne peut-on admettre des représailles massives ? La destruction en question ne pourrait-elle être considérée comme « un effet secondaire d’une action décidée pour une juste fin » ?[24] Autrement dit encore : ne peut-on faire appel au principe du volontaire indirect ?[25]
Pour E. Herr, la réponse du Concile est claire : les destructions massives sans discrimination y compris comme représailles sont condamnées[26] . Il rappelle que la fin ne justifie pas les moyens. Pourrait-on accepter la destruction de vies innocentes même pour sauver des valeurs ou des biens supérieurs ? Il ne faut pas non plus confondre moyen et conséquence : on peut « tolérer une conséquence (effet) négative dans la mesure où celle-ci n’est pas dissociable de la fin bonne visée. »[27] Raser une ville en représailles ou pour arrêter une attaque est un moyen condamnable. Arrêter une attaque en bombardant une armée ou une usine d’armes, même s’il y a malheureusement des victimes civiles, est légitime.
Mais proportionnalité et discrimination sont indissociables. Le moyen doit être proportionné à la fin bonne, c’est-à-dire la défense, mais doit aussi faire la distinction entre combattants et non-combattants, entre coupables et innocents. Il y va du respect de la dignité de la personne humaine[28].
Très clairement donc, « le Concile réprouve en tout état de cause des actes de destruction massive exécutés sans distinction, y compris dans le cas de représailles. »[29] Mais notons que le Concile parle d’actes mais ne précise pas avec quelles armes ils sont accomplis.
De l’emploi des armes, le texte passe à la menace de cet emploi et aborde le problème de la course aux armements et de la dissuasion.
Si la possession d’armes n’est pas prohibée, la course aux armements, elle, est considérée comme répréhensible. d’emblée, le Concile affirme que « les armes scientifiques […] n’ont pas été accumulées dans la seule intention d’être employées en temps de guerre ».[30] Pourquoi sont-elles aussi accumulées ? Pour la dissuasion. Certains, en effet, estiment « que c’est là le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer aujourd’hui une certaine paix entre les nations. »[31] Mais le Concile ne se prononce pas sur la moralité de cette dissuasion : « Quoi qu’il en soit de ce procédé de dissuasion… »[32] dit le texte avant de s’attarder au problème de la course aux armements et même si historiquement les deux problèmes sont liés.[33]
La course aux armements, elle, est clairement et fermement dénoncée comme répréhensible à plus d’un titre : elle « ne constitue pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix »[34] ; elle n’élimine pas les causes de guerre mais « risque au contraire de les aggraver peu à peu » ; elle maintient de graves déséquilibres économiques[35] ; elle favorise une contagion de conflits à travers le monde et le maintient dans l’anxiété.
C’est pourquoi le Concile déclare que c’est un « scandale »[36], « une plaie extrêmement grave » qui « lèse les pauvres d’une manière intolérable. Et il est bien à craindre que, si elle persiste, elle n’enfante un jour les désastres mortels dont elle prépare déjà les moyens. »[37] C’est une « voie funeste »[38]. Vu le vocabulaire employé, le texte ne parle pas de crime, de faute ou de péché, cette course aux armements est un processus collectif dû à plusieurs acteurs interdépendants mêmes s’ils sont antagonistes.[39]Tous doivent s’employer à trouver des « voies nouvelles »[40] en profitant du « délai » qui nous est « concédé d’en haut ».[41]
Cette première section se termine sur deux objectifs : on doit s’orienter « vers l’absolue proscription de la guerre » et soutenir « l’action internationale pour éviter la guerre ».[42]
Pour que toute guerre soit « absolument interdite », il faut que soit instituée « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. » C’est le souhait de l’Église du XXe siècle. Mais en attendant, comment faire ? Il faut compter sur « les instances internationales suprêmes » qui existent, mettre « un terme à la course aux armements », de manière bilatérale ou multilatérale, « à la même cadence, en vertu d’accords, […] assortie de garanties véritables et efficaces ».[43]
En attendant l’autorité universelle et dans la conviction que l’humanité est une, il faut aussi soutenir tous les efforts de paix, prier, bannir l’ « égoïsme national », la volonté de dominer, s’ouvrir aux autres et les respecter.[44]
d’autres actions sont aussi nécessaires : tenir compte des « études approfondies » sur la question et les poursuivre vigoureusement, et en démocratie où les opinions et les sentiments de tous sont si importants, changer les mentalités et les discours en luttant contre « les sentiments d’hostilité, de mépris et de défiance », « les haines raciales et les partis-pris idéologiques ». Voilà une œuvre d’éducation indispensable surtout auprès des jeunes et des responsables de l’opinion publique.[45] Cette œuvre se parachèvera par la conclusion de « pactes solides et honnêtes assurant pour l’avenir une paix universelle ».[46]
Devant tous ces problèmes, l’espérance de l’Église reste « très ferme » : le monde peut s’ouvrir au message et à la personne du Christ et se convertir à la véritable paix.[47]
Paul VI fut acteur et héritier du Concile. Tout son pontificat a été marqué aussi par des guerres, des luttes et des menaces de conflits aux quatre coins du monde : au Moyen-Orient, en Afrique[1] et surtout « en Asie orientale » ( Viêt Nam). A cela s’joutent « la course aux armements nucléaires, l’ambition incontrôlée d’expansion nationale, l’exaltation démesurée de la race, les tendances subversives, la séparation impose entre citoyens d’un même pays, les manœuvres criminelles, le meurtre de personnes innocentes ».[2]
Toutes les prises de position du Saint-Père seront évidemment conformes à l’enseignement du Concile qui couronne, pourrait-on dire, la réflexion des Souverains Pontifes du XXe siècle.
Epinglons quelques interventions.
Déjà en 1953, J.-B. Montini alors prosecrétaire d’État, déclarait à la 40e semaine sociale de France : « Or, malgré la sévère leçon des événements, trop de chrétiens encore restent sourds aux avertissements de la Papauté. Combien, par exemple, continuent de s’enfermer dans les étroitesses d’un nationalisme chauvin, incompatible avec le courageux effort d’ouverture sur la communauté mondiale demandé par les derniers papes ? Mais plus nombreux, sans doute, ceux qui n’ont pas renoncé « à l’action contre toute inaction et toute désertion ; dans la grande bataille spirituelle dont l’enjeu est l’édification ou mieux l’âme même de la société future ! » (Radiomessage de Noël 1942). Ainsi tout en se réjouissant de l’admirable générosité de tant de catholiques qui œuvrent patiemment pour la paix du monde, se prend-on parfois à songer qu’il y a un demi-siècle, on assistait, hélas !, sur un autre point d’égale gravité, à semblable contraste entre la fermeté clairvoyante d’un grand Pontife, et les timidités, les doutes et les égoïsmes d’un trop grand nombre ».
Plus tard, dans son Allocution lors de l’audience générale du 26 août 1964 à l’occasion de l’anniversaire des deux guerres mondiales, il évoque les réactions aux messages de ses prédécesseurs en faveur de la paix. Pie XII ne fut pas entendu en 1939. Auparavant, la parole de Benoît XV « trouva peu d’accueil et fut inefficace » « auprès des gouvernants des nations et des responsables de l’opinion publique ». Qui plus est, Pie X si « doux et humain » fut accusé « d’avoir une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre de 1914 », ce qui est « faux et absolument antihistorique ». Malgré cela, à la suite de Jean XXIII, Paul VI renouvelle son appel à la paix : « La paix est un bien suprême pour l’humanité qui vit dans le temps ; mais c’est un bien fragile, résultant de facteurs mouvants et complexes, sur qui s’exerce continuellement la volonté libre et responsable de l’homme. C’est pourquoi la paix n’est jamais tout à fait stable et assurée ; elle doit à chaque instant être reconsidérée et rétablie ; elle s’affaiblit et se dégrade vite si on ne la ramène pas sans cesse aux vrais principes qui seuls peuvent l’engendrer et la maintenir. » Or le pape constate que non seulement on s’éloigne de certains de ces principes mais encore qu’on s’inspire de « certains critères dangereux » : on s’attache plus à la force que représentent des hommes qu’à leur dignité au « caractère sacré, intangible de la vie humaine », on perd le sens « de la loyauté, de la fraternité et de la solidarité » nationalisme, orgueil, égoïsme politique ou idéologique, haine, propagandes subversives, désordres révolutionnaires, course aux armements, antagonismes sociaux, économiques, culturels, raciaux. On parle de désarmement et on perfectionne l’appareil militaire, « on va même jusqu’à déformer des déclamations pacifistes pour favoriser les conflits sociaux et politiques » La guerre « vain moyen pour résoudre les questions internationales ». On épuise « les possibilités de médiation offertes par les organes institués pour garantir la paix et pour revendiquer en faveur des tractations diplomatiques libres et honorables la prérogative exclusive des procédures susceptibles de résoudre ces conflits. » C’est plus sur l’amour que sur la force armée que la paix peut s’appuyer. L’amour, c’est-à-dire : « un effort de compréhension mutuelle, une confiance réciproque loyale et généreuse, un esprit de collaboration organisé pour le bien des uns et des autres, spécialement pour aider les pays en voie de développement. » Mais la lumière de l’amour « ne peut venir que du soleil du Dieu vivant. Sans la foi en Dieu, comment pourrait-il y avoir une paix sincère, libre et assurée ? »
Dans son allocution aux représentants des religions non chrétiennes lors de son voyage en Inde, le 3 décembre 1964, Paul VI prêche pour un rapprochement des peuples, de tous les chercheurs de Dieu, par le cœur : « une telle union ne peut être édifiée sur la terreur universelle ou la peur de destruction mutuelle. Elle doit être édifiée sur l’amour commun qui s’étend au monde entier et s’enracine en Dieu qui est amour ». Cet amour implique organisation et coopération, mise en commun des ressources. Très concrètement, Paul VI souhaitera le lendemain[3] que les nations puissent « cesser la course aux armements et consacrer en revanche leurs ressources et leurs énergies à l’assistance fraternelle aux pays en voie de développement ». Plus précisément encore qu’elles puissent « consacrer, fût-ce une partie de leurs dépenses militaires à un grand fonds mondial pour la solution des nombreux problèmes qui se posent pour tant de déshérités (alimentation, vêtements, logements, soins médicaux). »
Le 4 octobre 1965, dans sa fameuse Allocution à l’Assemblée des Nations Unies, Paul VI déclarera, comme ses prédécesseurs, que l’ONU « représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale » « l’ultime espoir de la concorde et de la paix ».
L’ONU octroie la reconnaissance internationale, morale et juridique à chaque nation jeune ou vieille, petite ou grande. L’ONU veut régler les rapports entre nations « par la raison, par la justice, le droit et la négociation et non par la force, ni par la violence, ni par la guerre, non plus que par la peur et par la tromperie ». Etablir une fraternité entre tous les peuples considérés comme égaux pour que « jamais, plus jamais » il n’y ait la guerre. Si les armes défensives restent nécessaires, il faut travailler à « garantir la sécurité de la vie internationale sans recourir aux armes », réduire les armements[4] et consacrer les économies faites aux pays en voie de développement. L’Onu est un lieu où s’organise la solidarité, où se proclament « les droits et les devoirs fondamentaux de l’homme, sa dignité, sa liberté, et avant tout la liberté religieuse », le droit à la vie, à une vie digne, au progrès économique et social, à la santé, la culture, les sciences et les techniques. Mais tout ce progrès ne peut se construire que sur « des principes spirituels » qui « ne peuvent reposer […] que sur la foi en Dieu ».
Le 15 septembre 1966, dans sa Lettre encyclique Christi Matri, il lance un appel aux dirigeants des nations en faveur de la paix et les invite à arrêter les hostilités et à négocier.[5]
Alors que commence la guerre israélo-arabe, dans son Allocution à l’audience générale du 7 juin 1967, il déclare : la « violence aveugle et meurtrière » ne peut faire « régner l’ordre et la justice parmi les hommes ». Le pape ne prend pas position sur ce conflit en cours. Ce qu’il demande : « que l’on suspende les combats ; que l’on se préoccupe de sauver des vies humaines ; et ensuite, qu’on reprenne les négociations en termes de justice et de raison ; que l’on fasse confiance aux institutions destinées à promouvoir les relations pacifiques entre les nations. » En attendant, les chrétiens se doivent d’exercer la charité envers tous les hommes même quand ils portent « sur eux un jugement de blâme et de condamnation ». Ils doivent bannir antipathie et haine.
La même année, Paul VI demandera[6] à « tous les vrais amis de la paix », à quelque culture qu’ils appartiennent, que l’on célèbre chaque année, le premier jour de l’an une « Journée de la paix », à partir du 1er janvier 1968, une paix véritable, « juste et équilibrée dans la reconnaissance sincère des droits de la personne humaine et de l’indépendance de chaque nation ». Il est, en effet de fausses paix. La paix en « paroles » séduisantes « mais qui peuvent aussi servir, et ont malheureusement parfois servi, à cacher le vide d’un véritable esprit et de réelles intentions de paix, quand ce n’est pas à couvrir des sentiments et des actions de domination ou des intérêts de parti ». Autre fausse paix, celle qui « ne reconnaît pas et ne respecte pas les solides fondements de celle-ci : la sincérité, la justice et l’amour […] la liberté, des individus et des peuples, dans toutes ses expressions, civiques, culturelles, morales, religieuses ». Fausse paix celle de « l’oppression […] capable de créer un aspect extérieur d’ordre et de légalité ». Fausse paix encore, celle du « pacifisme » qui cache « une conception lâche et paresseuse de la vie »[7] ou du « pacifisme tactique qui endort l’adversaire à abattre ou désarme dans les esprits le sens de la justice, du devoir et du sacrifice. »[8]
Aux catholiques, il ajoute : « pour le chrétien, proclamer la paix c’est annoncer Jésus-Christ : « Il est notre paix (Ep 2, 14) ; son Évangile est « Évangile de paix (Ep 6, 15) ; moyennant son sacrifice sur la croix, Il a accompli la réconciliation universelle, et nous, ses disciples, nous sommes appelés à être des « artisans de paix » (Mt 5, 9) ; et c’est seulement de l’Évangile, à la fin, que peut effectivement surgir la paix, non pas pour rendre les hommes faibles et lâches, mais pour substituer dans leurs âmes aux impulsions de la violence et des oppressions les vertus viriles de la raison et du cœur d’un humanisme vrai. » On ne peut donc se taire devant la menace d’un conflit. Fils d’un même Père, unis au Christ, appelés par l’Esprit Saint à l’unité des consciences, des œuvres, des destins, les chrétiens peuvent parler d’amour du prochain, exercer miséricorde et pardon et surtout prier.[9]
Dans son Radio-message du 23 décembre 1967, il rappelle que la « paix extérieure », « politique, militaire, sociale communautaire » s’enracine, comme la vertu, la sérénité, la félicité et la sagesse, dans la « paix intérieure », la « paix du cœur, qui est vraie maîtrise de soi ». Elle ne doit pas être confondue avec la résignation, le fatalisme, l’insensibilité, l’indifférence, le scepticisme, l’hédonisme, l’activisme ou la misanthropie. Elle est estime et amour de tout homme, elle est un ordre et suppose donc « une perfection de rapports » avec Dieu d’abord et avant tout, fondement de tout ordre personnel, moral, social et international, de toute fraternité et de tout pardon.
Conscient que la guerre ne résout rien, dans son Allocution au Corps diplomatique, le 8 janvier 1968, il fait l’éloge de la vraie diplomatie, « celle qui s’inspire de critères moraux et vise au vrai bien de la communauté internationale » qui fait confiance à la raison, respecte le droit et la justice.
Enfin, n’oublions pas que développant l’idée déjà présente chez Pie XII et abordée par le Concile[10], que la paix demande que disparaissent les grandes disparités économiques, il livre au monde, en 1967, la première encyclique qui soit entièrement consacrée à ce problème : Populorum progressio dont nous parlerons dans le volume suivant.
Paul VI a donc souhaité qu’à partir du 1er janvier 1968 soit célébrée une Journée de la paix.[1] Ce sera l’occasion, désormais, pour chaque Souverain Pontife de développer un thème en rapport avec la paix.
Ces messages seront désormais l’occasion d’approfondir la pensée de l’Église sur le thème de la paix ou plus exactement sur les conditions de la paix.[2]
Remarquons préalablement que « la proposition de consacrer à la paix le premier jour de l’année nouvelle ne se présente pas, dans l’idée de Paul VI, comme exclusivement religieuse et catholique ». Elle s’adresse, comme l’encyclique Pacem in terris, au monde entier, aux « hommes sages », gouvernants, organisations internationales, institutions religieuses, mouvements culturels, politiques, sociaux, aux diplomates, philosophes, hommes de science, syndicalistes, industriels, publicistes, maîtres d’école aux artistes, aux jeunes, « qui voient combien la paix est aujourd’hui à la fois nécessaire et menacée ». Le rôle de l’Église catholique est, « dans un esprit de service et d’exemple » de « simplement ’lancer l’idée’ ». Néanmoins, la partie finale du message sera distinctement et explicitement destinée aux catholiques.[3] (1968).
Dans le monde, depuis toujours, la lutte est partout présente à tel point que qu’elle peut ancrer « la conviction secrète et sceptique [que la paix] est pratiquement impossible » (1974). De plus, il faut reconnaître qu’elle peut être nécessaire, être « l’arme de la justice », un « devoir magnanime et héroïque », et qu’elle peut même être couronnée de succès (1970).
Il n’empêche qu’elle ne peut être l’idéal de notre vie. Ne fût-ce que parce qu’elle entraîne désordre, ruines et carnages, discriminations, exploitations et dominations, haine, lutte des classes (1971), révolutions et misère (1974). Elle se nourrit des nationalismes et des idéologies « exclusivistes et dominatrices ». Elle engendre des engins meurtriers et terrifiants (1975)[4], pousse à l’acquisition d’armements préventifs. La lutte est aussi la conséquence d’une organisation capitaliste, égoïste (1976).
A côté de la violence de la guerre, il y a aussi la violence « privée » parfois « organisée en groupes clandestins et factieux » comme dans les maffias. Mais « la violence n’est pas la véritable force », elle sourd d’une « énergie aveugle » et est « antisociale » (1978). Considérer la lutte comme une exigence sociale est une erreur et un « délit virtuel et permanent contre l’humanité » (1974). Ni la délinquance, ni le terrorisme, ni la torture policière ne peuvent être admis (1977).
L’idéal de notre vie est la paix.
Elle est nécessaire (1971), nous allons le voir, et elle est possible (1973) même si, après les bonnes résolutions qui ont suivi la deuxième guerre mondiale et ses horreurs on est revenu à la violence présentée encore parfois comme « la cuirasse de la justice », à la « haine déclarée légitime » (1973). « La paix est possible ! Elle doit être possible », c’est ce que crie « la voix mystérieuse et formidable des soldats morts au champ d’honneur et des victimes des conflits passés ». Des signes encourageants apparaissent de plus en plus : des institutions internationales ont été crées en vue de la paix, comme l’ONU, on accorde de plus en plus d’importance aux négociations comme en témoignent les accords d’Helsinki en 1975, en de nombreux endroits s’est manifestée une volonté de désarmement, de limiter les armes nucléaires, d’aider les pays en voie de développement, s’est répandue largement la condamnation du terrorisme, de la torture, des camps de concentration, des répressions. L’opinion publique est aujourd’hui plus mûre et plus sage, des relations de plus en plus nombreuses et étroites se sont tissées entre les hommes. S’est créée une véritable solidarité internationale. Les hommes découvrent leur complémentarité, leur interdépendance. Les échanges commerciaux se multiplient et se répand une même vison de l’homme grâce à la facilité de voyager et aux moyens de communication sociale.(1970, 1973,1978).
La paix est donc possible mais il faut la vouloir, « et si la paix est possible, elle est objet de devoir » (1973).
Mais est-elle un « pur équilibre » ? Peut-elle être le fruit de la crainte ? Non, elle ne peut être imposée par la force, elle ne se construit pas sur le mensonge, ni sur la tyrannie, ni par la violence (1971). Elle ne peut même pas se confondre avec « des moments de tranquillité », une trêve, un armistice. (1973) Elle n’est ni faiblesse, ni renonciation au droit et à la justice, ni « fuite du risque et du sacrifice », ni résignation (1974) elle ne se construit pas sur la méfiance, la défiance (1975).
La paix est un idéal qui ne se confond pas non plus avec le pacifisme[5]. Alors, quelle est la vraie nature de la paix et comme se construit-elle ?
Comme Jean XXIII l’a proclamé à la suite de Pie XII, elle repose sur les quatre fameux piliers : la vérité, la justice, la liberté, l’amour, « les plus hautes et universelles valeurs de la vie », autour desquelles, désormais, toute la réflexion de l’Église va s’organiser. (1968)
Certes, il faut travailler au désarmement, un désarmement « commun et général pour ne pas constituer une erreur impardonnable, conséquence d’un optimisme impossible et d’une naïveté aveugle, tentation pour la violence d’autrui » (1976) La formule « Si tu veux la paix, prépare la guerre » « n’est pas admissible sans des réserves radicales ». Car la course aux armements entraîne une « dépense incalculable de moyens économiques et d’énergies humaines […] au détriment du budget des écoles, de la culture, de l’agriculture, de la santé, de la vie sociale » (1977). Et il est regrettable que certains pays en voie de développement considèrent qu’il faut privilégier l’armement : « d’abord l’épée ; ensuite la charrue » (1973)
Il est nécessaire d’aller plus loin car elle ne se confond pas simplement avec, l’« inertie » ou l’ « apathie » d’hommes sans armes (1977), elle n’est pas « immobilisme » mais « dynamisme » (1972)[6] puisqu’elle est le principe et la fin du « développement normal et progressif de la société humaine » (1970). Elle doit être « active et progressive » (1973), elle doit être « faite », « continuellement engendrée et produite » de génération en génération (1975). Elle doit être « rationnelle et non passionnelle, magnanime et non égoïste » (1973)
La paix est sécurité et ordre, cause et effet du droit. La paix est donc un devoir pour tous les hommes, un devoir moral, universel et perpétuel, social et personnel dans la mesure où les conflits naissent de « carences de l’âme humaine » (1969), de nos égoïsmes (1970).
L’objectif est, grâce à une « nouvelle pédagogie », d’éduquer les jeunes à la paix en créant un « esprit nouveau ». (1968) Dès l’enfance, la paix doit imprégner tous les aspects de la vie (1978). La politique, l’économie, la culture, la pédagogie, etc. doivent être conçus en fonction de la paix. (1974) Et donc la paix dépend de chacun de nous et elle se fait d’abord à l’intérieur : « il faut désarmer les esprits » (1975) pour qu’elle entre dans la conscience. Ce sont, en effet, les idées qui mènent le monde. (1974)
Comment former la conscience des hommes sinon avec des « forces morales » comme le courage et l’amour (1973) et les « armes morales » : le respect des pactes, la justice et l’honnêteté. (1976). Il faut apprendre aux hommes « à parler un même langage », « à se comprendre, à partager les mêmes sentiments », à se réconcilier (1975) et, dans cette tâche, les femmes qui sont de plus en plus présentes dans la société, peuvent, en fonction de leurs qualités propres, jouer un rôle important (1975). Il faut sans cesse rappeler que tous les hommes sont frères, que nous sommes « tous responsables du bien commun », faits pour l’amour qui seul engendre la paix. Pour y arriver, il n’y a pas deux chemins, il faut mettre l’homme, sa dignité, son égalité et sa fraternité, au centre de ses préoccupations (1971). Défendre l’homme, c’est défendre la vie (1977). Paix et vie sont unis par un lien « métaphysique » (1978). La vie est « valeur et condition de la paix, […] tout crime contre la vie est un attentat contre la paix, surtout s‘il porte atteinte aux mœurs du peuple » comme dans le cas de l’avortement. La vie est « sacrée » c’est-à-dire « soustraite à tout pouvoir arbitraire de suppression » « intouchable, digne du plus grand respect, du plus grand soin, de tout sacrifice ». Attenter à la vie humaine innocente est un attentat contre la paix « c’est-à-dire contre la protection générale de l’ordre de la société humaine » (1977)
Ainsi, à propos de la justice, Paul VI fait remarquer que si elle implique les droits et les devoirs qui consignés dans des codes[7], elle exige aussi et surtout une conscience persuadée que tout homme est une personne, inviolable, libre, responsable. La justice est donc à la fois statique et dynamique, individuelle et collective (1972) : elle défend les faibles et punit les violents (1976).
Ceci dit, Paul VI s’adresse aux catholiques et leur montre qu’étant donné tout ce que réclame la construction de la paix, étant donné, en particulier, la nécessité d’aimer, comme il a été dit, l’homme, par ses seules forces, ne peut construire une paix solide et stable. Il a besoin de la paix du Christ qui enseigne optimisme, charité, justice (1969) et donne le sens de la « paternité divine » (1971). Pour que paix et vie fraternise, il faut la foi, la religion[8]. Pas de paix « véritable, stable et universelle » sans « l’éclairage et l’aide du Christ » (1978). De plus, l’histoire révèle l’importance du pardon pour que disparaisse toute volonté de revanche de la part du vaincu (1970)[9]. Les catholiques peuvent indiquer le chemin, sûr de la Providence, révéler que « toute vicissitude humaine peut être transformée en une histoire de salut » (cf. Rm 8, 28). Ils sont invités à soutenir les initiatives et institutions, prêcher l’amitié, pratiquer l’amour du prochain (1973) et former le sens de l’unité.
« Plus jamais la guerre ! » Tel est le cri qui résonne encore aujourd’hui dans les mémoires et que le Pape lança face aux représentants du monde réunis au siège des Nations Unies le 4 octobre 1965.[10]
La seule voie humaine acceptable pour la résolution des inévitables conflits est la négociation : « Pour faire régner la paix, il faut traiter, traiter sans se lasser, pour éviter cette humiliation suprême qui serait en même temps la suprême catastrophe : le recours aux armes ».[11] « La paix s’affirme seulement par la paix, celle qui n’est pas séparable des exigences de la justice, mais qui est alimentée par le sacrifice de soi, par la clémence, par la miséricorde, par la charité »[12].
Tel est l’essentiel de la philosophie de Paul VI.
…devenons des instruments de cette miséricorde,
des canaux à travers lesquels Dieu puisse irriguer la terre,
garder toute la création et faire fleurir la justice et la paix.
Désormais, le souci du Magistère sera, d’une part, d’élargir sans cesse la réflexion doctrinale entamée avec Pie XII, reprise dans Pacem in terris, relancée par le Concile Vatican II et les messages pour la Journée de la paix. d’autre part, l’Église restera attentive aux événements du temps et réagira à l’actualité tragique, mettant ainsi immédiatement en pratique le corps doctrinal enrichi et renouvelé d’année en année.
Commençons donc par faire une synthèse des messages de paix lancés par les trois pontifes.[1]
Ensuite nous nous arrêterons aux discours adressés à l’occasion d’une guerre, d’un conflit ou d’une manifestation particulière de violence.
Comme nous allons le constater, Jean-Paul II reprend l’enseignement de ses prédécesseurs immédiats en développant et ajoutant certains aspects. Il s’agit encore et toujours d’éviter la guerre[1] et surtout d’éduquer à la paix.
La guerre ne cesse d’être présente dans le monde et elle menace, par le progrès de l’armement scientifique, d’être toujours plus sauvage et destructrice. De plus, par le terrorisme ou des méthodes insidieuses et subversives, des guerres larvées traînent en longueur. Pour éviter la catastrophe et construire une société‚ vraiment humaine, il faut tendre à l’interdiction absolue de la guerre.
Par quels moyens évitera-t-on la guerre ?
Par le dialogue et la diplomatie (1982-1983)
Pour préparer une véritable paix, la maintenir ou la rétablir, le dialogue est nécessaire, l’histoire en témoigne.
Aujourd’hui, ce dialogue est particulièrement difficile, vu la complexité des problèmes, leur gravité et leurs implications. Il est difficile aussi parce qu’il réclame, de part et d’autre, bon nombre de vertus : sincérité, loyauté, compréhension, respect de l’autre, patience et générosité.
Toutefois, les hommes sont capables de dépasser leurs divisions. Aussi le dialogue est-il possible dans la recherche de la vérité, de la justice et de ce qui est commun aux hommes. A condition, bien sûr, qu’ils abdiquent égoïsme, volonté de puissance et mensonge, qu’ils renoncent aux idéologies où la force et la lutte remplacent la raison, comme aux conceptions outrancières de la souveraineté et de la sécurité de l’État.
Ce dialogue, qui est l’oeuvre particulière des chefs d’État et des diplomates, est facilité lorsqu’il est appuyé par une opinion publique éclairée et formée. Ainsi existent aujourd’hui des mouvements pour la paix importants et populaires. Leurs fondements idéologiques, leurs projets et propositions sont divers. Certes, ces mouvements peuvent souvent prêter le flanc à des manipulations partisanes. Il n’empêche qu’ils témoignent d’un désir de paix profond et sincère.
Le dialogue peut être aidé par la médiation de pays plus puissants, d’organisations internationales ou du Saint Siège.
Les organisations internationales, l’ONU en particulier, ont des faiblesses. Elles sont l’objet de tentatives de manipulations, elles connaissent des crises internes et ne sont pas suffisamment efficaces puisqu’elles n’ont pas de pouvoir de contrainte. Mais, par leur existence même, elles unissent et associent les États. Elles jouissent d’une autorité morale et juridique qui doit être renforcée pour soumettre, dans la recherche de la paix, les programmes, les systèmes, les régimes à une révision continuelle, en fonction du bien de l’homme.
Le Saint Siège, depuis des siècles, jouit d’une souveraineté limitée territorialement, mais indispensable au libre exercice de sa mission. Le Saint Siège jouit d’une autorité spirituelle et morale qu’il met au service de la paix. Sans intérêts matériels propres à défendre, il inspire confiance à de plus en plus de nations, même non chrétiennes. Il apporte son aide diplomatique et s’efforce de faire adopter le dialogue comme le moyen le plus apte à surmonter les différends.
Un exemple d’intervention : la médiation du Saint Siège a été demandée en 1979 par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Le Saint Siège a accepté, fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape. (1982)
\b. Par l’établissement d’une autorité universelle
Pour garantir, à tous les peuples, la sécurité, le respect de la justice et des droits, l’institution d’une autorité publique universelle, reconnue par tous et dotée de pouvoirs efficaces serait évidemment souhaitable.
L’institution d’une autorité universelle peut apparaître comme lointaine. Aussi, en attendant, le recours aux armes est-il légitime, en principe, et peut être même nécessaire, pour défendre les justes droits des peuples.[2]
La défense est légitime (1983), en principe et sous des conditions strictes et exigeantes:
il faut qu’aient été faits tous les efforts possibles pour trouver une solution pacifique ;
il faut aussi qu’il y ait proportion entre le bien à défendre et les maux entraînés par la guerre ;
il ne faut pas que le but soit, au delà de la défense, d’imposer son empire à d’autres ;
la guerre juste commencée, tout n’est pas licite pour autant : serait criminel tout acte de guerre qui tendrait indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, ou encore, à l’élimination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique ;
il faut respecter les conventions relatives au sort des blessés, des prisonniers.
Un état a donc le droit et le devoir d’organiser un service militaire et d’appeler les citoyens à la légitime défense.
Mais, pour respecter les consciences, l’État pourvoiera également au cas de ceux qui refusent l’emploi des armes, à condition cependant qu’ils acceptent de servir la communauté sous une autre forme.
De même, sont louables ceux qui renoncent à la violence et qui, pour
la
sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense accessibles aux
plus faibles, sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la
communauté.
Les armes atomiques, par leurs conséquences effroyables et durables, par la difficulté de les contrôler, accentuent l’importance des principes évoqués plus haut.
Mais, la réalité est telle aujourd’hui que l’arme nucléaire est considérée comme l’arme de dissuasion typique. Aussi, à défaut d’une concorde fondée sur la loyauté et la justice plutôt que sur la force, on ne peut condamner le recours à une dissuasion non indiscriminée comme moyen de défendre la sécurité et résister à d’injustes agressions. Dans le même temps, il est indispensable de préparer le changement de la situation qui, actuellement, justifie cette dissuasion.
La recherche d’un équilibre des forces n’est pas un moyen sûr de préserver la paix, car chacun cherche toujours à s’assurer une certaine marge de supériorité, de crainte de se trouver désavantagé. Cette logique relance sans cesse plus dangereusement la course aux armements et pousse les états à détourner des sommes considérables qui pourraient subvenir à bien des misères.
Cette tendance doit donc être inversée. Le désir d’une paix juste et stable demande au moins une réduction mutuelle des armes de tous types, progressive et vérifiable. (1985)
La paix est bien, comme le disait saint Augustin, le plus doux, le plus désirable et le meilleur des biens terrestres auquel tous les hommes aspirent. La paix est la tranquillité et la plénitude de l’ordre voulu par Dieu, tel qu’il est inscrit dans la nature humaine. [3] Toutefois, cet ordre, don de Dieu, compromis dès l’origine par le dérèglement de la conscience, doit être mérité et conquis chaque jour par l’effort de tous les hommes. (1982) Dans cette construction, la femme a un rôle tout particulier à jouer. (1995)
La paix est un bien de nature rationnelle et morale, qui suppose le respect de la vérité, de la liberté, de la justice et de l’amour. (2003 et 2005)
La vérité objective et universelle sur l’homme révèle et opère l’unité de l’homme avec Dieu, avec lui-même et avec les autres. Sans un accord sur le discernement du bien et du mal et sur les valeurs de vie, dont Dieu est la source et le garant, pas de paix à espérer ! C’est pourquoi il faut refuser tout mensonge sous quelque forme que ce soit, ainsi que les idéologies où la force est source du droit et la lutte considérée comme moteur de l’histoire. (1980)
La liberté est un droit fondamental lié à la dignité transcendante de l’homme, qui a la faculté de se déterminer et de choisir, en fonction du vrai et du bien, les valeurs auxquelles il adhère de manière responsable. La liberté est aussi un devoir à assumer à l’égard des autres, qui doivent être respectés dans leurs droits. Pour la paix, il faut promouvoir la liberté ainsi définie, qui ne peut se confondre avec la recherche insatiable et égoïste de biens matériels ni avec la licence, qui fait fi de toute référence aux valeurs morales. (1981) La liberté religieuse, en particulier, a une incidence spécifique sur l’idée de paix (1988) dans la mesure où elle s’enracine dans la conscience des hommes. (1991)
La justice reconnaît la dignité et l’égalité fondamentale des hommes. Elle implique le respect effectif des droits de la personne et l’accomplissement loyal des devoirs qui y sont attachés. (1999) Ainsi seront évitées nombre de frustrations, source de violence. (1984) On sera tout particulièrement attentif à respecter les minorités : toute personne jouissant d’une dignité inaliénable. (1989) On sera aussi attentif à tous les aspects de la justice sociale (1998) non seulement sur le plan national mais aussi sur le plan international, les hommes étant appelés à former une seule famille. (2000)
Mais la justice ne suffit pas à construire la paix. Elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine si elle ne s’allie pas à l’amour, qui invite à la bienveillance, à la disponibilité, au dialogue, au partage, au pardon et à la réconciliation. (2002)
La paix ne peut gagner la société que par une réforme personnelle, où chaque homme rétablit d’abord en lui la hiérarchie des valeurs qui est le reflet de la volonté divine. En effet, le premier obstacle à la paix gît dans le péché de l’homme, en particulier dans le dérèglement d’une conscience qui appelle bien ou mal ce qu’elle entend choisir au gré de ses intérêts matériels ou de sa volonté de puissance.
Sans une conversion du cœur, toute paix est illusoire.
Comment y parvenir ? (1979)
Par une éducation, dès l’enfance (1996), aux valeurs morales : loyauté, fidélité aux engagements pris, honnêteté, justice, tolérance, respect des autres (de leur vie, de leurs conditions de vie, de leur race), partage, solidarité, pardon, humilité.
Par la méditation d’exemples historiques ou actuels d’hommes ou de peuples artisans de paix.
Par l’emploi d’un langage pacifique, qui bannit l’ironie acerbe et évite de tout exprimer en termes de rapports de forces, de lutte.
Par le souci d’écouter, de comprendre avec douceur et confiance.
Par des gestes quotidiens de camaraderie, de conciliation et de réconciliation.
Par un mode de vie plus simple, qui freine les instincts de possession, de consommation et de domination.
Par l’approfondissement du sentiment religieux.
Le renouveau intérieur incessant dont nous venons de parler libère l’homme du péché et de ses conséquences sociales. Il doit accompagner l’effort à fournir pour transformer la société.
Là aussi, la paix est le fruit d’un ordre voulu par Dieu et qui doit être réalisé par des hommes aspirant sans cesse à plus de justice.
Selon cet ordre social, il faut tenir compte de la valeur de chaque personne et de chaque groupe, des exigences du bien commun, de la sauvegarde des droits humains et de la priorité de l’être sur l’avoir. Cet ordre bannit la violence et les discriminations sociales, économiques et politiques.
La paix ne peut être confondue avec un faux irénisme (1981). Elle exige une force authentique pour dominer les conflits et les obstacles. Au plan personnel, chacun doit ainsi contrôler ses passions et la société a besoin d’une autorité vigilante.
qu’est-ce que la force ?
La force est un moyen ou un instrument essentiel pour le droit positif. Organisée et ordonnée aux fins du droit, elle n’est plus simplement force physique mais encore et surtout de la justice au concret, aussi bien dans le domaine public que dans le domaine privé, en cas de légitime défense par exemple.
qu’est-ce que la violence ?
La violence, en général, est la violation d’un ordre fondé sur le droit naturel.
Ainsi sont donc condamnables les formes élémentaires de la violence : la torture, les détentions arbitraires, les exécutions sommaires, les « disparitions » organisées, le terrorisme, l’avortement, l’euthanasie, mais aussi les formes subtiles ou larvées de la violence.
Par exemple :
Dans le système d’apartheid, la discrimination raciale institutionnalisée nie l’égalité fondamentale de tous les hommes et engendre des violences. La solution à ce problème doit être non violente et bilatérale.
Dans les idéologies qui, bâties sur une fausse vision de l’homme, font de la lutte un moteur du progrès. (1984)
Dans les familles. La paix ne peut exister dans une nation si les familles sont divisées, incapables de surmonter les conflits et si l’on accepte la désintégration du mariage.(1993)
Dans l’information manipulée, partiale et déformée ou la propagande sectaire.
Dans l’injuste répartition des richesses, des pouvoirs et des responsabilités.(1985)
Dans les discussions et négociations professionnelles, sociales ou politiques où l’on se laisse aller à l’indignation sélective, à l’insinuation perfide, au discrédit systématique de l’adversaire, au chantage, à l’intimidation, ou bien au silence résigné et complice, à la compromission partielle, ou encore à des réactions irraisonnées, à la contestation et à la revendication systématiques.
Dans l’imprévoyance et la superficialité des responsables. Il faut s’attaquer aux racines de l’injustice et des conflits.
Dans une gestion de l’environnement et du patrimoine commun qui ferait fi de toute raison et de toute solidarité. (1990)
Il faut, au contraire, dans ces rencontres, en appeler à la raison, au coeur, à la conscience, ne pas discréditer tous les aspects même justes et bons de l’action adverse, mais reconnaître la part de vérité qu’il y a dans toute oeuvre humaine. Le vrai progrès a besoin d’une force résolue, patiente et prudente dans l’acceptation mutuelle. En particulier, chez les croyants, l’ « esprit d’Assise » doit rayonner appuyé sur la force de la prière, le dialogue œcuménique et interreligieux. (1991) Et tous les hommes, croyants ou non, sont appelés à un vaste dialogue culturel qui, dans le respect de la diversité, cherchera les valeurs communes. (2001)
Dans les oppositions, notamment, découvrir et sélectionner les différents éléments de vérité et les reconstituer dans leur unité indivisible pour pouvoir exprimer toute leur profondeur. Il faut aussi prévoir : prendre en compte les aspirations nouvelles compatibles avec le bien, repérer à temps les conflits latents, rouvrir en temps opportun des dossiers sur des problèmes momentanément neutralisés par des lois, des accords qui ont servi à éviter leur exaspération.
Les inégalités sociales criantes doivent être rabotées. La pauvreté, sous toutes ses formes, est une source de conflits, il faut donc avec l’esprit de pauvreté aller à la rencontre des pauvres. (1992)
L’ensemble de ces exigences nous montre finalement que la paix est le fruit d’un ordre personnel et social, de l’ordre voulu par Dieu dans tous les aspects de notre vie personnelle et sociale ce qui revient à dire que la paix est le fruit de l’évangélisation intégrale des hommes, de leur conversion personnelle au Christ rédempteur et miséricordieux qui pardonne et qui réconcilie (1997) et de la mise en œuvre dans tous les champs d’activités de la doctrine sociale de l’Église. (1980-1981).
Au soir de sa vie, le 1er janvier 2004, le pape Jean-Paul II faisait le bilan des 36 messages déjà donnés par l’Église au monde. 36 messages qui, pour lui, représentaient « les différents chapitres d’une véritable « science de la paix ». » Et voici comment il jugeait son apport personnel : « j’ai appelé les hommes de bonne volonté à réfléchir sur différents aspects d’une convivialité ordonnée, à la lumière de la raison et de la foi ». Il ajoutait : « C’est ainsi qu’est ainsi qu’est née une synthèse de la doctrine sur la paix, une sorte de lexique concernant ce sujet fondamental : un lexique simple à comprendre pour qui a l’esprit bien disposé, mais en même temps extrêmement exigeant pour toute personne sensible au sort de l’humanité. » Et il semblait, en ce qui le concerne du moins, clore son apport doctrinal en « écrivant : « Les différentes facettes du prisme de la paix ont désormais été largement illustrées. Il reste maintenant à travailler pour que l’idéal de la convivialité pacifique, avec ses exigences précises, entre dans la conscience des individus et des peuples. Nous chrétiens, nous ressentons l’engagement à nous éduquer nous-mêmes, ainsi que les autres, à la paix comme faisant partie du génie même de notre religion. Pour le chrétien, en effet, proclamer la paix c’est annoncer le Christ qui est « notre paix (Ep 2, 14), c’est annoncer son Évangile, qui est « l’Évangile de la paix » (Ep 6, 15), c’est appeler tous les hommes à vivre la béatitude invitant à être des « artisans de paix » (cf. Mt 5, 9). »
Est-ce à dire que l’Église se tairait désormais ? Certes non. Le 1er janvier 2005, Jean-Paul II donnait son dernier message et, l’année suivante, comme on va le voir, Benoît XVI prenait le relais. L’essentiel a été dit durant toutes ces années mais il est bon de le redire et de l’approfondir, de le confronter sans cesse à la triste actualité. Il n’empêche que l’action doit suivre le discours, qu’il faut à un moment laisser le texte pour l’incarner dans la réalité.
Au cours de son long pontificat, Jean-Paul II aura de nombreuses fois, hélas, l’occasion d’illustrer la « science de la paix » et de donner des directives précises.
Prenons quelques exemples.
Face aux actions subversives violentes en Amérique du Sud, sa condamnation fut sans équivoque.
Dans son Discours d’ouverture de la Conférence de Mexico, le 28-1-1979, il prenait déjà nettement distance par rapport à l’action inspirée par certaines théologies de la libération et mettait en garde contre une relecture de l’Évangile qui « décrirait Jésus comme un activiste politique, comme un opposant à l’oppression et aux autorités romaines et comme quelqu’un qui est impliqué dans la lutte des classes. »
« La violence, dira-t-il devant les travailleurs à Sao Paulo, détruit ce qui va naître, soit qu’elle cherche à maintenir les privilèges de la minorité, soit qu’elle essaie d’imposer des changements de besoins… La lutte des classes n’est pas le chemin d’un ordre social juste parc qu’elle apporte avec elle le risque de ruiner la partie opposée en créant de nouvelles situations d’injustice. Personne ne peut construire quand il y a un manque d’amour, encore moins sur la base de la haine qui cherche la destruction de ce qui est haï. »[1]
Les deux Instructions Libertatis nuntius, Sur quelques aspects de la théologie de la liberation[2] et Libertatis conscientia, Sur la liberté chrétienne et la libération[3] apporteront sous la plume du cardinal Ratzinger alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi tous les éclaircissements doctrinaux nécessaires : « Ceux qui désertent le chemin de la réforme et favorisent le « mythe de la révolution » non seulement favorisent l’illusion que l’abolition d’une situation mauvaise est en elle-même suffisante pour créer une société plus humaine ; ils encouragent alors l’établissement de régimes totalitaires. […] le Magistère de l’Église l’admet en dernier ressort pour mettre fin à une tyrannie prolongée qui nuit gravement aux droits fondamentaux de l’individu et au bien commun. […] L’application concrète de ces pensées ne peut être projetée que lorsque la situation a été rigoureusement analysée ». « … à cause du continuel développement de la technologie de la violence et du sérieux danger d’y recourir, ce qui s’appelle aujourd’hui la « résistance passive », montre une voie plus conforme aux principes moraux et ouvre tout autant de perspectives de succès. […] On ne peut jamais approuver que, perpétré par le pouvoir établi, des insurgés commettent des crimes en représailles contre la population ou que des méthodes terroristes causent la mort lors de démonstrations populaires. »[4]
Le 29 septembre 1979, à Drogheda, en Irlande, Jean-Paul II adresse cette requête « à tous les hommes et à toutes les femmes pris dans l’engrenage de la violence. Je fais appel à vous, et mon plaidoyer se fait passionné. Je vous supplie à genoux de vous détourner des sentiers de la violence et de revenir sur les chemins de la paix. Sans doute prétendez-vous rechercher la justice. Moi aussi, je crois en la justice et je recherche la justice. Mais la violence ne fait que retarder le jour de la justice. La violence détruit le travail de la justice. Un surcroît de violence en Irlande ne pourra qu’entraîner la ruine de la terre que vous prétendez aimer et des valeurs que vous prétendez chérir. Au nom de Dieu, je vous en supplie : revenez au Christ qui est mort pour que les hommes puissent vivre dans le pardon et dans la paix. Il vous attend, il aspire à ce que chacun de vous revienne à lui, de telle sorte qu’il puisse dire à chacun de vous : tes péchés sont pardonnés ; va en paix ! »[5]
Quelques années plus tard, devant les diplomates accrédités près le Saint-Siège, il dira : « Peut-on se résigner à cette plaie qui défigure l’Europe ? Aucune cause ne peut justifier que les droits de l’homme, le respect des différences légitimes et l’observance de la loi soient à ce point bafoués sur ce territoire. J’invite toutes les parties à réfléchir devant Dieu sur leurs comportements. »[6]
Dans l’encyclique Centesimus annus[7], le pape Jean-Paul II évoque la chute des certains régimes oppressifs à travers le monde et souligne le rôle que l’Église a joué, conduisant le peuple « à rechercher des formes de lutte et des solutions politiques plus respectueuses de la dignité de la personne »[8]. Mais c’est surtout à l’écroulement du marxisme en Europe centrale et orientale qu’il s’attarde pour mettre en évidence l’action pacifique qui fut entreprise pour libérer les peuples de la servitude : « à peu près partout, on est arrivé à faire tomber un tel « bloc », un tel empire, par une lutte pacifique, qui a utilisé les seules armes de la vérité et de la justice. Alors que, selon le marxisme, ce n’est qu’en poussant à l’extrême les contradictions sociales que l’on pouvait les résoudre dans un affrontement violent, les luttes qui ont amené l’écroulement du marxisme persistent avec ténacité à essayer toutes les voies de la négociation, du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de l’adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité humaine.
Apparemment, l’ordre européen issu de la Deuxième Guerre mondiale et consacré par les Accords de Yalta[9] ne pouvait être ébranlé que par une autre guerre. Et pourtant, il s’est trouvé dépassé par l’action non violente d’hommes qui, alors qu’ils avaient toujours refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité.
Cela a désarmé l’adversaire, car la violence a toujours besoin de se légitimer par le mensonge, de se donner l’air, même si c’est faux, de défendre un droit ou de répondre à une menace d’autrui. Encore une fois, nous rendons grâce à Dieu qui a soutenu le cœur des hommes au temps de la difficile épreuve, et nous prions pour qu’un tel exemple serve en d’autres lieux et en d’autres circonstances. Puissent les hommes apprendre à lutter sans violence pour la justice, en renonçant à la lutte des classes dans les controverses internes et à la guerre dans les controverses internationales ! »[10]
« Certes, la lutte qui a conduit aux changements de 1989 a exigé de la lucidité, de la modération, des souffrances et des sacrifices ; en un sens, elle est née de la prière et elle aurait été impensable sans une confiance illimitée en Dieu, Seigneur de l’histoire, qui tient en main le cœur de l’homme. C’est en unissant sa souffrance pour la vérité et la liberté à celle du Christ en Croix que l’homme peut accomplir le miracle de la paix et est capable de découvrir le sentier souvent étroit entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l’aggrave. »[11]
[12]
Cette ancienne colonie portugaise à 97% catholique a été occupée en 1975 par l’Indonésie, le plus grand pays du monde à majorité musulmane, et annexé en 1976. Une annexion qui ne fut jamais reconnue par l’ONU qui organisa un referendum en 1999 qui conduisit à l’indépendance en 2002.
L’occupation indonésienne fut accompagnée d’une répression violente raciste et anti-catholique qui fit 200.000 morts et de la déportation de 300.000 Timorais. Il fallut la chute du dictateur Suharto pour que le referendum soit organisé. Malgré cela, le gouvernement indonésien prépara en sous-main une répression au cas où la population se prononcerait pour l’indépendance. Ce n’est qu’en 2012 que les casques bleus ont quitté le pays.
En octobre 1989, en pleine occupation indonésienne, le Pape Jean-Paul II se rendit à Dili et, commentant les paroles du Christ : « Vous êtes le sel de la terre…, vous êtes la lumière du monde »[13], et déclara : « Que signifie être « le sel de la terre » et « la lumière du monde » au Timor oriental aujourd’hui ? Depuis maintenant de nombreuses années, vous avez fait l’expérience de la destruction et de la mort comme conséquences d’un conflit ; vous avez su ce que signifie être victime de la haine et de la lutte. Beaucoup d’innocents sont morts, tandis que d’autres ont été victimes de la vengeance et de représailles. Pendant trop longtemps vous avez souffert du manque de sécurité qui a rendu votre avenir incertain. Cette pénible situation est la cause de difficultés économiques qui perdurent malgré quelque amélioration, empêchant le développement nécessaire au soulagement du fardeau qui pèse encore lourdement sur la population. »[14] Cette dénonciation fut un démenti à la propagande indonésienne qui se targuait d’une intégration pacifiste et réussie. Pour l’avenir, le Souverain Pontife prêcha pour le respect des droits de l’homme, le pardon et la réconciliation.
En 1999, comme les milices pro-indonésiennes et anti-indépendantistes soutenues par l’armée indonésienne s’étaient déchaînées contre la population qui avait voté à 78,5% en faveur de l’indépendance faisant de nouveau des milliers de victimes, le pape intervint à plusieurs reprise : « C’est avec une grande tristesse qu’heure par heure je reçois des nouvelles toujours plus tragiques de cette terre aimée du Timor oriental et je suis profondément triste que les premières lueurs d’espoir nées à la suite de la récente consultation populaire aient été transformées en terreur aujourd’hui, que rien ni personne ne peut justifier. […] Tout en condamnant très fermement la violence qui a été déchaînée contre le personnel et les propriétés de l’Église catholique, j’implore les responsables de si nombreux actes de cruauté d’abandonner leurs desseins meurtriers et destructeurs. C’est aussi mon souhait du fond du cœur que le plus tôt possible l’Indonésie te la Communauté internationale puissent mettre fin au massacre et trouver de réelles voies pour atteindre les aspirations légitimes de la population timoraise. »[15] Il fallut encore attendre des semaines avant qu’une force multinationale sous commandement australien intervienne.
Dès le début de la guerre, le Pape demande le respect de la diversité culturelle : « J’adresse […] un appel pressant aux croyants de ce pays bienaimé -chrétiens et musulmans- afin que, au nom de Dieu, Père commun, ils sachent s’unir en un effort renouvelé pour créer les conditions favorables à une « vie ensemble » dans le respect et l’amour réciproques »[16]
Lors de l’audience du 8 mai 1991, le pape appelle à une solution pacifique : « J’élève encore une fois ma vois pour implorer que soient évités les affrontements fratricides entre les populations serbe et croate, et pour que soit conjuré le recours à la violence. Je supplie de toute ma force les responsables du sort de ces deux peuples de donner des preuves de bonne volonté et du sens de la responsabilité, afin de trouver une solution juste et pacifique aux problèmes que la force des armes ne pourra jamais résoudre. J’invite surtout les responsables des communautés chrétiennes à se faire les promoteurs de la réconciliation, en intensifiant ce dialogue de paix qui a commencé […] entre la délégation de l’Église orthodoxe serbe […] et la délégation de l’Église catholique […]. »[17]
Le 6 septembre, le pape invitait les catholiques du monde entier à prier pour que cessent les violences : « Le Saint-Siège déplore, une nouvelle fois, le recours à la violence armée, et condamne en particulier l’usage des moyens de destruction massive et aveugle.
Il appuie avec vigueur toutes les initiatives prises par la Communauté internationale, et de façon spéciale la Conférence de paix convoquée […] afin de mettre un terme aux hostilités et de trouver une solution négociée aux problèmes. »[18]
En octobre, Jean-Paul II écrit d’une part au cardinal Kuharic et aux évêques croates et d’autre part au Patriarche de l’Église orthodoxe serbe. Il rappelle tout d’abord que « cette guerre ne peut résoudre aucun des problèmes, car elle ne produit que destructions et mort, nourrit la haine et l’esprit de vengeance ». « Le bon sens, le droit et la justice » doivent prévaloir « sur la force des armes ». L’insistance du Souverain pontife s’appuie sur « l’immense aspiration des hommes d’aujourd’hui, en Europe comme dans le monde entier, […] qu’il soit possible d’organiser la convivialité des peuples dans le respect de leurs droits et de leurs légitimes aspirations. On ne peut tolérer aujourd’hui la suprématie d’un peuple sur un autre, ni celle d’un peuple sur une minorité appartenant à une autre nationalité. Aujourd’hui les droits des peuples et les droits des minorités doivent être reconnus, respectés et garantis. Aujourd’hui, on ne peut plus modifier les frontières d’un État en recourant à la force. » d’ailleurs, ajoute le pape, « ces principes, profondément humains et chrétiens, ont été codifiés dans des documents internationaux solennels : ils doivent constituer, pour tout gouvernement, une norme de conduite. » Pour toutes ces raison, le « Siège apostolique continuera à soutenir, de la manière et avec les moyens qui lui sont propres, tous les efforts visant à établir un cessez-le-feu effectif, en vue d’autres initiatives pour une solution de la crise yougoslave. En particulier, il appuie la Conférence de la Haye[19], et s’emploie à faire naître un consensus international en faveur de la reconnaissance de l’indépendance de la Slovénie, de la Croatie et d’autres républiques qui en feront la demande, en conformité avec les principes de l’Acte final d’Helsinki, souscrits par les Etas membres de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe.[20] » Les évêques, de leur côté, sont invités à promouvoir les « principes de convivialité sociale » : la justice la liberté, la dignité de chaque peuple ; d’être les artisans du pardon et de la réconciliation, du dialogue et de la collaboration dans l’assistance aux victimes sans acception de personne.
Au patriarche serbe, après avoir dit sa souffrance devant tant de malheurs, le Pape présente les efforts du Saint-Siège et son appel aux évêques croates appelant à la collaboration avec l’Église orthodoxe. Et il ajoute, avec beaucoup de lucidité, un élément qui souligne l’urgence de son appel : « nous savons bien que le motif de cette guerre n’est pas de caractère religieux mais politique. Malheureusement, le lourd héritage du passé exerce son influence sur les esprits des uns et des autres, et rend encore plus complexe la solution des difficultés. Mais pour construire un avenir de paix, il faut avoir le courage de se libérer des conditionnements du passé et de travailler à donner une réponse aux problèmes du temps présent selon le droit et la justice, dans la charité. »[21]
Le langage est le même devant les autorités politiques : nécessité du dialogue, respect des droits de l’homme, construction d’une « société solidaire et fraternelle » dans le respect des minorités et le refus des exclusions, la nécessité, pour les catholiques, de dialoguer, « malgré les difficultés, […] avec leurs frères des autres communautés chrétiennes »[22]
Mais que faire lorsque les protagonistes ne veulent rien entendre ? Il faut intervenir pour mettre fin au conflit : « Une fois que toutes les possibilités offertes par les négociations diplomatiques, les processus prévus par les Conventions et organisations internationales, ont été mis en œuvre, et que, malgré cela, des populations sont en train de succomber sous les coups d’un injuste agresseur, les États n’ont plus le « droit à l’indifférence ». Il semble bien que leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes - qui gardent toute leur valeur - ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner »[23]
Encore et toujours, dans son Discours à l’ambassadeur de la République fédérale de Yougoslavie, le 25 avril 1996, Jean-Paul II appela « à la réconciliation et au pardon mutuel » et souligna « la nécessité de parvenir à une réconciliation qui aille au-delà des torts et des revendications, en s’appuyant sur tout ce qui unit plutôt que sur ce qui divise. » Le Saint-Père ajoutait : « L’effort pour vaincre l’injustice et la violence par le pardon et la collaboration constitue la route principale qui pourra conduire à une nouvelle ère de progrès et de paix pour le Sud-Est européen. »[24]. L’ambassadeur, dans son discours, mit en avant le souci prioritairement humanitaire du Saint-Siège en rappelant que le cardinal Sodano, Secrétaire d’État, avait dénoncé en 1994 les effets négatifs des sanctions décrétées par l’ONU contre la Yougoslavie.[25]
Le 2 août 1990, les troupes irakiennes envahissent le Koweït. Après que l’Osservatore romano a le 9 et le 20 août, condamné cette invasion et appelé à la négociation, Jean-Paul II, le 26 août, lance un appel où apparaissent d’emblée les principes sur lesquels il ne cessera de revenir durant toute la durée de la crise : il faut respecter le droit international et la Charte des nations-Unies ; l’ordre international, l’ordre social et économique sont gravement menacés ; on ne peut dissocier le sort des populations du Golfe persique de celui de tous les peuples du Moyen-Orient et surtout du Liban et de la Palestine ; il faut dialoguer et prier.[26]
Le 1er octobre, il se montre non seulement soucieux du rôle que les chrétiens ont à jouer au Moyen-Orient mais il se réfère aussi « à la crise et aux tensions lourdes de danger qui affectent le Golfe ; au drame de la Palestine, à la tragédie du Liban. »[27] Il y revient lors de l’Angelus du 18 novembre. Le Saint-Père redoute qu’à travers ces conflits, ne se creuse une cassure entre le monde musulman et le monde chrétien. Mais il y a plus. Si le Pape lie à plusieurs reprises les cas du Koweit, de la Palestine et du Liban, c’est que, à chaque fois, une injustice est commise. Il veut rappeler, par cette association, que le droit est indivisible. Pourquoi la communauté internationale s’émeut-elle du sort du Koweit au point de se mobiliser en vue d’un règlement armé alors qu’elle se contente de résolutions sans suite pour les autres ? La volonté d’intervenir militairement dans le Golfe n’en paraît que plus suspecte.[28]
Puis, dans le message Urbi et Orbi de Noël, alors que se prépare depuis l’automne une offensive militaire contre l’Irak, il demande : « Que les responsables en soient convaincus : la guerre est une aventure sans retour. En faisant appel à la raison, à la patience et au dialogue, et dans le respect des droits inaliénables des peuples et des gens, il est possible de découvrir et de parcourir les voies de l’entente et de la paix. »
La guerre toutefois menace. Un ultimatum est lancé à l’Irak qui doit expirer le 16 janvier. Une coalition de 34 pays s’est préparée à entrer en guerre avec l’aval de l’ONU[29].
Le 12 janvier, devant les ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège, Jean-Paul II, aptr !ès avoir évoqué les ombres et les lumières qui s’étendent sur le monde, s’attarde à la situation du Moyen-Orient « où s’est levée un jour l’Etoile de la Paix… Ces terres chargées d’histoire, berceau de trois religions monothéistes, devraient être des lieux où le respect de la dignité humaine, créature de dieu, la réconciliation et la paix s’imposent comme des évidences. Hélas ! le dialogue entre les familles spirituelles y laisse souvent à désirer. Les chrétiens minoritaires, par exemple, y sont dans certains cas tout au plus tolérés. Quelquefois on leur interdit d’avoir leurs propres lieux de culte, voire de se rassembler dans des célébrations publiques. Même le symbole de la croix est proscrit. » Plus précisément, il va évoquer les trois régions qu’il lie constamment dans ses interventions et dont la situation exige « des décisions politiques rapides ». En Palestine tout d’abord où le peuple « depuis des décennies, est gravement éprouvé et injustement traité ». Quant au Liban, c’est « un pays disloqué, qui a agonisé des années durant sous les yeux du monde. Il est temps que toutes les forces armées non libanaises s’engagent à évacuer le territoire national. »[30] Enfin, en ce qui concerne le Golfe, il répète ce qu’il a déjà dit : « lorsqu’un pays viole les règles les plus élémentaires du droit international, c’est toute la coexistence entre les nations qui est remise en cause. » Et il rappelle le rôle des Nations-Unies « dont le but est de préserver les générations futures du fléau d la guerre. […] La guerre serait le déclin de l’humanité tout entière. »
Le 15 janvier, la guerre étant imminente, Jean-Paul II s’adresse aux deux protagonistes : George Bush et Saddam Hussein. Au premier, il répète qu’ « il est très difficile que la guerre puisse apporter une solution adéquate aux problèmes internationaux et que, même si une situation injuste peut être momentanément résolue, les conséquences, qui découleraient vraisemblablement de la guerre, seraient dévastatrices et tragiques ». Quelles conséquences ? Des souffrances, des destructions mais aussi « de nouvelles injustices qui seraient peut-être encore pires ». Quelle autre voie, le pape propose-t-il ? Le dialogue. Et c’est ce même discours que Jean-Paul II tient dans son courrier à Saddam Hussein.[31] En vain.
La guerre déclarée, Jean-Paul II poursuit sa croisade de paix. Le 20 janvier, il dénonce « les déplorables bombardements, alors que la population civile, de part et d’autre, a le droit d’être respectée ».[32]
Le 2 février 1991, le Saint-Père invite à la prière en faveur de la paix. A cette occasion, il revient sur les idées qu’il défend sans cesse : on ne peut rester indifférent aux malheurs des autres[33], quels qu’ils soient, nous devons compter sur Dieu et les instances internationales pour rétablir la paix et régler les problèmes du Moyen-Orient :
« Comme hommes, et en tant que chrétiens, nous ne devons pas nous habituer à l’idée que tout ceci soit inévitable et notre esprit ne doit pas succomber à la tentation de l’indifférence et de résignation fataliste, comme si les hommes ne pouvaient être impliqués dans la spirale de la guerre.
En tant que croyants dans le Dieu de miséricorde et Son Fils, Jésus, qui est mort et ressuscité pour le salut de tous, nous ne pouvons pas perdre l’espoir que la grande souffrance qui affecte ainsi de vastes parties de l’humanité, doive prendre fin le plus tôt possible. Pour atteindre ce but, nous avons à notre disposition, en premier lieu, la prière, humble instrument, mais s’il est nourri avec une foi sincère et intense, plus fort que n’importe quelle arme et tout calcul humain.
Nous confions à Dieu notre profonde tristesse, ainsi que notre espérance la plus vive.
Nous invoquons la lumière divine pour ceux qui, dans les sphères internationales, continuent à rechercher les voies de la paix, en s’efforçant de mettre un terme à la guerre et ont la ferme volonté de trouver, pacifiquement et avec le souci de la justice, des solutions appropriées aux divers problèmes du Moyen-Orient.
Nous demandons au Seigneur d’éclairer les dirigeants des partis impliqués dans le conflit, afin qu’ils trouvent le courage d’abandonner la voie de la confrontation militaire et de s’en remettre, avec sincérité, à la négociation, le dialogue et la collaboration.
Nous implorons le réconfort divin pour tous ceux qui souffrent à cause de la guerre et des graves situations d’injustice et d’insécurité qui n’ont pas encore été corrigées dans le Moyen-Orient.
Dans cet appel confiant à la miséricorde de Dieu, je demande instamment à chacun de se sentir en harmonie avec les autres croyants, en particulier avec ces populations de confession juive, chrétienne et musulmane, qui sont les plus touchées par cette guerre. »[34]
Le Souverain Pontife ne se contente pas de bonnes paroles. Il agit. Ainsi demande-t-il au Conseil pontifical Cor unum d’instituer en son sein « une Commission chargée de coopérer aux initiatives qui sont en train de surgir sur un plan international pour aider les réfugiés au Moyen-Orient. »[35] Non seulement les réfugiés mais aussi les prisonniers et les victimes civiles sont au cœur de ses préoccupations permanentes.[36]
Après l’acceptation du cessez-le-feu par l’Irak, le Pape convoque à Rome, les 4 et 5 mars 1991, les représentants des épiscopats des pays participant directement à la guerre du Golfe. Il énumère à cette occasion les principes qui doivent inspirer les organisations internationales et régionales dans l’après-guerre du Golfe : « le principe effectif du principe de l’intégrité territoriale des États ; la solution de problèmes non résolus depuis des décennies et qui constituent des foyers de tensions continuelles ; la réglementation du commerce des armes de toutes espèces ; des accords visant au désarmement de la région. » d’autre part, la pauvreté pouvant mener à toutes les extrémités, « l’ordre économique international […] doit tendre toujours plus au partage et refuser l’accaparement ou l’exploitation égoïste des ressources de la planète. Il doit assurer la juste rémunération des matières premières, permettre l’accès de tous aux ressources nécessaires pour vivre, assurer le transfert harmonieux des technologies et fixer des conditions acceptables au remboursement de la dette des pays les plus démunis. » Enfin, le Saint-Père précise « certaines convictions » qui doivent guider les réflexions des participants :
« -si les problèmes d’hier ne sont pas résolus ou ne connaissent pas un début de solution, les pauvres du Moyen-Orient -je pense, en particulier, au peuple palestinien et au peuple libanais- seront encore plus menacés ;
-il n’y a pas de guerre de religion en cours et il ne peut y avoir de « guerre sainte », car les valeurs d’adoration, de fraternité et d paix qui découlent de la foi en Dieu appellent à la rencontre et au dialogue ;
-la solidarité qui sera demandée à la communauté internationale en faveur des peuples meurtris par la guerre devra s’accompagner d’un sérieux effort pour que les préjugés et le simplisme ne viennent pas compromettre les meilleures intentions ;
-tout attentisme dans la recherche de solutions ou dans la promotion du dialogue constitue un risque sérieux d’aggravation des tensions existantes. »[37]
Plus tard, pensant d’abord aux séquelles de la guerre, à son cortège de deuils et de destructions, Jean-Paul II rappelle « les impératifs éthiques qui, en toute circonstance, doivent prévaloir : le caractère sacré de la personne humaine, de quelque côté qu’elle se trouve ; la force du droit ; l’importance du dialogue et de la négociation ; le respect des pactes internationaux. Ce sont là les seules « armes » qui fassent honneur à l’homme tel que Dieu le veut ! »[38]
Du 20 mars 2003 au 1er mai 2003, une coalition menée par les États-Unis envahit l’Irak, officiellement, pour lutter contre le terrorisme, éliminer des armes de destruction massive et instaurer une démocratie.
Dès le 13 janvier, Jean-Paul II prenait clairement position : « Non à la guerre ! Elle n’est jamais une fatalité. Elle est toujours une défaite de l’humanité. Le droit international, le dialogue loyal, la solidarité entre États, l’exercice si noble de la diplomatie sont les moyens dignes de l’homme et des nations pour résoudre leurs différends. » Et conscient d’une menace de guerre contre l’Irak, il rappelait que les populations étaient déjà exténuées par douze années d’embargo ». Il rappelait aussi : « la guerre n’est jamais un moyen comme un autre que l’on peut choisir d’utiliser pour régler les différends entre nations. Comme le rappellent la Charte de l’Organisation des Nations Unies et le Droit international, on ne peut s’y résoudre, même s’il s’agit d’assurer le bien commun, qu’à la dernière extrémité et selon des conditions très strictes, sans négliger les conséquences pour les populations civiles et après les opérations. »[39]
Le 23 février, Jean-Paul II avait dit sa « grande appréhension devant le danger d’une guerre qui pourrait troubler la région de Moyen-Orient et aggraver les tensions malheureusement déjà existantes ». Il déclarait : « Les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont le devoir de proclamer qu’ils ne pourront jamais être heureux les uns contre les autres ; que jamais l’avenir de l’humanité ne pourra être assuré par le terrorisme et la logique de la guerre. » Et il ajoutait : « En particulier, nous, chrétiens, nous sommes appelés à être comme des sentinelles de la paix, dans tous les lieux où nous vivons et travaillons. Ce qui nous est demandé, c’est de veiller, afin que les consciences ne cèdent pas à la tentation de l’égoïsme, du mensonge et de la violence. »[40]
Aux paroles se joint l’action : « je désire […] que les offrandes recueillies durant cette célébration servent à soulager les besoins urgents de tous ceux qui souffrent en Irak des conséquences de la guerre ».[41] Et le Pape remerciera la ROACO ( Réunion des œuvres pour l’aide aux Église orientales) qui, entre autres, vint au secours des « chrétiens durement éprouvés en Irak »[42]
Nous avons constaté plus haut que le Saint-Père liait les problèmes palestinien, libanais et irakien, la justice étant indivisible et les droits humains fondamentaux n’étant pas respectés dans chacun des cas.
En ce qui concerne les relations entre Israël et le peuple palestinien, la pensée de Jean-Paul II est on ne peut plus claire : « Nous avons été contraints hélas de constater que la Terre Sainte où le Rédempteur a vu le jour, est toujours, par la faute des hommes, une terre de feu et de sang. Personne ne peut rester insensible à l’injustice dont le peuple palestinien est victime depuis plus de cinquante ans. Personne ne peut contester le droit du peuple israélien à vivre dans la sécurité. Mais personne ne peut oublier non plus les victimes innocentes qui, de part et d’autre, tombent tous les jours sous les coups et les tirs. Les armes et les attentats sanglants ne seront jamais des instruments adéquats pour faire parvenir des messages politiques à des interlocuteurs. La logique de la loi du talion n’est pas non plus adaptée pour préparer les voies de la paix.
Comme je l’ai déjà déclaré maintes fois, seuls le respect de l’autre et de ses légitimes aspirations, l’application du droit international, l’évacuation des territoires occupés et un statut spécial internationalement garanti pour les parties les plus sacrées de Jérusalem, sont capables d’apporter un début de pacification dans cette partie du monde et de briser le cycle infernal de la haine et de la vengeance. Et je souhaite que la communauté internationale, avec des moyens pacifiques et appropriés, soit mise en condition de jouer son rôle irremplaçable, en étant acceptée par toutes les parties au conflit. Les uns contre les autres, les Israéliens et les Palestiniens ne gagneront pas la guerre. Les uns avec les autres, ils peuvent gagner la paix ».[43]
Tâchons de résumer la pensée de Jean-Paul II.
La guerre reste, hélas, omniprésente dans l’histoire des hommes mais on ne peut s’en accommoder : « On a le sentiment que la guerre a été déclarée à la paix ! Mais la guerre ne résout rien, elle ne fait que provoquer plus de souffrances et une propagation de la mort ; les rétorsions et les représailles ne servent à rien. La tragédie est vraiment grande : personne ne peut rester silencieux et inactif ; aucun responsable politique ou religieux ! qu’après les dénonciations suivent des actes concrets de solidarité qui aident tous les hommes à revenir au respect mutuel et à la négociation loyale. »[1]
Certes il faut tout faire pour éviter la guerre et privilégier sans cesse le dialogue mais on ne peut non plus rester indifférent à l’injustice et au malheur infligés aux populations innocentes. Un nouveau concept s’impose, celui d’« ingérence humanitaire » : « Bien souvent, des situations où la paix est absente, où la justice est bafouée, où le milieu naturel est détruit, mettent des populations entières en grand danger de ne pouvoir satisfaire leurs besoins alimentaires premiers. Il ne faut pas que les guerres entre nations et les conflits internes condamnent des civils sans défense à mourir de faim pour des motifs égoïstes ou partisans. Dans ces cas, on doit de toute façon assurer les aides alimentaires et sanitaires, et lever tous les obstacles, y compris ceux qui viennent de recours arbitraires au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. La conscience de l’humanité, désormais soutenue par les dispositions du droit international humanitaire, demande que soit rendue obligatoire l’ingérence humanitaire dans les situations qui compromettent gravement la survie de peuples et de groupes ethniques entiers : c’est là un devoir pour les nations et la communauté internationale […]. »[2] Mais cette ingérence humanitaire peut-elle être armée ? Jean-Paul II répond : « Une fois que toutes les possibilités offertes par les négociations diplomatiques, les processus prévus par les Conventions et organisations internationales, ont été mis en œuvre, et que, malgré cela, des populations sont en train de succomber sous les coups d’un injuste agresseur, les États n’ont plus le « droit à l’indifférence ». Il semble bien que leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes - qui gardent toute leur valeur - ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner »[3]
Il va de soi que cette intervention humanitaire souhaitable doit respecter les règles du jus in bello telles qu’elles ont été depuis longtemps édictées et établies dans d’innombrables règlements militaires et conventions internationales.[4] Toutefois, Jean-Paul II note avec satisfaction que : « Parmi les signes d’espérance, il faut […] inscrire, dans de nombreuses couches de l’opinion publique, le développement d’une sensibilité nouvelle toujours plus opposée au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les peuples et toujours plus orientée vers la recherche de moyens efficaces mais « non violents » pour arrêter l’agresseur armé. »[5]
On le constate, la notion de « guerre juste n’a plus du tout le statut privilégié qui fut le sien durant des siècles. Comme le note les meilleurs observateurs, elle s’inscrit désormais dans le cadre dominant d’une théologie de la paix. La pensée des papes depuis Benoît XV s’affirme de plus en plus comme « une théologie de la paix dont la « guerre juste » n’est qu’une partie ». La guerre juste est de plus en plus « subordonnée à cette théologie de la paix » [6].
En témoignent sa condamnation du trafic d’armes[7], de la course aux armements[8], du recours non nécessaire à la peine de mort[9], de l’acquisition d’armes de destruction massive[10], de l’immersion des déchets nucléaires[11] et finalement son souhait « d’échange, de pardon et de réconciliation entre les personnes, entre les peuples et entre les Nations. » [12]
En témoigne, de manière particulièrement éclairante, la réflexion que Jean-Paul II nous a offerte sur le terrorisme[13]. Sa condamnation est bien sûr traditionnelle et sans appel puisqu’il s’agit d’une « blessure douloureuse » motivée par « l’intention de tuer le peuple, de détruire la propriété aveuglément et de créer un climat de terreur et d’insécurité, en incluant souvent des prises d’otages ».[14] Rien ne peut justifier le terrorisme, aucune injustice, aucune pauvreté d’autant plus que les pauvres sont les premières victimes du chaos économique et politique recherché par les terroristes.[15]
Mais comment réagir devant ce phénomène extrême, brutal et aveugle, devant lequel, il est vain, évidemment, de parler de dialogue, de négociation ?
Le Message pour la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2002[16], nous plonge au cœur de cette théologie de la paix indispensable, incontournable désormais et qui est confrontée à la violence la plus sauvage et la plus irrationnelle qui risquerait de la mettre en question dans l’esprit de nombreux contemporains affolés devant une nouvelle et inouïe barbarie. Ce qui se révèle face au paroxysme de la violence couvre ipso facto toutes les autres manifestations traditionnelles de la méchanceté des hommes.
La clé de voûte de cette théologie est l’« espérance fondée sur la conviction que le mal, le mysterium iniquitatis[17], n’a pas le dernier mot dans les vicissitudes humaines. » En effet, l’histoire du salut révélée par la sainte Écriture nous montre que tout au long de leurs tribulations, les hommes sont accompagnés « par la sollicitude miséricordieuse et providentielle de Dieu ». Ainsi, même si le mal semble l’emporter, il est sûr que la paix finira par prévaloir. En attendant, quelle réponse devons-nous apporter à la violence ? Ou plus précisément : « quel est le chemin qui conduit au plein rétablissement de l’ordre moral et social qui est violé de manière si barbare ? ». La réponse se trouve dans l’Écriture et il n’y en a pas d’autre même si elle déroute ou choque : la paix ne peut reposer que sur la justice et le pardon. Les deux termes ne sont pas antinomiques : « le pardon s’oppose à la rancune et à la vengeance, et non à la justice. »
Il faut d’abord travailler à établir la justice comme « vertu morale et garantie légale qui veille sur le plein respect des droits et des devoirs, et sur la répartition équitable des profits et des charges ». Ainsi, la communauté internationale unie dans la lutte contre le terrorisme doit aussi s’engager « sur les plans politique, diplomatique et économique pour résoudre avec courage et détermination les éventuelles situations d’oppression et de marginalisation qui seraient à l’origine des desseins terroristes. » En effet, le recrutement de terroristes est facilité par les injustices subies.
La justice étant toujours « fragile et imparfaite, exposée qu’elle est aux limites et aux égoïsmes des personnes et des groupe, elle doit s’exercer et, en un sens, être complétée par le pardon qui guérit les blessures et rétablit en profondeur les rapports humains perturbés », que ce soit sur le plan personnel, social ou international.
Le pardon doit d’abord se vivre personnellement, « dans le cœur de chacun », avant de devenir un fait social et juridique. Il s’agit d’abord, à l’image de Dieu[18], de réagir contre la propension spontanée à rendre le mal pour le mal. Mais l’expérience nous révèle aussi que lorsque nous agissons mal, nous souhaitons que les autres soient indulgents avec nous. Il est donc naturel que nous agissions avec eux comme nous aimerions qu’ils soient avec nous. Qui n’a rêvé d’une « seconde chance », « de ne pas demeurer à jamais prisonnier de ses erreurs et de ses fautes », « de pouvoir à nouveau lever les yeux vers l’avenir, pour découvrir qu’il a encore la possibilité de faire confiance et de s’engager » ?
Ce pardon naît dans notre cœur est nécessaire à tous les niveaux de la société humaine pour qu’elle soit « plus juste et plus solidaire » car il renoue « les liens rompus », permet de dépasser « les situations stériles de condamnations réciproques » et de « vaincre la tentation d’exclure les autres en leur refusant toute possibilité d’appel. » Par contre, « le refus du pardon […], surtout s’il entretient la poursuite de conflits, a des répercussions incalculables pour le développement des peuples » à cause de « la course aux armements », des « dépenses de guerre » ou encore des « rétorsions économiques ».
Accepter de pardonner ou accepter le pardon n’est certes pas facile, il faut pour cela « une grande force spirituelle et un courage moral à toute épreuve » car le pardon « comporte toujours, à court terme, une perte apparente, tandis qu’à long terme, il assure un gain réel. La violence est exactement le contraire, elle opte pour un gain à brève échéance, mais se prépare pour l’avenir lointain une perte réelle et permanente. »
La nécessité du pardon, de la justice et de la réconciliation, ne signifie pas qu’on doive « surseoir aux exigences légitimes de réparation de l’ordre lésé » mais qu’il faut pour tendre à la plénitude de la justice guérir les blessures morales.
La nécessité du pardon ne signifie pas non plus qu’on ne peut se défendre mais « c’est un droit qui, comme tout autre droit, doit répondre à des règles morales et juridiques tant dans le choix des objectifs que dans celui des moyens. » Jean-Paul II précise que les culpabilités doivent être établies personnellement et prouvées, qu’on ne peut étendre les responsabilités à une nation, un peuple une religion. [19]
Enfin, Jean-Paul II lance un appel à tous les chefs religieux pour qu’ils s’engagent au service de la paix au nom de la justice, de la dignité de la personne et de l’unité du genre humain, pour qu’ils condamnent « l’assassinat délibéré de l’innocent » et s’engagent « dans la pédagogie du pardon, car l’homme qui pardonne ou qui demande pardon comprend qu’il y a une vérité plus grande que lui, et qu’en l’accueillant il peut se dépasser lui-même. » De plus, la prière est un élément essentiel, fondamental, dans la construction de la paix car Dieu peut rénover les cœurs et vaincre les obstacles les plus tenaces.
Pas de paix sans justice, pas de justice sans pardon ! Pas de paix sans prière.
Ainsi peut-on résumer la pensée ultime de Jean-Paul II.
d’emblé, Benoît XVI inscrit son enseignement dans le sillage de ses prédécesseurs immédiats. Il prolonge notamment la pensée de Jean XXIII à propos des quatre piliers de la paix : la vérité, la liberté, l’amour et la justice[1]. Mais il se réfère aussi à saint Benoît et à Benoît XV dont il a choisi le nom : « J’ai ainsi à la fois voulu me référer à la fois au Saint Patron de l’Europe, inspirateur d’une civilisation pacificatrice dans le continent tout entier, et au Pape Benoît XV, qui condamna la Première Guerre mondiale comme « un massacre inutile » [Appel aux Chefs des peuples belligérants, 1er août 1917] et qui a tout mis en œuvre pour que les raisons supérieures de la paix soient reconnues par tous » .
Avec saint Augustin et la Constitution Gaudium et spes, le pape rappelle que la paix qui correspond « à une aspiration profonde et à une espérance qui vivent en nous de manière indestructible »[2] est « le fruit d’un ordre qui a été implanté dans la société humaine par son divin Fondateur », un ordre « qui doit être mené à la réalisation par des hommes aspirant sans cesse à une justice plus parfaite »[3]. On peut aussi la définir comme « la convivialité des citoyens dans une société gouvernée par la justice ». La paix, « pour être authentique et durable, […] doit être construite sur le roc de la vérité de Dieu et de la vérité de l’homme. Seule cette vérité peut sensibiliser les esprits à la justice, les ouvrir à l’amour et à la solidarité, encourager tous les hommes à travailler pour une humanité réellement libre et solidaire. » Le premier obstacle à la paix est le mensonge comme le montrent l’Écriture, de la Genèse à l’Apocalypse[4]qui occulte la vérité sur l’homme et sur le plan de Dieu. Celle-ci s’impose même lorsqu’un conflit a éclaté. C’est pourquoi le droit humanitaire dont s’est dotée la Communauté internationale est un bien précieux à soutenir. Aujourd’hui, la « vérité de la paix » est niée par le terrorisme qu’il soit inspiré par le nihilisme qui nie l’existence d’une vérité ou par le fondamentalisme qui veut imposer une vérité. Dans les deux cas, c’est l’homme, sa vie et Dieu qui sont méprisés. Les autorités devraient veiller à ne pas fomenter « chez les citoyens des sentiments d’hostilité » ni compter sur les armes nucléaires qui ne donnent la victoire à personne mais ne font que des victimes. « Un désarmement nucléaire progressif et concordé » reste d’actualité d’autant plus qu’il serait tout profit pour les pays pauvres. (2006) d’une manière générale, la course aux armements et le commerce des armes doivent être combattus. (2008)
La paix est, en même temps, don de Dieu par la création et la rédemption et tâche des hommes invités à répondre au plan divin, à respecter la dignité de tout homme, de ses droits à la vie, à la liberté religieuse (2011), dans la reconnaissance de l’égalité essentielle de toutes les personnes, quels que soient l’âge, le sexe, la culture. Le respect doit s’étendre à toute la création, à la terre et ses ressources, l’eau particulièrement (2010). On ne peut donc admettre des visions réductrices, idéologiques de l’homme et de Dieu ni l’indifférence vis-à-vis de la nature de l’homme et de ses droits fondamentaux, objectifs, inaliénables qui doivent être la préoccupation première des Organisations internationales. (2007)
Le premier lieu de paix, « premier lieu d’’humanisation’ de la personne et de la société »[5], c’est la famille qui jouit de droits spécifiques et qui doit inspirer par ses valeurs toutes les communautés jusqu’à la communauté des peuples « appelés à former une grande famille » dans une « maison commune », la terre (2010) et sous une loi morale commune, la loi naturelle qui doit marquer les législations des États. (2008)
Benoît XVI n’oublie pas non plus ce que Paul VI nous a enseigné : que « le développement est le nouveau nom de la paix »[6]. Il faut donc, dans la solidarité, combattre toutes les formes de pauvretés qui sont autant de « facteurs d’instabilité, de tension et de conflit ». Avec la doctrine sociale de l’Église, il faut réévaluer les activités économiques (2010), commerciales, financières. « Combattre la pauvreté, c’est construire la paix ». (2009)
Tout ce programme, le souci de la vérité et de la vraie liberté, de la justice et de la paix, doit être au centre de l’éducation de la jeunesse, dans les familles, dans les écoles et les media. (2012)
Ce programme parfaitement conforme aux enseignements des papes précédents est tout entier repris dans le message du 1er janvier 2013 à partir du commentaire de la 7e béatitude : « Heureux les artisans de paix, parce qu’ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9). Le point le plus important est que le caractère naturel et surnaturel de la paix y est de nouveau clairement affirmé et approfondi : tout effort efficace et durable en vue de la paix ne peut se passer d’une imprégnation et d’une perspective eschatologique : « La béatitude de Jésus dit que la paix est à la fouis don messianique et œuvre humaine. En effet, la paix présuppose un humanisme ouvert à la transcendance. Il est fruit du don réciproque, d’un enrichissement mutuel, grâce au don qui jaillit de Dieu et permet de vivre avec les autres et pour les autres. L’éthique de la paix est une éthique de la communion et du partage. Il est alors indispensable que les différentes cultures contemporaines dépassent les anthropologies et les éthiques fondées sur les présupposés théorico-pratiques surtout subjectifs et pragmatiques, au nom desquels les relations de cohabitation sont inspirés par des critères de pouvoir ou de profit, où les moyens deviennent des fins et vice-versa, où la culture et l’éducation sont seulement centrées sur les instruments, sur la technique et sur l’efficacité. Le démantèlement de la dictature du relativisme et de l’adoption d’une morale totalement autonome qui interdit la reconnaissance de l’incontournable loi morale naturelle inscrite par Dieu dans la conscience de chaque homme est une condition nécessaire de la paix. La paix est construction d’un vivre-ensemble en termes rationnels et moraux, s’appuyant sur un fondement dont la mesure n’est pas créée par l’homme mais par Dieu même. « Le Seigneur donne la puissance à son peuple, le Seigneur bénit son peuple dans la paix », rappelle le psaume 29 (v. 11). »[7]
Jean-Paul II avait, nous l’avons vu, insisté « sur le fait qu’il n’y a pas de paix sans justice, qu’il n’y a pas de justice sans pardon »[8] Benoît XVI reprend la formule et la commente : « La notion de pardon a besoin de trouver une place dans les débats internationaux sur les résolutions des conflits, afin de transformer le langage stérile des récriminations réciproques qui n’aboutissent à rien. Si la créature humaine est faite à l’image de Dieu, un Dieu de justice qui est « riche en miséricorde » (Ep 2, 4), alors ces qualités doivent se refléter dans la conduite des affaires humaines. C’est la combinaison de la justice et du pardon, de la justice et de la grâce, qui réside au cœur de la réponse divine aux mauvaises actions de l’homme (cf. Spe salvi, n° 44), en d’autres termes, au cœur de l’ « ordre établi par Dieu » (Pacem in terris, 1). Le pardon n’est pas la négation du mal, mais une participation à l’amour guérissant et transformant de Dieu qui restaure et réconcilie. […] Les torts et les injustices historiques ne peuvent être surmontés que si des hommes et des femmes sont inspirés par un message de guérison et d’espérance, un message qui offre une voie pour aller de l’avant, pour sortir de l’impasse qui emprisonne si souvent les personnes et les nations dans un cercle vicieux de violence. » Benoît XVI se réjouit que depuis 1963, « certains conflits qui semblaient insolubles à l’époque font désormais partie de l’histoire ». Il y voit un signe réconfortant pour poursuivre avec confiance sur cette voie de recherche de l’ordre établi par Dieu.[9]
Telle est en bref et confirmée la théologie de la paix que l’Église a établi tout au long d’un siècle de conflits.
Et face à ces violences qui continuent à secouer bien des régions du monde, quelles positions concrètes seront prises par Benoît XVI en fonction de cette théologie de la paix ?
Aucun endroit du monde où sévit une forme ou l’autre de violence n’échappe à la compassion et à la prière de Benoît XVI. Partout il souhaite que les armes se taisent, que le dialogue reprenne, que l’on travaille à réconcilier les parties, que l’on se soucie des réfugiés, des minorités, que l’on encourage la diplomatie, que la communauté internationale prenne ses responsabilités, au Liban, en Libye[10], en Irak[11], au Pakistan, en Afghanistan, au Sri Lanka, au Myanmar, au Darfour, en République démocratique du Congo, en Somalie, en Côte-d’Ivoire[12]etc.[13] Benoît XVI a été aussi confronté à un phénomène de plus en plus inquiétant : les violences contre les chrétiens. En Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique, ils sont l’objet d’actes terroristes qui révèlent combien est précieux le respect de la liberté religieuse pour le maintien de la paix.[14]
Epinglons quelques dossiers particuliers…
A propos de l’engagement des Alliés lors de la seconde guerre mondiale, le futur Benoît XVI rappelle le devoir d’intervention humanitaire : « S’il y a eu jamais, dans l’histoire, un bellum justum, c’est bien ici, dans l’engagement des Alliés, car l’intervention servait finalement aussi au bien de ceux contre le pays desquels la guerre a été menée. Une telle constatation me paraît importante, car elle montre, sur la base d’un événement historique, la caractère insoutenable d’un pacifisme absolu »[1]
De visite en Grande-Bretagne, le pape rendra hommage à ceux qui se sont opposés au nazisme : « …nous pouvons nous rappeler combien la Grande-Bretagne et ses dirigeants ont combattu la tyrannie nazie qui cherchait à éliminer Dieu de la société, et qui niait notre commune humanité avec beaucoup de personnes jugées indignes de vivre, en particulier les juifs. »[2]
Benoît XVI, constamment préoccupé par la situation en terre sainte, confirme la position de l’Église : « L’État d’Israël doit pouvoir y exister pacifiquement, conformément aux normes du droit international ; le peuple palestinien doit également pouvoir y développer sereinement ses institutions démocratiques pour un avenir libre et prospère. »[1]
« Une fois de plus, je voudrais redire que l’option militaire n’est pas une solution et que la violence d’où qu’elle provienne et quelque forme qu’elle prenne, doit être condamnée fermement. Je souhaite […] que soient relancées les négociations de paix en renonçant à la haine, aux provocations et à l’usage des armes. Il est très important que, à l’occasion des échéances électorales cruciales qui intéresseront beaucoup d’habitants de la région dans les prochains mois, émergent des dirigeants capables de faire progresser avec détermination ce processus et de guider leurs peuples vers la difficile mais indispensable réconciliation. On ne pourra parvenir à celle-ci sans adopter une approche globale des problèmes de ces pays, dans le respect des aspirations et des intérêts légitimes de toutes les populations intéressées. »[2]
En 2013, « suite à la reconnaissance de la Palestine comme État observateur non membre des nations-Unies, je renouvelle le souhait que, avec le soutien de la communauté internationale, Israéliens et palestiniens s’engagent pour une coexistence pacifique dans le cadre de deux États souverains, où le respect de la justice et des aspirations légitimes des deux peuples sera préservé et garanti. »[3]
« Je suis avec beaucoup d’appréhension les épisodes dramatiques et croissants de violence en Syrie. Au cours des derniers jours, ils ont provoqué de nombreuses victimes. Je rappelle dans la prière les victimes, parmi lesquelles on compte également des enfants, les blessés et tous ceux qui souffrent des conséquences d’un conflit toujours plus préoccupant. Je renouvelle en outre mon appel pressant à mettre fin à la violence et à l’effusion de sang. Enfin, j’invite chacun — et avant tout les autorités politiques de Syrie — à privilégier la voie du dialogue, de la réconciliation et de l’engagement pour la paix. Il est urgent de répondre aux aspirations légitimes des différentes composantes du pays, ainsi qu’aux souhaits de la communauté internationale, préoccupée par le bien commun de la société tout entière et de la région. »[1]
« C’est avant tout aux autorités civiles et politiques qu’incombe la grave responsabilité d’œuvrer pour la paix. Elles sont les premières à être appelées à résoudre les nombreux conflits qui continuent d’ensanglanter l’humanité […]. Je pense d’abord à la Syrie, déchirée par des massacres sans fi n et théâtre d’effroyables souffrances parmi la population civile. Je renouvelle mon appel afin que les armes soient déposées et que prévale le plus tôt possible un dialogue constructif pour mettre fin à un conflit qui ne connaîtra pas de vainqueurs, mais seulement des vaincus s’il perdure, ne laissant derrière lui qu’un champ de ruines. »[2]
Outre la Syrie, il y a ou il y a eu, à travers le monde, des guerres civiles nombreuses, en Irlande, dans l’ex-Yougoslavie ou au Rwanda, en Somalie ou au Liberia. Dans ces pays, la cohabitation qui avait été réelle pendant un temps plus ou moins long, s’est désagrégée et le droit a cédé à la force. Les causes principales de cet effondrement sont les idéologies et l’intérêt spécialement « des grands marchés ».[3]
La menace grandit dans la mesure où les forces terroristes et les organisations criminelles pourraient avoir accès aux armes nucléaires ou biologiques. Alors que les grandes puissances seules détentrices de ces armes ont, on l’espère, suffisamment de conscience pour ne pas les employer, les forces et organisations terroristes « ne veulent plus entendre raison, puisque un des éléments de base de la terreur repose sur le fait d’être prêt à l’autodestruction - une autodestruction qui est transfigurée en martyre et convertie en promesse. »
Que faire ? Il arrive que la force puisse et doive être employée pour défendre le droit. Un pacifisme absolu serait « une capitulation devant l’iniquité ». Mais l’utilisation de la force sans règles et par une seule puissance serait aussi source d’iniquité. Il faut lutte contre les injustices nourricières de violence, s’inscrire dans une logique de pardon et agir au nom d’un droit commun, un « jus gentium » et non un droit particulier, pour une liberté commune.[1]
Déjà dans son premier Message pour la Journée mondiale de prière pour la paix, Benoît XVI s’inscrit avec force dans le mouvement lancé par Pie XII avant même que n’explose la première bombe nucléaire le 6 août 1945[1]. Mouvement qui s’est renforcé après le premier bombardement nucléaire et a, depuis, développé ses raisons et principes dans nombre de documents magistériels.
Benoît XVI rappelle le grave défi « de l’augmentation des dépenses militaires ainsi que du maintien et du développement des arsenaux nucléaires. d’énormes ressources économiques sont absorbées à ces fins, alors qu’elles pourraient être destinées au développement des peuples, surtout des plus pauvres. » Il souhaite que « soient prises des décisions efficaces en vue d’un désarmement progressif, visant à libérer l a planète des armes nucléaires. Plus généralement, [il] déplore que la production et l’exportation des armes contribuent à perpétuer conflits et violences […]. A l’incapacité des parties directement impliquées à s’extraire de la spirale de violence et de douleur engendrée par ces conflits, s’ajoute l’apparente impuissance des autres pays et des organisations internationales à ramener la paix, sans compter l’indifférence quasi résignée de l’opinion publique mondiale. »[2]
Et plus précisément encore : « Que dire ensuite des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse. En effet, dans une guerre nucléaire, il n’y aurait pas de vainqueurs, mais seulement des victimes.
La vérité de la paix demande que tous - aussi bien les gouvernements qui, de manière déclarée ou occulte, possèdent des armes nucléaires depuis longtemps, que ceux qui entendent se les procurer- changent conjointement de cap par des choix clairs et fermes, s’orientant vers un désarmement nucléaire progressif et concordé. Les ressources ainsi épargnées pourront être employées en projets de développement au profit de tous les habitants et, en premier lieu, des plus pauvres.
Augmentation préoccupante des dépenses militaires ; commerce des armes toujours prospère ; le processus politique et juridique mis en œuvre par la Communauté internationale pour renforcer le chemin du désarmement stagne dans le marécage d’une indifférence quasi générale. Quel avenir de paix sera un jouir possible si on continue à investir dans la production des armes et dans la recherche employée à en développer de nouvelles ? […] Que la Communauté internationale sache retrouver le courage et la sagesse de relancer résolument et collectivement le désarmement, donnant une application concrète au droit à la paix, qui est pour tout homme et pour tout peuple. »[3]
Benoît XVI s’inscrit bien dans la ligne de ses prédécesseurs. Rien de nouveau apparemment si ce n’est, et c’est très important, l’insistance sur le lien qu’il établit entre la paix et le dialogue entre la foi et la raison : « il ne peut y avoir non plus de paix dans le monde sans paix véritable entre raison et foi ». Pourquoi ? Parce que « sans paix entre raison et religion, les sources de la morale et du droit tarissent. » C’est le terrorisme islamique qui inspire cette réflexion. Le danger serait, en effet, de considérer que nous sommes impliqués dans une confrontation entre le monde de la raison, le monde occidental, et le monde de la religion fondamentaliste. Or, il y a des « pathologies de la raison » et des « pathologies de la religion » qui sont des « dangers mortels » pour la paix et l’humanité entière.
La religion devient maladie lorsque Dieu est identifié à des intérêts particuliers, à une communauté particulière. Le bien et le droit deviennent mon bien et mon droit absolus servis par une volonté qui peut devenir fanatique. On peut penser à un certain islam comme à certaines sectes occidentales. La foi en Dieu manipulée devient destructrice.
La raison aussi peut devenir maladie lorsqu’elle se coupe totalement de Dieu et prétend construire un homme et un monde nouveaux. On pense à Hitler, aux adeptes de Marx, à Pol Pot mais on déplore aussi la réduction de ce qui est rationnel à ce qui est vérifiable, contrôlable expérimentalement, manufacturable et falsifiable. L’homme n’est plus qu’un produit et la morale comme la religion ne sont plus que des phénomènes subjectifs. Disparaît la possibilité de trouver des « critères communs, « objectifs », de la moralité. » On ne peut plus parler de bien ou de mal en soi. Le faire est assimilé au fondamentalisme. Ne peut être bien que ce qui sert à construire le monde nouveau en « déconstruisant » l’ancien, le monde de la dignité de la personne, le monde où même le faible, le malade, le handicapé est respecté.
Or, seule la raison, ratio et intellectus, dans toute sa capacité à pénétrer « les couches les couches les plus profondes de l’être », à percevoir le bien, « condition du droit et par là également présupposé de la paix dans le monde », à percevoir le bon, le sacré, le saint, une raison ouverte à Dieu, peut « parer la manipulation de la notion de Dieu et les maladies de la religion, et offrir des remèdes. »
Le monde, à la recherche de la paix, a besoin de Dieu Logos et Amour, Raison et Relation. Une raison créatrice qui a créé l’homme à l’image de Dieu, l’homme qui participe par le fait même « de la dignité inviolable de Dieu », fondement de ses droits. Un amour qui refuse catégoriquement « toute idéologie de la violence ». Mais Dieu est aussi le Juge auquel « tous les hommes devront rendre compte ». Enfin, le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde mais il « advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur » au sein d’un État laïc nécessaire à la cohabitation de gens différents mais non laïciste. L’Eta laïciste, bâti sur la seule raison, refusant son héritage historique ne peut « éviter le conflit avec les cultures […] hostiles » au christianisme.[4]
Elu le 13 mars 2013, François reçoit le 22 mars le Corps diplomatique et, à cette occasion, poursuit la réflexion entamée par son prédécesseur sur un danger « qui laisse chacun comme mesure de lui-même, et met en péril la convivialité entre les hommes » : la « dictature du relativisme ». Il explique, comme Benoît XVI l’avait fait : « il n’y a pas de véritable paix sans vérité ! La paix ne peut pas être véritable si chacun est la mesure de lui-même, si chacun peut revendiquer toujours et seulement son droit personnel, sans avoir le souci en même temps du bien des autres, de tous, à partir de la nature qui unit chaque être humain sur cette terre. » Il faut donc « jeter des ponts entre tous les hommes, si bien que chacun puisse trouver dans l’autre, non un ennemi, non un concurrent, mais un frère à accueillir et à embrasser ! » Toutefois, « le rôle de la religion est fondamental. On ne peut pas en effet construire des ponts entre les hommes en oubliant Dieu. Mais le contraire vaut aussi : on ne peut vivre des liens véritables avec Dieu en ignorant les autres. »[1]
d’emblée, le pape est confronté à la guerre en Syrie. Il prend position et agit.
Le 1er septembre 2013, le pape François lance un appel vibrant et pathétique à la paix lors de l’Angélus, Place Saint-Pierre. Il propose que le 7 septembre, veille de la fête de la naissance de la Vierge Marie, soit pour l’Église une journée de jeûne et de prière pour la paix en Syrie, au Proche-Orient et dans le monde. Il invite les autres confessions chrétiennes à se joindre à cette journée et les autres religions à s’y unir par des initiatives de leur choix.
« Chers frères et sœurs, je voudrais me faire aujourd’hui l’interprète du cri qui monte de toutes les parties de la terre, de tous les peuples, du cœur de chacun, de l’unique grande famille qu’est l’humanité, avec une angoisse croissante : c’est le cri de la paix ! Et le cri qui dit avec force : nous voulons un monde de paix, nous voulons être des hommes et des femmes de paix, nous voulons que dans notre société déchirée par les divisions et les conflits, explose la paix ; plus jamais la guerre ! Plus jamais la guerre ! La paix est un don éminemment précieux, qui doit être promu et préservé.
Je vis avec une particulière souffrance et préoccupation les nombreuses situations de conflit qu’il y a sur notre terre, mais, ces jours-ci, mon cœur est profondément blessé par ce qui se passe en Syrie et angoissé par les développements dramatiques qui s’annoncent.
J’adresse un appel fort pour la paix, un appel qui naît du plus profond de moi-même ! Que de souffrance, que de destruction, que de douleur a provoqué et provoque l’usage des armes dans ce pays affligé, particulièrement parmi les populations civiles et sans défense ! Pensons : Que d’enfants ne pourront pas voir la lumière de l’avenir ! Avec une fermeté particulière je condamne l’usage des armes chimiques ! Je vous dis que j’ai encore, fixées dans mon esprit et dans mon cœur, les terribles images de ces derniers jours ! Sur nos actions il y a un jugement de Dieu et aussi un jugement de l’histoire, auxquels on ne peut pas échapper ! Ce n’est jamais l’usage de la violence qui conduit à la paix. La guerre appelle la guerre, la violence appelle la violence !
De toutes mes forces, je demande aux parties en conflit d’écouter la voix de leur conscience, de ne pas s’enfermer dans leurs propres intérêts, mais de regarder l’autre comme un frère et d’entreprendre courageusement et résolument le chemin de la rencontre et de la négociation, en dépassant les oppositions aveugles. Avec la même fermeté, j’exhorte aussi la communauté internationale à fournir tout effort pour promouvoir, sans délai ultérieur, des initiatives claires fondées sur le dialogue et la négociation pour la paix dans cette Nation, pour le bien de tout le peuple syrien.
qu’aucun effort ne soit épargné pour garantir une assistance humanitaire à ceux qui sont touchés par ce terrible conflit, particulièrement aux réfugiés dans ce pays et aux nombreux réfugiés dans les pays voisins. Que soit garantie aux agents humanitaires engagés à alléger les souffrances de la population, la possibilité d’apporter l’aide nécessaire.
Que pouvons-nous faire pour la paix dans le monde ? Comme le disait le pape Jean XXIII : À tous incombe la tâche de rétablir les rapports de la vie en société sur les bases de la justice et de l’amour (cf. Pacem in terris,11 avril 1963).
qu’une chaîne d’engagement pour la paix unisse tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté ! C’est une forte et pressante invitation que j’adresse à toute l’Église catholique, mais que j’étends à tous les chrétiens d’autres confessions, aux hommes et aux femmes de chaque religion, ainsi qu’à ces frères et sœurs qui ne croient pas : la paix est un bien qui dépasse toute barrière, parce qu’elle est un bien de toute l’humanité.
Je le répète à haute voix, ce n’est pas la culture de l’affrontement, la culture du conflit qui construit la vie collective dans un peuple et entre les peuples, mais celle-ci : la culture de la rencontre, la culture du dialogue. C’est l’unique voie pour la paix.
Que le cri de la paix s’élève pour arriver au cœur de tous et que tous déposent les armes et se laissent guider par le souffle de la paix.
À Marie, nous demandons de nous aider à répondre à la violence, au conflit et à la guerre, par la force du dialogue, de la réconciliation et de l’amour. Elle est mère : qu’elle nous aide à retrouver la paix ; nous sommes tous ses enfants ! Aide-nous, Marie, à dépasser ce moment difficile et à nous engager à construire chaque jour et dans tous les domaines une culture authentique de la rencontre et de la paix. Marie, Reine de la paix, prie pour nous ! »[2]
Le 4 septembre, François lance un appel aux dirigeants du G20[3] dont les ministres, les chefs des banques centrales et les chefs d’États se réunissent régulièrement. Il a été créé en 1999, après la succession des crises financières des années 90[\]. Il vise à favoriser la concertation internationale entre pays importants au point de vue économique.] qui vont se réunir à Saint-Pétersbourg les 5 et 6 septembre. Pour cela, il écrit à Vladimir Poutine, la Russie assurant la présidence de cette réunion. Dans un premier temps, François rappelle la nécessité d’une éthique économique, financière et sociale internationale qui permette à « tous les êtres humains de mener une vie digne, du plus âgé d’entre eux à l’enfant qui n’est pas encore né », à tout être humain et pas seulement aux citoyens des pays membres du G20. Bien que l’objectif de ce groupe ne soit pas de s’occuper des conflits armés à travers le monde, le pape fait remarquer qu’il est vain de parler de développement économique[4] si la paix ne règne pas. Il demande donc qu’on n’oublie pas « la situation du Moyen-Orient, et en particulier celle de la Syrie. Il est regrettable que, depuis le tout début du conflit syrien, des intérêts partisans ont prévalu et entravé la recherche d’une solution qui aurait évité le massacre insensé qui se déroule maintenant »[5]. Il souligne que ce conflit qui a trop duré « risque même de causer de plus grandes souffrances à une région amèrement éprouvée par les conflits, qui aspire à la paix. » Il faut donc que les dirigeants de ces puissances trouvent « les moyens de surmonter les positions divergentes ; qu’ils renoncent à la vaine prétention d’une solution militaire ; qu’il y ait plutôt un engagement renouvelé à chercher, avec courage et détermination, une solution pacifique à travers le dialogue et la négociation entre les parties impliquées, qui soit soutenue unanimement par la communauté internationale. De plus, tous les gouvernements ont le devoir moral de faire tout ce qui est possible pour apporter une assistance humanitaire à ceux qui souffrent du conflit, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières du pays. »[6]
Le 7 septembre, le pape préside place Saint-Pierre, la veillée de prière[7] alors que les États-Unis et la France ont annoncé leur intention de frapper militairement la Syrie après que des armes chimiques y ont été utilisées contre la population civile.
Partant du regard de Dieu sur sa création au début du livre de la Genèse (« Dieu vit que cela était bon »), François se demande ce que ce « message » signifie pour nous :
« Il nous dit simplement que, dans le cœur et dans la pensée de Dieu, notre monde est la maison de l’harmonie et de la paix, le lieu où tous peuvent trouver leur place et se sentir chez soi, parce que cela est « bon ». Tout le créé forme un ensemble harmonieux, bon ; mais surtout les humains, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, sont une unique famille, dans laquelle les relations sont marquées par une fraternité non seulement proclamée en paroles mais réelle : l’autre est le frère, la sœur à aimer, et la relation avec Dieu qui est amour, fidélité, bonté se reflète sur toutes les relations entre les êtres humains et apporte l’harmonie à la création tout entière. Le monde de Dieu est un monde dans lequel chacun se sent responsable de l’autre, du bien de l’autre. Ce soir, dans la réflexion, dans le jeûne, dans la prière, nous pensons au fond de nous-mêmes, en chacun de nous : n’est-ce pas ce monde-là que je désire ? N’est-ce pas ce monde-là que nous portons tous dans le cœur ? Le monde que nous voulons, n’est-il pas un monde d’harmonie et de paix, en nous-mêmes, dans les rapports avec les autres, dans les familles, dans les villes, dans et entre les nations ? Et la vraie liberté dans le choix des chemins à parcourir en ce monde, n’est-ce pas celle qui est orientée vers le bien de tous et guidée par l’amour ? » Tel est donc, « le monde de Dieu », le monde tel que Dieu le crée, le conçoit, le veut.
Si le monde conserve de sa beauté initiale, il y a aussi « la violence, la division, le conflit, la guerre ». La source de ce désordre est l’égoïsme, la volonté de pouvoir, l’oubli de la fraternité lorsque nous sommes comme Caïn (Gn 4, 9) et que nous avons endormi notre conscience.
Comment arriver à la paix ? Avec l’aide de Dieu, c’est possible et il faut le vouloir à la manière de Dieu qui, sur la croix, « ne répond pas à la violence par la violence » mais parle « le langage de la réconciliation, du pardon, du dialogue, de la paix »[8].
Et devant 300 personnalités représentant les grandes religions et la société civile, « laïcs et humanistes », qui participaient, du 27 au 30 septembre 2013, à la 27e rencontre pour la paix, organisée par la Communauté de Sant’Egidio, François, après avoir rappelé qu’« il ne peut y avoir aucune justification religieuse à la violence », appelaient ses interlocuteurs à la persévérance car, disait-il, « nous ne pouvons jamais nous résigner devant la souffrance de peuples entiers, otages de la guerre, de la misère, de l’exploitation. Nous ne pouvons pas assister dans l’indifférence et l’impuissance au drame des enfants, des familles, des personnes âgées, frappés par la violence. Nous ne pouvons pas laisser le terrorisme prendre en otage le cœur de quelques violents pour provoquer la souffrance et la mort d’un grand nombre ». Et il insistait sur la prière et le dialogue : « En tant que responsables des différentes religions nous pouvons beaucoup faire. La paix est la responsabilité de tous. Prier pour la paix, travailler pour la paix ! Un leader religieux est toujours un homme ou une femme de paix, car le commandement de la paix est gravé au plus profond des traditions religieuses que nous représentons. Mais que pouvons-nous faire ? Vos rencontres chaque année, nous suggèrent le chemin : le courage du dialogue. Ce courage, ce dialogue nous donnent l’espérance. Rien à voir avec l’optimisme, c’est autre chose. Espérance ! Dans le monde, dans la société, il y a peu de paix car le dialogue fait défaut, on a du mal à sortir de l’horizon de nos propres intérêts pour nous ouvrir à un vrai et franc parler. Pour la paix il faut un dialogue tenace, patient, fort, intelligent, pour lequel rien n’est perdu. Le dialogue peut vaincre la guerre. Le dialogue fait vivre ensemble des personnes de différentes générations, qui souvent s’ignorent ; il fait vivre ensemble des citoyens de différentes origines ethniques, de différentes convictions. Le dialogue est le chemin de la paix. Parce que le dialogue favorise l’entente, l’harmonie, la concorde, la paix. C’est pourquoi il est vital que le dialogue croisse, qu’il se répande au milieu des hommes de toutes les conditions et convictions comme une trame de paix qui protège le monde et surtout protège les plus faibles. Les leaders religieux sont appelés à être de vrais hommes de dialogue, à œuvrer pour la construction de la paix non pas comme des intermédiaires, mais comme d’authentiques médiateurs. Les intermédiaires cherchent à rallier à eux toutes les parties, afin d’en obtenir un profit. Le médiateur, par contre, est celui qui ne garde rien pour lui, mais se dépense généreusement jusqu’à l’épuisement, sachant que le seul bénéfice est celui de la paix. Chacun d’entre nous est appelé à être un artisan de la paix, en unissant et non pas en divisant, en supprimant la haine et non pas en la conservant, en ouvrant les voies du dialogue et non pas en érigeant de nouveaux murs ! Dialoguer, nous rencontrer pour instaurer dans le monde la culture du dialogue, la culture de la rencontre. L’héritage de la première rencontre d’Assise, que vous avez alimenté aussi d’année en année par votre cheminement, montre que le dialogue est intimement lié à la prière de chacun. Dialogue et prière grandissent ou dépérissent ensemble. La relation de l’homme avec Dieu est l’école et l’aliment du dialogue avec les hommes. Le pape Paul VI parlait « d’origine transcendante du dialogue » et disait : « La religion est de sa nature un rapport entre Dieu et l’homme. La prière exprime en dialogue ce rapport » (Encyclique Ecclesiam suam, 72). Continuons à prier pour la paix dans le monde, pour la paix en Syrie, pour la paix au Moyen-Orient, pour la paix dans beaucoup de pays du monde. Que ce courage de paix donne le courage de l’espérance au monde, à tous ceux qui souffrent à cause de la guerre, aux jeunes soucieux de leur avenir. Que Dieu Tout-puissant, qui écoute nos prières, nous soutienne dans notre cheminement de paix. »[9]
L’année 2013 fut aussi l’occasion de célébrer les 50 ans de l’encyclique Pacem in terris. François rappelle « le fondement de la construction de la paix » : « l’origine divine de l’homme, de la société et de l’autorité elle-même, qui engage les personnes, les familles, les divers groupes sociaux et les États à vivre des relations de justice et de solidarité ». Cette origine oblige les hommes à « construire la paix, à l’exemple de Jésus-Christ, en parcourant ces deux voies : promouvoir et pratiquer la justice, avec vérité et amour ; contribuer, chacun selon ses possibilités, au développement humain intégral, selon la logique de la solidarité ». Et donc, « il ne peut y avoir de véritable paix et harmonie si nous ne travaillons pas en vue d’une société plus juste et solidaire, si nous ne dépassons pas les égoïsmes, les individualismes, les intérêts de groupe et cela à tous les niveaux. » Partout et toujours, « il faut promouvoir, respecter et protéger » « la valeur de la personne, la dignité de tout être humain […]. Et pas seulement les principaux droits civils et politiques qui doivent être garantis […] mais il faut aussi offrir à chacun la possibilité d’accéder effectivement aux moyens essentiels de subsistance, la nourriture, l’eau, le logement, les soins médicaux, l’instruction et la possibilité de former et de faire vivre une famille.[10] Tels sont les objectifs qui ont une priorité indérogeable dans l’action nationale et internationale et en mesurent la valeur. De ceux-ci dépend la paix durable pour tous. Et il est important également de laisser un espace à la riche gamme d’associations et d’organismes intermédiaires qui, dans la logique de la subsidiarité et dans l’esprit de la solidarité, poursuivent ces objectifs. »
Tous ces principes ne semblent pas trouver d’écho dans nos sociétés. Certes, « ce n’est pas le dogme qui indique les solutions pratiques, mais plutôt le dialogue, l’écoute, la patience, le respect de l’autre, la sincérité et également la disponibilité à revoir sa propre opinion. Au fond, l’appel à la paix de Jean XXIII en 1962 visait à orienter le débat international selon ces vertus ».
Les principes fondamentaux que proclame Pacem in terris peuvent guider toute réflexion sur les problèmes du temps : « l’urgence éducative, l’influence des moyens de communication de masse sur les consciences, l’accès aux ressources de la terre, le bon ou mauvais usage des résultats des recherches biologiques, la course aux armements et les mesures de sécurité nationales et internationales. La crise économique mondiale, qui est un symptôme grave du manque de respect pour l’homme et pour la vérité avec laquelle ont été prises des décisions de la part des gouvernements et des citoyens, nous le dit clairement. Pacem in terris trace une ligne qui va de la paix à construire dans le cœur des hommes à une révision de notre modèle de développement et d’action, à tous les niveaux, afin que notre monde soit un monde de paix. »[11]
Le 4 octobre, à Assise, le Pape François, analysant la personnalité de saint François, relève que « celui qui suit le Christ reçoit la véritable paix, celle que lui seul, et non pas le monde, peut nous donner. Beaucoup associent saint François à la paix, et c’est juste, mais peu vont en profondeur. Quelle est la paix que François a accueillie et vécue et qu’il nous transmet ? Celle du Christ, passée par le plus grand amour, celui de la croix. C’est la paix que Jésus ressuscité donna aux disciples quand il apparut au milieu d’eux (cf. Jn 20, 19.20). » Et il ajoute : « La paix franciscaine n’est pas un sentiment doucereux. S’il vous plaît : ce saint François n’existe pas ! Elle n’est pas non plus une espèce d’harmonie panthéiste avec les énergies du cosmos… cela aussi n’est pas franciscain ! Cela aussi n’est pas franciscain, mais c’est une idée que certains ont construite ! La paix de saint François est celle du Christ, et la trouve celui qui « prend sur soi » son « joug », c’est-à-dire son commandement : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés (cf. Jn 13, 34 ; 15, 12). Et on ne peut pas porter ce joug avec arrogance, avec présomption, avec orgueil, mais on peut le porter seulement avec douceur et humilité du cœur », pour être des « instruments de paix ». L’amour triomphe du mal comme nous le montre Jésus en croix et l’amour implique le respect pour la création comme pour tout homme qui est au centre de la création et non « un instrument des idoles que nous créons ».[12]
Il n’y a pas que les grands conflits armés qui attirent l’attention du pape, il y a d’autres formes de violence destructrices. Recevant une délégation du Centre « Simon Wiesenthal », organisation juive internationale pour la défense des droits de l’homme, le pape déclare que « le problème de l’intolérance doit être affronté sous toutes ses formes : partout où une minorité est persécutée et marginalisée en raison de ses convictions religieuses ou de son identité ethnique, le bien-être de la société dans son ensemble est menacé ».Pensant aussi « aux souffrances, à la marginalisation et aux véritables persécutions que bien plus qu’une poignée de chrétiens subissent dans différents pays », il invite à « lutter contre toute forme de racisme, d’intolérance et d’antisémitisme » et « à promouvoir une culture de rencontre, de respect, de compréhension et de pardon mutuel » par l’éducation et l’engagement. L’éducation transmet des faits et offre un témoignage vivant de génération en génération. Mais il s’agit aussi de « transmettre aux jeunes l’importance de travailler ensemble pour abattre les murs et construire des ponts entre nos cultures et nos traditions religieuses », leur « transmettre une passion pour rencontrer et connaître les autres, pour promouvoir une participation active et responsable de nos jeunes » et de s’engager « au service de la société et des personnes qui sont le plus dans le besoin acquiert une valeur particulière.[13]
Toute la préoccupation de l’Église apparaît à l’occasion de la guerre en Syrie : faire taire les armes, « trouver une solution dans le dialogue, pour parvenir à une réconciliation en profondeur entre les parties », « construire un avenir de paix pour la Syrie dans laquelle tous puissent vivre librement et s’exprimer dans leur particularité », que la communauté internationale poursuive son action dans ce sens, assurer une assistance humanitaire en Syrie et dans les pays qui accueillent les réfugiés, « au-delà des appartenances ethniques et religieuses » avec l’aide des chrétiens autochtones.[14]
Très attaché au problème de la pauvreté, François souligne, comme ses prédécesseurs, le lien entre l’injustice sociale et la violence : « tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt au tard provoquera l’explosion. Quand la société -locale, nationale ou mondiale- abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. »[15] En définitive, « une paix qui n’est pas le fruit du développement intégral de tous n’aura pas d’avenir et sera toujours semence de nouveaux conflits et de diverses formes de violence. »[16]
« Oui, le Christ est notre paix
et par lui implorons la paix pour le monde entier ! »[1]
On le sait, l’idée que les religions, et surtout les religions monothéistes, sont sources de violence est récurrente. On a mis, de nombreuses fois en évidence, que la prétention à la vérité, une vérité qui échappe à toute délibération, l’affirmation communautariste et le prosélytisme introduisaient un risque de violence dans une société démocratique qui a perdu son sens. L’attachement à l’Un mettrait en péril la diversité. Mais, nous avons vu, et les faits le confirment, que les religions polythéistes ou asiatiques, souvent présentées comme iréniques, sont aussi susceptibles de dérives et peuvent justifier bien des débordements.
Dès lors, peu accepteraient d’emblée la conclusion à laquelle est arrivé un spécialiste comme Jan Assmann : « la violence relève du champ de la politique, et non de la religion, et une religion qui s’empare de la violence reste figée dans le domaine du politique et manque sa véritable fonction dans ce monde. »[2]
Une voix protestante s’élève pour nous rappeler que l’image de Dieu est souvent polluée par la politique mais que la Croix restitue le vrai sens de Dieu.[3]
S’appuyant sur l’histoire des guerres de religion, William Cavanaugh fait un pas de plus et conclut que « la construction de l’État fut peut-être la cause la plus significative des violences », non pas parce que l’État « n’était pas encore sécularisé » mais parce qu’on a assisté « non pas à une séparation entre la religion et la politique, mais plutôt à une substitution de la religion de l’Église, par la religion de l’État ».[4] Par ailleurs, Cavanaugh se pose la question de savoir pourquoi le discours sur la violence religieuse qu’il a présentée comme un mythe, a tant de succès en Occident ? Sa réponse est claire : ce mythe est utile. d’une part, il « sert au niveau national à marginaliser les discours et pratiques qui sont appelés « religieux », en particulier ceux qui ont trait aux Églises chrétiennes et, en particulier en Europe, aux groupes musulmans » et « contribue à renforcer l’adhésion officielle à un ordre social séculier ainsi qu’à l’État-nation qui le garantit. » d’autre part, « dans le domaine des affaires étrangères, ce mythe contribue à présenter les ordres sociaux non-occidentaux et non-séculiers comme étant irrationnels et enclins à la violence » et « sert également à justifier la violence « séculière » qui se manifeste à l’encontre des acteurs « religieux ». Leur violence irrationnelle devrait être contrée par une violence « rationnelle » pour éventuellement « les forcer à acquérir cette rationalité supérieure. »[5]
d’une manière plus générale, Paul Valadier[6] fait remarquer très justement que « toute institution est porteuse de violence ». Si toute âme croyante peut être tentée par le fanatisme à cause de sa proximité avec l’absolu[7], il faut bien constater qu’à l’époque contemporaine, « l’État souverain qui se targue d’être protecteur des libertés et garant de la sécurité publique peut devenir la pire menace sur le citoyens, notamment à travers une surveillance de plus en plus serrée de l’espace public et les intrusions dans la vie privée que les techniques modernes rendent possibles. » Or cet État voué à la sécurité et à la protection, avec tous ses moyens, non seulement est impuissant « à juguler les violences sociales de toutes sortes » (trafics, malversations, chômage, terrorisme), mais, qui plus est, légalise démocratiquement et encourage des « violences muettes » (avortement, euthanasie). De sorte que les libertés sont aujourd’hui bien plus menacées par les États que par les religions et, en tout cas, par le christianisme. Les religions sont même la cible d’un « athéisme agressif et violent » qui les accuse, sans guère d’honnêteté intellectuelle, de toutes les tares et de toutes les fautes historiques passées et présentes.[8]
On peut aller plus loin encore et affirmer que dans le langage contemporain, le mot « fondamentalisme » qui est devenu l’injure suprême, la condamnation irrémédiable qui exclut le mouvement religieux auquel on l’associe, est le signe d’une ignorance. Comme l’a fait remarquer un observateur : « le terme de fondamentalisme est un produit du monde des medias par lequel, au fond, on voudrait dissimuler sa méconnaissance d’un comportement religieux radical et des causes spécifiquement régionales de l’origine de la violence, et surtout même sa méconnaissance du phénomène religieux. »[9]
En tout cas, pour nous en tenir au christianisme dans sa version catholique, la doctrine a évolué dans le bon sens, celui de la paix. Partie d’un pacifisme absolu intenable, vu les exigences de la charité, elle a élaboré, dans un monde livré à la barbarie, la théorie de la guerre juste qui a représenté, dans l’histoire de la pensée humaine, un progrès incontestable qui marque aujourd’hui encore les institutions civiles et sert souvent de base aux codes militaires.[10]
Elle a pris définitivement ses distances avec ces guerres qui se sont faites et se font au nom de Dieu[11] de même qu’elle a abandonné toute prétention à détenir La Vérité[12] et le prosélytisme plus ou moins envahissant ou contraignant.[13]
Les souverains pontifes contemporains, depuis Benoît XV et surtout à partir de la deuxième guerre mondiale ont tellement insisté sur les moyens d’établir une vraie paix durable et la condamnation de toute violence qu’on peut se demander si la théorie de la guerre juste fait encore partie intégrante du trésor doctrinal de l’Église.
Le théologien allemand Dietmar Mieth fait un distinguo intéressant entre l’éthique chrétienne de la paix, appelée « éthique primaire » ou encore « grande éthique » et l’ « éthique de la légitime réplique violente à la violence » qu’on peut appeler « éthique secondaire » ou « petite éthique ». Pour lui, « la crédibilité d’une « petite » éthique de la légitime défense est liée à l’action visiblement solidaire se référant de façon normative à la « grande » éthique de la paix et, par là, à la lutte et à la résistance contre l’injustice ».[14]
Autrement dit, et l’évolution de l’enseignement de l’Église le montre, la notion de « guerre juste » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une théologie de la paix de plus en plus affirmée si bien que la notion de « guerre juste », à l’intérieur de ce cadre contraignant, elle-même a évolué. Elle s’est progressivement restreinte à la légitime défense[15] mais en associant la possibilité d’une intervention humanitaire.
Mais, malgré cette réduction, nous avons vu que beaucoup de chrétiens, y compris les derniers souverains pontifes, continuent de souligner la contradiction inhérente à l’expression « guerre juste ». L’emploi de la violence pour mettre fin à la violence interpelle la conscience qui se donne le Christ comme modèle. L’expression « guerre juste » choque bon nombre de nos contemporains parce qu’elle associe un adjectif positif et le mot guerre qui évoque malheurs et destructions.[16] La guerre est un mal mais peut-être dans certaines circonstances est-elle un moindre mal ? Peut-on toujours rester sans réaction face à une agression ? N’y a-t-il que la guerre pour y faire face ? L’emploi des armes ne risque-t-il pas d’entraîner des maux encore plus graves ? Telles sont les questions que l’on peut se poser et auxquelles il a été traditionnellement répondu depuis saint Augustin. Mais ces réponses sont-elles toujours pertinentes ? La guerre, comme ultime recours pour une juste cause, est-elle toujours acceptée comme elle le fut jadis ?
La légitime défense est entendue habituellement comme légitime auto-défense. Mais peut-on rester indifférent lorsqu’un peuple trop faible pour se défendre subit destructions, massacres, déportation, génocide ? La réponse morale est simple : il faut prêter assistance au peuple en danger comme on prête assistance aux personnes en danger.
Peut-être un changement de vocabulaire serait-il opportun. Au lieu de parler de « guerre juste », ne pourrait-on populariser l’expression « pacification juste » ? Cette proposition faite par le théologien baptiste Glen Stassen a l’avantage d’inclure « l’attention à la prévention des conflits et la tâche de construire une communauté après le conflit. »[17]. Ce qui précisément correspond bien à la perspective dans laquelle la pensée de l’Église s’insère.
Reste tout de même un problème : entre l’effort de prévention de la
guerre et la construction de la paix après le conflit, n’y a-t-il pas
nécessité d’une intervention même armée en vue de la pacification ?
Cette intervention armée pour raison humanitaire se heurte évidemment au
principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État et du
respect des frontières.[18], en 1948, est
reconnu certes le principe de souveraineté, corollaire
du principe de
non-ingérence, mais qui peut être limité, à certaines conditions, si
un État met en péril la paix internationale. Le droit d’ingérence (et
non pas le devoir d’ingérence) est aussi évoqué mais comme ultime
solution.
En même temps, on constatait que la coopération économique, la
mondialisation de l’économie, de la culture et de l’information, les
institutions internationales, les organisations intergouvernementales ou
non gouvernementales, la défense des droits de l’homme relativisaient de
plus en plus la souveraineté telle qu’elle avait été définie au départ.
Que dire alors de la construction d’entités régionales telle que celle
de l’Europe ?
Comme le disait déjà le cardinal SUHARD (Lettre pastorale Essor ou
déclin de l’Église, in La Pensée Catholique, 1947, pp. 1-3) : « La
crise qui ébranle le monde dépasse largement les causes qui l’ont
provoquée [la guerre\]… Quelque chose est mort, sur la terre, qui ne se
relèvera pas. La guerre prend alors son vrai sens : elle n’est pas un
entracte, mais un épilogue. Elle marque la fin d’un monde… Mais du coup,
l’ère qui s’inaugure après elle prend figure de prologue : préface au
drame du monde qui se fait… Le malaise présent n’est ni une maladie, ni
une décadence du monde. C’est une crise de croissance… Cette crise est
une crise d’unité… Depuis qu’il existe, c’est la première fois que le
monde est « un » et qu’il le sait. » Le sens croissant de l’unité du
genre humain est un facteur qui favorise le cheminement vers la paix.
]
A ce point de vue, fait remarquer Joseph Mulburn Thompson, le droit voire le devoir d’ingérence humanitaire trouve plus aisément sa justification dans la vision chrétienne. En effet, dit la doctrine sociale de l’Église, « la souveraineté de l’État se situe dans le cadre cosmopolite du principe de solidarité et est conditionnée par le devoir de l’État d’assurer er de promouvoir les droits humains fondamentaux. Le pape Jean-Paul II décrit la solidarité comme « la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que tous, nous sommes vraiment responsables de tous » (SRS 38). […] Dans ce cadre, des violations notoires des droits de l’homme appellent sûrement une réaction de la communauté humaine. La souveraineté de l’État est une valeur réelle mais relative d’un point de vue chrétien. »[19] Et devrait être le cas d’un point de vue purement humain comme on le constate dans les réactions des gens au spectacle des injustices, des malheurs et des horreurs qui infestent le monde.
L’intervention décidée multilatéralement au niveau international[20] serait aussi plus facilement acceptable peut-être si, au lieu d’être présentée, comme le font certains pacifistes, comme une violence contre une autre violence, elle était une manifestation de force et même de la vertu de force, don du saint Esprit, qui ne peut être dissociée des vertus de prudence, de justice, de tempérance en vue du bien commun.[21]
On peut dès lors concevoir l’intervention pacificatrice, l’intervention humanitaire[22], même armée, dans le cadre des règles établies jadis pour la « guerre juste ». On peut aller jusqu’à dire que c’est dans la pensée de saint Thomas sur le tyrannicide[23] et dans celle de Vitoria sur le rôle de la communauté internationale qui, par l’entremise des princes, soutient la « juste guerre » que se situe l’origine de ce qui deviendra le droit d’intervention ou d’ingérence dont on attribue en général la paternité à Grotius[24] et à Vattel écrivant que « toute puissance étrangère est en droit de soutenir un peuple opprimé qui lui demande assistance »[25].
On dira que l’emploi des armes n’est justifié que s’il s’agit d’un ultime recours, « une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique »[26] ;
qu’il faut respecter le principe de proportionnalité en évitant que les conséquences de l’intervention soient pires que celles entraînées par l’agression.[27]
Que seule l’autorité légitime, gardienne du bien commun, peut décider de recourir aux armes. Aujourd’hui, c’est l’ONU qui apparaît comme cette autorité légitime universelle.[28] C’est pour ce rôle qu’elle a été créée, un rôle qu’elle ne remplit pas toujours n’ayant pas les moyens nécessaires ou étant paralysée par le fameux droit de veto attribué aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité[29].
Que soit respecté le principe de discrimination entre combattants et non-combattants. Ce « jus in bello » est d’ailleurs passé dans l’ordre juridique[30]. Le crime de guerre le plus courant est de ne faire aucune distinction, aucune « discrimination » entre combattants et non-combattants.[31]
Même si parfois, des princes chrétiens ou des prélats ont célébré le sacrifice des hommes au combat, Pie XII, lui a bien affirmé que « toute apothéose de la guerre est à condamner comme une aberration de l’esprit et du cœur. Certes, la force d’âme et la bravoure jusqu’au don de la vie, quand le devoir le demande, sont de grandes vertus, mais vouloir provoquer la guerre parce qu’elle est l’école des grandes vertus et une occasion de les pratiquer devrait être qualifié de crime et de folie. » [32]
Même si l’Église se réfère aujourd’hui encore aux principes de la « guerre juste » comme dans le Catéchisme de l’Église catholique[33], l’expression n’est plus guère employée sinon avec de grandes réserves. Le changement le plus important réside dans le fait que l’on parle davantage de limitation que de légitimation. Déjà en 1938, le P. Yves de La Brière sj écrivait en faisant allusion au Manifeste de Fribourg publié en 1931: « Divers théologiens contemporains inclinent à croire que, dans la condition actuelle des choses, il n’existe plus guère d’hypothèse moralement admissible où un État pourrait, de lui-même, recourir à la force des armes par application de la doctrine traditionnelle de la guerre juste. »[34] En 1944, Pie XII déclarait que « la théorie de la guerre comme moyen apte et proportionné de résoudre les conflits internationaux est désormais dépassée. »[35] Et Jean XXIII confirmait : « il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits. »[36] Il est clair que la guerre ne peut même plus, entant que telle, se justifier qu’en « ultime recours ». Tous les moyens doivent être mise en œuvre pour régler les conflits sans recourir aux armes. Il faut faire « guerre à la guerre »[37] et s’engager résolument dans la voie de la non-violence. Rappelons que le Concile Vatican II loue « ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté »[38]. « Il est absolument nécessaire, poursuit l’Église, que les différends entre nations ne soient pas résolus par la guerre, mais que soient trouvés d’autres moyens conformes à la nature humaine ; que soit favorisée en outre l’action non-violente et que chaque nation reconnaisse légalement l’objection de conscience et lui donne un statut. »[39] Pour Jean-Paul II, l’effondrement des régimes communistes en 1989 est dû à « l’action non-violente d’hommes et de femmes qui, alors qu’ils avaient toujours refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité. »[40]
A propos de l’importance que prend aujourd’hui la limitation par rapport au souci de légitimation qui était jadis prépondérant, Michaël Walzer écrit que « les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu’il se peut, l’usage de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non-combattantes »[41].
Ces règles sont les principes universels de dignité, d’égalité, de liberté, de vie qui inspirent les droits de l’homme et ce sont aussi les critères classiques qui ont permis d’évaluer le caractère « juste » de la guerre. Toutefois, ces critères de juste cause ou de proportionnalité, dans le contexte contemporain[42], sont difficiles à évaluer et doivent être reformulés vu la puissance des moyens qui peuvent être utilisés. C’est pourquoi l’auteur insiste sur la limitation non seulement des moyens mais aussi des objectifs : « la limitation de la guerre est le début de la paix »[43]. Mais l’idéal serait, bien sûr, d’éviter toute violence en cherchant ensemble à résoudre les conflits par des moyens non-violents. Un premier pas serait le changement de vocabulaire que nous avons suggéré.
En tout cas rien dans les discours des derniers papes ne peut justifier l’accusation portée contre le christianisme d’aujourd’hui d’être fauteur de guerre. Au contraire, nous sommes en présence du plus formidable plan de paix qui interpelle l’individu comme les sociétés et qui propose la force spirituelle nécessaire à son accomplissement. De plus, les réflexions de Paul sur les « autorités »[44] doivent aussi nous inciter à penser qu’on ne peut simplement confier à l’État la mission de pacification car l’État « porte le glaive ». C’est la mission des chrétiens en priorité et de tous les hommes de bonne volonté car comme le dit Joseph Comblin : « L’État est un sauveur temporaire »[45] on pourrait même dire aléatoire. Chantal Delsol[46] constatant que, dans nos pays, la « guerre juste » est identifiée à la guerre légale, fait remarquer que la « certitude d’apercevoir en face de nous un mal qu’il faut absolument empêcher ne nous conférera jamais le droit de contraindre ». La guerre d’ingérence ne sera jamais légale, dit-elle. Même l’ONU et les autres instances internationales ne pourront jamais légitimer les guerres. Elles donnent « l’illusion de l’objectivité » mais en réalité, il ne peut y avoir de « norme positive » dans la mesure où le « seuil de l’intolérable » est toujours discutable. La guerre d’ingérence ne peut être qu’une décision de conscience qui pourra toujours paraître arbitraire.[47] Elle ne peut se réclamer de l’universalité du droit, des droits de l’homme notamment aujourd’hui car elle est toujours située dans le temps, dans l’espace par des hommes particuliers. La guerre d’ingérence est une guerre menée contre le mal : c’est donc une guerre morale qui, vu « l’incertitude des limites du bien et du mal […] relève du discernement d’acteurs singuliers, devant un événement lui aussi singulier ». Elle est un acte moral et politique qui ne peut se « couvrir de l’aval du droit ».[48]
A propos des « guerres morales » justement, Monique Canto-Sperber, s’appuyant sur l’exemple des guerres menées aujourd’hui contre des États non démocratiques, notamment l’Irak, souligne leurs dangers : ce sont, pour elles, des guerres sans fin qui confondent les faits et les valeurs. Leurs principes sont faussement exclusifs et absolus. Elles n’ont pas une vision claire des conséquences et se justifient par les événements ultérieurs. Leurs partisans sont intolérants vis-à-vis des opinions dissidentes. Enfin, ces guerres « tendent à effacer la culpabilité morale qu’il y a à se servir de la violence ».[49]
Simone Goyard-Fabre, au terme de son étude et se référant encore à Kant, reconnaît, d’une part, qu’« il n’est certes pas absurde de tenter d’instaurer la paix par le droit » et qu’ « on ne saurait mésestimer les efforts accomplis en ce sens par les instances internationales » mais elle ajoute aussitôt que « jamais les hommes, quels que soient les progrès du droit international et quelle que soit leur bonne volonté, ne parviendront à arracher l’Idée de la paix à son ordre nouménal. […] La « Constitution politique parfaite » sous laquelle l’Idée de paix livre sons sens est an-historique ; il n’en existera jamais de « réalisation » hic et nunc. C’est pourquoi la paix n’est pas une réalité prochaine de l’histoire : elle est un devoir-être […]. »[1]
Chantal Delsol, de son côté, termine son étude en citant fort opportunément Las Casas qui s’interrogeait sur l’unique manière d’évangéliser le monde. Il excluait la force et en appelait à la conscience.[2]
L’enseignement de l’Église nous invite à travailler à la paix, c’est notre « devoir-être »[3], en commençant par nous-mêmes et en rayonnant de proche en proche dans toute notre vie sociale par le dialogue.
Comme la violence est de plus en plus décriée à travers le monde peut-être en raison même de sa permanence et de ses manifestations sanglantes diffusées à travers tous les continents, ne serait-ce pas le moment de travailler à l’établissement et à la diffusion d’une éthique universelle, d’une culture de la paix qui pourrait se bâtir sur les fondements pacifiques du christianisme : fraternité des hommes, solidarité, justice, pardon ? Danièle Hervieu-Léger fait remarquer que « la doctrine sociale de l’Église est précisément un lieu tout à fait intéressant pour essayer d’analyser comment historiquement au sein du catholicisme, une tentative pour articuler la capacité d’autorité éthique dans une société et un monde de plus en plus sécularisés s’est élaborée et construite. » Pour elle, la doctrine sociale de l’Église s’inscrit bien dans « la recherche d’une offre synthétique et éthique renouvelée du religieux vers une société dans laquelle le religieux n’est plus le principe organisateur de la vie sociale. »[4]
De plus, il y a dans nombre de religions non chrétiennes des éléments qui peuvent en principe être rapprochés de la notion chrétienne de « guerre juste » et qui pourraient servir de base à un dialogue en vue d’une « juste pacification ». John Francis Burke relève que dans le bouddhisme « il est permis de faire la guerre s’il y a une cause juste et que l’on a tenté tous les autres moyens pour résoudre le conflit. […] En même temps, le bouddhisme insiste sur une transvaluation des valeurs où chacun réalise une conscience animée par le non-désir, la non-haine et la non-violence. Dans cette orientation plus pacifiste, le dirigeant bouddhiste idéal est victorieux par la persuasion morale, non par la force. » Dans la philosophie confucéenne, « la force est le dernier recours pour résoudre des conflits mais elle doit être ordonnée par les principes de la justice. […] Si chaque personne s’efforce d’être bienveillante, la société parviendra à un état de paix. » Le recours à la force est aussi prévu dans la taoïsme « s’il n’y a pas d’autre solutions ni choix, mais qu’elle reste un piètre choix ». Quant à la notion juive de shalôm, elle « insiste sur la plénitude et sur une harmonie entre les vivants et s’apparente à l’insistance bouddhiste sur la non-violence et à l’accentuation taoïste sur la non-affirmation. […] En même temps, la tradition juive permet aussi la guerre dans le cas de légitime défense et spécialement de défense d’Israël. [5] […] En ce qui concerne le caractère complet du shalôm, même si l’on poursuit une guerre juste, c’est dans l’espoir de s’acheminer vers la réalisation de l’âge messianique où prévaudront l’harmonie et la justice […]. » Même la notion de djihad[6], dans l’islam, on le sait se réfère d’abord et surtout au combat intérieur. Le djihad, dans ce sens, « cherche une paix intérieure profonde en luttant contre la tentation humaine de dominer et de manipuler l’environnement et les autres êtres humains. Ce djihad est très proche dans sa visée des orientations pacifistes et non-violentes des autres traditions religieuses. […] On ne peut comprendre le djihad en dehors de l’insistance islamique sur l’établissement d’un ordre social universel juste, conforme au modèle de justice de Dieu, tel qu’il est contenu dans les traditions abrahamiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam »
Ce rapide tour d’horizon permet à l’auteur de mettre en rapport les différentes religions évoquées et de risquer une synthèse. En effet, « essentiellement, en matière de guerre et de paix, il y a des traditions en concurrence dans chacune des religions ci-dessus mentionnées. d’un côté, il y a la tradition de la guerre juste, non seulement dans le christianisme, dans le judaïsme et dans le sens extérieur du djihad islamique, mais aussi dans la défense bouddhiste de la force employée pour une cause juste, de la défense confucéenne de la force comme dernier recours pour régler les conflits et dans l’acceptation taoïste du choix inférieur de la force quand toutes les autres options semblent épuisées. d’un autre côté, il y a dans chaque religion une tradition qui opte pour une conscience pacifique cherchant à transformer le conflit qui marque trop souvent l’interaction sociale : le pacifisme chrétien, la transvaluation bouddhiste des valeurs, la bienveillance confucéenne, le shalôm juif et le sens intérieur du djihad islamique. »
L’auteur conclut : « Ainsi, une éthique mondiale de la paix implique qu’on fasse passer la poussée violente du premier ensemble de notions à travers le sens non violent du second, essentiellement pour mettre en question la violence justifiée de chaque tradition en partant des normes de chacune. Les aspects non violents de chaque héritage proposent aussi une base d’où partir pour engager un dialogue interreligieux sur les moyens d’obtenir un monde de justice et de paix. […] Une éthique interreligieuse de paix mondiale peut ouvrir la voie à des politiques mondiales non violentes qui franchissent les frontières et ne durcissent pas »[7] Sans syncrétisme mais dans la recherche d’une unité dans la diversité. N’est-ce pas l’esprit d’Assise ?
Il apparaît, au terme de cette longue réflexion, que les religions et, en particulier, la religion chrétienne, dans la ligne définie, loin d’être une menace pour la paix du monde[8], sont un espoir.[9]
Un espoir qui passe donc par la formation morale[10] ou, mieux, puisque la violence ignore les frontières, par la discussion morale, par le dialogue : « La discussion morale, écrit, Monique Canto-Sperber, est requise pour critiquer l’illimitation de la violence contemporaine qui s’incarne de manière redoutable dans le terrorisme. »[11] Pour pacifier à partir de valeurs communes. Et, à ce point de vue, les chrétiens, ces « hommes nouveaux », doivent être en première ligne puisque « la première contribution du christianisme est une conscience de fraternité et de solidarité entre tous les hommes. »[12]
La non-violence à laquelle il faut tendre, est non seulement une exigence de la foi chrétienne mais aussi de la nature humaine. François Vaillant[13], montre, en philosophe moraliste, que la violence qui est une manifestation de non-sens doit être surmontée par la non-violence qui est appelée par la raison. Non seulement pour que la vie soit bonne, pour que le bien commun s’épanouisse, un état non-violent est nécessaire mais pour y parvenir, les moyens eux-mêmes doivent être non-violents suivant cette règle de bon sens : « les moyens doivent être proportionnés et appropriés à la fin parce qu’ils sont les voies vers la fin, et en quelque sorte la fin elle-même en devenir. Si bien qu’employer des moyens intrinsèquement mauvais pour atteindre une fin intrinsèquement bonne est une bévue et un non-sens. »[14] Une vie non-violente exige la collaboration des trois vertus cardinales : la justice qui demande que tout homme soit traité comme une fin et non comme un moyen, que je traite autrui comme moi-même, le courage ou mieux la vertu force nécessaire à l’établissement de la justice et la tempérance car il n’y a ni justice, ni force, ni non-violence sans la maîtrise de soi. Dans le concret de la vie, l’application de la non-violence animée des trois vertus citées est l’œuvre de la prudence. Ainsi présentée, la non-violence est une vertu qui s’acquiert, qui se propose et qui doit animer la vie de tous les jours comme la vie politique si celle-ci veut être morale
L’auteur ajoute encore que la non-violence ne peut être confondue avec
le pacifisme[15] ou l’antimilitarisme. « Les
pacifistes rêvent de supprimer les armées pour supprimer les guerres,
mais à la question : « Comment se défendre contre un oppresseur ? », ils
restent muets. L’erreur du pacifisme est de penser qu’en supprimant les
armées, on supprimerait les conflits entre les nations, ce qui est
illusoire. La seule vérité du pacifisme est de dénoncer les horreurs de
la guerre auxquelles l’histoire nous a trop habitués. Mais son erreur
fondamentale est d’être incapable de garantir et de promouvoir la paix
dans le monde de violence qui est le nôtre. »[16] L’auteur prêche pour une défense civile
non-violente, pour une « défense juste » plutôt que pour une guerre
juste et renvoie pour plus de détails à la Lettre des évêques américains
de mai 1983.[17]. La résistance non-violente […] peut prendre de
nombreuses formes en fonction de ce qu’on appelle une situation donnée
[…]. Les citoyens seraient entraînés aux techniques de non-soumission
et de non-coopération pacifiques dans le but d’empêcher un envahisseur
ou un gouvernement non-démocratique d’imposer sa volonté. Une résistance
non-violente efficace exige la volonté d’un peuple et peut demander
autant de patience et de sacrifice de la part de ceux qui la pratiquent
qu’on en demande aujourd’hui pour la guerre et la préparation de la
guerre […]. La défense populaire irait au-delà de la solution des
conflits pour aller jusqu’à la synthèse fondamentale des croyances et
des valeurs. Pratiquement, l’objectif n’est pas seulement d’éviter de
faire du mal ou de porter tort à une créature mais, plus positivement,
de rechercher le bien de l’autre […]. Il n’est pas inutile de
souligner que ces principes sont parfaitement compatibles avec la
doctrine chrétienne […] et doivent faire partie de toute théologie
chrétienne de la paix […]. Des raisons pratiques aussi bien que
spirituelles exigent que l’on considère sérieusement la non-violence
comme possibilité d’action. » (op. cit., pp. 270-271).
L’auteur cite aussi l’étude réalisée, en France, en 1984 par MELLON
Chr., MULLER J.-M. et SEMELIN J., La dissuasion civile, Fondation pour
les études de défense nationale. Il reprend aussi la réaction d’un
général, Dominique Chavannat, qui était, à l’époque, directeur de
l’Ecole polytechnique, qui écrivait à propos de cette étude : « La
thèse développée dans La dissuasion civile est capitale et restera sans
doute un jalon essentiel de la réflexion sur la défense […]. Cette
étude prouve qu’un changement de climat est intervenu et qu’il est
désormais possible de voir les tenants de thèses considérées jusqu’ici
comme inconciliables dialoguer sans polémiquer, rechercher ensemble ou
conjointement toutes les voies permettant de sauvegarder le bien
commun. » (id., p. 271).
]
A la veille de la seconde guerre mondiale, Gaston Fessard se livre à une brève mais très intéressante analyse du pacifisme.[18]
Dans un premier temps, il constate que l’amour de la paix « a sa source en une fraternité universelle », idée introuvable avant le Christ. Et cet amour de la paix a été renforcé après les horreurs de la première guerre mondiale, guerre entre nations majoritairement chrétienne, guerre que les « forces spirituelles » n’ont pu empêcher. C’est pourquoi des théologiens se sont employés à montrer que toute guerre est injuste, que le recours à la légitime défense ne se justifie plus quand le recours à l’arbitrage et que, de toute façon, « la défense d’un droit n’est légitime que dans la mesure où elle se sert de moyens proportionnés au mal à empêcher ou à réparer. » L’existence d’institutions internationales et les catastrophes engendrées par cette guerre ont conforté cette thèse. Thèse renforcée par l’idée que le sacrifice des objecteurs de conscience pourrait rétablir la paix. Il est donc injuste de qualifier l’objecteur de conscience de lâche. Au contraire, prêt au sacrifice, il se montre courageux et généreux dans cette attitude.
Toutefois, objecte le P. Fessard, il est vain de penser que le sacrifice du pacifiste changerait la donne. Au contraire, il affaiblirait ceux qui défendent la juste cause et encore, il n’est pas sûr que le pacifiste aura l’occasion de s’offrir en martyr. Peut-être sera-t-il emprisonné ou fusillé avant de pouvoir témoigner physiquement. Par ailleurs, ne témoigne-t-il pas « d’un certain désintéressement à l’égard de [son] prochain immédiat ? » Peut-il « prétendre exercer la charité envers tous en commençant par y manquer envers quelques-uns ? »
Il n’est pas question d’abandonner l’idéal de paix mais le pacifiste ne se sacrifie pas à un idéal, il sacrifie son prochain à une « idole ». Il manque de « réalisme moral » indifférent aux moyens, la fin étant sauve. Il manque aussi de réalisme social et politique en se donnant en exemple alors « qu’entre nations comme entre individus règne d’abord la loi de la lutte pour la vie. »
Est-il possible concrètement de séparer le civil et le militaire, entre la participation à la vie de mes concitoyens et la collaboration à la défense de la patrie ? Avant la guerre, « qui fabrique l’objet le plus pacifique permet çà un autre de fabriquer l’objet moins pacifique » et en temps de guerre, tout emploi civil libérera un soldat. Logiquement, le pacifiste devrait se replier égoïstement sur lui-même ! Et cela au nom de la charité ! Mais de plus, son retrait favorise l’injuste et le violent dont il devient complice. Le pacifiste devient l’ennemi de la paix d’autant plus qu’il s’associera avec d’autres aux motivations moins élevées, voire antichrétiennes, révolutionnaires. « Sous prétexte d’amour envers [le] prochain le plus éloigné », le pacifiste « manque de charité envers le plus proche ».
« Dans la réalité spirituelle et politique, l’attitude pacifiste est contrainte de renier son idéal et de produire le contraire même de ce qu’elle promet. Elle est condamnée à être pour soi comme pour les autres ennemie de la paix. »
On a reproché à Pie XI de s’être plus préoccupé du sort des catholiques que du sort des Juifs en Allemagne. On l’a même accusé de s’être réjoui d’avoir trouvé en Hitler un allié dans la lutte contre le communisme.[1] Mais à travers ces reproches, c’est surtout son Secrétaire d’État qui est visé : le cardinal Eugenio Pacelli, le futur Pie XII dont l’action, déjà sous Benoît XV, alors qu’il était sous-secrétaire aux affaires ecclésiastiques, aurait toujours cherché à favoriser l’Allemagne.
Un Décret de la Congrégation du Saint Office du 21-3-1928 dénonce déjà, et en des termes clairs, l’antisémitisme : « Parce qu’il réprouve toutes les haines et les animosités entre les peuples, [le Siège apostolique] condamne au plus haut point la haine contre le peuple autrefois choisi par Dieu, cette haine qu’aujourd’hui l’on a coutume de désigner communément par le mot d’« antisémitisme ». »[2]
Le 6 décembre 1929, à propos des missions, Pie XI fustige le nationalisme : « Les Missions ne doivent en aucune façon faire du nationalisme, mais seulement du catholicisme […]. Le nationalisme a toujours été un fléau pour les Missions, et même il n’est pas exagéré de l’appeler une malédiction. »[3]
En octobre 1930, Ludwig Maria Hugo[4], évêque de Mayence, condamne le national-socialisme dans ces termes : « Le programme national-socialiste contient des propositions inconciliables avec la doctrine et les principes catholiques. Il y a lieu notamment de considérer l’article 24 du programme[5], qu’aucun catholique ne peut accepter sans renier sa foi sur des points importants. […] La morale chrétienne est fondée sur l’amour du prochain. Les écrivains nationaux-socialistes ne reconnaissent pas ce commandement dans le sens enseigné par le Christ ; leur doctrine surestime la race germanique et sous-estime les races étrangères.
Les chefs du national-socialisme veulent un dieu allemand, un christianisme allemand, une Église allemande. Gottfried Feder[6]) économiste et homme politique. Un des premiers membres clés du parti nazi allemand. Il joua un rôle décisif dans la conception hitlérienne de l’économie et devint le théoricien économique du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei). Hitler lui rend hommage dans Mein Kampf. Il lui doit ses idées sur le « capitalisme et la finance juive ».] dit : « Le peuple allemand trouvera certainement un jour son déisme pour sa vie religieuse, une forme telle que la réclament les aspirations de son sang nordique. La trinité du sang, de la foi et de l’État sera alors réalisée. »
Ces conditions impliquent la réponse que comportent ces questions : « Un catholique peut-il s’inscrire dans le parti d’Hitler ? Un prêtre peut-il permettre que les membres de ce parti assistent comme tels à un enterrement ou à toute autre cérémonie religieuse ? Peut-on admettre aux sacrements un catholique qui se réclame des principes de ce parti ? » Nous devons réponde négativement. »[7]
A la suite de cet évêque, tous les évêques allemands publièrent déclarations ou lettres pastorales qui allèrent dans le même sens.[8]
Le 23 janvier 1933, Mgr Gfoellner, évêque de Linz (Autriche) publie une lettre pastorale intitulée « Du véritable et du faux nationalisme »[9]. Tout en dénonçant l’influence funeste de l’ « athéisme juif » qui propage matérialisme, libéralisme, mammonisme[10], socialisme et communisme, l’auteur précise que cet « esprit juif international est autre chose que la nationalité juive et la religion juive » et dénonce les thèses du national-socialisme : son matérialisme racial, sa haine du peuple juif, sa volonté de nationaliser l’État, l’Église et la morale. Il condamne explicitement les thèses défendues par Hitler dans Mein Kampf et de Rosenberg dans Le mythe du XXe siècle. Cette lettre qui eut un retentissement considérable en Allemagne souleva les protestations des Israélites (les Allemands étant plus nuancés que les Autrichiens) et des nationaux socialistes (les Autrichiens étant, cette fois, plus nuancés que les Allemands).
1933 est une année importante. Des élections sont organisées. Hitler veut une consécration légale alors qu’il aurait pu s’en passer comme il le reconnaîtra cyniquement[11] L’Église, le parti catholique Zentrum, les associations catholiques vont devoir prendre position avant et après les élections.
Pour le Carême 1933, le cardinal von Faulhaber, archevêque de Munich publie une lettre sur les « Droits et devoirs des gouvernants et des gouvernés dans l’État ». le prélat y développe la doctrine traditionnelle de l’Église s’appuyant sur l’enseignement de Léon XIII (Immortale Dei et Sapientiae christianae) et de Pie XI (Lettre aux évêques argentins, 4 février 1931). La presse national-socialiste interprétant ce document de doctrine générale comme un ralliement à la politique d’Hitler, le secrétaire du cardinal publia le 2 mars 1933 une mise au point claire précisant qu’en fonction des principes rappelés, « les catholiques consciencieux ne peuvent pas faire profession de national-socialisme dans sa forme actuelle ».[12]
Tandis que les associations catholiques publient un Manifeste, le 17 février 1933 qui clairement rejette l’ « extrémisme de droite et de gauche » signalant qu’ « il peut y avoir un bolchevisme sous le signe national », Mgr Kaas qui dirige le Zentrum pense qu’ « au nouveau dynamisme de la politique allemande, résultat de l’entrée de l’opposition national-socialiste dans le pacte, doit se joindre le frein de la modération et de la pondération de la politique positive, représentées par le Centre »[13] La publication du Manifeste provoqua la suspension des journaux qui l’avaient publié).
Après les élections du 5 mars 1933, qui portent au pouvoir une coalition entre les national-socialistes et les nationaux-allemands, le chancelier Hitler demande au Reichstag réuni à Postdam, les pleins pouvoirs (21 mars 1933) ; alors que les sociaux-démocrates protestent, Mgr Kaas au nom du Zentrum déclare laisser « en arrière des objections qui, en temps normaux, s’imposeraient à lui et seraient presque insurmontables » et faire « abstraction de toute objection de politique de parti ou autre, en cette heure où il faut imposer le silence aux considérations mesquines et étroites ». Dès lors, le Zentrum (malgré de nombreuses voix opposées) tend la main « à tous, même au adversaires d’hier, pour assurer la continuation de l’œuvre de salut national ». qu’est-ce qui pousse le Zentrum à ce ralliement ? L’illusion de pouvoir modérer et pondérer la nouvelle politique comme il a été dit plus haut mais aussi « la détresse critique où se trouvent actuellement la nation et l’État », « la mission gigantesque qu’est […] la reconstruction allemande » et surtout « les sombres nuages qui annoncent en Allemagne et autour de l’Allemagne la tempête ».
Mgr Kaas perdra très vite l’illusion de pouvoir jouer un rôle modérateur : le 5 mai il démissionne de son poste de chef du Zentrum et le 6 juillet, le Zentrum se dissout.
Les évêques aussi veulent croire en la bonne foi de Hitler, à l’abandon de l’anti-christianisme manifesté précédemment, puisqu’il déclare dans son discours-programme de ce 21 mars 1933 : « Le gouvernement national voit dans les deux confessions chrétiennes des facteurs d’une importance capitale pour la préservation de notre valeur en tant que nation. Il respectera les conventions que ces communautés ont conclues avec les États. Leurs droits seront respectés. Mais il escompte et il espère que, réciproquement, sera apprécié le travail de relèvement national et moral de notre peuple que le gouvernement s’est donné pour tâche. Son attitude envers les autres confessions sera celle d’une justice objective. […] Le gouvernement du Reich, estimant que le christianisme forme les assises inébranlables de la vie morale de notre peuple, est convaincu qu’il est nécessaire de continuer et de développer les rapports amicaux avec le Saint-Siège. »
Dans la Déclaration de la conférence épiscopale de Fulda, 29 mars
1933, les évêques, sans abroger les avertissements et les condamnations
précédentes, reconnaissent que le chancelier Hitler « a fait des
déclarations publiques et solennelles qui tiennent compte de
l’inviolabilité de la doctrine de la foi catholique et des missions et
des droits immuables de l’Église et dans lesquelles le gouvernement du
Reich assure expressément que les traités d’État conclus entre l’Église
et certains pays allemands conserveront leur vigueur »[14] Et
l’Osservatore romano approuve cette attitude prudente et confiante:
« Dans sa déclaration, l’épiscopat allemand pouvait donc tirer les
légitimes conséquences que de telles assurances autorisaient. La
condamnation des erreurs doctrinales reste entière, mais on se croit
obligé de faire confiance aux nouvelles et solennelles promesses, qui en
empêchent présentement l’application. »[15]
De plus, le catholique Franz von Papen[16] nommé vice-chancelier par Hitler convainc
celui-ci de signer un concordat avec Rome pour que les catholiques
apportent leur soutien au nouveau régime vu comme un rempart contre le
bolchevisme. Un accord global avec l’ensemble de l’Allemagne était
souhaité en vain depuis de nombreuses années par
Rome.[17].
Dans les tribulations du temps, un des soucis de Pie XI fut de signer
des concordats ou des accords (il en signa une quarantaine) avec de
nombreux pays et quel que soit le régime, pour protéger les catholiques,
la famille
chrétienne, le mariage, l’éducation des enfants et préserver les
institutions de
l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_(institution)[Église] (en
évitant notamment l’ingérence des états dans les nominations d’évêques).
On se souvient du Traité du Latran signé avec Mussolini en 1929. (Cf.
ONORIO Joël-Benoît d’, La papauté, de la romanité à l’universalité, in
BONNEFOUS E., ONORIO Joël-Benoît d’, FOYER J., La papauté au XXe
siècle, Fondation Singer-Polignac, Cerf, 1999, pp. 23-24) On se
souviendra aussi que Mgr Pacelli qui ne peut être soupçonné de sympathie
pour le communisme tenta, en vain, dans les années 20 d’obtenir un
concordat avec l’USSS. Personne n’a jamais songé à le lui reprocher.
‘Cf. CHENAUX Philippe, L’Église catholique et le communisme en Europe,
De Lénine à Jean-Paul II, Cerf, 2009, pp. 43-50.
] La situation était délicate pour
l’Église catholique minoritaire dans un pays protestant et toujours
menacée, depuis le Chancelier impérial
Otto von Bismarck par le
Kulturkampf, le catholicisme étant considéré comme un corps étranger
en Allemagne[18], idée que les nazis
reprirent dès l’origine du mouvement.
L’initiative allemande[19], en 1933, fut donc une heureuse surprise[20]. Pie XI dira de cet accord signé le 20 juillet, qu’il était « inattendu et inespéré ».[21]
Comme les députés du Zentrum, les évêques devront vite
déchanter.[22] En Allemagne comme en Italie,
bien des clauses de cet accord seront violées par les autorités
politiques[23] d’autre part, le gouvernement
s’attaque dès 1933 aux associations et à la presse catholiques d’autant
plus que l’Église va essayer le plus longtemps possible de renforcer son
action. Elle réunit encore en juin 1934 un Katholikentag à Hoppegarten
qui groupe 60.000 hommes mais qui va engendrer la campagne
anti-catholique : on forcera les jeunes catholiques à entrer à la
Hitlerjugend. On prend des mesures contre les écoles catholiques, en
particulier on supprime les écoles confessionnelles. Enfin on s’attaque
aux congrégations et à un certain nombre de prêtres, sous le prétexte,
vrai ou faux, d’affaires de mœurs et de devises ». L’auteur note encore
que « la lutte contre les catholiques est plus sévère » que la lutte
contre les protestants. Par ailleurs, la déconfessionalisation ne porte
vraiment de fruits qu’au sein du Reichstag : « plus de la moitié se
déclarent déistes en 1943 […] alors qu’en 1933, 646 sur 664 étaient
soit catholiques (144) soit protestants (502) » (Archives des sciences
sociales des religions, 1966, vol. 22, n° 22, pp. 231-232).
Voir aussi le Discours au Sacré Collège du 2 juin 1945, où Pie XII
évoque la persécution religieuse, en Allemagne et dans les pays soumis
au Reich, la violation du Concordat et l’emprisonnement des chrétiens,
clercs et laïcs dans les bagnes, les camps de concentration et les
prisons.
]. Le pouvoir nazi, comme le
pouvoir fasciste, n’avait nulle intention de respecter sa signature.
C’était une manœuvre pour désarmer une résistance.[24] Se met en place une
« persécution perfide et astucieuse », dira Pie XII[25]. Dans l’encyclique Mit
brennender Sorge, Pie XI écrira que le gouvernement allemand a
« adopté comme norme permanente de ses actions, la falsification du
traité, l’élusion du traité, l’évacuation du traité, et finalement, plus
ou moins en public, la violation du
traité. »[26]
En tout cas, Rome reste méfiante et vigilante.[27]
Le 14 juillet 1933, la loi allemande sur la stérilisation va obliger l’Église d’Allemagne, les associations catholiques à prendre position dans la mesure où une contradiction existe entre cette loi et ce que dit l’encyclique Casti connubii[28].
Prenant le mal à la racine, vont se succéder des condamnations prononcées par la Congrégation du Saint-Office à l’encontre d’ouvrages propageant les théories racistes.
Le Saint-Office mettra à l’index des ouvrages développant les
principales thèses nazies.[29] Ainsi le livre
d’Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20 Jahrhunderts (Le Mythe du xx°
siècle)[30] et de Paul
de Lagarde. Il influença Otmar von Verschuer
(1896-link : 1969)
médecin eugéniste et
Steweart Houston Chamberlain (1855-1927) anglais naturalisé allemand qui
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ludwig_Schemann#cite_note-rider-1 épousa
Eva, fille de Richard
Wagner. Dans son livre
Fondements
du XIXe siècle (1899), Chamberlain soutient que la
race supérieure décrite par
Gobineau, race
indo-européenne que
Chamberlain désigne sous le terme de «
race aryenne » est
l’ancêtre de toutes les classes dirigeantes
d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Europe[Europe] et
d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Asie[Asie], qu’elle subsiste à l’état
pur en Allemagne. Il adhéra au
pangermanisme, doctrine
irrédentiste défendant l’idée que devraient être annexés tous les
territoires de langue allemande. Cette théorie apparut en Italie vers
1870. Chamberlain consacra plusieurs monographies à des personnalités
allemandes telles que
Richard Wagner,
Heinrich
von Stein, Kant et
Goethe. Il inspira
Alfred Rosenberg et
Adolf Hitler qui fut
présent à ses funérailles en 1927. Hitler le cite dans Mein Kampf,
1925-1926, p. 141 (texte disponible sur
www.radioislam.org)
A propos du pangermanisme, Hitler écrit que l’Église catholique est
« un obstacle au pangermanisme » (Mein Kampf, op. cit., pp. 58-59).
] condamné (Décret du 7 février
1934) en ces termes : « Ce livre traite avec mépris et rejette
absolument tous les dogmes de l’Église catholique, voire les fondements
de la religion chrétienne elle-même ; il proclame qu’il est nécessaire
d’instituer une nouvelle religion ou religion allemande, et formule le
principe suivant : « Une foi mythique nouvelle surgit aujourd’hui : la foi
mythique du sang ; foi par laquelle on croit que la nature divine de
l’homme peut être défendue par le sang ; foi appuyée sur une science
très claire par laquelle il est établi que le sang nordique représente
le mystère qui se substitue aux sacrements antiques et les dépasse. »
Alfred Rosenberg (1893-1946) est l’idéologue du parti nazi. Pendant
l’emprisonnement d’Hitler en 1924, il le remplace à la tête du parti et
aurait influencé Hitler dans la rédaction de certains chapitres de Mein
Kampf. Il sera condamné et pendu, en 1946, pour crimes de guerre et
crimes contre l’humanité.
En 1934 est condamné le livre d’Ernest Bergmann, Die deutsche Nationalkirche (L’Église nationale allemande) : « L’auteur nie la religion chrétienne ; le fait de la révélation ; la nécessité de la rédemption par Jésus-Christ crucifié, et celle de la grâce divine. Il affirme que la religion chrétienne, et spécialement le catholicisme, n’est rien autre qu’une création de la culture sémitique et romaine, opposée en conséquence au tempérament allemand. L’auteur assure en outre que l’Ancien Testament représente un péril moral pour la jeunesse allemande ; que le concept de la charité chrétienne est partout une cause de dégénérescence pour les peuples, parce qu’elle prend soin des infirmes et des débiles et qu’elle les autorise à procréer des enfants. L’auteur s’efforce de démontrer que le sang et l’espèce, dénommée vulgairement la « race », sont l’unique facteur du progrès culturel. Il estime qu’une nouvelle religion doit être instituée qui substitue l’athéisme pur — à savoir le panthéisme — à la foi au Dieu personnel. L’auteur préconise en outre un nationalisme exagéré et absolument radical, tout à fait contraire à la doctrine et à la culture chrétiennes. » (Décret du 9 février 1934).[31]
Un an plus tard, c’est le livre An die Dunkelmaenner unserer Zeit. Eine Antwort auf die Angriffe gegen den « Mythus des 20 Jahrhun-derts ». Aux obscurantins de notre temps. Réponse aux attaques contre le « Mythe du XX siècle », d’Alfred Rosenberg qui subit les foudres du Saint-Office (Décret du19 juillet 1935).
Entre temps, les évêques allemands, suite à la Conférence de Fulda des 5-7 juin 1934, publient une Lettre collective qui, d’une part, dénonce le « néo-paganisme allemand » et, d’autre part, proteste contre « les facilités laissées aux païens », les « entraves » imposées à l’Église catholique, les « formules fausses » que l’on répand, le « reproche de faire de la politique », « les accusations et les insultes ».[32] C’est en dénonçant le paganisme, le néo-paganisme, que les évêques allemands entendent s’attaquer à l’idéologie régnante sans la nommer de son véritable nom. Le cardinal Faulhaber, le 8 septembre 1934, prononce un important discours où il oppose la lumière du christianisme face aux ténèbres du paganisme.[33]
Le Saint-Père, dans une allocution devant le Consistoire secret du 1er avril 1935 se dit épouvanté à l’idée qu’une nouvelle guerre pourrait éclater mais espère encore qu’il n’en sera rien.[34]
Le 28 avril 1935, lors de la clôture du jubilé de la Rédemption à Lourdes, le cardinal Pacelli, légat du Pape, déplore que beaucoup d’hommes ne comprennent plus le sens de la Croix et même sont scandalisés par cette « folie ». Il ajoute : « Ce qu’il y a de tragique, en effet, c’est que cette aversion pour la croix soit portée à son comble par ceux-là qui, niant le dogme fondamental du péché, rejettent l’idée même de rédemption comme injurieuse à la dignité humaine. Avec l’illusion de préconiser une nouvelle sagesse, ils ne sont en réalité que de lamentables plagiaires qui recouvrent de nouveaux oripeaux des erreurs bien vieilles. Peu importe qu’ils se massent autour du drapeau de la révolution sociale, qu’ils s’inspirent d’une fausse conception du monde et de la vie, qu’ils soient possédés par la superstition de la race ou du sang, leur philosophie aux uns comme aux autres repose sur des principes essentiellement opposés à ceux de la foi chrétienne, et, de tels principes, à aucun prix l’Église ne consent à pactiser avec eux. »[35]
En 1935 toujours, à plusieurs reprises, Pie XI demande que l’on prie pour la paix.[36]
Suite à la conférence annuelle de l’épiscopat allemand, à Fulda, du 19 au 23 août 1935, les évêques publient une lettre pastorale[37] qui ne sera pas diffusée dans la grande presse contrôlée par le pouvoir. Dans la presse catholique, elle ne fut pas publiée partout ou elle parut avec des coupures. Malgré ces interventions de la police d’État elle fut lue en chaire le 1er septembre. La lettre dénonce le nouveau « catéchisme » établi par les « ennemis de la foi », invite les fidèles à rester fermes dans la foi leur interdisant « de lire les revues et les livres, […] de fréquenter les réunions où notre foi et notre Église sont diffamées et où est blasphémé tout ce qui est sacré pour l’homme religieux » mais en leur ordonnant « de fréquenter et d’écouter les prédications de l’Église ». Le document rappelle que la « foi est le fondement de l’ordre moral dans le monde », qu’il « serait moralement fatal de ne considérer le mariage, contrairement aux lois chrétiennes, que sous l’angle de la pureté de la race à maintenir », qu’« on ne peut pas, comme homme privé, s’unir au Christ, et comme employé de l’État, combattre contre le Christ », que la liberté religieuse s’étend à l’espace public, que les parents ont le droit de choisir l’éducation qu’ils désirent pour leurs enfants[38], que la jeunesse catholique restera fidèle à ses associations. Les évêques recommandent enfin de ne pas rendre le mal pour le mal mais de prier pour les ennemis, de conserver leur unité entre eux et avec le Saint-Père. Bref, tout le texte est une invitation à résister fermement mais pacifiquement à toutes les attaques idéologiques et physiques du pouvoir nazi.[39]
A cette même conférence, il fut décidé de faire lire à tous les fidèles un texte qui avait été rédigé le 1er mars 1934, expliquant la prestation de serment civil auquel étaient contraints les prêtres considérés comme fonctionnaires de l’État. Ce serment de fidélité au Führer perturbait la conscience de nombreux catholiques qui y voyaient un changement de convictions religieuses. Ce serment devait être prêté « sans réserves et sans restrictions »[40]. Les évêques précisent : « Le chrétien catholique n’a pas besoin de ces réserves et restrictions. Car c’est et ce fut de tout temps la doctrine catholique qu’un serment, en tant qu’il est un acte solennel de respect envers Dieu, ne peut contenir rien qui soit en contradiction avec les devoirs envers Dieu et la fidélité due à la vérité. Une obligation qui, d’après la doctrine de la foi et des mœurs catholiques, est en contradiction avec les lois de Dieu, ne peut pas être l’objet d’un serment. En contradiction avec le respect dû à Dieu, elle ne peut faire l’objet d’un serment. Telle est la doctrine catholique que l’Église a le droit de proclamer en vertu de sa mission divine, droit qui lui est aussi reconnu dans le Concordat du Reich. »[41]
En 1935 toujours, « l’agression fasciste contre l’Abyssinie suscita l’irritation de Pie XI qui exprima son désaccord de manière voilée le 27 août 1935 à l’occasion d’un discours devant le congrès international des infirmières catholiques. le journal intime de Mgr Tardini, à cette époque substitut de la Secrétairerie d’État pour les affaires ordinaires, nous apprend que le texte publié par l’Osservatore romano, avait en réalité fortement atténué les propos originaux du pape, à l’initiative de Mgr Pizzardo, chargé des affaires ecclésiastiques extraordinaires (c’est-à-dire extérieures) qui craignait des réactions du gouvernement fasciste italien. Selon le témoignage de Tardini, Pie XI accepta à contrecœur la formulation alambiquée choisie pour la publication, non sans répéter à ses collaborateurs qu’à ses yeux cette guerre était injuste car le fait de se trouver à l’étroit chez soi ne donnait pas à un peuple le droit d’aller s’installer chez son voisin. »[42]
A partir de 1936, la Documentation catholique va publier des dossiers reprenant, à partir du 1er janvier 1935, presque au jour le jour « les principaux faits et gestes dont les catholiques allemands ont été tantôt les auteurs et tantôt les victimes »[43] .
Le 21 mai 1936, les évêques des Pays-Bas déclarent « que ceux qui, à un degré important, accordent leur appui [au parti national-socialiste] ne peuvent pas être admis à la réception des saints sacrements. »[44]
Le14 mars 1937, paraît l’encyclique Mit brennender
Sorge[45] après avoir vainement essayé toutes les
voies de la persuasion, [Pie XI] se vit de toute évidence aux prises
avec les violations délibérées d’un pacte officiel et d’une persécution
religieuse, dissimulée ou manifeste, mais toujours durement menée, le
dimanche de la Passion 1937, dans son encyclique Mit brennender Sorge,
il dévoila au regard du monde ce que le national-socialisme était en
réalité : l’apostasie orgueilleuse de Jésus-Christ, la négation de sa
doctrine et de son œuvre rédemptrice, le culte de la force, l’idolâtrie
de la race et du sang, l’oppression de la liberté et de la dignité
humaine.
Comme un coup de trompette qui donne l’alarme, le document pontifical,
vigoureux -trop vigoureux, comme le pensait déjà plus d’un- fit
sursauter les esprits et les cœurs.
Beaucoup -même hors des frontières de l’Allemagne- qui, jusqu’alors
avaient fermé les yeux sur l’incompatibilité de la conception
nationale-socialiste et de la doctrine chrétienne, durent reconnaître et
confesser leur erreur.
Beaucoup, mais pas tous ! d’autres, dans les rangs mêmes des fidèles,
étaient trop aveuglés par leurs préjugés ou séduits par l’espoir
d’avantages politiques. L’évidence des faits signalés par Notre
prédécesseur ne réussit pas à les convaincre, encore moins à les décider
à changer de conduite/ Est-ce une simple coïncidence ? Certaines
régions, qui furent ensuite les plus durement frappées par le système
national-socialiste, furent précisément celles où l’encyclique Mit
brennender Sorge avait été le moins ou même n’avait été aucunement
entendue.
Aurait-il été possible alors de freiner une fois pour toutes, par des
mesures politiques opportunes et adaptées, le déchaînement de la
violence brutale et de mettre le peuple allemand en état de se dégager
des tentacules qui l’étreignaient ? Aurait-il été possible d’épargner de
cette manière à l’Europe et au monde l’invasion de cette immense marée
de sang ? Personne n’oserait se prononcer avec certitude. En tout cas,
pourtant, personne ne pourrait reprocher à l’Église de n’avoir pas
dénoncé et indiqué à temps le vrai caractère du mouvement
national-socialiste et le danger auquel il exposait la civilisation
chrétienne. » (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1945).
] dont les deux principaux rédacteurs
sont le cardinal Pacelli et l’archevêque de Munich von
Faulhaber.[46]
Pie XI y explique que l’Église a donné son consentement à la proposition de concordat faite par le gouvernement allemand « en dépit de nombreuses et graves considérations » pour épargner aux « fils et filles d’Allemagne, dans la mesure des possibilités humaines, les angoisses et les souffrances que, dans l’autre hypothèse, les circonstances du temps faisaient prévoir avec pleine certitude. » L’Église, patiente ne voulait pas « risquer d’arracher, avec l’ivraie, quelque plante précieuse ». Mais ce concordat a été unilatéralement trahi par « des intrigues qui, dès le début, ne visaient qu’à une guerre d’extermination. » Force est donc à l’Église de s’opposer « à un parti-pris qui cherche, par l’emploi ouvert ou dissimulé, de la force, à étrangler le droit garanti par les traités. »
Suit une série de condamnations de divers concepts nazis : du panthéisme[47], du paganisme, du « Mythe du sang et de la race », de la divinisation de la race, du peuple, de l’État, de son chef[48], de l’idée d’une religion et d’une église nationales qui tentent d’emprisonner Dieu « dans les frontières d’un seul peuple, dans l’étroitesse de la communauté de sang d’une seule race. » Une nouvelle Église se construit par la persécution des fidèles or une « Église nationale allemande […] n’est autre chose qu’un reniement de l’unique Église du Christ, l’évidente trahison de cette mission d’évangélisation universelle à la quelle, seule, une Église mondiale peut suffire et s’adapter. » Cette Église manipule et détourne le langage religieux : la révélation ne peut s’identifier aux « suggestions du sang et de la race », ni la foi n’être que « la joyeuse et fière confiance dans l’avenir de son peuple ». L’immortalité n’est pas « la continuation ici-bas de la vie collective dans la durée de son peuple ». Quant à la grâce, elle est rejetée « au nom d’un prétendu caractère allemand ». Le Saint Père s’insurge aussi contre les railleries dont sont l’objet, le péché originel, la Croix du Christ ou encore l’humilité.
Le pape dénonce comme blasphème la volonté de « voir bannies de l’Église et de l’école l’histoire et la sagesse des doctrines de l’Ancien testament ». Il rappelle que l’Église ne fait pas de discrimination entre les peuples, les ethnies, qu’elle est plus sensible à « la richesse de la variété » qu’au « péril des divergences ». Sont condamnées enfin « des lois humaines qui sont en contradiction insoluble avec le droit naturel ». Réduire le droit à « l’utilité du peuple », c’est décréter « l’état de guerre » dans la vie internationale et, dans la vie nationale, récuser « le fait fondamental que l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger. »
Le pape plaide donc pour le droit à liberté religieuse[49], pour le droit des parents « à régler l’éducation des enfants »[50] face à « l’iniquité des mesures de contrainte ».
Il invite, en conséquence, les chrétiens à la cohérence, au « courage héroïque », « à la défense courageuse de la vérité et à sa franche application à la réalité », « à dévoiler et à réfuter l’erreur ». Chaque chrétien a le « devoir de dégager nettement sa responsabilité de celle du camp adverse, de libérer sa conscience de toute coopération coupable à une telle machination et à une telle corruption. » Il doit « opposer à la force matérielle des oppresseurs de l’Église l’intrépidité d’une foi profonde, la fermeté inébranlable d’une espérance sûre de l’éternité, l’irrésistible puissance d’une charité agissante. »
« Une chrétienté ayant repris conscience d’elle-même dans tous ses membres, rejetant tout partage, tout compromis avec l’esprit du monde, prenant au sérieux les commandements de Dieu et de l’Église, se conservant dans l’amour de Dieu et l’efficace amour du prochain, pourra et devra être pour le monde, malade à mort, mais qui cherche qu’on le soutienne, et qu’on lui indique sa route, un modèle et un guide, si l’on ne veut qu’une indicible catastrophe, un écroulement dépassant toute imagination ne fonde sur lui. »[51]
En mai 1937, l’archevêque Groeber de Fribourg dénonce l’utilisation perverse faite par le régime de certains procès contre des prêtres accusés d’immoralité.[52]
Le 15 septembre 1937, l’Osservatore romano analyse le IXe Congrès de Nuremberg (7-13 septembre 1937) et dénonce son anti-christianisme. Il conclut : « qui pourrait garantir aux maîtres actuels de l’Allemagne que la semence de haine et de dénigrement de toute chose sacrée qui monte toujours plus en puissance sous les yeux des autorités, ne produira pas aussi en terre allemande des fruits qui doivent inspirer l’épouvante à tout véritable ami du peuple allemand et de son avenir. »[53]
A l’occasion des Vœux de Noël et de Nouvel An, en décembre 1937[54], Pie XI déclare : « Il y a en fait la persécution en Allemagne. Depuis longtemps, on et on fait croire qu’il n’y a pas de persécution. Nous, Nous savons au contraire qu’elle existe, et que c’est une persécution grave et même comme il y en a rarement eu d’aussi terrible et pénible, d’aussi triste dans ses conséquences les plus profondes. C’est une persécution à laquelle ne manquent ni la prépondérance de la violence, ni la pression de la menace, ni les tromperies de l’astuce et de la fiction. » Il dénonce les calomnies contre sa personne et contre les évêques accusés de répandre une religion non catholique mais politique. A quoi le pape répond en disant « Nous ne faisons pas de politique […] Nous faisons de la religion et […] Nous ne voulons rien faire d’autre. […] Nous voulons ensuite que même dans la vie civique, dans la vie humaine et sociale, soient toujours respectés les droits de Dieu, qui sont aussi les droits des âmes. »
Le Saint-Office ne reste pas inactif : tous les livres d’Ernest Bergman sont condamnés par le Décret du 25 novembre 1937. Sont aussi condamnés, les livres de Raoul Françè (Décret du 30 décembre 1937), un « Sénèque raciste » dira l’Osservatore romano (10-11 janvier 1938). Sont condamnés ensuite les livres de Gustave Mensching, « partisan des courants religieux unitaires du troisième Reich » (Décret du 22 janvier 1938).
Le 12 mars 1938 a lieu l’Anschluss, le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Le 10 avril, un referendum entérinait cette annexion à la grande satisfaction des catholiques. Ici aussi Franz von Papen joua un rôle important. Ambassadeur à Vienne depuis 1934, en excellente relation avec le cardinal Theodor Innitzer archevêque de Vienne, il « avait dit et redit que l’Anschluss serait le meilleur moyen de mettre fin à la persécution qui sévit en Allemagne contre le catholicisme et de faire reculer le racisme dans le parti national-socialiste lui-même. » [55] Le cardinal Innitzer[56]. En signe de protestation, le 7 octobre 1938, à l’appel d’Innitzer, des milliers de jeunes gens viennent se rassembler pour prier et méditer dans la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. Dans son sermon, le cardinal affirme alors : « Il n’y a qu’un seul guide (Führer en allemand): Jésus Christ. » Le lendemain, une centaine de nazis envahissent et saccagent la résidence de l’archevêque. (Wikipedia) ] suivi par presque la totalité des catholiques autrichiens acceptèrent avec enthousiasme mais très vite ils déchantèrent devant la persécution qui s’installa immédiatement comme en Allemagne.[57]
Le 13 avril 1938, La Sacrée congrégation des séminaires et universités publie à la demande de Pie XI un Syllabus condamnant les théories racistes qui est adressé aux établissements catholiques du monde entier. Il est déclaré dans le préambule que « les maîtres devront s’appliquer de tous leurs moyens, à emprunter à la biologie, à l’histoire, à la philosophie, à l’apologétique, aux sciences juridiques et morales, des armes pour réfuter avec solidité et compétence les assertions insoutenables qui suivent :
l°) Les races humaines, par leurs caractères naturels et immuables,
sont tellement différentes que la plus humble d’entre elles est plus
loin de la plus élevée que de l’espèce animale la plus haute.
2°) Il faut, par tous les moyens, conserver et cultiver la vigueur de la
race et la pureté du sang ; tout ce qui conduit à ce résultat est, par le
fait même honnête et permis.
3°) C’est du sang, siège des caractères de la race, que toutes les qualités intellectuelles et morales de l’homme dérivent comme de leur source principale.
4°) Le but essentiel de l’éducation est de développer les caractères de la race et d’enflammer les esprits d’un amour brûlant de leur propre race comme du bien suprême.
5°) La religion est soumise à la loi de la race et doit lui être adaptée.
6°) La source première et la règle suprême de tout l’ordre juridique
est l’instinct racial.
7°) Il n’existe que le Cosmos ou l’Univers être vivant ; toutes les
choses, y compris l’homme, ne sont que les formes diverses s’amplifiant
au cours des âges de l’universel vivant.
8°) Chaque homme n’existe que par l’État et pour l’État. Tout ce qu’il possède de droit dérive uniquement d’une concession de l’État.
A ces propositions si détestables, on pourra d’ailleurs en ajouter facilement d’autres. »[58]
Chacune de ces propositions condamnées correspond à une thèse défendue par Hitler dans Mein Kampf ou dans son Discours devant le Reichstag du 30 janvier 1937 ou encore par Rosenberg dans le Mythe du Vingtième siècle.[59]
Le 30 avril 1938, Pie XI prenait ses quartiers d’été, comme d’habitude, à Castel-Gandolfo. Or, le 3 mai, Hitler arrivait à Rome, le jour même où l’Église fête l’Invention de la vraie Croix[60]. L’Osservatore romano (2 mai) précise que le pape quitte Rome non « par mesquine diplomatie, mais simplement parce que l’air de Castel-Gandolfo lui fait du bien tandis que celui d’ici lui fait mal. » On glosa évidemment sur cet air mauvais de Rome. On constata que les musées du Vatican furent fermés durant toute la visite d’Adolf Hitler, que le nonce accrédité auprès du roi d’Italie était absent aux réceptions, que l’Osservatore romano ne publia pas un mot sur cette visite, le Pape quant à lui avait interdit aux institutions religieuses d’arborer la croix gammée comme le prescrivaient les autorités italiennes. Enfin, le 4 mai, le Pape déclarait devant une assemblée venue le saluer : « De tristes choses se produisent, de tristes choses, de loin et de près. Et parmi ces tristes choses, il y a celle-ci : à savoir qu’on ne trouve pas qu’il soit trop déplacé ni intempestif de dresser à Rome, le jour de la sainte Croix, l’insigne d’une autre croix qui n’est pas la Croix du Christ. C’est faire assez comprendre jusqu’à quel point il est nécessaire de prier, prier, prier, afin que la miséricorde de Dieu soit faite et descende elle aussi dans toute son étendue. Nous sommes en vérité les premiers à avoir besoin de cette infinie miséricorde qui s’est étendue, dès le principe, jusqu’à ceux qui crucifièrent Notre-Seigneur. »[61]
Le 14 juillet 1938, d’éminents ( ?) universitaires fascistes publiaient un manifeste raciste, explicitement antisémite reproduit et salué par la presse.[62] Un éminent jésuite y répondit dans deux numéros de la Civiltà Cattolica (16 juillet et 6 août), reproduits dans l’Osservatore romano des 21 juillet et 13 août sous le titre « Autour de la nationalité ». Les conclusions de ce long article scientifiquement rigoureux sont courageuses, vu le contexte, et sans équivoque : « … étant donné une telle incertitude, une telle obscurité, aussi absolue, dans le concept de race, il est non seulement antiscientifique, mais tout à fait monstrueusement illogique de vouloir fonder sur lui une théorie quelconque sur la nation. Bien que les fanatismes idéologiques puissent violenter les données de la science et de l’histoire, tout homme de bon sens ne pourra faire moins que de repousser dédaigneusement ces acrobaties de la pensée, véritables aberrations mentales collectives. L’honneur de la science et de l’humanité réclame qu’une bonne fois on relègue parmi les rebuts de telles conceptions arbitraires, qui n’ont aucun fondement sérieux.[…]…ni la race, ni la langue, ni la religion, ni le territoire, ne constituent l’essence de la nation, et, […]en conséquence, celle-ci doit être recherchée dans quelque autre élément, qui ramène à l’unité les individus marqués par tous ces caractères distinctifs. »[63]
Le 15 juillet 1938, Pie XI condamne de nouveau le « nationalisme exagéré » comme « contraire à l’esprit du Credo », « contraire à la foi », contraire à la catholicité de l’Église.[64]
A cela, on peut ajouter son Discours aux assistants ecclésiastiques de la jeunesse italienne de l’Action catholique du 21-7-1938, où Pie XI réaffirme l’unité du genre humain et condamne le nationalisme, le racisme, le séparatisme : « il y a quelque chose de bien pire que l’une ou l’autre formule de racisme et de nationalisme : l’esprit qui les dicte. Il faut dire, en effet, qu’il y a quelque chose de particulièrement détestable, c’est cet esprit de séparatisme, de nationalisme exagéré qui, précisément, par ce qu’il n’est pas chrétien, parce qu’il n’est pas religieux, finit par n’être même pas humain. »
Huit jours plus tard, le 28 juillet 1938, devant les élèves du Collège pontifical urbain de la Propagande, jeunes clercs de 37 nations différentes, il reprend le thème et l’amplifie dans un discours « violemment antiraciste » écrira le ministre Ciano le 30, dans son Diario. Pie XI rappelle que « catholique veut dire universel, non raciste, non nationaliste, au sens séparatiste de ces deux attributs. […] Nous ne voulons rien séparer dans la famille humaine ; car Nous considérons ici -c’est clair- le racisme et le nationalisme exagéré, ainsi qu’on en parle communément, c’est-à-dire comme des barrières élevées entre hommes et hommes, entre peuples et peuples. » S’attardant ensuite au mot race que certains estiment plus approprié pour parler des animaux, le Pape nuance : « De même que l’on dit genre, on peut dire race ; et l’on doit dire que les hommes sont avant tout un grand et seul genre, une grande et seule famille d’êtres vivants, engendrés et générateurs. Ainsi le genre humain est une seule race, universelle « catholique ».
On ne peut toutefois nier que dans cette race universelle il y ait place pour les races spéciales, comme pour tant de variations diverses, comme pour beaucoup de nationalités qui sont encore plus spécialisées. Et de même que dans les vastes compositions musicales il y a de grandes variations dans lesquelles, toutefois, l’on voit le même motif général qui les inspire revenir souvent, mais avec des tonalités, des intonations, des expressions diverses, de même dans le genre humain, il existe une seule grande race humaine universelle, catholique, une seule grande et universelle famille, et, avec elle, en elle, des variations diverses. »[65]
Continuant à jouer avec les mots, et prenant en exemple ces jeunes clercs de la « Propagande », appartenant à 37 nations différentes, Pie XI évoque alors « la vraie juste et saine pratique d’un racisme répondant à la dignité et à la réalité humaines ; car la réalité humaine c’est d’être des hommes et non des bêtes sauvages, des existences quelconques ; la dignité humaine, c’est d’être une seule et grande famille, le genre humain, la race humaine. […] voici ce qu’et pour l’Église le vrai racisme, le racisme proprement dit, le racisme sain, digne de chacun des hommes dans leur grande collectivité. Tous de même, tous faisant l’objet de la même affection universelle, tous appelés à la même lumière de vérité, de bien, de charité chrétienne ; appelés à être tous dans leur propre pays, dans les nationalités particulières de chacun, dans la race particulière, les propagateurs de cette idée si grande et si magnifiquement maternelle, humaine, avant même d’être chrétienne. »[66]
Le 28 août 1938 est rendue publique une lettre pastorale de l’épiscopat allemand[67] qui prend la défense du pape et se livre à une longue critique sans concession du régime et de son idéologie. Sont dénoncées non seulement les attaques contre le Pape mais aussi les entraves à la vie catholiques, la volonté d’expulser la religion de l’espace public, la manipulation de l’histoire, le pacte secret que l’Église entretiendrait avec le communisme, les encouragements aux apostasies, l’accusation d’incivisme catholique. Les évêques montrent en fait que le régime « a déclaré aux religions une guerre d’extermination parce que l’on soutient qu’elles créent une fissure dans l’âme de la nation allemande et qu’elles tendent à diminuer les forces mêmes de la patrie. »[68] Et les évêques ajoutent : « Cela ne peut être que la pensée d’un insensé, qui ne connaît pas l’histoire du christianisme ni sa lumière et sa chaleur -lesquelles demeurent intégralement,- et qui ignore la tendance innée de l’homme vers la Vérité dernière et la paix intime. » Un « novateur » a imaginé un « Dieu allemand » qui n’est pas le Dieu créateur, personnel et supraterrestre. Dès lors, « la spiritualité et l’au-delà sont un fantôme ». Finalement, cette nouvelle religion ouvre la porte au naturalisme et à l’athéisme. Et de se poser la question : « L’Allemagne est-elle donc en sûreté en face des cavaliers de l’Apocalypse ? »[69]
Il condamne de nouveau l’antisémitisme dans son Discours aux pèlerins rassemblés par la Radio catholique belge, le 6-9-1938. Après avoir lu, dans un missel offert par la délégation belge, la prière eucharistique « Et comme il t’a plu d’accueillir les présents d’Abel le Juste, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que t’offrit Melchisédech ton grand prêtre, en signe du sacrifice parfait, regarde cette offrande avec amour, et dans ta bienveillance, accepte-la », le Pape avoue : « L’antisémitisme n’est pas compatible avec la pensée et la réalité sublimes qui sont exprimées dans ce texte. C’est un mouvement antipathique, un mouvement auquel nous ne pouvons, nous chrétiens, avoir aucune part. »[70] « La promesse a été faite à Abraham et à sa descendance. Le texte ne dit pas, remarque saint Paul, in seminibus tamquam in pluribus, sed in semine, tamquam in uno, quod est Christus. La promesse se réalise dans le Christ et par le Christ en nous qui sommes les membres de son Corps mystique. Par le Christ et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle d’Abraham.
Non, il n’est pas possible aux chrétiens de participer à l’antisémitisme. Nous reconnaissons à quiconque le droit de se défendre, de prendre les moyens de se protéger contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites. »[71]
Le 20 octobre 1938, recevant les membres d’un Congrès international d’archéologie chrétienne, le pape dénonce à nouveau et avec violence les persécutions en Allemagne et en Autriche en évoquant Julien l’Apostat et Néron. Mais il se montre aussi optimiste en rappelant le sort de Napoléon III, Bismarck et Guillaume II.[72]
Le 20 décembre 1938, la Documentation catholique publie un long dossier intitulé Le mystère du sang dans l’économie du salut.[73] Il s’ouvre avec un important discours du cardinal Van Roey suivi des prises de position des cardinaux Verdier (Paris), Schuster (Milan), Cerejeira (Lisbonne) et Faulhaber (Munich), condamnant le racisme, l’antisémitisme, le totalitarisme.
Le 24 décembre 1938, lors de sa présentation des vœux de Noël et di Nouvel An, Pie XI exprime ses « amères tristesses », les attaques contre l’Action catholique, l’Église et le mariage chrétien en Italie. Il revient sur « la récente apothéose préparée dans cette Rome même pour une croix ennemie de la Croix du Christ, à cette blessure portée au Concordat », sans égards, ajoute-t-il, pour ses « cheveux blancs ». [74]
Le 10 février 1939, Pie XI devait prononcer un discours devant les évêques d’Italie. Pie XI ne le prononça pas car la mort le saisit alors qu’« il était encore en train d’écrire les mots de son discours par lesquels il prenait congé de ses évêques d’Italie »[75]. Toutefois, le 26 janvier 1959, Jean XXIII révéla, quelques extraits de ce message. Notamment ces « lignes pleines d’enseignements utiles pour tous les temps » :
« Ce que Nous estimons devoir dire à vous et de vous, Nous devons le dire d’abord à Nous-même et de Nous-même.
Vous savez, très chers et vénérables Frères, comment souvent on traite la parole du pape. On s’occupe de Nous et non seulement en Italie, de Nos allocutions, de Nos audiences, le plus souvent pour en altérer le sens et même en inventant du commencement à la fin, pour Nous faire dire des sottises et des absurdités. Il y a une presse qui peut tout dire contre Nous et Nos affaires, même en rappelant et en interprétant faussement et perversement l’histoire proche et lointaine de l’Église, jusqu’à nier opiniâtrement toute persécution en Allemagne, négation qu’accompagne l’accumulation fausse et calomnieuse de politique, comme la ; persécution de Néron s’accompagnait de l’accusation de l’incendie de Rome. Et on laisse dire, puisque’ notre presse ne peut même pas contredire ou rectifier.
Vous ne pouvez vous attendre à ce que votre parole soit mieux traitée, même quand il s’agit de la parole des pasteurs sacrés divinement établis, parole prêchée ou écrite ou imprimée, pour éclairer, avertir, sauver les âmes.
Prenez garde, très chers Frères dans le Christ, et n’oubliez pas que bien souvent il y a des observateurs et des délateurs (dites des espions et vous direz la vérité) qui, par zèle ou pour avoir été chargés, vous écoutent pour vous dénoncer sans avoir compris rien de rien ; cela va sans dire, ou en ayant compris, au besoin, tout le contraire : tout en ayant en leur faveur (il faut s’en souvenir comme Notre-Seigneur pour ses bourreaux) la grande, la souveraine excuse de l’ignorance.
Bien pire encore quand cette excuse doit faire place à cette circonstance aggravante de la folle présomption de celui qui croit et dit tout savoir, alors qu’évidemment il ne sait même pas ce qu’est l’Église, ce qu’est le pape, ce qu’est un évêque, ce qu’est le lien de foi et de charité qui nous unit tous dans l’amour et le service de jésus, notre Roi et Seigneur. Il y a malheureusement des pseudo-catholiques qui semblent heureux quand ils croient découvrir une différence, un désaccord, d’après eux (s’entend), entre un évêque et un autre, mieux encore entre un évêque et le Pape. »
Le 10 février 1939, Pie XI meurt donc. De toutes
tendances[76] Le pape Pie XI n’avait donc pas changé : son
pontificat s’achevait comme il avait commencé. Alors pourquoi était-il
dénoncé par les dictatures totalitaires ? Pourquoi la presse allemande
imprime-t-elle qu’avec lui le plus dangereux adversaire du nazisme
disparaît ? Pourquoi lui-même, au cours de ces dernières années,
avait-il pris contre le nazisme hitlérien une position de combat ?
Il avait charge d’âmes. Il avait dû défendre l’Église catholique et
romaine contre la persécution matérielle. Il avait dû préserver le dogme
chrétien, la pensée chrétienne contre cet incroyable retour de paganisme
élémentaire qui restera une des stupeurs des historiens d e l’avenir.
Tout cela est clair, tout cela est vrai. Mais en agissant comme il l’a
fait, le pape Pie XI prenait aussi la défense de cette cause de la paix
qui restait à ses yeux primordiale, car il avait compris que le racisme
hitlérien, comme aussi le fascisme mussolinien, constituent contre la
paix des menaces permanentes et, si je puis dire, des dangers
organiques.
La cause de la paix est inséparable de la cause de la liberté, de
l’égalité entre les hommes. Le despotisme absolu d’un homme trouble la
paix. L’oppression dirigée contre une catégorie d’hommes en raison de
leurs opinions ou de leur origine trouble la paix. La négation des
vertus morales et des « valeurs » spirituelles trouble la paix. La
résolution proclamée d’user de la force pour satisfaire aux besoins ou
aux appétits nationaux, la préparation systématique du recours à la
force troublent la paix. L’idolâtrie organisée autour des hommes qui
détiennent la force trouble la paix. Un grand Pape pacificateur a donc
pu, a donc dû considérer comme son devoir -comme son devoir envers la
paix- de borner ou de combattre l’ambition des puissances racistes, la
propagation des théories racistes dans le monde. Voilà en quoi l’effort
serein et magnifique du pape Pie XI a pu converger avec l’effort des
grandes démocraties universelles. Voilà pourquoi quelque chose de plus
que le respect dû à son grand rôle et à son grand courage nous incline
devant son cercueil. » (Cf. D.C. n° 892, 5 mars 1939, col. 335-336).
Il est sûr que, jusqu’au dernier instant de sa vie intellectuelle, Pie
XI fut obsédé par la paix. Son dernier discours jamais prononcé (cf.
plus haut), se termine par une invocation ou plutôt une « exultation »
des « ossements glorieux » des apôtres venus fonder à Rome l’Église
universelle : « Prophétisez, ossements chers et vénérés, la venue ou le
retour à la religion du Christ de tous les peuples, de toutes les
nations, de toutes les races, toutes unies et devenus consanguines dans
le lien commun de la grande famille humaine. Prophétisez, enfin,
ossements des apôtres, l’ordre la tranquillité, la paix, la paix pour
tout ce monde, qui, tout en semblant pris d’une folie d’homicide et de
suicide des armements, veut la paix, à tout prix, et, avec Nous,
l’implore du Dieu de la paix et a confiance de l’obtenir. »
], les autorités des différents
pays et la presse du monde entier, à l’exception de l’URSS qui ne fit
aucun commentaire, saluèrent le « pape de la paix ». C’est
l’expression qui revint le plus souvent. Il convient de mettre en
exergue la réaction des autorités israélites qui virent en lui un
défenseur face au racisme et à
l’antisémitisme.[77]
Le 2 mars 1939, Pie XII est élu Pape. Le 19 mars, Mgr Kerkhofs, évêque de Liège, fait lire, dans les églises des cantons de l’Est, un mandement condamnant le racisme et le national-socialisme, « des hérésies extrêmement dangereuses ». Il se réfère à l’encyclique Mit brennender Sorge mais aussi à un sermon de l’évêque italien de Cremone qui résume très bien les causes de la condamnation : « La condamnation de la chimère racique allemande intervient parce qu’il s’agit d’un système proprement religieux -philosophique qui nie en principe la foi catholique et la civilisation chrétienne. Ce système matérialiste voit dans le sang les causes initiales dirigeantes pour la vie spirituelle. Il nie tout ordre surnaturel, l’unité d’origine de la race humaine, le péché originel, la Rédemption et la divinité du Christ. Il nie l’existence d’un Dieu personnel et la fondation de l’Église et ne conçoit l’immortalité que dans la survivance racique du sang dans les générations qui se suivent. »[78]
Le lecteur peut consulter le site http://www.pie12.com/index.php?category/Actualites consacré à Pie XII. On y trouve une foule de renseignements et une abondante bibliographie tenue à jour.[1]
Nous ne ferons donc ici que mettre en exergue quelques événements.
En évoquant de nouveau le pontificat de Pie XI, nous avons vu l’action menée par le futur Pie XII. Nous avons aussi précédemment suivi presque pas à pas ses efforts en tant que souverain pontife au service de la paix. Efforts pour empêcher le « pacte d’acier » entre l’Allemagne et l’Italie, efforts pour préserver la Pologne, efforts pour empêcher Italiens et Espagnols de s’associer aux nazis, efforts pour tenter d’empêcher la guerre, de l’arrêter, de préparer la paix.[2]
Il n’empêche que beaucoup encore aujourd’hui considèrent ce pape comme coupable de silence face au génocide juif et même de collusion avec l’hitlérisme.
Il n’est donc pas inutile de rappeler quelques faits.
Ce qu’on peut appeler la « légende noire » a pris corps dans le grand public[3] en 1963, date à laquelle le dramaturge allemand d’extrême-gauche Rolf Hochhuth produit une pièce intitulée « Le Vicaire »[4]. C’est cette pièce qui va ternir la réputation d’un pape que le monde entier, à l’exception des nazis et des communistes, avait loué jusque là.[5] L’autorité de Pie XII a été « discréditée par les secteurs communistes pendant la période la guerre froide ».[6]
Evoquant la pièce, et avec beaucoup d’indulgence, le cardinal Montini, le futur pape Paul VI, écrira : « On ne joue pas avec des sujets et des personnages historiques portés à la connaissance du public par l’imagination créatrice de gens de théâtre insuffisamment doués de discernement historique et -Dieu veuille que cela ne soit pas le cas ici- d’honnêteté humaine ».[7] En tout cas, la conclusion de spectacle c’est que « seuls les communistes et l’Union soviétique ont été efficaces » contre le génocide juif.[8] Peut-être cherchaient-ils à faire oublier l’antisémitisme stalinien ?[9]
Nous avons suivi l’action du Nonce Pacelli puis du Pape Pie XII avant, pendant et après la guerre.
Rappelons que nonce apostolique en Bavière, le futur Pie XII assiste dès 1923 à la montée de la droite nationaliste qui assimile les jésuites, les juifs et les protestants à des ennemis de l’Allemagne. Il dénonce auprès de Pie XI le caractère anti-catholique de la tentative de coup d’État par Hitler. En mai 1924, il écrit que le nazisme « est peut-être la pire hérésie de notre époque ».[10]
Des quarante-quatre discours prononcés comme nonce en Allemagne entre 1917 et 1929, quarante dénoncent un aspect ou un autre de l’idéologie nazie.[11] et il est titulaire d’une licence de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Californie_%C3%A0_Berkeley[université de Californie à Berkeley], une maîtrise et un doctorat à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_Brandeis[Université Brandeis] et a reçu l’http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Ordination_rabbinique&action=edit&redlink=1[ordination rabbinique] au séminaire théologique juif des États-Unis d’Amérique.]
En août 1929, il décrit, au nonce apostolique autrichien, Hitler comme « un redoutable agitateur politique ». Il ajoute : « ou bien je me trompe vraiment beaucoup, ou bien tout cela ne se terminera pas bien. Cet être-là est entièrement possédé de lui-même : tout ce qu’il dit et écrit porte l’empreinte de son égoïsme ; c’est un homme à enjamber des cadavres et à fouler aux pieds tout ce qui est en travers de son chemin - je n’arrive pas à comprendre que tant de gens en Allemagne, même parmi les meilleurs, ne voient pas cela, ou du moins ne tirent aucune leçon de ce qu’il écrit et dit. Qui parmi tous ces gens, a seulement lu ce livre à faire dresser les cheveux sur la tête qu’est Mein Kampf ? »[12]
Entre 1933 et 1939, le cardinal Pacelli envoie 55 notes de protestation au gouvernement allemand qui ne respecte pas le concordat.
En mars 1935, dans une lettre ouverte à l’évêque de Cologne, il traite les nazis de « faux prophètes, orgueilleux tel Lucifer » et la même année, devant des pèlerins à Lourdes, il dénonce les idéologies « possédées par la superstition de la race et du sang ». A sœur Pasqualina, sa secrétaire, il déclare que « Hitler est tout à fait obsédé. Il détruit tout ce dont il n’a pas besoin et est capable de piétiner des cadavres. »[13]
En 1935 encore, devant des milliers de pèlerins à Lourdes, il dénonce les idéologies « possédées par la superstition de la race et du sang »[14]
En 1935 toujours, lors d’une réunion avec Dietrich von Hildebrand[15] il déclare que la réconciliation entre la chrétienté et le racisme nazi est impossible puisqu’ils sont aussi différents que l’eau et le feu.[16]
En 1937, il rédige avec le cardinal Faulhaber l’encyclique Mit brennender Sorge et, à Notre-Dame de Paris, il qualifie l’Allemagne de « nation puissante et noble que de mauvais bergers fourvoient vers une idéologie de race. »[17]
Lors de l’élection du Pape, l’Humanité souligne que la brièveté du Conclave et le choix de Mgr Pacelli « prennent plus de sens encore quand on sait quelles insolences exclusives lancèrent Hitler et Mussolini contre sa personne et ce qu’elle signifie pour eux. »[18]
En 1938, l’approbation de l’Anschluss par l’épiscopat autrichien va être très mal reçue au Vatican. Le 27 mars, cette déclaration collective de l’épiscopat d’Autriche est lue dans toutes les Églises du territoire autrichien : « (…) Nous reconnaissons avec joie que le mouvement national-socialiste a fait et fait encore œuvre éminente dans le domaine de la construction nationale et économique comme aussi dans le domaine de la politique sociale pour le Reich et la nation allemande, et notamment pour les couches les plus pauvres de la population… Au jour du plébiscite, il va sans dire que c’est pour nous un devoir national, en tant qu’Allemands, de nous déclarer pour le Reich allemand, et nous attendons également de tous les chrétiens croyants qu’ils sauront ce qu’ils doivent à leur nation. ». Aussitôt, à Rome, Radio Vatican dénonce la diffusion de ce texte ; le pape Pie XI et le cardinal Pacelli convoquent le cardinal-archevêque de Vienne Innitzer au Vatican et lui demandent de s’expliquer devant eux. Le 6 avril, avant de rencontrer le pape, Innitzer s’entretient avec le Cardinal Pacelli, qui lui ordonne de rédiger un document, au nom de tous les évêques d’Autriche, à paraître dans l’Osservatore Romano, affirmant que : « La déclaration solennelle des évêques autrichiens […] n’avait pas pour but d’être une approbation de quelque chose qui est incompatible avec la loi de Dieu », et précisant également que cette première déclaration avait été faite sans l’link : accord de Rome.[19] Pendant les mois qui suivent, les Allemands abrogent le régime concordataire autrichien et interdisent les organisations et journaux dépendant de l’Église catholique. En signe de protestation, le 7 octobre 1938, à l’appel d’Innitzer, des milliers de jeunes gens viennent se rassembler pour prier et méditer dans la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. Dans son sermon, le cardinal affirme alors : « Il n’y a qu’un seul guide (Führer en allemand) : Jésus Christ. » Le lendemain, une centaine de nazis envahissent et saccagent la résidence de l’archevêque. Le cardinal Innitzer se rétracte alors complètement et écrit : « On nous a misérablement trompés. L’Allemagne venait à nous comme une mère à ses enfants ; nous savons maintenant ce que cela signifie. La haine du national-socialisme, égale à celle du communisme, s’est ici déchainée sans retenue contre l’Église. On veut faire de l’Autriche un champ d’expérience pour voir jusqu’où peut aller l’anéantissement du christianisme. Cela ne peut plus durer. On ne répond même pas à nos protestations incessantes. Il faudra voir bien en venir à la lutte ouverte. Les évêques ont été loyaux et confiants, on les a systématiquement abusés. Il faut qu’on sache... » Les relations ambigües entre Innitzer et le régime nazi suscitèrent de nombreuses critiques après la Seconde Guerre mondiale.
Le 28 octobre 1939, le New York Times salue, en première page, l’encyclique Summi pontificatus par ce titre : « Le pape condamne le racisme, les dictateurs et ceux qui violent les traités. »[20] Des milliers de copies seront larguées par avion au-dessus du sol allemand.[21]
En 1939 et 1940, il met en contact les opposants d’Hitler et les Britanniques et avertit les alliés de la prochaine invasion des Pays-Bas, Belgique et France.[22]
Durant la guerre, l’attitude Pie XII face aux nazis sera comparable à celle de Jean XXIII face aux régimes communistes[23]. Il ne fit pas pression sur le Congrès pour augmenter l’accueil des réfugiés juifs. Pendant la guerre, le président américain n’a pas cherché à aider les Juifs d’Europe, considérant que le principal objectif devait être l’écrasement du régime nazihttp://fr.wikipedia.org/wiki/Franklin_Delano_Roosevelt#cite_note-145[[\]\]. Malgré la pression des Juifs américains, de sa femme et de l’opinion publique américaine, le président ne dévia pas de cette direction. Il ne fut pas mis au courant des projets de bombardements d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Auschwitz_(camps)[Auschwitz] ou des voies ferrées.] : prudente. Comme l’explique Alexis Curvers : « Approuvée, recommandée et pratiquée par le pape, une telle politique exigeait évidemment de lui et de toute l’Église officielle une grande modération de langage. Et cette modération qu’on blâme chez Pie XII est précisément celle que les mêmes critiques admirent chez Jean XXIII, parce que celui-ci en a usé, et probablement pour les mêmes raisons, dans ses rapports avec les régimes communistes. On ne peut à la fois demander grâce pour les victimes, qu’elles soient juives ou chrétiennes, et lancer l’anathème à la face des bourreaux tout-puissants. »[24] Le cardinal Montini confirme : « Une attitude de condamnation et de protestation comme celle qu’il [Hochhuth] reproche au pape de n’avoir pas adoptée, eût été non seulement inutile, mais encore nuisible. […] Si, par hypothèse, Pie XII avait fait ce que Hochhuth lui reproche de n’avoir pas fait, il en serait résulté de telles représailles et de telles ruines que, une fois la guerre finie, le même Hochhuth aurait pu, avec une plus grande objectivité historique, politique et morale, écrire un autre drame beaucoup plus réaliste.. »[25]
Si pour les raisons dites, Pie XII est prudent, l’Osservatore romano qui n’est pas tenu par la même réserve se montre sévère dans ses condamnations.[26] Il en est de même pour Radio Vatican : en janvier 1940, le pape demande que à la station « de rendre publiques les épouvantables cruautés de la tyrannie barbare ».[27]
Selon le New York Times du 14 mars 1940, « face à Ribbentrop, le Pape a pris la défense des Juifs allemands et polonais » et a rappelé les atrocités commises par les nazis.[28]
Le 13 mai 1940, devant l’ambassadeur italien Alfieri qui quittait le Saint-Siège pour Berlin, Pie XII déclare : « Nous devrions dire des paroles de feu contre ce qui se passe en Pologne et la seule raison qui Nous retienne de le faire est de savoir que, si Nous parlions, Nous rendrions la condition de ces malheureux encore plus dure ».[29]
Le 23 décembre 1940, le Time magazine publie cet hommage d’Albert Einstein : « Lorsque la révolution nazie survient en Allemagne, c’est sur les universités que je comptais pour défendre la liberté, dont j’étais moi-même un amoureux, car je savais qu’elles avaient toujours mis en avant leur attachement à la cause de la vérité ; mais non, les universités furent immédiatement réduites au silence. Alors je me tournai vers les grands éditeurs de journaux, dont les éditoriaux enflammés des jours passés avaient proclamé leur amour de la liberté ; mais eux aussi, en quelques courtes semaines et comme els universités, furent réduits au silence. Dans la campagne entreprise par Hitler pour faire disparaître la vérité, seule l’Église catholique se tenait carrément e n travers du chemin. Je ne m’étais jamais spécialement intéressé à l’Église auparavant l’Église, mais maintenant je ressens pour elle une grande affection et admiration, parce qu’elle seule a eu le courage et la persévérance de se poser en défenseur de la vérité intellectuelle et de la liberté morale. Je suis donc bien forcé d’avouer que, maintenant, c’est sans réserve que je fais l’éloge de ce qu’autrefois je dédaignais. »
En 1942, Pie XII envoie son nonce protester auprès du gouvernement français de Vichy contre « les arrestations inhumaines et les déportations de juifs depuis la France occupée vers la Silésie et certaines régions de Russie ». Le 6 août 1942, le New York Times titre : « On dit que le pape prend la défense des juifs déportés de France ». Trois Semaines plus tard, le Times écrit : « Vichy arrête les juifs ; le pape est ignoré ». A l’automne, Les services de Goebbels distribuent dix millions d’exemplaires décrivant Pie XII comme le « pape pro-juif » à cause de ses interventions françaises.[30]
Dans le radio-message de Noël 1942, Pie XII parle de ces « centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive ». Le 26 décembre, le New York Times écrit : « La voix de Pie XII est un cri dans le silence et la nuit qui enveloppent l’Europe cet hiver. […] En appelant de ses vœux un « véritable nouvel ordre » fondé sur la liberté, la justice et l’amour […] le pape se place à l’opposé d’Hitler ». Une résistante célèbre, Malou Blum[31], dira : « Pour nous, le message de Noël 1942 était une condamnation claire du nazisme ».[32]
Le 2 juin 1943, Pie XII dénonce les exactions pour cause de nationalité ou de race[33] et explique la prudence agissante de l’Église[34].
En 1942, Le Pape déclare à un visiteur : « Le danger communiste est bien réel mais en ce moment c’est le danger nazi qui m’inquiète le plus ».[35]
Le 30 avril 1943, Pie XII écrit à Mgr Konrad von Preysing, évêque de Berlin : « Jour après jour, parviennent à Notre connaissance des actes inhumains qui n’ont rien à voir avec les réelles nécessités de la guerre et qui Nous remplissent de stupeur et d’effroi » et félicite les prélats qui ont pris la défense de la personne humaine « que les victimes soient ou non les enfants de l’Église ».[36]
Le 21 janvier 1943, Pie XII écrit au cardinal Faulhaber : « Nous avons toujours caractérisé Notre’ attitude dans la guerre par le mot « impartialité » et non par le mot « neutralité ». Neutralité pourrait être compris dans le sens d’u ne indifférence passive, qui ne convient pas au chef de l’Église. Impartialité signifie pour Nous juger les choses selon la vérité et la justice. Mais en cela quand il s’est agi de déclarations publiques de Notre part, Nous avons eu tous les égards possibles à la situation de l’Église’ dans les différents pays pour épargner aux catholiques des lieux des difficultés que l’on pouvait éviter ».[37]
Le 16 octobre 1943, informé[38] de la déportation des Juifs de Rome, Pie XII demande à son secrétaire d’État, le cardinal Maglione de protester. Maglione avertit l’ambassadeur d’Allemagne que le Pape ne pourrait garder le silence s’ils arrêtaient des Juifs. Dans le même temps, Pie XII envoyait son neveu Carlo Pacelli demander à Mgr Alois Hudal, sympathisant allemand, d’intervenir. et protesta. Ces démarches restant vaines, Pie XII envoie son confident le plus proche, le père général des Salvatoriens, le P. Pfeiffer auprès du gouverneur militaire de Rome, le général Stahel, pour que cesse cette persécution sinon le pape lancerait une protestation publique. Stahel, par crainte d’une invasion du Vatican intervint immédiatement.[39] L’opération qui devait durer deux jours fut arrêtée le jour même et seuls 1000 des 8000 Juifs réclamés par Hitler furent déportés.[40]
C’est cette année-là que Cahim Weitzmann, le futur premier président israélien écrit que « le Saint-Siège prête son puissant soutien afin d’améliorer le sort de mes frères persécutés. »[41]
Le 22 juin 1944, le rabbin André Zaoui, aumônier capitaine du Corps expéditionnaire français adresse une lettre à Pie XII où il remercie le Saint-Père et les prêtres qui ont aidé les juifs persécutés. Il raconte qu’il a visité l’Institut Pie XI « qui a protégé pendant plus de six mois une soixantaine d’enfants juifs dont quelques petits réfugiés de France ».[42]
En 1944 toujours, le Grand Rabbin d’Israël Isaac Herzog déclare dans un message que « le peuple israélien n’oubliera jamais ce que le Pape et ses délégués font pour nos malheureux frères et sœurs dans les heures les plus sombres de notre histoire. Ils sont inspirés par les principes de la religion qui sont les fondements de la vraie civilisation. C’est la preuve de l’existence de la providence divine dans ce monde ».[43] Durant l’été 44, Rome étant libérée, Pie XII s’adresse à un groupe de juifs romains venus le remercier pour sa protection : « Pendant des siècles les juifs ont été traités injustement et méprisés. L’heure est venue de les traiter avec justice et humanité. Dieu le veut et l’Église le veut. Saint Paul nous dit que les juifs sont nos frères. qu’ils soient également nos amis. »[44]
Dans une Allocution à un groupe de 70 déportés juifs libérés des camps de concentration allemands et délégués par la United Jewish appeal au Vatican, le 29 novembre 1944, pour exprimer à Pie XII la reconnaissance des Juifs pour son action en leur faveur. Ils
viennent exprimer leur gratitude et leur reconnaissance au Pape pour sa sollicitude durant la guerre, « très honorés de pouvoir remercier personnellement le Saint-Père, pour la générosité qu’il leur a démontrée pendant la terrible période nazie », Pie XII dira : le Siège apostolique « n’a jamais, fût-ce aux moments les plus critiques, laissé le moindre doute que ses maximes et son action extérieure, n’admettaient ni ne peuvent admettre aucune des conceptions qui dans l’histoire de la civilisation seront rangées parmi les égarements les plus déplorables et les plus déshonorant de la pensée et du sentiment des hommes ». Il ajoutera : « Votre présence ici veut être un témoignage intime de gratitude de la part d’hommes et de femmes qui, en des temps angoissants pour eux et souvent même sous la menace d’un péril de mort imminent, ont expérimenté comment l’Église catholique et ses vrais disciples savent dans l’exercice de la charité s’élever au -dessus de toutes les limites étroites et arbitraires créées par l’égoïsme humain et par les passions raciales. »
On sait que les prises de position de Pie XII inspirèrent à Hitler le désir de « coffrer ce ramassis d’agitateurs ». Plusieurs plans d’enlèvement du pape et d’invasion du Vatican.[45]
A la fin de la guerre, Moshe Sharett, le second premier ministre israélien rencontre Pie XII et déclare : « mon devoir était de leur dire merci à lui et à l’Église catholique au nom de tous les juifs pour tout ce qu’ils avaient fait dans les pays occupés. »[46]
La guerre se terminant, Pie XII reprend clairement la parole. Aux fidèles de Rome, le 18 mars 1945, il déclare dans son Allocution : « A ceux qui se sont laissé séduire par les fauteurs de la violence et qui, après les avoir suivis inconsidérément, commencent enfin à revenir de leurs illusions, consternés de voir jusqu’où les a conduits leur servile docilité, il ne reste plus d’autre chemin de salut que de répudier définitivement l’idolâtrie des nationalismes absolus, les orgueils de la race et du sang, les convoitises d’hégémonie dans la possession des biens terrestres, et d’adopter résolument l’esprit de sincère fraternité, fondé sur le culte du Père divin de tous les hommes, et dans lequel les notions trop longtemps opposées de droit et de devoir, de profit et de charges, s’harmonisent dans la justice et dans la charité. » Et au Sacré Collège, le 2 juin 1945, il rappelle les douze années passées en Allemagne qui lui ont permis de découvrir les qualités de ce peuple qui lui permettront de se redresser « quand il aura repoussé de lui le spectre satanique exhibé par le national-socialisme et quand les coupables (comme Nous avons déjà eu l’occasion de l’exposer d’autres fois) auront expié les crimes qu’ils ont commis. » Pie XII explique ensuite quelle fut l’attitude l’Église durant cette période sombre.
En septembre 1945, Léon Kubowitzy, secrétaire général du Congrès juif mondial, remercie personnellement le pape pour ses diverses interventions et fait un don de 20.000dolars aux œuvres du Vatican « en reconnaissance de l’aide apportée par le Saint-Siège aux juifs persécutés par le fascisme et le nazisme ».[47]
1er novembre 1945, Pie XII dans sa Lettre aux évêques allemands, les félicite pour l’attitude qu’ils ont eue durant « la persécution perfide et astucieuse dont l’Église d’Allemagne a été victime ».
En 1945 toujours, Israel Zoller (Zolli), grand rabbin de Rome depuis 1940, se convertit, avec son épouse, au catholicisme. Pour prénom de baptême, il choisit de s’appeler « Eugenio Pio », et sa femme « Eugenia », en hommage au pape Pie XII, en raison de son action pour les Juifs de Rome pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon l’Ephéméride du journal Direct Matin du 13 février 2013, très impressionné par l’attitude du pontife pendant la guerre, il écrira : « Il n’existe pas de lieu de souffrances que l’esprit d’amour de Pie XII n’ait atteint… Au cours de l’Histoire, aucun héros n’a commandé une telle armée. Aucune force militaire n’a été plus combattante, aucune n’a été plus combattue, aucune n’a été plus héroïque que celle menée par Pie XII au nom de la charité chrétienne. » » Myriam, la fille du rabbin Zolli, écrit : « Pacelli et mon père étaient des figures tragiques dans un monde où toute référence morale avait disparu. Le gouffre du mal s’était ouvert, mais personne ne le croyait, et les grands de ce monde - Roosevelt, Staline, de Gaulle - étaient silencieux. Pie XII avait compris que Hitler n’honorerait de pactes avec personne, que sa folie pouvait se diriger dans la direction des catholiques allemands ou du bombardement de Rome, et il agit en connaissance de cause. Le pape était comme quelqu’un contraint à agir seul parmi les fous d’un hôpital psychiatrique. Il a fait ce qu’il pouvait. Il faut comprendre son silence dans le cadre d’un tel contexte, non comme une lâcheté, mais comme un acte de prudence[48]. »[49] Devenu professeur à l’Institut biblique pontifical, Eugenio Zolli mourut à Rome en 1956, à l’âge de 74 ans. Son autobiographie publiée en 1954, Prima dell’alba, décrit les circonstances de sa conversion et explique les raisons de son admiration envers Pie XII. On y lit notamment : « La rayonnante charité du Pape, penché sur toutes les misères engendrées par la guerre, sa bonté pour mes coreligionnaires traqués, furent pour moi l’ouragan qui balaya mes scrupules à me faire catholique. »[50]
Le7 septembre 1945, Giuseppe Nathan, commissaire de l’Union des communautés israélites, rend grâce « au souverain Pontife, aux religieux et aux religieuses qui n’ont vu dans les persécutés que des frères, selon les indications du Saint-Père ».[51]
Le 21 septembre 1945, le docteur Leo Kubowitski, secrétaire du Congrès Juif Mondial, est reçu par Pie XII afin de lui présenter ses remerciements pour l’œuvre effectuée par l’Église Catholique dans toute l’Europe en défense du peuple juif.[52]
Le 11 octobre 1945, le le Secrétaire général du Congrès juif mondial remercie personnellement le pape pour ses diverses interventions et fait un don de 20.000 dollars aux œuvres du Vatican « en reconnaissance de l’aide apportée par le Saint-Siège aux Juifs persécutés par le fascisme et le nazisme ».[53]
En 1955, à l’occasion des célébrations du 10e anniversaire de la Libération, l’Union des Communautés juives italiennes déclare que le 17 avril sera la « Journée de la reconnaissance » « pour l’aide apportée par le pape pendant la guerre ».[54]
Le 26 mai 1955, l’Orchestre philarmonique d’Israël avec 94 musiciens, sous la direction de Paul Kletzki se rend au Vatican pour y interpréter la VIIe symphonie de Beethoven « en reconnaissance de l’œuvre humanitaire grandiose accomplie par le Pape pour sauver un grand nombre de Juifs pendant la Seconde guerre mondiale »[55]
Sont intéressantes aussi les réactions à la mort de Pie XII survenue le 8 octobre 1958, publiées, pour la plupart et entre autres, par la Documentation catholique, n°1289, le 26 octobre 1958 :
« Au soir de ce grand et illustre pontificat, pendant lequel l’humanité a connu les plus terribles épreuves, j’évoque avec émotion et respect la haute figure de Pie XII, dont le fervent témoignage a inspiré à tant d’hommes le courage et l’espérance. » (Général De Gaulle, président du Conseil)
« Nous sentons tous que le monde s’est appauvri en perdant un homme qui a joué un tel rôle dans la défense des valeurs spirituelles et de la paix et qui s’est acquis le respect des représentants de toutes les confessions. » (Harold Mac Millan, premier ministre britannique)
« Nous avons à cœur d’exprimer notre profonde sympathie à l’Église catholique plongée dans le deuil par la mort du Pape Pie XII. » (Grand Rabbinat de France)
« Le monde est devenu plus pauvre du fait de la mort du pape Pie XII. Il avait consacré sa vie entière à la dévotion envers Dieu et au service de l’humanité. Ennemi déclaré et averti de la tyrannie, il avait toujours été un ami plein de sympathie et un bienfaiteur pour les opprimés, et sa main secourable se tendait toujours promptement pour secourir les malheureuses victimes de la guerre.
Il s’était fait opiniâtrement, sans peur et sans esprit partisan, le champion de la cause d’une paix juste entre les nations du monde. Doué d’une vision profonde, il a su demeurer à la mesure d’un monde changeant sans cesse et n’a jamais perdu de vue la destinée éternelle de l’humanité. » (Général Eisenhower, président des États-Unis)
« C’était un grand homme et un homme bon et je l’aimais. » (Maréchal Montgomery, Sunday Times).
« Nous partageons la douleur de l’humanité. Pie XII a servi l’idéal le plus noble de la paix et de la compassion ». « Pendant la décennie de terreur nazie, quand notre peuple a subi un martyre terrible, la voix du pape s’est élevée pour condamner les persécuteurs et pour invoquer la pitié envers leurs victimes. La vie de notre temps a été enrichie par une voix qui exprimait les grandes vérités morales au-dessus du tumulte des conflits quotidiens. Nous pleurons un grand serviteur de la paix ». (Golda Meir, ministre des Affaires étrangères d’Israël, le 9 Octobre 1958)
Les Juifs « se souviendront toujours de ce que l’Église catholique a fait pour eux sur l’ordre du Pape au moment des persécutions raciales. Quand la guerre mondiale faisait rage, Pie XII s’est prononcé souvent pour condamner la fausse théorie des races. » « De nombreux prêtres ont été emprisonnés et ont sacrifié leur vie pour aider les juifs » « Nous avons pu plus que tous les autres, bénéficier de la compassion, de la bonté et de la magnanimité du pape pendant les tristes années de persécution et de terreur alors que tout laissait à penser que nous ne pourrions pas nous en sortir ». (Dr Elio Toaff, grand rabbin de Rome, Le monde, 10 Octobre 1958.)[56] A l’agence Reuter, le même déclara : « Les Juifs se souviendront toujours de ce que l’Église a fait durant la seconde guerre mondiale, grâce au pape Pie XII. Ce dernier s’opposa toujours à la fameuse théorie de la discrimination raciale. Un grand nombre d’Israélites trouvèrent asile dans des couvents et le Pape promit d’aider les Juifs de Rome lorsque les occupants allemands leur demandèrent de leur verser 50 kilos d’or en 1944. Les communautés israélites portent le deuil du pape et prient Dieu de bénir la grande âme du disparu. »[57].
A partir de 1963, les condamnations se multiplient ressassant les mêmes critiques.
Mais, de plus en plus de témoignages vont contredire cette campagne de dénigrement. Et plus le temps passe et plus on constate que, malgré l’acharnement de certains et en raison même de leur persistance, nombre d’études très fouillées ont été suscitées par l’accumulation des mensonges. Ainsi, la vérité affleure de nouveau et finira par s’imposer.
En 1963, Pinchas Lapide, consul d’Israël à Milan du vivant de Pie XII, déclare au journal Le Monde : « Je peux affirmer que le pape, le Saint-Siège, les nonces et toute l’Église catholique ont sauvé de 150.000 à 400.00 juifs d’une mort certaine… L’église catholique sauva davantage de vies juives pendant la guerre que toutes les autres églises, institutions religieuses et organisations de sauvetage réunis ».[58]
En juin 1963 déjà, le bulletin des élèves de l’Athénée israélite de Bruxelles, Maïmonide consacre un article à Pie XII : « Les Juifs et le Vatican sous Pie XII », sous la plume d’Edith Mutz. On y lit que « la véritable raison du silence relatif de Pie XII n’était certes pas la crainte d’aller dans un camp de concentration, mais celle d’aggraver le cas de ceux qui s’y trouvaient. »[59] L’auteur rappelle qu’en 1937, les journaux allemands déclaraient : « Pie XI était à moitié juif ; le cardinal Pacelli, Pie XII, l’est complètement ». On trouve aussi dans le même article le témoignage du Dr Safran qui fut le grand rabbin de Roumanie durant la guerre : la médiation du Pape, écrit-il, « sauva les Juifs du désastre, à l’heure où la déportation des Roumains était décidée ». Il est aussi rappelé qu’en 1946, « on vite entrer au Vatican un groupe de Juifs au visage marqué par la souffrance : septante rescapés des fours crématoires venaient remercier Pie XII de son attitude pendant la guerre. […] Chaque année, des délégués de partout vinrent rendre hommage au Pape. Mme Golda Meïr, ministre des Affaires étrangères d’Israël, le remercia d’avoir élevé la voix en faveur des Juifs. »[60]
En 1964, Maurice Edelman, président de l’association anglo-juive et député travailliste déclare : « L’intervention du pape Pie XII a permis de sauver des dizaines de milliers de juifs pendant la guerre. » [61]
En 1964 encore, Albrecht von Kessel, collaborateur de M. von Weizsaecker, ambassadeur du 3ème Reich près le Vatican déclare : « Je romps le silence, en ces mois où se déroule l’action du « Vicaire » parce que j’étais membre de l’ambassade allemande près le Saint-Siège et parce que je crois, avec mon expérience de douze années de nazisme et de terreur, pouvoir contribuer à porter un jugement sur les faits romains.
La tâche de notre ambassade n’était pas facile. Hitler était capable dans son hystérisme de tout crime. Il avait toujours envisagé la possibilité de faire prisonnier le pape et de le déporter dans le « Grand Reich » -dans la période qui va de septembre 1943 à juin 1944- c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée des alliés. Si le pape s’était opposé à cette mesure, il était possible qu’on le fasse abattre « tandis qu’il tentait de s’enfuir » comme on l’a annoncé à ce moment-là à propos de certains morts…auf der Flucht erschossen !
Nous pensions que notre principal devoir était d’empêcher au moins ce crime (l’assassinat du pape), méfait qui aurait été perpétré au nom du peuple allemand.
M. von Weizsaecher devait lutter sur deux fronts : recommander au Saint-Siège -au Pape donc- de ne pas entreprendre d’action inconsidérée, c’est-à-dire d’action dont peut-être il ne percevait pas toutes les dernières et catastrophiques conséquences… d’autre part, il devait chercher à persuader les nazis au moyen de rapports diplomatiques faits avec art que le Vatican faisait preuve de « bonne » volonté et que les innombrables actions particulières du Saint-Siège en faveur des Juifs étaient choses insignifiantes à ne pas prendre au sérieux.
Nous tous membres de l’ambassade d’Allemagne près le Vatican, bien que nous fussions d’avis différents sur la situation, nous étions sans exception d’accord sur ce point : une protestation solennelle de pie XII contre la persécution des Juifs l’aurait probablement exposé, lui et toute la curie romaine, à un très grave danger et certainement alors en l’automne 43, celle-ci n’aurait sauvé la vie à aucun Juif. Hitler déchaîné, réagissait d’autant plus horriblement qu’il trouvait plus de résistance. »[62]
En 1975, le Dr Safran, Grand Rabbin de Roumanie, a estimé à 400.000, les juifs de Roumanie sauvés de la déportation par l’œuvre de St Raphaël organisée par Pie XII. « La médiation du Pape sauva les juifs du désastre, à l’heure où la déportation des Roumains était décidée » [63]
Le 11 septembre 1987, Jean-Paul II, devant 200 personnalités représentant presque toutes les organisations juives des États-Unis, rassemblées au Centre culturel de Miami, rappelait « les efforts énergiques et sans équivoque des papes contre l’antisémitisme et le nazisme au plus fort de la persécution contre les juifs ». Après avoir évoqué Pie XI déclarant le 6 septembre 1938 que « l’antisémitisme ne peut être accepté » et qu’il y avait « en outre l’opposition totale entre le christianisme et le nazisme en affirmant que la croix nazie était une « ennemie de la croix du Christ » (Allocution de Noël 1938) », Jean-Paul II se disait _« convaincu que l’histoire révélera d’une manière d plus en plus évidente et convaincante combien Pie XII ressentait profondément la tragédie du peuple juif et avec quel effort soutenu il oeuvra pour lui venir en aide efficacement pendant la Seconde Guerre mondiale. »[64]
En 1998, le P. Pierre Blet sj qui a travaillé à la publication des Actes et documents relatifs à la Seconde guerre mondiale[65] et à l’attitude de Pie XII, commente ses travaux dans un article intitulé « La légende à l’épreuve des archives ».[66] Il y décrit le travail accompli durant 15 ans et qui l’amène à conclure à l’ « inanité des attaques » contre le pape. Le travail du P. Blet et de ses collaborateurs étant mis lui-même en cause, le P. Blet dénonce, preuves à l’appui, le parti-pris et la malhonnêteté de certains journalistes.[67]
En 2001 paraît le livre d’Antonio Gaspari déjà cité dans lequel il cite le rabbin David Dalin (New York) : « Pie XII fut l’une des personnalités les plus critiques envers le nazisme. Sur 44 discours que Pacelli a prononcés en Allemagne entre 1917 et 1929, 40 dénoncent les dangers imminents de l’idéologie nazie. En mars 1935, dans une lettre ouverte à l’évêque de Cologne, il appelle les nazis « faux prophètes à l’orgueil de Lucifer ». […] Sa première encycliques en tant que pape, Summi pontificatus de 1939 était si clairement anti-raciste que les avions alliés en lâchèrent des milliers de copies sur l’Allemagne. »[68]
Attardons-nous un peu au cas de ce rabbin, éminent historien, spécialiste, entre autres, des relations entre juifs et chrétiens, appartenant à un courant conservateur du judaïsme.[69] A partir de 2001, il va apporter de nombreux témoignages en faveur de Pie XII. Dans un long article publié le 26 février 2001 dans The Weekly Standard Magazine[70], après avoir salué tout particulièrement les travaux sérieux du P. Blet, de Margherita Marchione[71], Ralph McInerny[72], surtout de Ronald Rychlak[73], D. Dalin dénonce les livres qui ont fait le plus de bruit dans la presse mais qui témoignent d’un « certain manque de compréhension de l’histoire »[74] et qui utilisent l’Holocauste pour attaquer l’institution papale et Jean-Paul II. A l’opposé, des auteurs juifs prennent la défense de Pie XII comme Pinchas Lapide déjà cité, Joseph Lichten[75], Livia Rotkirchen[76], Jeno Lavai[77]. Le rabbin appelle à la barre d’autres sommités juives, les historiens : Sir Martin Gilbert, spécialiste anglais de l’holocauste, Michael Tagliacozzo, rescapé de l’holocauste et qui possède un dossier « Calomnies à l’encontre de Pie XII »[78] et Richard Breitman, « seul historien a avoir eu accès aux dossiers d’espionnage américain de la Deuxième Guerre mondiale » qui déclare que des documents secrets prouvent que « Hitler se méfiait du Saint-Siège car il cachait des Juifs ».
Le rabbin conclut : « Pie XII ne fut pas le pape de Hitler, loin de là. Il fut l’un des soutiens les plus fermes de la cause juive, à un moment où elle en avait le plus besoin. […] On peut lire dans le Talmud que « celui qui sauve une seule vie sauve l’humanité ». Pie XII, plus qu’aucun autre homme d’État du XXe siècle, a accompli cela à l’heure où le destin des Juifs européens était menacé. Aucun autre pape n’avait été autant loué par les Juifs avant lui, et ils ne se sont pas trompés. Leur gratitude ainsi que celle de tous les survivants de l’Holocauste prouve que Pie XII fut véritablement et profondément un Juste parmi les Nations. »[79]
Le 20 juin 2008 sur les ondes de radio Vatican, Gary Krupp[80] fondateur de Pave the Way Foundation[81], affirme : « Pie XII a sauvé dans le monde plus de Juifs que toute autre personne dans l’histoire ».[82]
Le 13 septembre 2008 est organisé à Rome un symposium international sur le pontificat de Pie XII à l’initiative de la Fondation américaine Pave the Way Foundation de New York. Y participent des historiens et des rabbins ayant survécu à l’holocauste, témoins de l’œuvre d’assistance portée aux Juifs. Le fondateur et président de la fondation, Gary Krupp y a notamment projeté une video dans laquelle Mgr Giovanni Ferrofino qui était le secrétaire du nonce apostolique en Haïti, de 1939 à 1946, témoigne qu’il recevait deux fois par an des télégrammes cryptés lui demandant des visas à l’intention de Juifs devant fuir l’Europe occupée.[83]
Le 9 octobre 2008, le pape Benoît XVI prononçait une importante homélie pour le 50e anniversaire de la mort de Pie XII.[84] Salue son courage et sa patience, son action aux côtés de Benoît XV pour mettre fin à l’ « inutile massacre » de la Grande Guerre et le fait d’ « avoir décelé dès son avènement le danger constitué par la monstrueuse idéologie nationale-socialiste, avec ses pernicieuses racines antisémites et anticatholiques ». Durant la guerre, son amour pour Rome s’incarna dans une « intense œuvre de charité qu’il accomplissait envers les persécutés, sans tenir compte d’aucune distinction de religion, d’ethnie, de nationalité, d’appartenance politique ». Il refusa de quitter la ville menacée : « Je ne laisserai pas Rome et mon poste, même si je devais en mourir »[85] Pour partager le sort de la population, il se priva de nourriture, de chauffage, de vêtements, et de commodités. Benoît XVI rappelle les messages de 1942 et 1943 que nous avons cités, où Pie XII dénonce déportation et extermination et conclut cette période de la guerre en affirmant que Pie XII « a souvent agi dans le secret et le silence, parce qu’à la lumière des situations concrètes de la complexité de ce moment historique, il avait l’intuition que c’était seulement de cette manière que l’on pouvait éviter le pire et sauver le plus grand nombre possible de juifs. ». Rappelant l’éloge de Golda Meir, Benoît XVI regrette que le débat historique n’ait pas toujours été serein avant d’évoquer l’ « extraordinaire actualité » et la fermeté de nombre de ses enseignements qui en font un réel « précurseur du Concile Vatican II »[86]
Le 13 octobre 2008, plusieurs Juifs italiens ont témoigné devant les caméras de la télévision italienne avoir été sauvés par des membres de l’Église avec le soutien de Pie XII lors des persécutions nazies. Parmi eux se trouvait Emmanuele Pacifici[87], le fils de Riccardo Pacifici, rabbin de Gênes durant la guerre[88].
Le 27 octobre 2008, Arrigo Levi déclare que l’action discrète de Pie XII a pu « éviter la mort de milliers d’autres juifs ».[89]
En novembre 2008, le président de la république italienne Giorgio Napolitano, à la veille de visiter Israël et les territoires palestiniens, a accordé une interview au quotidien israélien Yedioth Ahronot et rappelé, à cette occasion la protection et l’aide apportée par les institutions religieuses à un grand nombre de juifs : « ce sont des milliers, entre vingt et trente mille, de Juifs italiens et même étrangers qui trouvèrent refuge et protection contre les persécutions en Italie ; et s’ils étaient souvent hébergés et protégés par de parfaits inconnus, un très grand nombre le furent dans des institutions religieuses. » Le 24 novembre, le Président a inauguré une plaque à la mémoire des « écoles d’urgence » (Scuole di emergenza) créées en 1938 pour accueillir les élèves et les enseignants juifs expulsés des écoles publiques en vertu des lois raciales.[90]
En juin 2009, le site Internet de l’Union des communautés juives italiennes fait état de « fausses accusations » contre Pie XII. Paolo Mieli, dont une partie de la famille a disparu dans la Shoah, qualifie d’ « absurdes » les accusations portées contre Pie XII et dénonce une « manipulation historique » qu’il faudrait analyser : « prendre pour argent comptant les accusations contre Pacelli, c’est comme traîner sur le banc des coupables présumés, avec les mêmes chefs d’accusation, Roosevelt et Churchill, en les accusant de na pas avoir parlé plus clairement des persécutions antisémites ». Il conclut : « Je refuse d’imputer la mort des miens à une personne qui n’en est pas responsable ». L’historien et journaliste juif Giogio Israel[91] parle d’une diabolisation de celui « qui ne suit pas certains clichés même lorsque cela est en vue d’un bien comme c’est le cas avec Pie XII dont les efforts pour sauver le plus grand nombre de juifs possibles ont été immédiatement reconnus par ceux qui en ont été les bénéficiaires directes et les témoins ». Il ajoute : « Ce ne fut pas tel ou tel couvent ou le geste de compassion de quelques-uns, et personne ne peut penser que toute cette solidarité dont témoignèrent les églises et les couvents, ait pu avoir lieu à l’insu du pape, voire sans son consentement. La légende de Pie XII est la plus absurde de toutes celles qui circulent ». Un autre historien, Roberto Pertici, souligne que les mérites du pape ont été « méconnus dans le monde anglo-saxon » et cachés dans le « monde soviétique, irrité par l’anti-totalitarisme de Pie XII et de l’Église en général ».[92]
Le samedi 2 janvier 2010, la revue Marianne[93]publiait, à la « une » et suite à la possible béatification de Pie XII : « Le pape qui garda le silence face à Hitler ». Le 11 janvier, dans la même publication, un de ses chroniqueurs, Roland Hureaux, prenait la défense de Pie XII en déclarant qu’il avait agi « en homme responsable plutôt qu’en donneur de leçons ». « Il aurait fallu, continue le chroniqueur, une immaturité inouïe à imaginer que le pape aurait pu prendre la parole à tort et à travers sans se préoccuper d’abord de cette responsabilité. »
Le 21 janvier 2010, le philosophe juif Bernard-Henri Lévy déclarait : « On s’étonnera que, dans le silence assourdissant qui marqua le monde entier lors de la shoah, l’on fasse porter tout le poids -ou presque- à celui qui, parmi les dirigeants d’alors, n’avait ni canons ni avions à disposition ; ne ménagea pas ses efforts pour partager, avec ceux qui avaient des avions et des canons des informations dont il avait connaissance ; sauva en personne, à Rome et ailleurs, un tr ès grand nombre de ceux dont il avait la responsabilité morale ».[94]
Le 29 juin 2010, la Fondation Pave The Way annonçait que l’historien Michael Hesemann, représentant la Fondation, avait découvert dans les archives du Vatican des lettres envoyées le 30 novembre 1938 et le 9 janvier 1939 par le cardinal Pacelli aux nonciatures et délégations apostoliques demandant 200.000 visas pour des « catholiques non-aryens » et « juifs convertis », langage propre à tromper les nazis qui, dans le concordat de 1933, autorisaient le Saint-Siège à aider les « catholiques non-aryens ». Le courrier précisait : « que l’on veille à ce que des sanctuaires soient mis à disposition pour sauvegarder leur vie spirituelle et protéger leur culte, leurs coutumes et leurs traditions religieuses. » Matteo Luigi Napolitano, professeur de sciences politiques à l’Université d’Urbino, attire notre attention toute particulière sur une lettre du 9 janvier 1939, envoyée à plus de 60 prélats, où, en latin, mais très explicitement, Pacelli recommande : « N’entreprenez pas de sauver seulement les Juifs mais aussi les synagogues, les centres culturels et tout ce qui appartient à leur foi : les rouleaux de la Torah, les bibliothèques, etc. ».[95] En terminant, Benoît XVI que la cause de béatification de Pie XII « ait une heureuse issue ».
En mai 2011, la Fondation Pave The Way, révélait que des documents découverts montraient que les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient exercé des pressions sur Pie XII pour qu’il se taise[96].
En juin 2011, l’ambassadeur d’Israël au Vatican, Mordechai Lewy, a reconnu l’action de Pie XII et du Vatican lors de la Seconde Guerre mondiale en déclarant : « Il y a tout lieu de penser que ces institutions religieuses catholiques ont recueilli des Juifs avec l’accord et le soutien de la plus haute hiérarchie vaticane » Et que « Ce serait donc une erreur de dire que l’Église catholique, le Vatican et le pape lui-même n’ont rien voulu faire pour sauver des Juifs. C’est le contraire qui est vrai. »[97] Il a également reconnu « La volonté vaticane de sauver les juifs » [98]
Le 14 mars 2012, Zenit répercutait une nouvelle émanant de la Fondation Pave the WXay qui, dans les archives de Yad Vashem, on avait découvert que le futur pape Pie PXII était favorable dès 1917 à la création d’un territoire juif en Israël.[99]
Le 30 janvier 2013, l’Osservatore romano publiait un compte-rendu de Luca M. Possati[100] relatant les recherches effectuées par Patricia M. McGolfrick, de la Middlesex University de Londres, dans les Archives nationales britanniques. Dans un article intitulé New Perspectives on Pius XII and Vatican Financial Transactions during the Second War, l’historienne révèle que Pie XII a combattu le nazisme par des investissements de millions de dollars réalisés aux États-Unis pour soutenir l’industrie de guerre, des actions humanitaires destinées aux troupes alliées, aux populations meurtries[101] et aux Églises persécutées.[102]
*
Toutes ces déclarations et manifestations[103] semblent corroborer ce que Paolo Mieli, directeur du Corriere della Sera écrivait : « L’aversion contre Pie XII est née dans le monde anglo-saxon et protestant[104], pas dans le monde juif qui, au contraire, s’est adapté dans le temps pour ne pas être pris à contrepied par une campagne internationale. »[105]
Reste la question de savoir pourquoi le mémorial Yad Vashem ne reconnaît pas l’œuvre de Pie XII en faveur des Juifs persécutés. Une photo de Pie XII s’y trouve non parmi les criminels mais en tant que personne qui n’a rien fait et avec des inscriptions offensantes pour les catholiques. Le P. Gumpel a publié, en 2008, une interview de Sir Martin Gilbert qu’il présente comme l’historien juif le plus fameux et le plus compétent sur la Shoah. Cet historien affirme que chaque phrase de l’inscription à Yad Vashem est une falsification de l’histoire. Le P. Gumpel conclut que « Yad Vashem manque de logique. d’un côté ils disent : « Tant que nous et nos chercheurs n’avons pas examiné tous les documents qui se trouvent dans les Archives secrètes du Vatican, nous ne pouvons pas juger ». C’est une chose. Mais malgré cela, ils ont déjà jugé et ils ont déjà condamné, ce qui est dépourvu de logique et tout à fait inacceptable du point de vue historique. »[106]
Quatre ans plus tard, en 2012, il semble, que la direction du musée de l’Holocauste ait entendu les protestations. Le mémorial Yad Vashem, tout en évoquant la controverse[107], a décidé de changer le texte accompagnant la photo de Pie XII. Faisant écho au message de Noël 1942 où le pape intervenait en faveur de « centaines de milliers de personnes qui, sans avoir commis de faute, mais pour des raisons de classe ou nationalité, sont destinées à la mort ou à des conditions progressives de dépérissement », le nouveau texte fait état du nombre considérable d’activités de secours entreprises par l’Église catholique pour sauver les Juifs et de l’intervention personnelle de Pie XII pour encourager ces activités et protéger les Juifs.[108]
*
On peut laisser la conclusion à Philippe Chenaux, professeur d’histoire à l’université du Latran : « Ce prétendu silence n’en était pas un, […] le pape en tant que « chef visible de l’Église » et par conséquent « Père commun » des nations et des peuples ne pouvait parler comme le responsable d’une Église locale (en l’occurrence l’Église polonaise). Il devait tenir compte, en pasteur responsable, des intérêts de toute l’Église, à commencer par ceux des quarante millions de catholiques allemands. S’il n’est plus possible de nier aujourd’hui « un certain silence » du pape, qui ne fut pas total, il convient de reconnaître dans le même temps que ce fut « un silence délibéré » et, comme tel, douloureux, dans l’intérêt même des victimes. Plus diplomate que prophète, Pie XII jugea, selon sa conscience, qu’il valait mieux rester prudent dans la dénonciation des crimes et tenter de faire tout ce qu’il était possible de faire pour sauver le plus de vies humaines. »[109]
Risquons enfin risquer une analogie.
Lorsque 3 jeunes touristes belges qui s’étaient égarés sans le savoir dans une zone militaire, sont arrêtés, en septembre 2009, et incarcérés à la prison d’Evin à Téhéran, le ministère belge des Affaires étrangères demanda aux parents et amis la plus grande réserve et de s’abstenir de toute manifestation ou protestation publique. Dans la plus grande discrétion les autorités négocièrent et finirent par obtenir trois mois plus tard la libération des trois jeunes gens. Le ministre remercia publiquement les parents et amis pour leur patience.[110] Il en fut de même lorsque cinq employés de MSF, dont un Belge, furent capturés en Syrie, le ministère des Affaires étrangères demanda la même discrétion et même l’identité des cinq personnes ne fut communiquée.[111]
Personne n’a reproché au gouvernement belge de n’avoir pas dénoncé publiquement l’arbitraire du régime iranien ou sa paranoïa ni fustigé les kidnappeurs.
Le dossier n’est pas clos.
On sait, par l’ami juif du pape François, le rabbin Abraham Skorka, que le Saint-Père entend faire toute la lumière sur l’action de Pie XII durant la seconde guerre mondiale dès que toutes les archives du Vatican seront classées en vue d’une consultation.[112]
Et, en effet, le 2 mars 2020, a eu lieu l’ouverture des archives concernant le pontificat de Pie XII. Plus de deux millions de documents, couvrant la période de 1939 à 1958, dont beaucoup sont numérisés seront accessibles aux chercheurs. Ainsi pourra-t-on mieux connaître le rôle joué par Pie XII lors de la seconde guerre mondiale.
Nous l’avons vu au passage, la condamnation du terrorisme par les souverains pontifes est radicale et sans appel[1]. Reste, dans la perspective d’un monde non-violent, le problème de l’attitude qu’il faut adopter face à ce phénomène.
Le P. Christian Mellon nous fournit quelques repères.[2]
Il faut tout d’abord bien définir le terrorisme pours saisir sa spécificité. Car, selon les circonstances, certains parlent de résistance là où d’autres parlent de terrorisme[3] et les acteurs peuvent être « légaux » ou « illégaux »[4]. Le P.Mellon propose de qualifier les actes terroristes comme des « actes de violence visant à faciliter la réalisation d’objectifs d’ordre politique, non pas à travers les effets directs de ces actes eux-mêmes, mais à travers l’un de leurs effets indirects, délibérément recherché : inspirer la peur de les voir se réitérer (attentats indiscriminés, détournements d’avion) ou le désir qu’un terme y soit mis (chantage par détention d’otages). » [5]
Chaque terme de cette définition est important. Ce ne sont pas les buts, justes ou injustes, qui déterminent le terrorisme, mais les moyens. Il s’agit de frapper au hasard et en assurant qu’il y aura d’autres actions pour que chacun se sente menacé et que sa volonté de résistance soit affaiblie. Un acte de guerre, au contraire, vise directement à affaiblir ou éliminer l’ennemi. Le terrorisme est « une stratégie indirecte, à laquelle ont recours précisément ceux qui ne peuvent -ou ne veulent- pas faire la guerre ».[6]
Le jugement moral est, comme nous le disions, radical et sans appel : le terrorisme est absolument immoral dans la mesure où la violence est une violence aveugle, indiscriminée exercée contre des personnes qui ne sont pas les agents directs de l’injustice dénoncée.[7]
Ce jugement moral est important dans la lutte contre le terrorisme car celui-ci essaye de se justifier en invoquant une juste cause qui mérite qu’on y sacrifie sa vie.
Ceci dit, il faut essayer de comprendre, non pas d’excuser[8], les terroristes. Comment en sont-ils arrivés là ? Quelles sont les causes politiques, culturelles économiques, sociales qui ont favorisé cette attitude ?[9] Pour une action à long terme.
En attendant et dans l’immédiat, pour « protéger la confiance des citoyens dans l’État de droit »[10], il est nécessaire, moral, d’écarter le risque de nouvelles agressions par des opérations policières et judiciaires en évaluant les conséquences qui peuvent affaiblir ou renforcer les forces terroristes. Que ces actions, en tout cas, respectent les droits de l’homme car la fin ne justifie jamais les moyens. Ainsi, « même dans les cas où, d’après les critères rappelés ici, la violence n’est pas justifiable, on ne saurait traiter comme des criminels de droit commun ceux qui, de bonne foi, ont cru qu’elle l’était. »[11]
Les citoyens ont eux aussi une responsabilité. En effet, comme le terrorisme a besoin des medias pour impressionner et qu’il n’est ni souhaitable ni vraiment possible que l’État de droit interdise toute diffusion d’information sur ce genre d’événement, il vaut mieux « inciter les citoyens à s’interroger sur leur propre fascination à l’égard des images de violence puisque c’est elle qui « donne des armes » au terrorisme. »[12]
Le terrorisme est-il un danger pour les démocraties ?[13]
A ce point de vue, il convient de « le restituer à sa juste place dans l’ensemble des problèmes de nos sociétés et de la planète ». Si l’on fait la vérité[14], on constatera vite que « ce n’est pas le grand problème de nos démocraties »[15]. Les victimes du terrorisme, par exemple, sont infiniment moins nombreuses que les victimes des guerres classiques.[16] Toutefois, « il est vrai que l’attitude à adopter face aux actes terroristes, les arbitrages à rendre entre divers types de politiques antiterroristes renvoient à des débats importants sur le fondements d’une société démocratique : privilégier plutôt la sécurité ou plutôt la liberté, accepter des risques plus ou moins importants, aller plus ou moins loin dans les « mesures d’exception », cela relève d’options véritablement politiques et éthiques. Tant qu’une démocratie en débat sereinement, on peut dire qu’elle relève avec succès le « défi terroriste ». »[17]
Ch. Mellon réagit en tant que moraliste. ? L’ancien archevêque de Milan, Carlo Maria Martini tente de trouver une réponse au problème du terrorisme dans les Évangiles.[18]
Il médite ce passage de l’évangile de Luc : « En ce même temps survinrent des gens qui lui rapportèrent ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes. Prenant la parole, il leur dit : « Pensez-vous que, pour avoir subi leur sort, ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous pareillement. Ou ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a tuées dans sa chute, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les hommes qui habitent Jérusalem ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne voulez pas vous repentir, vous périrez tous de même ». »[19]
Luc évoque ici deux événements inconnus par ailleurs mais d’après le contexte, il doit s’agir d’une part d’un acte politique qui a entraîné une répression de la part du représentant de l’empereur et, d’autre part, d’une catastrophe urbaine. Dans le premier cas, Jésus va-t-il prononcer une condamnation, invoquer le moindre mal ou la légitime défense ? Dans le second cas, va-t-il invoquer une négligence, désigner un coupable ou évoquer la fatalité ? La réaction de Jésus est tout à fait déroutante car il n’incrimine personne.[20]
Il y a certes des gens qui profitent de la faiblesse de certains pour les pousser au terrorisme mais ceux-là sont visés par Mt 18, 6 : « Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être englouti en pleine mer » ; ou encore par Mt 5, 22 : « Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »
Il y a aussi les opérations anti-terroristes dont il est difficile de dire si elles sont efficaces. Relèvent-elles de la légitime défense ? Sont-ce des représailles, une vengeance ? Les réponses échappent pour une bonne part à la compétence de l’Église. Dans ces cas, c’est la compétence de l’État qui est sollicitée. Et comme Ch. Mellon, le cardinal Martini souhaite un contrôle démocratique des actions entreprises et que l’opinion publique soit correctement informée.
Mais revenons à Jésus. Il s’élève au-dessus de nos questions et nous renvoie à la racine du mal : notre péché (« Si vous ne vous repentez pas… ») qui peut se traduire par notre « complicité avec l’injustice »[21]. Il nous renvoie à notre responsabilité. Détruire le mal par la force simplement n’a pas d’effet durable[22] car le mal vient de l’intérieur. Une conversion est nécessaire[23] et possible avec la grâce de Dieu. Par contre, si on ne se préoccupe pas de la solidarité, de la paix, du pardon, du dialogue, etc., la violence persistera.[24] On ne peut être indifférent à telle ou telle manifestation de violence car, dans le mal, le monde entier est concerné comme le révèle bien le passage de l’évangile de Luc cité.
On ne peut s’abstenir de travailler à la paix car elle « est le bien le plus précieux pour l’homme, parce qu’elle est la somme de tous les biens messianiques. […] La paix est le fruit de l’alliance durable et sincère […], fondée sur l’Alliance que Dieu a faite en Christ en pardonnant à l’homme, en le réhabilitant et en se donnant lui-même comme son partenaire, ami et interlocuteur, en vue de l’unité de tous ceux qu’il aime. »[25]
Pratiquement, la cardinal recommande de changer notre échelle de valeurs, de dialoguer, de connaître le judaïsme et l’islam, d’exercer une « tolérance zéro » vis-à-vis de toute parole ou geste d’hostilité. Ces exigences pacificatrices révèlent, en fin de compte, et une fois de plus, l’importance capitale de l’éducation.
Ainsi, la lutte contre le terrorisme s’inscrit dans le programme général de l’éradication de la violence.
Après avoir, en maints endroits, souligné ici et là le caractère multiforme de la violence[1], le catéchisme aborde trois questions importantes :
La défense légitime des personnes et des sociétés n’est pas une exception à l’interdit du meurtre de l’innocent que constitue l’homicide volontaire. « L’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur … L’un seulement est voulu ; l’autre ne l’est pas » (S. Thomas d’A., s. th. 2-2, 64, 7). (2263)
L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel :
Si pour se défendre on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, ce sera licite… Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui (S. Thomas d’A., s. th. 2-2, 64, 7). (2264)
En plus d’un droit, la légitime défense peut être un devoir grave, pour qui est responsable de la vie d’autrui. La défense du bien commun exige que l’on mette l’injuste agresseur hors d’état de nuire. A ce titre, les détenteurs légitimes de l’autorité ont le droit de recourir même aux armes pour repousser les agresseurs de la communauté civile confiée à leur responsabilité. (2265)
L’effort fait par l’État pour empêcher la diffusion de comportements qui violent les droits de l’homme et les règles fondamentales du vivre ensemble civil, correspond à une exigence de la protection du bien commun. L’autorité publique légitime a le droit et le devoir d’infliger des peines proportionnelles à la gravité du délit. La peine a pour premier but de réparer le désordre introduit par la faute. Quand cette peine est volontairement acceptée par le coupable, elle a valeur d’expiation. La peine, en plus de protéger l’ordre public et la sécurité des personnes, a un but médicinal : elle doit, dans la mesure du possible, contribuer à l’amendement du coupable. (2266)
L’enseignement traditionnel de l’Église n’exclut pas, quand l’identité et la responsabilité du coupable sont pleinement vérifiées, le recours à la peine de mort, si celle-ci est l’unique moyen praticable pour protéger efficacement de l’injuste agresseur la vie d’êtres humains.
Mais si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l’agresseur, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine.
Aujourd’hui, en effet, étant données les possibilités dont l’État dispose pour réprimer efficacement le crime en rendant incapable de nuire celui qui l’a commis, sans lui enlever définitivement la possibilité de se repentir, les cas d’absolue nécessité de supprimer le coupable « sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexistants » (Evangelium vitae, n. 56). (2267)
En rappelant le précepte : « Tu ne tueras pas » (Mt 5, 21), notre Seigneur demande la paix du cœur et dénonce l’immoralité de la colère meurtrière et de la haine. La colère est un désir de vengeance. » Désirer la vengeance pour le mal de celui qu’il faut punir est illicite « ; mais il et louable d’imposer une réparation « pour la correction des vices et le maintien de la justice » (S. Thomas d’A., s. th. 2-2, 158, 1, ad 3). Si la colère va jusqu’au désir délibéré de tuer le prochain ou de le blesser grièvement, elle va gravement contre la charité ; elle est péché mortel. Le Seigneur dit : « Quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement » (Mt 5, 22). (2302)
La haine volontaire est contraire à la charité. La haine du prochain est un péché quand l’homme lui veut délibérément du mal. La haine du prochain est un péché grave quand on lui souhaite délibérément un tort grave. « Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; ainsi vous serez fils de votre Père qui est aux cieux… » (Mt 5, 44-45). (2303)
Le respect et la croissance de la vie humaine demandent la paix. La paix n’est pas seulement absence de guerre et elle ne se borne pas à assurer l’équilibre des forces adverses. La paix ne peut s’obtenir sur terre sans la sauvegarde des biens des personnes, la libre communication entre les êtres humains, le respect de la dignité des personnes et des peuples, la pratique assidue de la fraternité. Elle est « tranquillité de l’ordre » (S. Augustin, civ. 10, 13). Elle est œuvre de la justice (cf. Is 32, 17) et effet de la charité (cf. GS 78, §§ 1-2). 2304
La paix terrestre est image et fruit de la paix du Christ, le « Prince de la paix » messianique (Is 9, 5). Par le sang de sa croix, il a « tué la haine dans sa propre chair » (Ep 2, 16 ; cf. Col 1, 20-22), il a réconcilié avec Dieu les hommes et fait de son Église le sacrement de l’unité du genre humain et de son union avec Dieu. « Il est notre paix » (Ep 2, 14). Il déclare « bienheureux les artisans de paix » (Mt 5, 9). (2305)
Ceux qui renoncent à l’action violente et sanglante, et recourent pour la sauvegarde des droits de l’homme à des moyens de défense à la portée des plus faibles rendent témoignage à la charité évangélique, pourvu que cela se fasse sans nuire aux droits et obligations des autres hommes et des sociétés. Ils attestent légitimement la gravité des risques physiques et moraux du recours à la violence avec ses ruines et ses morts (cf. GS 78, § 5). (2306)
Le cinquième commandement interdit la destruction volontaire de la vie humaine. A cause des maux et des injustices qu’entraîne toute guerre, l’Église presse instamment chacun de prier et d’agir pour que la Bonté divine nous libère de l’antique servitude de la guerre (cf. GS 81, § 4). (2307)
Chacun des citoyens et des gouvernants est tenu d’œuvrer pour éviter les guerres. Aussi longtemps cependant « que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifiques, le droit de légitime défense » (GS 79, § 4). (2308)
Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois :
– Que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain.
– Que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces.
– Que soient réunies les conditions sérieuses de succès.
– Que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à élimine. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition.
Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la « guerre juste » ». L’appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. (2309)
Les pouvoirs publics ont dans ce cas le droit et le devoir d’imposer aux citoyens les obligations nécessaires à la défense nationale.
Ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire, sont des serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples. S’ils s’acquittent correctement de leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au maintien de la paix (cf. GS 79, § 5). (2310)
Les pouvoirs publics pourvoiront équitablement au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, tout en demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine (cf. GS 79, § 3). (2311)
L’Église et la raison humaine déclarent la validité permanente de la loi morale durant les conflits armés. « Ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient par le fait même licite entre les parties adverses » (GS 79, § 4). (2312)
Il faut respecter et traiter avec humanité les non-combattants, les soldats blessés et les prisonniers.
Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s’y soumettent. Ainsi l’extermination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique doit être condamnée comme un péché mortel. On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide. (2313)
« Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (GS 80, § 4). Un risque de la guerre moderne est de fournir l’occasion aux détenteurs des armes scientifiques, notamment atomiques, biologiques ou chimiques, de commettre de tels crimes. (2314)
L’accumulation des armes apparaît à beaucoup comme une manière paradoxale de détourner de la guerre des adversaires éventuels. Ils y voient le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer la paix entre les nations. Ce procédé de dissuasion appelle de sévères réserves morales. La course aux armements n’assure pas la paix. Loin d’éliminer les causes de guerre, elle risque de les aggraver. La dépense de richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles empêche de porter remède aux populations indigentes (PP 53) ; elle entrave le développement des peuples. Le surarmement multiplie les raisons de conflits et augmente le risque de la contagion. (2315)
La production et le commerce des armes touchent le bien commun des nations et de la communauté internationale. Dès lors les autorités publiques ont le droit et le devoir de les réglementer. La recherche d’intérêts privés ou collectifs à court terme ne peut légitimer des entreprises qui attisent la violence et les conflits entre les nations, et qui compromettre l’ordre juridique international. (2316)
Les injustices, les inégalités excessives d’ordre économique ou social, l’envie, la méfiance et l’orgueil qui sévissent entre les hommes et les nations, menacent sans cesse la paix et causent les guerres. Tout ce qui est fait pour vaincre ces désordres contribue à édifier la paix et à éviter la guerre.
Dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu’au retour du Christ. Mais, dans la mesure où, unis dans l’amour, les hommes surmontent le péché, ils surmontent aussi la violence jusqu’à l’accomplissement de cette parole : « Ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes. On ne lèvera pas le glaive nation contre nation et on n’apprendra plus la guerre » (Is 2, 4) (GS 78, § 6). (2317)
[1]
A partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, vont apparaître des traités qui veillent d’abord à protéger les combattants blessés, les prisonniers, les civils ensuite à limiter ou interdire certaines méthodes de guerre et certaines armes. On peut citer : la Convention de Genève en 1864, la Déclaration de Saint-Petersbourg (1868)[2], les Conférences de la Paix de La Haye (1899 et 1907)[3], le Protocole de Genève, 1925[4].
A partir de 1945, ce sont les nations Unies et le Comité international de la Croix rouge qui vont développer le droit humanitaire et le droit général relatif à la guerre. Le texte le plus important est la Charte des Nations Unies (juin 1945)[5]. Le Conseil de sécurité veille au « règlement pacifique des différends »[6]. En cas de « menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression », le Conseil de sécurité « fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises (…) pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales »[7] : il peut « inviter les parties intéressées à se conformer aux mesure provisoires qu’il juge nécessaires ou souhaitables »[8], « décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises »[9], et si ces mesures sont inadéquates, « entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. »[10] La Charte reconnaît aussi, en cas d’agression, le « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective »[11] mais exclut toute guerre d’agression[12].
Prolongeant cette Charte, l’Assemblée générale des États membres a établi les Principes de Nuremberg sur les crimes de droit international, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (1968).
Parallèlement à cette Charte, on relève les Conventions de Genève (1949) et les Protocoles additionnels (1977) pour la protection des combattants blessés, malades, naufragés, des prisonniers, des civils, de leurs biens indispensables et de l’environnement et l’interdiction de pratiques barbares. Notons aussi que le Protocole I reconnaît les mouvements de résistance à l’occupation ou de libération nationale.
Divers textes interdisent les armes biologiques et chimiques[13], interdisent ou limitent l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent produire des effets traumatiques excessifs ou qui frappent sans discrimination[14]. Quant aux armes nucléaires, elles tombent sous le coup des traités protégeant l’environnement et les populations. Rappelons aussi le Traité de non prolifération de 1968.
Malheureusement, nombre de ces traités n’ont pas été ratifiés par tous les pays et parfois par de grandes puissances…[15] Par ailleurs, plusieurs guerres importantes décidées ou entérinées par le Conseil de sécurité posent problème en fonction même de certains articles de la Charte ![16]
Aujourd’hui, se pose de plus en plus le problème des organisations de résistance ou mouvements terroristes qui sont soumis aux exigences de la Charte notamment en ce qui concerne la protection des civils mais qui agissent impunément. Certaines actions condamnables peuvent bénéficier de circonstances atténuantes.[17]
Enfin, on se demande comment lutter contre l’impunité des puissants et s’il ne faudrait-il pas, en plus des organisations de justice internationale, mettre en œuvre le principe de « compétence universelle »[18]
En Belgique, la lecture de Carl Ceulemans, Ethique militaire, Ecole royale militaire, 2006, est particulièrement éclairante.
Pour la France, on peut se référer aux analyses de Serge Bonnefoi[1].
Tout au long de la seconde guerre mondiale, nous avons entendu Pie XII insister pour établir une paix véritable et durable, il ne suffit pas d’établir des traités et de désarmer, il faut aussi construire un « ordre nouveau »[1], une « organisation nouvelle »[2].
Il pense évidemment à un ordre établi par Dieu[3] dont il énumère un certain nombre de « présupposés moraux fondamentaux »[4] qui sont autant de « conditions essentielles d’une paix conforme aux principes de la justice, de l’équité, de l’honneur »[5]. Outre le refus de la force et de l’arbitraire du totalitarisme[6], le souci de la vérité, de la justice, la courtoisie, la coopération au bien, l’amour fraternel, la fidélité dans l’observance des pactes [7], la bonne volonté, la confiance réciproque[8], la raison, la modération, etc..[9] doivent imprégner les rapports entre les hommes. Autant d’attitudes susceptibles d’introduire une « sérieuse et profonde moralité dans les normes de la vie internationale »[10].
Mais « la solidité de tout nouvel ordre national ou international » dépend de la protection et de l’observation de « règles fondamentales inviolables », de « principes suggérés par la pensée chrétienne » qui sont nécessaires « pour l’établissement d’un ordre de vie commune et de collaboration internationale conforme aux lois divines ».[11]
Quels sont ces principes, ces règles ?
Ce sont les « lois de Dieu »[12]qui constituent l’« ordre moral »[13] ou, autrement dit, tous les « droits moralement et juridiquement imprescriptibles » qui doivent être reconnus et respectés[14] : droits politiques, religieux, culturels, linguistiques, économiques de tous, y compris des minorités, des petits pays ou des pays faibles même au sein de groupes économiques où ils côtoient de grandes puissances.[15]
Pie XII insiste particulièrement sur ce dernier point : il faut lutter contre les déséquilibres économiques. En effet, c’est un moyen de garantir à « tous les peuples une paix juste et durable, féconde de bien-être et de prospérité. »[16]
De même que tous les hommes ont les mêmes droits fondamentaux, toutes les nations, qu’elles soient grandes ou petites, puissantes ou faibles, jouissent des mêmes droits.[17] Il est donc nécessaire de combattre « les divergences trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale ; partant, une action progressive, équilibrée par des garanties correspondantes, pour arriver à un ordre qui donne à tous les États les moyens d’assurer à leurs citoyens de toutes classes un genre de vie convenable ».[18] On ne peut empêcher les nations moins favorisées par la nature d’accéder aux sources économiques et aux matières d’usage commun. Et Pie XII de rappeler la révélation de la Genèse : la « nécessité d’une participation de tous aux biens de la terre même chez les nations qui, dans la mise en acte de ce principe, appartiendraient à la catégorie de ceux « qui donnent » et non de ceux « qui reçoivent ». La solution à cette question est essentielle et « décisive pour l’économie du monde » et pour la paix[19].
Il est un autre point sur lequel Pie XII a beaucoup insisté: l’établissement d’une autorité internationale nécessaire notamment pour veiller à une limitation progressive et adéquate des armements et au respect des traités dont l’exécution doit être garantie.[20]Des institutions internationales doivent être reconstruites en tenant compte de « l’inefficacité ou du défectueux fonctionnement de semblables initiatives antérieures ».[21]
Dans son Radio-message du 24 décembre 1944, le Souverain Pontife laisse entrevoir ce que pourrait être une « société des peuples » qui se construirait comme doit se construire une société particulière[22] : « l’ordre absolu des êtres et des fins […] comprend aussi comme une exigence morale et comme couronnement du développement social l’unité du genre humain et de la famille des peuples. […] De la reconnaissance de ce principe dépend l’avenir de la paix. Si […] cette même exigence morale arrive à être réalisée dans une société des peuples qui sache éviter les défauts de structure et les insuffisances des précédentes solutions, alors la majesté de cet ordre social règlera et dominera également le choix délibéré des ses moyens d’action. […] L’autorité d’une pareille société des peuples devra être vraie et efficace sur les États qui en seront membres, à condition pourtant que chacun d’entre eux garde un droit égal à sa souveraineté relative. Une condition essentielle de tout ordre mondial futur serait la formation d’un organisme chargé du maintien de la paix, organisme investi, par le commun consentement, d’une autorité suprême et dont la tâche devrait être aussi d’étouffer dans le germe toute menace d’agression isolée ou collective », de reconnaître l’immoralité de la guerre d’agression et d’agiter « la menace d’intervention juridique des nations, d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des États… » et d’appliquer « en cas de nécessité, des sanctions économiques et même l’intervention armée.. ».
Pie XII insiste encore dur la nécessité d’une « solidarité non restreinte à tel ou tel peuple, mais universelle, fondée sur l’intime connexion de leur destin et sur les droits qui leur appartiennent à tous également. »[23]
A la construction de cette « société des peuples », « viennent y coopérer, non seulement tel ou tel parti, non seulement tel ou tel pays, mais tous les peuples, l’humanité entière. C’est une entreprise universelle de bien commun, qui requiert la collaboration de la chrétienté, pour les aspects religieux et moraux du nouvel édifice que l’on veut construire. »[24]
En effet, pour que s’établisse « une sincère solidarité juridique et économique, une collaboration fraternelle, selon les préceptes de la loi divine, entre les peuples devenus sûrs de leur autonomie et de leur indépendance »[25], il faut non seulement avoir « conscience de la fraternité universelle »[26] mais aussi nourrir un sentiment d’amour universel pour donner vie à cette construction d’un monde équilibré et organisé et jeter « un pont même vers ceux qui n’ont pas le bonheur de participer à notre foi ».[27]
Notre programme est donc d’étudier par quels moyens lutter contre les déséquilibres économiques à travers le monde et établir une « société des peuples ».
… le jeûne que je préfère…
n’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé,
héberger chez toi les pauvres sans abri,
si tu vois un homme nu, le vêtir,
ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?
Des auteurs divers ont pensé que l’économie pouvait être un facteur décisif dans l’instauration de la paix.
Nous avons déjà eu l’occasion, par exemple, d’évoquer le célèbre poème de Voltaire, Le Mondain, où de manière provocante, l’auteur fait l’éloge de la richesse et du luxe qui, entre autres effets, assurent par le commerce l’entente universelle:
« Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l’un et l’autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S’en vont chercher, par un heureux échange,
Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ! »
La philosophie épicurienne et antichrétienne qui se développe dans ce texte attribue à la richesse le pouvoir de rendre les hommes heureux et pacifiques.
Nous avons aussi eu l’occasion de nous attarder à la pensée de P.-J. Proudhon qui, un siècle plus tard, va se poser le problème de la paix[1].
Voici, en bref, la pensée que développe Proudhon.
L’homme est un être dialectique, il est à la fois animal consommateur et être industrieux, travailleur, producteur. C’est par le travail qu’il s’élève mais tandis que la capacité de consommation est illimitée, sa capacité de produire est limitée. Si production et consommation sont symétriques, nous connaissons ce que Proudhon appelle la pauvreté, c’est-à-dire « cette limitation réciproque, rigoureuse, de notre production et de notre consommation »[2]. Si, entre production et consommation, il y a dissymétrie, nous sommes dans la richesse, la cupidité, l’inégalité, c’est-à-dire dans la guerre [3]. C’est ce que Proudhon appelle cette fois le « paupérisme » qui est la cause du double visage de la guerre. Si la guerre ne peut être éliminée, peut-elle être transformée ? Eh bien, il faut remplacer l’héroïsme guerrier par l’héroïsme industriel, reconnaître et constituer le droit économique[4]. La lutte, doit se dérouler désormais sur le champ du travail : « l’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. Ce peut être tout aussi bien une lutte d’industrie et de progrès (…) »[5].
Ainsi, « Le socialisme de Proudhon consiste à établir le nouveau droit économique qui provoquera la révolution intellectuelle et morale grâce à laquelle on en finira avec la guerre. »[6]
L’histoire contemporaine tend à contredire ces deux visions qui nous paraissent à la foi réductrices et optimistes. Réductrices car elles semblent n’envisager que l’aspect économique du développement et en accordant une telle importance à ce facteur, elles relèvent de cette idéologie « économiste » que Jean-Paul II a dénoncée dans Laborem exercens. De plus, ces deux visions que l’on pourrait appeler libérale et socialiste peuvent paraître utopiques. Nous avons connu à travers les dix-neuvième et vingtième siècle un développement considérable des richesses et des échanges mais il n’a pas pour autant éliminer la guerre physique. Sans parler de la guerre que les pauvres peuvent faire aux riches, il faut constater que des nations puissantes et riches ont été à l’origine de nombreux conflits. Le développement économique, le dynamisme industriel ou commercial, l’accroissement des échanges n’ont pas apporté la paix escomptée par Voltaire ou transformé la guerre.
Pour nous en tenir à Proudhon qui a longuement expliqué sa thèse, on peut relever quelques difficultés. Ainsi, pourquoi la dynamique industrielle n’entraînerait-elle pas les hommes dans la richesse et le mépris du travail ? Philonenko répond en affirmant : « Sans une morale rigoureusement ascétique, la dynamique de la paix sombrera dans celle de la violence pure ». Par ailleurs, « comment concilier cette orientation ascétique -qui fut, selon Proudhon, vécue à l’origine- et le dynamisme physique supposé par le développement de l’industrie et la fabrication de produits de consommation, et des biens divers ? »[7]. De toute façon, l’histoire passée et récente semble contredire le rêve proudhonien qui, comme le rêve voltairien, s’inscrit dans une vision antireligieuse.[8]
La perspective de l’Église est moins simpliste et plus susceptible de conduire à un monde pacifié en s’attachant au développement intégral et solidaire des peuples.
Le principe de ce qu’on appellera plus tard la « solidarité » a été affirmé par Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum[9]. Il y rappelle l’enseignement de saint Thomas : « Il est permis à l’homme de posséder en propre et c’est même nécessaire à la vie humaine » (II IIae qu.66 a. 2). Mais fait remarquer Léon XIII : « si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation : « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. c’est pourquoi l’Apôtre a dit : Ordonne aux riches de ce siècle… de donner facilement, de communiquer leurs richesses. » (1 Tm 6, 18) (II IIae qu. 65 a. 2) "
Cette conception de l’usage des biens est conditionné par un fait fondamental : « … la grande loi de l’amour et de la fraternité humaine, qui embrasse toutes les races et tous les peuples et les unit en une seule famille sous un seul Père qui est dans les cieux… »[10]. Principe que Pie XI répétera encore dans son encyclique sur le communisme : « »… la vraie et universelle fraternité de tous les hommes, à quelque race ou condition qu’ils appartiennent … »[11]
Cette fraternité se vit d’abord à l’intérieur de la nation par une « charité mutuelle » entre les classes sociales car « rien n’est plus propre à assurer le bien général de la concorde et la bonne harmonie entre toutes les classes » que « la charité chrétienne » qui « en est le meilleur trait d’union ».[12] Mais cette concorde assurée par la charité chrétienne doit s’étendre au monde entier puisque nous formons une même famille : « …dans les rapports des peuples entre eux, que l’on s’applique instamment à supprimer les entraves artificielles de la vie économique, effets d’un sentiment de défiance et de haine ; et qu’on se rappelle que tous les peuples de la terre forment une seule famille de Dieu. »[13]
L’idée d’un développement intégral, sans que de nouveau cette expression ait été employée avant l’époque contemporaine, n’est pas neuve non plus car elle était au cœur de la mission de l’Église.[14]
En effet, dans le passé, c’est la mission et la colonisation qui ont marqué les régions considérées traditionnellement comme « peu développées ».
La mission est antérieure à la colonisation dans la mesure où le christianisme est, par nature missionnaire et qu’elle n’est pas nécessairement liée à l’expansion politique.
Toutefois, à partir du XVIe siècle, c’est-à-dire, à partir de la conquête de l’Amérique, l’évangélisation qui est le propre de la mission est associée à la prise de possession des territoires découverts. Les motivations sont à la fois religieuses et politiques comme on le voit dans certains documents pontificaux[15] ou encore dans le témoignage des conquérants[16]. C’est le mérite des prêcheurs dominicain comme Antonio de Montesinos puis de Las Casas d’avoir œuvré, peut-être en vain, pour que la mission soit détachée de la colonisation. Il n’empêche que son engagement et l’enseignement que Vitoria va construire sur la question, fondent une véritable théologie de la mission telle qu’elle doit s’exercer dans le cadre d’une colonisation dont les fondements sont réévalués. Mettant en question le pouvoir temporel du pape et le droit de l’empereur de s’emparer des biens des Indiens[17], il affirme l’égalité de nature chez tous les hommes[18], la nécessité de respecter les droits de tous, mais aussi le droit de circuler, la destination universelle des biens, le droit de mettre en valeur les richesses non exploitées au profit de tous[19], le droit d’évangélisation mais sans recours à la force[20], « le droit d’intervention pour raison d’humanité ».[21] C’est dans ce cadre qu’il établit le droit des Espagnols d’aller en Amérique et d’y commercer. C’est le principe qu’il résume dans cette formule : « ius communicationis ac societatis mutuae »[22] qui est un droit pour tous les êtres humains, soumis à une condition: « de ne pas porter préjudice aux barbares, et ceux-ci ne peuvent les en empêcher ».[23]
Ces avancées doctrinales ne furent pas nécessairement suivies d’effets positifs en tout cas dans les empires portugais et espagnol où les souverains catholiques fort des concessions antérieures papales organisent les églises locales selon le principe du padroado ou patronat.[24]
Au XVIIe siècle, le pape Grégoire XV va tenter de rendre les missions indépendantes en créant, dans la suite du concile de Trente, par la bulle « Inscrutabili divinae providentiae », le 22 juin 1622, la Sacra congregatio de propaganda fide, Congrégation pour la propagation de la foi dans l’univers entier. Elle distingue nettement mission et conquête coloniale.[25] L’idée est de garantir l’autorité du pape sur les missions et de donner toutes les indications pratiques nécessaires à la formation des missionnaires destinés à partir dans des territoires non catholiques.
Echappent à cette volonté, les territoires soumis au « patronat » de même que les nouvelles colonies françaises marquées par le gallicanisme du pouvoir royal qui les place sous son protectorat. Concrètement, peu de territoires dépendront directement de Rome.
On se souvient aussi que les Jésuites, de 1603 à 1767 organisèrent des « réductions » pour que les indigènes échappent à la colonisation. Cette initiative contredisait certes l’action de l’État colonial et donc ne pouvait durer indépendamment du fait que l’œuvre de civilisation et l’adhésion religieuse cohabitaient sous un pouvoir clérical cette fois.[26]
Au XIXe siècle de nouveaux pays européens, à la suite de l’Angleterre se lancent dans l’aventure coloniale. Cette nouvelle vague de colonisation s’accompagne de missions catholiques et protestantes suivant la fameuse règle des « trois C » : Christianisation, Commerce et Civilisation. Cette règle attribuée à l’explorateur, médecin et missionnaire David Livingstone[27] considère que la religion chrétienne et le commerce amélioreraient la condition des Africains en leur apportant une civilisation calquée sur le modèle britannique. A ces trois « C » correspondent trois acteurs : le missionnaire, le marchand et le militaire. Même s’ils ne marchent pas ensemble, ils finissent par se rejoindre : « quand bien même la mission précède la colonisation, la seconde n’est jamais très loin ».[28] Même lorsque les missionnaires arrivent à préserver certaines régions du contact avec les colons, ce n’est jamais que pour un temps dans la mesure où la logique coloniale finit par l’emporter partout et les missionnaires préféreront la négociation à la résistance. Les protestations face aux exactions perpétrées par les administrations et les États ne remettent pas en question l’aide et la protection que le pouvoir colonial offre. Et celui-ci a besoin des missions qui accomplissent de nombreuses tâches et font entrer les populations dans l’ère moderne.[29]
L’ère coloniale ranime l’utopie d’un monde nouveau pacifié grâce à l’essor colonial : « des penseurs libéraux ou rationalistes annoncent une ère de paix et de prospérité fondée sur le développement du commerce et la diffusion de la science ».[30]
Du côté de l’Église, si Rome rappelle régulièrement aux missionnaires leurs devoirs d’évangélisateurs, elle n’offre pas de réflexion en profondeur sur le fait de la colonisation. Elle se réjouit de ce mouvement[31] d’autant plus qu’en Europe, l’Église perd de son influence.[32] Ajoutons encore que l’attitude de l’Église est peut-être aussi influencée par l’obéissance aux autorités légitimes qu’elle demande, à la suite Paul.
Il faut attendre Taparelli d’Azeglio dans son Essai théorique de droit naturel paru en 1857 pour retrouver l’écho de la pensée de Vitoria.[33]
Après lui, seuls, dans le domaine francophone, Joseph Folliet[34] et Joseph-Thomas Delos[35] proposent, durant l’entre-deux-guerres, une réflexion en profondeur sur le problème prolongeant et actualisant les avancées de leurs illustres prédécesseurs.
Même si, « la mission reste à terme irréductible à la colonisation »[36], ces auteurs vont insister sur le droit de décolonisation dans la mesure où toute colonisation a été « entachée du péché de colonialisme »[37], c’est-à-dire dans la mesure où les États colonisateurs n’ont pas d’abord cherché le bien des populations concernées[38] ou, plus simplement encore, parce qu’elles ont négligé le but de la vraie colonisation qui ne peut être que la décolonisation.[39]
Joseph Folliet ne conteste pas le droit de colonisation qui est, dit-il, « une modalité particulière de collaboration internationale » à condition qu’elle ne soit pas fondée sur la force, la supériorité raciale ou la « convenance économique » mais plutôt sur ces trois principes fondamentaux : « la destination providentielle des biens de ce monde » sur lesquels le colonisateur exerce une « tutelle »[40], une gérance, ou une « curatelle », en attendant que, par l’éducation, les indigènes soient aptes à les gérer eux-mêmes ; « l’intervention au nom de la charité » pour secourir les faibles, les esclaves, etc. ; et « l’action civilisatrice » pour que les colonisés accèdent au bien commun de l’humanité qui l’emporte toujours sur le bien commun de la métropole. Il s’agit de communiquer, non les valeurs particulières, historiques, des colonisateurs mais les valeurs universelles, « tout ce qui relève du Vrai, du Bien et du Beau » et sans « violenter la nature ».[41] Folliet reformule ainsi le principe déjà établi par Vitoria: « La nation colonisatrice recherchera d’abord le bien de son pupille colonial et, à travers lui, indirectement le bien commun de l’humanité… Mais le bien de la métropole ne se placera encore qu’après le bien commun de l’humanité, parce qu’elle est, vices gerens, gérante de l’humanité, et que le gérant, compte tenu de son gain légitime, œuvre pour celui dont il administre les biens pour lui-même. »[42] Toute colonisation doit répondre à « la loi d’amour », à la « bienveillance » chère à Taparelli, elle est « un service ».
Enfin, puisqu’il s’agit d’une tutelle, elle doit normalement se terminer avec l’émancipation du pupille[43], dans l’ordre et dans la paix : « la colonisation n’a de sens que dans et par l’histoire. Elle remet en marche des peuples attardés. Elle travaille pour l’unité du monde ». De plus, comme l’État colonisateur travaille pour le bien commun de l’humanité, la communauté internationale « jouit d’un droit de regard sur les colonies des nations » et peut intervenir dans les relations entre colonies et métropoles.[44]
A la même époque, on trouve, dans le Code de morale internationale, cette définition : « Coloniser, c’est civiliser : civiliser, c’est émanciper. sous peine de mentir à sa mission, la puissance coloniale tiendra compte des légitimes revendications de ses sujets coloniaux parvenue à un niveau supérieur de vie individuelle et collective et associera toujours davantage les colonisés au gouvernement de leur pays. tout comme l’éducation, la colonisation doit viser à se rendre superflue ! »[45]
Joseph Folliet reprendra même les principes de la guerre juste pour justifier la révolte : « Un peuple colonial a le droit de se révolter: quand il y a tyrannie de la métropole, c’est-à-dire quand la métropole, au lieu d’administrer en vue du bien commun, gouverne exclusivement dans son propre intérêt et lorsque cette tyrannie est vraiment insupportable ; quand les sujets coloniaux ont essayé tous les moyens d’arrangement pacifiques : remontrances, pétitions, pourparlers, etc. ; quand l’opinion publique ou tout au moins l’opinion des sages se prononce pour la révolte ; quand les révoltés ont la certitude morale du succès »[46]
Dans son Message de Noël 1955, Pie XII, conscient des velléités d’indépendance comme des menaces communistes ou nationalistes dans les colonies, accrédite l’idée de la décolonisation au nom d’une « espèce de pacification préventive » et ajoute : « De toute façon, qu’une liberté juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples, et qu’on n’y mette pas d’obstacle ».[47]
C’est surtout à partir des années 60 que l’Église va se pencher sur le vaste problème du développement des peuples et constituer une théologie du développement. Ce sont les mouvements de décolonisation qui s’accélèrent et se répandent à partir de 1945[48] qui ont entraîné cette réflexion qui va profiter des grands principes constitutifs de la paix proclamés par Pie XII.
Jean XXIII, dans l’encyclique Mater et magistra (MM), en 1961 reprend et prolonge les réflexions de son prédécesseur. il y reviendra plus brièvement dans l’encyclique Pacem in terris (PT) en 1963. Son enseignement sera résumé dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) en 1965. Tous ces documents serviront de base à la première encyclique consacrée au problème du développement des peuples: Populorum progressio (PP) signée par Paul VI en 1967.
Avant d’aborder cette encyclique historique, faisons rapidement la synthèse des trois documents précédents.[49]
Ce qui interpelle l’Église, sur le plan mondial, c’est le déséquilibre entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique, déséquilibre d’autant plus choquant que, d’un côté, « on agite le spectre de la misère et de la famine » mais, de l’autre, « on utilise largement les inventions scientifiques, les réalisations techniques et les ressources économiques pour produire de terribles instruments de ruine et de mort »[50] alors que « les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient et devraient corriger ce funeste état de choses. »[51]
Le déséquilibre se manifeste aussi à l’intérieur d’un pays entre régions développées et régions sous-développées, entre terre et peuplement: « dans certains pays, les hommes sont rares et les terres cultivables abondent ; en d’autres régions à l’inverse les hommes abondent et les terres cultivables sont rares. »[52] On remarque aussi que « malgré la richesse des ressources potentielles, le caractère primitif des cultures ne permet pas de produire des biens en suffisance » tandis qu’« ailleurs, la modernisation très poussée des cultures entraîne une surproduction de biens agraires… »[53] A cela s’ajoutent « le déséquilibre de la productivité entre secteur agricole , d’une part, secteur industriel des services, d’autre part… »[54] et, au niveau du peuplement, « un exode des populations rurales vers les agglomérations et les centres urbains »[55].
Tous ces déséquilibres constituent « le problème le plus important de notre époque »[56] qui perdure alors que le monde colonial a disparu et que « toutes les nations ont constitué ou constituent des communautés politiques indépendantes »[57]
Comme l’avait déjà souligné à maintes reprises Pie XII, deux faits nous invitent à ne pas accepter ces disproportions qui sont une menace pour la paix[58] : le fait que nous formons une seule famille et l’interdépendance croissante des peuples : « tout problème humain de quelque importance, quel qu’en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd’hui des dimensions supranationales et souvent mondiales ».[59] La solidarité « impose » « le devoir » de ne pas être indifférent et la paix ne peut « être durable et féconde » si de trop grands écarts existent entre les peuples.[60]
Venir en aide à l’indigent est une exigence évangélique fondamentale [61] et une exigence de justice[62]. Il faut éliminer ou réduire les déséquilibres au nom de la « solidarité humaine » et de la « fraternité chrétienne »[63]. Car la justice « implique la reconnaissance des droits mutuels et l’accomplissement des devoirs correspondants ».[64]
En effet, « une étape importante sur la route conduisant à une communauté humaine » a été franchie avec la propagation de « l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes »[65]. Ce qui vaut pour les hommes vaut aussi pour les communautés humaines et comme tous les hommes sont « d’égale noblesse », il n’y a aucune inégalité de dignité naturelle entre les communautés[66].
Qui plus est, du point de vue chrétien, « une commune origine, une égale rédemption, un semblable destin unissent tous les hommes et les appellent à former ensemble une unique famille chrétienne » [67]
Dès lors, puisqu’il y a une « égalité naturelle de toutes les communautés politiques en dignité humaine »[68], « les communautés politiques ont, entre elles, des droits et des devoirs réciproques »[69] et « chacune a droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre »[70]
Quant aux différences « de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles » elles ne donnent « aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles », elles leur créent « à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque ».[71] Une fois encore, ce qui est vrai pour les personnes, est vrai pour les communautés et donc la supériorité de certaines « oblige à contribuer plus largement au progrès général. »[72]
L’objectif est donc clair : « réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial ».[73]
Des mesures d’urgence doivent être prises[74] et sont prises par divers organismes internationaux[75], régionaux ou privés, par des initiatives particulières, des fondations, etc., mais même si ces mesures doivent s’amplifier[76], elles ne suppriment pas les causes parmi lesquelles « un régime économique primitif ou arriéré »[77]. Comment y remédier sinon « par diverses organisations coopératives qui donneront aux habitants aptitudes et qualifications professionnelles, compétence technique et scientifique. elles mettront à leur disposition les capitaux indispensables pour mettre en route et accélérer le développement économique suivant les normes et les méthodes modernes. »[78]
Comme les biens de la terre sont destinés à tous les hommes, il faut procurer « aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer. »[79] Ces moyens sont l’éducation et l’argent, les deux nerfs du développement.
La croissance dépend des hommes et donc de « l’éducation et la formation professionnelle » avec l’aide d’« experts étrangers » qui agiront comme des « assistants » et des « collaborateurs ».[80]
La croissance dépend aussi bien sûr de l’argent : des dons, des prêts des investissements financiers, tous « services rendus généreusement et sans cupidité d’un côté, reçus en toute honnêteté de l’autre ». [81] A ce propos, « on doit […] avoir toujours en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées. par ailleurs, en matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays ou à celui des autres nations. On doit s’assurer en outre que ceux qui sont économiquement faibles ne soient injustement lésés par des changements dans la valeur de la monnaie. »_[82]
Toutefois, un certain nombre de règles doivent être respectées.
Le développement doit être intégral.
En effet, « la richesse économique d’un peuples ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement personnel des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale. »[83] Autrement dit, « le progrès social doit accompagner et rejoindre le développement économique. »[84]De plus, ce développement économique et social doit être « graduel et harmonieux entre les secteurs de production : agriculture, industrie, services. »[85]
Le développement doit respecter l’individualité du peuple.
Dans le but « de faire disparaître le plus rapidement possible les énormes inégalités économiques qui s’accompagnent de discrimination individuelle et sociale » et « pour répondre aux exigences de la justice et de l’équité, il faut s’efforcer vigoureusement, dans le respect des droits personnels et du génie propre de chaque peuple… »[86]
Ainsi, « fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. »[87]
Il faut donc viser « le plein épanouissement humain », en comptant sur soi-même, sur son travail, son savoir-faire, ses ressources, sa culture, ses traditions propres.[88] C’est dans ce sens-là que les nations développées doivent aider.[89] Souvent, il faut refondre les structures économique et sociales mais prudemment et en respectant l’épanouissement intégral des personnes et leur valeurs spirituelles.[90]
Le développement doit respecter la hiérarchie des valeurs.
Ce respect de la hiérarchie des valeurs est le « fondement de civilisation vraie ». De meilleures conditions de vie sont des « moyens » et non des biens supérieurs. Notons que cette hiérarchie est souvent respectée dans les pays en voie de développement.[91]
L’aide doit être désintéressée.
Les pays développés qui apportent leur aide doivent « ne pas chercher […] leur avantage politique, en esprit de domination »[92]ce qui entraînerait une « colonisation d’un genre nouveau »[93]. Leur aide doit plutôt, comme il a été dit, « avoir pour objet de mettre les communautés en voie de développement économique à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique et sociale ».[94] Et Jean XXIII insiste : « l’aide apportée à ces peuples ne peut s’accompagner d’aucun empiètement sur leur indépendance. ils doivent d’ailleurs se sentir les principaux artisans et les premiers responsables de leur progrès économique et social. »[95] Il faut « reconnaître et respecter les valeurs morales et les particularités ethniques de ceux-ci, et de s’interdire à leur égard le moindre calcul de domination. »[96] Et le Concile renchérit : pour un « véritable ordre économique mondial », il faut « en finir avec l’appétit de bénéfices excessifs, avec les ambitions nationales et les volontés de domination politique, avec les calculs des stratégies militaristes ainsi qu’avec les manœuvres dont le but est de propager ou d’imposer une idéologie ».[97] On doit prioritairement se soucier du bien des nations en voie de développement .[98]
Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.
Non seulement ils doivent être les artisans majeurs de leur propre développement mais ils doivent aussi veiller à toute une série de mesures
Et tout d’abord veiller à une « solidarité efficace » pour la sauvegarde du « bien commun national, lequel assurément est inséparable du bien de toute la communauté humaine ».[99] C’est pour cela que « chaque communauté politique doit favoriser en son sein les échanges de toute sorte, soit entre les particuliers, soit entre les corps intermédiaires »[100]. En effet, « les hommes ont en commun des éléments essentiels et sont portés par nature à se rencontrer dans le monde des valeurs spirituelles, dont l’assimilation progressive leur permet un développement toujours plus poussé. il faut donc leur reconnaître le droit et le devoir d’entrer en communauté les uns avec les autres ».[101] Tous les citoyens doivent « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles ».[102] Il faut respecter les droits de tous les citoyens et condamner un développement qui serait préjudiciable, par exemple, à une partie de la population[103] : « toute politique tendant à contrarier la vitalité et l’expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice, plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître ».[104]
Sur le plan intérieur, Jean XXIII fait une proposition très concrète pour lutter contre la disproportion entre la terre cultivable et la population, la richesse du sol et l’équipement, il faut faciliter « la circulation des biens, des capitaux et des personnes »[105]. A ce point de vue, l’idéal serait « que le capital se déplace pour rejoindre la main-d’œuvre et non l’inverse », ainsi on évite les difficultés et les souffrances de l’expatriation.[106]
Quant au Concile il abordera un autre problème très concret, celui des latifundia[107] qui mettent en péril le bien commun : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par les propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que de salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’homme capables de les faire valoir. en l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[108]
Le problème démographique
Jean XXIII aborde le problème « des rapports entre l’accroissement démographique , le développement économique et les moyens de subsistance disponibles «[109]. Beaucoup pensent qu’il faut « empêcher ou freiner la natalité » dans la mesure où « le rendement des régimes économiques ne croît par en proportion » du taux de natalité élevé. Pour le Saint Père, il s’agit plutôt de compter sur les « ressources inépuisables » de la nature, sur l’intelligence et le génie inventif des hommes, sur une bonne organisation économique et sociale et la solidarité internationale dans le respect de la famille fondée sur le mariage et des lois de la vie. Dans cette perspective, il convient de donner surtout aux nouvelles générations une formation culturelle et religieuse et de développer leur sens des responsabilités.
Le Concile répétera et précisera que la solution à ce problème se trouve dans la promotion de l’instruction, le passage prudent « de méthodes archaïques d’exploitation agricole à des techniques modernes », l’instauration d’un meilleur ordre social, le partage plus équitable de la propriété terrienne.[110] En plus d’une législation sociale et familiale adéquate, pour lutter contre l’exode des populations rurales vers les villes, il est important d’informer sur la situation et les besoins du pays et de poursuivre toutes les études universitaires utiles en la matière.[111] Bref, on ne peut admettre des solutions « en contradiction avec la loi morale ». Le droit au mariage, à la procréation, et le nombre d’enfants ne peuvent être laissés « à la discrétion de l’autorité publique ». L’essentiel est de former les consciences responsables qui tiennent compte des circonstances et de la loi divine et d’informer « des progrès scientifiques réalisés dans la recherche de méthodes qui peuvent aider les époux en matière de régulation des naissances, lorsque la valeur de ces méthodes est bien établie et leur accord avec la morale chose certaine. »[112]
Vers une communauté mondiale.
Le développement des peuples est le chemin qui conduit à la constitution d’« une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d’égalité à la réalisation du bien commun universel ». [113]
« Le bien commun a […] des exigences sur le plan mondial : éviter toute forme de concurrence déloyale entre les économies des divers pays ; favoriser, par des ententes fécondes, la collaboration entre économies nationales ; collaborer au développement économique des communautés politiques moins avancées. »[114]
C’est pourquoi il est important que la communauté internationale coordonne, stimule les initiatives, distribue les ressources avec efficacité et équité et ordonne les rapports entre les parties selon les principes de subsidiarité et les normes de la justice.[115] Des institutions internationales sont nécessaires pour promouvoir et régler le commerce international en plus de l’aide technique, culturelle, financière.[116]
Enfin, le chrétien surtout dans un pays riche a une responsabilité particulière : il est invité à la pauvreté et à la charité, à la formation et à l’engagement[117]. Plus que quiconque, il doit se rendre compte de la « nécessité urgente d’entente et de collaboration » avec les pays en voie de développement et se sentir « obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien »[118].
L’évangélisation a aussi son importance parce que celui qui devient chrétien se sent libéré de toute contrainte extérieure et « tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[119]. De plus, elle seule est à même de vaincre la méfiance qui consume l’énergie des hommes et des ressources gigantesques. Ce manque de confiance découle de conceptions de vie différentes voire opposées, conceptions qui ne reconnaissent pas toujours « l’existence d’un ordre moral, d’un ordre transcendant, universel, absolu, d’égale valeur pour tous »[120]. Un tel un ordre ne peut s’édifier que sur Dieu[121]. Sans cette « pierre angulaire », comment s’entendre, sans violence, sur la « justice » et ses exigences ?[122]
C’est la première encyclique sociale entièrement consacrée au problème du développement des peuples. Elle inaugure une nouvelle lignée. Comme Rerum novarum a eu, d’anniversaire en anniversaire, une descendance, Populorum progressio va inspirer aux successeurs de Paul VI un approfondissement et une adaptation à l’évolution historique des principes affirmés le 26 mars 1967.
Cette encyclique développe et structure la pensée de l’Église sur le développement et la paix, en gestation depuis Pie XII, ramassée par Jean XXIII puis par le Concile qui a rassemblé les évêques du monde entier et qui a souhaité « la création d’un organisme de l’Église universelle, chargé d’inciter la communauté catholique à promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice sociale entre les nations ».[1] L’encyclique non seulement répond au vœu du Concile[2] de mettre l’Église au service des hommes réels de ce temps avec leurs aspirations et leurs problèmes[3] mais elle accompagne aussi la création de la Commission pontificale Justice et paix[4] et la doctrine sociale de l’Église » (Constitution apostolique Pastor Bonus, art. 142).] chargée de « susciter dans tout le peuple de Dieu la pleine connaissance du rôle que les temps actuels réclament de lui de façon à promouvoir le progrès des peuples les plus pauvres, à favoriser la justice sociale entre les nations, à offrir à celles qui sont moins développées une aide telle qu’elles puissent pourvoir elles-mêmes et pour elles-mêmes à leur progrès »[5].
Cette encyclique qui « a fait grand bruit à l’époque »[6] affirme d’emblé, à la suite de Jean XXIII, que « la question sociale est devenue mondiale »[7]et conclut que « le développement est le nouveau nom de la paix »[8]. Deux expressions fortes qui marqueront les esprits.
Entre deux, le pape se prononce sans surprise « pour un développement intégral de l’homme »[9] et un « développement solidaire de l’humanité »[10].
La doctrine sociale de l’Église n’a qu’un but : « promouvoir tout homme et tout l’homme »[11]. Chaque homme est « responsable de sa croissance »[12] orientée « vers Dieu, vérité première et souverain bien ». Inséré dans le Christ il accède « à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel »[13]. Cette croissance est un devoir personnel et communautaire puisqu’il est un être personnel et social. Tous les hommes sont concernés et nous ne pouvons nous désintéresser de quiconque : « la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »[14] De plus, cette croissance doit respecter la hiérarchie des valeurs. Il ne faut pas que le désir d’avoir plus dégénère en cupidité, avarice ou matérialisme. Avoir plus peut ainsi devenir un « obstacle à la croissance de l’être »[15]. Le vrai développement demande donc non seulement des techniciens mais plus encore des sages « à la recherche d’un humanisme nouveau »[16], intégral, « ouvert à l’Absolu »[17] qui sera, bien sûr, une victoire sur la misère, les fléaux sociaux, l’ignorance mais aussi la conquête de plus de dignité et de l’esprit de pauvreté, la reconnaissance des valeurs suprêmes, de Dieu et de la foi.[18]
Quelle action entreprendre ? Les biens étant destinés à tous les hommes, ni la propriété privée, y compris des biens de production, ni les revenus ne peuvent être un obstacle à la prospérité collective. les pouvoirs publics doivent y veiller.[19] Dès lors, on ne peut accepter la vision économique libérale qui fait du profit le motif essentiel du développement, de la concurrence la loi suprême de l’économie et de la propriété privée un droit absolu.[20] Quant au travail qui est le moyen de parachever l’œuvre de Dieu, qui est source de bienfaits matériels et moraux, il faut veiller à ce qu’il ne soit déshumanisant.[21]
Cette action est urgente mais elle doit progresser harmonieusement, courageusement, audacieusement, sans céder à la tentation de la violence ou de l’insurrection révolutionnaire « sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays. »[22]
Cette action au service de l’homme auteur de son propre progrès ne peut être laissée à la seule initiative individuelle pas plus qu’au simple jeu de la concurrence. Pour éviter les maux du libéralisme ou de la technocratie déshumanisante comme la collectivisation ou une planification arbitraire, pour que soient, au contraire, respectés la liberté et les droits fondamentaux de la personne, de toute personne, les pouvoirs publics, dans leur lutte contre les inégalités et les discriminations, élaboreront des programmes pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer l’action des individus et des corps intermédiaires »[23]. Les pouvoirs publics choisiront, voire imposeront « les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir » et stimuleront « toutes les forces regroupées dans cette action commune ».[24]
Ces programmes veilleront d’abord à l’alphabétisation et à l’éducation, à la protection de la famille, au problème démographique dans le respect de la loi morale et de la « juste liberté du couple », au développement d’organisations professionnelles et syndicales diverses mais soucieuses du bien commun, de la liberté et de la dignité humaines, des valeurs religieuses. diverses. Ces programmes seront aussi attentifs à la promotion culturelle des peuples, aux vraies valeurs humaines que leurs traditions véhiculent et au danger des « faux biens » de la civilisation moderne matérialiste.[25]
Dans la deuxième partie de l’encyclique, Paul VI va rappeler que « le développement intégral de l’homme ne peut aller sans le développement solidaire de l’humanité ».
« La fraternité humaine et surnaturelle » impose trois devoirs : devoir de solidarité, devoir de justice sociale et devoir de charité.[26]
Un devoir de solidarité.
Il est nécessaire et urgent pour la vie des pauvres, la paix civile et la paix internationale, d’agir contre la faim. Certes des efforts ont été accomplis par des organismes internationaux (FAO) ou privés (Caritas internationalis) mais les investissements privés et publics, les dons, les prêts ne peuvent suffire à construire « un monde où tout homme, sans exception […] puisse vivre une vie pleinement humaine » dans la sécurité, la liberté et l’égalité. Pour y arriver, les peuples riches ne peuvent garder leurs biens pour leur seul usage. Leur superflu doit servir aux peuples pauvres. Ce partage exige des programmes concertés entre « ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient ». Ainsi, pourront se mesurer « les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d’emploi des autres. » Cette concertation, ce dialogue, dit Paul VI, permettra d’aménager des conditions de prêt supportables en « équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements ». d’autre part, les pays pauvres pourront garantir le bon emploi des ressources accordées pour que ne soient pas favorisés les paresseux et les parasites. Enfin les États souverains bénéficiaires, conduiront leurs affaires, sans ingérence politique et à l’abri de toute perturbation sociale, détermineront leur politique et orienteront la société selon leur choix. Cette collaboration pacifique et féconde devrait être soutenue par un « Fonds mondial, alimenté par une partie des dépenses militaires ».[27]
Un devoir de justice sociale.
Artisans de leur destin, les peuples jeunes ou faibles doivent prendre leur place dans le concert des nations devenues solidaires, tout d’abord dans une entraide régionale puis grâce aux organisations multilatérales et internationales réorganisées. Pour éviter les distorsions dans les relations commerciales, une nouvelle fois, la conception libérale doit être dépassée : « la liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ». Il ne s’agit pas d’abolir le marché de concurrence mais plutôt de « le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral et donc humain », sur la base d’« une certaine égalité de chances ». En tout cas, dans un premier temps, sur la base d’ « une réelle égalité dans les discussions et négociations […] en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes. » Pour arriver à un monde plus juste et solidaire, encore faut-il lutter contre la tentation nationaliste et le racisme.[28]
Un devoir de charité.
La charité agissante nourrie par la prière veillera aussi à accueillir avec chaleur et respect les jeunes étudiants et les travailleurs émigrés. Quant aux expatriés, ils doivent être les « initiateurs du progrès social » et de la promotion des travailleurs et cadres indigènes avec qui finalement ils collaboreront. De même, les « experts » en développement se comporteront en assistants et collaborateurs, avec compétence et amour désintéressé. Une fois encore, c’est la personne humaine qui doit se développer et non simplement l’économie.[29]
Le développement intégral de l’homme et de tout homme apparaît donc comme un problème moral d’abord puisqu’il réclame une juste conception de la valeur humaine et un esprit de solidarité et de collaboration car si les peuples sont les premiers artisans de leur développement, « ils ne le réaliseront pas dans l’isolement ». On comprend dès lors mieux pourquoi le « développement est le nouveau nom de la paix », une paix qui « se construit jour après jour, dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes ».
Dans cette perspective, sont nécessaires des « accords régionaux », des « ententes plus amples », des « conventions plus ambitieuses », des institutions et organisations internationales et, in fine, « une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur un plan juridique et politique ».[30] Est nécessaire aussi la mobilisation sans délai de tous les hommes de bonne volonté et de tous les peuples, des hommes d’État et des hommes de réflexion. Quant aux catholiques, « ils auront, bien sûr, à cœur d’être au premier rang de ceux qui travaillent à établir dans les faits une morale internationale de justice et d’équité. »[31]
Vingt ans plus tard, le 30 décembre 1987, Jean-Paul II, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS) commémore et actualise l’encyclique de Paul VI car si les principes restent les mêmes, le monde change et de nouveaux problèmes surgissent. C’est l’occasion de rappeler « la continuité de la doctrine sociale de l’Église en même temps que son renouvellement continuel »[1].
Nous allons surtout nous attacher à ce document[2] mais nous utiliserons aussi d’autres textes du saint Père ou de la Commission pontificale Justice et paix.[3]
Jean-Paul II confirme l’essentiel de l’encyclique Populorum progressio : le développement est bien le nouveau nom de la paix[4] et la question sociale a acquis une dimension mondiale[5]. En effet, les graves inégalités, les injustices et la misère provoquent tensions et désordres et mettent la paix en péril. En revanche, dans un monde qui serait dominé par le souci du bien commun de toute l’humanité, c’est-à-dire par la préoccupation du développement spirituel et humain de tous, et non par la recherche du profit individuel, la paix serait possible comme fruit d’une justice plus parfaite entre les hommes.
Toutefois, en vingt ans, la situation a évolué. Des efforts ont été accomplis. « On ne peut pas dire, constate Jean-Paul II, que ces différentes initiatives religieuses, humaines, économiques et techniques aient été vaines puisque certains résultats ont pu être obtenus ».[6] Mais, le pape est obligé immédiatement de reconnaître qu’« en général, compte tenu de divers facteurs, on ne peut nier que la situation du monde, du point de vue du développement, donne une impression plutôt négative. »[7] Pour plusieurs raisons.
Le « fossé » économique et culturel s’est élargi et a tendance encore à s’élargir entre les pays du Nord développé et les pays du Sud en voie de développement. Non seulement entre les pays mais aussi entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays.[8] A tel point que « l’unité du genre humain est sérieusement compromise », le monde étant éclaté en quatre mondes[9].
Le monde est donc déséquilibré, malade d’une grave inégalité dans la répartition des biens entre zones surdéveloppées et zones sous-développées.
Le surdéveloppement est aussi inadmissible que le sous-développement parce qu’il est contraire au bien et au bonheur authentiques. Si les uns ne peuvent « être » par manque d’« avoir », d’autres n’arrivent pas à « être » parce qu’ils en sont empêchés par le culte de l’« avoir ». En effet, le surdéveloppement consiste dans la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société et se manifeste par un matérialisme grossier où les hommes deviennent esclaves de la possession et de la jouissance immédiate, par une insatisfaction radicale entretenue, par l’offre incessante et tentatrice des produits de consommation et par ce qu’on appelle, en bref, la « civilisation de consommation ».
Le sous-développement n’en reste pas moins un problème capital car, dans le monde, une majorité d’hommes possédant peu ou rien, n’arrivent pas à réaliser leur vocation fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.
Toutefois, il ne faut pas se tromper sur la nature du sous-développement : il n’est pas seulement social ou économique, il se manifeste aussi sur les plans culturel, politique et humain. On peut même affirmer que les carences culturelles sont les plus fréquentes, les plus durables et les plus difficiles à extirper.
On peut donc considérer comme signes de sous-développement : les insuffisances dans la production et la distribution des vivres, dans l’hygiène, la santé, la disponibilité en eau potable, les conditions de travail surtout pour les femmes mais aussi l’analphabétisme, « la difficulté ou l’impossibilité d’accéder aux niveaux supérieurs d’instruction, l’incapacité de participer à la construction de son propre pays, les diverses formes d’exploitation et d’oppression économiques, sociales, politiques et aussi religieuses », les discriminations, par exemple, raciales.[10]
On doit constater aussi l’étouffement du droit à l’initiative économique privée, qui réduit ou détruit la personnalité créatrice du citoyen. Sous prétexte d’égalité, on procède ainsi à un nivellement par le bas, qui entraîne passivité, dépendance et soumission par rapport à l’appareil bureaucratique. De là naissent des frustrations, le désespoir et l’émigration physique et « psychologique ». La perte de la souveraineté économique, politique, sociale et même, d’une certaine manière, culturelle, l’usurpation par un groupe social du rôle de guide unique (un parti, par exemple), qui détruit la personnalité de la société et des individus, la négation ou la limitation des droits (à la liberté religieuse, à la participation, à l’association, au syndicat, etc.), qui appauvrit la personne autant sinon plus que la privation des biens matériels, le chômage et le sous-emploi, le phénomène des réfugiés et des personnes déplacées à cause des guerres, des calamités naturelles, des persécutions et des discriminations, la crise du logement, l’endettement sont encore d’autres manifestations de sous-développement ou de mal-développement.[11]
Quant à délimiter les lieux de sous-développement, s’il faut reconnaître qu’il y a, dans le monde, plus de pays sous-développés que de pays développés, que ce sont, en gros, les pays du sud qui sont les plus touchés et que le fossé qui les sépare des pays du nord, plus riches, s’élargit souvent, car ils connaissent des vitesses d’accélération différentes, il faut toutefois ajouter que la frontière entre le sous-développement et le développement passe aussi à l’intérieur des diverses sociétés développées ou non. On trouve des richesses scandaleuses dans les pays pauvres et les manifestations les plus caractéristiques du sous-développement existent, à un degré moindre, dans les pays riches.[12]
Mais quelles sont les causes du sous-développement ?
Certains accusent les peuples défavorisés d’être responsables de leur situation ou qu’ils sont victimes d’une fatalité liée aux conditions naturelles ou à un ensemble de circonstances ou encore qu’ils subissent les conséquences de leur croissance démographique. Mais ce sont là de mauvaises raisons. Pour la pape, ces peuples ne sont pas responsables de l’inégalité dans la répartition des moyens de subsistance. Leur situation n’est pas une fatalité. Quant à la croissance démographique, elle ne peut être systématiquement mise en cause.[13]
Les vraies causes sont économiques et politiques, certes, mais pas seulement comme nous allons le voir.
Elles sont économiques et politiques, bien sûr, mais à ce point de vue, les responsabilités sont partagées.
Les pays en voie de développement et spécialement les personnes qui y détiennent le pouvoir économique et politique sont coupables d’omissions réelles et graves. De leur côté, les pays développés n’ont pas toujours ou pas suffisamment compris la nécessité de l’aide.
Ceci dit, les mécanismes économiques, financiers et sociaux fonctionnent souvent de manière automatique et rendent ainsi rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres.[14] Ces mécanismes manœuvrés d’une façon directe ou indirecte par des pays peu développés, favorisent par leur fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manœuvrent, mais finissent par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. Ainsi, l’étroite interdépendance des différents mondes, sans balise morale, entraîne des conséquences funestes pour les plus faibles et provoque, comme naturellement, des effets négatifs jusque dans les pays riches.[15]
De plus, le système commercial international entraîne souvent aujourd’hui une discrimination des productions et industries naissantes dans les pays en voie de développement, tandis qu’il décourage les producteurs de matières premières. La division internationale du travail est ainsi mise en cause : les produits à faible prix de revient dans certains pays dénués de législation du travail efficace ou trop faibles pour l’appliquer, sont vendues en d’autres parties du monde avec des bénéfices considérables pour les entreprises spécialisées dans ce type de production qui ne connaît pas de frontières.[16]
Le pape met aussi en cause l’endettement. Si, au départ, il était légitime et même souhaitable que des pays moins développés acceptent l’offre de capitaux disponibles pour investir dans des activités de développement même si ce fut parfois imprudent ou précipité, le processus a néanmoins engendré des effets contraires, car les pays débiteurs doivent, pour le service de la dette, exporter des capitaux qui seraient nécessaires à l’accroissement ou du moins au maintien du niveau de vie. Pour cette raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables. Dès lors, ce moyen de développement est devenu un frein et a même parfois accentué le sous-développement. En outre, dans le système monétaire et financier international, la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d’intérêt détériore la balance des paiements et la situation d’endettement des pays pauvres.[17]
Et ce n’est pas tout ! Des pays en voie de développement se voient refuser les technologies nécessaires ou en reçoivent certaines qui leur sont inutiles.
Enfin, les organisations internationales ont, certes, rendu des services, mais elles sont utilisées parfois à des fins particulières, manquent d’efficacité et sont alourdies par leurs mécanismes de fonctionnement et leurs frais administratifs.
A ces problèmes économiques, financiers et politique dont l’énumération est impressionnante s’ajoutent les oppositions idéologiques fort vives à cette époque où deux grandes idéologies s’opposent à travers le monde: le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste. Elles se réfèrent à deux visions différentes de l’homme, de sa liberté et de son rôle social et ne sont pas sans conséquences funestes.
Cette opposition qui se vit à travers le monde rend plus difficile encore l’accomplissement du devoir de solidarité.
Elle engendre deux systèmes d’organisation de la société et de gestion du pouvoir grevés d’incompatibilités et mettent en place des formes contraires d’organisation du travail et de structures de la propriété, notamment des moyens de production.
Cette opposition, après la seconde guerre mondiale, a évolué en opposition militaire de deux blocs armés rivaux, qui s’est, suivant les époques, traduite en « guerre froide », en « guerres par procuration », voire en menace de guerre ouverte et totale. Le souci excessif de sécurité, la méfiance et la crainte d’une infériorité ont accru la course aux armements, développé leur commerce et provoqué une incroyable accumulation d’armes atomiques.
Tout cela n’est pas sans conséquences sur le développement des peuples.
Au point de vue politique, le conflit Est-Ouest a porté atteinte à l’autonomie, à la liberté de décision et à l’intégrité territoriale des nations plus faibles. En effet, chaque bloc a tendu à assimiler ou à regrouper autour de lui, selon divers degrés d’adhésion ou de participation, d’autres pays ou groupes de pays. Cette tendance impérialiste, voire néo-colonialiste, a créé des sphères d’influence dans lesquelles l’opposition Est-Ouest a été transférée et a contribué à élargir le fossé Nord-Sud. Les pays en voie de développement deviennent ainsi les parties d’un engrenage gigantesque qui, par ses implications idéologiques, crée en plus des divisions à l’intérieur de chaque nation.[18]
Au point de vue économique, dans ce climat d’affrontement, les investissements et les aides sont souvent détournés pour alimenter les conflits. Ainsi, les capitaux prêtés seront utilisés pour l’achat d’armes.
Au point de vue culturel, la plupart du temps, les moyens de communication sociale sont gérés par des centres situés au Nord. Ceux-ci ne tiennent pas suffisamment compte des priorités et des problèmes propres aux pays du Sud. Ils ne respectent pas leur physionomie culturelle et imposent souvent leur vision déformée de la vie et de l’homme. Ils ne répondent donc pas aux exigences du vrai développement.[19]
Tous ces maux économiques, financiers, politiques ne doivent toutefois pas nous faire oublier la cause profonde du sous-développement.
Sa persistance révèle que ses causes ne sont pas seulement de nature économique. Une volonté politique est nécessaire, mais elle s’est avérée aussi insuffisante. On doit en conclure que la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples est d’ordre moral, comme l’avait déjà montré Paul VI.
Le péché personnel contre la volonté de Dieu et le bien du prochain, péché qui fait fi de la loi qui commande le bien et interdit le mal, induit des « structures de péché ». Ainsi en est-il particulièrement du désir exclusif de profit et de la soif du pouvoir poussés à l’excès. Ces deux attitudes apparaissent aujourd’hui indissolublement liées. En sont victimes non seulement les individus mais aussi les nations et les blocs. A la lumière de ces critères moraux, l’analyse de certaines formes modernes d’impérialisme peut aussi nous dévoiler, derrière certaines décisions inspirées seulement, en apparence, par des motifs économiques ou politiques, de véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.[20]
Alors, où se trouve la solution ?
Il faut en trouver une !
Le bon sens exige une solution car l’interdépendance des diverses parties du monde entraîne, comme nous l’avons vu, des conséquences funestes pour les plus faibles et des effets négatifs jusque dans les pays riches. L’injustice risque de faire naître, chez ses victimes, la tentation d’une réponse violente, d’autant plus dangereuse si le monde est divisé en blocs idéologiques.
La morale l’exige aussi, car en vertu de l’unité du genre humain, les moyens de subsistance sont destinés à tous les hommes.
Enfin, la foi l’exige : améliorer le sort de tout l’homme et de tous les hommes est une réponse à la volonté du Dieu créateur qui, dès l’origine, demande à l’homme de ne pas enfouir les dons reçus, mais, dans l’obéissance à la loi divine, de « dominer » sur les autres créatures, de « cultiver le jardin ». La foi au Christ rédempteur nous assure de la valeur permanente de toutes les réalisations humaines authentiques qui Lui sont ordonnées et qui seront rachetées. C’est dans cette perspective que s’inscrit, de manière optimiste, la vocation caritative de toute l’Église.[21]
La solution a un caractère moral.
La raison profonde des déséquilibres constatés dans les problèmes du développement étant d’ordre moral, la solution est donc aussi d’ordre moral.
Elle suppose l’établissement d’une juste hiérarchie entre l’« être » et l’« avoir ». Il n’y a pas nécessairement d’antinomie entre l’« avoir » et l’« être ». Mais nous avons vu qu’aujourd’hui un petit nombre n’arrive pas à « être », empêché par le culte de l’« avoir ». Le plus grand nombre, lui, parce que possédant peu ou rien, n’arrive pas non plus à être, peut-être à cause de l’« avoir » des premiers. Le mal n’est donc pas dans l’« avoir », mais dans le fait que l’« avoir » ne contribue pas à la réalisation de l’« être ».[22]
Ce changement d’attitude, les chrétiens l’appelleront « conversion ». Il est urgent et nécessaire de changer les attitudes qui caractérisent les rapports de l’homme avec lui-même, son prochain, les communautés humaines même les plus éloignées et la nature. Ces rapports doivent s’ordonner en fonction de valeurs supérieures comme le bien commun ou le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes.[23]
L’attitude souhaitée s’appelle solidarité.
Encore faut-il bien comprendre cette notion. La vraie solidarité implique une conscience croissante de l’interdépendance ressentie comme un système nécessaire de relations, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses. Elle n’est pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel, mais une détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun. Sans désir de profit ni soif de pouvoir, elle se manifeste par le service entièrement désintéressé de l’autre. Dans la solidarité, l’autre -personne ou nation- n’est plus un quelconque instrument, mais un semblable qui ne peut être exploité, opprimé ou détruit.
Ainsi la solidarité est le chemin de la paix et du développement. Elle refuse toute forme d’impérialisme économique, militaire, politique et transforme la défiance en collaboration. Elle suppose la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, la pratique des vertus qui favorisent convivialité et unité.
Dans la perspective chrétienne, la solidarité s’apparente à l’amour et tend à la gratuité, au pardon, à la réconciliation. Le prochain, dès lors, même notre ennemi, n’est plus seulement notre égal avec ses droits, mais l’image vivante de Dieu, rachetée par le sang du Christ et sous l’action constante de l’Esprit. La solidarité ainsi vécue laisse entrevoir un nouveau modèle d’unité : la communion qui est l’âme de la vocation de l’Église.
Seule la pratique de la solidarité humaine et chrétienne pourra vaincre les « mécanismes pervers » et les « structures de péché », tant sur le plan individuel que sur celui de la société nationale et internationale.[24]
Comment la vivre ?
A l’intérieur des nations, ceux qui ont des biens et des services communs doivent se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager. Les plus faibles, pour leur part, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social. Défendant leurs droits légitimes, ils devraient prendre leur part dans la construction du bien commun. De même, les groupes intermédiaires ne devraient pas non plus insister égoïstement sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.
Dans les relations internationales, l’interdépendance constatée doit se transformer en solidarité. Puisque les biens de la création sont destinés à tous, les produits de l’industrie humaine doivent servir au bien de tous. Les nations les plus riches, dépassant la politique des « blocs », doivent se sentir responsables moralement des autres. Ainsi s’instaurera un véritable système international fondé sur l’égalité de tous les peuples et le respect de leurs différences légitimes. Avec l’aide reçue, les pays les plus faibles seront en mesure de contribuer au bien commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture ainsi préservées.
Ceci dit, très concrètement et dans la solidarité donc qu’exige le vrai développement ?
Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il n’y a pas de progrès constant et fatal. Le développement n’est pas, comme l’avait pensé la philosophie des Lumières, un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité. Les graves problèmes qui agitent le XXe siècle finissant en témoignent.
Il faut ensuite ne pas oublier que c’est tout l’homme qui doit se développer dans un environnement sain.
Comme il a été dit, le vrai développement implique une hiérarchie des valeurs où l’« avoir » sert à l’« être ». Le vrai développement ne se limite donc pas à sa dimension économique. Il doit tenir compte de la nature spécifique de l’homme (corporelle et spirituelle), créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Le vrai développement subordonne la possession, la domination et l’usage à cette ressemblance et ne peut dès lors se confondre avec la pure accumulation de biens et services, même en faveur du plus grand nombre. Comme les individus, les peuples ou les nations ont droit à leur développement intégral, qui comporte les aspects économiques et sociaux mais aussi l’identité culturelle propre et l’ouverture au transcendant.
Le développement intégral de l’homme et des peuples suppose le respect actif des droits humains personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples. Sur le plan intérieur, ce respect implique le droit à la vie à tous les stades de l’existence, les droits de la famille comme cellule de base de la société, la justice dans les rapports de travail, les droits politiques, le droit à la liberté religieuse et tous les droits fondés sur la vocation transcendante de l’être. Sur le plan international, il s’agit de respecter l’identité de chaque peuple avec ses caractéristiques historiques et culturelles, et dans l’égalité fondamentale, le droit de chaque peuple au développement. En aucun cas, la nécessité du développement ne peut être prise comme prétexte pour imposer aux autres sa propre façon de vivre ou sa propre foi religieuse.[25]
En somme, le développement intégral se réalise dans la solidarité et la liberté, sans jamais sacrifier l’un à l’autre sous aucun prétexte, et dans le respect de toutes les exigences dérivant de l’ordre de la vérité et du bien. Pour le chrétien, Dieu est la vérité et le bien. Pour lui, le vrai développement est fondé sur l’amour de Dieu et du prochain.
Le vrai développement implique aussi le respect de la nature visible. Ce qui signifie qu’on ne peut user comme on veut, en fonction de ses propres besoins économiques, des animaux, plantes, éléments naturels, qui ont une nature propre appréciable et qui sont liés mutuellement dans un système ordonné. Ce respect demande qu’on soit conscient du caractère limité des ressources naturelles (certaines ne sont pas renouvelables et en abuser risque d’être préjudiciable à l’avenir) et qu’on soit attentif aux conséquences d’un certain type de développement sur la qualité de la vie dans les zones industrialisées.
Bref, le pouvoir sur la nature n’est pas absolu. Ici aussi, en plus des lois biologiques, des exigences morales sont à respecter.[26]
Enfin, le développement est une tâche universelle et grave.
L’interdépendance des diverses parties du monde implique que tous les hommes, tous les pays, toutes les parties du monde (Nord et Sud, Est et Ouest) participent au développement sous peine de régression même dans les régions marquées par un progrès constant. Tout développement partiel se fait aux dépens des autres et finit par s’hypertrophier et se pervertir.
Le devoir, urgent aujourd’hui, de soulager la misère s’impose aux individus, aux sociétés et nations, aux Églises et communautés ecclésiales, et réclame le partage du superflu, voire du nécessaire.
Si le bilan dressé par Jean-Paul II vingt après celui de Paul VI paraît sombre, des signes encourageants dans le sens d’un vrai développement se manifestent malgré l’aggravation de la situation à la fin du XXe siècle.
On constate plus d’attention aux droits et à l’environnement. Beaucoup d’hommes et de femmes, de nations et de peuples prennent conscience de leur dignité, de celle de chaque être humain et de leurs droits. Ainsi en témoigne l’influence exercée par la Déclaration des droits de l’homme, l’Organisation des Nations Unies et d’autres organismes internationaux.[27] Cette prise de conscience s’étend aussi au souci de l’écologie.[28]
On constate aussi un plus grand souci de solidarité.
La conviction d’une interdépendance se développe, comme celle de la nécessité d’une solidarité qui l’assume et la traduise sur le plan moral. Les hommes se rendent compte qu’ils sont liés par un destin commun et que pour éviter la catastrophe, ils doivent tous s’appliquer avec effort à renoncer à leur égoïsme pour atteindre leur bien et leur bonheur. Ainsi, on constate un sens croissant de la solidarité des pauvres entre eux, qui se manifeste par des actions de soutien mutuel et des manifestations publiques et non violentes pour plus de justice.
A cela s’ajoute l’effort de gouvernants, d’hommes politiques, d’économistes, de syndicalistes, de personnalités de la science et de fonctionnaires internationaux pour porter généreusement remède aux maux du monde, accroître la paix et la qualité de la vie. On peut aussi se réjouir de la contribution et la collaboration efficace des grandes organisations internationales et de certaines organisations régionales.
En même temps, grandissent le souci de la paix, la conscience de son indivisibilité et l’exigence de justice qui la sous-tend. Très concrètement, les besoins mêmes d’une économie étouffée par les dépenses militaires, comme par la bureaucratie et par l’inefficacité intrinsèque, semblent battre en brèche la politique des blocs et favoriser maintenant des processus qui pourraient rendre l’opposition moins rigide et faciliter l’établissement d’un dialogue bénéfique et d’une vraie collaboration pour la paix.
De même, devant le danger de néo-colonialisme, a pris naissance le Mouvement international des pays non-alignés, qui veut affirmer efficacement le droit de chaque peuple à son identité, à son indépendance, à sa sécurité ainsi qu’à sa participation, sur la base de l’égalité et de la solidarité, à la jouissance des biens qui sont destinés à tous les hommes.
Certains pays du tiers monde ont déjà atteint une autonomie alimentaire ou un certain degré d’industrialisation.[29]
Mais il reste du travail !
Les pauvres sont et restent prioritaires. Comme nous l’avons vu, le développement authentique n’est pas qu’un problème technique, mais d’abord un problème moral. Sa résolution réclame qu’on accorde, à l’instar de l’Église, priorité aux pauvres dans la vie quotidienne, dans les décisions d’ordre politique et économique, aux niveaux national et international. d’une part, les pauvres sont toujours plus nombreux jusque dans les pays les plus développés. Or, les biens de ce monde sont destinés à tous. Et si le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, il est grevé d’une hypothèque sociale qui interpelle, bien sûr, la charité chrétienne, mais aussi nos responsabilités sociales, notre façon de vivre et les décisions à prendre sur les plans politique et économique, aux niveaux national et international.[30] Par ailleurs, la pauvreté est multiforme. Elle est souvent due à une privation matérielle, mais elle peut être aussi un appauvrissement spirituel, le manque de libertés humaines ou le résultat d’une violation des droits et de la dignité de l’homme.[31]
Au plan international, l’intérêt actif pour les pauvres doit aboutir à une réforme du système commercial, ainsi que du système monétaire et financier. Les pays en voie de développement doivent pouvoir jouir des technologies qui leur sont nécessaires. Par ailleurs, il est urgent de revoir les structures des organisations internationales existantes dans le cadre d’un ordre juridique international, pour qu’elles acquièrent plus d’efficacité au service du bien commun international. Pour cela, il faudra la collaboration de tous, le dépassement des rivalités politiques et le renoncement aux fins particulières.[32]
Au plan national ou régional, il est nécessaire d’appliquer le principe de « self reliance ».[33] Les pays en voie de développement doivent compter sur eux-mêmes, sans tout attendre des pays plus favorisés. Ce qui implique différentes attitudes.
Ils doivent utiliser le plus possible l’espace de leur propre liberté, se rendre capables d’initiatives répondant à leurs propres problèmes de société, se rendre compte des droits et devoirs qui leur imposent de satisfaire leurs besoins réels. Comme l’alphabétisation et l’éducation de base sont loin d’être encore réalisées partout, il faut favoriser l’épanouissement de chaque citoyen par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations. Les pays en voie de développement discerneront eux-mêmes leurs priorités et reconnaître clairement leurs besoins en fonction des conditions particulières de la population, du cadre géographique et des traditions culturelles. Il faudra augmenter dans certains cas la production alimentaire à l’exemple d’autres pays qui, sans être particulièrement développés, ont pourtant réussi à atteindre l’objectif de l’autonomie alimentaire et même à devenir exportateurs de produits alimentaires. Il sera peut-être nécessaire de réformer certaines structures et notamment les institutions politiques, pour remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques, qui favorisent la participation responsable de tous les citoyens, la fermeté du droit, le respect et la promotion des droits humains.
La solidarité doit se vivre à tous les niveaux car les pays moins favorisés ne pourront se développer par leurs initiatives adaptées sans la collaboration de tous les pays. La communauté internationale doit se montrer solidaire des plus marginalisés d’abord, mais les pays en voie de développement doivent aussi pratiquer eux-mêmes la solidarité entre eux et avec les plus marginaux. Ainsi est-il souhaitable que des pays d’un même ensemble géographique établissent des formes de coopération qui les rendent moins dépendants de producteurs plus puissants, qu’ils ouvrent leurs frontières aux produits de la même zone et examinent la complémentarité éventuelle de leurs productions. En s’associant, ils pourront se doter des services que chacun d’eux n’est pas en mesure d’organiser et étendre leur coopération au domaine financier et monétaire.
Ces organisations régionales, comme la solidarité universelle, requièrent autonomie, libre disposition de soi-même, égalité et participation au concert des nations. Mais les pays doivent être prêts à accepter les sacrifices nécessaires pour le bien de la communauté mondiale.[34] Cette interdépendance est une solution face à la dépendance excessive par rapport à des pays plus riches et plus puissants, sans s’opposer à personne, mais en valorisant au maximum ses propres possibilités.[35]
Toutes ces constatations et propositions amènent Jean-Paul II à faire appel à tous les hommes de bonne volonté et à tous les croyants pour que « convaincus de la gravité de l’heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre les mesures inspirées par la solidarité et l’amour préférentiel pour les pauvres qu’exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image identique en chacun de nous ».[36]
Une fois encore, nous sommes invités, ni plus ni moins, à « anticiper le Royaume ». Non pas, comme nous l’avons déjà dit, qu’une réalisation terrestre puisse être identifiée au Royaume mais parce que « toutes les réalisations ne font que refléter, et en un sens, anticiper la gloire du Royaume que nous attendons à la fin de l’histoire, lorsque le Seigneur reviendra. […] Même dans l’imperfection et le provisoire, rien ne sera perdu ni ne sera vain de ce que l’on peut et que l’on doit accomplir par l’effort solidaire de tous et par la grâce divine à un certain moment de l’histoire pour rendre « plus humaine » la vie des hommes. »[37]
Le 1er mai 1991, célébrant cette fois le centième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, Jean-Paul II revient sur certains points abordés dans SRS car si les principes fondamentaux ont une valeur permanente il faut « porter un regard « actuel » sur les « choses nouvelles » qui nous entourent et dans lesquelles nous nous trouvons immergés ».[38]
Parmi les invariants, Jean-Paul II rappelle, entre autres, la nécessité d’un développement intégralement humain[39], le droit à la propriété privée et ses limites[40], la destination universelle des biens de la terre[41], les limites de l’économie de marché[42], le droit des pauvres à accéder aux biens de la terre, à travailler et à participer au progrès du monde. Ils sont par leurs progrès une richesse morale, culturelle et même économique pour toute l’humanité.[43]
Dans sa description de l’état du monde, le Saint Père confirme tout d’abord que « non seulement la conscience du droit des individus s’est développée, mais aussi celle des droits des nations, tandis qu’on saisit mieux le nécessité d’agir pour porter remède aux graves déséquilibres entre les différentes aires géographiques du monde qui, en un sens, ont déplacé la centre de la question sociale du cadre national au niveau international. » Mais il ajoute immédiatement, comme il l’avait écrit quatre ans plus tôt, que « le bilan d’ensemble des diverses politiques d’aide au développement n’est pas toujours positif ».[44] Bien au contraire. Le pape déplore la marginalisation de la grande majorité des habitants du Tiers-Monde, privés des connaissances indispensables, dépouillés part la concurrence, déracinés dans les villes qui les attirent, menacés d’élimination ou asservis sur des terres qu’ils ne possèdent pas, exploités ou considérés comme importuns. Et quand certaines régions ou certains secteurs se développent, ce sont surtout les ressources matérielles qui sont valorisées et non les ressources humaines. Accéder aux connaissances nécessaires, à un marché équitable qui privilégie la personne est indispensable pour lutter contre la marginalisation qui touche aussi les pays développés où beaucoup ne peuvent suivre le rythme de développement du fait de leur âge, de leur jeunesse, de leur faiblesse. Ainsi se constitue le Quart-Monde où la femme se trouve dans une situation difficile.[45]
Tout cela n’est, hélas, pas nouveau. La grande nouveauté, depuis 1987, c’est évidemment la chute du « mur » et de la domination communiste en Europe. Cet événement souligne nettement l’interdépendance des peuples et la nature unifiante du travail. La situation potentiellement dangereuse de ces pays libérés du joug marxiste demande que tout soit fait sur le plan international pour que les conflits soient réglés pacifiquement. De plus, « un effort considérable doit être consenti pour la reconstruction morale et économique ». Dans ce but, comme dans le Tiers-Monde, ces pays doivent « être les premiers artisans de leur développement » mais ont besoin de l’aide solidaire des autres nations d’Europe principalement. C’est l’intérêt de l’Europe si elle veut vivre en paix et c’est aussi une œuvre de justice de la part de ces pays « qui ont eu part à la même histoire et en portent les responsabilités ».
Toutefois, cette reconstruction ne doit pas sacrifier l’aide au Tiers-Monde dont la situation est souvent beaucoup plus grave. Pour accomplir toutes ces tâches, un effort extraordinaire doit être accompli mais les ressources ne manquent pas. Elles peuvent être rendues disponibles par le désarmement des blocs antagonistes, le contrôle et la réduction des armements y compris dans le Tiers-Monde et la lutte contre leur commerce.
Une nouvelle fois, Jean-Paul II insiste sur le caractère intégral du développement y compris sur le plan religieux. Dans le cas contraire, les vieilles erreurs qui ont mené au totalitarisme risquent de reprendre vie, la hiérarchie des valeurs restera bouleversée ou le fondamentalisme religieux exercera sa dictature.[46]
Come le souligne le Dr Lothar Roos commentant SRS : « L’encyclique se prononce contre l’erreur anthropologique et culturelle fondamentale selon laquelle on pourrait remplacer la vertu par la technique comme le prétendent, aujourd’hui, toutes les utopies et les idéologies. La variante libérale d’une telle illusion réside dans l’idée, née du plus pur égoïsme, selon laquelle le bien commun économique s’obtient automatiquement moyennant une « astuce de la raison ; la variante marxiste souligne l’expectative du changement dans les relations de production qui entraînera avec lui l’« homme nouveau » et la « société sans classes ». La conviction selon laquelle moyennant l’emploi de la technique, uni à une politique correspondante comprise comme socio-technique, tous les problèmes se résoudront, sans effort moral, est, jusqu’à maintenant, c’est clair, seulement difficile à combattre « .[47]
L’encyclique Sollicitudo rei socialis, et d’autres documents pontificaux abordent quelques questions précises qui concernent le développement
Nous avons vu que Jean-Paul II cite le chômage parmi les manifestations du sous-développement sans s’attarder[1], dans la mesure où il a bordé ce grave problème dans son encyclique sur le travail qu’il évoque d’ailleurs tout en soulignant le « caractère universel et, en un sens, multiplicateur » de ce phénomène[2].
Mais il est d’autres aspects de sous-développement qui vont être étudiés sous ce pontificat : la démographie, la dette, le logement, l’accès à l’eau, le partage de la terre, de la mer et de l’espace.
Jean XXIII en avait déjà parlé dans son encyclique Mater et magistra[1]. Rappelons-nous. Contestant l’injonction biblique « Croissez et multipliez », « Remplissez la terre et soumettez-la », certains estiment qu’il faut freiner la natalité dans la mesure où le développement économique étant plus lent que la croissance démographique, « le déséquilibre s’accentuera d’une manière aigüe entre population et moyens de subsistance ». De plus, le taux de mortalité infantile surtout se réduisant, « l’excédent des naissances sur les décès s’accroît sensiblement, et le rendement des régimes économiques ne croît pas en proportion ». Voilà deux raisons de contrôler la démographie.
Pour Jean XXIII, la situation décrite n’est pas vérifiée. En fait, de nombreux problèmes viennent d’une « organisation économique et sociale déficiente » et d’une « solidarité insuffisante » alors que la nature, créée par Dieu, a des « ressources inépuisables » et que les hommes créés par Dieu ont l’intelligence et le génie pour répondre à ce défi. Il faut, disait-il, « un nouvel effort scientifique » plutôt que de toucher à des règles morales.
La vraie solution consiste à d’abord respecter les vraies valeurs humaines et notamment la vie humaine qui est sacrée, la famille fondée sur le mariage. Dans le respect des « lois inviolables et immuables », il convient d’éduquer au sens des responsabilités notamment en ce qui concerne la fondation d’une famille. Par ailleurs, un tel problème requiert une collaboration mondiale pour que se mette en place une « circulation ordonnée et féconde des connaissances, des capitaux et des hommes ».
L’encyclique de Jean-Paul II[2] renvoie d’abord à ce que disait Paul VI dans Populorum progressio[3]puis à ce qu’il a, lui-même, exposé dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio[4].
Ceci rappelé, Jean-Paul II revient aux problèmes créés par le nombre de naissances dans le Sud mais il y ajoute ceux qui sont liés à la chute de la natalité dans le Nord car le vieillissement de la population est susceptible aussi de freiner le développement.[5]
Pour Jean-Paul II, la croissance démographique n’est pas la seule cause du sous-développement.[6] De même, ajoute-t-il, « il n’est nullement démontré que toute croissance démographique soit incompatible[7] avec un développement ordonné. »[8] Enfin, il dénonce à nouveau et avec énergie « le signe d’une conception erronée et perverse du vrai développement humain » que sont les campagnes gouvernementales systématiques contre la natalité où souvent l’aide économique et financière étrangère est l’objet d’un chantage dont sont victimes les populations les plus pauvres. Ces politiques, en opposition avec l’identité culturelle et religieuse des peuples concernés, finissent parfois par favoriser un certain racisme ou un eugénisme raciste. Elles sont contraires à la nature du vrai développement.[9]
L’Église n’hésite pas à parler du « mythe de la crise démographique mondiale ».[10] Il faut rejeter le mythe de la fin du monde dû à une crise démographique mondiale qui entraînerait une famine. Ebranlés dans leurs présomptions économiques et démographiques, les chercheurs et les fournisseurs de contraceptifs devraient désormais se demander s’ils ne sont pas en train de contribuer aux problèmes sociaux et économiques plutôt que les résoudre. Le mécontentement et l’opposition des populations soumises aux campagnes de contention devraient faire réfléchir les responsables. Il faut, en effet, considérer la croissance démographique dans le contexte du développement économique et envisager les différents problèmes non seulement de surpopulation dans des zones déterminées, mais aussi de sous-population.[11] Ces différents problèmes doivent être affrontés à travers la promotion de la justice économique par le développement et la décentralisation et par la diffusion de la planification familiale naturelle.[12]
Ce mythe est à la base d’une véritable idéologie qui fait fi de la réalité.
Lors de la Conférence internationale des Nations-Unies sur la population à Mexico du 6 au 13 août 1984, la délégation du Saint-Siège a fait remarquer que « bien des projections pessimistes faites dans le passé ne se sont pas vérifiées et quelques tendances se sont manifestées qui, elles, n’étaient pas prévues ». Et le chef de la délégation, Mgr Jan Schotte tout en affirmant que « de façon générale le taux de croissance de la population mondiale est en baisse, de même que ceux de la fécondité et de la mortalité », ajouta que « l’expérience nous met en garde contre la complexité et les incertitudes des projections à long terme. »[13]
La question avait déjà été évoquée par Paul VI[1] mais Jean-Paul II y revient car est de plus en plus grave. Certes, les capitaux empruntés parfois imprudemment ou précipitamment « peuvent être considérés comme une contribution au développement lui-même » mais l’instrument « s’est transformé en un mécanisme à effet contraire ». Il est devenu un frein et parfois a accentué le sous-développement. Pour deux raisons : les pays débiteurs « pour satisfaire le service de la dette, se voient dans l’obligation d’exporter des capitaux » qui leur seraient nécessaires et « ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables ».[2] Pour un approfondissement du problème et des pistes de solution, Jean-Paul II renvoie au document de la Commission pontificale « Justice et paix » : « Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international » rendu public le 27 janvier 1987.[3]
Résumons ce document.
Quelle est la situation ?
Les niveaux d’endettement des pays en voie de développement constituent, par leurs conséquences sociales, économiques et politiques, un problème grave, urgent et complexe. Le développement des pays endettés et même parfois leur indépendance sont compromis. Les conditions d’existence des plus pauvres sont aggravées ; le système financier international subit des secousses qui l’ébranlent. Certains pays sont au bord de la rupture, faute de pouvoir assurer le service de leurs dettes.
Selon quels principes agir ?
L’interdépendance accrue des nations doit faire surgir des formes nouvelles et élargies de solidarité, qui respectent l’égale dignité de tous les peuples. La solidarité suppose la reconnaissance d’une coresponsabilité dans l’endettement international, dû conjointement aux comportements et décisions des pays développés et des pays pauvres. Cette coresponsabilité contribuera à créer ou à restaurer entre les divers acteurs des relations de confiance en vue d’une coopération dans la recherche de solutions. Les divers partenaires devront partager équitablement les efforts d’ajustement et les sacrifices nécessaires. Les besoins des populations démunies sont prioritaires et les pays mieux pourvus sont invités à accepter un partage plus large. La recherche de solutions réclame la participation de tous.
Il y a des mesures d’urgence à prendre.
Elles sont nécessaires pour des pays au bord de la faillite. Il faut susciter le dialogue et la coopération de tous ; éviter les défauts de paiement susceptibles d’ébranler le système financier international ; éviter les ruptures entre créanciers et débiteurs, ainsi que les dénonciations unilatérales des engagements antérieurs ; consentir des délais, remettre partiellement ou même totalement les dettes, aider le débiteur à retrouver sa solvabilité ; mettre en place des structures de coordination (créanciers, F.M.I., pays en voie de développement) pour prévoir, prévenir, atténuer les crises ; souhaiter que le F.M.I. soit guidé par le souci de dialoguer et de servir la collectivité ; discerner les mécanismes qui semblent échapper à tout contrôle ; veiller, en même temps, à créer les conditions d’un redressement économique et financier.
A long terme, il faut bien établir les responsabilités de tous les partenaires.
Et tout d’abord, quelle est la responsabilité des pays industrialisés ?
Elle est plus importante, car ils ont plus de pouvoirs économiques. Les rapports de force et d’intérêt doivent faire place à des relations de justice et de service réciproques. Le souci prévoyant des autres nations doit l’emporter sur l’égoïsme. Ce qui implique, non seulement l’évaluation des répercussions de leurs politiques et le courage de les modifier si elles sont préjudiciables aux autres, mais aussi le nécessaire prélèvement sur le luxe et le gaspillage, le partage, voire une certaine austérité.
Au niveau de la dette, il faut mettre en œuvre des politiques économiques qui relancent la croissance au profit de tous les peuples tout en maîtrisant l’inflation, source de nouvelles inégalités ; renoncer aux mesures de protectionnisme qui entraveraient les exportations des pays en voie de développement et abandonner la compétition technique et économique effrénée et meurtrière que nous connaissons. En même temps, il est nécessaire de coordonner les politiques financières et monétaires pour faire baisser raisonnablement les taux d’intérêt et éviter les fluctuations erratiques des taux de change. Enfin, on reverra en concertation et attentivement les conditions du commerce international et valoriser les matières premières.
Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.
Il ne suffit pas de déceler les responsabilités extérieures, encore faut-il, en même temps, examiner les causes internes du sous-développement, envisager les politiques nécessaires et définir, avec clarté, la responsabilité propre de chacun dans l’endettement. En effet, l’amélioration de la situation passe par la réforme des structures et celle des mœurs, qui demande aux dirigeants politiques, économiques et sociaux, d’être au service du bien commun. En particulier, il faut veiller à la croissance économique pour assurer une plus large et plus juste répartition des richesses. (Concrètement, cela signifie : choisir les secteurs prioritaires, sélectionner rigoureusement les investissements, réduire les dépenses de l’État, gérer plus strictement les entreprises publiques, maîtriser l’inflation, soutenir la monnaie, réformer la fiscalité, réformer sainement l’agriculture, inciter les initiatives privées, créer des emplois.) Eviter le nationalisme est important car il isole, alors que les échanges sont nécessaires (spécialement entre pays en développement), à condition toutefois d’être sélectionnés, négociés équitablement et adaptés au niveau de développement et à la culture indigène. (C’est particulièrement vrai pour les technologies modernes.)
Les créanciers ont, bien sûr, leurs responsabilités vis-à-vis des débiteurs.
Sauf en cas d’abus justiciables, les contrats doivent être respectés. Toutefois, les créanciers ne peuvent en exiger l’exécution par tous les moyens, surtout si le débiteur se trouve dans une situation d’extrême nécessité. Les États créanciers examineront les conditions de remboursement compatibles avec la couverture des besoins essentiels de chaque débiteur ; il faut laisser à chaque pays une capacité suffisante de financement pour sa propre croissance, pour favoriser en même temps le remboursement ultérieur de la dette. La diminution des taux d’intérêt, la capitalisation des paiements au-dessus d’un taux d’intérêt minimum, un rééchelonnement de la dette sur un plus long terme, des facilités de paiement dans la monnaie nationale… sont autant de dispositions concrètes à négocier avec les pays endettés afin d’alléger le service de la dette et d’aider une reprise de la croissance. Créanciers et débiteurs s’accorderont sur les nouvelles conditions et sur les délais de paiement, dans un esprit de solidarité et de partage des efforts à consentir. En cas de désaccords sur ces modalités, une conciliation ou un arbitrage pourront être demandés et reconnus par les deux parties. Un code de conduite international serait utile pour guider, par quelques normes de valeur éthique, les négociations.
Les États créanciers accorderont une attention particulière aux pays les plus pauvres. En certains cas, ils pourront convertir les prêts en dons ; cette remise de dette ne doit cependant pas entamer la crédibilité financière, économique et politique des pays « les moins avancés » et tarir les nouveaux flux de capitaux venant des banques. Les flux de capitaux des pays industrialisés doivent retrouver le niveau des engagements consentis (aide publique au développement) par voie bilatérale ou multilatérale. Par des dispositions fiscales et financières, et par des garanties contre les risques éventuels, les États créanciers inciteront les banques commerciales à continuer leurs prêts aux pays en développement. Par des politiques concertées, monétaires, financières et commerciales, ils favoriseront l’équilibre des balances de paiement des pays en développement et, par là, le remboursement de leur dette. Les banques commerciales ont des créances directes sur les pays en développement (États et entreprises). Si leurs devoirs vis-à-vis de leurs déposants sont essentiels, et s’en acquitter est la condition pour garder leur confiance, ces devoirs ne sont pas les seuls et doivent se composer avec le respect des débiteurs, dont les besoins sont plus souvent urgents.
Les banques commerciales participeront aux efforts des États créanciers et des organisations internationales pour la solution des problèmes de l’endettement : rééchelonnement de la dette, révision des taux d’intérêt, relance des investissements vers les pays en développement, financement des projets en fonction de leur impact sur la croissance, de préférence aux projets dont la rentabilité est plus immédiate et plus assurée et à ceux dont l’utilité est contestable (équipements de prestige, armements…). Sans doute cette attitude déborde-t-elle la fonction traditionnelle des banques commerciales, en les invitant à un discernement qui dépasse les critères de rentabilité et de sécurité des capitaux prêtés. Mais pourquoi n’accepteraient-elles pas de prendre ainsi une part de responsabilité face au défi majeur de notre temps: promouvoir le développement solidaire de tous les peuples et contribuer ainsi à la paix internationale ? Tous les hommes de bonne volonté sont conviés à cette œuvre, chacun selon sa compétence, son engagement professionnel et son sens de la solidarité.
Les entreprises multinationales participent aux flux internationaux de capitaux, sous forme d’investissements productifs et aussi de rapatriement de capitaux (bénéfices et amortissements). Leurs politiques économiques et financières influent ainsi sur la balance de paiements des pays en développement, en positif ou en négatif (investissements nouveaux, réinvestissements sur place, ou rapatriement des bénéfices et vente des actifs). Tout en orientant les activités de ces entreprises pour les faire participer aux plans de développement (code national d’investissement), les pouvoirs publics des pays en développement établiront des conventions avec les entreprises pour préciser leurs obligations réciproques, spécialement en ce qui concerne les flux de capitaux et la fiscalité. Les entreprises multinationales disposent d’un large pouvoir économique, financier, technologique. Leurs stratégies débordent et traversent les nations. Elles doivent participer aux solutions d’allégement de la dette des pays en développement. Acteurs économiques et financiers dans le champ international, elles sont appelées à la coresponsabilité et à la solidarité, par-delà leurs intérêts propres.
Enfin, il faut aussi parler des responsabilités des organisations financières multilatérales.
Les organisations internationales doivent contribuer à résoudre la crise de l’endettement ; éviter un effondrement généralisé du système financier international ; aider les peuples, spécialement les plus démunis, à lutter contre l’extension de la pauvreté et ainsi promouvoir la paix.
Les organisations financières multilatérales (F.M.I., Banque mondiale, banques régionales) soutenues, en particulier, par les États membres puissants économiquement et financièrement, doivent être animées d’un esprit de justice, de solidarité au service de tous et de compréhension réciproque ; accorder la priorité aux hommes et à leurs besoins, par-delà les contraintes et les techniques financières ; respecter la dignité et la souveraineté de chaque nation au sein de l’interdépendance économique et dans un esprit de solidarité consentie ; intensifier la représentation des pays en voie de développement et leur participation aux grandes décisions économiques internationales qui les concernent ; coordonner leurs efforts et leurs pratiques ; se concerter avec les autres acteurs financiers internationaux et les pays endettés.
Elles doivent prendre en considération ces quelques points particuliers: examiner, de façon ouverte et adaptée à chaque pays en développement, les « conditions » posées par le F.M.I. pour les prêts, intégrer la composante humaine dans la « surveillance accrue » sur la mise en œuvre des mesures d’ajustement et sur les résultats obtenus ; encourager de nouveaux capitaux, publics et privés, à financer les projets prioritaires pour les pays en développement ; favoriser le dialogue entre créanciers et débiteurs pour un rééchelonnement des dettes et un allégement des montants portant sur une et, si possible, sur plusieurs années ; prévoir des dispositions spéciales pour remédier aux difficultés financières venant de catastrophes naturelles, de variations excessives des prix des matières premières indispensables (agricoles, énergétiques, minières), de fluctuations brusques des taux de change ; susciter une meilleure coordination des politiques économiques et monétaires des pays industrialisés, en favorisant celles qui auront des incidences plus favorables aux pays en développement ; explorer les problèmes nouveaux, d’aujourd’hui et de demain, pour envisager déjà des solutions qui tiennent compte des évolutions très diversifiées des économies nationales et des chances d’avenir de chaque pays. Cette prévision, difficile et nécessaire, est une responsabilité de tous à l’égard des générations futures mais elle permettra de prévenir la montée de situations conflictuelles graves.
Enfin, il sera indispensable de veiller au choix et à la formation de tous ceux qui travaillent dans les organisations multilatérales et participent aux analyses des situations, aux décisions et à leur exécution. Ils ont, collectivement et individuellement, une responsabilité importante. Le danger existe d’en rester aux approches et à des solutions trop théoriques et techniques, voire bureaucratiques, alors que sont en jeu des existences humaines, le développement des peuples, la solidarité entre les nations. La compétence économique est indispensable, ainsi que la sensibilité aux autres cultures et une expérience concrète et vécue des hommes et de leurs besoins. A ces qualités humaines s’ajoutera, pour mieux les fonder, une conscience vive de la solidarité et de la justice internationale à promouvoir.
Pour remplir ce programme, il est indispensable que les populations concernées aient confiance. La confiance est nécessaire pour susciter le consensus national, accepter le partage des sacrifices et assurer, par là, la réussite des programmes de redressement. La confiance sera renforcée si l’on réorganise quelque peu l’aide internationale (adaptation et élargissement des missions, accroissement des moyens d’action, participation effective de tous aux décisions, contribution aux objectifs de développement, priorité aux besoins des populations les plus pauvres) et si les motifs de décisions sont bien le désintéressement et le service des autres.
En conclusion, il est urgent et indispensable, dans l’intérêt de tous et surtout de ceux qui souffrent, de susciter un nouveau et vaste plan de coopération et d’assistance des pays industrialisés au profit des pays en voie de développement.
Brièvement, Jean-Paul II attire notre attention sur ce « grave problème » dû, en partie à l’urbanisation. « Il doit être considéré, écrit-il, comme le signe et la synthèse de toute une série d’insuffisances économiques, sociales, culturelles ou simplement humaines ». Lui aussi porte préjudice au développement des peuples.[1]
Le Saint Père nous renvoie de nouveau à la Commission pontificale « Iustitia et pax » qui, à l’occasion de l’année internationale du logement pour les sans-abri, a publié le document « qu’as-tu fait de ton frère sans abri ? L’Église et le problème de l’habitat ».[2]
Que nous dit-il ?
Il s’agit d’une une situation universelle dramatique. En 1988, on estimait que mille millions de personnes n’avaient pas un logement digne et que cent millions manquaient littéralement de toit, soit qu’elles n’aient pas les moyens d’acquérir ou de louer un logement existant, soit qu’il n’y ait pas de logement disponible ou digne.
Il faut donc analyser ce phénomène.
On distingue trois sortes de sans-abri ou de mal logés : les victimes de problèmes personnels, pour qui la solution ne réside pas dans le seul octroi d’un refuge ou d’un logement ; les couples de fiancés qui voudraient se marier et ne peuvent rapidement et facilement trouver un logement digne, ce qui est préjudiciable à l’engagement matrimonial, à la natalité et à la vie commune dans son ensemble ; enfin, les marginalisés installés dans des demeures précaires et improvisées. C’est le problème le plus urgent et le plus grave.
Cette situation n’est pas un phénomène isolé.
Certes, le manque de logement peut être le fruit d’une conjoncture due à un problème personnel ou à un échec familial, mais il doit surtout être envisagé comme une crise structurelle aux causes multiples.
Parmi les causes immédiates, on peut citer le chômage, les salaires trop bas et les prix élevés du marché de l’habitation, l’accroissement de la population ou son vieillissement, l’exode rural et l’urbanisation accélérée, qui créent des mégapoles dépourvues de l’infrastructure nécessaire.
Epinglons aussi les politiques inadéquates ou insuffisantes : les véritables priorités n’ont pas toujours été respectées, l’instabilité politique a provoqué l’exode de réfugiés qui vivent dans des camps ; des populations entières sont déplacées pour servir des projets économiques et politiques d’une inspiration idéologique douteuse ; des villes ont été découpées de force en zones raciales.
Mais on ne peut passer sous silence une cause plus radicale. Il s’agit de la distribution injuste des biens et de la faille qui s’installe entre les riches et les pauvres dans une société ou entre nations.
Ici aussi, quels sont les principes en cause ?
La « maison » est une condition nécessaire pour que l’être humain puisse venir au monde, grandir, se développer, pour qu’il puisse travailler, éduquer et s’éduquer, pour que puisse se bâtir cette union plus profonde et fondamentale que l’on nomme la « famille ». La « maison » n’est donc pas un bien purement matériel, mais un bien qui concerne la personne humaine dans ses dimensions sociales, affectives, culturelles et religieuses[3].
Dans la mesure où sans un « toit », il est impossible de mener une vie digne, et même parfois de subsister, il s’agit d’un bien fondamental qui découle d’un besoin primaire, auquel se joignent d’autres besoins qui en découlent.
Un tel bien social primaire ne peut être considéré simplement comme une affaire de « marché » et l’on peut affirmer un droit universel au logement décent.
Dès lors, sans faute directe, toute personne ou famille sans logement est victime d’une déficience juridique, d’une injustice structurelle introduite et entretenue par des injustices personnelles. Mais cette injustice est aussi en elle-même un phénomène autonome et indépendant, possédant un dynamisme intérieur désordonné et injuste qui lui est propre.
Quelles solutions envisager ?
Dans certaines grandes villes, le nombre de logements inoccupés suffirait à accueillir la plupart des sans-abri. Les autorités publiques doivent établir des normes réglant une juste distribution des logements. Ce qui ne signifie pas que l’État peut se réserver le monopole exclusif de la construction et de la distribution des logements. Une telle pratique laisserait subsister de graves problèmes de logement.
Toute pratique spéculative, qui détourne l’usage de la propriété de sa fonction au service de la personne humaine, doit être considérée comme un abus.
Dans le cas de logements vétustes ou délabrés qui portent préjudice au locataire et que le propriétaire n’arrive pas à valoriser, une politique est nécessaire pour promouvoir le droit d’une des parties sans créer de dommage disproportionné à l’autre.
Dans les grandes mégapoles, des gens, souvent poussés par le désespoir, établissent des logements abusifs sur les terrains d’autrui. Le déplacement forcé ou la destruction des campements ne sont pas des solutions adéquates. Chacun a droit à un logement décent et il s’agit d’étudier sérieusement les racines mêmes de toute migration interne.
Légitime en droit, le recours à l’expulsion judiciaire pose une série d’interrogations éthiques lorsqu’il touche des personnes qui n’ont vraiment pas d’autre logement.
Chaque famille a besoin de la garantie d’une certaine sécurité, même en matière de logement.
Il faut mettre en œuvre des mesures audacieuses de politique des loyers et des programmes de planification locale qui garantissent à la population un milieu favorable au développement éducatif, sanitaire, culturel et religieux de tous.
Tout le monde est invité à participer à cet effort même sans attendre l’autorité publique. Les gens dépourvus de logement ont intérêt à défendre eux-mêmes leurs droits dans des associations de base.
Quant aux nomades traditionnels, ils ont le droit de disposer de lieux adaptés à leurs circonstances de vie, où ils puissent jouir de certains services primaires et assurer le développement intégral de leurs enfants.
Il s’agit donc de nouer avec ces personnes itinérantes des liens d’amitié et de solidarité, et de mettre en œuvre une plus grande compréhension de leur culture et de leurs problèmes spécifiques.
En fin de compte, le problème des sans-abri et la crise du logement ne sont que la conséquence d’une cause plus profonde, à laquelle il faut porter remède par une transformation économique, politique et sociale, qui permette à chacun d’accéder à un logement décent, principal facteur du progrès humain.
Dans son encyclique, Jean-Paul II n’évoque pas cette question[1] que la Commission pontificale « Iustitia et pax » a abordée dès1977.[2]
Il s’agit d’y réfléchir à la lumière de la doctrine traditionnelle de l’Église sur la destination universelle des biens et le droit de propriété.
Face aux difficultés économiques du Nord et du Sud, l’espace marin offre, par ses richesses immenses, des perspectives intéressantes pour le développement. Mais pour éviter à l’avenir des conflits et des dévastations, on ne peut plus se contenter des réglementations mineures actuellement appliquées à la haute mer.
On ne peut pas non plus souhaiter l’extension des souverainetés des pays côtiers. En effet, cette solution élargirait le champ des rivalités, profiterait aux pays favorisés par la nature (accès à la côte et longueur du littoral) et serait préjudiciable à la recherche scientifique et à la solidarité entre les peuples.
Quelles solutions envisager ?
Les Nations-Unies en proposent une.
Dès les années 70, les Nations-Unies préconisèrent de déclarer la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Cette solution implique que l’espace marin échappe aux affrontements des souverainetés nationales ; qu’il ne serve qu’à des usages pacifiques ; que les océans servent à tous et d’abord aux plus pauvres (par le partage des bénéfices financiers et autres) ; que l’on mette en place des structures régionales de solidarité internationale. Par le fait même, on préserverait, pour l’avenir, une richesse naturelle et le concept de « patrimoine commun » ainsi expérimenté pourrait s’étendre à d’autres domaines.
L’application de cette solution fut limitée par l’extension de la territorialité des pays côtiers sur la partie la plus utile de l’espace marin (1/3). Le principe du patrimoine commun ne fut retenu que pour le fond et le sous-sol des deux tiers restants, à l’exclusion de la colonne d’eau qui demeure sous le régime traditionnel de la liberté.
En fait, les structures et autorités nécessaires à la gestion du patrimoine commun n’étaient pas prêtes, car les problèmes sont complexes. En même temps, l’urgence des situations incite les intéressés à recourir aux anciennes solutions plus familières : souveraineté nationale et propriété exclusive.
Les pays développés y trouvent leur compte et les pays pauvres bordés par la mer aussi, dans la mesure où ils se réservent un patrimoine à exploiter plus tard et un moyen de négociation avec des nations plus avancées.
Devant ces obstacles, certains ont préconisé de remplacer la notion de souveraineté géographique par celle de souveraineté fonctionnelle couvrant telle ou telle activité. Mais cette perspective n’est guère convaincante et demande des études plus précises.
La proposition de l’Église.
La réflexion chrétienne n’estime pas nécessairement heureuse l’idée suivant laquelle la notion d’appropriation particulière devrait progressivement disparaître pour laisser place à la notion de patrimoine commun. En effet, le projet de planification et de gestion supranationales risque d’engendrer une technocratie internationale lourde et compliquée, et finalement de rendre inopérante la base démocratique sur laquelle il veut se fonder.
L’enseignement de l’Église, au lieu d’opposer les deux notions de patrimoine commun et d’appropriation particulière, les réconcilie grâce à une troisième notion qui les commande toutes les deux : il s’agit du principe de la « destination universelle des biens ». La mise en œuvre de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune, toujours subordonnées au principe supérieur.
Chacune de ces deux voies est susceptible de formes multiples, toujours révisables en fonction des situations changeantes. Ainsi le principe de contiguïté géographique est-il utile mais non absolu, car il se base sur une situation et non sur des prémisses éthiques. Mais dans le même esprit, l’aspiration des pays pauvres, notamment à une appropriation particulière n’est pas incompatible avec la perspective d’un patrimoine géré en commun. L’équilibre entre les deux types ne peut évidemment résulter que de confrontations et d’engagements libres de pays reconnus dans leur personnalité propre et dotés d’un véritable pouvoir contractuel.
De même, à qui l’espace appartient-il ?
Le principe de la « destination universelle des biens » est applicable ici aussi. L’espace appartient à toute l’humanité, pour le profit de tous.[1]
De même que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que les êtres humains reçoivent une part adéquate des biens de la terre, de même l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres appareils doit être réglée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à toute la famille humaine d’en jouir et d’en user.
Exactement comme les biens de la terre ne sont pas seulement réservés à l’usage privé, mais doivent être aussi utilisés pour le bien du voisin, de même l’espace ne doit jamais être réservé au bénéfice exclusif d’un pays ou d’un groupe social. Les questions inhérentes à l’utilisation de l’espace doivent être étudiées par les juristes et recevoir une solution correcte des gouvernements.
A quoi peut servir l’espace ?
Grâce à l’emploi des satellites, on pourra travailler à éliminer l’analphabétisme et à diffuser une culture qui favorisera vraiment partout le développement de l’homme, dans le respect des traditions, en évitant tout colonialisme culturel ou idéologique et dans un esprit de dialogue.
La technologie spatiale peut également fournir des informations utiles pour le développement de l’agriculture, le contrôle de la situation forestière, l’évaluation de l’état de certaines zones ou de la terre entière. Elle permet la mise au point de programmes particuliers ou globaux pour résoudre des situations concrètes.
Un peu plus de quarante ans après Populorum progressio, Benoît XVI revient sur le problème du « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »[1]
Fort opportunément, Benoît XVI rappelle tout d’abord le lien de cette encyclique avec la Tradition de l’Église, le Concile, l’enseignement de Paul VI et de ses successeurs en soulignant qu’il y a « un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau », un enseignement au « caractère à la fois permanent et historique »[2].
Benoît XVI relie aussi sa réflexion à ses propres développements théologiques antérieurs.
Tout d’abord, à sa catéchèse sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure[3] à laquelle il avait consacré sa seconde thèse doctorale en 1955. Il écrit que « pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence ». Benoît XVI en tire cette conséquence : « Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. » L’histoire est donc un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent ».[4] Ce progrès intellectuel et spirituel d’abord n’est pas automatique. Il est tributaire d’une meilleure connaissance de la parole de Dieu, d’un bon usage de la raison et de la recherche de l’amour. Cette vision lui permet de justifier, à la suite de Paul VI[5], que « le développement intégral de l’homme est d’abord une vocation »[6] et d’insister : « le progrès, dans son apparition et dans son essence, est une vocation ». Le développement naît « d’un appel transcendant » et « est incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime ».[7] La vocation « suppose la liberté responsable »[8] et exige qu’on respecte la vérité du développement intégral de l’homme qui ne se manifeste pleinement à lui-même que dans le Christ.[9]
Cette conception révèle que le sous-développement n’est ni « le fruit du hasard » ni la conséquence « d’une nécessité historique » mais relève de la responsabilité des hommes.[10] Elle exclut aussi l’idéologie technocratique comme l’idéologie de la « décroissance »[11] et montre que le développement est profondément lié à l’évangélisation.[12] Enfin, le développement comme vocation implique au plus haut point la charité qui mobilise la volonté éclairée d’une pensée droite, la charité qui nous vient de Dieu et qui seule peut créer la fraternité.[13]
Benoît XVI s’appuie bien sûr sur la vision de Dieu qu’il nous a offerte dans Deus caritas est[14] et nous éclaire sur notre vocation et la source de l’amour ainsi que sur sa vraie nature. On se souvient des « inclinations naturelles » décrites par saint Thomas[15]. Pour le « docteur angélique », la loi naturelle qui est « une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable »[16] s’exprime tout d’abord par une inclination fondamentale au bien, un précepte ou un principe qui nous pousse à rechercher le bien et éviter le mal[17]. Ce mot « inclination » est particulièrement intéressant. Le dictionnaire (R) le définit comme un « mouvement affectif spontané orienté vers un objet ou une fin » et spécialement comme « un mouvement qui porte à aimer quelqu’un ». On pourrait dire que Benoît XVI, est plus radical et plus rapide que saint Thomas. Alors que l’illustre théologien suit un long chemin logique pour aboutir à l’inclination au bien et autres inclinations qu’elle englobe, Benoît XVI affirme d’emblée la présence en nous de l’eros tel que les Grecs païens le concevaient et que nous pourrions, avec le langage de Thomas, considérer comme l’inclination fondamentale. Benoît XVI ne dit-il pas que « l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence ». Benoît XVI précise qu’Eros sera célébré « comme force divine, comme communion avec le Divin »[18]. Mais, pour nous conduire au-delà de nous-mêmes, « eros », pour ne pas corrompre, dévoyer, ce qu’il a de meilleur, a besoin de renoncement, de purification, de guérison. C’est pourquoi, dans la littérature biblique, dans le Cantique des cantiques, notamment, la traduction grecque n’emploiera pas le mot « eros » mais le mot « agapè » qui désigne un amour qui prend soin de l’autre, qui cherche le bien de l’autre et qui est même prêt au sacrifice de soi. Il n’empêche qu’eros et agapè ne sont jamais complètement séparés. Chez Dieu, l’eros est en même temps et parfaitement agapè.
Cet eros qui se veut agapè, dans la mesure où il le devient de plus en plus, est source de développement et de progrès. Cette transformation ne peut se faire sans le Dieu biblique eros-agapè qui a été et est le premier à aimer, à nous aimer gratuitement et jusqu’au pardon. Notre réponse à cet amour est aussi d’aimer, d’aimer de plus en plus comme Dieu, dans une communion de volonté et de pensée à tel point que la volonté de Dieu devient ma volonté.[19] Dieu peut me commander d’aimer puisque l’amour m’a été d’abord donné et que cet amour correspond à ma nature, à l’eros qui est en moi et qui cherche à devenir agapè. Amour de Dieu et amour du prochain sont donc inséparables et s’appellent mutuellement[20]. Aimé, je suis invité à aimer, à aimer celui qui a besoin de moi et que je peux aider. Celui-ci est mon prochain comme le montre la parabole du Bon samaritain d’autant plus que ce pauvre, que tout pauvre est identifié au Christ.[21] Cet amour du prochain est possible : en Dieu et avec Dieu, je peux aimer la personne que je n’apprécie pas, une personne que je peux considérer dans son intégralité, regarder comme le Christ la regarde, la voir image de Dieu. Arrivé là, je ne suis plus, évidemment, au niveau du sentiment, de l’eros primitif. Il est clair aussi que, hors de l’intimité avec Dieu, je ne verrai dans l’autre que l’autre et non l’image de Dieu. Et inversement, sans attention à l’autre, que je sois pieux, assidu à mes devoirs religieux, ma relation à Dieu se dessèchera.
Benoît XVI rappelle enfin que, pour l’Église, la charité, à côté du service de la Parole et des sacrements, n’est pas « une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence même, à laquelle elle ne peut renoncer » même si la charité (agapè) dépasse les frontières de l’Église.[22]
Pourquoi s’attarder à cet approfondissement théologique antérieur à CV ? Parce qu’il parcourt en filigrane toute l’encyclique CV. Pour comprendre le pourquoi et le comment de l’amour. Mais aussi comment notre eros peut devenir de plus en plus agapè. Comment il est possible d’aller de cette manière là vers l’autre. Pour comprendre ce qui est en nous, ce qui nous pousse à non seulement à être plus qui nous sommes et aller vers l’autre pour qu’il soit toujours plus qui il est, comment nous allons vers l’autre, pourquoi et comment nous devons aller vers l’autre. Dans CV, Benoît XVI conclura son encyclique en écrivant que « sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous pousserait presque au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus-Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) ; elle nous encourage : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). […] La plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse. »[23]Jean -Paul II ne disait-il pas déjà dans l’encyclique Centesimus annus « qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient. » [24]
Autrement dit encore, pas de développement intégral, pas de paix non plus, sans évangélisation concomitante.[25] A ce niveau, il est inutile de revenir encore sur les idéologies qui s’affrontent sur le terrain du développement.
d’une certaine manière, l’essentiel est dit dans l’introduction et la conclusion de l’encyclique, les différents chapitres étant des illustrations et autant de confirmations de cette vérité centrale: « L’homme contemporain doit choisir entre une raison et un monde organisés de manière immanente, fermés sur eux-mêmes, et une raison et un monde ouverts à la transcendance et aux valeurs promues par le Christ qui, seules, peuvent garantir un développement intégral respectueux de l’homme. »[26] Le développement de la personne dans toute sa complexité, dans tous les aspects de son existence, est une vocation. L’homme est appelé par le Christ à grandir, à faire croître en lui toutes les potentialités de son humanité l’humanité et il ne peut le faire en se fermant à la transcendance : « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». »[27]
Chacun des chapitres va tâcher de nous en convaincre même au travers du panorama du monde actuel et des ses problèmes auquel se livre Benoît XVI à l’instar de ses prédécesseurs.
Toutefois, le chapitre qui a le plus interpellé les commentateurs est le chapitre 3.
Il semblait nécessaire aujourd’hui, vu l’ampleur des problèmes et leur mondialisation, d’ajouter une page à cette doctrine qui, de Léon XIII à Jean-Paul II a éveillé le monde à la justice sociale. Benoît XVI, rappelle que « la justice se rapporte à toutes les phases de l’activité économique »[28] et précise que le mot « justice » ne renvoie pas simplement à la justice dite commutative qui règle les échanges mais aussi à la justice distributive et à la justice sociale[29] mais il met en lumière un nouveau paramètre qui est celui du don, de la gratuité, de la communion qui introduit une nouvelle logique qui n’exclut en rien la justice ni ne s’y juxtapose. Au contraire, dira-t-il, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice ».[30]
Tâchons de préciser ce que Benoît XVI entend par « économie du don ». Les mots « don », et « gratuité » paraissent saugrenus dans le contexte d’une réflexion sur l’économie dont le maître-mot semble être le profit. Mais Benoît XVI se justifie de nouveau théologiquement en rappelant tout d’abord que « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance ».[31]
Trop souvent, nos contemporains pensent être les seuls auteurs d’eux-mêmes, de leur vie et de la société oubliant qu’ils sont marqués en eux-mêmes et dans toutes leurs activités par le péché des origines.[32] Ils estiment qu’ils pourront par leurs propres forces vaincre les difficultés, les déviations, les égoïsmes, les malversations, les injustices. Or l’espérance[33], la charité[34] et la vérité[35] sont des dons gratuits qui, pour ainsi dire, « s’imposent » à l’être humain[36] et sont seuls capables de construire une communauté vraiment universelle et fraternelle. Benoît XVI précise « d’une part, que la logique du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. »[37] La gratuité n’est pas un complément à la justice qui serait prioritaire, aujourd’hui, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. »[38] La gratuité « répand et alimente la solidarité » qui nous fait sentir responsable de tous, « pour la justice et le bien commun ». C’est là « une forme concrète et profonde de démocratie économique ».[39]
Dans le fond, Benoît XVI développe et précise ce que Jean-Paul II insinuait dans Centesimus annus. Dans cette encyclique, après avoir évoqué, dans un tableau saisissant, la marginalisation du Tiers-Monde, Jean-Paul II rappelait que si le marché libre apparaît comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », tous les besoins ne sont pas solvables et qu’« avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité ». De même, si le profit est « un indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », « un régulateur » il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise » ni le seul régulateur. Le profit n’est pas le seul but de l’entreprise. Celle-ci est d’abord une « communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière ». Il faut donc tenir compte « d’autres facteurs humains et moraux ». Il y a donc dans la vie économique des éléments qui ne relèvent ni de la solvabilité ni du profit, des éléments « gratuits » mais fondamentaux indispensables. C’est pourquoi, continuait Jean-Paul II, « il convient que les pays les plus puissants donnent aux plus pauvres des possibilités d’insertion dans la vie internationale ». il ajoutait encore à propos de la dette extérieure des pays les plus pauvres que s’il est juste qu’une dette soit payée, « il n’est pas licite de demander et d’exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoirs des populations entières. » Et donc, « dans ces cas, il est nécessaire -comme du reste cela est en train d’être partiellement fait- de trouver des modalités d’allègement, de report ou même d’extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ». Il s’agit, ici aussi, de don et de gratuité. Le mérite de Benoît XVI est d’avoir approfondi et élargi cette voie.
Si l’on essaie maintenant de comprendre en profondeur ce lien entre don, gratuité, solidarité, et responsabilité, nous allons découvrir plusieurs auteurs, qui dans leur commentaire de ce fameux chapitre 3 de l’encyclique de Benoît XVI renvoient à l’œuvre du sociologue et anthropologue Marcel Mauss[40] et à son livre Essai sur le don[41]. Etudiant à la suite d’autres chercheurs comme le célèbre Bronislaw Malinowski[42] le rôle du don dans les sociétés primitives ou archaïques[43], il constate que les actions de donner, recevoir et rendre sont non seulement liées mais fondamentales dans ces sociétés[44] qui pourtant connaissent le marché qui est, selon l’auteur, un « phénomène humain qui […] n’est étranger à aucune société connue ». Pour l’auteur, c’est le don qui est à la base de toute la vie économique : « le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d’autre part, l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt. »[45] Le but de l’auteur, on le devine, n’est pas purement archéologique car il envisage de réfléchir à partir de « cette morale » et de « cette économie » à « la crise de notre droit et la crise de notre économie ».[46]
Donner, recevoir et rendre sont ce qu’il appelle des « prestations totales de type agonistique ».[47] Totales parce qu’elles impliquent des collectivités comme des personnes et qu’elles ne concernent pas simplement les biens matériels[48]. De plus, et ceci est important, « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » et si l’on rend, c’est parce qu’« accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ».[49] En fait, « on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » -soi et son bien- aux autres »[50]. Ces prestations sont dites de « type agonistique » car il s’agit de régler ainsi les tensions : « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion. »[51] Dans ces prestations obligatoires, les dieux sont impliqués puisque tout leur appartient[52] et qu’il faut aussi se les concilier. Le but est donc « avant tout moral, l’objet en est de produire un sentiment amical »[53].
Après avoir établi l’importance du don dans les sociétés primitives ou archaïques, l’auteur cherche et trouve la confirmation de sa thèse dans l’étude du droit de quelques grandes sociétés : droits romain ancien, hindou classique, germanique, celtique et chinois.[54]
Ainsi conforté, il étend ses observations à « nos sociétés » qui sont, rappelons-nous, des sociétés en crise grave à l’époque où le livre est écrit et nous offre des « conclusions de morale »[55], « de sociologie économique et d’économie politique »[56] et « de sociologie générale et de morale »[57]. Pour faire bref, il remarque, d’une part, que l’on conserve dans nos mœurs[58] et aussi dans nos législations[59] l’empreinte de cette pratique « donner-recevoir-rendre », de ce « système des prestations totales » qui « constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et concevoir ».[60] Mais, d’autre part, il reconnaît que, par contre, « toute une partie du droit, droit des industriels et des commerçants, est, en ce temps, en conflit avec la morale »[61], que « cette économie de l’échange-don loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle, de l’utilitarisme »[62]: « nos sociétés d’Occident […] ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». »[63] « Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu. »[64]
L’auteur déplore donc le « rationalisme économique » qui fait de l’homme « une machine, compliquée d’une machine à calculer ».[65]
qu’espère-t-il ? Non pas revenir simplement à un système économique archaïque, de la disette ou de la pénurie, ce qui serait un contre-sens, mais à un système économique qui, comme à l’époque archaïque, est un système total, qui prend en compte un homme dans ses composantes, des « êtres totaux et non divisés en facultés », dit-il[66], un homme intégralfootnote:, dit-on dans l’enseignement de l’Église, personnel et social, travailleur et créatif, responsable et généreux, corporel et spirituel, etc..[67] « A notre sens, écrit Mauss, ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. la poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux foins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et -par l’effet en retour - à l’individu lui-même. »[68] « Il faut, précise-t-il, revenir à des mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d’autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent -librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. les civilisations antiques - dont sortent les nôtres - avaient le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l’édile et des personnages consulaires. on devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l’individu, de sa vire, de sa santé, de son éducation - chose rentable d’ailleurs - de sa famille et de l’avenir de celle-ci. il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. et il faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l’usure. »[69] Il est clair que la réforme envisagée est à la fois morale et politique, le fruit d’une politique qui ne se coupe pas de la morale. De plus, l’invitation lancée aux riches, invitation libre (morale) et forcée (politique) à utiliser leurs richesses pour les autres, à donner, n’est pas une invitation à l’assistanat[70] car, ajoute immédiatement l’auteur, « cependant. il faut que l’individu travaille. il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. d’un autre côté, il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. l’excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. »[71]
Sa conclusion est simple. « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre. […] C’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns les autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.
Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. » Et l’auteur insiste avec une pointe de lyrisme : « Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers[72], autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. »[73]
Le fait social total du « donner-recevoir-rendre », que cette chaîne soit spontanée ou réglementée s’inscrit au cœur de l’activité économique et sociale des sociétés traditionnelles. De même l’économie du don doit, même si c’est par étapes, imprégner toute la vie économique. La gratuité n’est donc pas finalement une pratique marginale. Elle doit accompagner, en même temps que la justice sociale, toute la vie en société en vue d’une humanité dont la spécificité ne se limite pas à l’économique[74]. Et comme nous l’avons vu, ce don, cette gratuité implique la réciprocité c’est ce qu’entend Mauss dans la trilogie « donner-recevoir-rendre ». C’est ce qu’entend l’Église lorsqu’elle parle de solidarité. C’est ce qu’indique déjà Jean-Paul II : « Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. de leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. »[75]
La pensée de Marcel Mauss a marqué de nombreux chercheurs en sciences
sociales. Dans sa mouvance, s’est créé le MAUSS, Mouvement
anti-utilitariste en sciences sociales, dont le nom est à la fois
un acronyme et un hommage au
célèbre anthropologue[76] à Québec
et membre du conseil de la direction de
la Revue du MAUSS. J. T.
Godbout a écrit de nombreux ouvrages sur
le don, notamment L’esprit du
don, La Découverte,
1992, co-écrit avec
CAILLE Alain, professeur
à l’Université de Caen, directeur de la revue du Mauss (disponible sur
classiques.uqca.ca) ; Le langage du
don, Fides, 1996 ;
Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo
oeconomicus, La
Découverte/Mauss, 2000 ; Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir,
rendre, Seuil,
2007. Alain Caillé a publié notamment : Critique de la raison
utilitaire, La découverte, 1989 ; Don, intérêt et désintéressement:
Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, La découverte/Mauss, 1994.
Autre auteur à s’être intéressé au don et à la réciprocité : TEMPLE
Dominique (né en 1940). Ce biologiste, influencé par l’œuvre du
philosophe d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988), a cherché
dans les fondements des sociétés humaines une autre raison à l’œuvre que
la raison utilitariste occidentale. En Amérique du Sud, il a travaillé
avec des responsables amérindiens à la reconnaissance politique des
sociétés amazoniennes et andines. Il écrit La dialectique du don, Essai
sur l’économie des communautés indigènes, Diffusion Inti, 1983 et, an
collaboration avec CHABAL Mireille,
La
réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995.
En 2003, tous ses articles sont rassemblés, traduits et publiés à La Paz
(Bolivie) par le philosophe Javier Medina et l’anthropologue Jacqueline
Michaux sous le titre:
Teoría
de la reciprocidad sous le patronage du « Programa de Apoyo a la
Gestión Pública Descentralizada y Lucha contra la Pobreza, Padep, de la
Cooperación Técnica Alemana ». En 2008, L’Instituto Intercultural para la
Autogestión y la Acción Comunal de l’Université de Valencia (Espagne)
lui décerne, conjointement à Juan Guillermo Espinosa (Chili), le prix
« Gigante del Espíritu » pour sa réflexion sur la réciprocité. Dominique
Temple salue évidemment l’encyclique de Benoît XVI sous le titre
L’encyclique d’une nouvelle économie (Cf. dominique.temple.free.fr).
L’influence de M. Mauss se remarque encore chez ROSANVALLON Pierre, in
La société des égaux, Seuil, 2011.
].
Comme l’écrit le P. Boukari Aristide Gnada[77] : « Du point de vue sociologique, le discours sur le don abonde et ce depuis l’Essai sur le don de M. Mauss et semble s’imposer de plus en plus du point de vue quantité. A partir de M. Mauss, sociologues et anthropologues ont certainement eu gain de cause. » Et d’ajouter le témoignage d’Alain Caillé : « Le dépassement d’une bonne part des impasses dans lesquelles s’enferment les sciences sociales, les débats de la philosophie morale et politique et la vie politique elle-même, passent par la prise au sérieux et par un dégagement méthodologique de toutes les implications de la découverte effectuée par Marcel Mauss. Enonçons-la dans toute sa force, en surmontant la timidité de Mauss lui-même : la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue l’universel socio-anthropologique sur le quel se sont construites toutes les sociétés anciennes et traditionnelles. C’est en faisant fond sur elle que s’est bâtie ce qu’on pourrait appeler, en généralisant, la société première ».[78] Boukari Gnada continue fait toutefois remarquer qu’« Un discours sur la dimension socio-anthropologique du don a certainement sa place dans nos sociétés où c’est le système d’échange et d’économie qui fait la loi. mais, il me semble que pour une tentative de poser le don comme principe de l’agir humain et de la réflexion morale, l’approche sociologique reste insuffisante parce qu’elle ne s’interroge guère sur l’essence même du don. il faudrait donc aller à la racine et, donc, au-delà de ce qui, dans le don, saute aux yeux et quêter ce qui demeure irréductible à la physique ou aux phénomènes sensibles afin de montrer toute sa force comme principe. pour ce faire, il faudrait faire appel à la philosophie qui a pour ambition d’atteindre la radicalité ou l’essence des choses. »[79] Il justifie ainsi l’objet de son ouvrage à la recherche de la pertinence du concept don d’un point de vue philosophique et théologique.
De son côté, le frère Alain Durand op[80], souligne à juste titre, à propos du don « à sens unique », ce que nous appelions l’« aumône », qui peut mettre le bénéficiaire en situation de dépendance[81] et peut être une manifestation de paternalisme. Dans le cadre des relations entre peuples favorisés et défavorisés, le don, la remise totale ou partielle de dettes[82] peut ainsi s’accompagner d’un empêchement à accéder à nos marchés pour y vendre leurs produits. On ne cherche pas non plus à modifier les causes profondes de la pauvreté et de l’inégalité ou on cherche à imposer un modèle économique, celui du capitalisme libéral, par exemple. Tout en se donnant bonne conscience, on ne combat pas l’injustice structurelle. Le frère Durand rappelle en outre ce que les Pères de l’Église disaient à propos du don simple : on ne donne rien en réalité, on restitue[83] Dès lors, pour établir une égalité fondamentale entre les partenaires et éviter une forme ou l’autre de domination, le donataire doit aussi recevoir du bénéficiaire. l’échange peut se passer de différentes manières, que ce soit sur le plan économique, culturel ou religieux, par des marchandises échangées, l’« ouverture réciproque et raisonnée des marchés ». On peut aussi donner des biens matériels et recevoir des biens culturels. Cette réciprocité s’inscrit dans une relation humaine et crée « du lien social ». Dans ce cadre, l’aide peut être mieux orientée sur les « besoins réels de l’autre » qui ne sera pas traité « comme une duplication de nous-mêmes « : « la reconnaissance de l’altérité d’autrui conditionne notre capacité à percevoir ses besoins et donc notre façon d’y répondre. » En conclusion, « lorsque je donne à autrui -ou lorsque autrui me donne - de telle sorte qu’il soit lui-même capable à son tour de donner - ou lorsqu’il me donne de telle façon que je sois moi-même capable de lui donner en retour-, les conditions sont créées pour instaurer pour instaurer l’égalité nécessaire pour que les relations de réciprocité deviennent des relations justes, des relations enracinées dans la justice. la solidarité doit toujours s’interroger sur son rapport à la justice. »[84]
A la suite de notre lecture de M. Mauss et d’A. Durand, nous devrons nous demander si l’économie du don selon Benoît XVI est bien une économie qui s’inscrit dans une éthique de la réciprocité. Nous avons déjà répondu avec Jean-Paul II et l’on peut se dire qu’il serait étonnant qu’il y ait, à ce point de vue, un changement de cap.
Notons tout d’abord que l’association des mots « don » et « gratuité » ne signifie pas que le don est le don « à sens unique » que dénonce A. Durand. La gratuité implique l’absence d’intérêt. Le don n’est pas intéressé. Il n’est pas fait pour dominer, dans l’espoir d’un profit quelconque. Le pape d’ailleurs associe au don, à la gratuité, la fraternité et la solidarité. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » mais aussi qu’« il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines »[85] c’est-à-dire le marché et l’État.[86]
La société civile, selon l’Unesco, « peut être comprise comme regroupant
l’ensemble des associations à caractère non gouvernemental et à but non
lucratif travaillant dans le domaine de l’éducation. En font partie,
entre autres, les ONG et les réseaux de campagne, les associations
d’enseignants et les communautés religieuses, les associations
communautaires et les réseaux de recherche, les associations de parents
d’élève et les organisme professionnels, les associations d’étudiants
ainsi que divers mouvements
sociaux ».[87]
Cette définition reprend en fait toute une série de corps
intermédiaires, subsidiaires par rapport à la première société civile,
la société civile fondatrice : la famille qui est le lieu par excellence
du don, de la gratuité, de l’échange, de la solidarité. Un lieu fondé
par « le don de soi réciproque de l’homme et de la femme »[88]. Toute la société, société politique et société économique, doit
être imprégnée de ces valeurs et à l’échelle du monde, un monde qui,
sous le regard du Père. forme une seule famille. C’est pourquoi Benoît
XVI peut affirmer que « la solidarité signifie avant tout se sentir tous
responsables de tous ». Raison pour laquelle ajoutera-t-il, elle ne peut
être « déléguée seulement à l’État ».[89] Nous sommes
tous responsables de tous. Cela ne signifie pas que seuls les « riches »
sont responsables des « pauvres ». Tous sont responsables de tous dans la
subsidiarité. « La subsidiarité, précise Benoît XVI, est avant tout
une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires.
Cette aide est proposée lorsque la personne et les acteurs sociaux ne
réussissent pas à faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle
implique toujours que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la
liberté et la participation en tant que responsabilisation. la
subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un
sujet toujours capable de donner quelque chose autres. En reconnaissant
que la réciprocité fonde la construction intime de l’être humain, la
subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme
d’assistance paternaliste. »[90] Texte capital qui
montre bien que l’« aide » se fait d’égal à égal en dignité, qu’il ne
s’agit pas d’assistanat mais de mise en capacité de don. Et le Saint
Père insiste : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié
au principe de solidarité et vice versa, car si la subsidiarité sans la
solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la
solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie
celui qui est dans le besoin. »[91]
Une autre question se pose : introduire le don et la gratuité dans le
monde économique ne relève-t-il pas de l’utopie ?
Pour y répondre, voyons comment Benoît XVI éclaire, avec sa vision du don et de la gratuité, les problèmes économiques classiques : le marché, l’entreprise, le rôle du politique en la matière et la mondialisation.
Le marché est certes soumis à la justice commutative et l’Église a rappelé, dès le XIXe siècle, l’importance de la justice distributive et de la justice sociale. Mais il faut aller plus loin : « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut remplir sa fonction économique »[92] comme on le constate, hélas, aujourd’hui.[93] Pour émanciper les pauvres qui ne peuvent être condamnés à l’assistanat ou considérés comme un fardeau, l’économie de marché a besoin d’« énergies morales »[94] et doit rechercher le bien commun tout comme le pouvoir politique[95]. Le marché, l’économie, la finance ne sont pas mauvais en soi, ils le deviennent lorsque l’idéologie s’en empare ou simplement l’égoïsme[96]. C’est l’homme sans conscience morale, sans souci de ses responsabilités personnelles et sociales qui pervertit ces instruments. Amitié, socialité, solidarité, réciprocité, transparence, honnêteté, responsabilité peuvent être vécues au sein de l’activité économique. Tous ces principes d’éthique sociale ne sont pas accessoires et « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale ».[97] Charité et vérité l’exigent et l’expérience en prouve la possibilité.[98] La logique marchande est de donner pour avoir et celle de l’action publique de donner par devoir. Ce n’est pas ainsi que tous les peuples se développeront mais grâce à un marché international où « tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres ».[99] Gratuité et communion au niveau mondial. « Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. pourtant aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque. »[100]
L’entreprise a un rôle important à jouer dans la perspective d’une économie du don, à condition qu’elle change. En effet, aujourd’hui elle obéit trop souvent à la seule logique du profit. Profit des propriétaires, profit, dans beaucoup de cas, des actionnaires constitués même par des fonds anonymes qui dirigent l’entreprise par l’entremise « d’une classe cosmopolite de managers » qui délocaliseront pour plus de profit.[101] Investir, écrivait Jean-Paul II, « est toujours un choix moral et culturel ».[102] Et l’entreprise est un lieu, « plurivalent » dit Benoît XVI. Avant d’être un lieu professionnel, elle est un lieu humain où, non seulement, la personne du travailleur peut s’épanouir dans le respect de ses droits[103] mais aussi où l’on veille aux intérêts de toutes les personnes en relation avec l’entreprise, en amont et en aval.[104] Bien sûr, il existe différents types d’entreprises selon leurs « buts institutionnels » mais il est bon qu’à côté de l’entreprise privée et de l’entreprise publique, vivent « des organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux ». Ainsi pourra se produire « une sorte hybridation des comportements d’entreprise » à travers laquelle on se rendra compte que, sans nier le profit, il est possible de dépasser « la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[105] Toujours au service du bien commun national et mondial, cette ouverture des conceptions entrepreneuriales est susceptible de favoriser « l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert des compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[106]
L’autorité publique -l’État- a un rôle « plurivalent » à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine » et orienter la mondialisation économique. L’État est invité ainsi à plus de collaboration avec les autres États. De plus, le développement a besoin dans certains pays, que soient consolidés les « systèmes constitutionnels, juridiques, administratifs ». Une aide politique est donc aussi nécessaire là-bas pour affermir l’État de droit et des institutions vraiment démocratiques.[107]
La mondialisation, quant à elle, « a priori, n’est ni bonne ni mauvaise ». Elle est le signe « d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée » et témoigne de « l’unité de la famille humaine ».[108] Elle peut servir au développement à condition « de favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. » Si elle est ainsi bien conçue et gérée, sur une base anthropologique et éthique juste, elle offre « la possibilité d’une grande redistribution de la richesse au niveau planétaire », par le souci de communion et de partage. Au contraire, mal gérée, livrée à ses dysfonctionnements, à l’égoïsme, à l’individualisme, à l’utilitarisme, elle accentuera la pauvreté et les inégalités.[109]
Ce chapitre 3 a suscité de nombreuses réactions positives et a été l’occasion de montrer les convergences entre la pensée du pape et les expériences ou réflexions de gens divers, réflexions et expériences qui montrent le réalisme de Benoît XVI.[110]
Réfléchissant à la place de la gratuité dans le marché, Elena Lasida[111]fait cette remarque judicieuse : « Il ne s’agit pas de moraliser l’économie mais de lui rendre sa nature relationnelle ».[112] Elle part des travaux de Jacques T. Godbout déjà cité[113], qui met en évidence la « valeur de lien » dans le don : « ce qui compte dans le don n’est pas la chose donnée mais la relation qu’il crée. le don n’exige par un retour : il appelle le récepteur à devenir donateur à son tour. » Elle va plus loin et montre qu’« une certaine approche de la valeur d’usage et de la valeur d’échange », deux valeurs « clairement identifiées en économie »[114], permet de faire « place à la fraternité, au don et à la gratuité » dans l’échange marchand. A propos de la « valeur d’usage » qui « fait référence aux caractéristiques propres de chaque bien qui le rendent utile et désirable aux yeux du consommateur, Elena Lasida montre que le bien peut servir à la fois l’intérêt du producteur et celui du consommateur établissant ainsi une « fraternité ». Elle donne, en exemples, le commerce équitable ou encore les pratiques de co-production où consommateur et producteur confrontent leurs intérêt et parfois peuvent se rencontrer physiquement comme dans les AMAP françaises (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), les GAS italiens ou les Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAP) en Belgique. Toutes associations autogérées par leurs membres et organisées en collectifs autonomes. Quant à la valeur d’échange du bien, « déterminée par le prix du marché et donc par sa capacité à être échangé pour d’autres biens », tributaire de l’offre et de la demande, dans le cadre d’une relation anonyme, elle n’est pas simplement bâtie sur un échange de biens et de services mais aussi sur une recherche d’identité de la part des partenaires et de reconnaissance mutuelle comme on peut le constater dans les deux exemples donnés d’économie solidaire. Revenant à la « valeur de lien », elle fait appel à un autre auteur dont on reparlera quand nous aborderons la pensée du pape François: l’économiste hongrois Karl Polanyi[115]. Celui-ci montre que si « la fraternité et la sympathie se situent toujours au niveau inter-individuel », comme on vient de le voir dans les exemples donnés par E. Lasida, « à travers l’échange peut également se générer un lien au niveau collectif ». C’'est dans ce sens que va la notion de « réciprocité ». Pour Polanyi, on distingue en économie trois types de circulation : la redistribution effectuée par l’État grâce à l’impôt, le marché qui crée une interdépendance involontaire entre des individus équivalents comme les biens qu’ils échangent et, enfin, la réciprocité qui, « à la différence du marché, est une relation bilatérale inscrite dans un « tout social » qui conçoit les individus en relation de complémentarité et d’interdépendance volontaire ». Ainsi en est-il entre parents dans les sociétés primitives. On voit immédiatement la proximité de pensée entre cette théorie de la réciprocité et celle du don chez Godbout et à travers lui, Mauss : le lien créé par la réciprocité et le don révèle « une appartenance commune qui dépasse les personnes qui échangent ». Quand on parle de principe de réciprocité, on ne pense pas d’abord à l’équivalence des biens échangés mais au « tout social », c’est-à-dire à l’appartenance et à la complémentarité, comme c’est le cas dans l’économie solidaire. Enfin, marché et réciprocité ne sont pas nécessairement antagonistes, ils « peuvent s’articuler autour d’une logique commune. Le don n’apparaît pas ainsi comme une action extra-économique mais il prend forme à l’intérieur même de l’acte économique. »[116]
Toutes ces considérations et tous ces prolongements ou commentaires nous montrent, en tout cas, que la question économique qui hante nos contemporains, n’est pas une question d’abord technique ni une question isolée : « l’humain ne se divise pas » rappelle le P. X. Dijon.[117] « La question, sociale sous Léon XIII, devenue mondiale sous Paul VI, est […], sous Benoît XVI, anthropologique »[118]. La réflexion de Benoît XVI s’appuie sur une vision de l’homme « un », donné à lui-même par Dieu et appelé au don[119]. De là découle la nécessité de ne pas dissocier les questions « éthiques ». Nous n’avons pas à choisir entre la mentalité de gauche qui prend « uniquement la défense […] des travailleurs, des pauvres, du tiers-monde et de l’environnement » et la mentalité de droite qui, elle, prend la défense « des embryons, des personnes handicapées, des mourants et de la famille. »[120] Comme le dénonce Benoît XVI : « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. »[121]
Voilà pourquoi, dans l’encyclique, s’entremêlent éthique économique, éthique du corps et éthique de l’environnement.[122]
On s’est étonné que Benoît XVI revienne, dans cette encyclique, sur l’éthique sexuelle et familiale mais, on la compris, le développement est lié au respect de la vie. On peut même dire que « l’ouverture à la vie est au centre du développement ». Pourquoi ? Parce que « si la sensibilité personnelle et sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors d’autres formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent ». Par contre, l’accueil de la vie stimule la solidarité et rend le riche plus sensible à la pauvreté d’autrui.[123] De même, « la façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même », l’écologie incluant l’écologie humaine ou vice versa.[124] Cette réflexion occupe la plus grande partie du chapitre 4 qui prolonge ce que Jean-Paul II écrivait dans Centesimus annus.
Non seulement l’homme est donc « un » mais l’humanité aussi est « une » : « La fraternité pose d’emblée le lien social dans la nature elle-même puisqu’elle suppose la commune origine charnelle des enfants nés des mêmes pères et mères ».[125] Tout le chapitre 5 est consacré à ce thème. L’unité de la famille humaine fonde la solidarité mais une solidarité qui s’allie à la subsidiarité. A cet endroit, la pensée de Benoît XVI précise comment cette solidarité doit s’exercer. « Le principe de subsidiarité, expression de l’indéniable liberté humaine est […] une manifestation particulière de la charité et un guide éclairant pour la collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. la subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. […] La subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelques chose aux autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. elle peut rendre compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. »[126] Et le pape d’insister : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin ».[127]
Notons que le pape n’envisage pas la mondialisation[128] seulement du point de vue économique et financier. Comme le dit très justement Alain Durand, la mondialisation ne doit pas être « envisagée uniquement sous l’angle économique, mais comme un phénomène pluridimensionnel. la mondialisation traverse toute l’épaisseur de nos vies, de l’économique au religieux, en passant par le domaine de la technique, de la culture, du droit, de la communication et même celui des pratiques mafieuses. »[129] Le développement des peuples est incompatible avec « la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique ». Or, « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». » Cette dernière remarque nous renvoie à la description de l’homme donnée dans Deus caritas est. Sans la référence transcendante, on pourra certes parler de croissance ou d’évolution mais pas de développement car la force morale et spirituelle du développement intégral manquera. Notons encore que le surdéveloppement s’il transporte un sous-développement moral nuira aussi au développement.[130] Le vrai développement a besoin que Dieu trouve sa place dans l’espace public[131] et donc ne peut que pâtir du laïcisme comme il pâtit également du fondamentalisme. Pour échapper à ces dangers, un « dialogue fécond » et une « collaboration efficace » doivent être maintenus car « la raison - y compris la raison politique qui n’est pas toute puissante - a toujours besoin d’être purifiée par la foi » de même que « la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique ».[132] Non seulement la mondialisation est le lieu d’une rencontre entre croyants et entre croyants et incroyants mais aussi une « occasion de rencontre culturelle et humaine ». Tous les hommes participant à la même nature humaine, il y a, dans toutes les cultures, des « convergences éthiques » qui expriment la « loi naturelle ». « L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive. » Pays développés et pays en voie de développement sont donc invités à une examen critique pour déceler, respecter, défendre, promouvoir « tout ce qui est authentiquement humain ».[133]
Pour revenir au principe de subsidiarité, le pape souligne encore qu’il est tout à fait indispensable dans la manière de concevoir l’autorité mondiale nécessaire pour régler les problèmes liés à la mondialisation.[134] « Il s’agit […], écrit-il, d’un principe particulièrement apte à gouverner la mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. »[135] Cet extrait doit être mis en rapport avec un autre passage qui a fait grand bruit et semblé susciter une controverse au sein même de l’Église : « il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon prédécesseur Jean XXIII. une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ». Il s’agit, répète Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […] ».[136]
Il n’est donc pas question ici de gouvernement mondial, comme certains l’ont cru, mais d’une « gouvernance » exercée par une autorité telle qu’elle est définie. Le texte latin, seul texte officiel, précise que le rôle de cette « institution d’un degré plus élevé », est de « tempérer la globalisation »[137]. Le verbe « moderari » ne peut inclure l’idée d’un gouvernement au sens habituel du terme ![138]
La position de Benoît XVI est conforme à ce que l’Église a déjà dit en la matière[139]
Bien d’autres questions sont abordées, un peu dans le désordre. Il faut bien reconnaître que certains chapitres n’obéissent pas à une logique très claire. Ils touchent à toute une série de questions que nous allons survoler car elles ne sont pas nécessairement développées ou elles renvoient implicitement à des positions bien connues de l’enseignement de l’Église.
Benoît XVI constate que depuis l’époque de Paul VI, plusieurs pays se sont développés économiquement mais que ce développement est « obéré par des déséquilibres et des problèmes dramatiques » et de citer la spéculation, les flux migratoires[140], l’exploitation anarchique des ressources de la terre[141] qui touchent les pays riches comme les pays pauvres. Ainsi persistent un peu partout, des « disparités criantes », la corruption, le non-respect des lois et des droits humains. S’ajoutent à ce tableau, le détournement des aides internationales, le protectionnisme économique et même intellectuel, des attitudes culturelles rétrogrades, la persistance d’influences idéologiques.[142] De plus, dans un climat de crise économique et financière[143], de nombreux problèmes sociaux sont engendrés par l’obsession du profit le profit[144], les délocalisations, l’obsession de la compétitivité, les disparités fiscales, la dérégulation du monde du travail, l’affaiblissement des systèmes de sécurité sociale et des organisations syndicales[145], la diminution des dépenses sociales, l’instabilité psychologique dans un monde du travail mobile et déréglementé, le chômage.[146] Il faut aussi déplorer l’éclectisme culturel et le nivellement culturel qui séparent la culture de la nature humaine transcendante, favorisant asservissement et manipulation.[147] Partout on constate des écarts de richesse inacceptables et parfois une augmentation telle de la pauvreté que la cohésion sociale et la démocratie sont en danger. De vieux problèmes s’aggravent et l’irresponsabilité installée dans certains pays nourrit de nouvelles formes de colonialisme.[148]
Tout ceci montre que le problème du développement reste « aigu et urgent »[149] et fondamentalement que le développement économique n’est pas tout. Le développement de l’homme doit être intégral et il concerne tous les pays.[150] Non seulement parce que l’homme n’est pas qu’un producteur et un consommateur[151] mais aussi parce que l’économie s’étant mondialisée, il faut ajouter au développement économique un renouvellement d’une politique plus participative à l’échelon national et international[152] pour faire face aux nombreux problèmes sociaux entraînés. Et, par-dessus tout, ou mieux, en tout, « l’amour dans la vérité » comme inspiration et orientation.
Dans ces conditions, comment, de manière très concrète, pourvoir au développement des peuples ? Dans un premier temps, il faut rappeler les grands principes classiques : le droit à la vie et à la liberté religieuse.
La faim reste un problème essentiel bien sûr, une question de vie ou de mort pour de nombreux peuples. La lutte contre la faim est « un impératif éthique » et une « exigence à poursuivre pour sauvegarder la paix et la stabilité de la planète ». Ce problème ne dépend pas d’abord d’une carence matérielle mais surtout d’une carence sociale et plus précisément institutionnelle : un manque d’organisation économique. Certes la faim peut avoir des causes matérielles mais elle peut être aussi la conséquence de « l’irresponsabilité politique nationale ou internationale ». Pratiquement, l’agriculture locale doit être développée grâce à des infrastructures adaptées, l’implication des communautés intéressées soutenues par des plans de financement solidaires, et la reconnaissance de l’accès à l’eau et l’alimentation comme des droits universels.[153]
Le droit à la vie et à ses conditions élémentaires, droit à la liberté religieuse sont au cœur du vrai développement. Mais à propos des droits, de tous les droits, objectifs et « indisponibles » Benoît XVI rappelle qu’ils « supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires ». De plus, « avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule revendication de droits ».[154] Benoît XVI demande enfin l’inscription parmi les droits humains universels, le droit à l’alimentation et à l’eau : « Il est nécessaire que se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et l’accès à l’eau comme des droits universels de tous les êtres humains, sans distinction ni discrimination »[155]
Le droit à la vie comme le droit à la famille et le droit de la famille conduisent naturellement le pape à rappeler la position de l’Église à propos des problèmes liés à la croissance démographique. C’est l’occasion de dénoncer les contrevérités que l’on répand en la matière et la conception « hédoniste et ludique » de la sexualité qui en réduit le sens profond.[156]
Ces brèves réflexions montrent que le « savoir » ne suffit pas au développement mais qu’il a besoin d’une « sagesse » animée par la charité pour orienter le savoir et l’action et faire dialoguer dans la cohérence les diverses disciplines nécessaires. C’est là le rôle irremplaçable de la doctrine sociale de l’Église qui doit être le socle des solutions neuves nécessaires.[157]
Pour cela, il faut promouvoir « un meilleur accès à l’éducation », c’est-à-dire à une « formation complète de la personne » et pas seulement une instruction ou une formation professionnelle. Pour cette formation complète, il convient de bien connaître la nature même de la personne.[158]
Cette éducation est très importante car les progrès fascinants de la technique pourraient nous amener à croire qu’elle suffit par elle-même pour régler les problèmes économiques et financiers. la technique deviendrait une idéologie de l’utilité et de l’efficacité, confondant le vrai et le faisable. Or ce qui est vrai, c’est que la technique n’est pas que technique, « elle manifeste l’homme et ses aspirations au développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au dépassement progressif de certains conditionnements matériels ». [159] Si elle peut nous explique comment ce dépassement peut s’opérer, elle ne dit rien du pourquoi ! Et donc, « la liberté humaine n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. »[160]
Le développement sera toujours boiteux, insatisfaisant, « impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun. La compétence professionnelle et la cohérence morale sont nécessaires l’une et l’autre. »[161] Plus encore, de même que « la foi sans la raison risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes », « attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. »[162] On ne peut faire l’économie de la dimension spirituelle de l’homme. Il y a un « au-delà » de la technique comme l’indique l’acte même de connaître: « en chaque connaissance et en chaque acte d’amour, l’âme de l’homme fait l’expérience d’un « plus » qui s’apparente beaucoup à un don reçu, à une hauteur à laquelle nous nous sentons élevés ».[163]
Une fois encore, c’est « l’ouverture à Dieu [qui] entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse »
En conclusion, quelle nouveauté l’encyclique Caritas in veritate apporte-t-elle par rapport aux documents précédents ?
Benoît XVI a accentué l’enracinement théologique qui nous montre que « Caritas in veritate est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d’orientation de l’action morale »[164]. L’approche théologique mais aussi, même si ce n’est pas explicite, anthropologique au sens même scientifique du terme nous montre que seule une économie du don correspond à la vraie nature de l’homme et peut assurer un développement intégral des hommes et des peuples à travers le monde.
Face à la pauvreté, on a pensé longtemps que « les peuples pauvres devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés ». Benoît XVI rappelle opportunément que « dans Populorum progressio, Paul VI a pris position contre cette mentalité. »[1] et l’Église, depuis qu’elle se penche sur le problème du développement des peuples, a déployé toutes les ressources de la doctrine sociale de l’Église.
Mais à ce propos, il apparaît constamment que le « monde » ne parvient pas à comprendre l’originalité du message chrétien. Le « monde » ne cesse de chercher à rattacher coûte que coûte la pensée sociale de l’Église aux deux grands courants apparemment mieux connus : celui du libéralisme et de ses avatars et celui du socialisme sous ses différents habits. Nous savons que de « bons » catholiques ont été scandalisés par les prises de position de Léon XIII en faveur des travailleurs, nous avons vu que la conception socio-économique si prometteuse de Pie XI a été assimilée au fascisme. Plus près de nous, on a placé très « à gauche » Octogesima adveniens ou Populorum progressio. Jean XXIII n’a pas été mieux traité. Jean-Paul fut très « marxiste » dans Laborem exercens puis considéré comme un thuriféraire du capitalisme dans Centesimus annus. Les pensées de Benoît XVI et de François ne sont pas mieux traitées.[2] En fait, de manière péremptoire, maints commentateurs ont décrété que François contredisait Benoît et résolument socialiste, tournait le dos à son prédécesseur partisan du marché.[3] d’autres ont estimé que la pensée de François renouait avec le paternalisme bourgeois du XIXe siècle rompant avec les avancées de Benoît XVI[4] ou de Jean-Paul II[5] !
Une fois encore, il faut revenir au texte intégral et ne pas se contenter de citations hors contexte.[6]
Dans l’exhortation apostolique[7] Evangelii gaudium (EG), en 2013, François aborde à deux reprises les questions économiques et sociales.
Dans le chapitre 2, il relève tout d’abord « quelques défis du monde actuel ». Ce qui l’interpelle sur les plans économique et social, ce sont la situation précaire de la plus grande partie de l’humanité, « la crainte et la désespérance » jusque dans les pays riches, la disparité sociale[8] et l’exclusion qui engendrent la violence[9], la corruption, l’évasion fiscale[10], la consommation effrénée d’une part [11] et la faim d’autre part[12]. Quelle en est la cause ? « Une crise anthropologique profonde »[13]qui refuse l’éthique et Dieu[14]. De là découlent l’« affaiblissement du sens du péché personnel »[15], l’indifférence relativiste, l’individualisme, le rationalisme, la sécularisation, mais aussi et surtout en ce qui concerne la matière qui nous préoccupe, un système social et économique injuste[16]. En fait, c’est le libéralisme philosophique et économique qui est ici mis en cause même si le mot n’est pas prononcé, ou l’économisme, si l’on préfère pour reprendre un mot cher à Jean-Paul II. Cette conception de l’économie « tue »[17] parce qu’il nie le « primat de l’être humain » et le réduit « à un seul de ses besoins : la consommation »[18]. Dans ce système, l’argent devient une idole et les hommes subissent « la dictature de l’économie sans visage et sans but véritablement humain » qui entraîne la spéculation financière et « l’autonomie absolue des marchés »[19]. On a bien lu que ce que dénonce François c’est l’autonomie absolue des marchés. Un peu plus loin, il parlera des « catégories du marché » si elles sont « absolutisées »[20]. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation pure et simple de l’économie de marché ce qui introduirait une contradiction dans l’enseignement social de l’Église alors que François « recommande vivement l’utilisation et l’étude » du Compendium de la Doctrine sociale de l’Église[21]. L’amélioration de la situation des pauvres ne sera pas automatique, le fruit de la « main invisible du marché »[22]. Au contraire, François dénonce les théories du « ruissellement »[23], du « trickle down » qu’il traduit par « rechute favorable ». Ces théories « supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. » Pour François, « cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. »[24] Au passage, nous notons l’adjectif « sacralisés » qui montre bien, une fois de plus, que le système n’est pas rejeté en bloc. Qui procédera à la « désacralisation », à la moralisation du marché sinon le pouvoir politique ?[25]
C’est le chapitre 4 qui va développer la position de François face à ces défis.
Même si l’objet de cette exhortation n’est pas social, le pape prend la peine de rappeler que « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[26], bien conscient du désengagement de nombreux chrétiens tentés par le surnaturalisme souvent sous la pression de la culture laïciste ambiante qui veut confiner les croyants dans les sacristies. Or, écrit François, « on ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel »[27]. Si la tentation du retrait existe, l’Écriture et la théologie nous montrent qu’on ne peut dissocier foi et engagement social.[28] Et cet engagement social n’est pas « une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[29] C’est pourquoi François renvoie le lecteur au Compendium de la doctrine sociale de l’Église[30] en rappelant que « ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains »[31] . Il n’empêche que « nous ne pouvons éviter d’être concrets -sans prétendre entrer dans les détails- pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes ». »[32]
Dans cet esprit, François va aborder « la dimension sociale de l’évangélisation » en s’attardant à deux grands problèmes : d’une part, l’intégration sociale des pauvres[33] et, d’autre part, la paix et le dialogue social[34].
Ce qui frappe d’emblée, c’est la place accordée par François aux pauvres et la manière d’en parler. Certes, l’option préférentielle pour les pauvres nous est bien connue mais personne n’a articulé aussi radicalement le message social de l’Église à partir non pas du fait de la pauvreté mais à partir des pauvres. Le pape François rappelle, avec les ressources de l’Écriture, la place privilégiée qu’ils occupent dans le peuple de Dieu[35] et nous invite avec une insistance particulière et répétée[36] à « écouter le cri du pauvre »[37] et « de peuples entiers »[38]. Etre un chrétien authentique ce n’est pas simplement professer impeccablement une doctrine mais aussi et peut-être surtout écouter le pauvre et le secourir[39] : « Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. car, aux défenseurs de « l’orthodoxie », on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupable à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations ».[40]
Qui sont les pauvres ? Ce ne sont pas seulement les peuples de la faim mais les hommes et les femmes qui manquent des biens nécessaires pour grandir en humanité. Il ne s’agit « pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une « subsistance décente », mais que tous connaissent « la prospérité dans ses multiples aspects » : que ce soit sur le plan de l’éducation, de la santé ou du travail, du vrai travail « libre, créatif, participatif et solidaire ».[41] François n’oublie pas les « nouvelles formes de pauvreté » : « les sans-abri, les toxicodépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus seules et abandonnées, etc.. » Il n’oublie pas les migrants[42], dénonce la traite des personnes[43], pense aux « femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence »[44] et aux « enfants à naître ». A leur propos, il insiste sur le fait que « cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe quelle situation et en toute phase de son développement. Elle est une fin en soi, et jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés. Si cette conviction disparaît, il ne reste plus de fondements solides et permanents pour la défense des droits humains, qui seraient toujours sujets aux convenances contingentes des puissants du moment. »[45] Enfin, François ne limite pas sa compassion à ces personnes fragiles. Nous sommes « les gardiens des autres créatures », de ces « autres êtres fragiles et sans défense, qui très souvent restent à la merci des intérêts économiques ou sont utilisés sans discernement », c’est-à-dire de « l’ensemble de la création ».[46] Bref, le Pape nous invite à « prendre soin de la fragilité du peuple et du monde »[47] dans toutes ses manifestations.
Face à toutes ces pauvretés, petitesses, fragilités, quel doit-être notre attitude ? Notre attitude, l’attitude de nous tous, sans exception: « personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale »[48]. et sans oublier que « la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile »[49] Encore faut-il que nous combattions notre « paganisme individualiste »[50], éblouis que nous sommes trop souvent par la consommation et le divertissement. Ce paganisme individualiste « produit ainsi une sorte d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ». »[51]
qu’est-ce que cette solidarité qui nous est demandée ? Le mot « solidarité » « désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns. »[52]
Penser en termes de communauté, cela signifie que « notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il « considère comme un avec lui ». »[53] d’une part, les pauvres « ont beaucoup à nous enseigner » et donc « il est nécessaire que nous nous laissions évangéliser par eux ».[54] Accompagner les pauvres « comme il convient sur leur chemin de libération »[55], c’est leur prêter l’attention dont ils ont principalement besoin: « une attention religieuse privilégiée et prioritaire . »[56] Et nous, « nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui « doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin », de même que « chaque homme est appelé à se développer ». » [57]
Donner priorité à la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns, impose de rappeler « la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée »[58] et de « résoudre les causes structurelles de la pauvreté »[59] En effet, « les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société ».[60] Il importe de ne pas oublier que « la croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat »[61]
L’entrepreneur et l’homme politique ont des rôles importants à jouer. Ainsi, « la vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde ».[62] Au contraire, « augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail » est un « venin »[63]. d’autre part, il faut « davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! »[64] « A « partir d’une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social. »[65] En effet, « la politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun ».[66]
Et sur le plan politique, il est indispensable de se rendre compte qu’ « aucun gouvernement ne peut agir en dehors d’une responsabilité commune. […] Si nous voulons vraiment atteindre une saine économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations, assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de quelques-uns. »[67]
C’est « dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[68] que se construit la paix authentique[69], la paix sociale durable qui ne peut être que le « fruit du développement intégral de tous »[70]. Elle ne se construit pas sur le silence des pauvres : « les revendications sociales qui ont un rapport avec la distribution des revenus, l’intégration sociale des pauvres et les droits humains ne peuvent pas être étouffées sous prétexte de construire un consensus de bureau ou une paix éphémère, pour une minorité heureuse. » Pourquoi ? par ce que « la dignité de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de quelques-uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges. »[71]
La paix pour s’établir dans une société doit être l’œuvre d’un peuple et non d’« une masse asservie par les forces dominantes »[72]. Un peuple est constitué de citoyens fidèles qui participent à la vie politique, mais qui surtout se laissent intégrer et développent « une culture de la rencontre dans une harmonie multiforme ».[73]
Le peuple se construit et édifie la paix nationale et internationale en suivant quatre principes eux-mêmes inspirés par les postulats fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église[74].
Examinons ces quatre principes qui sont des principes d’action implicites que le Pape François est le premier à mettre ainsi en évidence.
Ils sont ainsi formulés : « le temps est supérieur à l’espace », « l’unité prévaut sur le conflit », « la réalité est plus importante que l’idée » et « le tout est supérieur à la partie ».
Il faut apprendre à « travailler à long terme », en vue de la plénitude, avec patience et ténacité plutôt que d’être obsédé par l’obtention de résultats immédiats[75].
Toujours dans la perspective de la plénitude, le conflit ne peut être ignoré ou paralysant, il doit être supporté, résolu et transformé « en un maillon d’un nouveau processus »[76] de solidarité entendue comme « une communion dans les différences ». Pour cela, « aller au-delà de la surface du conflit et [regarder] les autres dans leur dignité la plus profonde »[77] et combattre notre propre tentation de « dispersion dialectique »[78] en évitant le « syncrétisme » ou « l’absorption de l’un dans l’autre ».[79]
Entre l’idée et la réalité, il est nécessaire d’« instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité ».[80] La réalité, supérieure à l’idée, doit être éclairée par le raisonnement d’où l’importance de l’histoire de l’Église, des « saints qui ont inculturé l’Évangile », de la tradition. d’où la nécessité de « mettre en pratique la parole », de « réaliser des œuvres de justice et de charité ».[81]
Enfin, il faut éviter « l’universalisme abstrait et globalisant » tout comme « la mesquinerie quotidienne » du local[82], « des questions limitées et particulières »[83], en donnant la priorité au « bien plus grand qui sera bénéfique à tous » sans pour autant « se déraciner »[84]. Ainsi, dans l’action politique, « le meilleur de chacun », qu’il soit pauvre ou non, qu’il commette des erreurs ou non, doit être recueilli. Tous les peuples, toutes les personnes, dans leur particularité, doivent être incorporés « en vérité » dans la recherche du bien commun.[85]
Ces quatre principes nous montrent qu’il n’y a pas de paix sans « dialogue social », toujours en vue du bien commun et du plein développement de tout être humain. C’est à l’État et aux autorités internationales que revient le soin du bien commun national et universel de chercher des consensus à la recherche d’« une société juste, capable de mémoire et sans exclusions », dans le dialogue, avec humilité et en respectant les principes de subsidiarité et de solidarité.[86] Dans son dialogue avec l’État et le peuple, l’Église qui « n’a pas de solutions pour les questions particulières », accompagne néanmoins, au nom des valeurs fondamentales, « les propositions qui peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun. »[87]
Toujours dans le souci de la paix et de la justice, foi raison et sciences[88] doivent dialoguer comme doivent aussi dialoguer les chrétiens divisés[89], les chrétiens avec le peuple juif[90], avec les religions non chrétiennes ou les athées[91].
Dans un contexte de liberté religieuse, « un sain pluralisme, qui, dans la vérité respecte les différences et les valeurs comme telles, n’implique pas une privatisation des religions, avec la prétention de les réduire au silence. »[92] Tous, y compris les incroyants, peuvent être « de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection du créé. »[93]
Un peu plus tard, le 8 décembre 2013, en vue de la célébration de la 47e Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014[94], François va longuement développer le thème de la fraternité qui implique la solidarité telle qu’il l’a définie et cet esprit de communauté entre tous les hommes et principalement vis-à-vis des plus pauvres.
François constate que nous sommes tous animés, dans notre « désir d’une vie pleine » par « une soif irrépressible de fraternité, qui pousse à la communion avec les autres ». Voir en l’autre un frère, une sœur est la condition de la justice et de la paix et c’est dans la famille que naît ce regard. Au niveau mondial, nous sommes amenés à prendre de plus en plus conscience « de l’unité et du partage d’un destin commun entre les Nations de la terre. » Mais, si la mondialisation, comme disait Benoît XVI, « nous rend proches », elle « ne nous rend pas frères » au contraire, surgit une « mondialisation de l’indifférence, qui nous fait lentement nous « habituer » à la souffrance de l’autre, en nous fermant sur nous-mêmes. » Les plus faibles nous paraissent inutiles et les échanges, quand il y en a, s’apparentent « à un simple « do ut des »[95] pragmatique et égoïste ».
L’esprit de fraternité ne peut naître que dans la référence à un « Père commun, comme son fondement ultime » même si, comme l’enseigne l’histoire de Caïn et Abel[96], beaucoup meurent « par la main de frères et de sœurs qui ne savent pas se reconnaître tels, c’est-à-dire comme des êtres faits pour la réciprocité, pour la communion et pour le don ». Seule la fraternité originelle régénérée par le Christ peut fonder la fraternité « que les hommes ne sont pas en mesure de générer tout seuls ». Seul le Christ réconcilie les hommes et les peuples et seul peut nous présenter l’autre « comme notre « semblable », une « aide ». »
la fraternité ainsi entendue « génère la paix sociale, parce qu’elle crée un équilibre entre liberté et justice, entre responsabilité personnelle et solidarité, entre bien des individus et bien commun. une communauté politique doit, alors, agir de manière transparente et responsable pour favoriser tout cela. Les citoyens doivent se sentir représentés par les pouvoirs publics dans le respect de leur liberté ».
Mais une conversion des cœurs, comme on le devine, est nécessaire. Les crises financières et économiques que nous connaissons réclament des politiques adaptées mais aussi, de notre part, des « styles de vie sobres et basés sur l’essentiel ». C’est l’occasion de « retrouver les vertus de prudence, de tempérance, de justice et de force ». De même, si, en vue de la paix, des accords internationaux, des lois nationales sont nécessaires, chacun doit aussi s’efforcer « de reconnaître dans l’autre un frère dont il faut prendre soin, avec lequel travailler pour construire une vie en plénitude pour tous ». Seule cette conversion peut vaincre les maux sociaux, que ce soit la faim[97], la violence, la corruption, les trafics illicites, la destruction du milieu naturel, la prostitution, l’exploitation, la spéculation, la pédophilie, l’esclavage, l’inhumanité de certaines prisons, etc..
Et de conclure : « Quand manque cette ouverture à Dieu, toute activité humaine devient plus pauvre et les personnes sont réduites à un objet dont on tire profit. C’est seulement si l’on accepte de se déplacer dans le vaste espace assuré par cette ouverture à Celui qui aime chaque homme et chaque femme, que la politique et l’économie réussiront à se structurer sur la base d’un authentique esprit de charité fraternelle et qu’elles pourront être un instrument efficace de développement humain intégral et de paix ».
Une fois de plus est affirmée la nécessité de la conversion.
Tous enfants d’un même Père, nous sommes appelés à l’unité et dès les premiers siècles l’Église ne cessera de le proclamer. Non seulement les croyants venus d’horizons divers et attachés à des pratiques variées sont invités à vivre en concorde mais cette concorde doit aussi être vécue avec tous les hommes car « tous les êtres selon leur nature, tiennent de [Dieu] la vie et la subsistance.. »[1] Et à propos du Notre Père où l’on dit bien « Notre Père » et non « Mon Père », saint Cyprien de Carthage souligne que « notre prière est publique et communautaire, et quand nous prions, ce n’est pas pour un seul, mais pour tout le peuple, car nous, le peuple entier, nous ne faisons qu’un. »[2] Pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité, le Concile Vatican II a bien précisé : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains hommes créés à l’image de Dieu. la relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8). Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent. »[3]
Un temps, l’Église contemporaine a été hantée par la « chrétienté » entendue, par exemple, par Léon XIII, comme « comme une grande famille des nations chrétiennes et libres «[4]. Pie XI, en 1922 s’y réfère aussi avec nostalgie, semble-t-il : »…il n’est point d’institution humaine en mesure d’imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait au moyen âge cette véritable Société des Nations qui s’appelait la chrétienté » [5]
Mais, cette « chrétienté » considérée comme une « grande famille » ou une « véritable Société des nations », a-t-elle vraiment existé ? [6]
Le mot « chrétienté » tel qu’il est employé ici par les souverains pontifes renvoie à la période la plus accomplie apparemment du christianisme médiéval. Mais a-t-on vraiment connu à cette époque des XIe, XIIe et surtout XIIIe siècles une parfaite harmonie doctrinale et sociale qui offrirait un modèle hélas disparu ?
Quand on pense à cette époque, on est bien sûr frappé par l’essor artistique, scientifique et technique à travers l’Europe occidentale surtout. On se rappelle les échanges culturels entre les diverses régions d’Europe mais aussi l’ouverture vers les cultures grecques arabes et juives qui a favorisé le développement de la philosophie et de la théologie spéculative. Les historiens mais aussi les simples observateurs remarquent qu’il y a à ce moment une certaine unité sans uniformité : « Le moyen âge, c’est une de ses constantes, est encyclopédique et ouvert à toutes les influences. Au XIIe et au XIIIe siècles plus encore qu’à d’autres moments. Il s’intéresse à tout et il accepte tout. Il veut une culture universelle et il l’alimente aux sources les plus diverses : Antiquité classique ou chrétienne, Orient byzantin ou arménien, monde arabe ou celtique. Il évite pourtant le double péril de la dispersion et de l’éclectisme. Puissamment constructif, doué pour l’analyse autant que pour la synthèse, il réussit à ordonner degré par degré et à construire une civilisation originale. » [7]
Le principe de cette unité c’est l’Église qui « intègre et plie à ses conceptions les nouveautés les plus diverses »[8]. Il ne faut pas oublier qu’elle a le monopole de l’enseignement, qu’elle est visible par ses innombrables bâtiments[9] et rythme toute la vie de la naissance à la mort et tout au long de la journée et de l’année par les innombrables fêtes religieuses chômées. Quant au prêtre, par la confession, il contrôle et oriente les consciences et par ce biais, moralise ou du moins tente de moraliser la société. L’Église ainsi « assure l’unité externe de la civilisation occidentale. si celle-ci ne connaît pas de frontières, c’est parce que l’Église lui sert de cadre et que l’Église est supra-nationale, qu’elle est la patrie de tous les chrétiens. C’est aussi l’Église qui fait l’unité profonde et l’originalité de la civilisation médiévale. C’est elle qui donne leur « vision du monde » aux artistes comme aux savants et leur permet de créer du neuf à partir d’éléments anciens « informés » par un nouvel esprit. C’est elle qui fonde cet équilibre caractéristique où chaque chose trouve sans difficulté sa place exacte dans un ensemble pensé par Dieu et révélé aux hommes. Cet équilibre où chaque être est à la fois lui-même et autre chose, a valeur personnelle et valeur de symbole. »[10]
Mais l’unité n’est pas absolue : « il existe des courants aberrants que l’Église a quelque peine à réduire, même en matière proprement religieuse ; les hérésies sont nombreuses et parfois puissantes. Et dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les signes annonciateurs de profonds changements se précisent. L’Église accuse une baisse de son influence dans la vie publique comme dans le domaine de la culture. Elle voit échapper progressivement à son contrôle des États qui ont renforcé leur armature politique et administrative et s’appuient sur un sentiment national désormais conscient et des villes dont la bourgeoisie affiche une indépendance et un dynamisme croissants. Elle recule devant le réalisme grandissant des écrivains et des artistes. Elle donne d’ailleurs quelques marques de lassitude, trahit un certain épuisement, manifeste une tendance dangereuse à vivre de l’acquis. » [11]
L’unité intellectuelle soutenue par la langue latine va être mise à mal par la montée des littératures nationales et un certain dédain pour les modèles classiques. La théologie est alors comme à d’autres époques un lieu de débats et de querelles[12]. L’unité religieuse est rompue depuis 1054, date du grand schisme avec l’Église d’orient, et au sein même de l’Église d’occident, on déplore de nombreuses hérésies comme celles des Vaudois[13], en acceptant le poison des possessions temporelles ; que l’Église romaine était la grande prostituée décrite dans l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Apocalypse[Apocalypse], la mère et la maîtresse de toutes les erreurs ; que les prélats étaient des Scribes, et les religieux des Pharisiens ; que le pontife romain et tous les évêques étaient des homicides ; que le clergé ne devait avoir ni dîme ni terres ; que c’était un péché de doter les églises et les couvents, et que tous les clercs devaient gagner leur vie du travail de leurs mains, à l’exemple des apôtres ; enfin que lui, Vaudès, venait rétablir sur ses fondements primitifs la vraie société des enfants de Dieu_. » (Vie de Saint Dominique, 1872, chapitre 1). ], des Amauriciens[14] ou encore des Cathares eux-mêmes influencés par les bogomiles ou encore les pauliciens venus de l’Est[15]. Toutes ces hérésies[16] sont combattues par les ordres mendiants mais aussi par la force.[17] C’est la force aussi qui finira par sévir lors de l’évangélisation des régions nordiques et orientales de l’Europe. Dans un premier temps, la mission est pacifique mais suite à la résistance puis à l’hostilité des peuples païens, l’ordre des Chevaliers teutoniques dont la vocation était de protéger les pèlerins en route vers la Terre sainte, se voit confier une croisade qui sera une guerre d’extermination et de conquête avec la collaboration de l’ordre des Porte-Glaive.[18]
Cette violence organisée à elle seule doit nous empêcher de faire de ce temps une sorte d’âge d’or du christianisme. Que vaut une unité toute relative par ailleurs si elle est acquise par la force ? Même si l’on peut caractériser le Moyen Age par « une tendance, une aspiration vers l’unité »[19], force est de constater que, même à la période la plus accomplie du christianisme médiéval, on n’a jamais connu une parfaite harmonie entre le spirituel et le temporel qui équivaudrait à un « modèle » de chrétienté. Cela a toujours été davantage un idéal vers lequel on a tendu avec plus ou moins de succès selon les époques qu’un moment où elle aurait été réalisée.[20] Mais examinons de plus près cette aspiration à l’unité qui se manifeste, à l’époque, dans l’idée qu’on se fait des rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. On voudrait que l’empereur soit, à côté du pape, « comme le bras à côté du cœur »[21], que les intérêts de l’un soient les intérêts de l’autre, qu’ils collaborent dans une œuvre commune.[22] L’Église étant évidemment mère et maîtresse. Ainsi, au IVe concile de Latran, en 1215, elle convoque outre les patriarches, archevêques, évêques, ordres monastiques, chapitres des églises, cathédrales, collégiales, les autorités séculières -l’empereur Frédéric II, les rois de France, Angleterre, Hongrie- accompagnées de délégués des villes[23]. Mais, dans la réalité, que se passe-t-il ? Les princes chrétiens sont confrontés à des querelles intestines et rivalisent entre eux: Angleterre, Ecosse, France, Allemagne, Flandres se rencontrent sur les champs de bataille. Et l’Église elle-même se trouve confrontée aux oppositions des princes. Henri II Plantagenêt (1133-1189) entre en conflit avec l’Église et encourage l’assassinat de Thomas Becket (1170). Jean sans Terre (1167-1216) se querelle avec le pape Innocent III qui jette l’http://fr.vikidia.org/wiki/Interdit_(religion)[interdit] sur l’Angleterre et excommunie le roi qui devra se reconnaître vassal de la papauté en 1208. Le pape Urbain IV (1261-1264) excommunie Manfred roi de Naples et de Sicile, confisque ses terres pour les redistribuer au comte d’Anjou (frère de Luis IX), futur Charles Ier, roi de Sicile. Il rétablit l’ordre dans les Etas pontificaux, affaiblit l’influence germanique et noue des alliances avec les responsables des villes et des États importants. Il soutient Henri III d’Angleterre (1207-1272) dans son combat contre les barons opposés à sa centralisation. Rappelons-nous aussi les relations plus qu’houleuses entre Frédéric II et les papes Honorius III (1216-1227) Grégoire IX (1227-1241) Innocent IV (1243-1254)[24] ou encore la querelle entre Philippe le Bel et Boniface VIII (1294-1303)[25] pour se rendre compte que l’harmonie ne règne pas dans la chrétienté.
Après la « querelle des investitures » qui a marqué les XIe et XIIe siècles[26], nous assistons aux XIIe et XIIIe siècles à la lutte du Sacerdoce et de l’Empire : à qui revient la domination universelle ? Au pape ou à l’empereur ? En somme, le Pape voudrait établir la suprématie de son pouvoir sur les pouvoirs temporels au nom de la théorie des deux glaives formulée par saint Bernard[27] et use, nous l’avons vu, de l’excommunication ou de la déposition lorsque les princes sont réticents à la croisade ou convoitent des terres relevant des États pontificaux. Mais les princes qui sont à l’intérieur de leurs frontières confrontés à des revendications de liberté et tentent d’asseoir leur autorité supportent de moins en moins la tutelle que le pape veut exercer sur leurs royaumes.[28] Comme l’écrit L. Génicot, « dans cette douleur, le monde moderne s’enfante. Au travers des crises suscitées par des faiblesses de quelques-uns d’entre eux et par la résistance des forces traditionnelles, les souverains poursuivent la réalisation du programme qu’ils se sont plus ou moins consciemment tracé dès le XIIe siècle et qu’au XIIIe siècle, les légistes et les philosophes ont précisé, amplifié et légitimé.[…] Un nouvel ordre s’élabore ainsi, fondé sur l’absolutisme monarchique et le capitalisme marchand. »[29]
Au rêve de théocratie d’une part et d’empire universel d’autre part, succède la conception moderne de l’État national centralisé et laïque.[30]
Il est difficile après ce rapide tour d’horizon de croire que la « grande famille », la « véritable Sociétés des nations » a été réalisée à un moment de l’histoire. Il n’empêche que l’Église, avec succès ou maladresse avec justesse ou partialité, ne sera jamais indifférente aux relations entre les hommes à travers le monde.
« S’il a fallu que la papauté renonce insensiblement à la thèse du pouvoir direct, qui fait du chef de l’Église romaine le suzerain de l’orbis terrarum, et ne réclame qu’un pouvoir indirect […], la parole pontificale […] a cependant réussi à définir de manière irrévocable sa juridiction universelle, sa sollicitudo omnium Ecclesiarum [… ]. »[1]
La vocation de l’Église est universelle, elle est inscrite dans cette parole du Christ : « Allez donc vers tous les peuples, et faites de tous les hommes mes disciples »[2]. L’évangélisation touchant de plus en plus de peuples, il faut veiller à l’unité et comme l’évêque de Rome a reçu prééminence par la consécration « Tu es Pierre… »[3], celui-ci, surtout s’il est malade ou trop vieux ou que les distances sont trop grandes, va se faire représenter par des envoyés, des légats qui le remplaceront, par exemple, lors de conciles ou de synodes[4] et, à ce titre, réclameront la présidence de ces assemblées. A côté de ces légats nantis d’une mission déterminée et limitée, on trouve aussi des représentants permanents notamment à la cour impériale de Constantinople.[5] A la fin de l’antiquité et durant le moyen-âge, apparaîtront, dans l’Église latine d’occident, les vicaires apostoliques et les légats de mission dépendant d’un seul pontife. A l’époque carolingienne, dans l’union étroite de l’Empire et de l’Église, les légats envoyés auprès des cours d’Europe interviendront aussi dans les affaires politiques.[6] Durant la réforme grégorienne, les « legati romani » jouent les intermédiaires dans la lutte entre le pape et le roi et agissent sur un territoire déterminé avec préséance sur les évêques.[7] Par eux, le pape escompte une reconnaissance civile et ecclésiastique. Ils joueront aussi un grand rôle dans l’organisation et le contrôle des croisades.
Les nonciatures permanentes apparaissent en 1500 à Venise d’abord puis dans plusieurs grandes villes européennes pour organiser, dans un premier temps, la défense contre les Turcs puis face à la Réforme et « rechercher l’unité par les voies diplomatiques grâce à d’habiles négociations »[8] où se mêlent intérêts politiques et religieux. Progressivement, au XVIIe siècle, la mission des nonces sera de veiller au « respect de l’autorité et de la juridiction pontificales ».[9] La création par le pape Grégoire XV, le 6 janvier 1622, de la Congrégation romaine pour la propagation de la foi officialise structurellement l’idée que l’Église de Rome est une Église universelle et pas seulement européenne [10] dont le souci est avant tout pastoral et spirituel. Toutefois des difficultés surgirent ça et là mais surtout en Allemagne concernant la compétence des nonces par rapport aux évêques et il faudra attendre la chute des États pontificaux en 1870[11] pour que le Saint-Siège apparaisse uniquement comme une autorité spirituelle et non plus comme une puissance temporelle. Les nonciatures vont se multiplier à travers le monde, de nombreux concordats vont être conclus. Le pape réputé désormais « neutre » politiquement et désintéressé temporellement sera sollicité en personne ou par l’intermédiaire de ses nonces dans le règlement de conflits internationaux ou prendra l’initiative d’interventions pacificatrices.[12]
En 1917, le Code de droit canonique, confirmé pour l’essentiel en 1983, établit la structure juridique du corps des représentants du pape et précise bien qu’aucun des envoyés du pape, qu’il s’agisse de légats, de nonces ou de délégués apostoliques, n’a le droit d’exercer une juridiction recoupant celle de l’évêque.[13]
En 1929, les accords du Latran consacrent la fin des États de l’Église et créent la base juridique de l’État de la cité du Vatican, sur 0,44km et avec moins de 900 habitants. Les accords incluent également un concordat suivant lequel, dans son article 12, est reconnu le droit de représentation active et passive du Saint-Siège qui peut dès lors envoyer des représentants et accueillir les représentants accrédités des autres pays.[14]
Nonciatures et concordats[15] vont se multiplier. L’impartialité du pape déjà manifeste avec Benoît XV, s’affirme avec Pie XI dans les négociations avec les régimes totalitaires, l’Union soviétique ou l’Allemagne. L’Osservatore romano du 16 mai 1929 rapporte cette réflexion du Souverain Pontife: « Lorsqu’on traite pour le salut d’une âme, pour empêcher la damnation éternelle de cette âme, Nous nous sentons le courage de traiter avec le diable en personne »[16]. De même, Paul VI, vis-à-vis de l’Est, préférera « traiter plutôt que condamner ».[17]
La diplomatie est ainsi de plus en plus dirigée de Rome et par l’accroissement des nonciatures, délégations apostoliques, etc.. Elle va étendre son réseau à travers le monde entier, entretenant des relations diplomatiques avec 179 pays en 2003 auxquels il faut ajouter l’Union Européenne et l’Ordre Souverain Militaire de Malte. Le Saint-Siège entretient aussi des relations spéciales avec l’Organisation de Libération de la Palestine.[18] De plus, le Saint-Siège participe aux activités de 34 Organisations internationales intergouvernementales et 7 Organisations régionales intergouvernementales.
Le Saint-Siège ou Siège apostolique ne se confond pas avec l’État de la Cité du Vatican. Cet État a été constitué par le Traité du Latran[19], en 1929, « pour assurer de façon visible l’indépendance du Saint-Siège »[20] auquel il est subordonné[21].
Le Saint-Siège est aujourd’hui indépendant des pouvoirs politiques et le défenseur d’une certaine morale internationale. On doit le considérer comme une institution supranationale plus qu’internationale, « sujet souverain de droit international ».[22]
Ce statut n’est pas un statut consenti par la communauté internationale. Comme le reconnaît le Code de droit canonique : « L’Église catholique et le Siège apostolique ont qualité de personne morale de par l’ordre divin lui-même ».[23] Autrement dit, le Saint-Siège est « une réelle personne juridique créée et instituée par Jésus-Christ »[24] mais quand on parle de personne juridique ou de personne morale, on désigne en fait en langage juridique une réalité théologique qui s’est réalisée dans le temps et est liée à la conception juridique romaine puis européenne puis internationale. Si, au point de départ, il y a une ordinatio divina, la personnalité juridique postérieure, est « une création de l’organisation humaine, élaborée à travers les siècles en fonction des événements historiques » qui ne peut être considérée « comme un dogme de foi ».[25]
Que désigne exactement l’expression Saint-Siège ou Siège apostolique ? Ces expressions enveloppent le pape et les institutions qui l’aident dans le gouvernement de l’Église, principalement la Curie mais elles peuvent aussi plus simplement se référer au pape, à sa primauté [26].
Le Traité du Latran, en 1929, reconnaît la souveraineté du Saint-Siège, une souveraineté spirituelle inhérente à sa nature[27]. Et ce n’est pas seulement l’Italie qui reconnaît cette souveraineté car « le traité du Latran est un acte international qui concerne également les États tiers ».[28] Le Saint-Siège est dès lors en « position d’égalité par rapport aux États, au sein de la communauté internationale, sans réserves particulières (exception faites pour celles qui découlent de sa nature) »[29]. Il n’empêche que le Saint-Siège, « dans la conscience des peuples et des gouvernements, occupe réellement une position de prééminence dans la communauté internationale et exerce une fonction modératrice effective parmi les États. »[30] Une prééminence morale qui tient à son impartialité et à son indépendance.
Certes, certains contestent cette personnalité du Saint-Siège mais strictement du point de vue juridique le plus répandu, la reconnaissance dans l’ordre international, n’est « pas une création ou une constitution » mais une constatation[31].
Toutefois, cette personnalité internationale est spécifique puisque le Saint-Siège, comme il l’a rappelé à plusieurs reprises, ne peut agir, en fonction de sa nature propre, comme n’importe quel État[32]. Cette spécificité n’entraîne aucune limitation de la souveraineté et de la personnalité du Saint-Siège que la communauté internationale accepte telles quelles puisque le Saint-Siège respecte les normes du droit international[33] et n’agit pas « selon un droit « singulier » ou « spécial » »[34].
Fort de son statut international, le Saint-Siège signe donc toutes sortes d’accords bilatéraux, concordats, conventions, modus vivendi, échanges de notes, de lettres souveraines ou encore des protocoles, avec les États.[35] Le but est de régler juridiquement les rapports entre l’Église et l’État, « d’obtenir des conditions, même très restreintes, de fonctionnement ou de développement pour les institutions ecclésiastiques dans des situations historiques particulièrement complexes et difficiles ».[36] Ces accords concernent « l’organisation et les institutions de l’Église locale, le libre exercice de la juridiction ecclésiastique, la liberté de culte, la nomination des évêques, le service militaire du clergé, les écoles gérées par les autorités ecclésiastiques, l’enseignement de la religion dans les écoles publiques, l’assistance religieuse aux forces armées, la discipline juridique des institutions et leur traitement fiscal, les biens cultuels et culturels, la reconnaissance civile du mariage religieux ».[37] Certains de ces accords ont été enregistrés auprès des Nations-Unies.[38]
Au niveau international multilatéral, le Traité du Latran d’une part et d’autre part l’action politique et humanitaire de l’Église durant la seconde guerre mondiale et après, ont favorisé l’accueil du Saint-Siège dans les assemblées et conférences internationales alors que le laïcisme hérité des Lumières avaient marginalisé l’Église durant les deux siècles précédents.[39]
Le Traité du Latran[40] et toute l’histoire qui a suivi témoignent de la volonté d’impartialité du Saint-Siège ce qui ne signifie pas désengagement, abstention ou indifférence. Mais les interventions du Pape ne se situent pas au niveau des conflits humains qu’ils dépassent mais au niveau moral au nom du bien commun de l’humanité, comme en témoignent les discours annuels du pape au corps diplomatique.[41]
Toutefois, comme le prévoit le Traité du Latran, si les parties en conflit demandent unanimement une médiation, un arbitrage, une mission de bons offices, le Saint-Siège interviendra, fort de son impartialité.
Pour préserver la paix, la communauté internationale a dès le XIXe siècle établit des procédures en vue de solutions pacifiques des conflits[42]. Alors que l’Église avait été exclue des Conférences de la Haye, à cause de l’esprit du temps mais aussi parce que l’Italie craignait qu’elle n’internationalise la question romaine qui, à cette époque, n’était toujours pas réglée.[43] Léon XIII favorable à ces conférences avait protesté contre son exclusion.[44]
Il n’empêche c’est à partir de Léon XIII que le Saint-Siège va intervenir avec un total désintéressement pour éviter des conflits avec plus ou moins de succès.
Du 18 au 22 juillet 1870, Léon XIII offre, en vain, sa médiation pour éviter la guerre entre l’Allemagne et la France. Par contre, alors qu’entre 1875 et 1885, l’Allemagne et l’Espagne se disputent les îles Carolines (au N-E de la Nouvelle Guinée), Léon XIII va arbitrer ce conflit prévenant ainsi une guerre navale et tranchera en faveur de l’Espagne. Ses interventions vont se multiplier que les États en cause soient catholiques ou non ou parce que les protagonistes ont sollicité ses bons offices.[45] Nous avons montré par ailleurs comment les successeurs se sont investis face aux guerres qui ont marqué le XXe siècle. On peut toutefois épingler l’intervention du Saint-Siège pour régler le différend qui opposait l’Argentine et le Chili à propos du canal de Beagle, intervention qui aboutit en 1984 à un traité de paix et d’amitié signé au Vatican.[46] Ou encore, plus près de nous le rapprochement entre les USA et Cuba qui est le fruit d’une longue et discrète action de la diplomatie vaticane et, en particulier, du Pape François.[47]
Lors d’une conférence prononcée le 11 mars 2015, le cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin, résumait ainsi l’action diplomatique du Vatican[48] : « l’action diplomatique du Saint-Siège ne se contente pas d’observer ce qui se passe ou d’en évaluer la portée et ne peut pas non plus n’être qu’une voix critique : elle est appelée à agir pour faciliter la cohabitation entre différentes nations, pour promouvoir la fraternité entre les peuples, la véritable coopération […] la solidarité structurée au profit du bien commun et de celui des individus. […] Le Saint-Siège, en substance, œuvre sur la scène internationale non pas pour garantir une sécurité générique mais pour soutenir une idée de la paix comme fruit de relations justes, du respect des normes internationales, de la protection des droits fondamentaux de l’homme, à commencer par ceux des plus petits, des plus vulnérables. […] Sans l’action des représentations diplomatiques pontificales, combien d’institutions de l’Église resteraient sans ce contact vital avec son gouvernement central qui leur apporte un soutien et même une crédibilité ? Sur le plan de la société civile, de quelles orientations éthiques l’absence du Saint-Siège priverait-elle la mise en œuvre de la coopération, le désarmement, la lutte contre la pauvreté, l’éradication de la faim, le soin des maladies, l’alphabétisation ? » Ainsi, « ad intra », l’objectif est bien le salut des âmes et « ad extra » la poursuite de « la vraie paix sur terre » à partir du droit international. La fin poursuivie est de toute façon toujours « principalement religieuse » puisque la mission du chrétien est d’être « artisan de paix ».
Et à propos de la position du Saint-Siège sur le droit international, le cardinal apporte une précision intéressante : « Il est aujourd’hui plus que jamais urgent de modifier le paradigme sur lequel se fonde le droit international. […] Il s’agit d’empêcher la guerre sous toutes ses formes, d’élaborer un « ius contra bellum », c’'est-à-dire des normes qui soient en mesure de développer et surtout d’imposer les instruments déjà prévus par l’ordre international pour résoudre pacifiquement les controverses et éviter le recours aux armes ». Ce ius contra bellum appuierait davantage « le dialogue, la négociation, les pourparlers, la médiation, la conciliation » qui, trop souvent aujourd’hui, sont considérés « comme de simples palliatifs privés de l’efficacité nécessaire ». En plus de ce ius contra bellum, le droit international devrait se doter d’un ius post-bellum, qui regrouperait des « instruments normatifs en mesure de gérer les périodes de post-conflits », c’est-à-dire qui aborderait, après la guerre, les questions « du retour des réfugiés et des personnes déplacées, du fonctionnement des institutions locales et centrales, de la reprise des activités économiques, de la sauvegarde du patrimoine artistique et culturel ».[49]
d’une manière générale, l’Église se réjouit de leur existence. Ainsi Paul VI écrit-il : « Le fort désir de tous les hommes de bonne volonté qu’il y ait une coexistence pacifique entre les nations et qu’elle donne lieu au développement des peuples, est désormais également exprimé par l’intermédiaire des organisations internationales, qui, en mettant à la disposition de tous leur science, leur expérience et leur prestige, ne ménageront pas leurs efforts pour un tel service en faveur de la paix et du progrès. Les relations entre le Saint-Siège et les organisations internationales sont nombreuses et de nature juridique variée ; avec chacune d’entre elles, nous avons établi des missions permanentes, qui témoignent de l’intérêt de l’Église pour les problèmes généraux de la vie civile et pour offrir l’aide de sa collaboration.[1]
De la communauté politique mondiale chère à Vitoria à l’ethnarchie de Taparelli, lentement, très lentement, apparaît l’idée d’une organisation des peuples qui serait gardienne de la paix, une organisation super-étatique.
On se souvient qu’en 1899 fut convoquée la première Conférence de la paix, à l’initiative du Tsar Nicolas II afin de « rechercher les moyens les plus efficaces d’assurer à tous les peuples les bienfaits d’une paix réelle et durable et de mettre avant tout un terme au développement progressif des armements actuels »[1]. Le gouvernement italien qui craignait que la « question romaine » ne soit abordée, s’opposa à la présence du Saint-Siège. Il n’empêche que Léon XIII, blessé par ce refus, approuva le principe et le but de cette Conférence. Son Secrétaire d’État transmit quelques suggestions : « Il manque dans le consortium international des États un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir le droit de chacun. Il ne reste dès lors qu’à recourir immédiatement à la force ; de là l’émulation des États dans le développement de leur puissance militaire . A l’encontre d’un état de choses si funeste, l’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun ; elle répond à tous égards aux aspirations du Saint-Siège. »[2]
Benoît XV, en 1920[3], peu après la naissance de la Société des Nations, expose ainsi sa conception de l’organisation internationale souhaitée : « Il est très désirable que l’ensemble des États, écartant tous les soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tant pour la défense de leurs libertés particulières que pour le maintien de l’ordre social. Cette société des nations répond -sans faire état d’une foule d’autres considérations- à la nécessité universellement reconnue de faire tous les efforts pour supprimer ou réduire les budgets militaires dont les États ne peuvent plus maintenant porter l’écrasant fardeau, pour rendre impossibles dans l’avenir des guerres aussi désastreuses, ou du moins pour écarter la menace le plus possible et assurer à chaque peuple, dans les limites de ses frontières légitimes, son indépendance en même temps que l’intégrité de son territoire. Aux nations unies dans une ligue fondée sur la foi chrétienne l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et par la charité. Aussi bien elle est le modèle le plus achevé de la société universelle, et elle dispose, de par sa constitution même et de ses institutions, d’une merveilleuse influence pour rapprocher les hommes non seulement en vue de leur salut éternel, mais même en vue de leur bonheur en cette vie ». Certes, l’évocation des « nations unies dans une ligue fondée sur la foi chrétienne » peut paraître utopique mais peut être aussi interprétée comme l’invitation à une évangélisation universelle indispensable à l’établissement d’une véritable paix. Il est intéressant aussi de remarquer que l’Église se propose comme modèle en fonction même de la supranationalité qui la caractérise et qui est un caractère indispensable à l’organisation superétatique souhaitée.
Alors que la Société des Nations va connaître de plus en plus d’échecs[4], Pie XI, pourfendeur des nationalismes et des idéologies mortifères, rappelle, en 1923, quels devraient être les fondements de la Société des Nations. Il souhaita qu’on prenne « toujours plus en considération les enseignements de Thomas d’Aquin, spécialement sur le droit des gens et les lois qui règlent les relations internationales, car on y trouve les bases de la véritable Société des Nations ».[5] Outre l’organisation politique, Pie XI pense aussi à l’organisation économique. En 1931, il déclare qu’« il convient que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes dans l’ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’engagements et d’institutions sagement conçus, l’avènement d’une bienfaisante et heureuse collaboration économique internationale ».[6]
Après la guerre de 14-18, Don Sturzo, entre autres, appelle de ses vœux une telle organisation. Et Pie XII, dès le début de la seconde guerre mondiale, va se faire le champion de cette idée. Dès 1939, il estime que la création ou la reconstruction d’institutions internationales est un élément indispensable à l’établissement d’une vraie paix entre les peuples[7].
Même si, avant Pie XII, Rome fut attentive à certaines institutions internationales existantes[8] et souhaita une vraie organisation super-étatique, c’est incontestablement Pie XII qui milita le plus pour que se réalise ce rêve. Les accords du Latran, la triste expérience de deux guerres mondiales et sa formation de diplomate expliquent l’insistance du Souverain Pontife qui espérait que l’autorité d’une société des peuples soit « réelle et effective sur les États qui en sont membres, de manière pourtant que chacun d’entre eux conserve un droit égal à se souveraineté relative ». Il s’agirait d’« d’un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective »[9]. « Une organisation politique efficace du monde », est-ce un projet révolutionnaire ? Non. Selon Pie XII, « rien n’est plus conforme à la doctrine traditionnelle de l’Église, ni plus adapté à son enseignement sur la guerre légitime ou illégitime, surtout dans les conjonctures présentes. Il faut donc en venir à une organisation de cette nature, quand ce ne serait que pour en finir avec une course aux armements où, depuis des dizaines d’années, les peuples se ruinent et s’épuisent en pure perte ».[10] Rien n’est plus conforme à la nature : « L’union indissoluble des États est un postulat naturel ; c’est un fait qui s’impose à eux et auquel, quoique parfois avec hésitation, ils se soumettent comme à la voix de la nature, en s’efforçant, par ailleurs, de donner à leur union un règlement extérieur stable, une organisation. L’État et la Société des États avec son organisation -par leur nature, selon le caractère social de l’homme et malgré toutes les ombres, comme l’atteste l’histoire- sont donc des formes de l’unité et de l’ordre entre les hommes, nécessaires à la vie humaine et coopérant à son perfectionnement ».[11] Et n’est-ce pas finalement la volonté de Dieu ? « Le chemin qui mène à la communauté des peuples et à sa constitution n’a pas, comme norme unique et ultime, la volonté des États, mais plutôt la nature, ou bien le Créateur. »[12]
Peut-on affirmer que l’ONU a répondu aux attentes du Souverain Pontife ?
La réponse à cette question est nuancée : « Dans l’aréopage mondial des Nations-Unies et à côté de grandes puissances, a été érigée, même pour les nations plus petites, une tribune publique d’orateurs (que les anciens romains auraient appelée « rostra »), laquelle, par sa vaste résonance, mériterait bien d 'être mise au service d’une digne et juste paix.
Il est vrai que, après les désillusions et les expériences souvent humiliantes de l’après-guerre, aucune intelligence clairvoyante et raisonnable, se sentira poussée à donner plus de valeur qu’il ne faut aux immédiates et palpables possibilités de cette tribune mondiale.
Cependant, il ne reste pas moins vrai qu’aucun de ceux qui ont pris à cœur, comme un devoir sacré, de lutter pour une paix digne, doive renoncer à se servir de cette possibilité, si limitée qu’elle soit, pour secouer la conscience du monde à partir d’un lieu si haut placé et si en évidence, même dans le cas où d’innombrables indices sembleraient démontrer que leurs raisons risquent de n’être - pour un temps plus ou moins long - qu’une simple « voix dans le désert ». »[13]
Le point positif est donc qu’à partir de la tribune offerte même aux plus petits, la conscience du monde puisse être secouée. Mais le pape doute de l’efficacité des discours tenus du haut de ce qui n’est qu’une tribune et non une organisation politique internationale gardienne du bien commun international et capable « de mettre en œuvre des moyens de contrainte »[14]
Il n’empêche que le 1er septembre 1948[15], Pie XII exprime sa confiance en l’Assemblée des nations Unies qui doit tenir sa prochaine session à Paris à partir du 21 septembre 1948: « prochainement […] l’Assemblée des Nations Unies reprendra ses sessions, dûment autorisées à affronter les problèmes de la paix du monde et de la sécurité. Des hommes de science et d’expérience, de grand caractère et de noble idéal, pleinement conscients de leurs graves responsabilités envers la civilisation et la culture, mettront tout en œuvre, déploieront tous leurs efforts pour faire revenir la confiance au sein de la famille des nations, et non seulement comme Nous en avons la profonde confiance, pour en écarter un cataclysme que l’esprit se refuse à imaginer, mais pour la mettre sur la voie qui conduit au bonheur, dans la justice pour tous,, ouvriers et patrons, eut qui conduit à la moralité dans le vie nationale et individuelle, dont l’unique base possible est la foi religieuse en Dieu. » Et le pape d’inviter, de manière pressante, le monde entier à prier pour le succès de cette assemblée.[16] En 1956, après l’insurrection hongroise réprimée par l’armée soviétique, dénonçant le « faux réalisme » de certains membres des Nations Unies, Pie XII estime que l’ONU aurait dû pouvoir envoyer des observateurs et, devant le refus des États, ne pas autoriser ces mêmes États à exercer leurs droits de membres de l’Organisation. Pie XII ajoutait que l’OINU « devrait aussi avoir le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. » A la suite de ces remarques, il déclarait : « Si Nous faisons allusion à ces aspects défectueux, c’est parce que Nous désirons voir renforcer l’autorité de l’ONU, surtout pour l’obtention du désarmement général, qui Nous tient tant à cœur […] ».[17]
Pie XII encouragea les institutions spécialisées des Nations Unies, comme l’Organisation internationale des réfugiés (OIR)[18], l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), et surtout l’OIT[19] et la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture)[20].
Le Saint-Siège, représentant la Cité de l’État du Vatican n’est pas, en raison de sa neutralité dans les questions politiques, membre de l’ONU mais, depuis 1957, fait partie des deux « États non membres auxquels a été adressée une invitation permanente à participer en qualité d’observateur aux sessions et aux travaux de l’Assemblée générale et ayant une mission permanente d’observation au Siège de l’ONU »[21]
Avec une telle préparation, on ne s’étonnera pas que le pape Jean XXIII consacre toute la quatrième partie de son encyclique Pacem in terris[22] au « Rapport des individus et des communautés politiques avec la communauté mondiale ». Indépendamment du fait que tous les hommes constituent une même famille, force est de constater que le monde rétrécit, que les échanges se multiplient, que les communautés deviennent de plus en plus interdépendantes et que bien des problèmes ne peuvent plus trouver de solution au niveau local. Les États ne peuvent plus vivre juxtaposés et dans de nombreux cas, les accords locaux ne suffisent pas à garantir le bien commun universel. Nous savons que « l’ordre moral, qui postule une autorité publique pour servir le bien commun dans la société civile, réclame en même temps pour cette autorité les moyens nécessaires à sa tâche ». Eh bien, « de nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ». Et comme ses prédécesseurs, Jean XXIII réaffirme que « c’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » Cet organisme, « ce pouvoir supra-national ou mondial », « doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force » pour exercer son autorité de manière « impartiale », au service des « exigences objectives du bien commun universel » et « des droits de la personne humaine ». Dans cette société universelle, comme dans la société nationale, l’autorité s’exercera de manière subsidiaire pour résoudre les problèmes économiques, sociaux politiques et culturels auxquels les États ne peuvent apporter de solution.
Dans cette perspective, que pense Jean XXIII de l’ONU, des organismes internationaux qui y sont attachés, et de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Sa position est nuancée car il reconnaît que « certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et font l’objet de réserves justifiées ». Mais, il considère, comme Pie XII, que « cette déclaration est comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ». C’est pourquoi il souhaite « vivement que l’Organisation des nations Unies puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d’action à l’étendue et à la haute valeur de sa mission ». « Puisse-t-il arriver bientôt, ajoute-t-il, le moment où cette Organisation garantira efficacement les droits de la personne humaine : ces droits qui ,dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables. »
Pie XII et Jean XXIII voyaient bien sûr les déficiences de l’institution[23] mais estimaient qu’il valait mieux l’encourager au lieu de la dénigrer.
La concile Vatican II lui aussi, mais est-ce étonnant ?, évoquera la nécessité d’une « autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes » pour réduire le risque de guerre[24], « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. »[25] En attendant, « les institutions internationales déjà existantes, tant mondiales que régionales, ont certes bien mérité du genre humain. Elles apparaissent comme les premières esquisses des bases internationales de la communauté humaine tout entière pour résoudre les questions les plus importantes de notre époque : promouvoir le progrès en tout lieu de la terre et prévenir la guerre sous toutes ses formes. »[26]
Alors que se déroule le Concile Vatican II, Paul VI, à l’invitation du Secrétaire général Thant, se rend à l’ONU à l’occasion de son vingtième anniversaire. Paul VI y fait l’éloge de l’institution qui a failli sombrer[27] : « Notre message veut être tout d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C’est comme « expert en humanité » que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’Episcopat catholique et le Nôtre, convaincu comme Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale ». En effet, « les peuples se tournent vers les nations-Unies comme vers l’ultime espoir de la concorde et de la paix ». Et si « l’édifice […] ne doit plus jamais tomber en ruines », il doit néanmoins « être perfectionné et adapté aux exigences que l’histoire du monde présentera. » Paul VI énumère les services rendus: « bien définir et honorer les sujets nationaux de la communauté mondiale ; les établir dans une condition juridique qui leur vaut la reconnaissance et le respect de tous, et d’où peut dériver un système ordonné et sable de vie internationale ». Autres points positifs : la lutte contre l’analphabétisme, la diffusion de la culture, l’assistance sanitaire, la diffusions des ressources de la science, de la technique, de l’organisation. Mais il faut aller plus loin, comme le souhaitent ses prédécesseurs : « arriver […] progressivement à instaurer une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur le plan juridique et politique ». Encore faut-il que tous ceux qui se sont éloignés de l’Institution ou qui n’y sont pas encore entrés rejoignent les États membres et que soit respecté le principe d’égalité ce qui réclame des plus grands États un acte d’humilité. Cet effort est nécessaire pour condamner la guerre et établir la paix, combattre le particularisme et le bellicisme en commençant par le désarmement, en ayant le souci de la solidarité internationale et du respect de la vie[28]. Tout ce travail demande une « conversion » : « repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. […] En un mot, l’édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, […] sur la foi en Dieu ».[29] Comme quoi l’organisation mondiale rêvée depuis Vitoria ne peut faire l’économie de l’évangélisation.
Pour Paul VI donc, l’institution est indispensable, elle doit instaurer une autorité mondiale efficace, et pour cela réunir tous les pays sur un pied d’égalité sans négliger les fondements spirituels et en fidélité avec la Charte originelle.
Jean-Paul II se rendra deux fois au siège de l’ONU à l’invitation du Secrétaire général. Si, du temps de Paul VI, l’ONU a risqué la dislocation, durant le pontificat de Jean-Paul II, c’est la crédibilité même de l’Organisation qui sera souvent mise en cause[30]. Comme ses prédécesseurs, il reconnaîtra la valeur de l’institution. Ainsi, en 1979, il déclare: « Le Siège apostolique, depuis la naissance de l’Organisation, a toujours exprimé son estime, en même temps que son accord, pour la signification historique de cette instance suprême de la vie internationale et de l’humanité contemporaine. » Il loue l’Organisation parce qu’« elle recherche les voies de l’entente et de la collaboration pacifique, elle exclut la guerre et la division, elle lutte contre les théories et les stratégies de destructions réciproques. Elle doit en premier lieu, servir l’homme en lui offrant sa protection et en lui garantissant ses droits, assurant à chacun la justice et défendant l’égalité des hommes ». Et c’est précisément cette défense et cette promotion des droits de l’homme que retiendra Jean-Paul II qui mettra en exergue la Déclaration de 1948 dont il dira qu’elle est « comme une pierre milliaire placée sur la route longue et difficile du genre humain […], sur le chemin du progrès moral de l’humanité ». « C’est une question extrêmement importante que, dans la vie sociale interne comme dans la vie internationale, tous les hommes en toute nation et en tout pays, dans tout régime et dans tout système politique puissent jouir d’une plénitude effective de leurs droits ». De plus, « là où les hommes vivent et sont aux prises avec les exigences d’une vie commune, les questions relatives à la justice et aux Droits fondamentaux de l’homme sont liées les unes aux autres. »[31]
Le5 octobre 1995, devant l’Assemblée générale des Nations-Unies, Jean-Paul II redira « l’estime » et « l’intérêt que portent le Siège apostolique et l’Église catholique à cette Institution » car on peut trouver « dans l’ONU l’espérance d’un avenir meilleur pour la société des hommes ». Il rappellera que le Saint-Siège « a soutenu avec conviction les idéaux et les objectifs de l’Organisation des Nations Unies dès sa fondation ». Il revient aussi sur la Déclaration des droits de l’homme, « l’une des expressions les plus hautes de la conscience humaine en notre temps. » Ainsi l’ONU a « allumé un flambeau dont la lumière peut dissiper les ténèbres provoquées par la tyrannie, une lumière qui peut montrer la voie de la liberté, de la paix et de la solidarité. » Le pape regrette toutefois qu’« il n’existe pas encore d’accord international analogue qui traite des droits des nations dans leur ensemble ».[32] Ceci dit, quel regard Jean-Paul II porte-t-il sur l’Institution elle-même, indépendamment de sa nécessité et de ses objectifs proclamés ? L’efficacité de l’Organisation a été souvent et est encore souvent mise en cause. A ce point de vue, Jean-Paul II estime que « l’efficacité de ce plus grand des instruments de synthèse et de coordination de la vie internationale dépend de la culture et de l’éthique internationale qu’il anime et qu’il exprime. » En effet, l’Organisation ne peut se contenter d’être une administration : elle doit être un « centre moral où toutes les nations du monde se sentent chez elles » et pour qu’elles forment une « famille », « fondée sur la confiance réciproque, sur le soutien mutuel, sur le respect sincère ». L’ONU doit être non seulement un « centre efficace de médiation pour la solution des conflits » mais elle doit aussi promouvoir des « valeurs, des attitudes et des initiatives concrètes de solidarité qui soient capables d’élever les rapports entre les nations du niveau de leur « organisation » au niveau, pour ainsi dire, « organique », de la simple « coexistence » à l’existence pour les autres, dans un échange fécond de dons, d’abord à l’avantage des nations les plus faibles, mais finalement positif pour le bien-être de tous. ». Comme Paul VI, Jean-Paul II rappelle la Charte des Nations-Unies et « le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres » (art. 2,1) et la nécessité de « développer entre les nations des relations amicales, fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (art. 1,2). Enfin, toujours comme son prédécesseur, Jean-Paul II insiste sur le fait que les actions politiques « impliquent toujours la dimension transcendante et spirituelle de l’expérience humaine ». Si on veut l’ignorer, on porte « préjudice à la cause de l’homme et de la liberté humaine ».
Le discours de Jean-Paul II vise donc principalement la « culture », l’ « éthique » de l’Organisation, sa conception des droits de l’homme et des droits des nations. C’est le respect des valeurs humaines fondamentales qui seul peut assurer la paix. Mais c’est clairement là qu’au niveau de l’ONU et de ses satellites, que le bât blesse. Si globalement, le Saint-Siège approuve les initiatives et les efforts des nations Unies pour promouvoir les droits de l’homme, il relève néanmoins « des lacunes et des insuffisances dans la mise en œuvre des droits de l’homme dans les différents secteurs de l’activité de l’ONU »[33]. Qui plus est, « les représentants du Saint-Siège ont pu observer et dénoncer une certaine dérive par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ».[34] Non seulement les violations des droits de l’homme sont de plus en plus nombreuses mais des contradictions apparaissent entre les principes et leur mise en œuvre. Notamment en ce qui concerne la liberté religieuse, les violences contre les femmes, l’éducation des femmes et des jeunes filles, les droits des enfants, la famille et le mariage, la liberté d’avoir des enfants, le droit au développement intégral, le racisme, l’antisémitisme, les réfugiés, la santé. Pire encore, on déplore de la part d’organismes dépendant de l’ONU la diffusion de « programmes drastiques de réduction de l’accroissement de la population, en utilisant ou préconisant des méthodes considérées comme totalement inacceptables » comme l’avortement, la stérilisation, « parfois imposées aux populations du Tiers Monde par des organismes internationaux. » On évoque même un « droit à l’avortement ». Le catalogue n’est pas exhaustif.[35]
Michel Schooyans a, à plusieurs reprises[36], dénoncé la dérive des institutions internationales qui s’appuient sur de « nouveaux droits de l’homme » qui ne découlent pas de la nature même de l’homme mais du « positivisme juridique : seules valent les règles du droit positif, émanant de la volonté du législateur […]. L’ONU et certaines de ses agences se comportent en effet de plus en plus ouvertement comme si elles avaient reçu mandat pour élaborer une conception des droits de l’homme radicalement différente de celle qui s’exprimait en 1948.
La Déclaration universelle était anthropocentrique. Elle reconnaît qu’au centre du monde et au cœur du temps, il y a l’homme raisonnable, libre, responsable, capable de solidarité et d’amour. Désormais -selon l’ONU- l’homme est une parcelle éphémère dans le cosmos. […] Les hommes ne sont plus capables de reconnaître la vérité et d’y accorder leur conduite ; ils négocient, décident selon une arithmétique des intérêts et des jouissances. Triomphe éphémère de consensus toujours renégociables et dès lors perpétuellement en sursis.
Telle est la source principale des soi-disant « nouveaux droits de l’homme ». Ils ne sont plus reconnus ou déclarés ; ils sont négociés ou imposés. Marchandés. Ils sont l’expression de la volonté des plus forts. Les valeurs elles-mêmes sont le simple reflet des préférences, de la fréquence des choix. »[37]
Bref, on assiste à un envahissement du relativisme et de l’individualisme qui vont amener le cardinal Angelo Sodano, secrétaire d’État de 1990 à 2006, à indiquer le chemin de la cohérence et de l’efficacité.
En 1990, tout d’abord, en parlant des droits de l’homme, il déclare qu’« il faut affermir ceux-ci en leur donnant une solide base éthique, car autrement ils demeureront fragiles et sans fondations. A ce propos, on doit réaffirmer que les droits de l’homme ne sont créés ou octroyés par personne, mais qu’ils sont inhérents à la nature humaine. Selon le Saint-Siège, la loi naturelle, inscrite par Dieu dans le cœur de chaque être humain, est un dénominateur commun à tous les hommes et à tous les peuples. C’est un langage universel, que tous peuvent connaître et sur la base duquel ils peuvent s’entendre. » Ensuite, il rappelle à l’ONU ce qui était prévu dans la Charte des Nations Unies : « Il faut […] que l’ONU soit pleinement représentative de la communauté internationale et n’apparaisse pas comme dominée par quelques-uns. L’écoute et le respect de chacun est impératif lorsqu’il s’agit de prendre des décisions communes, mais plus particulièrement encore lorsque l’on s’attache à définir des orientations qui touchent à des valeurs morales et culturelles fondamentales. En ce domaine, il n’est pas légitime de prétendre imposer, au nom d’une conception subjective du progrès, certains modes de vie minoritaires. « Les Peuples des Nations Unies », mentionnés dans le Préambule de la Charte, ont droit au respect de leur dignité et de leurs traditions. »[38]
Cinq ans plus tard, au nom de Benoît XVI, cette fois, le cardinal interpelle les chefs d’État et de gouvernement et rappelle l’ONU à ses devoirs. Une « réforme » courageuse de l’institution est nécessaire car elle « a montré des signes d’usure ». Les peuples attendent « une institution moderne, capable de prendre des résolutions et de les faire respecter. C’est là, ajoute le cardinal, un appel qui nous est adressé par des hommes et des femmes découragés par tant de promesses faites et non tenues, par des résolutions adoptées et que l’on n’a pas fait respecter. » Or « « la responsabilité de protéger » […] renvoie […] à la prééminence de la dignité de tout homme ou de toute femme en tant que personne sur l’État et sur tout système idéologique. » Abordant des problèmes particuliers, le cardinal estime, notamment, qu’« il faut encore beaucoup travailler pour arriver à une mobilisation économique et financière solidaire » et, sur le plan de la santé, on ne peut « pas offrir une vision ambigüe, réductrice ou pire encore idéologique […]. Par exemple, ne vaudrait-il pas mieux parler clairement de la « santé des femmes et des enfants », que d’utiliser le terme de « santé de la reproduction » ? Peut-être voudrait-on reparler d’un droit à l’avortement ? ».[39]
Face à cette dégradation de la « philosophie » de l’ONU, à ses dérives, à ses manquements, quelle va être la réaction de Benoît XVI invité à son tour, le 18 avril 2008, à la tribune de l’Assemblée, à l’occasion du 60e anniversaire de la déclaration des Droits de l’homme ?
Il va offrir à ses auditeurs une réflexion dense mais fondamentale
En premier lieu, Benoît XVI dit, comme ses prédécesseurs, son « estime pour les Nations Unies » et reprend certaines expressions qu’ils ont, à l’occasion, employées. Ainsi, les Nations Unies sont estimables car elles constituent un « lieu privilégié », un « centre moral » et « concrétisent l’aspiration à « un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale »[40] » en respectant le principe de subsidiarité.
Benoît XVI reconnaît l’importance des « objectifs universels » comme « le désir de paix, le sens de la justice, le respect de la dignité de la personne, la coopération et l’assistance humanitaires. » Le but de l’ONU est de servir la liberté, la solidarité le bien commun pour lutter contre le sous-développement, l’insécurité, les inégalités et les menaces qui planent sur l’environnement, les ressources le climat. Au niveau de la méthode, Benoît XVI voit dans l’activité de l’ONU « un exemple de la manière dont les problèmes et les conflits qui concernent la communauté mondiale peuvent bénéficier d’une régulation commune. " Par le dialogue.
Toutefois, comme ses prédécesseurs, le pape relève aussi quelques faiblesses. Les « objectifs universels » « ne coïncident pas avec la totalité du bien commun de la famille humaine » mais ils « n’en représentent pas moins une part fondamentale ». Pour ce qui est des moyens, Benoît XVI exprime « le souhait que l’Organisation puisse être toujours davantage un signe d’unité entre les États et un instrument au service de toute la famille humaine ». En effet, « un consensus multilatéral […] continue à être en crise parce qu’il est encore subordonné aux décisions d’un petit nombre ».
Il n’empêche qu’en ce « lieu privilégié », « l’Église s’efforce de partager son expérience « en humanité » », universelle et multiséculaire.
A quelles conditions, l’ONU peut-elle remplir sa mission, pourrait-elle mieux la remplir ? d’une manière globale, en étant toujours plus fidèle à sa Charte, à sa Déclaration et à un nouveau principe reconnu par l’Organisation : « la responsabilité de protéger », « fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle ».
Toute la réflexion du Souverain pontife va se référer à ces trois éléments et aux « impératifs éthiques » qu’ils comportent et qui doivent être respectés d’autant plus que certains progrès scientifiques et technologiques « représentent une violation évidente de l’ordre de la création, au point non seulement d’être en contradiction avec le caractère sacré de la vie, mais d’arriver à priver la personne humaine et la famille de leur identité naturelle ».
Comme à l’origine, l’ONU doit continuer à reconnaître « l’unité de la famille humaine » et la « dignité innée » de toute personne. Elle ne doit pas oublier qu’elle a été crée parce qu’avant sa naissance, « la référence au sens de la transcendance et à la raison naturelle a été abandonnée et que, par conséquent, la liberté et la dignité humaine furent massivement violés ». une telle attitude « menace les fondements objectifs des valeurs qui inspirent et régulent l’ordre international et cela mine les principes intangibles et coercitifs formulés et consolidés par les Nations Unies ». Et donc, « c’est une erreur de se retrancher derrière une approche pragmatique, limitée à mettre en place des « bases communes », dont le contenu est minimal et dont l’efficacité est faible ».
En ce qui concerne donc les droits de l’homme, il faut être particulièrement vigilant et maintenir la « corrélation entre droits et devoirs ». En effet, les droits de l’homme sont « la mesure du bien commun, utilisée pour apprécier le rapport entre justice et injustice, développement et pauvreté, sécurité et conflits ». Ils constituent « la stratégie la plus efficace » pour le développement et la paix
Encore faut-il ne pas se tromper sur leur vraie nature. « Les droits de l’homme sont toujours plus présentés comme le langage commun et le substrat éthique des relations internationales. Tout comme leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance sont autant de garanties de protection de la dignité humaine, cela en vertu de l’origine commune des personnes, qui demeure le point central du dessein créateur de Dieu pour le monde et pour l’histoire ? Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l’interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses. la grande variété des points de vue ne peut pas être un motif pour oublier que ce ne sont pas les droits seulement qui sont universels, mais également la personne humaine, sujet de ces droits. » Il en ressort que « les droits de l’homme exigent […] d’être respectés parce qu’ils sont l’expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs ».
Ces droits humains sont bien innés et non concédés car « le bien commun que les droits de l’homme aident à réaliser ne peut pas être atteint en se contentant d’appliquer des procédures correctes ni même en pondérant des droits en opposition ». Il faut les soutenir « face à des instances qui cherchent à réinterpréter les fondements de la Déclaration et à compromettre son unité interne pour favoriser le passage de la protection de la dignité humaine à la satisfaction de simples intérêts, souvent particuliers. La Déclaration a été adoptée comme « un idéal commun qui est à atteindre » (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l’unité de la personne et donc l’indivisibilité de ses droits ». Or souvent on doit regretter la « prédominance de la légalité par rapport à la justice quand se manifeste une attention à la revendication des droits qui va jusqu’à les faire apparaître comme le résultat exclusif de dispositions législatives ou de décisions normatives prises par les diverses instances des autorités en charge. Quand ils sont présentés sous une forme de pure légalité, les droits risquent de devenir des propositions de faible portée, séparés de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin. La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l’homme s’enracine avant tout sur une justice immuable[41], sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. » Si l’on a simplement « une perspective utilitariste étroite », on prive « les droits de leur vraie fonction ». Certes, de « nouvelles situations » peuvent suggérer de « nouveaux droits » mais il faut discerner, il faut « distinguer le bien du mal ». Si on laisse ce discernement aux États en fonction de leurs lois et de leurs institutions, le risque est de rendre « impossible un ordre social respectueux de la dignité de la personne et de ses droits. » Seule « une vision de la vie solidement ancrée dans la dimension religieuse peut permettre d’y parvenir, car la reconnaissance de la valeur transcendante de tout homme et de toute femme favorise la conversion du cœur, ce qui conduit alors à un engagement contre la violence, le terrorisme ou la guerre, et à la promotion de la justice et de la paix. »
Benoît XVI, revivifie par ces réflexions les principes et fondements des Nations-Unies bien conscient des dérives et trahisons actuelles. Il invite aussi les représentants des nations à prendre toute la mesure de « la responsabilité de protéger »[42] énoncée plus récemment et dont les trois piliers ont été définis dans le Document final du Sommet mondial de 2005[43] et que le Secrétaire général a formulés dans le rapport présenté en 2009[44]. Benoît XVI rappelle ici que ce principe, dans la pensée chrétienne, n’est pas nouveau : il « était considéré par l’antique ius gentium comme le fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle ; à l’époque où le concept national souverain commençait à se développer, le religieux dominicain Francisco de Vitoria, considéré à juste titre comme un précurseur de l’idée des Nations Unies, décrivait cette responsabilité comme un aspect de la raison naturelle partagé par toutes les nations, et le fruit d’un droit international dont la tâche était de réguler les relations entre les peuples ». Le respect de ce principe est important car bien des dommages sont causés par « l’indifférence ou la non-intervention ».
Enfin, l’ONU, lieu de « dialogue » a la tâche de confronter les points de vue et de « réaliser un consensus autour de la vérité concernant des valeurs ou des fins particulières ». A ce point de vue, Benoît XVI insiste sur le fait qu’il est important que « la sphère religieuse » soit « séparée de l’action politique ». Les religions peuvent « mettre leur expérience au service du bien commun » à condition que leur vision de la foi ne s’exprime pas « en termes d’intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en terme de respect absolu de la vérité, de la coexistence, des droits et de la réconciliation ». Les instances internationales doivent porter une attention particulière au droit à la liberté religieuse, y compris à ses manifestations publiques. Pour être des « citoyens actifs », engagés dans « la construction de l’ordre social », les croyants n’ont pas à « se priver d’une partie d’eux-mêmes - de leur foi […] » cela « reviendrait à privilégier une approche individualiste et, ce faisant, à fragmenter l’unité de la personne ». « Il est d’autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion, s’ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. »
Droit naturel et statut des religions, voilà deux axes qu’il était indispensable de rappeler face au relativisme et au laïcisme qui ont envahi progressivement l’hémicycle de Manhattan et qui menacent la paix du monde.[45]
La force de l’Europe, c’est le Christ
[1]
Nous allons constater que la même perspective se retrouve au cœur des discours adressés à d’autres niveaux de pouvoir international . « Un mouvement irrésistible, disait Pie XII, pousse aujourd’hui les nations à s’unir afin de mieux assurer leur sécurité ou leur développement économique ; aucune ne peut prétendre rester dans l’isolement sans encourir pour elle-même des risques sérieux ou sans nuire à la communauté qui attend son appui »[2]. Et ce phénomène se vit aussi à la dimension des continents.
… l’idée paneuropéenne, le Conseil de l’Europe et d’autres mouvements encore sont une manifestation de la nécessité où l’on se trouve de briser ou du moins d’assouplir, en politique et en économie, la rigidité des vieux cadres de frontières géographiques, de former entre pays de grands groupes de vie de d’action communes.
Même si quelques auteurs ont rêvé à certaines époques d’une Europe unie[1], ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que l’idée va commencer à prendre corps. Pie XII va apporter son soutien à cette œuvre.[2] Pie XII est l’héritier d’une tradition qui est née avec Léon XIII. Le 20 juin 1894[3], déjà inquiet de la situation en Europe où, « depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle »[4], Léon XIII appelle de ses vœux la restauration de l’« antique concorde, au profit du bien commun ». Antique concorde basée sur l’Évangile qui avait construit la civilisation chrétienne.
Il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter à cette idée d’« ancienne concorde » dont l’évocation va se retrouver, sous des vocables divers, dans l’enseignement de tous les papes contemporains. Une réflexion du philosophe Rémi Brague peut nous aider à mieux comprendre la référence au passé de l’Europe. L’auteur insiste d’abord sur le fait que l’Europe est d’abord « le résultat d’une division » ou mieux d’une quadruple division dont la mémoire évitera certaines confusions : la division entre le monde méditerranéen gréco-romain avec la barbarie ; la division entre le nord chrétien avec le sud musulman ; la division entre l’Orient orthodoxe et l’Occident catholique ; la division entre le nord protestant et le sud catholique.[5] Face à cela, le christianisme se présente comme une « synthèse paradoxale » dans la mesure où, si d’une part il distingue temporel et spirituel, dans la personne du Christ, il ne sépare pas Dieu et l’homme. Et l’Incarnation rend sacrée l’humanité de tout homme mais non un livre, ni une langue, ni une culture. Dès lors construire l’Europe c’est bien autre chose que d’en faire « une zone de libre échange, ou un centre de force, qui ne se définirait que par sa position géographique, et par le nom qu’a reçu, de façon accidentelle, un petit cap de l’Asie » (Valéry) ». En fait, « l’Europe doit rester, ou redevenir le lieu de la séparation du temporel et du spirituel, bien plus, de la paix entre eux -chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité. Celui où l’on reconnaît une liaison intime de l’homme avec Dieu, liaison qui va jusqu’aux dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet d’un respect sans faille. celui où l’unité entre les hommes ne peut se faire autour d’une idéologie, mais dans les rapports entre des personnes et des groupes concrets. Si ces éléments devaient s’effacer totalement, on aurait peut-être construit quelque chose, et peut-être quelque chose de durable. mais serait-ce l’Europe ? ».[6]
La nostalgie de l’« antique concorde » anime aussi Benoît XV. il évoque les « peuples barbares de la primitive Europe » et tient à souligner que « du jour où l’esprit de l’Église les pénétra, ils virent se combler peu à peu l’abîme des mille divergences qui les séparaient et leurs querelles s’apaiser ; ils se fondirent en une seule société homogène et donnèrent naissance à l’Europe chrétienne, qui, sous la conduite et les auspices de l’Église, sans détruire les caractères propres de chaque nation, devait tendre à l’unité, source de sa glorieuse prospérité. » Même si ce passé nous paraît quelque peu idéalisé, Benoît XV, conscient de la fragilité de la paix qui vient d’être signée[7], conclut avec beaucoup de lucidité que « lorsque tout sera rétabli suivant l’ordre de la justice et de la charité et que les nations se seront réconciliées, il est très désirable que tous les États, écartant tous leurs soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tout ensemble pour la défense de leurs libertés particulières et le maintien de l’ordre social. »[8] Pie XI malheureusement ne pourra que constater, comme le craignait Benoît XV, la persistance des « passions belliqueuses »[9] et la montée de l’égoïsme qui se traduit par le nationalisme.[10] Comme l’écrit très justement Guy Bedouelle, Pie XI s’insurge « contre l’Europe nationaliste, expansionniste et néo-païenne proposée par les dictatures fascistes à leur profit évidemment. »[11]
La guerre va donc une nouvelle fois imposer la nécessité d’une construction pacifique durable indispensable aussi au développement économique.
Pie XII, comme ses prédécesseurs, déplore l’exclusion du Christ de la vie moderne. Alors que « l’Europe[12] fraternisait dans des idéals identiques reçus de la prédication chrétienne » et qu’elle avait « conscience du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, qui facilite les ententes », aujourd’hui, « au contraire, les dissensions ne proviennent pas seulement d’élans de passions rebelles, mais d’une profonde crise spirituelle qui a bouleversé les sages principes de la morale privée et publique »[13]. Conscient des dangers graves que cette situation entraîne, dès 1939, Pie XII souhaite « une meilleure organisation de l’Europe ». Il faut se préoccuper « du futur état économique, social et spirituel de l’Europe, et non de l’Europe seulement », veiller à « un véritable équilibre entre les nations » et pour cela, examiner avec bienveillance « les vrais besoins et les justes requêtes des nations et des peuples comme aussi des minorités ethniques » et si nécessaire : « une équitable, sage et concordante révision des traités »[14] en vue de construire « une nouvelle Europe »[15], une « Europe nouvelle et meilleure »[16] . Pour le saint Père, la pacification de l’Europe dans un esprit de fraternité est « la première condition pour les autres pas en avant vers la pacification universelle ».[17] Et l’exemple de saint Benoît, « Père de l’Europe » devrait lui permettre de retrouver « la voie royale » que le grand saint lui avait tracée : « Prie et travaille » qui est « la loi principale de l’humanité et de sa règle de vie, comme son immuable fondement ».[18] Ce n’est pas « par l’épée, la force ou le meurtre, mais par la croix et par la charrue, par la vérité et par l’amour » que l’Europe s’est civilisée.[19]
Le 7 mars 1948, éclairé peut-être par l’alliance économique signée en 1947 entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg (Benelux), il déclare que si « les rapports économiques internationaux ont une fonction positive et nécessaire, certes, mais seulement subsidiaire », dans les circonstances actuelles, « il serait peut-être opportun d’examiner si une union régionale de plusieurs économies nationales ne rendrait pas possible un développement plus efficace que dans le passé des forces particulières de production. »[20]
Le 2 juin 1948, dans son Discours au Sacré Collège, Pie XII, après avoir évoqué l’« étrange malaise » qui règne depuis la fin de la guerre parce qu’on ne sait si la paix va se consolider ou se noyer dans un nouveau conflit, salue « les esprits clairvoyants et courageux [qui] cherchent incessamment de nouvelles voies vers un passage de salut. » Comment ? « Au moyen de tentatives répétées de réconciliation, de rapprochement entre nations naguère encore en lutte les unes contre les autres, ils s’appliquent à mettre sur pied une Europe ébranlée jusque dans ses fondements, et à faire de ce foyer d’agitation chronique un boulevard de paix et la promotion providentielle d’une détente générale sur toute la surface de la terre. » A qui Pie XII pensait-il sinon à ces hommes qu’on a appelés les « pères » de l’Europe : l’Allemand Konrad Adenauer, le Luxembourgeois Joseph Bech, le Néerlandais Johan Willem Beyen, l’Italien Alcide De Gasperi, les Français Jean Monnet et Robert Schuman et enfin le Belge Paul-Henri Spaak. auxquels on ajoute souvent Winston Churchill (Royaume-Uni), Walter Hallstein (Allemagne), Sicco Mansholt (Pays-Bas) et Altiero Spinelli (Italie). La moitié de ces « pères » appartiennent à la démocratie chrétienne.[21]
En évitant les discussions politiques, Pie XII engage l’Église et s’engage à appuyer cette initiative. Il continue : « A cause de cela, sans vouloir faire entrer l’Église dans l’enchevêtrement d’intérêts purement terrestres, Nous avons estimé opportun de nommer un représentant personnel spécial au « Congrès de l’Europe », qui s’est tenu récemment à La Haye[22], afin de montrer la sollicitude et de porter l’encouragement du Saint-Siège pour l’union des peuples. Et Nous ne doutons pas que tous Nos fidèles auront conscience que leur place est toujours aux côtés de ces esprits généreux qui préparent les voies à l’entente mutuelle et au rétablissement d’un sincère esprit de paix entre les nations. » En effet, « le devoir des catholiques [est] de donner un lumineux exemple d’unité et de cohésion, sans distinction de langues, de peuples et d’origine. »
Plus directement, le 11 novembre de la même année, Pie XII adresse un important discours aux délégués du Congrès international de l’Union européenne des Fédéralistes. Pie XII commence par rappeler les efforts que « depuis près de dix ans », il a multipliés « sans relâche en vue de promouvoir un rapprochement, une union sincèrement cordiale entre toutes les nations » et sans « impliquer l’Église dans des intérêts purement temporels ». Certes, le Saint-Père est conscient qu’« une union européenne offre de sérieuse difficultés » mais, pour lui, « il n’y a pas de temps à perdre. et si l’on tient à ce que cette union atteigne son but, si l’on veut qu’elle serve utilement la cause de la liberté et de la concorde européenne, la cause de la paix économique et politique intercontinentale, il est grand temps qu’elle se fasse. Certains, ajoute-t-il, se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard ». Il ne faut donc pas attendre que « le souvenir de la guerre se soit d’abord estompé « . Il faut aussi éviter que certains n’abusent « d’une supériorité politique d’après-guerre en vue d’éliminer une concurrence économique ». Il est souhaitable enfin que les grandes nations au passé glorieux « sachent faire abstraction de leur grandeur d’autrefois pour s’aligner sur une unité politique et économique supérieure » qui respecte néanmoins les « caractères culturels de chacun des peuples ». Pour réaliser cette « unité politique et économique supérieure », il faut affirmer « qu’une Europe unie, pour se maintenir en équilibre, et pour aplanir les différends sur son continent […] a besoin de reposer sur une base morale inébranlable ». Cette base ne peut se trouver que dans la religion qui jadis fut « l’âme de cette unité ». Rétablir « le lien entre la religion et la civilisation » semble donc nécessaire. Fort heureusement, « en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de la Haye » (mai 1948), on peut lire « la mention du « commun héritage de civilisation chrétienne ». » Mais ce n’est pas assez pour Pie XII. Il faudrait aller « jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l’homme. » En effet, « isolés de la religion, comment ces droits et toutes les libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? » Encore faut-il ne pas oublier parmi ces droits « ceux de la famille, parents et enfants ». Ce sont ces « hommes vivants », « qui trouvent dans la vie de famille, honnête et heureuse, le premier objet de leur pensée et de leur joie », « des hommes aimant sincèrement la paix, des hommes d’ordre et de calme », des hommes de « compréhension », qui seront les artisans de l’Europe unie.
A de multiples reprises, Pie XII va insister sur le fait que les accords économiques, politiques ne suffisent car ils peuvent être dictés par un esprit matérialiste. Or « une paix sûre et durable est surtout un problème d’unité spirituelle et de dispositions morales ».[23] Certes, un équilibre matériel est important mais moins que « l’esprit européen » c’est-à-dire « la conscience de l’unité interne, fondée non point sur la satisfactions de nécessités économiques, mais sur la perception de valeurs spirituelles communes, perception assez nette pour justifier et maintenir vivace la volonté de vivre unis. » Et la peur est « dépourvue de force constructive ». Pour la collaboration entre pays, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révéleront efficaces. » [24] La position du pape est claire : « cette culture européenne sera ou bien authentiquement chrétienne et catholique, ou alors elle sera consumée par le feu dévastateur de cette autre culture matérialiste pour qui ne comptent que la masse et la force purement physique. »[25] Le propos peut paraître raide alors que de nombreux pays européens sont majoritairement protestants. Il adoucira son propos en rappelant que l’Église catholique ne s’identifie « avec aucune culture »[26] mais qu’elle est « pour le renouveau et le renforcement de la civilisation occidentale »[27]. Mieux encore, au Président de la République fédérale d’Allemagne, après avoir rappelé la menace matérialiste, Pie XII déclare plus simplement que « le catholicisme entendu comme doctrine et comme action peut apporter une précieuse contribution quand il s’agit de conserver le fondement spirituel et moral de la civilisation européenne en ce qu’elle a de véritable et de meilleur. »[28] Le Pape craignait, en effet, que « toute civilisation qui aspire réellement à conserver les avantages terrestres - et ils sont en vérité nombreux - de l’antique civilisation chrétienne, mais qui rejette, ouvertement ou sournoisement, le sens propre de celle-ci, soit irrémédiablement destinée à tomber victime des assauts du matérialisme »[29], ce qui aboutirait à « former une culture européenne de caractère, d’esprit, d’âme non chrétiens. »[30]
Deux obstacles majeurs se dressent sur la route de « la réalisation pratique de l’unité européenne » : la structure de chaque État qui doit, pour s’engager dans une vie commune, veiller à l’équilibre de l’ensemble et l’absence d’un « esprit européen » qui n’aurait pas « conscience de l’unité interne, fondée non point sur la satisfaction de nécessités économiques, mais sur la perception assez nette de valeurs spirituelles communes ». Or, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révèleront efficaces, seules elle permettront de triompher des vicissitudes […] ». Si Rome et Athènes ont offert « les premiers fondements juridiques et culturels », « le christianisme a modelé l’âme profonde des peuples ». Pour se sauver, L’Europe a besoin de « la foi chrétienne authentique comme base de la civilisation et de la culture qui est la sienne, mais aussi celle de toutes les autres. »[31]
Le 13 juin 1957, le pape reçoit en audience spéciale plus de 1000 parlementaires de seize nations, réunis à Rome pour participer au Congrès de l’Europe.
Pie XII dresse le bilan des succès et des revers sur le chemin d’une « communauté supranationale ». Les succès qu’il retient sont la création en 1952 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier regroupant six pays européens[32] et, en 1957, la signature des traités de l’Euratom[33] et du Marché commun[34]. Certes, « cette communauté nouvelle est restreinte au domaine économique », mais, selon le Souverain Pontife, « elle peut conduire, par l’étendue même de ce champ d’action, à affermir entre les États membres la conscience de leurs intérêts communs d’abord sur le seul plan matériel sans doute, mais si le succès répond à l’attente, elle pourra ensuite s’étendre aussi aux secteurs qui engagent davantage les valeurs spirituelles et morales. » Pie XII se réjouit aussi que les congressistes aient réfléchi à « l’établissement d’une autorité politique européenne possédant un pouvoir véritable qui mette en jeu sa responsabilité ». C’est là, à ses yeux, l’élément « décisif » pour constituer une vraie communauté. Pour le saint Père, il faut « chercher les moyens de pourvoir au renforcement de l’exécutif dans les communautés existantes, pour arriver à envisager la constitution d’un organisme politique unique. » La recherche d’une politique extérieure commune comme le souci d’une association avec l’Afrique vont aussi dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens d’une communauté qui ne se replie pas égoïstement sur elle-même dans un geste de défense.
Pour l’avenir, pour que le mouvement amorcé progresse malgré les difficultés et les découragements, pour que l’Europe croisse dans la cohésion et la stabilité, elle doit se rappeler que le message chrétien « reste aujourd’hui comme hier, la plus précieuse des valeurs dont elle est dépositaire ; il est capable de garder dans leur intégrité et leur vigueur, avec l’idée et l’exercice des libertés fondamentales de la personne humaine, la fonction des sociétés familiale et nationale, et de garantir, dans une communauté supranationale, le respect des différences culturelles, l’esprit de conciliation et de collaboration avec l’acceptation des sacrifices qu’il comporte et les dévouements qu’il appelle. » Autrement dit, le christianisme peut apprendre à marier la nécessité de l’unité et le sens de la diversité tout en disposant les esprits et les cœurs à acquérir les qualités indispensables à cette tâche. Ainsi peut se préparer « une demeure terrestre qui ressemble davantage au Royaume de Dieu » sans s’identifier à lui car le chrétien est animé de « l’immuable assurance d’une patrie, qui n’est pas de ce monde et qui seule connaîtra l’union parfaite, parce que procédant de la force et de la lumière de Dieu même. »
Pie XII reviendra encore, le 4 novembre de la même année[35], sur la conjugaison inévitable de l’un et du multiple dans la construction européenne. « Il ne s’agit pas d’abolir les patries, ni de fondre arbitrairement les races. l’amour de la patrie découle directement des lois de la nature, résumées dans le texte traditionnel des commandements de Dieu « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur le sol que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex 20, 12) » ; toutefois le devoir de reconnaissance pour les mérites et les travaux des aïeux engendre le plus souvent une préférence instinctive pour certaines formes de vie et de pensée, un attachement à des privilèges, qui n’ont pas toujours, ou qui n’ont plus leur raison d’être en face des obligations nouvelles créées par l’évolution rapide et profonde du monde moderne. » En effet, l’entrée dans une communauté plus vaste demande certes du « désintéressement » mais a, néanmoins, un « caractère inéluctable et finalement bienfaisant ». Déléguer « une partie de leur souveraineté à un organisme supranational » est « une voie salutaire » pour les pays d’Europe, l’entrée dans « une vie nouvelle dans tous les domaines, un enrichissement non seulement économique et culturel, mais aussi spirituel et religieux. »
La guerre a montré « l’inanité des politiques étroitement nationalistes » et le protectionnisme a entravé l’expansion économique. « Une unité plus large que celle de la nation au sens traditionnel » est riche de bienfaits. C’est même « une nécessité vitale » pour les « États modernes de moyenne puissance se s’associer étroitement, s’ils veulent poursuivre les activités scientifiques, industrielles et commerciales, qui conditionnent leur prospérité, leur véritable liberté et leur rayonnement culturel. » En effet, la volonté de paix, l’émancipation des colonies, « le marché des matières premières […] à l’échelle continentale », la prise « en charge de toute la misère de l’humanité », réclament plus d’unité. Et rien qu’au niveau de la CECA, les progrès sont déjà perceptibles : une « plus grande stabilité des prix », et un « progrès social » au niveau des conditions de travail et de vie. Il faudra encore beaucoup « d’énergie et de patience » pour surmonter les échecs mais « le mouvement créé ne peut plus s’arrêter,[36] […] il faut donc y entrer à fond et consentir les sacrifices temporaires sans lesquels il ne saurait réussir. » De plus, le Saint Père pense « aux fruits d’ordre spirituel et humain, qui peuvent résulter de la mise en commun du patrimoine si riche de l’Europe », et, en particulier aux « valeurs intellectuelles et morales » qu’il comporte.
Le soutien apporté par Pie XII à la cause européenne, le rappel de la culture chrétienne qui a marqué le continent et l’importance prise dans cette construction par la démocratie chrétienne ont nourri le fantasme d’une « Europe vaticane » mais cette idée « d’un complot ourdi par le Saint-Siège avec la complicité des partis démocrates-chrétiens européens en vue de rétablir les bases d’une Europe chrétienne sur le modèle du Saint-Empire romain germanique, n’eut de réalité que dans l’imagination de ceux (les socialistes principalement) qui la dénoncèrent. »[37] Certes, Pie XII insiste à plusieurs reprises sur l’héritage culturel, le patrimoine commun[38]et même si, comme l’écrit Philippe Chenaux, Pie XII a été marqué par le romantisme allemand[39] ou anglais[40] de l’entre-deux-guerres qui idéalisait souvent avec nostalgie l’Europe chrétienne du Moyen-Age, son but n’est pas de reconstituer cette chrétienté, un nouveau « Saint-Empire » : « cette conception de l’Église, comme d’un empire terrestre et d’une domination mondiale, est absolument fausse »[41]. L’intention de Pie XII est de donner à l’Europe unie « une base morale inébranlable. Où la trouver cette base ? » demande Pie XII. « Laissons l’histoire répondre : il fut un temps où l’Europe formait, dans son unité, un tout compact et, au milieu des faiblesses, en dépit de toutes les défaillances humaines, c’était pour elle une force ; elle accomplissait, par cette union, des grandes choses. or l’âme de cette unité était la religion qui imprégnait à fond toute la société de foi chrétienne. » Malheureusement, « une fois la culture détachée de la religion, l’unité s’est désagrégée. A la longue, poursuivant, comme une tache d’huile, son progrès lent, mais continu, l’irréligion a pénétré de plus en plus la vie publique et c’est à elle, avant tout, que ce continent est redevable de ses déchirements, de son malaise et de son inquiétude. » Dès lors, que souhaiter pour l’avenir de l’Europe ? « Si donc l’Europe veut en sortir, ne lui faut-il pas rétablir, chez elle, le lien entre la religion et la civilisation ? » qu’est-ce à dire ? Très concrètement, que faut-il faire ? Suffit-il, comme le pape s’en réjouit, mentionner « le commun héritage de civilisation chrétienne » « en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de La Haye » de mai 1948 ? « Ce n’est pas encore assez, répond le pape, tant qu’on n’ira pas jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l’homme ». Et il ajoute : « isolés de la religion, comment ces droits et toutes ces libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? ».[42] Telle est la base sur laquelle l’Europe doit se construire et nous trouvons déjà ici l’essentiel de la réflexion que fera, par la suite, l’Église sur les droits de l’homme indispensables à la véritable paix, ne serait-ce que dans leur formulation laïque mais qui ont besoin, comme nous l’avons vu, d’être bien définis et complétés. Il n’empêche que Pie XII se rend bien compte que l’Europe qu’il connaît n’est plus l’Europe du Moyen-Age, qu’elle est constituée d’un ensemble de pays marqués par le catholicisme ou le protestantisme et où l’athéisme s’est largement répandu. Il est bien conscient que les sociétés sont devenues pluralistes comme l’Europe. Comment organiser, dans ces conditions, la coexistence dans les communautés en voie de formation ? Il l’explique à des juristes catholiques italiens[43] : « d’après la confession de la grande majorité des citoyens ou sur la base d’une déclaration explicite de leur Statut, les peuples et les États membres de la Communauté seront répartis en chrétiens, en indifférents au point de vue religieux ou consciemment laïcisés ou même ouvertement athées. Les intérêts religieux et moraux exigeront pour toute l’étendue de la Communauté un règlement bien défini qui vaille pour tout le territoire de chacun des États souverains, membres de cette Communauté des nations. Selon les probabilités et les circonstances, ce règlement de droit positif s’énoncera ainsi : à l’intérieur de son territoire et pour ses citoyens, chaque État déterminera les affaires religieuses et morales selon sa propre loi ; cependant, dans tout le territoire de la Confédération, on permettra aux ressortissants de chaque État-membre l’exercice de leurs propres croyances et pratiques religieuses et morales pour autant qu’elles ne contreviennent pas aux lois pénales de l’État où ils séjournent. » Plus précisément encore, à l’intérieur de chaque État comme à l’intérieur de la Communauté, l’erreur doit-elle être à tout prix éradiquée ? Certes, « aucune autorité humaine, aucun État, aucune Communauté d’États, quel que soit leur caractère religieux, ne peuvent donner un mandat positif ou une autorisation positive d’enseigner ou de faire ce qui serait contraire à la vérité religieuse et au bien moral. »[44] Mais « le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut […] être une norme ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien. »[45] Pie XII réaffirme donc, dans l’hypothèse de plus en plus aléatoire d’un État catholique[46], le principe de la tolérance civile tel qu’il avait déjà été formulé par saint Thomas[47] et réactualisé par Léon XIII[48].
Rappelons-nous aussi que Pie XII, en 1958, à propos de la nécessaire distinction des pouvoirs n’a pas hésité à parler de « la légitime et saine laïcité de l’État ».[49]
Nous sommes bien loin d’une conception visant à restaurer l’Europe chrétienne d’autrefois si tant est qu’elle puisse être considérée comme un modèle ! Une Europe théocratique n’est, comme disait Maritain, qu’une « utopie » dans la mesure où elle « demande au monde lui-même et à la cité politique la réalisation effective du royaume de Dieu - au moins dans les apparences et les pompes de la vie sociale ».[50]
De même, il faut abandonner l’idée que Pie XII aurait soutenu la cause européenne par anticommunisme, se faisant le champion du monde libre, de l’Occident. Certes, le 1er juillet 1949, le Saint-Office publie un décret concernant le communisme qui affirme « 1° que le communisme est matérialiste et antichrétien ; 2° que les baptisés qui professent le communisme et qui le propagent sont apostats et par conséquent excommuniés ; 3°que les chrétiens qui apportent une aide quelconque aux organisations ou aux partis communistes sont à exclure de la pratique des sacrements, s’ils ne sont pas décidés à cesser cette collaboration ; 4° que les chrétiens qui écrivent dans la presse communiste ou qui la lisent, tombent dans la même catégorie que les précédents. »[51] Mais, dans le Radio-message au monde du 24 décembre 1951, Pie XII, prenant acte de la division du monde « en deux camps opposés », rappelle que l’Église ne peut « renoncer à une neutralité politique, pour la simple raison qu’elle ne peut se mettre au service d’intérêts purement politiques » et que si l’Église s’adresse aux sociétés, à la famille, à l’État, elle s’adresse aussi à « la Société des États, car le bien commun, fin essentielle, de chacune d’elles, ne peut ni exister ni être conçu, sans relation intrinsèque avec l’unité du genre humain. » Pour les personnes comme pour les peuples, l’Église veut la « vraie liberté ». Or si la « liberté » imposée par la collectivité dans les régimes dictatoriaux n’est évidemment pas la « vraie liberté », le monde qui s’appelle « avec emphase », dit Pie XII, « le monde libre », ne connaît pas non plus la « vraie liberté »[52]. Voilà donc renvoyés dos à dos « le monde libre » et « le camp opposé ». Ce que cherche l’Église, c’est la paix et celle-ci « ne peut être assurée si Dieu ne règne pas dans l’ordre de l’Univers par Lui établi, dans la société dûment organisée des États, dans laquelle chacun d’eux réalise, à l’intérieur, l’organisation de paix des hommes libres et de leurs familles, et à l’extérieur celle des peuples, dont l’Église dans son champ d’action et selon son office se fait garante.[…] En attendant, l’Église apporte sa contribution à la paix en suscitant et en stimulant l’intelligence pratique du nœud spirituel du problème ; fidèle à l’esprit de son divin Fondateur et à sa mission de charité, elle s’efforce, selon ses possibilités, d’offrir ses bons offices partout où elle voit surgir une menace de conflit entre les peuples. Ce Siège Apostolique surtout ne s’est jamais soustrait, ni ne se soustraira jamais à un tel devoir. »
Pour illustrer cet engagement, en 1952, et coup sur coup, Pie XII envoie des lettres apostoliques aux Églises sous régime communiste. De ces lettres[53], nous retiendrons particulièrement la Lettre apostolique aux peuples de Russie du 7 juillet 1952 qui apporte un démenti radical à ceux qui accusaient l’Église de partialité. Après avoir évoqué l’époque où les Églises d’Orient et d’Occident étaient sous l’autorité du souverain pontife, Pie XII rappelle aussi toute la sollicitude que les Souverains Pontifes et lui-même ont manifesté pour les peuples de Russie particulièrement à l’époque contemporaine. S’attardant à la période de la guerre, le pape se plaît à souligner sa volonté, à l’instar de ses prédécesseurs, d’être « impartial envers tous les belligérants » : « Jamais, même à cette époque, ne sortit de Notre bouche une parole qui pût sembler injuste ou dure à l’un ou l’autre parti des belligérants. Certes Nous avons réprouvé, comme cela se devait, toute iniquité et toute violation du droit ; mais Nous avons fait cela de manière à éviter, avec le plus grand soin, tout ce qui aurait pu entraîner, quoique injustement, de plus grandes afflictions pour les peuples opprimés. » Pour preuve de sa bonne foi, Pie XII avoue : « Et lorsque de divers côtés on fit pression pour que, d’une façon ou d’une autre, de vive voix ou par écrit, Nous donnions Notre approbation à la guerre entreprise contre la Russie en 1941, Nous ne consentîmes jamais à le faire, comme Nous l’avons déclaré ouvertement le 25 février 1946, dans le discours prononcé devant le Sacré Collège et les représentants diplomatiques de toutes les nations qui sont en relation d’amitié avec le Saint-Siège ».[54]
Pie XII, dans cette lettre, s’adresse non seulement aux catholiques mais à tous ceux « qui conservent encore le nom chrétien »[55], il loue leur piété et spécialement leur attachement à la Vierge Marie, Mère de Dieu dont il encourage le culte : « bien que des hommes, même puissants et cruels, s’efforcent d’arracher la sainte religion et la vertu chrétienne de l’âme de leurs concitoyens ; bien que Satan lui-même cherche par tous les moyens à exciter cette lutte sacrilège […] ; toutefois si Marie leur oppose sa protection, les portes de l’enfer ne peuvent avoir le dessus. » Et après avoir consacré le 31 octobre 1942 le monde entier à Marie, Pie XII consacre « d’une manière très spéciale » tous les peuples de la Russie au Cœur immaculé de Marie.[56] Mais ce n’est pas tout. Pie XII adresse un message aux dirigeants : « Sans doute avons-Nous condamné et repoussé, - comme le devoir de Notre charge le demande -, les erreurs que les fauteurs du communisme athée enseignent ou s’efforcent de propager pour le plus grand tort et détriment des citoyens ; mais, bien loin de rejeter les égarés, Nous désirons leur retour à la vérité, dans le droit chemin. » Et il ajoute : « Que la Mère bien-aimée daigne regarder avec bonté et miséricorde, ceux-là même qui organisent les groupes des militants de l’athéisme et qui dirigent leurs activités ; qu’elle daigne illuminer leurs esprits de la lumière céleste, et que, par la divine grâce, elle oriente leurs cœurs vers le salut. » La première étape de la conversion des dirigeants « à la vérité, dans le droit chemin » est clairement indiquée à travers la mission que se donne le Pape : « Quand il s’agit de défendre la cause de la religion, de la vérité, de la justice et de la civilisation chrétienne, certainement Nous ne pouvons Nous taire ; mais ce à quoi tendent toujours Nos pensées et Nos intentions c’est que tous les peuples ne soient point gouvernés par la force des armes, mais par la majesté du droit, et que chacun d’eux, en possession des libertés civile et religieuse dans les limites de sa propre patrie, soit conduit vers la concorde, la paix et la vie laborieuse grâce auxquelles chaque citoyen peut se procurer les choses nécessaires à sa nourriture, à son logement, à l’entretien et à la direction de sa propre famille. »
A la lecture de ce texte, il est difficile de croire encore que la cause européenne était pour Pie XII simplement un moyen de faire bloc contre le communisme. Au contraire, Pie XII conscient des dangers que la « guerre froide » faisait courir à la paix du monde restait fidèle à sa conception de la supranationalité de l’Église[57] et ouvrait une voie à la coexistence pacifique. Ce que souhaite Pie XII c’est « que le pont spirituel et chrétien, déjà existant en quelque mesure entre les deux rives acquière une stabilité plus grande et plus efficace […]. »[58]
Durant son court mais fructueux pontificat, Jean XXIII n’a pas eu souvent l’occasion d’aborder la question européenne et ses préoccupations furent, nous l’avons vu, planétaires. Il n’empêche qu’il applaudit à « tout ce qui tend à rapprocher les hommes, à les faire collaborer pour le bien de leurs frères ». Cela « est particulièrement digne de respect et d’encouragement. Et, Dieu merci ! -c’est un des aspects les plus réconfortants du monde d’aujourd’hui - les unions nationales et internationales se sont multipliées […]. L’Église s’y intéresse tout spécialement. Elle considère, en effet, qu’un des meilleurs moyens d’assurer une paix solide et durable entre les hommes, c’est de les faire collaborer à des tâches positives intéressant leur véritable bien-être ».[59] Une collaboration qui doit s’étendre, c’est une idée récurrente et fondamentale chez Jean XXIII qui doit s’étendre d’un continent à l’autre[60].
Toutefois, dans une Lettre de la Secrétairerie d’État[61] aux Semaines sociales de France[62], on peut découvrir la pensée de Jean XXIII sur « l’Europe des personnes et des peuples » qui était le thème de ce rassemblement. Après avoir rappelé les avantages de l’union : promotion sociale, essor économique et contribution à la paix, le Secrétaire d’État précise que le rôle de l’Église en la matière est d’apporter les principes moraux qui doivent guider les hommes engagés sur le terrain temporel.
Quels sont les « buts à poursuivre », les « attitudes à prendre » et les « moyens à mettre en œuvre » ?
Le but : un bien commun propre constitué certes d’éléments économiques sociaux et politiques communs mais dont l’essence est un « vouloir-vivre collectif » exprimé « par des manières communes de penser, de sentir et de vivre ». La « force unificatrice » des « composantes économiques, sociales et politiques » est « l’esprit européen fondé sur la perception de valeurs spirituelles communes ». Le patrimoine « humaniste et universaliste » typique de l’Europe est constitué de « l’humanisme grec, avec son sens de l’équilibre, de la mesure et de la beauté » et de « l’esprit juridique romain, qui donne à chacun sa place et ses droits dans une communauté politique solidement structurée ». Mais, c’est surtout le christianisme « qui a modelé l’âme européenne », « qui a dégagé les traits de la personne humaine, sujet libre, autonome et responsable. ce personnalisme, qui respecte la vocation de chaque être et insiste sur la complémentarité du corps social, est la clé de voûte du patrimoine européen et rend intelligible tous ses éléments : richesses intellectuelles et morales, culturelles et artistiques, et jusqu’aux progrès techniques et scientifiques. »
L’Europe se construira « à partir des données nationales » mais elle sera l’œuvre non seulement des gouvernements mais aussi des peuples et en particulier des corps intermédiaires et de la famille. Les corps intermédiaires, organisations syndicales, associations économiques et culturelles, « constituent la structure fondamentale des relations entre les peuples ». Il faut donc que les corps intermédiaires de chaque nation nouent « entre eux, dans leurs domaines respectifs, des liens qui rendent effective leur solidarité. » Quant aux familles, « elles forment le centre vital de l’Europe des personnes et des peuples ». Elles doivent être respectées et soutenues par des emplois, de justes salaires, des prestations sociales spécifiques, des logements adaptés, des conditions de vie favorables à leur responsabilité et à leur stabilité.
Et pour clore, la Secrétairerie d’État renvoie ses lecteurs à l’enseignement de Jean XXIII sur le développement (Mater et Magistra) et au Discours de Pie XII au Conseil de l’Europe du 13 juin 1957.
Si, outre les gouvernements, les corps intermédiaires et les familles ont un rôle à jouer, il ne faut pas non plus négliger ce que l’école peut réaliser pour l’entente entre les peuples et dans la construction de l’Europe car là aussi, on peut travailler « à établir ou à resserrer entre les nations des liens de connaissance, d’estime et de sympathie réciproques ».[63]
Sous le pontificat de Paul VI (1963-1978), les institutions européennes se consolident et les initiatives en faveur d’une union se multiplient. Les 6 pays fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) sont rejoints en 1973 par l’Irlande, le Danemark et le Royaume-Uni. Paul VI suit continuellement avec attention et encouragement cette évolution.[64] L’Europe, dira-t-il, est « une réalité magnifique qui mérite tout l’appui des meilleures forces ».[65] Il évoquera avec reconnaissance les efforts des fondateurs[66] et l’appui de ses prédécesseurs à la cause européenne.[67]
Pourquoi tant d’intérêt pour la construction européenne ? Pourquoi Paul VI estime-t-il qu’il est « nécessaire et urgent »[68] de « faire » l’Europe ?
Les raisons données sont théologique, anthropologique, morale et économique.
Non seulement « Dieu a voulu que les hommes forment une seule famille et se considèrent comme des frères »[69] mais le désir d’union est aussi inscrit dans la nature de l’homme. Les divisions et les oppositions sont néfastes et « c’est à la lumière des exigences profondes de la nature humaine et de la vie en société que se manifeste le mieux la nécessité pour les hommes de se rapprocher, de s’aimer, d’unir leurs efforts pour réaliser enfin ce monde fraternel et vraiment humain auquel, consciemment ou non, tous les hommes et tous les peuples aspirent profondément. »[70] Le processus d’intégration européenne « correspond aux objectifs d’union et de paix, que nous nous sommes fixés pour nous-même ; il met en pratique les vertus de courage, de désintéressement, de confiance, d’amour, qui doivent former le fond de l’éducation civique d’un monde qui progresse à la lumière de la vocation chrétienne, la plus haute et la plus noble -des vocations humaines. »[71] L’Europe est aussi pour l’Église un patrimoine spirituel précieux : « tant de valeur de culture, de morale, de religion, sont impliquées dans l’idée d’Europe ».[72] Comment L’Église pourrait-elle s’en désintéresser ?
De plus, l’idéal d’une Europe unie et pacifique est « moderne et sage » car il correspond à la réalité que vivent les peuples : « une étroite interdépendance d’intérêts ».[73] « L’évolution spontanée de la vie fait de ce continent une communauté unie par un réseau de rapports techniques et économiques […] ».[74] C’est une « gigantesque mutation » qui affecte tous les peuples. Dans ce cadre, une collaboration s’impose pour « faire face, de manière efficace, et donc concertée, aux graves problèmes économiques et sociaux, aux problèmes humains que posent le progrès technique, les échanges commerciaux, l’emploi, la migration, l’évolution culturelle, les conditions d’éducation. » et faire face aussi à « tout ce qui dégrade profondément les mœurs des individus et des familles »[75]
Mais un monde fraternel se construit petit à petit : « sur le chemin ardu de l’unité du monde, il y a des étapes ; et l’une de ces étapes, l’une des plus importantes, c’est l’unification de l’Europe »[76] et une « Europe pacifiée et unifiée » est « une nécessité vitale » même pour l’avenir du monde[77].
Pour la paix, bien sûr : il ne faut pas oublier que les deux guerres mondiales qui ont marqué le XXe siècle, sont nées en Europe. Et d’une manière plus générale, on constate que les autres peuples « ont souvent les yeux fixés sur les pays européens »[78] si bien que les « efforts, orientés immédiatement vers la construction d’une Europe unie, contribuent également, d’une manière indirecte mais efficace, à l’avènement de la réconciliation entre tous les hommes et entre tous les peuples ».[79]
L’Europe peut être un modèle. Pourquoi ? Parce que l’Europe a déjà connu des efforts d’unification dans le passé et qu’elle « est déjà une réalité »[80]. Paul VI rappelle « les tentatives d’unification politique » : l’Empire romain, les Empires carolingien et germanique qui ont été marqués par la « civilisation gréco-romaine » et plus encore par « une même culture chrétienne ». « Quelque chose de commun animait ce grand ensemble: c’était la foi. »[81]
L’Europe a un patrimoine, un héritage à défendre et à ranimer[82] car elle a besoin « d’une mentalité unitaire », « d’une culture commune » sinon « l’unité européenne ne pourra pas être véritablement atteinte et lorsqu’elle sera atteinte pour certains objectifs particuliers, elle représentera une somme d’éléments étrangers les uns aux autres, peut-être en opposition les uns avec les autres. » A ce point de vue, « la foi catholique peut se montrer un coefficient d’une valeur incomparable pour faire pénétrer une vitalité spirituelle dans cette culture fondamentalement unitaire qui devrait constituer le souffle animateur d’une Europe socialement et politiquement unifiée. » [83]
Cette proposition de la part de l’Église cache-t-elle quelque ambition politique ? L’Église poursuit-elle « un dessein politique ? Nullement », répondra-t-il.[84] A plusieurs reprises, Paul VI va rappeler l’indispensable distinction des pouvoirs et les rôles respectifs des autorités publiques et de l’Église: « L’Église, en ce qui la concerne, ne poursuit aucun dessein politique particulier. Elle n’a d’ailleurs pas compétence pour susciter les meilleures solutions politiques et les mettre en œuvre : cette responsabilité appartient à ceux qui ont reçu mandat à cet effet. » [85] Le rôle de l’Église est de « lancer des ponts entre les peuples », de diriger « les cœurs des hommes vers la paix entre l’homme et Dieu et vers la paix dans l’homme et parmi les hommes »[86], de « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité », mais les évêques ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ».[87] Dans un message au Conseil de l’Europe[88], Paul VI précisera encore que l’objectif du Saint-Siège n’est pas de « dominer le destin de ces peuples, mais [de] les aider à mieux le réaliser, conformément à leur identité profonde et pour le bien de tous. » Il ajoutera que l’Église, « dans le respect des divers courants de civilisation et des compétences propres de la société civile, […] propose son aide pour affermir et développer le patrimoine commun particulièrement riche en Europe et dont beaucoup d’éléments lui sont familiers, voire accordés. »
Sur le chemin de l’unité, les obstacles sont nombreux. Au cours de l’histoire, les nations européennes ont rompu l’unité en gestation et se sont opposées[89]. Par ailleurs, « l’égoïsme » et « la volonté de puissance »[90] entraînent « le repli sur soi » et la « recherche de domination culturelle ou économique »[91].
Comment vaincre ces défauts, dépasser l’intérêt personnel, faire les sacrifices nécessaires en vue d’un bien commun et de la solidarité ?[92] Comment arriver à une Europe « plus unie, plus dégagée des intérêts particuliers et des rivalités locales, et plus liée aux systèmes d’entraide mutuelle » ?[93] Comment l’union peut-elle se réaliser alors qu’elle est l’objet de « conceptions différentes » ?[94]
Il va sans dire que l’Europe ne peut se faire par la force c’est-à-dire qu’elle doit « éviter que l’unité ne soit imposée effectivement par des facteurs d’ordre extérieur et matériel, aux dépens des patrimoines intérieurs et spirituels pou par la force de la nécessité, à laquelle il serait difficile demain d’opposer une résistance efficace. »[95] L’Europe unie « ne doit pas être une création artificielle, imposée de l’extérieur ; elle doit au contraire surgir comme l’expression de la volonté de chacun des peuples ; elle doit se présenter comme un fruit de persuasion et d’amour et non comme un résultat technique, et peut-être même fatal, des puissances politiques et économiques ». Or, « l’opinion publique […] considère le problème de l’unification uniquement, ou avant tout, en fonction des avantages économiques qui en découleront, comme si les forces idéales de l’unification elle-même étaient un dérivé des forces économiques et devaient, par conséquent, être subordonnées à ces dernières. » Certes, « les avantages matériels réciproques peuvent favoriser les liens d’ordre spirituel, […] l’union sur le plan économique poursuivie jusqu’ici constitue certainement une base irremplaçable[96], mais elle n’absorbe qu’une partie des efforts qui doivent être faits pour arriver à une union pleine et agissante. Celle-ci suppose la diffusion d’une atmosphère sereine et cordiale dans les rapports réciproques, empreinte d’un sens aigu de la justice, de la compréhension, de la loyauté, du respect et spécialement de l’amour fraternel. C’est seulement ainsi que l’on donnera à l’idée de l’Europe unie sa richesse spirituelle et sa force morale, et que les consciences en arriveront à accepter toutes les conséquences pratiques et onéreuses que cette union comporte, en ne succombant pas à la tentation de recueillir uniquement les bénéfices sans endosser ainsi les risques de la solidarité, de céder à des sentiments égoïstes et de brimer les particularités culturelles de chaque peuple, qui doivent au contraire être respectées et mises en valeur, attendu que chaque culture apporte des valeurs originales et que toutes, par conséquent, doivent enrichir le patrimoine commun de l’Europe unie. »[97]
On ne peut « se limiter à signer des protocoles et à mettre solennellement la guerre hors la loi. L’histoire enseigne que de tels gestes se révèlent souvent, hélas ! théoriques et inefficaces ». [98] « Des structures juridiques » sont certes indispensables[99] et « le salutaire rajeunissement de l’Europe passera par les chemins hardiment tracés et sans cesse révisés, de la concertation. »[100]. Mais il faut être bien conscient que l’élaboration de la communauté européenne « entraîne aussi des bouleversements économiques et sociaux fort complexes, qu’il importe de maîtriser, afin que, en définitive, cette mutation demeure […] au service de l’homme, de tout homme et de tout l’homme. » Il est indispensable d’éviter « un développement déséquilibré ». Or, les tâches sont nombreuses. Il s’agit, en effet et tout à la fois de protéger efficacement les droits de l’homme, « le plein emploi, la libre circulation de la main-d’œuvre, l’élévation du niveau de vie […], la sécurité de l’emploi et la protection de la santé […], le respect des personnes, leur intégration dans la société, leur participation responsable à la vie des communautés humaines, le soutien apporté aux valeurs morales, l’aide donnée à cette cellule fondamentale de la vie sociale qu’est une famille unie, la protection efficiente contre des fléaux qui se font de nos jours plus menaçants pour les jeunes, - telle la drogue dont il faut, à tout prix et sans retard, juguler la diffusion périlleuse-, la possibilité enfin assurée pour tous les groupes humains de satisfaire leurs exigences spirituelles les plus profondes »[101]. Or, « si l’un de ces éléments vient à manquer, c’est l’homme lui-même qui faillit à sa vocation et la civilisation qui peu à peu se désagrège, comme rongée de l’intérieur. »[102]
Pour réussir cette tâche, construire une Europe respectueuse de la personne humaine dans son intégralité[103], il faut prioritairement et tout au long du processus d’intégration, que naisse ou renaisse un esprit commun, il faut former une « conscience européenne »[104] : l’évolution vers plus d’unité « ne demande pas mieux que d’être vivifiée par un même esprit, et d’être reconnue comme le fruit d’un long travail irréversible et bienfaisant. » Il faut que l’opinion publique, la plus large possible, soit persuadée de « l’excellence de la cause de l’Europe unifiée ».[105] d’une certaine manière, « l’Europe sera « vécue », si l’on peut dire, avant d’être définie. La pratique précédera les textes »[106]. « Il est du devoir de tous, et spécialement du nôtre, de créer l’atmosphère morale nouvelle, qui peut faciliter la solution espérée. […] Ce doit être une mentalité d’estime réciproque, de collaboration mutuelle, de convergence progressive vers une paix active et un profit commun. C’est-à-dire une mentalité humaine plus large, plus généreuse, une mentalité spirituelle, à la formation de laquelle l’esprit chrétien, bien plus, universel et voire catholique, peut tellement aider. De l’ancienne chrétienté historique de l’Europe peut naître l’esprit de citoyenneté internationale, dont son progrès et sa paix ont besoin. pour elle et pour le monde. »[107]
Comment définir cet « esprit », cette « conscience européenne », cette « mentalité humaine », cet « esprit de citoyenneté internationale » ?
Cet esprit doit manifester d’abord un attachement à des valeurs fondamentales : « les valeurs impérissables de la dignité de chaque être humain, de sa liberté et de sa responsabilité morale, de ses droits et de ses devoirs envers les autres hommes, la famille et l’État, telles que les proclame l’Église, constituent le fondement inébranlable de toute société ordonnée. Cet enseignement a formé l’Europe au cours des siècles passés et a favorisé un tel élan culturel qu’elle a pu devenir l’éducatrice d’autres peuples de la terre. Si dans la société pluraliste d’aujourd’hui, en dépit de tous les progrès techniques, la sécurité collective et la coexistence pacifique des peuples et des sociétés particulières sont tellement ébranlées, cela ne tient-il pas à ce qu’une loi morale valable pour tous a été écartée et répudiée ? »[108]
Parmi ces valeurs, Paul VI souligne la nécessité de « mettre au premier plan le respect des droits de l’homme, […] les affirmer et surtout […] les garantir pour tous les citoyens ». Or, il se fait que « la Convention européenne a voulu, pour cette région en hâter l’application de façon réaliste et efficace : les principes ont été réaffirmés avec plus de précision et de détails et surtout un mécanisme approprié a été mis en place afin d’en garantir la sauvegarde, en ménageant, pour les États et pour les individus, la possibilité d’un appel contre leur violation éventuelle. » Il faut donc « intensifier une éducation continuelle des gens, qui les forme, non seulement à revendiquer leurs droits fondamentaux et à respecter ceux des autres, mais aussi à assumer, en conscience et pour leur part, les devoirs qui correspondent à tous ces droits de l’homme. »[109] Ces devoirs et ces droits sont universels et les bons rapports entre les peuples présupposent, « malgré les diversités, même profondes, une base de civilisation humaine commune, se concrétisant en droits et en devoirs et permettant à tous de vivre tranquillement et de travailler utilement ensemble. »[110]
Le pape se réjouit que constater que dans le préambule de son statut, le Conseil de l’Europe a inscrit « l’attachement aux valeurs humaines, spirituelles et morales, qui constituent le patrimoine commun des peuples de ce continent ». Ces valeurs ont surgi en Europe : « Par-delà un passé de guerres et de destructions, les valeurs communes issues de la vitalité des peuples anciens et divers, affinées par l’héritage gréco-romain, assainies, approfondies et universalisées par la foi chrétienne, ont reçu, au plan des principes juridiques, une expression renouvelée et efficace dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui se présente comme une pierre milliaire sur le chemin de l’union des peuples : ne manifeste-t-elle pas la volonté sacrée de bâtir cette union sur le respect de la dignité de la personne, de ses libertés et de ses droits fondamentaux ? » La foi chrétienne a donc joué un rôle important qu’on ne peut nier : »_ la tradition chrétienne, c’est un fait, est partie intégrante de l’Europe. Même chez ceux qui ne partagent pas notre foi, même là où la foi s’'est assoupie ou éteinte, les fruits humains de l’Évangile demeurent, constituent désormais un patrimoine commun qu’il nous appartient de développer ensemble pour la promotion des hommes_. »[111] Paul VI réaffirmera cette réalité devant le Corps diplomatique en justifiant la présence du Saint-Siège à la Conférence d’Helsinki : « Mais au-delà, et nous pourrions dire bien au-dessus des aspects techniques et concrets des problèmes de la sécurité et de la coopération, il y avait précisément tout l’espace touchant aux principes suprêmes - éthiques et juridiques - qui doivent informer l’action et les rapports des États et des peuples. » Les « principes et normes, acceptés par tous les participants, se rattachent à un patrimoine idéal commun aux peuples de l’Europe. Cet héritage, nous pouvons l’ajouter, basé essentiellement sur le message évangélique que l’Europe a reçu et accueilli, est, en substance, également commun aux peuples des autres continents, y compris ceux qui n’appartiennent pas à ce qu’on appelle la civilisation chrétienne, du fait que le message chrétien interprète, là aussi, les exigences profondes de l’homme. »[112]
L’analyse des valeurs conduit tout naturellement à rappeler l’importance de la foi chrétienne en Europe dans le passé mais aussi pour l’avenir. Les valeurs évoquées sont certes des valeurs humaines mais il ne faut pas oublier, comme le Pape le dira, qu’« il n’est […] d’humanisme vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie humaine ».[113] L’évangélisation importe donc aussi à la construction de l’Europe. C’est ce que Paul VI va longuement développer dans un important discours aux évêques d’Europe : « Aux nations désormais politiquement distinctes et organisées en États libres et souverains, il reste à découvrir une expression communautaire et continentale de la fraternité des peuples, associés pour promouvoir une civilisation solidaire, animée naturellement d’un même esprit. […] On ressent en effet à nouveau aujourd’hui le besoin de l’union[114], mais d’abord au niveau d’une concertation indispensable sur des problèmes techniques, économiques, commerciaux, culturels, politiques. » Problèmes qui, comme on l’a déjà dit, qui constituent autant d’obstacles à vaincre. C’est pourquoi et « plus profondément, on rêve à nouveau d’une unité spirituelle, qui donne sens et dynamisme à tous ces efforts, qui restitue aux hommes la signification de leur existence personnelle et collective. Les pouvoirs politiques et techniques sont impuissants à produire cet effet, et ne pourraient l’imposer que par l’esclavage. […] Seule la civilisation chrétienne, dont est née l’Europe, peut sauver ce continent du vide qu’il éprouve, lui permettant de maîtriser humainement le progrès technique dont elle a donné le goût au monde, de retrouver son identité spirituelle et de prendre ses responsabilités morales envers les autres partenaires du globe. » Le rôle des évêques est donc de « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité ». Certes, « les conditions sont nouvelles par rapport à l’état de chrétienté qu’a connu l’histoire. Il y a une maturité civique… » que les évêques doivent respecter : ils ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ». Mais la foi reçue librement « donne un sens à la vie des hommes […], nourrit leur cœur d’une espérance non fallacieuse. elle leur inspire une vraie charité génératrice de justice et de paix, qui les pousse au respect de l’autre dans la complémentarité, au partage, à la collaboration, au souci des plus défavorisés. Elle affine les consciences. Dans le monde souvent clos sur sa richesse ou son pouvoir, rongé par les conflits, ivre de violence ou de défoulement sexuel, la foi procure une libération, une remise en ordre des facultés merveilleuses de l’homme.
L’unité qu’elle cherche n’est pas l’unification réalisée par la force, c’est le concert où les bonnes volontés harmonisent leurs efforts dans le respect des conceptions politiques diverses. » Il est patent que « le processus de sécularisation touche profondément l’Europe chrétienne […] » et que « les valeurs évangéliques sont trop souvent comme désarticulées, axées sur des objectifs purement terrestres » mais « elles demeurent enracinées dans l’âme de la plupart de ces peuples européens ; elles continuent à les marquer ; elles peuvent être purifiées, ramenées à leur source, c’est le rôle de l’évangélisation.[…] C’est par ce chemin spirituel que l’Europe doit retrouver le secret de son identité, de son dynamisme ».[115]
Reste une question : l’Europe unie sera-t-elle un bastion, une forteresse ou un continent ouvert sur le monde ?
Déjà en 1970, le Pape attire l’attention sur la situation des migrants de plus en plus nombreux, situation « aussi inique que dangereuse pour la paix sociale ! Et quelle tache pour une société pétrie de christianisme et initiée depuis tant de siècles à la justice et à la charité chrétienne. » Il ajoute que l’Europe doit garder le souci du tiers-monde : « éviter le repliement égoïste sur nous-mêmes et, il faut bien le dire, sur des privilèges et des talents que Dieu nous a donnés pour les mettre au service de tous nos frères ».[116] Le monde a besoin d’une « vraie Europe qui fasse honneur à sa vocation historique de maîtresse de vrai progrès ».[117] L’Europe « a bénéficié, plus que d’autres continents, d’une civilisation chrétienne.[…] Une telle Europe ne devrait-elle pas donner aujourd’hui l’exemple d’une civilisation vraiment humaine, qui ne soit pas seulement axée sur le potentiel économique et technologique, mais qui mette son point d’honneur à défendre les droits de la personne humaine ? »[118] Il faut »…créer les institutions capables de permettre à l’Europe un service plus efficace de la famille humaine tout entière. Est-ce trop dire que l’Europe, vu les faveurs dont la Providence l’a fait bénéficier, garde une responsabilité pour témoigner, dans l’intérêt de tous, de valeurs essentielles comme la liberté, la justice, la dignité personnelle, la solidarité, l’amour universel ? »[119].
Une unité construite sur les valeurs fondamentales évoquées, marquées du sceau du christianisme, exclut donc le repli sur soi et la recherche d’une domination quelconque. Son imprégnation chrétienne « implique au contraire compréhension et accueil des valeurs dont les autres peuples sont porteurs. »[120]
Sous le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), la cause européenne progresse considérablement. 18 pays vont rejoindre l’Union européenne dont des pays d’Europe de l’Est, suite à la chute du mur de Berlin[1] et du Portugal en 1986. Entre temps, en 1985, le Groenland a décidé de se retirer en ratifiant le Traité sur le Groenland et a désormais le statut de pays et territoire d’outre-mer associé. Avec la fin de la Guerre froide, la partie Est de l’Allemagne rejoint de facto la Communauté économique européenne en 1990 (puisque réunifiée avec la partie ouest-allemande). Puis l’Union européenne intègre en 1995 des États neutres : l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Autriche[Autriche], la Finlande et la Suède et en 2004 dix nouveaux États, en majorité issus du bloc de l’Est : Chypre, l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Estonie[Estonie], la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie.] ; le projet d’une constitution pour l’Europe se réalise petit à petit ; le parlement européen accroît son influence[2] ; progressivement s’établit la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux ; la monnaie unique voit le jour ; une coopération de plus en plus étroite s’établit pour lutter contre la criminalité et la crise financière et économique.[3]
Avant même que l’Europe civile s’étende à l’Est, Jean-Paul II[4] va désigner saints Cyrille et Méthode co-patrons de l’Europe[5], montrant par là que l’Europe est « le fruit de deux courants de traditions chrétiennes auxquelles s’ajoutent aussi deux formes de culture diverses mais en même temps complémentaires ».[6] Jean-Paul II leur adjoindra trois femmes : sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne et sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix[7]. Trois femmes parce que l’Église reconnaît « toujours plus clairement la dignité de la femme et ses dons propres ». Trois femmes dont la « sainteté s’est […] exprimée dans des circonstances historiques et dans une contexte « géographique » qui les rendent particulièrement significatives pour le continent européen ».[8]
Comme ses prédécesseurs et durant son très long pontificat, Jean-Paul II ne cessera de s’intéresser à la cause européenne.[9] Les discours sont innombrables et insistants. Ils ont été prononcés notamment lors de la visite des pays européens ou encore devant les représentants des diverses instances européennes. On en retrouvera l’essentiel dans l’Exhortation apostolique Ecclesia in Europa[10].
Tout d’abord, on peut se poser la question : « « Faire l’Europe », pour quoi faire ? »[11]. Et ensuite : pourquoi l’Église s’intéresse-t-elle tellement à l’unité de l’Europe ? Pourquoi apporte-t-elle, pour reprendre les termes de Jean-Paul II, un « appui décidé » aux projets d’union européenne ?[12]
Les raisons évoquées par Jean-Paul II sont nombreuses. Si, au point de départ c’est la volonté d’en finir avec la guerre et d’établir une paix durable basée sur la solidarité et la collaboration qui a prévalu, bien d’autres motivations ont surgi. Voilà des siècles, comme nous l’avons vu, que les Européens, chrétiens ou non, rêvent d’une Europe unie.[13]
Ensuite, un fait s’impose : « l’Europe occupe une place de premier plan dans la géographie culturelle du monde ».[14]
Enfin, l’histoire de l’Europe est tout particulièrement liée à celle de l’Église : « On ne peut pas comprendre l’histoire et les destinées de l’Europe, son passé comme les tâches présentes et futures, sans le christianisme et son apport essentiel à la culture occidentale. »[15]
Plus précisément, l’Europe est l’endroit où le christianisme s’est développé d’une manière toute particulière jusqu’à se répandre à travers le monde : « L’Europe n’est pas le premier berceau du christianisme. Même Rome a reçu l’Évangile grâce au ministère des Apôtres Pierre et Paul, qui sont venus ici de la patrie de Jésus-Christ. Mais, de toute façon, il est vrai que l’Europe est devenue, durant deux millénaires, comme le lit d’un grand fleuve où le christianisme s’est répandu, rendant fertile la terre de la vie spirituelle des peuples et des nations de ce continent. Et sur cette lancée, l’Europe est devenue un centre de mission qui a rayonné vers les autres continents. »[16] L’Europe est « le continent qui a le plus contribué au développement du monde, aussi bien dans le domaine des idées que dans celui du travail, des sciences et des arts ».[17] « L’Europe revêt une importance particulière pour l’histoire de l’Église et pour la diffusion progressive, dès les temps apostoliques, du message évangélique dans le monde.[18] Et le lien entre le christianisme et l’Europe est si fort que Jean-Paul II n’hésite pas à dire que « la crise et la tentation de l’Européen et de l’Europe sont des crises et des tentations du christianisme et de l’Église en Europe. »[19] Nous y reviendrons plus loin.
C’est à cause de ce lien que l’Europe a une grande responsabilité et une mission vis-à-vis des autres parties du monde qu’elle a évangélisées. Mais sa responsabilité est aussi engagée du fait que si elle a annoncé le Christ au-delà de ses frontières, elle a aussi malheureusement diffusé à travers le monde ses erreurs et ses crimes. Elle a apporté une « grande contribution au reste du monde, pour le bien et pour le mal. […]. Avec ses réussites et ses failles, l’Europe a laissé une marque indélébile sur le cours de l’histoire : elle a donc une responsabilité que les représentants de ses peuples ne peuvent que saisir et poursuivre. »[20]
« C’est en Europe [… ] qu’ont éclaté deux guerres mondiales […]. C’est de l’Europe que, sur le monde entier, se sont répandues des idéologies qui, en bien des endroits, exercent une influence prépondérante, comme des maladies importées. Cette commune culpabilité signifie pour l’Europe une particulière responsabilité, ne serait-ce que pour apporter une contribution décisive à la résolution effective de l’actuelle crise mondiale. mais cela exige tout d’abord pour l’Europe elle-même un renouveau profond, sur le plan spirituel, moral et politique, à partir de la vigueur et de la foi de son origine chrétienne. »[21]
La Communauté internationale « attend de la Communauté européenne un témoignage de justice et de fraternité, une contribution originale et efficace à l’arrêt des guerres en cours, à la recherche de solutions négociées équitables, au bannissement de la violence, du terrorisme, de la torture, et je dirais, plus encore, des exécutions sommaires même perpétrées par des gouvernements légitimes, au désarmement progressif et contrôlé, à l’amélioration des termes de l’échange entre pays riches et pays pauvres, à l’entraide réelle pour faire reculer la faim et permettre le développement des peuples à partir de leurs propres ressources.
Malgré l’acuité de ses propres faiblesses, l’Europe peut apporter cette contribution. »[22]
« Plus que jamais on attend la voix de l’Europe dans son ensemble pour la solution des crises mondiales actuelles ; la déception n’en est que plus grande lorsque des problèmes économiques marginaux, le manque de collaboration, ou des préjugés nationaux, font surgir des obstacles apparemment insurmontables. Il est temps de démanteler les égoïsmes nationaux, qui peuvent avoir une importance locale, mais qui s’effondrent lorsqu’on les considère honnêtement par rapport aux vrais problèmes de l’humanité. A ceux-ci l’Europe doit donner le plus rapidement possible une réponse commune et solidaire. »[23]
Mais l’Europe connaît des problèmes internes et notamment elle subit une crise économique et sociale qui pousse les hommes à prendre « conscience de leur responsabilité pour l’Europe et son avenir. […] Le poids des problèmes que posent aujourd’hui la sécurité, la justice sociale, la paix, les échanges économiques et culturels, requiert nécessairement l’unité et des initiatives communes. […] II n’y a, en fin de compte, pas d’alternative raisonnable »[24] L’unité de l’Europe est donc aussi une nécessité pratique. d’autant plus que l’Europe n’a pas été déchirée seulement par deux guerres mondiales mais aussi d’autres dissensions politiques morales et religieuses. Il faut « recomposer les fatales déchirures et ruptures intervenues au cours de l’histoire ». Déchirures et tensions « qui compromettent son unité passent à travers le continent entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud ».[25]
Jusqu’en 1989, Jean-Paul II n’aura de cesse de dénoncer la séparation des deux parties de l’Europe, des « deux poumons » de l’Europe dira-t-il[26]. Il reprendra aussi volontiers l’expression « maison commune »[27] pour désigner l’ensemble du continent. Construire « la maison commune européenne, […] cette grande entreprise, que les Européens se sont engagés à mener à son terme, a reçu son inspiration de l’Évangile du Verbe incarné […]. L’histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation, au point que les frontières de l’Europe coïncident avec celles de la pénétration de l’Évangile. […] Dans cet « humus », les Européens sont appelés à construire leur maison commune. Et tout comme le foyer domestique est le lieu où chacun se sent « chez lui », accueilli, respecté et aidé tel qu’il est, de même l’Europe doit devenir une « maison » où tout peuple se verra reconnu, dans la physionomie qui est la sienne - là où il le faut - dans son développement et surtout respecté dans ses aspirations. Tout comme il n’y a pas de motif d’avoir peur dans la demeure familiale, de même il ne devrait pas y avoir en Europe quelque sorte de menace que ce soit, qui puisse porter l’un à craindre l’autre. A l’inverse, il devrait y avoir la joie de vivre ensemble, afin de répartir les richesses matérielles, culturelles et spirituelles communes. »[28]
La réunification de l’Europe fut une préoccupation majeure de Jean-Paul II. Il vit même dans son élection comme Pape, le signe d’un projet divin. En 1979, parlant de lui à la troisième personne, il médite sur sa mission en tant que premier pape slave : « C’est peut-être justement pour ça que Dieu l’a choisi, c’est peut-être pour cela que l’Esprit Saint l’a guidé, afin qu’il introduise dans la communion de l’Église la compréhension des paroles et des langues qui semblent encore étrangères aux oreilles habituées aux sons romains, germaniques, anglo-saxons, celtes. […] Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit-Saint ne dispose-t-il pas que ce pape polonais, ce pape slave, manifeste justement maintenant l’unité spirituelle de l’Europe chrétienne qui, débitrice des deux grandes traditions de l’ouest et de l’est, professe grâce aux deux « une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4, 5-6), le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ? »[29]
La même année[30], devant les membres du Parlement européen, il prit la peine d’emblée de leur rappeler que leur action se développait « dans la partie de l’Europe » qu’ils représentaient. Et il ajoutait que « les partenaires […] réunis n’oublieront évidemment pas qu’ils ne constituent pas à eux seuls toute l’Europe ; ils demeureront conscients de leur responsabilité commune pour l’avenir du continent tout entier, ce continent qui au-delà de ses divisions historiques, de ses tensions et de ses conflits, a une profonde solidarité, à laquelle une même foi chrétienne a largement contribué. C’est donc toute l’Europe qui doit être bénéficiaire des pas aujourd’hui accomplis, et aussi les autres continents vers lesquels l’Europe pourra se tourner avec son originalité spécifique. » L’Europe, en effet, doit, disait-il plus tard devant la même assemblée, « se déployer aux dimensions qui lui ont données la géographie et plus encore l’histoire ».[31] Ce qui se réalisa.
« Faire l’Europe » et « une Europe sans frontières qui ne renonce pas aux racines chrétiennes qui l’ont fait naître » ni « à l’authentique humanisme de l’Évangile du Christ ! »[32], n’est-ce pas vouloir revenir en arrière ?
Cet intérêt pour l’unification européenne cache-t-il une volonté de restaurer le passé, l’Europe chrétienne ? S’agit-il d’un projet politique de la part de l’Église ?
La réponse à ces questions est sans ambigüités mais elle a nourri, un temps, les soupçons de quelques-uns.[33]
L’Europe peut-être une « dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques », dira Jean-Paul II à Compostelle.[34]
Devant le Parlement européen[35], Jean-Paul dénoncera on ne peut plus nettement ce qu’il appelle « l’intégralisme religieux » : « Notre histoire européenne montre abondamment combien souvent la frontière entre « ce qui est à César » et « ce qui est à Dieu » a été franchie dans les deux sens. la chrétienté latine médiévale - pour ne mentionner qu’elle -, qui pourtant a théoriquement élaboré, en reprenant la grande tradition d’Aristote, la conception naturelle de l’État, n’a pas toujours échappé à la tentation intégraliste d’exclure de la communauté temporelle ceux qui ne professaient pas la vraie foi. L’intégralisme religieux, sans distinction entre la sphère de la foi et de celle de la vie civile, aujourd’hui encore pratiqué sous d’autres cieux, paraît incompatible avec le génie propre de l’Europe tel que l’a façonné le message chrétien. »[36] Comment avec une telle affirmation soupçonner le Pape de vouloir restaurer une Europe chrétienne ? La Souverain Pontife est bien conscient que l’Europe est « plurielle » au point de vue religieux et philosophique. Par ailleurs, ardent défenseur des droits de l’homme, il est particulièrement attentif au respect de la liberté religieuse et donc d’une juste laïcité de l’État.[37] Mais il faut à la fois respecter « une juste conception de la laïcité des institutions politiques » et « accorder aux valeurs susmentionnées l’enracinement profond de type transcendant qui s’exprime dans l’ouverture à la dimension religieuse. »[38]
Le monde a donc changé et les valeurs citées étant respectées, l’homme contemporain ne peut s’empêcher aujourd’hui comme hier de s’interroger sur le sens réel de sa vie : « On a l’impression d’une priorité de l’économie sur la morale, d’une priorité du temporel sur le spirituel. […] On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus de ce temporel. Si la société et les hommes de notre continent ont perdu l’intérêt pour ce sens, ils doivent le retrouver. Peuvent-ils, dans ce but, revenir quinze siècles en arrière ? Au temps où naquit saint Benoît de Nursie ?
Non, ils ne le peuvent pas. Le sens de la vie, ils doivent le retrouver dans le contexte de notre temps. Ce n’est pas possible autrement. Ils ne doivent pas et ils ne peuvent pas retourner au temps de Benoît, mais ils doivent retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît. »[39] Cette recherche de sens implique la liberté car « « Dieu ne veut pas qu’on le serve de force, mais de gré » (St Otto). Ce n’est qu’en respectant ce principe que les États et les blocs politiques surmonteront leurs antagonismes internationaux, et que pourra naître une Europe unie de l’Atlantique à l’Oural »[40] Et cette liberté religieuse implique la distinction des pouvoirs. Comme le dira Jean-Paul II à des représentants d’institutions européennes : « mon propos n’est pas d’entrer dans ce qui relève de l’autorité des organismes ici établis, ni dans les domaines propres de vos compétences ».[41] Et il le répétera dans d’autres circonstances : « il n’appartient pas au Saint-Siège de déterminer les modalités politiques souhaitables de la coopération européenne qui, elle, est nécessaire. Il revient aux hommes politiques, aux experts, de trouver, de proposer démocratiquement à leurs concitoyens et de faire ratifier par les responsables, les solutions concrètes et graduelles de ce grand et complexe problème. »[42] C’est bien l’heure du laïcat.[43]
L’Église « sans revendiquer certaines positions qu’elle a occupées jadis et que l’époque actuelle considère comme totalement dépassées, l’Église elle-même, en tant que Saint-Siège et communauté catholique, offre son service pour contribuer à la réalisation de ces objectifs destinés à procurer aux nations un authentique bien-être matériel, culturel et spirituel ».[44]
La question s’est posée aux pères fondateurs de l’Europe[45] et, dans un premier temps, ils ont « eu l’intuition que le domaine économique se prêtait en premier lieu à un projet communautaire, tant en raison de la situation mondiale que pour éviter désormais les concurrences dangereuses pour la paix. »[46], des Caraïbes et du Pacifique] (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pays_ACP[pays appelés ACP). Accord renouvelé en 1979 (Lomé II, 57 pays), 1984 (Lomé III, 66 pays) et 1990 (Lomé IV, 70 pays). En 2000, la Convention de Lomé est remplacée par l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_Cotonou[accord de Cotonou]. Alors qu’elle ne comptait à l’origine que 18 États membres, elle en compte à présent 79, preuve de son attractivité. Cette coopération avait pour but de favoriser l’adaptation des pays ACP à l’économie de marché. Elle ne doit pas être confondue avec les accords de Lomé signés en 1999 pour mettre fin à la guerre civile de Sierra Leone.] Mais ils étaient bien conscients qu’il fallait aller plus loin. Il faut « construire l’Europe comme une communauté d’hommes […] en l’enrichissant d’un esprit, d’un idéal, d’une âme, parce qu’il ne peut exister de communauté humaine véritable sans ces valeurs culturelles et spirituelles par lesquelles l’homme devient principalement homme. »[47] Il n’est pas possible de « concevoir l’Europe privée de cette dimension transcendante ».[48]
« L’Europe unie, ce n’est plus seulement un rêve ni un souvenir utopique du Moyen Age. […] Ce processus n’est pas et ne peut pas être un événement d’ordre purement politique et économique ; il a une profonde dimension culturelle, spirituelle et morale. L’unité culturelle de l’Europe vit dans et par les différentes cultures qui s’interpénètrent et s’enrichissent mutuellement. cette caractéristique définit l’originalité et l’autonomie de la vie dans notre continent. La recherche de l’identité européenne nous ramène à ses sources.
Si la mémoire historique de l’Europe ne plonge pas au-delà des idéaux des lumières, son unité nouvelle aura des fondements superficiels et instables. Le christianisme […] est à la racine même de la culture européenne. la marche vers une nouvelle unité de l’Europe ne pourra pas ne pas en tenir compte ! »[49]
Comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas de revenir en arrière. Il s’agissait et il s’agit toujours de considérer la construction européenne dans le contexte contemporain et tout d’abord de bien analyser la situation de l’Europe et de ne pas fermer les yeux sur les problèmes graves qu’elle connaît.[50]
Comment ne pas prendre en compte notamment les innombrables et graves conflits politiques et religieux qui ont déchiré l’Europe ? [51] « L’histoire commune de l’Europe, déclare Jean-Paul II, ne présente pas seulement des traits resplendissants, mais ,présente aussi des points noirs, terribles, qui sont incompatibles avec l’esprit d’humanisme et la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus-Christ ». Ce sont les « guerres sanglantes et haineuses », les persécutions, les exodes, les assassinats pour fait de race, de nationalité, de convictions et cela aussi de la part de chrétiens ! « Reconnaître nos fautes et implorer le pardon, car nous autres chrétiens, nous sommes devenus coupables, par pensées, paroles et par actions et parce que nous ne sommes pas intervenus pour empêcher l’injustice.
Dans l’histoire de l’Europe, ce ne sont cependant pas seulement les rapports entre les États ainsi que la vie politique qui sont caractérisés par la discorde. L’Église du Christ est également traversée par des lignes de démarcation et des fossés tracés par les divisions religieuses.[52] Les intérêts politiques et les problèmes sociaux se sont mêlés avec des luttes fanatiques, l’oppression et l’expulsion d’hommes n’ayant pas la même foi ainsi que l’oppression des consciences. Nous qui devons administrer l’héritage que nous ont légué nos pères présentons également cette Europe devenue profondément coupable sous la Croix. Car c’est dans la Croix que réside l’espoir. »[53] Les chrétiens soucieux de « faire l’Europe » doivent donc faire preuve d’humilité.[54]
Nous traînons donc un lourd passé de discordes et aujourd’hui des divisions civiles et religieuses subsistent et nourrissent une crise profonde : « Dans le domaine civil, l’Europe est divisée. Des fractures artificielles privent ses peuples du droit de se rencontrer tous dans un climat d’amitié ; et du droit à unir librement leurs efforts et leur créativité au service d’une vie sociale pacifique, ou d’une contribution solidaire pour résoudre les problèmes qui touchent les autres continents. La vie civile se trouve marquée par les conséquences d’idéologies sécularisées, qui vont d la négation de Dieu ou de la limitation de la liberté religieuse à l’importance prépondérante attribuée au succès économique par rapport aux valeurs humaines du travail et de la production ; du matérialisme et de l’hédonisme[55], qui sapent les valeurs de la famille nombreuse et unie, celles de la vie dès la conception[56] et de la protection morale de la jeunesse, jusqu’à un « nihilisme » qui désarme la volonté d’affronter les problèmes cruciaux comme le sont ceux des nouveaux pauvres, des émigrés, des minorités ethniques et religieuses, du bon usage des moyens d’information, tout en armant les mains du terrorisme. »
Sur le plan religieux : l’Europe est divisée « non pas tant ni principalement à cause des divisions qui se sont produites au cours des siècles, que parce que les baptisés et les croyants ont abandonné les raisons profondes de leur foi et la vigueur doctrinale et morale de cette vision chrétienne de la vie qui garantit l’équilibre des personnes et des communautés. »[57]
De plus, aujourd’hui, « nous nous trouvons dans une Europe où se fait toujours plus forte la tentation de l’athéisme et du scepticisme, où pousse une pénible incertitude morale avec la désagrégation de la famille et la dégénérescence des mœurs, où domine un conflit dangereux d’idées et de courants. »[58] Nous nous trouvons face à un « agnosticisme pratique » et à une « indifférence tranquille ».[59]
Cette situation pousse l’Église à œuvrer pour la paix à l’intérieur des nations, entre les nations, à développer l’œcuménisme et, en définitive, à réévangéliser l’Europe : « La source d’espérance, pour l’Europe et pour le monde entier, est le Christ, le Verbe fait chair, le seul médiateur entre Dieu et l’homme. C’est l’Église, le chemin par lequel passe et se répand la vague de grâce surgie du Cœur transpercé du Rédempteur. » Il faut présenter le Christ à ceux « qui vivent plongés dans le relativisme et le matérialisme ».[60]
L’affirmation est nette et sans complexe : malgré les divisions politiques économiques idéologiques, l’Europe qui « ne peut cesser de chercher son unité fondamentale, doit se tourner vers le christianisme. »[61]
En effet, où trouver remèdes, où trouver le socle solide de l’unité européenne sinon dans ses « racines », dans son « patrimoine », dans son « identité »[62] ou encore dans son « héritage »[63], marqués par le christianisme.[64]
Les maux évoqués ci-dessous, témoignent eux-mêmes de la nécessité de retrouver ce patrimoine. On ne peut même comprendre ces maux qu’à la lumière du christianisme.
Jean-Paul II l’a longuement expliqué devant les évêques d’Europe : « les transformations de la conscience européenne, poussées jusqu’aux plus radicales négations de l’héritage chrétien, ne demeurent pleinement compréhensibles que dans une référence essentielle au christianisme. les crises de l’Européen sont les crises du chrétien. les crises de la culture européenne sont les crises de la culture chrétienne. […] L’épilogue fatal des courants philosophico-culturels et des mouvements de libération fermés à la transcendance, tout cela a fini par désenchanter l’Européen en le poussant vers le scepticisme, le relativisme et en le faisant même tomber dans le nihilisme, dans l’insignifiance et l’angoisse existentielle […]. Ces épreuves, ces tentations et cet aboutissement du drame européen interpellent non seulement le christianisme et l’Église de l’extérieur, comme une difficulté ou un obstacle extérieurs à dépasser dans l’œuvre d’évangélisation, mais, au sens vrai, ils sont intérieurs au christianisme et à l’Église. » Les « maux » ne se comprennent que « sur l’horizon d’une conscience chrétienne ». Ainsi l’athéisme est « plus une rébellion et une infidélité à Dieu qu’une simple négation de Dieu » Le sécularisme « s’est alimenté et s’alimente dans la conception biblique de la création et de la relation de l’homme et du cosmos. » « L’entreprise scientifico-technique d’assujettir le monde » est « dans la ligne biblique de la tâche que Dieu a confiée à l’homme. » La volonté de pouvoir est « la tentation de l’homme et du peuple sous le signe de l’alliance avec Dieu ». Dès lors, les remèdes sont à chercher aussi « à l’intérieur de l’Église et du christianisme. […] Si l’athéisme est une tentation de la foi, c’est par l’approfondissement et la purification de la foi qu’il sera vaincu. Si le sécularisme met en cause la conception de l’homme dans le monde et l’utilisation de l’univers, l’évangélisation devra proposer de nouveau cette théologie et cette spiritualité cosmiques […][65]. Si la révolution industrielle […] a donné naissance à un type d’économie, à des rapports sociaux et à des mouvements qui semblent s’opposer à l’Église et faire obstacle à l’évangélisation, c’est en vivant, en annonçant et en incarnant l’Évangile de la justice, de la fraternité et du travail que nous restituerons au monde du travail un monde humain et chrétien ». Il faut donc « faire appel à la foi et à la sainteté de l’Église pour répondre à ces problèmes et à ces défis n’est pas une volonté de conquête ou de restauration, mais le chemin obligé qui va jusqu’au fond des défis et des problèmes.[…] C’est en étant fidèle jusqu’au bout au Christ et en devenant toujours davantage par la sainteté de sa vie et par les vertus évangéliques transparence du Christ, que l’Église entrera dans l’âme et le cœur de l’Europe. » Pour cela, il est nécessaire de « demander pardon de nos infidélités, de nos divisions et des maladies que nous avons répandues dans le monde. » Et le pape de réaffirmer : « Nous n’avons pas de recettes économiques ni de programmes politiques à proposer. mais nous avons un message et une Bonne Nouvelle à annoncer ». Il faut que le monde choisisse : « Que l’Europe s’enferme dans ses petites ambitions terrestres, dans ses égoïsmes, et qu’elle succombe dans l’angoisse et dans l’insignifiance en renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la civilisation de la vie, de l’amour et de l’espérance, dépend également de nous. »[66]
Devant le Parlement européen il n’hésitera pas à souhaiter la reconnaissance du « patrimoine religieux », des « racines chrétiennes »[67] et l’« invocation à Dieu ».[68]
Le thème des « racines » est tout à fait fondamental dans la pensée de Jean-Paul II.[69] Racines communes à toutes les nations européennes, racines qui seules peuvent servir à construire l’unité souhaitée.
Pour ne pas mal comprendre la pensée de Jean-Paul II, on peut l’éclairer des réflexions du philosophe Rémi Brague sur la spécificité culturelle du christianisme[70]. On constatera une familiarité entre la description du philosophe et le souhait du Souverain Pontife qui ne peut être défini comme une volonté de restauration pur et simple du passé, d’un passé d’ailleurs qui n’a peut-être pas existé tel qu’on le rêve a posteriori.
Tout d’abord, il faut reconnaître que « l’influence du christianisme sur l’Europe est un fait historique incontestable »[71] qui a pris du temps, mille ans environ[72]. Tout historien doit en convenir et tout homme le constate dans les arts comme dans nombre d’habitudes et institutions. Mais, nous rappelle immédiatement le philosophe, un fait ne peut jamais fonder un droit. Constater l’héritage chrétien donc n’engage à rien.[73]
Ceci dit, l’auteur, pour évaluer ce que le christianisme apporte et peut apporter à l’Europe nous propose une clé d’analyse : « le christianisme est moins un contenu de la culture européenne que sa forme ». Il ne s’agit pas, dans cette optique, de « défendre » un contenu « contre » d’autres, une culture contre une autre[74]. Il s’agit de reconnaître le christianisme comme « forme ». qu’est-ce à dire ? Alors que toutes les religions se définissent en interprétant ou en rejetant la religion précédente[75], le christianisme, lui, fait unique dans l’histoire, « reconnaît l’authenticité d’une religion qui l’a précédé […] telle qu’elle s’atteste elle-même dans les Écritures qui sont celles du judaïsme avant d’être celles du christianisme. »[76] Cette caractéristique subsiste. Introduit dans un monde déjà marqué par une culture et des institutions, dans un monde marqué par la culture grecque et le droit romain, le christianisme les accepte comme il a accepté la culture juive, il les corrige et les épure au nom d’une morale qu’il n’a pas inventée.[77] Certes, l’Europe plus ou moins christianisée s’est souvent mal conduite vis-à-vis des autres civilisations mais le christianisme en tant que religion , sans être une culture « propose un modèle de rapport à la culture : un rapport de reconnaissance, aux deux sens du terme » : une « gratitude envers ce qu’on a reçu » et le respect de l’autre en tant que tel.[78]
Avec ces précisions, nous pouvons comprendre exactement ce que Jean-Paul II explique à un aréopage non confessionnel intéressé par la construction de l’Europe[79] quel rôle l’Église propose[80] de jouer en la matière : « Montrer les chemins concrets pour y parvenir et les aplanir progressivement peut faire l’objet de vos consultations ; la réalisation rentre dans la compétence des hommes politiques ; l’Église considère qu’elle a pour tâche d’encourager fermement les responsables, mais en même temps de leur faire observer que le processus d’unification de l’Europe, au-delà des ententes souhaitables dans les domaines technique, militaire et politique, doit trouver ses fondements et son milieu vital dans un renouveau spirituel et moral de la culture occidentale, qu’il faut rechercher avec une urgence tout aussi grande. Là l’Église elle-même se sent directement provoquée de façon toute particulière. De même que le christianisme, au cours du premier millénaire de l’Europe, a intégré l’héritage gréco-romain[81] et la culture des Germains, des Celtes et des Slaves[82], et a donné vie à un esprit européen commun, de même aujourd’hui peut-elle contribuer efficacement à ce que les peuples divers de ce continent construisent une nouvelle civilisation européenne commune à partir de leur grande multiplicité culturelle et nationale. La promotion d’un tel renouveau et d’une telle construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme : la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux.
L’Europe ne peut se renouveler et se retrouver elle-même que par le renouveau de ces valeurs communes, auxquelles elle doit sa propre histoire, son précieux patrimoine culturel et sa mission dans le monde. L’Église peut et veut apporter pour cela sa contribution irremplaçable. Elle désire aider l’Europe à retrouver son âme et son identité, comme à apprécier à sa juste valeur et à réaliser sa vocation dans la communauté internationale des peuples. »[83] Il ne s’agit pas de « construire une Europe parallèle à celle qui existe » mais révéler « l’Europe à elle-même » montrer « son âme et son identité à l’Europe », offrir « à l’Europe la clé d’interprétation de sa vocation ».[84]
Le « renouveau spirituel et moral de la culture occidentale »[85] qui peut donner des « fondements » et un « milieu vital » à l’Europe, qui construira « une nouvelle civilisation européenne commune » doit se faire comme jadis à partir de la « grande multiplicité culturelle et nationale » présente. Cette « la construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme ». Conscient que l’adjectif « spirituel » pourrait en hérisser plus d’un, Jean-Paul II se plaît à montrer qu’en l’utilisant il est dans la ligne du statut[86] que les Européens se sont donné. Pour dire, en bref, le pourquoi et le comment de la construction européenne, il reprend quelques « expressions essentielles » du statut: le but est « la paix fondée sur la justice », « pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ». Comment ? Dans un inébranlable attachement « aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples ».[87]
Comme on l’a compris, ce n’est pas dans la substance même du christianisme de faire « table rase » du passé pas plus que du présent. Les « valeurs communes » indispensables à une vraie et solide unité[88] ne sont pas à reprendre telles qu’elles ont été parfois vécues dans le passé mais doivent être renouvelées dans la mesure où le temps a passé précisément et apporté des choses neuves.
Quelles sont les valeurs qui doivent être renouvelées et en quoi consiste ce renouvellement.
Le dictionnaire nous aide à comprendre que renouveler c’est « rétablir dans un état nouveau en remplaçant par une chose nouvelle et semblable (ce qui a servi, subi une altération, une déperdition) » ; ou encore « changer en donnant une forme nouvelle » ; « faire renaître, donner une vigueur nouvelle » ; « remettre en vigueur, faire revivre », etc..[89]
Les « valeurs » à faire revivre sont : « la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux. »[90]
Répondant à la question de savoir quel a été l’apport du christianisme aux différents peuples d’Europe, Jean-Paul II dira : « En près de vingt siècles, le christianisme a contribué à forger une conception du monde et de l’homme qui demeure aujourd’hui un apport fondamental, au-delà des divisions, des faiblesses, voire des abandons des chrétiens eux-mêmes ». Comment caractériser cette « conception du monde et de l’homme » ? « Le message chrétien traduit une relation si étroite de l’homme avec son Créateur qu’il valorise tous les aspects de la vie, à commencer par la vie physique : le corps et le cosmos sont l’œuvre et le don de Dieu. la foi au Dieu créateur a démythifié le cosmos pour l’offrir à l’investigation rationnelle de l’homme. Maîtrisant son corps et dominant la terre, la personne déploie des capacités à leur tour « créatrices » : dans la vision chrétienne, l’homme, loin de mépriser l’univers physique, en dispose librement et sans crainte. Cette vison positive a largement contribué au développement par les Européens des sciences et des techniques.
En paix avec le cosmos, l’homme chrétien a aussi appris à respecter la valeur inestimable de chaque personne, créée à l’image de Dieu et rachetée par le Christ. Rassemblés dans les familles, les cités, les peuples, les êtres humains ne vivent pas et ne peinent pas en vain : le christianisme leur apprend que l’histoire n’est pas un cycle indifférent en perpétuel recommencement, mais qu’elle trouve un sens dans l’alliance que Dieu propose aux hommes afin de les convier à accepter librement son Règne. » S’ajoute à cela « une haute notion de la dignité de la personne », l’affirmation d’une « conscience irréductible aux conditionnements qui pèsent sur elle, une conscience capable de connaître sa dignité propre et de s’ouvrir à l’absolu, une conscience qui est source des choix fondamentaux guidés par la recherche du bien pour les autres comme pour soi, une conscience qui est le lieu d’une liberté responsable. »[91]
Ailleurs, il ajoutera que même sur le plan de la démocratie, l’apport du christianisme peut être vivifiant et original. En effet, « la démocratie, ne vise pas un égalitarisme qui nivelle tout, mais le respect des personnes, de leurs droits fondamentaux, de leur liberté, en restant attentif au rôle primordial des familles et des corps intermédiaires, et en gardant également le souci de dépasser les intérêts particuliers lorsque le bien commun est en cause. On peut parler à ce point de vue d’une éthique parlementaire. »[92] Plus largement, il faut vivifier « le sens du droit, l’unité dans la multiplicité des nations , la volonté de participation responsable, la créativité dans l’art et dans la pensée. Il faudra en outre chercher les voies d’un dialogue renouvelé entre foi et culture » pour « refonder la culture européenne ».[93]
Si tout le monde, en principe, reconnaît et défend ces valeurs, peut-être certains seront-ils choqués d’entendre le pape glisser dans son énumération « la christianisation du monde »[94]. En fonction du simple droit à la liberté religieuse, refuser ce principe serait tout d’abord oublier que « le christianisme a vocation de profession publique et de présence active dans tous les domaines de la vie ». Et immédiatement, Jean-¨Paul II en déduit que son devoir est « de souligner avec force que si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen - je dis de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait gravement compromis. »[95] Refuser le principe de christianisation serait ensuite oublier « que la conscience de la dignité humaine et des droits correspondants -même si on n’employait pas ce mot - est née en Europe sous l’influence du christianisme ».[96]
L’héritage est donc bien présent et identifié. Le récuser, le relativiser, serait suicidaire[97] : Il faut s’atteler à « la construction d’une culture et d’une éthique de l’unité, sans lesquelles n’importe quelle politique de l’unité est destinée tôt ou tard à s’effondrer. » Et, une fois encore, « pour édifier la nouvelle Europe sur des bases solides, il ne suffit pas de lancer un appel aux seuls intérêts économiques qui, s’ils rassemblent parfois, d’autre fois divisent, mais il est nécessaire de s’appuyer plutôt sur les valeurs authentiques, qui ont leur fondement dans la loi morale universelle, inscrite dans le cœur de tout homme. Une Europe qui remplacerait ces valeurs de tolérance et de respect universel par l’indifférentisme éthique et le scepticisme en matière de valeurs inaliénables, s’ouvrirait aux aventures les plus risquées et verrait tôt ou tard réapparaître sous de nouvelles formes les spectres les plus effroyables de son histoire. »[98] Et si l’on parle de La crise de la civilisation[99] ou du Déclin de l’Occident[100], ces formules empruntées à des œuvres célèbres, « ne veulent signifier que l’extrême actualité et nécessité du Christ et de l’Évangile. Le sens chrétien de l’homme, image de Dieu[101], selon la théologie grecque si appréciée par Cyrille et Méthode et approfondie par saint Augustin, est la racine des peuples de l’Europe et il faut s’y rapporter avec amour et bonne volonté pour donner la paix et la sérénité à notre époque. C’est seulement ainsi que se découvre le sens humain de l’histoire qui est en réalité « l’histoire du salut ». »[102]
« Pour conjurer cette menace, le rôle du christianisme s’avère encore une fois vital » mais il est sous-entendu qu’à ce travail de redécouverte et de rajeunissement, les catholiques ne sont pas seuls conviés : « A la lumière des nombreux points de rencontre avec les autres religions que le Concile Vatican II a reconnues (cf. décret Nostra aetate), on doit souligner avec force que l’ouverture au Transcendant est une dimension vitale de l’existence. Il est donc essentiel que tous les chrétiens présents dans les différents pays du continent s’engagent à un témoignage renouvelé. »[103] Et nous allons voir que non seulement les diverses confessions chrétiennes sont invitées mais aussi les non chrétiennes et même les incroyants.
Au sujet des diverses confessions chrétiennes, Jean-Paul II souligne que l’unité politique de l’Europe interpelle aussi l’unité des chrétiens et doit renforcer le dialogue œcuménique : « Aujourd’hui se réveille parmi les chrétiens d’Europe une conscience nouvelle de leur responsabilité spécifique dans la construction d’une Europe unie, qui puisse tirer son inspiration et son énergie de cette tradition chrétienne qui unit tous les peuples. On ne doit pas oublier -et moins encore le renier - que la vie de ces peuples, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, est objectivement enracinée dans les valeurs chrétiennes ; et ces valeurs chrétiennes communes peuvent leur rendre la conscience d’appartenir à une unique famille de peuples. Parmi les chrétiens divisés grandit l’exigence profonde de retrouver leur unité historique pour construire ensemble la maison de famille des peuples européens. l’unité des chrétiens est profondément liée à l’unification du continent : c’est notre vocation et notre devoir historique à l’heure présente. »[104] Il intègre l’apport du judaïsme dans la constitution des « racines » de l’Europe : « La civilisation européenne garde […] ses racines profondes près de cette source d’eau vive que sont les Saintes Écritures : Dieu unique s’y révèle comme notre Père et nous engage, par ses commandements, à lui répondre par l’amour, dans le liberté. A l’aube d’un nouveau millénaire, l’Église en annonçant à l’Europe l’Évangile de Jésus-Christ, découvre chaque fois mieux, avec joie, les valeurs communes, soit chrétiennes, soit juives, par lesquelles nous nous reconnaissons comme frères et auxquelles se réfèrent l’histoire, la langue, l’art, la culture des peuples et des nations de ce continent. »[105]
Jean-Paul II insiste aussi sur le devoir de respecter les « croyants des autres religions » et de dialoguer avec eux.[106]
Et c’est très logiquement qu’en de nombreuses occasions, Jean-Paul II va demander une « nouvelle évangélisation » de l’Europe, une « seconde évangélisation » pour « reconstruire les consciences à la lumière de l’Évangile du Christ, cœur de la civilisation européenne »[107]. Une réévangélisation est nécessaire[108] pour revivifier les racines, leur offrir un socle et une justification fondamentaux : « l’évangélisation du continent européen » est certes un « thème complexe, extrêmement complexe » qui doit être abordé « dans un esprit de collaboration fraternelle avec les représentants des Églises et communautés avec lesquelles nous ne sommes pas en pleine unité ». On ne peut éluder la question : « pour l’Europe se pose […] le problème de l’« autoévangélisation » […]. L’Église doit toujours s’évangéliser. L’Europe catholique et chrétienne a besoin de cette évangélisation. Elle doit s’évangéliser elle-même. »[109] La raison a été évoquée plus haut : « Peut-être nulle part ailleurs n’apparaissent aussi clairement que dans notre continent les courants de la négation de la religion, de la « mort de Dieu », de la sécularisation programmée, de l’athéisme militant organisé. »[110] Nous vivons une « crise de la culture dans la mort ou l’affaiblissement des valeurs idéales communes et des principes éthiques et religieux obligatoires pour tous ».[111] Hier, comme aujourd’hui, l’évangélisation est donc nécessaire et sans doute suivant les mêmes vecteurs : « De l’œuvre des saints est née une civilisation européenne fondée sur l’Évangile du Christ et a surgi un ferment pour un authentique humanisme imprégné de valeurs éternelles, tandis que s’enracinait par ailleurs une œuvre de promotion civile sous le signe et dans le respect du primat du spirituel. La perspective ouverte alors par la fermeté de ces témoins de la foi est toujours actuelle et constitue la route idéale pour continuer à construire une Europe pacifique, solidaire, vraiment humaine, et pour dépasser les oppositions et contradictions qui risquent de bouleverser la sérénité des individus et des nations ».[112]
L’action à entreprendre peut se développer à deux niveaux. d’une manière générale, il faut : « faire naître de nouvelles impulsions et de nouvelles forces pour un renouveau global de l’Europe, au plan spirituel, moral et politique, sur un terrain idéal où elle pourrait remplir de manière responsable et efficace la mission spirituelle qui lui revient aujourd’hui au sein de la communauté des peuples ». Et le Pape de préciser : « la mission spirituelle de l’Europe est la mission des Européens et […] sa mission chrétienne est celle des chrétiens d’Europe ».[113] Ce distinguo confirme ce que nous avions pensé précédemment : l’adjectif « spirituel » peut être considéré comme un synonyme de « moral » et, dans ce cas, tous les hommes de bonne volonté, tous les « Européens » doivent se mobiliser. Les chrétiens qui doivent collaborer sans crainte avec tous les « Européens » conscients de l’enjeu, ont une mission identique avec, en plus, une spécificité qui est, dans la mesure du possible, d’ouvrir à la foi c’est-à-dire au seul vrai fondement et à la justification ultime de cette quête « spirituelle » : « les chrétiens peuvent en définitive - personnellement ou, mieux encore, associés à ceux qui ont les mêmes idées qu’eux - apporter les valeurs et les convictions dont ils vivent, en collaboration avec des hommes ayant d’autres visions du monde, en vue de créer un État et une société dignes de l’homme et contribuer ainsi de manière décisive au renouvellement intérieur de l’Europe tout entière. »[114] Tous ont une mission et plus particulièrement « les penseurs, les scientifiques, les artistes, les explorateurs, les inventeurs, les chefs d’État, les apôtres et les saints ».[115]
La nouvelle évangélisation implique un renouveau culturel : « A la veille du troisième millénaire, la mission apostolique de l’Église l’engage à une nouvelle évangélisation où la culture revêt une importance primordiale. […] le nombre de chrétiens augmente mais, dans le même temps, s’accentue la pression d’une culture sans ancrage spirituel. La déchristianisation a engendré des sociétés sans référence à Dieu. Le reflux du marxisme-léninisme athée comme système politique totalitaire en Europe est loin de résoudre les drames qu’il a provoqués en trois quarts de siècle. Tous ceux que ce système totalitaire a touchés d’une manière ou d’une autre, ses responsables et ses partisans comme ses opposants les plus irréductibles, sont devenus ses victimes. Ceux qui ont sacrifié à l’utopie communiste leur famille, leurs énergies et leur dignité prennent conscience d’avoir été entraînés dans un mensonge qui a très profondément blessé la nature humaine. les autres retrouvent une liberté à laquelle ils n’ont pas été préparés et dont l’usage reste hypothétique, car ils vivent dans des conditions politiques, sociales et économiques précaires, et connaissent une situation culturelle confuse, avec le réveil sanglant des antagonismes nationalistes. […] Le vide spirituel qui mine la société est d’abord un vide culturel, et c’est la conscience morale, renouvelée par l’Évangile du Christ, qui peut vraiment le combler. »[116]
« Faire l’Europe », ce sont des « racines » communes, redécouvertes et revivifiées mais c’est aussi une manière de faire l’unité dans la diversité, « sans nivellement appauvrissant »[117],
de construire un ensemble où les nations gardent aussi leur âme, leurs racines particulières, « une vaste communauté diverse mais unie ».[118]
Il s’agit de respecter « le caractère original de chaque région, mais en retrouvant dans ses racines un esprit commun »[119] .
Fils de la Pologne qui a résisté à l’uniformité communiste, il sait le prix et la force d’une personnalité culturelle, de la « nation » comme il l’a montré dans son Discours à l’Unesco[120]. Il ne s’agit en aucun cas d’une réhabilitation du nationalisme : Jean-Paul II, comme ses prédécesseurs, a dénoncé « les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie »[121]. Mais il a constaté que « la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme une famille agrandie ».[122] « On ne peut comprendre l’homme en dehors de cette communauté qu’est la nation, il est naturel qu’elle ne soit pas l’unique communauté, toutefois elle est une communauté particulière, peut-être la plus intimement liée à la famille, la plus importante pour l’histoire spirituelle de l’homme. »[123].
Vu l’importance de cette nation, dans la construction européenne, s’imposent « les questions essentielles : comment accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région ? Comment développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires ? Comment permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs, en s’ouvrant, à l’intérieur de cette Communauté européenne et face au reste du monde, en particulier au reste de l’Europe et aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie ? »[124]
Appliquant le vieux et sacré principe de subsidiarité[125], il faut »…accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région […] développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires […] permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs »[126] . La diversité est précieuse et légitime et, dans le cas de l’Europe, elle renvoie à un substrat identique, au fond chrétien.[127] Certes, et « plus que jamais l’Europe a besoin de retrouver son identité spirituelle, incompréhensible sans le christianisme. » Mais, « le christianisme n’est pas quelque chose qui vient en supplément, quelque chose d’étranger à la conscience européenne : à cette conscience qui constitue le tissu conjonctif profond et véritable du Vieux Continent, sous-jacent à la légitime diversité des peuples, des cultures et des histoires. le christianisme, l’annonce de l’Évangile, est à l’origine de cette conscience, de cette unité spirituelle. »[128]
La preuve est faite, en Europe, qu’« une multiplicité d’ethnies peut coexister sur un territoire limité, […] les tensions ainsi créées stimulent la créativité, donnant lieu à une unité dans la multiplicité ». Une fois encore, « ce qui a permis au continent européen de trouver cette unité dans la multiplicité, c’est avant tout la propagation d’une seule et même foi chrétienne » grâce aux missionnaires et aux pèlerins. « La Communauté culturelle du continent européen, qui continue à exister en dépit de toutes les crises et scissions, ne s’explique pas, si on fait abstraction de la teneur du message chrétien. Amalgamé à la spiritualité antique, celui-ci forme un patrimoine commun auquel l’Europe doit sa richesse et sa vigueur, l’épanouissement des arts et des sciences, de la formation et de la recherche, de la philosophie et de la spiritualité. Dans le contexte des croyances chrétiennes, la vision chrétienne de l’homme a marqué d’une façon toute particulière la civilisation européenne. La conviction de ce que l’homme a été créé à l’image de Dieu et qu’il a été racheté par Jésus-Christ, fils de Dieu, a solidement enraciné dans l’histoire du salut la considération et la dignité de la personne humaine, le respect du droit de la personne humaine au libre épanouissement dans la solidarité avec les autres hommes. Il était donc logique que les droits généraux de l’homme aient été formulés et proclamés d’abord en Occident. »[129]
En bref, « le christianisme a été pour notre Continent un facteur primordial d’unité entre les peuples et les cultures et de promotion intégrale de l’homme et de ses droits. »[130] Cette capacité manifestée par le christianisme de créer l’unité dans la diversité reste indispensable et urgente à une époque « caractérisée par une nouvelle phase du processus d’intégration européenne et par sa forte évolution dans un sens multi-ethnique et multi-culturel ».[131]
Malgré les conflits sanglants et les crises spirituelles, « on doit affirmer que l’identité européenne est incompréhensible sans le christianisme et que c’est précisément en lui que se trouvent ces racines communes qui ont permis la maturation de la civilisation d’un continent, de sa culture, de son dynamisme, de son esprit d’entreprise, de sa capacité d’expansion constructive, y compris dans les autres continents ; en un mot, tout ce qui constitue sa gloire.[…] Et de nos jours encore, l’âme de l’Europe reste unie car, en plus de son origine commune, elle possède des valeurs chrétiennes et humaines identiques, comme la dignité de la personne humaine, le sens profond de la justice et de la liberté, l’application au travail, l’esprit d’initiative, l’amour de la famille, le respect de la vie, la tolérance et le désir de coopération et de paix, toutes valeurs qui la caractérisent ».[132] La diversité des opinions n’'est pas un obstacle à la recherche d’une unité : « Nous chrétiens, proclamons ouvertement l’Évangile de Jésus-Christ, mais nous n’imposons notre foi ou nos convictions à personne. Nous reconnaissons qu’il n’y a pas d’unanimité sur la façon dont les droits de l’homme se fondent philosophiquement. Néanmoins nous sommes tous appelés à défendre tout être humain, sujet de droits inaliénables et à travailler parmi nos contemporains, pour obtenir un consentement unanime sur l’existence et la substance de ces droits humains. »[133] Et l’Église a un rôle capital à jouer : « l’Église ne peut renoncer à proclamer la vérité sur le caractère intégral des valeurs humaines fondamentales, car si l’on ne retient que certaines d’entre elles, cela peut miner les fondements de l’ordre social. Même les Etas pluralistes ne peuvent pas renoncer aux normes éthiques dans leur législation et dans la vie publique, spécialement lorsque le bien essentiel qu’est la vie de l’homme depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle exige une protection ».[134]
Jean-Paul II va même plus loin. En parlant de l’Europe devant le Corps diplomatique, il rappelle ce qu’il était écrit dans Gaudium et spes [135] « Comme, de par sa mission et sa nature, l’Église n’est liée à aucune forme particulière de culture, ni à aucun système politique, économique ou social, par cette universalité même, elle peut être un lien très étroit entre les différentes communautés humaines et entre les différentes nations, pourvu que celles-ci lui fassent confiance et lui reconnaissent en fait une authentique liberté pour l’accomplissement de sa mission. »[136] On peut en conclut que même si le christianisme n’avait pas été le substrat historique de l’Europe, il aurait par nature été l’instrument idéal de l’unification. Dès lors, il aurait un rôle semblable à jouer sur les autres continents ou régions du monde en quête de regroupement, comme dans l’ensemble de la planète.
Revenons à la question initiale : « pourquoi faire l’Europe ? ». Pour en faire une citadelle ? Un univers protégé et clos ?[137]
Tel n’était pas l’esprit des fondateurs. Konrad Adenauer déclarait en avril 1951: « le pool charbon-acier n’est constitué ni pour séparer l’Europe du reste du monde, ni pour étendre l’égoïsme national à des limites continentales ».
Jean-Paul II rappelle un grand principe : »…il y a un bien commun de la communauté internationale que les pays d’Europe doivent aussi rechercher, avec courage, sens de l’équité et désintéressement… »[138]. La vocation de l’Europe, conformément à son passé, est claire : l’Europe doit continuer à se montrer ouverte et exemplaire. »[139] En effet, elle « a un rôle à jouer dans les événements humains du troisième millénaire : elle qui a tant contribué au progrès humain au cours des siècles passés pourra être demain encore un phare lumineux de civilisation pour le monde, si elle sait puiser à nouveau, dans la concorde et l’harmonie, à ses sources originaires : le meilleur humanisme classique, élevé et enrichi par la Révélation chrétienne. »[140] Il invite donc l’Europe, par exemple, à s’ouvrir « aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie […] »[141] d’ailleurs, « l’Europe a le sentiment vague, presque inconscient, qu’elle a des obligations envers les peuples qui la composent et le reste de la famille humaine. Pour relever le défi de remplir ses obligations, l’Europe a besoin de redécouvrir son identité la plus profonde. Elle a besoin de surmonter toute répugnance ; quelle qu’elle soit, pour reconnaître le patrimoine commun et la civilisation de ses peuples, divisés comme ils le sont par des frontières physiques, politiques et idéologiques, mais unis par les liens d’une culture qui, véritablement, les embrasse tous. »[142]
Cet appel à l’ouverture et à l’attention au reste du monde n’oblitère pas le mal que l’Europe a pu commettre à travers l’histoire dans certaines parties du monde mais il n’empêche qu’elle a joué aussi un rôle positif qu’elle peut poursuivre : « Pendant des siècles, l’Europe a joué un rôle considérable dans les autres parties du monde. On doit admettre qu’elle n’a pas toujours mis le meilleur d’elle-même dans sa rencontre avec les autres civilisations, mais personne ne peut contester qu’elle a fait partager heureusement beaucoup des valeurs qu’elle avait longuement mûries. » Sa mission est d’« animer et favoriser les rapports Nord-Sud. Il y a, en effet, dans le cadre de la solidarité universelle, une responsabilité de l’Europe à l’égard de cette partie du monde. » Ne serait-ce que dans l’accueil des immigrés et des réfugiés.[143]
Dans trois domaines, l’Europe « devrait reprendre un rôle de phare dans la civilisation mondiale » : « d’abord, réconcilier l’homme avec la création » c’est-à-dire « préserver l’intégrité de la nature ». « Ensuite, réconcilier l’homme avec son semblable », c’est-à-dire s’accepter les uns les autres dans la diversité et être accueillant à l’étranger, au réfugié, comme on vient de le rappeler. « Enfin, réconcilier l’homme avec lui-même », c’est-à-dire « travailler à reconstituer une vision intégrée et complète de l’homme et du monde » contre les « cultures du soupçon et de la déshumanisation », en faveur d’une vision de la science, de la technique, de l’art qui « n’excluent pas, mais appellent la foi en Dieu ».[144] Il n’y a là nulle arrogance de la part des chrétiens. Lorsqu’ils défendent et proposent les richesses de leur passé qui sont les richesses de leur présent, leur volonté est de servir pour le mieux-être de leurs contemporains.[145]
A l’intérieur, l’Europe devrait, dans le cadre général de la protection des droits de l’homme, se consacrer prioritairement à la santé de la famille. Le devoir de l’Église étant évidemment de veiller sur le mariage[146] et la famille : « Ce devoir premier de l’Église doit s’exprimer clairement dans une culture européenne encore marquée par des valeurs humaines et chrétiennes authentiques, mais trop souvent obscurcies par des déviations dues soit à des conceptions erronées, soit à un laisser-aller moral. »[147] Il faut « redonner à la famille sa valeur », déstabilisée qu’elle est par des facteurs économiques, des « conceptions qui dévalorisent l’amour ». Il faut rendre à la famille « sa valeur d’élément premier dans la vie sociale » , veiller à sa stabilité, y assurer l’accueil de la vie, le respect de la vie de la conception « jusqu’aux stades ultimes de la maladie ou aux états les plus graves d’obscurcissement des facultés mentales », le respect aussi de la filiation naturelle. « La famille comme telle, rappellera la pape, est un sujet de droits » et il est souhaitable que l’Institution place « des bornes d’ordre éthique à l’action de l’homme sur l’homme ».[148]
d’autres chantiers importants attendent les Européens : ils ont à « promouvoir la dignité de tous les travailleurs » et la solidarité, réagir à la crise de l’emploi, lutter contre les zones de pauvreté.[149]
L’éducation est un autre chantier à ne pas négliger : il faut favoriser le progrès de l’éducation « dans le cadre de la vérité intégrale de l’homme », préserver, « transmettre, confier, les témoins d’une culture vivante, les œuvres, les découvertes et les expériences qui ont progressivement contribué à façonner l’homme en Europe. »[150]
Jean-Paul II ne s’est-il pas fait quelques illusions et n’a-t-il pas été déçu par l’évolution de l’Europe ? Illusion lorsqu’il affirme que « l’Europe, par nécessité, cherche à redéfinir son identité par-delà les systèmes politiques et les alliances militaires. Et elle redécouvre un continent de culture, une terre irriguée par la foi chrétienne millénaire et, en même temps, nourrie d’un humanisme séculier, traversé par des courants contradictoires. »[151]
S’il a pu se réjouir du déclin « de la division de l’Europe et du monde en deux camps idéologiques opposés », de la course aux armements, de « l’enferment du monde communiste en une société close », force est, pour le Saint-Père, de constater que des maux dénoncés au début de son pontificat, persistent parfois sous une autre forme[152] et gangrènent encore le continent après la chute du communisme.[153] Certes, « un demi-siècle de séparation a pris fin », les deux parties de l’Europe sont réunies mais, lucide, il dira : « on a vu, et parfois d’une manière très douloureuse, que la récupération du droit à l’autodétermination et l’élargissement des libertés politiques et économiques ne sont pas suffisants pour la reconstruction de l’unité européenne ». Le pape évoque non seulement l’ancienne Yougoslavie mais aussi l’Albanie et « l’énorme poids » qui pèse sur les sociétés qui se sont libérées du communisme. « Il ne doit pas advenir qu’après la chute d’un mur, visible, un autre le remplace, celui-là invisible, pour continuer à diviser notre continent : le mur qui passe à travers le cœur des hommes. C’est un mur fait de peur et d’agressivité, de manque de compréhension pour les hommes d’origine différente, de couleur de peau différente, de convictions religieuses différentes. C’est le mur de l’égoïsme politique et économique, de l’affaiblissement de la sensibilité en ce qui concerne la valeur de la vie humaine et la dignité de tout homme. Même les succès indiscutables de la période récente dans les domaines économique, politique et social ne cachent pas l’existence de ce mur. Son ombre s’étend sur toute l’Europe. Le but ultime qu’est l’unité authentique du continent européen est encore lointain. »[154]
Il se rend compte que « rien n’est jamais définitivement acquis. […] Des rivalités séculaires peuvent toujours resurgir, des conflits entre minorités ethniques s’enflammer de nouveau, des nationalismes s’exacerber. Voilà pourquoi, il est nécessaire qu’une Europe, conçue comme une « communauté de nations », s’affermisse sur la base des principes si opportunément adoptés à Helsinki, en 1975, par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) ». Malheureusement : « les démocraties occidentales n’ont pas su user de la liberté conquise naguère au prix de durs sacrifices. On ne peut que regretter l’absence délibérée de toute référence morale transcendante dans la gestion des sociétés dites « développées ». A côté d’élans généreux de solidarité, d’un souci réel de la promotion de la justice et d’une préoccupation constante du respect effectif des droits de l’homme, force est de constater la présence et la diffusion de contre-valeurs telles que l’égoïsme, l’hédonisme, le racisme et le matérialisme pratique. »[155]
Dans l’ensemble de l’Europe, en 1992, il déplore la persistance de « divisions exaspérées », la « résurgence de certains nationalismes », la « tentation du repli sur soi » et « un processus de développement qui fait de la concurrence la loi suprême ». Alors que l’on croyait que la construction européenne était un gage de paix, une nouvelle guerre a éclaté en ex-Yougoslavie ![156] Quelques semaines plus tard, devant le Corps diplomatique, il brosse un bien triste portrait du continent alors que fait encore rage la guerre en Bosnie-Herzégovine : « Toute l’Europe en est humiliée. Ses institutions déconsidérées. Tous les efforts de paix des années récentes sont comme anéantis. Après le désastre des deux dernières guerres mondiales qui avaient germé en Europe, il avait été convenu que plus jamais les États ne prendraient les armes et n’en favoriseraient l’usage pour résoudre leurs différends internes ou mutuels. la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) a même élaboré des principes et un code de conduite, adoptés par consensus par tous les États participants. Or, sous nos yeux, ces principes et les engagements qui en découlent sont systématiquement transgressés. le droit humanitaire, conquête laborieuse de ce siècle, n’est plus respecté. les principes les plus élémentaires régissant la vie en société sont bafoués par de véritables hordes qui sèment la terreur et la mort. Comment ne pas songer […] à ces enfants à tout jamais marqués par le spectacle de tant d’horreur ? A ces familles séparées et jetées sur les routes, dépossédées et sans ressources ? A ces femmes déshonorées ? A ces personnes enfermées et maltraitées dans des camps que l’on croyait à jamais disparus ? […] La communauté internationale devrait montrer davantage sa volonté politique de ne pas accepter l’agression et la conquête territoriale par la force, ni l’aberration de la « purification ethnique ». Et ce n’est pas tout ! Il constate que « l’Europe [est] tiraillée entre l’intégration communautaire et la tentation de la désintégration nationaliste et ethnique… »[157]. Un an plus tard, rien n’a changé en ex-Yougoslavie et le Pape dénonce avec force les guerres fratricides, « le racisme et le nationalisme les plus primitifs », les « tortionnaires sans morale ». Revenant encore sur les « nationalismes exacerbés », il rappellera l’encyclique Mit brennender Sorge en disant : « nous nous trouvons face à un nouveau paganisme ».[158]
Le Pape avouera même sa « détresse » devant la guerre en ex-Yougoslavie, les exactions et les déportations qu’elle entraîne toujours alimentées par le nationalisme et le racisme.[159]
Il n’y a pas que la guerre qui met à mal le rêve européen : « le développement économique et le processus d’intégration européenne, qui semblaient devoir s’étendre progressivement, ont subi de douloureux temps d’arrêt, alors que se faisait toujours plus pesante, dans toute l’Europe, la plaie du chômage. »[160]
Et, d’une manière générale, Jean-Paul II relèvera encore que l’Europe « est traversée, en notre siècle, par de forts courants de « contre-évangélisation ». Même si ces courants ont aujourd’hui diminué dans leur forme la plus radicale, ils n’ont pas complètement cessé d’agir, surtout dans le domaine des principes, y compris d’une façon systématique. »[161] L’homme européen, [est] largement tenté par le relativisme et une permissivité qui finissent par supprimer toute frontière objective entre le bien et le mal, étouffant la voix même de la conscience ».[162]
Il déplore « la tendance à séparer les droits humains de leur fondement anthropologique - c’est-à-dire de la vision de la personne humaine originaire de la culture européenne - est fondamentale. » Et que dire de la « tendance à interpréter les droits uniquement dans une perspective individualiste, en faisant peu de cas du rôle de la famille comme « noyau fondamental de la société » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, art. 16). » A ce point de vue, « il est également paradoxal que, d’un côté, le besoin de respecter les droits humains soit fortement affirmé alors que, d’autre part, le plus fondamental d’entre eux - le droit à la vie - est nié. » Le Conseil de l’Europe a éliminé « la peine de mort de la législation de la grande majorité de ses États-membres ». Le pape, « tout en se réjouissant de cette noble conquête et dans l’attente qu’elle s’étende au reste du monde, […] forme des vœux fervents afin que l’on parvienne au plus tôt à comprendre également qu’une grave injustice est commise lorsqu’une vie innocente n’est pas sauvegardée dans le sein de la mère. » [163]
Le pape dira[164] sa « tristesse » devant « la résolution approuvée par le Parlement européen » : « Elle n’a pas simplement pris la défense des personnes à tendances homosexuelles, refusant d’injustes discriminations à leur égard. Sur ce point, l’Église elle aussi est d’accord, et même elle l’approuve, elle le fait sien, car toute personne est digne de respect. Ce qui n’est pas admissible moralement, c’est l’approbation juridique de la pratique homosexuelle ».[165]
Autre sujet de déception pour le pape : l’absence de référence officielle à Dieu. « L’Union européenne a entrepris de formuler une « Charte des droits fondamentaux » et cet effort est une tentative de synthétiser d’une manière nouvelle, au début du nouveau millénaire, les valeurs fondamentales dont doit s’inspirer le « vivre-ensemble » des peuples européens. L’Église a suivi avec une vive attention les diverses phases de l’élaboration de ce document. A ce propos, je ne peux pas cacher ma déception de ce qu’aucune référence à Dieu n’ait été insérée dans le texte de la Charte, à Dieu en qui se trouve la source suprême de la dignité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux. On ne peut oublier que ce fuit la négation de Dieu et de ses commandements qui créa, au siècle passé, la tyrannie des idoles, qui s’est exprimée par la glorification d’une race, d’une classe, de l’État, de la nation, d’un parti, à la place de la glorification du Dieu vivant et vari. C’est bien à la lumière des malheurs qui se sont déversés sur le XXe siècle que l’on comprend combien les droits de Dieu et de l’homme s’affirment ou tombent ensemble. »[166]
Mais il ne perdra jamais courage ni espoir devant les malheurs et les trahisons de l’Europe qui, malgré tout, qu’elle le veuille ou non, reste marquée par le christianisme.[167] Inlassablement, jusqu’à sa mort, il réaffirmera la nécessité vitale des valeurs qui ont fait l’Europe et qui doivent la « faire ».[168]
Devant le déchirement de l’ex-Yougoslavie, il indiquera le chemin de la paix : « Certes il convient de reconnaître les aspirations légitimes des personnes et des peuples à la liberté ; mais il est urgent que, aujourd’hui comme hier, tous prennent conscience de leurs devoirs autant que de leurs droits, et qu’ils donnent la priorité à la solidarité pour la construction d’une véritable société de nations. » La « réconciliation » est toujours possible à partir de « valeurs morales et religieuses »[169] Il rappellera que « C’est la force de l’Europe de pouvoir unir des peuples, dans le respect légitime des souverainetés nationales et des cultures spécifiques, par la coopération dans les multiples domaines de la vie commune, ainsi que dans le développement de la solidarité et de la charité. En s’engageant résolument dans cette voie, l’Europe ouvrira la voie à une ère de paix sur l’ensemble du continent. »[170]
Devant la déliquescence morale de l’Europe, la mission sera de « mettre courageusement en évidence les normes morales qui expriment dans les situations concrètes de la vie la vérité sur l’homme, créé à l’image de Dieu : ce n’est que par leur respect intégral qu’il est possible de parvenir à une authentique liberté et à une solidarité effective. » Il est important de « donner un espace adéquat, dans la nouvelle évangélisation, à l’enseignement social de l’Église ». C’est « une exigence toujours plus urgente. »[171] Alors que l’avortement et l’euthanasie se banalisent en Europe, le Pape affirmera: « un des objectifs de mon pontificat est de construire une « culture de la vie » destinée à s’opposer à la « culture de la mort » « .[172]
Plus précisément encore, Jean-Paul II expliquera la nécessité de réfléchir aux principes fondamentaux car « la recherche de la liberté, de la vérité et de la communion […] constitue, comme l’a dit la Déclaration finale du Synode (n° 4), « l’aspiration la plus profonde, la plus ancienne et durable de l’humanisme européen […]. « Les rapports entre liberté et vérité, et entre liberté et solidarité, ne doivent pas être conçus en termes d’antithèses réciproques, comme cela s’est trop souvent passé et se passe encore dans la culture européenne, mais d’intime connexion et de nécessaire corrélation. On ne peut jamais perdre de vue le principe et le centre vivant de la vérité, de la liberté et de la communion, qui est la personne de Jésus-Christ. » [173] C’est à ce niveau-là que l’évangélisation doit porter son effort : « C’est l’heure de la vérité pour l’Europe. les murs se sont écroulés, les rideaux de fer n’existent plus, mais le défi sur le sens de la vie et la valeur de la liberté demeure plus fort que jamais dans l’intimité des intelligences et des consciences. » A ce niveau-là, les consciences comme les cultures peuvent s’éveiller et révéler les richesses qu’elles contiennent. le christianisme jouant ici le rôle de révélateur : « Toute rencontre authentique de l’Évangile avec une culture déterminée comprend un processus de purification et de développement qui en révèle, au fur et à mesure que le temps s’écoule, les potentialités cachées. »[174]
Jean-Paul II s’inscrit aussi en faux contre la tendance du « monde » à vouloir confiner le message chrétien ou, plus largement, religieux, dans la sphère privée[175]. Il faut, au contraire, redécouvrir « la dimension communautaire et publique de la foi. Puisse ne pas se renouveler l’erreur de ceux qui, voulant construire un monde sans Dieu, n’ont réalisé qu’une société contre l’homme. Dans ce but, l’apport de tous les croyants est nécessaire, pour que, par un effort commun, ils soient les témoins de la primauté de Dieu dans leur vie et qu’ils proclament par tous les moyens que « si le Seigneur ne construit pas la maison, c’est en vain que peinent les maçons » (Ps 126, 1). »[176]
A des hommes politiques chrétiens, il rappellera l’exemple des fondateurs. La foi chrétienne a été « la source du courage de ceux qu’on appelle les pères de l’Europe, dont quelques-uns ont appartenu à votre famille politique ». Il leur fallait « une vison profonde de l’homme et de la société, et un courage hors du commun pour proposer à leurs peuples -qu’ils soient sortis de la guerre vainqueurs ou vaincus - d’établir des relations nouvelles placées sous le signe d’une compréhension mutuelle et d’adopter un idéal européen, tout en soulignant l’importance pour chaque homme d’appartenir à une nation ». Pour poursuivre leur œuvre, « le dialogue et l’estime réciproque sont essentiels à la construction de la paix du continent et au dynamisme de chaque nation. » Ce qui « exige beaucoup d’efforts et de sacrifices de la part des différentes nations de l’Union. » En effet, « l’édification de l’Union européenne suppose avant tout le respect de toute personne et des différentes communautés humaines, faisant droit à leurs dimensions spirituelle, culturelle et sociale. » Il ne faut pas oublier que « les chrétiens ont largement contribué à former la conscience et la culture européennes ». Et « si l’Europe se construit en écartant la dimension transcendante de la personne, en particulier si elle refuse de reconnaître à la foi au Christ et au message évangélique leur force d’inspiration, elle perd une grande partie de son fondement. lorsque la symbolique chrétienne est bafouée et lorsque Dieu est écarté de la construction humaine, cette dernière est fragilisée, ca elle manque de bases anthropologiques et spirituelles. En outre, sans référence à la dimension transcendante, la démarche politique se réduit souvent à une idéologie. A l’inverse, ceux qui ont une vision chrétienne de la politique sont attentifs à l’expérience personnelle de la foi en Dieu chez leurs contemporains ; ils inscrivent leur démarche dans un projet qui place l’homme au centre de la société et ils ont conscience que leur engagement est un service de leurs frères, dont ils sont responsables devant le Maître de l’histoire.[…] L’amour d’autrui suscite des attitudes fraternelles et des relations solides entre les personnes et les peuples, pour que les principes du bien commun, de la solidarité et de la justice conduisent à un partage équitable du travail et des richesses, à l’intérieur de l’Union comme avec les pays qui ont besoin d’aide ; il faut une motivation spirituelle généreuse pour que l’Europe reste un continent ouvert et accueillant, et pour que la dignité de nos frères ne soit pas bafouée, car la raison d’être de la société est de permettre à chacun de mener « une vie véritablement humaine » (Jacques Maritain, L’homme et l’État, p.11). »[177]
Il ne faut pas compter seulement sur les moyens humains : « Il est donc urgent qu’un grand mouvement de prière traverse les communautés ecclésiales du continent européen, en s’opposant au vent du sécularisme qui promeut et privilégie les moyens humains, l’efficacité à tout prix et une vision pragmatique de la vie. »[178]
On ne fera jamais l’Europe sans la nouvelle évangélisation souhaitée depuis le début du pontificat, une réévangélisation profonde et respectueuse qui touche les consciences et les sociétés : Il n’y aura pas d’unité de l’Europe tant qu’elle ne sera pas fondée sur l’unité de l’esprit. Ce fondement très profond de l’unité fut apporté à l’Europe et renforcé tout au long des siècles par le christianisme avec son Évangile, sa compréhension de l’homme et sa contribution au développement de l’histoire des peuples et des nations. cela ne signifie nullement que le christianisme veuille s’approprier l’histoire. L’histoire de l’Europe est en effet un grand fleuve dans lequel se versent de nombreux affluents, et la diversité des traditions et des cultures qui la forment est sa grande richesse. les fondements de l’identité de l’Europe sont construits sur le christianisme. Et le manque actuel d’unité spirituelle de l’Europe vient principalement de la crise de cette autoconscience chrétienne. » C’est le Christ qui « a révélé à l’homme sa dignité » Il en est aussi le « garant ». Les saints patrons de l’Europe, les missionnaires[179] ont introduit cette révélation dans la culture européenne : « Cette Bonne Nouvelle, les murs des églises, des abbayes, des hôpitaux et des universités la redisent. les livres, les sculptures et les peintures la proclamaient, les poésies et les œuvres des compositeurs l’annonçaient. C’est sur l’Évangile que reposaient les fondements de l’unité spirituelle de l’Europe.[…] Sans le Christ, il est impossible de comprendre l’homme. Aussi le mur qui se dresse aujourd’hui dans les cœurs, le mur qui divise l’Europe, ne sera-t-il pas abattu sans un retour à l’Évangile. Sans le Christ, en effet, il n’est pas possible de construire une unité durable. On ne peut la faire en se séparant des racines à partir desquelles les pays de l’Europe ont grandi, en se séparant de la grande richesse culturelle des siècles passés. Comment peut-on construire une « maison commune » pour toute l’Europe si elle n’est pas construite avec les briques que sont les consciences des hommes, cuites au feu de l’Évangile, unies par le lien d’un amour social solidaire, fruit de l’amour de Dieu ? » [180]
Le travail qui reste à accomplir est immense : ce qui reste à accomplir: « ne laisser aucune nation, pas même la moins puissante, en dehors de l’ensemble » ; « le renforcement des institutions démocratiques, le développement de l’économie, les coopérations internationales n’atteignent leur vrai but que s’ils garantissent une prospérité suffisante pour que l’homme puisse développer toutes les dimensions de sa personnalité […] créer les conditions d’une généreuse solidarité qui n’abandonne aucun citoyen au bord de la route, de permettre à chacun d’accéder à la culture, de reconnaître et de mettre en pratique les plus hautes valeurs humaines et spirituelles, de professer et de partager ses propres convictions religieuses. En avançant le long de ces voies, le continent européen renforcera sa cohésion, se montrera fidèle à ceux qui ont jeté les bases de sa culture et répondra à sa vocation séculaire dans le monde. »[181] Et encore : faire « obstacle aux réseaux occultes qui veulent profiter du grand marché européen pour blanchir l’argent de toute sorte de trafics qui sont indignes de l’homme, en particulier dans le domaine de la drogue, du commerce des armes et de l’exploitation des personnes, spécialement des femmes et des enfants. Les ressources, les richesses et les fruits de la croissance sur le continent, doivent pouvoir être affectés avant tout aux plus pauvres dans les différents pays, aux nations qui ont besoin de se développer davantage et qui sont actuellement encore marquées par les conséquences de la régression économique et des fluctuations des marchés financiers. » Les défis ne manquent pas : « la lutte contre le chômage, la protection de l’environnement », etc. Surtout « que la construction européenne ne soit pas d’abord une communauté d’intérêt, mais une communauté fondée sur des valeurs et sur la confiance mutuelle, plaçant l’homme au centre de tous les combats. » Pour cela, « développer toujours davantage chez nos contemporains une conscience européenne qui, prenant en compte les racines des peuples, les mobilisent pour qu’ils constituent une communauté de destin, grâce à une volonté politique qui s’attache à unir les peuples.. Une telle perspective ne pourra advenir que si l’on privilégie une vison globale de l’homme et de la société [….] ».[182]
Plus radicalement, il est indispensable de « réaffirmer le caractère non absolu des institutions politiques et des pouvoirs publics, précisément en raison de l’' « appartenance » prioritaire et innée de la personne humaine à Dieu. » Sans cela, « on risquerait de légitimer les orientations du laïcisme et de la sécularisation agnostique et athée qui conduisent à l’exclusion de Dieu et de la loi morale naturelle dans les divers domaines de l’existence humaine. » « La coexistence civile » en serait menacée « Doivent également être reconnus et sauvegardés l’identité spécifique et le rôle social de l’Église et des confessions religieuses. » Il faut donc « réagir à la tentation d’édifier la coexistence européenne en excluant la contribution des communautés religieuses, la richesse de leur message, de leur action et de leur témoignage : cela ôterait, entre autres, au processus de construction européenne des énergies importantes pour la fondation éthique et culturelle de la coexistence civile. »[183]
Dans un de ses derniers discours, Jean-Paul II nous livre son rêve d’Europe : « « Quelle est l’Europe dont on devrait rêver aujourd’hui ? […] une Europe sans nationalismes égoïstes, dans laquelle les nations sont considérées come les centres vivants d’une richesse culturelle qui mérite d’être protégée et promue au bénéfice de tous. […] une Europe dans laquelle les conquêtes de la science, de l’économie et du bien-être social ne sont pas orientées vers un consumérisme privé de sens, mais sont aux service de chaque homme dans le besoin et de l’aide solidaire pour les pays qui cherchent à atteindre l’objectif de la sécurité sociale. […] une Europe dont l’unité se fonde sur la véritable liberté. la liberté de religion et les libertés sociales murissent comme des fruits précieux sur l’humus du christianisme. Il n’ya pas de responsabilité sans liberté : ni devant Dieu, ni devant les hommes. […] une Europe unie grâce à l’engagement des jeunes » à condition que la famille se présente « comme une institution ouverte à la vie et à l’amour désintéressé […]. Une famille dont les personnes âgées font également partie intégrante en vue de ce qui est le plus important : la transmission active des valeurs et du sens de la vie. […] une entité politique, mais plus encore spirituelle, dans laquelle les hommes politiques chrétiens de tous les pays agissent dans la conscience des richesses humaines que la foi porte en elle […]. » [184]
L’Église encourage tous les efforts consentis pour réaliser une union européenne. Cette union ne peut se réaliser que dans le respect et la réanimation de ses racines profondément marquées par le christianisme qui a joué le rôle de catalyseur des diversités culturelles du continent. Comme le dit justement Rémi Brague, le christianisme a été la forme de la culture européenne et le reste, de par sa nature. Il ne s’agit pas d’une restauration du passé d’autant moins qu’il n’est pas sans ombres. Pour que le christianisme puisse jouer son rôle dans le respect des différentes composantes nationales et philosophiques, il est cependant indispensable que soient reconnues un ensemble de valeurs éthiques fondamentales. Et c’est sur ce point que l’Europe aujourd’hui dérape. La seule solution pour que le rêve européen garde sa consistance, est de ré-évangéliser le continent, c’est-à-dire de procéder à l’inculturation de l’évangile, gardant tout ce qu’il peut y avoir de positif dans les visions du monde en présence mais en préservant jalousement le minimum humain, les droits objectifs et irrépressibles de la personne.
Durant le pontificat de Jean-Paul II, le cardinal Joseph Ratzinger a développé toute une réflexion fort intéressante sur l’Europe, son état et les conditions de son unité. Une réflexion qui complète et approfondit certaines prises de position du Souverain Pontife.
[1]
Pour le cardinal, l’idée d’Europe surgit « de manière plus accentuée aux moments où les peuples que l’on unissait sous ce vocable commun étaient menacés. »[2] Ce qui est vrai pour le XXe siècle marqué par deux guerres mais aussi, dans le passé, par la menace turque. Pour l’auteur, « ce n’est que dans le cas où le concept d’ « Europe » représente une synthèse de réalité politique et d’idéalisme éthique qu’il peut devenir une force déterminante pour l’avenir. »[3] Comment définir l’Europe ?
On peut dans un premier temps la définir négativement en disant ce qu’elle n’est pas, quelles sont les conceptions qui lui sont contraires. Tout d’abord, les conceptions qui prônent un retour en arrière, à un état qu’on pourrait appeler pré-européen et principalement l’Islam[4] ou encore une certaine nostalgie du « monde sauvage » d’avant la christianisation comme en témoigne aussi le national-socialisme préférant la « belle sauvagerie germanique » à « l’aliénation judéo-chrétienne ».[5] A l’opposé, des conceptions se présentent comme post-européennes : il s’agit surtout du rationalisme qui rejette Dieu dans le privé et qui l’a remplacé par la nation, puis par le prolétariat et aujourd’hui par le « ventre ». Cette voie conduit à la disparition de la « société de droit » et finalement à la tyrannie[6]. C’est contre cette Europe-là que l’Islam réagit. Enfin, le marxisme est la « troisième forme de refus (et la plus imposante) de la figure historique de l’Europe. » Le marxisme unit la raison moderne et le dynamisme d’Israël laïcisé et prétend mener l’Histoire à son accomplissement.[7].
Ceci dit, quelles sont alors les « composantes positives de la notion d’Europe » ? Le cardinal Ratzinger en cite quatre : les héritages grec, chrétien, latin et moderne, indissociables et nécessaires. De la Grèce, l’Europe a hérité de « la différence entre le bien et les biens, qui implique un droit de la conscience ainsi qu’un rapport mutuel entre ratio et religio. » A quoi s’ajoute la démocratie « liée à l’ « eunomie »[8], à la validité du droit juste » et qui « ne peut demeurer démocratie qu’au sein d’une telle relation. La démocratie n’est donc jamais uniquement une domination de la majorité. le mécanisme d’établissement des majorités doit se soumettre à la mesure du règne commun du nomos, de ce qui est intrinsèquement droit, c’est-à-dire des valeurs qui obligent la majorité elle-même. » S’appuyant ensuite sur l’évangile de Jean[9] et les Actes des apôtres[10], le cardinal met en exergue le cheminement des apôtres de Jérusalem à Rome et affirme que « le christianisme est […] la synthèse œuvrée en Jésus-Christ entre la foi d’Israël et l’esprit grec. » Rome va devenir le cœur d’une Europe qui coïncide « avec l’Occident, c’est-à-dire avec le domaine de la culture et de l’Église latine »[11].
A cela s’ajoute « l’esprit de l’époque moderne ». Même s’il comporte plus d’ambigüités que les héritages précédents, celui-ci ne peut « en aucun cas nous conduire à un refus de la modernité »[12]. Est à mettre en évidence « la séparation entre la foi et la loi ». « Dans ce fécond dualisme État-Église, les valeurs humaines fondamentales, selon la vision chrétienne du monde, rendent possible une société humaniste libre dans laquelle sont garantis le droit de la conscience aussi bien que les droits fondamentaux de l’homme », de même que « l’autonomie responsable de la raison. » Encore faut-il ne pas oublier « les racines et le fondement vital de l’idée de liberté » et « continuer à fonder la raison sur le respect de Dieu et des valeurs morales fondamentales qui proviennent de la foi chrétienne. »
En fonction de ces quatre héritages, l’Europe ne peut être réduite, sous peine de décadence, à « une simple centralisation des compétences économiques ou législatives », « à une technocratie dont l’unique règle serait l’accroissement de la consommation. » Tout d’abord, si l’on veut que l’Europe, en vue de la paix, non seulement dépasse le « culte de la nation », ait le sens du partage des biens et s’ouvre au monde, elle doit veiller au « contrôle du pouvoir par le droit », inviolable, régulé « d’après la morale ». Toutefois, et c’est le deuxième point, « il ne demeurera à la longue aucune possibilité de survie pour l’État fondé sur le droit, si le dogme athée évolue vers sa forme radicale » c’est-à-dire si « la foi est tolérée comme une opinion privée » car, « dans ce sens précisément, on ne la tolère pas dans ses éléments constitutifs. » En effet, « la démocratie ne peut fonctionner que si la conscience joue son rôle. Or, cette dernière devient absolument muette quand elle n’est pas orientée vers la mise en œuvre des valeurs morales fondamentales du christianisme, actualisables même sans confessionnalisme chrétien, et même dans le contexte d’une religion non chrétienne. » Il ne peut, , en effet, être question d’« une contrainte de foi. » Troisièmement, « la reconnaissance publique du respect de Dieu comme le fondement de l’ethos et du droit, impliquent que l’on se refuse à considérer la nation ou la révolution mondiale comme summum bonum. » Si des institutions supranationales sont nécessaires, il ne s’agit pas d’ériger une « super-nation » Doivent être exclus et le centralisme et le particularisme au profit d’une « unité dans la pluralité ». Cet objectif peut être atteint par « des institutions et des forces culturelles et religieuses qui ne soient pas des émanations de l’État. »[13] Quant au marxisme dur et pur, la leçon est claire, il instaure une tyrannie où « le droit et l’éthique sont manipulables et la liberté transformée en son contraire. »
Enfin, l’Europe se construira sur « la reconnaissance et la protection de la liberté de conscience, des droits de l’homme, de la liberté de la science » tels qu’ils ont été définis et fondés.
Le cardinal souligne « Les deux péchés de l’Europe à l’époque moderne ».[14]
d’une part, le nationalisme[15] et, d’autre part, le totalitarisme de la raison technique et la destruction de la conscience morale. Ce péché-ci, « déjà sous-jacent dans les formes extrêmes du nationalisme », lie « la foi dans le progrès, la domination absolue de la civilisation économique et technique et la promesse d’une humanité nouvelle, du royaume messianique » issu d’un messianisme politique s’entend.[16] Le marxisme a bien illustré cela mais « cette combinaison est réelle dans le monde occidental sous des formes moins rigoureuses. »[17] . L’Europe, « depuis le siècle de la Renaissance et de manière plus poussée depuis le siècle des Lumières, a développé cette rationalité scientifique qui, non seulement à l’époque des découvertes aboutit à l’unité géographique du monde, à la rencontre des continents et des cultures, mais qui, maintenant et plus profondément, grâce à la culture technique rendue possible par la science, imprime sa marque sur le monde entier, et même, en un certain sens, l’uniformise. Et dans le sillage de cette forme de rationalité, l’Europe a développé une culture qui, d’une manière jusque là inconnue de l’humanité, exclut Dieu de la conscience publique, soit en le niant purement et simplement, soit en jugeant son existence indémontrable, incertaine, et donc relevant du domaine des choix subjectifs, une donnée de toute façon sans pertinence pour la vie publique. »[18] Dieu absent ou exclu, disparaît avec lui la prééminence de l’éthique. Ainsi, « la prépondérance du progrès technique va de pair avec la destruction des grandes traditions morales sur lesquelles reposaient les sociétés anciennes ».[19]
En effet, « la morale appartient à une sphère tout à fait différente, elle disparaît en tant que catégorie en soi, et elle doit être retrouvée d’une autre façon, dans la mesure où, malgré tout, elle s’avère nécessaire sous une forme ou sous une autre. dans un monde fondé sur le calcul, c’est le calcul des conséquences qui détermine ce qu’il convient de considérer comme moral ou pas. Et ainsi disparaît la catégorie du bien, telle qu’elle a été clairement mise en évidence par Kant. Rien en soi n’est bien ou mal, tout dépend des conséquences que l’action peut laisser prévoir. » Cette conception est « la contradiction sans conteste la plus radicale non seulement du christianisme mais également des traditions religieuses et morales de l’humanité ». Cet affrontement entre deux cultures opposées donne « son caractère à l’Europe » et explique « la radicalité des tensions auxquelles notre continent doit faire face »[20] car, bousculant une culture inspirée par le christianisme, se lève « une civilisation de la mort » où règnent drogue et terrorisme. [21]
Face à cette idéologie, tout d’abord, « nous devons apprendre à nous séparer du mythe des eschatologies à l’intérieur de l’histoire », « le mythe du progrès […] gaspille les forces d’aujourd’hui pour un lendemain imaginaire et ne sert ainsi ni l’un ni l’autre. » Toute civilisation est mortelle, « personne ne peut construire la forme éternelle, parfaite de l’humanité. L’avenir reste toujours ouvert parce que la vie en commun des hommes est toujours placée sous le signe de la liberté humaine, toujours sujette aux défaillances. » Le rôle du politique n’est pas d’organiser « un monde meilleur qui adviendra un jour ou l’autre, il a la responsabilité de veiller à ce que le monde soit bon aujourd’hui, afin de pouvoir l’être aussi demain. » En somme, L’espoir d’une sorte de « paradis terrestre » « consiste à vouloir libérer l’homme de sa liberté et non pas pour la liberté ». « L’État n’est pas le Royaume de Dieu. »
Deuxièmement, il faut affirmer « la suprématie de l’éthique sur la politique ». « L’action politique, placée sous le signe du mythe du progrès méconnaît […] la liberté de l’homme » remplacée « par les lois de l’histoire » et « révèle en même temps son caractère amoral. » Le fondement d’une politique humaine ne peut être que la justice non pas définie par une majorité mais « par des critères moraux universels » qui ne sont pas engendrés par l’État mais qui nourrissent des convictions qui montrent « à l’État le chemin à suivre ». Autrement dit encore, la justice, fondement de l’État, « est plus que la régulation des intérêts particuliers », elle « doit se soumettre à un critère universel. » Concrètement, l’intérêt national doit être subordonné à l’intérêt de l’humanité : « une universalité européenne vraie ne peut se réaliser que si chaque État se dépasse lui-même », s’ouvre « à l’ensemble de l’humanité. »
Enfin, reste à définir ce qui est bon pour tous, le bien « derrière et au-dessus des biens. » L’idée d’un tel bien , l’Europe ne se l’est pas donnée mais elle l’a reçue « d’une plus ancienne tradition : les Dix Commandements » : « ils fondent la quintessence de ce qui, au début des temps modernes, a été formulé sous le concept des droits de l’homme, lesquels fondent la distinction entre un État qui accepte ses propres limites et un État totalitaire. » A cet endroit[22], le cardinal Ratzinger cite Robert Spaemann : « Si l’Europe n’exporte pas sa foi, la croyance que - pour citer Nietzsche - « Dieu est la vérité et que la vérité est divine », alors elle exporte inévitablement son incroyance, c’est-à-dire la conviction que la vérité, le droit et le bien n’existent pas… Sans l’idée de l’absolu, l’Europe n’est plus qu’un concept géographique. Un nom, du reste, pour désigner le lieu d’origine de l’abolition de l’homme. »[23] Et donc l’Europe doit continuer à « exporter sa technique et sa rationalité. mais si elle ne fait que cela, elle détruit les grandes traditions morales et religieuses de l’humanité, elle détruit les fondements de l’existence et soumet les autres à une légalité qui la détruira à son tour. […] Avec la rationalité elle doit également en transmettre l’origine intime, le fondement vrai - la reconnaissance du logos comme fondement de toutes choses, le regard sur la vérité qui est aussi critère du bien. » [24]
En somme, « la grandeur de l’Europe repose sur une sagesse dans laquelle la raison n’oublie pas, au-delà de toute quête et de toute science, son bien le plus haut : être la faculté du divin. »[25]
qu’a pensé le cardinal Ratzinger du débat sur le Préambule de la Constitution européenne[26] où finalement furent évoqués les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ».
La formule noie l’héritage chrétien parmi un ensemble de traditions non identifiées alors que c’est historiquement et incontestablement le christianisme qui a formé l’essentiel de la culture européenne.[27]
Les rédacteurs du Préambule ont peut-être craint d’identifier l’Europe avec la religion chrétienne. A quoi le cardinal Ratzinger répond que « le christianisme n’est pas né en Europe, et par conséquent on ne peut pas qualifier de religion européenne la religion du milieu culturel européen. Mais c’est tout de même bien de l’Europe qu’il a, historiquement parlant, reçu sa marque culturelle et intellectuelle la plus féconde, et pour cette raison, il reste intimement lié à l’Europe de façon toute spéciale. »[28] Pour le cardinal, l’exclusion tout d’abord de toute référence à Dieu puis de toute reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe est le fait d’une idéologie laïciste.
Les partisans de l’exclusion ont estimé que, dans la mesure où l’article 52 de la Constitution garantissait les droits institutionnels des Églises, celles-ci pouvaient être rassurées. Position incohérente aux yeux du cardinal car, « …cela signifie que, dans la vie de l’Europe, celles-ci [les Églises] trouvent leur place dans un contexte de compromis politique, tandis que, dans le contexte des fondements de l’Europe, l’empreinte de leur contenu ne trouve aucunement place. »
Que répondre aussi à l’argument qui prétend que si les références évoquées n’avaient pas été effacées, elles auraient blesseraient la sensibilité des non-chrétiens. Le cardinal réaffirme que ces références renvoient avant tout à « un fait historique que personne ne peut sérieusement nier. » Mais « ce rappel historique fait également référence au présent, du fait que, par la mention des racines, sont indiquées les sources de l’orientation morale qui en dérive, et est donc mis en évidence un facteur d’identité de cette réalité qu’est l’Europe. » Ce facteur d’identité menacerait-il d’autres identités ? Non, ce ne sont pas les bases morales du christianisme qui menacent les Musulmans mais bien « le cynisme d’une culture sécularisée qui nie leurs propres bases religieuses. » Et les Juifs n’auraient-ils pas été blessés ? Non puisque « ces racines elles-mêmes proviennent du mont Sinaï ». Quant à la mention de Dieu, ce n’est pas elle « qui offenserait les fidèles d’autres religions, mais plutôt la tentative de construire la communauté humaine absolument sans Dieu. »
En définitive, « les raisons de ce double refus sont plus profondes que ne le laissent supposer les motifs avancés. Elles présupposent l’idée selon laquelle seule la culture des Lumières radicale, qui a atteint son plein développement dans notre temps, pourrait être constitutive de l’identité européenne. A côté d’elle différentes cultures religieuses avec leurs propres droits respectifs peuvent coexister, mais à condition et dans la mesure où elles respectent les critères de la culture des Lumières et lui soient subordonnées, et seulement dans la mesure où elles le font. »
Ce qui ne signifie pas que cette culture des Lumières ne comporte pas « des valeurs importantes. »[29]
Attardons-nous donc un peu à cette philosophie des Lumières à la fois donc négative et positive.
Jean-Paul II avait aussi évoqué ce qu’il appelle « le drame des Lumières européennes. » « Dans leurs diverses expressions [françaises, puis anglaises et allemandes], les Lumières s’opposèrent à ce que l’Europe était devenue sous l’effet de l’évangélisation. » Elles s’efforcèrent d’exclure le « Dieu-homme, mort et ressuscité […] de l’histoire du continent. Il s’agit d’un effort auquel de nombreux penseurs et hommes politiques actuels continuent de rester obstinément fidèles. » A ce moment, « s’est ouverte la voie vers les expériences dévastatrices du mal qui devaient venir plus tard. »[30]. Il n’empêche que les Lumières européennes « ont eu des fruits positifs comme les idées de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont aussi des valeurs enracinées dans l’Évangile. Même si elles ont été proclamées indépendamment de lui, ces idées révélaient à elle seules leur origine. » Dès lors, « les chrétiens peuvent aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif " d’autant plus nécessaire pour le monde, contrairement à ce que l’on croit aujourd’hui, que « seul le Crist par son humanité révèle totalement le mystère de l’homme. » En effet, comme le concile l’a montré (cf. GS), « la dignité propre de l’homme ne se fonde pas seulement sur le fait d’être homme, mais plus encore sur le fait que, en Jésus-Christ, Dieu s’est fait vrai homme. »[31]
Le cardinal Ratzinger renchérit[32] : « Cette culture des Lumières est définie en substance par les droits de la liberté ; elle part de la liberté comme de la valeur fondamentale à l’aune de quoi tout se mesure. » Dès lors, « ce canon de la culture des Lumières, bien que loin d’être complet, comporte des valeurs dont, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas et ne devons pas nous désolidariser : la liberté du choix religieux, ce qui inclut la neutralité religieuse de la part de l’État ; la liberté d’expression de ses opinions, à condition de ne pas mettre en doute ce principe même ; l’organisation démocratique de l’État, et donc le contrôle parlementaire sur les organismes d’État ; la liberté de formation des partis ; l’indépendance de la magistrature ; et enfin la tutelle des droits de l’homme et l’interdiction des discriminations. »
Où est le problème ? Le problème naît du fait que « la conception mal définie, voire non définie, de la liberté, qui est à la base de cette culture » entraîne des contradictions et limitations de la liberté[33]. « Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme que l’on découvre comme étant toujours plus hostile à la liberté. » Cette idéologie « affiche une prétention à l’universel, et une conception de soi comme étant complète par elle-même et ne nécessitant pas quelque complément apporté par d’autres facteurs culturels. » On peut citer en exemple le problème de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Voilà un milieu culturel sans racines chrétiennes, influencé par la culture islamique, et un État qui s’est voulu laïc (concept qui a mûri dans l’Europe chrétienne). Selon la culture des Lumières : « seules les normes et le contenu de ladite culture des Lumières peuvent déterminer l’identité de l’Europe, et, par conséquent, tout État qui fait siens de tels critères pourra appartenir à l’Europe. »
Cette attitude pose deux questions : peut-on considérer que « cette culture laïque des Lumières est vraiment la culture, finalement déclarée universelle, d’une raison commune à tous les hommes » ? Est-elle « complète par elle-même, au point de n’avoir besoin d’aucune racine en dehors de soi. » ?
Est-elle « universellement valide » ?
Il est acquis que « la religion ne peut pas être imposée par l’État mais ne peut être accueillie que dans la liberté ; le respect des droits fondamentaux de l’homme, qui sont les mêmes pour tous ; la séparation des pouvoirs et le contrôle du pouvoir. » Toutefois, il n’est pas pensable que « ces valeurs fondamentales, que nous considérons comme généralement valides puissent être réalisées de la même façon quel que soit le contexte historique ». Ainsi, « une totale neutralité religieuse de l’État est à considérer comme une illusion en ce qui concerne la plus grande partie des contextes historiques. »
Par ailleurs, les philosophies modernes des Lumières sont « positivistes, et par là anti-métaphysiques ». Elles ont donc exclu Dieu. Elles sont « basées sur une auto-limitation de la raison positive, qui est adaptée au milieu technique mais qui, au contraire, lorsqu’elle est généralisée, constitue une mutilation de l’homme. » Il ne peut plus y avoir de morale et « le concept même de liberté, qui, de prime abord, pourrait sembler indéfiniment extensible, mène finalement à l’auto-destruction de la liberté. »
N’empêche que « d’importants éléments de vérité » se trouvent dans ces philosophies mais « fondés sur une auto-limitation de la raison » typique de la situation culturelle occidentale moderne, « ils ne sont pas l’expression de cette philosophie qui un jour devrait être valide pour le monde entier. »
De plus, cette philosophie des Lumières « se coupe consciemment de ses propres racines historiques », elle n’a retenu que ce principe : « ce que l’on est capable de faire, on peut aussi le faire » au nom de la liberté « valeur suprême et absolue ». Or, sans norme morale, le « savoir-faire » devient « un pouvoir de destruction », une « oblitération de l’homme ». En témoignent les « magasins » d’organes, les bombes atomiques, le terrorisme.
Cette philosophie se suffit-elle à elle-même ?
Est-elle complète ? Doit-elle rejeter ses racines ? Non ! Elle n’exprime qu’une partie de la raison et donc elle « ne peut être considérée comme entièrement rationnelle. » Elle est donc incomplète et doit être perfectionnée.
Refuser les racines chrétiennes : ce n’est pas « l’expression d’une tolérance qui respecterait de la même façon toutes les cultures » Au contraire, c’est « absolutiser un mode de penser et un mode de vivre qui, entre autres choses, s’opposent radicalement aux différentes cultures historiques de l’humanité. » Quand on parle de « choc des cultures », ce n’est pas « un choc des grandes religions » mais un choc entre « l’émancipation radicale de l’homme vis-à-vis de Dieu, des racines de la vie, et, d’autre part, les grandes cultures religieuses », « les grandes cultures historiques »
Refuser la référence à Dieu : ce n’est pas non plus « l’expression d’une tolérance qui veut protéger les religions non théistes et la dignité des athées et des agnostiques » mais la volonté d’effacer « définitivement Dieu de la vie publique de l’humanité », de le cantonner « au milieu subjectif des cultures résiduelles du passé. » A la source nous trouvons le relativisme qui « devient ainsi un dogmatisme qui croit être en possession de la connaissance définitive de la raison, et en droit de considérer tout le reste comme seulement un stade de l’humanité dépassé et, en conséquence, pouvant être relativisé. »
Le christianisme refuse-t-il en définitive les Lumières et la modernité ? Non. Le christianisme est une « religion selon la raison »[34] et lorsque, trahissant sa nature, elle est devenue « tradition et religion d’État », ce fut « le mérite des Lumières d’avoir proposé à nouveau ces valeurs du christianisme[35] et d’avoir redonné toute sa voix à la raison ».
Il est nécessaire que religion et modernité soient être « prêtes à se corriger » : « Le christianisme doit toujours se souvenir qu’il est la religion du logos », religion de « l’Esprit créateur, de qui provient tout le réel. » « le monde provient de la raison, et […] celle-ci est son critère et son but. » Le monde ne provient pas de l’irrationnel et la religion n’est pas un « sous-produit » comme beaucoup le pensent aujourd’hui. « une raison découlant de l’irrationnel, et qui donc, à la fin des fins, est-elle-même irrationnelle, ne constitue pas une solution à nos problèmes. » Il faut « vivre une foi qui provienne du logos, de la raison créatrice, et qui pour cela est ouverte aussi à tout ce qui est vraiment rationnel. »
« A l’époque des Lumières, on a essayé de comprendre et définir les normes morales essentielles, disant qu’elle seraient valides […] même dans le cas où Dieu n’'existerait pas. » Indépendamment donc des divisions philosophiques ou confessionnelles. C’était possible dans la mesure où subsistaient, résistaient quelques grandes certitudes chrétiennes, ce qui n’est plus le cas. La recherche d’une certitude incontestable « au-delà de toutes les différences, a échoué. » Même Kant n’a pu apporter cette certitude partagée. Au niveau de la raison pure, il nie que Dieu « puisse être connu » mais, en même temps, il présente « Dieu, la liberté et l’immortalité, comme autant de postulats de la raison pratique, sans laquelle, disait-il en toute cohérence avec lui-même, aucun acte moral n’est possible. » N’avait-il pas raison ? ne devrions-nous pas dire : « même qui ne réussit pas à trouver la voie de l’acceptation de Dieu devrait chercher à vivre et à diriger sa vie […] comme si Dieu existait. »[36]
Il est certain que la question européenne a hanté le cardinal Ratzinger. A preuve encore, la publication un peu remaniée, en 2004, en Italie, de deux conférences données l’une à Berlin en 2000 et l’autre à Côme en 2001: L’Europe, ses fondements spirituels, aujourd’hui et demain et Réflexions sur l’Europe[37] où il reprend une question à laquelle il avait déjà répondu précédemment : qu’est-ce que l’Europe ?
L’auteur répond de nouveau : « L’Europe n’est pas un continent que l’on peut nettement saisir en termes de géographie : il s’agit, en réalité, d’un concept culturel et historique. »[38]
Cette culture européenne dont il a déjà analysé précédemment les quatre composantes classiques (grecque, romaine, chrétienne) et moderne (« technico-séculière ») s’est universalisée et a atteint l’Amérique, l’Afrique et l’Asie mais elle semble, en même temps, avoir perdu son âme : « on a l’impression que l’ensemble des valeurs de l’Europe, sa culture, sa foi, tout ce sur quoi repose son identité, que tout cela arrive au bout, et soit mêle déjà sorti de scène. Nous sommes arrivés à l’heure des systèmes de valeurs d’autres mondes : Amérique précolombienne, Islam, mystique d’Asie. A l’heure de sa suprême réussite, l’Europe semble devenue intérieurement vide […]. » De plus, « à cette diminution de ses forces spirituelles fondamentales correspond le fait que, sur le plan ethnique, l’Europe semble en voie de disparition. »[39]
A cet endroit, le cardinal Ratzinger évoque deux diagnostics classiques: celui d’Oswald Spengler[40] et celui d’Arnold Toynbee[41]. Pour le premier, « l’Occident atteint sa période finale et court, inexorablement, vers la mort de ce continent culturel […]. » Pour le second,« l’Occident […] passe par une crise ». Cette crise est la sécularisation, le passage « de la religion au culte de la technique ».[42]
Rejoignant l’analyse de Toynbee, sans pour autant préjuger de l’avenir, le futur Benoît XVI affirme que « le destin d’une société dépend toujours d’une minorité capable de créer. » Quel serait, vis-à-vis de l’Europe, le rôle de cette minorité ? Inscrire dans la future Constitution européenne[43] trois « éléments fondamentaux » : la reconnaissance des droits humains et de la dignité de l’homme comme « valeurs précédant toute juridiction d’État » ; la reconnaissance de la famille basée sur le mariage monogame comme « cellule de formation pour la communauté sociale » ; et enfin, « le respect à l’égard de ce qui, pour l’autre, est sacré, et en particulier le respect pour le sacré au sens le plus élevé, pour Dieu »[44].
La multiculturalité que l’on encourage « passionnément » aujourd’hui, est parfois « abandon et rejet de ce qui est propre, fuite des réalités particulières à l’Europe. » Or, « la multiculturalité ne peut subsister si font défaut, à partir des valeurs propres, certaines constantes communes, certaines données permettant de s’orienter. Elle ne peut certainement pas subsister sans le respect de ce qui est sacré. »[45] Et « ce n’est possible que dans la mesure où le sacré, Dieu, ne nous est pas étranger à nous-mêmes. »[46]
Après la guerre, deux motivations paraissent essentielles à la construction de l’Europe : la recherche d’une identité commune pour établir la paix[47] et l’affirmation d’intérêts communs pour soutenir la concurrence économique des États-Unis, du Japon et de l’Union soviétique entourée de ses satellites et de nombre pays du tiers monde.
Mais, « dans l’essor de la puissance économique de l’Europe - après des orientations originelles, plus éthiques et religieuses - l’intérêt économique devint déterminant, de façon toujours plus exclusive. » Cette accentuation entraîne « une sorte de nouveau système de valeurs » qui ne sont plus absolues mais souvent ambigües qui entraînent de « nouvelles oppressions » de la part des décideurs : « les détenteurs du pouvoir scientifique, et ceux qui administrent les moyens. » Se trouvent menacés : la dignité de la personne humaine, la dignité particulière de l’union de l’homme et de la femme et le respect du sacré.[48]
Devenu pape, sous le nom de Benoît XVI, l’ancien cardinal va continuer de militer en faveur d’un renouveau européen.
Il n’hésitera pas à rappeler l’« Acte européen » de Compostelle[49] s’inscrivant ainsi d’emblée dans la ligne tracée par son prédécesseur.
Pour le Saint Père, la santé de l’Europe dépend de la revitalisation de son fond chrétien[50] qui exclut toutes les tentations laïcistes qui affectent les lois et les mœurs sur tout le vieux continent.
Lors d’un Congrès du Parti populaire européen[51], il déclarera que c’est « en tenant compte de ses racines chrétiennes, [que] l’Europe sera capable de donner une orientation sûre aux choix de ses citoyens et de ses peuples, elle renforcera sa conscience d’appartenir à une civilisation commune et elle consolidera l’engagement de tous dans le but de faire face aux défis du présent en vue d’un avenir meilleur.[…] L’héritage chrétien peut contribuer de manière significative à tenir en échec une culture aujourd’hui amplement diffusée en Europe qui relègue dans la sphère privée et subjective la manifestation des convictions religieuses de chacun. » Cette culture menace « la démocratie elle-même, dont la force dépend des valeurs qu’elle défend (cf. Evangelium vitae, 70). » Le pape n’hésite pas à dénoncer qu’« une certaine intransigeance séculière se révèle ennemie de la tolérance et d’une saine vision séculière de l’État et de la société. C’est pourquoi je me réjouis », ajoute-t-il, « que le Traité constitutionnel de l’Union européenne prévoie une relation organisée et permanente avec les communautés religieuses, en reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique. »[52]
Dans ce cadre, quelle est la mission des Églises ? « les Églises et les communautés ecclésiales interviennent dans le débat public, en exprimant des réserves ou en rappelant certains principes, cela ne constitue pas une forme d’intolérance ou une interférence, car ces interventions ne visant qu’à éclairer les consciences, en les rendant capables d’agir de manière libre et responsable, conformément aux exigences véritables de la justice même si cela peut entrer en conflit avec des situations de pouvoir et d’intérêt personnel. »
Pour l’Église catholique, en particulier, « certains principes qui ne sont pas négociables. parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :
-la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;
-la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage - et sa défense contre les tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;
-la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.
Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ils reçoivent !un éclairage et une confirmation de la foi : ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et sont donc commun à toute l’humanité. L’action de l’Église en vue de leur promotion n’est donc pas à caractère confessionnel, mais elle vise toutes les personnes, sans distinction religieuse. Inversement, une telle action est d’autant plus nécessaire que ces principes sont niés ou mal compris, parce que cela constitue une offense contre la vérité de la personne humaine, une blessure grave infligée à la justice elle-même. »[53]
Cette attention portée à l’évolution de l’Europe n’'est-elle pas à relativiser aujourd’hui qu’elle n’est plus qu’une partie d’un monde et non plus le centre du monde ?
Benoît XVI répond : « L’Europe est certainement devenue le cœur du christianisme et de son engagement missionnaire. Aujourd’hui, les autres continents, les autres cultures, entrent avec un poids égal dans le concert de l’histoire du monde. Ainsi s’accroît le nombre de voix de l’Église, et c’est une bonne chose. […] même si l’Europe n’est maintenant qu’une partie d’un tout plus grand, Nous avons encore une responsabilité à cet égard. Nos expériences, la science théologique qui a été développée ici, nos traditions, même les expériences œcuméniques que nous avons accumulées : tout cela est très important même pour les autres continents. »[54]
Et un peu plus tard, il rappellera que « l’Union européenne est devenue, dans le monde, une force économique de premier plan, ainsi qu’un signe d’espérance pour beaucoup. »[55]
Comme Jean-Paul II, Benoît XVI est bien conscient que l’Europe s’éloigne de ce qu’elle devrait être. Pour lui aussi, c’est une cause de grande tristesse. Ainsi, à propos de la dénatalité en Europe, il constate, amer, que « cette Europe semble lasse, elle semble même vouloir se congédier de l’histoire. » Et au fond, comme il le répétera, « le grand problème de l’Occident est l’oubli de Dieu… »[56]
Mais le chrétien ne désespère jamais. Même si, sur un plan purement temporel « l’unité reste encore en grande partie à réaliser dans l’esprit et dans le cœur des personnes » ; même si après la chute prometteuse du Rideau de fer, on connut une vive « déception » ; même s’il est « possible de formuler des critiques justifiées vis-à-vis de quelques institutions européennes », il ne faut pas oublier que « le processus d’unification est de toute façon une œuvre d’une grande portée » et « pour les pays d’Europe centrale et orientale un stimulant ultérieur pour consolider chez eux la liberté, l’état de droit et la démocratie.[…] On parle souvent aujourd’hui du modèle de vie européen. On entend par là un ordre social qui conjugue efficacité économique avec justice sociale, pluralité politique avec tolérance, libéralité et ouverture, mais qui signifie aussi maintien des valeurs qui donnent à ce continent sa position particulière. » L’Europe reste une valeur et une promesse mais il ne faut pas se leurrer : « la « maison Europe » […] sera pour tous un lieu agréable à habiter seulement si elle est construite sur une solide base culturelle et morale de valeurs communes que nous tirons de notre histoire et de nos traditions. L’Europe ne peut pas et ne doit pas renier ses racines chrétiennes. Elles sont une composante dynamique de notre civilisation pour avancer dans le troisième millénaire. »
A travers les erreurs et les errements voire les apostasies, quelques signes sont encourageants. « L’Europe, nous le savons, a certainement vécu et souffert aussi de terribles erreurs. Que l’on pense aux rétrécissements idéologiques de la philosophie, de la science et aussi de la foi, à l’abus de religion et de raison à des fond impérialistes, à la dégradation de l’homme par un matérialisme théorique et pratique, et enfin à la dégénérescence de la tolérance en une indifférence privée de références à des valeurs permanentes. Cependant, l’une des caractéristiques de l’Europe est la capacité d’autocritique qui, dans le vaste panorama des cultures mondiales, la distingue et la qualifie. »
Par ailleurs, des leçons de cohérence sont à tirer. Ainsi,« c’est en Europe qu’a été formulé, pour la première fois, le concept des droits humains. » Or, « le droit humain fondamental, le présupposé pour tous les autres droits, est le droit à la vie elle-même. »[57]
Ainsi aussi « fait partie enfin de l’héritage européen une tradition de pensée, pour laquelle un lien substantiel entre foi, vérité et raison est essentiel. »
A cet endroit, le pape cite Jürgen Habermas[58] « un philosophe qui n’adhère pas à la foi chrétienne : « Par l’autoconscience normative du temps moderne, le christianisme n’a pas été seulement un catalyseur. L’universalisme égalitaire, dont sont nées les idées de liberté et de solidarité, est un héritage immédiat de la justice juive et de l’éthique chrétienne de l’amour. Inchangé dans sa substance, cet héritage a toujours été de nouveau approprié de façon critique et de nouveau interprété. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative à cela. »
L’Europe a donc « une responsabilité unique dans le monde.[…] L’Europe acquerra une meilleure conscience d’elle-même, si elle assume une responsabilité dans le monde qui corresponde à sa tradition spirituelle particulière, à ses capacités extraordinaires et à sa grande force économique. L’Union européenne devrait par conséquent jouer un rôle de meneur dans la lutte contre la pauvreté dans le monde, et dans l’engagement en faveur de la paix. »[59]
En conclusion de ce pontificat, retenons l’idée fondamentale : « L’Europe doit s’ouvrir à Dieu, aller sans peur à sa rencontre, travailler avec sa grâce pour la dignité de l’homme que les meilleures traditions ont découverte : la tradition biblique, fondement d’où sont nées les traditions, classique, médiévale et moderne, les grandes œuvres philosophiques et littéraires, culturelles et sociales de l’Europe.[…] L’Europe de la science et des technologies, l’Europe de la civilisation et de la culture, doit être en même temps l’Europe ouverte à la transcendance et à la fraternité avec les autres continents, ouverte au Dieu vivant et vrai à partir de l’homme vivant et vrai. »[60]
d’emblée le nouveau pape va avoir l’occasion de s’exprimer devant les responsables politiques de cette Europe[1] qui oublie de plus en plus d’où elle vient. Vu le public, ces messages sont particulièrement intéressants et consacrent officiellement la position de l’Église en la matière.
Comme ses prédécesseurs et sans complaisance, François va dresser un portrait sans concession de l’Europe réelle et de ses tares et proposer les remèdes adéquats.
Quelles maladies rongent l’Europe, au sein, ne l’oublions pas, d’« un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins « eurocentrique » (PE) ?
Certes, l’Union européenne n’a pas cessé de grandir mais, à cette « Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion. » (PE) « une impression générale de fatigue et de vieillissement, d’une Europe grand-mère et non plus féconde et vivante. » (PE) Une « Europe blessée, à cause des nombreuses épreuves du passé, mais aussi à cause des crises actuelles, qu’elle ne semble plus capable d’affronter avec la vitalité et l’énergie d’autrefois. Une Europe un peu fatiguée et pessimiste, qui se sent assiégée par les nouveautés provenant des autres continents. » (CE)
Une Europe où règnent individualisme, indifférence, égoïsme. L’individualisme inspire une « revendication toujours plus grande des droits individuels, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une « monade », toujours plus insensible aux autres « monades » présentes autour de soi » (PE). L’homme se regarde « comme un absolu » et connaît la solitude, « une des maladies que je vois la plus répandue en Europe », dit le Pape. Solitude des personnes âgées, solitude des jeunes « privés de points de référence et d’opportunités pour l’avenir », solitude des pauvres. (PE) De cet « individualisme indifférent naît le culte de l’opulence, auquel correspond la culture de déchet dans laquelle nous sommes immergés. » (CE), naissent « des styles de vie un peu égoïstes, caractérisés par une opulence désormais insoutenable et souvent indifférente au monde environnant, surtout aux plus pauvres. » (PE) La « prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique, au détriment d’une authentique orientation anthropologique » nourrit cette « culture du déchet » qui se caractérise par une « mentalité de consommation exagérée » et aussi par l’acceptation de l’avortement et de l’euthanasie. (PE)
A cela s’ajoute la « méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions considérées comme distantes, occupées à établir des règles perçues comme éloignées de la sensibilité des peuples particuliers, sinon complètement nuisibles. […] les grands idéaux qui ont inspiré l’Europe semblent avoir perdu leur force attractive, en faveur de la technique bureaucratique de ses institutions. » (PE)
L’Europe souffre aussi, comme le reste du monde d’une paix « trop souvent blessée » car elle est agitée de « tensions ne cessent pas. »[2](CE) Comme le reste du monde, elle connaît le « terrorisme religieux et international » et le « trafic d’armes » (CE).
En fonction de ces maux, quels remèdes proposer devant le Parlement européen ?
Pour retrouver vigueur, l’Europe vieillie, fatiguée, déprimée, « a fortement besoin de redécouvrir son visage pour grandir, selon l’esprit de ses Pères fondateurs. » (PE)
Quel est ce « visage », ou, si l’on préfère, cette identité[3] sur laquelle s’appuyaient les « Pères fondateurs » « qui ont souhaité un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent. » (PE) Nous connaissons la réponse : le vrai « visage » de l’Europe est celui d’un profond et authentique humanisme. « Au centre de cet ambitieux projet politique, rappelle François, il y avait la confiance en l’homme, non pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l’homme comme personne d’une dignité transcendante. » (PE) Ce n’est pas « autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des valeurs inaliénables » (PE) que l’Europe doit se construire.
La « centralité » et la « sacralité » de la personne, de sa dignité, de ses droits inaliénables, trouvent leur « fondement, non seulement dans les événements de l’histoire, mais surtout dans la pensée européenne, caractérisée par une riche rencontre, dont les nombreuses sources lointaines proviennent « de la Grèce et de Rome, de fonds celtes, germaniques et slaves, et du christianisme qui l’a profondément pétrie »[4], donnant lieu justement au concept de « personne ». » (PE)
Le christianisme a précisément révélé que la transcendance de la personne s’articulait sur la relation qu’elle entretenait avec « la terre et le ciel ». Dès lors, « l’avenir de l’Europe dépend de la redécouverte du lien vital et inséparable entre ces deux éléments. Une Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir à la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme, ainsi que cet « esprit humaniste » qu’elle aime et défend cependant. » (PE)
Toutefois, face à l’individualisme et à l’exacerbation des droits individuels, il convient de rappeler la nécessité d’associer droit et devoir qui est un concept « aussi essentiel et complémentaire », de « regarder l’homme non pas comme un absolu, mais comme un être relationnel. » La « dimension individuelle, ou mieux, personnelle » doit être reliée « à celle de bien commun » sinon le droit « finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences. » (PE) Au contraire, en associant droit et devoir, en considérant que nous sommes des êtres relationnels nourris du même bien commun, nous pouvons alors « prendre soin de la fragilité de la personne et des peuples signifie garder la mémoire et l’espérance ; signifie prendre en charge la personne présente dans sa situation la plus marginale et angoissante et être capable de l’oindre de dignité. » (PE)
Ainsi, s’il faut être attentif à « la centralité de la personne humaine », il est impératif de prendre soin aussi de « la famille unie, féconde et indissoluble », de se soucier des institutions éducatives, de l’écologie, de l’emploi, et de l’immigration (PE).
Ce centre humaniste retrouvé, renforcé, « l’Europe peut grandir » selon « les principes de solidarité et de subsidiarité. » (PE) puisqu’« une unité authentique vit de la richesse des diversités qui la composent ». Pour vaincre les tensions, il faut se rappeler que « l’Europe est une famille des peuples » et pour « maintenir vivante la démocratie en Europe » convient « d’éviter les « manières globalisantes » de diluer la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les fondamentalismes anhistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. » (PE)[5]
Dans ce travail de mémoire et d’espérance, les chrétiens ont évidemment un rôle important à jouer car est « fondamental, non seulement le patrimoine que le christianisme a laissé dans le passé pour la formation socioculturelle du continent, mais surtout la contribution qu’il veut donner, aujourd’hui et dans l’avenir, à sa croissance. Cette contribution n’est pas un danger pour la laïcité des États ni pour l’indépendance des institutions de l’Union, mais au contraire un enrichissement. » (PE)
Pour cela, l’Église doit « entretenir un dialogue profitable, ouvert et transparent avec les institutions de l’Union européenne » car elle peut expliquer qu’« une Europe capable de mettre à profit ses propres racines religieuses, sachant en recueillir la richesse et les potentialités, peut être plus facilement immunisée contre les nombreux extrémismes qui déferlent dans le monde d’aujourd’hui, et aussi contre le grand vide d’idées auquel nous assistons en Occident […]. » (PE)
En somme, il faut « travailler pour que l’Europe redécouvre son âme bonne » et « le rôle de l’âme est de soutenir le corps, d’en être la conscience et la mémoire historique. Et une histoire bimillénaire lie l’Europe et le christianisme. Une histoire non exempte de conflits et d’erreurs, aussi de péchés, mais toujours animée par le désir de construire pour le bien. » (PE)
Devant le Conseil de l’Europe, François va insister longuement de nouveau sur les racines qui constituent son identité et doivent nourrir sa situation « multipolaire » et sa mission « transversale » en vue d’une union forte et d’un rayonnement international.
Pour souligner l’importance fondamentale des « racines », il va se référer à l’image classique de l’arbre[6]]^ : ^ L’Europe « a toujours tendu vers le haut, vers des objectifs nouveaux et ambitieux, animée par un désir insatiable de connaissance, de développement, de progrès, de paix et d’unité. mais l’élévation de la pensée, de la culture, des découvertes scientifiques est possible seulement à cause de la solidité du tronc et de la profondeur des racines qui l’alimentent. Si les racines se perdent, lentement le tronc se vide et meurt et les branches - autrefois vigoureuses et droites - se plient vers la terre et tombent.[…] Pour marcher vers l’avenir, il faut le passé, de profondes racines sont nécessaires et il faut aussi le courage de ne pas se cacher face au présent et à ses défis. »
De quoi se nourrissent donc les racines ? « Les racines s’alimentent de la vérité , qui constitue la nourriture, la sève vitale de n’importe quelle société qui désire être vraiment libre, humaine et solidaire. En outre, la vérité fait appel à la conscience , qui est irréductible aux conditionnements, et pour cela est capable de connaître sa propre dignité et de s’ouvrir à l’absolu, en devenant source des choix fondamentaux guidés part la recherche du bien pour les autres et pour soi et lieu d’une liberté responsable. […] Sans cette recherche de la vérité , chacun devient la mesure de soi-même et de son propre agir, ouvrant la voie à l’affirmation subjective des droits… ». C’est la porte ouverte à l’individualisme, à l’indifférence et à l’égoïsme.
« L’Europe doit réfléchir pour savoir si son immense patrimoine humain, artistique, technique, social, politique, économique et religieux est un simple héritage de musée du passé, ou bien si elle est encore capable d’inspirer la culture et d’ouvrir ses trésors à l’humanité entière. » L’Europe, en effet a une responsabilité particulière « dans le développement culturel de l’humanité » à laquelle elle peut apporter beaucoup.
Cette Europe « enracinée » est une Europe « multipolaire ». en effet, elle est constituée « de multiples pôles culturels, religieux et politiques ». Il lui revient de « « globaliser » de manière originale cette multipolarité. » Tel est le « défi » qu’elle doit relever, celui « d’une harmonie constructive, libérée d’hégémonies qui, bien qu’elles semblent pragmatiquement faciliter le chemin, finissent par détruire l’originalité culturelle et religieuse des peuples. »
Comment « globaliser » cette « multipolarité » sinon en pratiquant « la transversalité » [7] de sous-espaces ou de sous-variétés. Elle est en quelque sorte l’opposé de la notion de tangence. Elle intervient aussi dans le monde de l’entreprise. Ici, elle consiste à réunir des compétences bien différentes afin d’imaginer une solution ou résoudre un problème particulier. d’après le contexte, il semble que le pape utilise le mot un peu dans ce sens : la transversalité permet de confronter des approches bien différentes, des domaines, des compétences, des âges différents pour rompre avec un certain conformisme.]. Autrement dit, l’Europe doit être « une Europe en dialogue », même sur le plan « intergénérationnel ». Il est nécessaire que « la transversalité d’opinions et de réflexions soit au service des peuples unis dans l’harmonie. » Car, aujourd’hui, « le dialogue uniquement interne aux organismes (politiques, religieux, culturels) de sa propre appartenance se révèle stérile. » Il vaut mieux risquer « la confrontation fraternelle de la transversalité » pour « conjuguer avec sagesse l’identité européenne formée à travers les siècles avec les instances provenant des autres peuples qui se manifestent à présent sur le continent. »
Dans cette tâche de dialogue, le christianisme a un rôle à jouer: « C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’apport que le christianisme peut fournir aujourd’hui au développement culturel et social européen dans le cadre d’une relation correcte entre religion et société. Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelés à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. la société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme. »
Cette collaboration des chrétiens est précieuse dans « le domaine d’une réflexion éthique sur les droits humains » notamment pour tout ce qui touche « à la protection de la vie humaine », car il faut tenir « compte de la vérité de tout l’être humain, sans se limiter à des domaines spécifiques, médicaux, scientifiques ou juridiques. » C’est ensemble que doit s’effectuer « une réflexion dans tous les domaines, afin que s’instaure une sorte de « nouvelle agora », dans laquelle chaque instance civile et religieuse puisse librement se confronter avec les autres, même dans la séparation des domaines et dans la diversité des positions, animée exclusivement par le désir de vérité et par celui d’édifier le bien commun. »
Ainsi, on peut souhaiter « que l’Europe, en redécouvrant son patrimoine historique et la profondeur de ses racines, en assumant sa vivante multipolarité et le phénomène de la transversalité en dialogue, retrouve cette jeunesse d 'esprit qui l’a rendue féconde et grande. »
Ceci dit et redit, on doit se poser cette question : concrètement, que faut-il faire ?
La position de l’Église se confirme de pontificat en pontificat aussi bien sur le plan du diagnostic qu’au point de vue des remèdes. Mais, dans le même temps, l’Europe semble évoluer dans un sens contraire. Elle se déchristianise et de plus en plus de manifestations laïcistes apparaissent dans le champ des autorités civiles[8]. Certes, ici et là, on constate des éléments positifs. Ainsi, des manifestations ou des pétitions montrent que la conscience chrétienne n’est pas éteinte. En contrepoids de l’inquiétante montée de l’Islam, on a eu la satisfaction de voir plus de 400 associations musulmanes provenant de 28 pays du continent, signer la Charte des musulmans d’Europe[9] en faveur d’une intégration positive, de l’égalité entre l’homme et la femme et le rejet du fondamentalisme terroriste. Mais cela suffit-il pour dissiper l’impression de décadence du continent européen ? En 2008, Mario Mauro, vice-président du Parlement européen de 2004 à 2009, estimait que « le vieux continent est en train de perdre son horizon, sa dimension propre. […] La décadence de notre continent est avant tout le résultat d’une crise de notre identité de peuple européen. » Pour lui, le mal vient « du fait que le rapport entre raison et politique est d’une certaine manière détourné de la notion même de vérité. Le compromis qui, à juste titre, est présenté comme le sens de la vie politique même, est aujourd’hui conçu comme une fin en soi. » Or, « sans une idée précise de son identité, l’Europe ne pourra faire aucun pas en avant par rapport aux à […] cinq défis » : la crise démographique, l’immigration, l’élargissement de l’Europe, le développement économique et la politique étrangère commune.[10]
La question vaut pour tous les domaines temporels et nous aurons l’occasion de réfléchir longuement au problème de l’action et de son efficacité dans le dernier volume. Toutefois on peut déjà esquisser une réponse en reprenant la réflexion du cardinal Henri Schwery[11]. A la question « faut-il ré-évangéliser la société, l’Europe ? », il répond qu’il faut d’abord « faire notre deuil du terrain perdu » et qu’il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ». " Ensuite, « nous avons à marcher » non « sans bagages » mais avec « deux trésors, dons de Dieu et preuves de son amour pour les hommes : le Décalogue et l’option préférentielle pour les pauvres. »[12]
Il existe certes d’autres organisations régionales à travers le monde[1] (OIF), le
Commonwealth of
Nations (CON), la
Communauté
des pays de langue portugaise (CPLP) ou encore
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_latine[Union latine] (UL).
Les organisations sur bases géographiques, sont nombreuses.
En Afrique, on peut citer la
Banque
africaine de développement (BAD), la
Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_africaine[Union africaine] (UA
anciennement Organisation de l’unité africaine OUA), la
Communauté
économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_%C3%A9conomique_et_mon%C3%A9taire_ouest-africaine[Union
économique et monétaire ouest-africaine] (UEMOA), la
Communauté
des États sahélo-sahariens (CEN-SAD), la
Commission
économique pour l’Afrique (CEA), la
Commission
de l’océan Indien et
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_pour_l%27harmonisation_en_Afrique_du_droit_des_affaires[Organisation
pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires] (OHADA).
Sur le continent américain:
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_%C3%89tats_de_la_Cara%C3%AFbe[Association
des États de la Caraïbe] (AEC),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_libre-%C3%A9change_nord-am%C3%A9ricain[Accord
de libre-échange nord-américain] (ALENA), la Communauté caribéenne
(CARICOM), la
Communauté
sud-américaine de nations, le Marché commun du Sud
(MERCOSUR),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_%C3%89tats_am%C3%A9ricains[Organisation
des États américains],
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_coop%C3%A9ration_amazonienne[Organisation
du traité de coopération amazonienne], le
Pacte andin.
En Asie : l’
Association
des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), la
Banque
asiatique de développement (BAD).
Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : la
Ligue arabe, la
Banque
islamique de développement (BID), le
Fonds
monétaire arabe (FMA).
Il y a aussi des organisations à vocation militaire : outre l’
Organisation
du traité de l’Atlantique nord (OTAN), on relève
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_s%C3%A9curit%C3%A9_collective[Organisation
du traité de sécurité collective] (OTSC), le
Traité
de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le
Japon, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/ANZUS[ANZUS] qui regroupait
l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis mais alliance entre
les États-Unis et la Nouvelle-Zélande est suspendue depuis 1985, l’
Union africaine (UA),
essentiellement pour des opérations de maintien de la paix,
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_coop%C3%A9ration_de_Shanghai[Organisation
de coopération de Shanghai] (OCS).
d’autres organisations s’occupent de la santé, de l’économie, de la
science à travers le monde:
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_mondiale_de_la_sant%C3%A9[Organisation
mondiale de la santé] (OMS),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_mondiale_du_commerce[Organisation
mondiale du commerce] (OMC), la
Banque mondiale (BM),
la
Banque
des règlements internationaux (BRI), le
Fonds
monétaire international (FMI),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_pays_exportateurs_de_p%C3%A9trole[Organisation
des pays exportateurs de pétrole] (OPEP),
Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE), l’
Agence
internationale de l’énergie (AIE), l’
Observatoire
européen austral, l’
Institut
international des Sciences administratives,
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_international_du_froid[Institut
international du froid] (IIF).
Pour mémoire, on note en Europe, toute une série d’organisations
spécialisées:
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Identit%C3%A9_europ%C3%A9enne_de_s%C3%A9curit%C3%A9_et_de_d%C3%A9fense[Identité
européenne de sécurité et de défense] (IESD),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Agence_spatiale_europ%C3%A9enne[Agence
spatiale européenne] (ESA),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Office_europ%C3%A9en_des_brevets[Office
européen des brevets] (OEB),
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_europ%C3%A9enne_de_libre-%C3%A9change[Association
européenne de libre-échange] (AELE), la
Banque
européenne d’investissement (BEI), la
Banque
européenne,
l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_pour_la_M%C3%A9diterran%C3%A9e[Union
pour la Méditerranée], le
Conseil de
l’Europe
Office
européen des brevets.
]
mais leurs objectifs sont moins ambitieux et parfois très différents.
Examinons-en quelques-unes.
L’Union africaine (UA) créée en 2002 a remplacé l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_l%27unit%C3%A9_africaine[Organisation de l’unité africaine] (OUA). Son but est d’œuvrer à la promotion de la démocratie, des droits de l’homme et du développement à travers l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Afrique[Afrique], surtout par l’augmentation des investissements extérieurs par l’intermédiaire du programme du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Ce programme considère que la paix et la démocratie sont des préalables indispensables au développement durable.
L’Organisation des États américains rassemble depuis 1948, 21 nations qui se sont engagées pour la réalisation de buts communs dans le respect de la souveraineté de chaque nation. Au début, elle s’est appliquée principalement à combattre la pénétration communiste. Son but est de défendre la démocratie et les Droits de l’homme, de renforcer la sécurité du territoire, de lutter contre les trafics de drogue et la corruption, ainsi que d’aider aux échanges entre les différents pays de l’Amérique.
La Communauté économique centre-asiatique (CECA) est une organisation internationale (nommée ainsi depuis 2002), fondée en 1994 pour regrouper certains États de la CEI[2] et d’éventuels États voisins en Asie centrale afin de « renforcer le développement de l’intégration économique dans la région, la perfection des formes et mécanismes d’expansion des relations politiques, sociales, scientifico-techniques, culturelles et éducatives. »
L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEANhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_nations_de_l%27Asie_du_Sud-Est#cite_note-1[]) est une organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d’https://fr.wikipedia.org/wiki/Asie_du_Sud-Est[Asie du Sud-Est]. Elle a été fondée en 1967 dans le contexte de la guerre froide pour faire barrage aux mouvements communistes, développer la croissance et le développement et assurer la stabilité dans la région. Aujourd’hui, l’association a pour but de renforcer la coopération et l’assistance mutuelle entre ses membres, d’offrir un espace pour régler les problèmes régionaux et peser en commun dans les négociations internationales.
L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) est une organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouzb%C3%A9kistan[Ouzbékistan]. Elle a été créée en 2001. En 2015, l’OCS a décidé d’admettre l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Inde[Inde] et le Pakistan comme membres à part entière, qui devraient se joindre en 2016.
La Communauté du Pacifique (CPS) contribue au développement des compétences techniques, professionnelles, scientifiques et des capacités de recherche, de planification et de gestion de 22 États et territoires insulaires du Pacifique. Avec les quatre membres fondateurs restés membres de l’organisation que sont l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Australie[Australie], la France, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, la Communauté du Pacifique est composée de 26 États membres.
L’Organisation de la coopération islamique (OCI-OIC), appelée Organisation de la conférence islamique jusqu’en 2011, a été créée en septembre 1969. Elle possède une délégation permanente aux Nations unies et regroupe 57 États membres. Sa vocation est de promouvoir la coopération dans les domaines économiques, sociaux, culturels et scientifiques (grâce notamment à la Banque islamique de développement), mais aussi la sauvegarde des lieux saints de l’islam ou encore le soutien au peuple palestinien. À l’échelle mondiale, il n’existe pas d’autre organisation confessionnelle dont les membres signataires sont des États.
Il n’empêche que toutes ces organisations même si certaines ont une influence limitée et ne rêvent pas d’intégration, révèlent la nécessité aujourd’hui dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus accentuée de dépasser les frontières des États pour pouvoir faire face à de nombreux problèmes qui se moquent de toutes les lignes de démarcation.
Ces organisations ont donc des vocations plus limitées mais elles témoignent de la nécessité ressentie voire urgente aujourd’hui de dépasser le cadre de l’État-nation. On peut gager qu’à l’avenir la tendance s’accentuera dans la mesure où bien des problèmes se manifestent non seulement au niveau d’une région mais encore et de plus en plus au niveau du monde comme en témoignent les tentatives d’accord planétaire sur la question du climat.
*
La mondialisation place l’Église dans un contexte nouveau pour exercer sa mission d’universalisation à l’égard du monde.
Le dictionnaire Robert ne mentionne le mot « mondialisation » que dans son supplément de 1970 en notant qu’il n’apparaît qu’en 1953 [1], constitué à partir de l’adjectif mondial. Mondialisation signifie simplement « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier. »
Pourtant, l’homme, dès son apparition, a cherché à étendre ses activités au-delà du territoire qu’il occupait, à la limite, jusqu’aux confins du monde tel qu’il était connu à telle époque. Dès la préhistoire, des populations migrent, des populations se rapprochent pour échanger marchandises et expériences[2], puis des empires se créent[3], des colonies s’établissent et des expéditions de découverte s’en vont de plus en plus loin. Des progrès techniques comme la roue, les routes, les ponts et surtout le perfectionnement de la navigation[4] et, plus tard, des moyens de communication favorisent le commerce et les contacts, encouragés, organisés par des accords politiques.[5]
Au IIe s. avant J.-C., Polybe écrit : « Autrefois, les événements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Aujourd’hui, ils sont tous dépendants des uns des autres. »[6]
Certes, il y eut ici ou là des périodes de repli suite à des crises, à des guerres comme après les deux guerres mondiales au XXe siècle.[7] Mais, nous le constatons, le mouvement d’expansion né avec l’homme semble-t-il n’a fait que s’amplifier, favorisé par le sacre du libre-échange.
L’OCDE distingue trois phases dans la « mondialisation » : une première phase d’interdépendance de peuples distincts, puis, à partir des XVe et XVIe siècles, une phase d’intégration au sens de regroupement d’activités sous une autorité commune et enfin la phase actuelle toute récente qui se caractérise par la « participation de la majorité des États de la planète à l’économie de marché et au libre-échange ».[8] Plus précisément encore, selon le Fonds monétaire international, la mondialisation au sens actuel du terme désigne « l’interdépendance économique croissante de l’ensemble des pays du monde, provoquée par l’augmentation du volume et de la variété des transactions transfrontalières de biens et de services, ainsi que des flux internationaux de capitaux, en même temps que la diffusion accélérée et généralisée de la technologie. »[9] Cette mondialisation n’a été possible que par « le progrès phénoménal qui a touché tous les domaines de la vie économique au cours des dernières années, particulièrement dans l’informatique, les communications et les transports ».[10]
Un autre mot est souvent utilisé parfois comme synonyme de mondialisation et surtout dans les pays anglo-saxons, c’est le mot globalisation utilisé en 1983 par Ted Levitt, professeur à la Harvard Business School afin de désigner la convergence des marchés financiers [11]. Toutefois, En français, globalisation, souligne J.-Y. Calvez, dit presque le contraire, à la limite, de ce qu’implique la mondialisation. Celle-ci appelle « à mettre en œuvre des politiques interventionnistes, jusqu’à l’échelle mondiale » tandis que globalisation évoque « davantage laisser-faire, laisser-passer ».[12]
A lire tout ce qui précède, on serait tenté de penser que nous sommes face à un phénomène purement économique mais il n’en est rien.
L’économiste Hugues Puel, reconnaît, bien sûr, que « l’économie est un moteur de la mondialisation » : l’extension des échanges joue un rôle mais aussi les migrations de populations ainsi que, et c’est l’intérêt de son analyse, les structures politiques[13]-https://fr.wikipedia.org/wiki/1964[1964) dans son livre La grande transformation (1944) publié en français chez Gallimard en 1983: « Réduire la sphère de l’économie à des phénomènes exclusivement marchands revient à éliminer de la scène la plus grande part de l’histoire humaine ; par contre étendre la définition du concept de marché jusqu’à lui faire englober tous les phénomènes économiques a pour conséquence d’attribuer artificiellement à tout ce qui relève de l’économique les caractéristiques particulières des phénomènes de marché. inévitablement, la pensée y perd de sa clarté. »]. Pour se rendre compte de l’importance du politique il suffit d’examiner le fonctionnement d’une multinationale étant donné que « près de la moitié des échanges mondiaux se fait entre les cent plus grandes multinationales ». La multinationale « joue en réalité des différences existant entre les États ». Alors qu’elle a bien une nationalité, son universalisme découle en fait de la faiblesse ou de l’inadéquation du politique, de l’« insuffisance d’une gouvernance mondiale pour harmoniser des règles du jeu qui chercheraient à prendre en compte le bien commun de l’ensemble des habitants de la planète ». Comme le montre l’histoire lors des périodes de repli protectionniste, « le facteur politique rend la mondialisation réversible » : « la causalité économique est un moteur puissant, mais ne résiste pas à l’intervention du facteur politique avec toute sa force contingente et irrationnelle. » Le problème de la mondialisation « est d’abord de nature politique » et c’est à ce niveau que se situent les enjeux éthiques. [14]
Car il y a bien évidemment des enjeux éthiques. La signification de la mondialisation « est plus large et plus profonde que le simple aspect économique, car une époque nouvelle s’est ouverte dans l’histoire et concerne le destin de l’humanité. »[15] Il suffit pour s’en rendre compte de voir comment tout un chacun perçoit la mondialisation. Il la perçoit à travers ce qu’Hugues Puel appelle « la mondialisation des signes » : facilité et rapidité des déplacements, des communications, échanges physiques, matériels, intellectuels, religieux mais uniquement pour ceux qui en ont les moyens intellectuels et financiers évidemment. A cela s’ajoute mondialisation des problèmes démographiques, urbanistiques, climatiques.
Certains profitent de la mondialisation, d’autres en pâtissent.
On a constaté à partir, grosso modo, de 1980, « une croissance impressionnante du commerce mondial ». Deuxièmement « un essor remarquable de l’investissement direct à l’étranger » et, en même temps, « le développement explosif des marchés financiers. » [16] Dit ainsi, tout cela paraît prometteur mais à y regarder de plus près on constate que le commerce croît plus vite que l’économie, que nombre d’entreprises passent sous contrôle étranger ou sont délocalisées et, en ce qui concerne les marchés financiers, « 90% de ces échanges de monnaie n’ont pratiquement pas de rapport avec le commerce des biens et des services. On assiste ainsi à une mondialisation financière marquée par une forte instabilité, ponctuée de crises impressionnantes, ainsi qu’à l’explosion de produits sophistiqués nouveaux ».[17]
Ces nouveautés permettent à certaines régions peu développées mais jouissant d’une main-d’œuvre compétente et bon marché de rattraper plus ou moins leur retard que les pays dits avancés. Les travailleurs spécialisés y gagnent une meilleure rémunération et les consommateurs peuvent profiter de biens et services à prix concurrentiels.
Mais, les personnes peu compétentes, les sociétés peu concurrentielles souffrent dans ce vaste mouvement où le profit des actionnaires dope l’entreprise et l’emporte souvent au détriment des réalités sociales nationales. Des inégalités se créent ou s’accentuent. Et le risque majeur est peut-être « de passer d’une économie de marché à une société de marché ».[18] En effet, la mondialisation s’appuie sur l’idéologie néo-libérale qui conduit à l’élargissement des privatisations, à l’abaissement des barrières douanières et à la libéralisation des marchés monétaires et financiers. Cette idéologie a des répercussions sur les mentalités et accentue la tendance déjà constatée à l’individualisme et au matérialisme pratique. En même temps, on se rend compte de la responsabilité du politique sur le plan local mais plus encore sur le plan mondial. L’enjeu est de taille car les sociétés sont confrontées à des tensions internes et, dans la mesure où elles paraissent s’enrichir, doivent aussi faire face à des migrations considérables. Ajoutons à cela que le « modèle » occidental peut être une menace pour d’autres cultures qui voudraient se moderniser sans perdre leur âme. Ainsi s’expliquent, selon E. Herr, « de profondes crises de replis identitaires conduisant inéluctablement à des radicalisations nationalistes et/ou religieuses malheureuses et meurtrières ».[19]
Les mises en garde contre la mondialisation ne manquent pas [20] avec parfois des prises de position radicales[21].
Souvent, la critique est très ciblée. Ainsi, Mgr Michel Schooyans dénonce, avec force exemples et documents, Le prix humain de la globalisation : l’ONU et à sa suite les grandes organisations mondiales s’écartent de la déclaration des droits de l’homme de 1948 pour soutenir une « globalisation holistique » ce qui « signifie que l’homme doit se soumettre au Tout d’où il émane et dans lequel il retournera se fondre »[22]. Cette nouvelle idéologie s’attaque tout particulièrement à la famille et donc à une structure essentielle de la société.
Des auteurs dénoncent eux le lien qui existe entre la mondialisation financière et le terrorisme[23] ; les effets désastreux de la mondialisation pour l’Afrique[24], sur la vie et le travail des femmes[25], sur les cultures bousculées par des produits culturels standardisés[26] et les réactions particularistes[27], sur l’accès à l’eau[28] et plus largement sur l’environnement[29], sur les travailleurs, les États[30], les systèmes de protection sociale[31], comment elle favorise l’économie parallèle[32], comment la pauvreté favorise un nouvel ordre financier[33], comment la mondialisation attise les extrémismes de droite et les fondamentalismes[34] et mobilise à son service la force armée.[35], 1999, p. 61, cité in HOUTART François, _La mondialisation, Que penser de… ?, Fidélité, sd, p. 10). Le chanoine Houtart, né en 1925, Docteur en sociologie de l’UCL, diplômé de l’Institut international d’urbanisme appliqué, professeur émérite à l’UCL et ancien directeur de recherches socio-religieuses. Il fut le fondateur et le directeur du Centre tricontinental et de la revue Alternatives Sud, à Louvain-la-Neuve jusqu’en 2010. À l’occasion des élections fédérales de 2010 en Belgique, il soutient l’alternative unitaire de la gauche francophone à travers le Front des Gauches. Ce front est constitué du Parti Communiste, de la Ligue Communiste Révolutionnaire, de Vélorution, du Comité pour une Autre Politique (CAP), du Parti Humaniste et du Parti socialiste de lutte.]
d’autres réfléchissent à la manière d’humaniser la mondialisation[36] ou de la réorienter[37], ou encore s’interrogent sur son avenir : elle va disparaître[38] ou engendrer un monde nouveau[39].
Plus connus sont les partisans de l’« altermondialisme » : sous ce vocable se réunissent des mouvements très divers d’inspiration[40] mais unis contre le mondialisme néolibéral au nom souvent d’un autre mondialisme[41]. François Houtart à la recherche Des alternatives crédibles au capitalisme mondialisé[42] distingue deux courants d’alternatives : « le néo-keynésianisme et le post-capitalisme. » Le néo-keynésianisme[43], dans lequel il range la doctrine sociale de l’Église[44], ne renonce pas à la logique du marché mais veut le réguler mondialement, « limiter ses effets pervers et […] empêcher qu’il ne débouche sur des abus […], rétablir les conditions de la concurrence, tout en essayant parallèlement de réduire la destruction de l’environnement et les injustices sociales « . Par quels moyens ? en faisant « appel à la conscience des acteurs en présence » et en établissant »_ un cadre normatif pour le fonctionnement de l’économie ». Quant au post-capitalisme, il _« envisage l’organisation de l’économie sur d’autres bases que celle du capitalisme » ou de l’économie de marché. Dans cette voie que l’auteur apprécie particulièrement, il se réfère à Lucien Sève[45] ou encore Karl Polanyi[46] et prône la construction d’une « autre mondialisation, celle des résistances ou des luttes ».
Pour Fr. Houtart, si les deux courants prônent de semblables régulations économiques, écologiques, sociales, politiques et culturelles, ils s’appuient sur des philosophies et des éthiques différentes et leurs alternatives sont aussi différentes. L’un cherchant des alternatives « à l’intérieur de l’économie capitaliste », l’autre, une alternative « au système capitaliste ». Dans cette alternative, les mesures communes aux deux tendances[47] sont considérées « comme autant de jalons sur la voie du dépassement » pour inscrire l’activité économique dans une autre « logique ». Il s’agit, en effet, de remplacer « la notion de profit par celle de besoin », de prendre en compte « la manière sociale de produire dans le processus de production et dans le développement des technologies », de contrôler démocratiquement non seulement le « champ politique mais également [les] activités économiques », de faire de la consommation un moyen et non un objectif, de considérer l’État comme un « organe technique et non comme instrument d’oppression, etc. ».
Pour avancer dans cette autre logique, il faut une « convergence des résistances au capitalisme et des luttes sociales »[48] ; des convergences aussi au niveau des États[49], qui leur permettent de ne pas être liés aux États-Unis ; des initiatives au niveau du droit des droits humains, du droit des peuples vis-à-vis du droit des affaires[50]
On peut, à l’encontre, évoquer les antimondialistes adeptes du protectionnisme[51] au nom de la souveraineté nationale, voire du nationalisme[52] ou au nom d’une identité politique à retrouver[53].
d’autres, par contre, se réjouissent de la mondialisation néolibérale[54]
Comment se retrouver dans ce foisonnement de positions ? Comment chrétien doit-il juger le mondialisme actuel ? Doit-il souhaiter l’avènement d’un mondialisme et sous quelle forme ?
Nous savons combien l’Église attache d’importance à l’idée d’unité du genre humain et combien elle milite surtout depuis le XXe siècle pour la rencontre et l’entente des hommes à travers le monde.
d’ailleurs, il semble que la marche vers l’unité soit inscrite dans l’histoire des hommes peut-être parce qu’elle est inscrite dans leurs gènes. Comme le souligne Chantal Delsol, « le désir d’unité est […] un espoir concret que réalise l’histoire des hommes. Le passage de la tribu à la nation extrait les groupes humains de leur particularisme pour les faire accéder à la reconnaissance de l’autre. le polythéisme des dieux locaux, des dieux des ancêtres, cède la place au monothéisme qui unifie l’humanité sous la houlette d’une divinité unique, et accrédite l’idée d’une espèce humaine unique. Nous ne cessons de quêter des lois universelles, une morale commune inscrite en tout homme. Et chaque retombée dans la séparation, dans la haine, dans la ségrégation, nous laisse tremblants et honteux. »[55] L’Église a condamné le nationalisme, se réjouit de la construction de l’Europe et a souhaité des organisations internationales.
Mais qu’en est-il de la mondialisation actuelle ?
On se rend compte que cette mondialisation si l’on veut conserver ses meilleures promesses et éviter les catastrophes, doit être maîtrisée et orientée. En fonction de quoi et comment ?
Tout d’abord, en fonction du bien commun, défini ici comme bien commun universel et par le biais d’une autorité universelle.
A propos du bien commun universel, déjà en 1963, le pape Jean XXIII déclarait : « Pas plus que le bien commun d’une nation en particulier, le bien commun universel ne peut être défini sans référence à la personne humaine. C’est pourquoi les pouvoirs publics de la communauté mondiale doivent se proposer comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine. Ce qui peut être obtenu soit par son intervention directe, s’il y a lieu, soit en créant sur le plan mondial les conditions qui permettront aux gouvernements nationaux de mieux remplir leur mission ».[56] En effet, « le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine »[57] et la famille humaine « rassemble des êtres qui sont tous égaux en dignité naturelle. C’est donc une nécessité de nature qui exigera toujours qu’on travaille de façon suffisante au bien commun universel, celui qui intéresse l’ensemble de la famille humaine ».[58] Et s’il est, bien sûr, un bien commun national, celui-ci est « assurément inséparable du bien de toute la communauté humaine ».[59] Il y a une « égalité naturelle de toute les communautés politiques en dignité humaine » et toutes ont « droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre ».[60] Non seulement « les communautés politiques, dans la poursuite de leurs intérêts, se garderont de se causer du tort les unes aux autres » mais elles devront « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles », sans favoritisme ou parti-pris mais dans un esprit d’harmonie.[61]
Mais ce n’est pas suffisant. Vu l’ampleur, la diversité et l’urgence des problèmes, la bonne volonté des États ne suffit pas. Ces problèmes mondiaux, « ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ».[62] Cette « autorité publique de compétence universelle », efficace et impartiale, au service du bien commun universel, doit être constituée « par un accord unanime et non pas imposé par la force ».[63] L’objectif fondamental est « la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » et dans cette action universelle, le principe de subsidiarité sera respecté comme il doit l’être à l’intérieur de chaque État.[64]
Pour cette tâche, nous avons vu que le pape Jean-XXIII comptait beaucoup sur une évolution positive de L’ONU.[65]
Le Concile Vatican II va intégrer dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (1965) la notion de bien commun universel : « Parce que les liens s’intensifient et s’étendent peu à peu à l’univers entier, le bien commun, c’est-à-dire cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée, prend aujourd’hui une extension de plus en plus universelle. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine. »[66] Et le bien commun universel fondamental est bien sûr la personne humaine considérée dans son intégralité. Ce respect de la personne nous impose « de nous faire le prochain de n’importe quel homme ».[67] Attitude qui implique une conversion radicale : « Que tous prennent très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter. En effet, plus le monde s’unifie et plus il est manifeste que les obligations de l’homme dépassent les groupes particuliers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier. Alors avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l’humanité nouvelle. »[68] On a bien compris que cette conversion radicale doit être une conversion spirituelle.
L’encyclique Populorum progressio (1967) sera entièrement consacrée à cet élargissement indispensable de la solidarité dans un monde où « la question sociale est devenue mondiale ».[69]
En 1987, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II, bien conscient des difficultés qu’il peut y avoir à reconnaître l’interdépendance des hommes et surtout à en tirer concrètement toutes les conséquences, va revenir sur la nécessité d’une conversion en définissant d’abord la solidarité comme une vertu et en relevant ensuite son implication religieuse : « Quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. » Et d’expliquer : « Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir dont on a parlé. Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit[70] ».[71]
Au passage, nous constatons qu’il y a dans l’opposition relevée deux visions de la mondialisation : celle qui recherche profit et pouvoir et celle qui se construit sur le service et le souci de l’autre. Nous y reviendrons.
Lors du 50e anniversaire de cette encyclique Pacem in terris, le pape Jean-Paul II[72] rappelait tout cela et relevait quelques progrès notables dans le sens que souhaitait Jean XXIII[73]. Mais, après avoir salué cette « vision de précurseur », Jean-Paul II devait bien constater que « la perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée » et qu’« il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les droits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice. En même temps, nous sommes témoins de l’accroissement d’un écart préoccupant entre une série de nouveaux « droits » promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement : je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l’eau potable, au logement, à l’auto-détermination et à l’indépendance. » Il concluait cette critique en réaffirmant que « La paix exige que cet écart soit réduit de manière urgente et en définitive supprimé. »
Jean-Paul II ajoutait un autre reproche : « la communauté internationale, qui possède depuis 1948 une charte des droits de la personne humaine, a pour le moins négligé d’insister comme il le faut sur les devoirs qui en découlent. En réalité, c’est le devoir qui établit le cadre dans lequel les droits doivent être contenus, pour ne pas s’exercer sous forme de simple arbitraire. Une plus grande conscience des devoirs humains universels serait d’un grand avantage pour la cause de la paix, car elle lui fournirait la base morale de la reconnaissance, partagée entre tous, d’un ordre des choses qui ne dépend pas de la volonté d’un individu ou d’un groupe. »[74]
Jean-Paul II posait enfin deux questions fondamentales à propos de la défense et de la recherche du bien commun universel. Constatant avec beaucoup d’autres que le monde est en grand désordre, il se demandait d’abord « quel type d’ordre peut remplacer ce désordre, pour donner aux hommes et aux femmes la possibilité de vivre dans la liberté, la justice et la sécurité ? » Et ensuite, « puisque le monde, malgré son désordre, est en train de s’organiser dans plusieurs domaines (économique, culturel et même politique), surgit une autre question, également pressante : selon quels principes doivent se développer ces nouvelles formes d’ordre mondial ? » Dans sa réponse, Jean-Paul II revient à ce que Jean XXIII mettait en exergue 50 ans plus tôt. Premièrement, on ne peut pas faire abstraction des problèmes liés aux principes moraux. Autrement dit, la question de la paix qui est essentielle dans la mise en ordre des affaires mondiales, « ne peut pas être séparée de celle de la dignité humaine et des droits humains. » Deuxièmement, il est nécessaire que tout le monde collabore « à la constitution d’une nouvelle organisation de toute la famille humaine, pour assurer la paix et l’harmonie entre les peuples, et en même temps promouvoir leur progrès intégral ». Non pas en constituant « un super-État mondial » mais en accélérant « les progrès déjà en cours pour répondre à la demande presque universelle de modes démocratiques dans l’exercice de l’autorité politique, tant nationale qu’internationale, et pour répondre aussi à l’exigence de transparence et de crédibilité à tous les niveaux de la vie publique. »[75]
Méditant sur le bien commun, Benoît XVI n’hésite pas à en souligner l’importance théologique et même téléologique pourrait-on dire. En effet, « quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration de la cité sans frontières de Dieu. »[76] Il s’agit de travailler au « développement humain intégral »[77] de toute l’humanité en étant bien conscient que « l’annonce du Christ est le premier et le principal facteur de développement ».[78]
Quand donc l’Église parle de la mondialisation, elle ne la réduit pas simplement à « un processus socio-économique » car « ce n’est pas là son unique dimension. Derrière le processus le plus visible se trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le développement, en vertu des responsabilités respectives prises aussi bien par des individus que par la collectivité. Le dépassement des frontières n’est pas seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel dans ses causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation de façon déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se perdent. c’est une réalité humaine et elle peut avoir en amont diverses orientations culturelles sur lesquelles il faut exercer un discernement. La vérité de la mondialisation comme processus et sa nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille humaine et de son développement dans le bien. Il faut donc travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle, personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[79]
Benoît XVI reprend à son compte le jugement lapidaire de son prédécesseur : « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront. »[80]
En bref, les chrétiens ne peuvent être indifférents au sort des personnes sur la terre entière ; ils doivent travailler, par charité, à l’unité du genre humain[81] puisque tous sont enfants d’un même Père ; leurs efforts doivent viser à l’instauration toujours plus parfaite d’un bien commun universel tel qu’il a été défini, ouvert à la transcendance ; leurs efforts doivent être coordonnés, soutenus par une autorité politique. « La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. » Le pape insiste : « pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la gouvernance de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. »[82]
Ceci dit, il n’en reste pas moins « urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale » comme le souhaitait Jean XIII. Une véritable autorité c’est-à-dire une Autorité qui « devra être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des droits. Elle devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les différents forums internationaux. » Cette autorité est nécessaire « pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires ».[83]
Le pape François confirmera, à sa manière, les interventions de ses prédécesseurs lors de sa rencontre avec les membres de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies[84] . Bien conscient que « le monde contemporain, apparemment connecté, expérimente une fragmentation sociale, croissante et soutenue, qui met en danger « tout fondement de la vie sociale » et par conséquent « finit par nous opposer les uns aux autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts » (Laudato si’, 229) », le pape indique dans quel sens « la louable construction juridique internationale de l’organisation des Nations Unies et de toutes ses réalisations » doit se poursuivre. Car elle est certes « perfectible comme toute œuvre humaine et, en même temps, nécessaire ». Comment perfectionner l’instrument de sorte qu’il soit « le gage d’un avenir sûr et heureux pour les futures générations » ?
A travers tout son discours, François indique deux chemins à suivre : la recherche du bien commun dans l’« accomplissement de l’idéal de fraternité humaine » et conjointement le perfectionnement du moyen qu’est l’ONU.
Il faut que les représentants des États sachent « laisser de côté des intérêts sectoriels et idéologiques, et chercher sincèrement le service du bien commun » en renforçant « le meilleur de chaque peuple » et donc en respectant leur « diversité ». Il faut en effet « accorder à tous les peuples, sans exception, une participation et une incidence réelle et équitable dans les décisions »[85]. Le pape donne-t-il quelques précisions sur le bien commun ? Il cite le Préambule de la Charte des nations Unies, charte qu’il appelle « vraie norme juridique fondamentale » : « le développement et la promotion de la primauté du droit », la justice donc, « est une condition indispensable pour atteindre l’idéal de fraternité ». « L’action politique et économique est efficace seulement lorsqu’on l’entend comme une activité prudentielle, guidée par un concept immuable de justice, et qui ne perd de vue, à aucun moment, qu’avant et au-delà des plans comme des programmes il y a des femmes et des hommes concrets, égaux aux gouvernants », femmes et hommes qui doivent être « de dignes acteurs de leur propre destin » qui est de développer intégralement leur humanité et d’exercer pleinement leur dignité. Ainsi, une gestion responsable de l’économie mondiale ne peut se passer d’« une sérieuse réflexion sur l’homme » qui reconnaîtra qu’il y a « une loi morale inscrite dans la nature humaine elle-même, qui comprend la distinction naturelle entre homme et femme et le respect absolu de la vie à toutes les étapes et dans toutes ses dimensions. »[86] Il s’agit là d’« un niveau supérieur de sagesse, qui accepte la transcendance - la transcendance de soi-même ».[87]
La mondialisation qu’espèrent les Souverains Pontifes, dont parle l’Église, n’a donc rien à voir avec la mondialisation néo-libérale utilitariste et relativiste car l’Autorité qui doit la réguler et l’orienter « devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ».[88]
Pour comprendre la différence fondamentale entre les deux mondialisations, il n’est pas inintéressant de considérer l’explication apportée par William Cavanaugh, dans son livre Eucharistie-mondialisation[89], et comment la Bible peut aussi nous conforter dans notre choix.
L’auteur américain a choisi un titre pour le moins surprenant qu’il précise, d’une manière malgré tout encore énigmatique, en écrivant qu’ « à la géopolitique de la mondialisation s’oppose la géopolitique de l’Eucharistie »[90]. qu’est-ce à dire ? En fait, la mondialisation telle qu’elle se vit actuellement « prend en compte le monde entier, mais d’un point de vue qui est détaché de toute localisation précise »[91]. Un bon exemple, façon de parler, nous est donné par l’entreprise multinationale. Par contre, « l’Eucharistie engendre un espace authentiquement universel non pas en oblitérant la dimension locale, mais en l’intégrant dans la catholica universelle lors de chaque célébration locale. »[92]
Au fil du temps, l’État-nation a consacré l’universel sur le local en étendant son contrôle sur toutes les composantes de la société les consacrant comme corps intermédiaires. Eh bien, « la mondialisation, loin d’annoncer le dépérissement de l’État-nation, signifie au contraire une hyperextension à la fois de l’État et de sa souveraineté sur les individus, qui constitue la phase finale de l’absorption du local par l’universel. »[93] L’État moderne a subordonné le local à l’universel, liant les institutions de la société civile. Aujourd’hui, « l’universel non seulement peut se passer de tout relais local, mais lui-même n’a plus de lieu particulier ». « Les gouvernements ont soit cédé soit perdu tout contrôle sur l’économie internationale ; par la dérégulation du commerce international et le développement des moyens électroniques de transfert, l’argent a virtuellement échappé à l’emprise des États. »[94]
Comme l’écrivait un chroniqueur du New York Times « le nouvel ordre n’est lié par rien, ni par les ouvriers, ni par les produits, ni par les structures sociales, ni par les entreprises, ni par les usines, ni par les communautés ni même par la nation. »[95] Donc, « l’État-nation semble perdre de son emprise » face au « nomadisme » des firmes multinationales et c’est l’OMC qui remplace l’État-nation[96]. Autrement dit, c’est le marché mondial qui s’affranchit de l’État-nation comme jadis l’État-nation s’était affranchi des coutumes locales. le monde est aujourd’hui « macdonaldisé »[97]
Cette unité, et ceci est important, est une utopie car « pour la nouvelle économie n’importe quel espace, réel ou virtuel, est une source de profit potentiel »[98]. Au lieu de faire du monde un « village planétaire », la nouvelle économie « a exacerbé l’insécurité et les conflits d’intérêts, quand elle ne les a pas suscités, en provoquant à la compétition des régions du ,monde géographiquement séparées les unes des autres. le libre-échange, par exemple, que l’on présente comme une stratégie bénigne, censée assurer le développement des nations au moyen de la compétition économique, respire la violence et pourrait bien ouvrir la voie à une guerre économique de tous contre tous. »[99] La nouvelle économie « exacerbe l’attachement au « local » -nations, régions, etc. -, qui, pour attirer les investisseurs, se doivent de mettre en avant le caractère « unique » de leur environnement social ou géographique (bas salaires, syndicats peu virulents, ressources et infrastructures de qualité, réglementation accommodante, environnement séduisant pour les cadres, etc.). Puis, ou plutôt en même temps qu’elle les exacerbe, la compétition gomme les particularités locales, dont le caractère prétendument unique n’est le plus souvent que la répétition, ici, d’un « modèle gagnant », là-bas. »[100] De plus, la nouvelle économie obsédée par la croissance continue promeut sans cesse la nouveauté, des nouveautés dont l’obsolescence est programmée. Dans cette perspective, « le consommateur idéal n’est donc plus celui ou celle qui désire un bien plutôt qu’un autre, mais qui désire consommer indéfiniment. ». Comme dit Cavanaugh, « la logique économique de la valeur d’échange a presque entièrement éteint la mémoire de la valeur d’usage. »[101] Nous sommes bien dans cette « culture du déchet » que dénonçait le pape François[102].
La perspective catholique ne peut être que fondamentalement opposée à cette conception si l’on considère que son « âme » se révèle essentiellement dans l’eucharistie. L’eucharistie nous permet de comprendre que la catholicité l’eucharistie « transcende la dichotomie de l’universel et du local »[103]. Chaque eucharistie, où que ce soit dans le monde, rend présente la totalité du Corps du Christ. L’Église constituée par l’eucharistie est catholique, universelle[104] certes, mais, comme l’explique H. de Lubac, si « « universel » suggère un mouvement d’expansion », « catholique » « relève plutôt d’un mouvement de concentration » : « « catholique » dit davantage, et autre chose : il suggère l’idée d’un tout organique, d’une cohésion, d’une synthèse ferme, d’une réalité non pas dispersée, mais au contraire, quelle qu’en soit l’étendue dans l’espace ou la différenciation interne, tournée vers un centre qui en assure l’unité ».[105] Pour reprendre l’idée d’un « village planétaire », ce n’est pas une vue de l’esprit mais c’est « cette assemblée, ici et maintenant ». La « mondialisation eucharistique » n’est pas abstraite, elle réunit « les hommes autour du Corps du Christ, sans acception d’âge, de race, de sexe, de langue ou de classe sociale, renverse les barrières spatiales et temporelles élevées par la modernité. En Jésus-Christ, il n’y a ni Grec, ni Juif, ni homme, ni femme écrit saint Paul aux Galates (Ga 3, 28) ».[106]
Et l’eucharistie est moins un lieu qu’un récit qui nous met en route vers notre patrie céleste . Comment dès lors résister à la nouvelle économie, « économie de l’hypermobilité » ? En demeurant « dans la fidélité à l’Alliance scellée par le Christ sur la Croix » [107]. La Croix réunit le passé, le présent et le monde à venir alors que « le capitalisme planétaire et la société de consommation entretiennent en nous [un déchirement intérieur] en nous livrant à un océan de purs présents ».[108] Et le désir de consommer sans cesse exacerbé et inassouvi dans la mondialisation néolibérale trouve dans l’eucharistie son véritable « objet » indépassable : le Corps du Christ qui absorbe le communiant[109] qui retrouve son unité, sa plénitude. Il est ensuite « renvoyé non pas dans le monde « ordinaire », mais dans l’univers du Corps christique » tout en restant dans son environnement familier qui est lui-même « métamorphosé: le Corps universel du Christ fait soudainement intrusion dans les interstices de l’espace local : vous tournez le coin d’une rue et le Christ est là, dans la personne du sans -logis qui ; mendie une pièce pour une tasse de café. » C’est « le Christ lui-même qui se présente à nous sous les traits des plus faibles, de ceux qui ont faim et soif, des étrangers, de ceux qui sont nus, malades, emprisonnés »[110]. Dans la pseudo-communion générée par l’hypercapitalisme mondialisé nous sommes juxtaposés et en compétition tandis que l’eucharistie nous rend « participants les uns des autres dans une mutuelle communion au Corps du Christ où, écrit saint Paul, « si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est glorifié, tous les membres partagent sa joie » (1 Co 12, 26) « .[111] Cet « espace christique » « abolit radicalement les barrières économiques et politiques, que l’ « autre », concurrent potentiel ou source de profits dans le monde de la compétition, retrouve enfin son visage humain. Car cet autre, nous apprend encore saint Paul, même le plus faible et le plus démuni, y est honoré non parce qu’il est « simplement différent », mais parce qu’il est entièrement autre - parce qu’il est le Christ lui-même (Col 1, 24) ». Autrement dit encore, le communiant fidèle ne peut plus « se nourrir de la faim des autres ».
Cette méditation sur l’eucharistie, cœur de notre foi et de notre vie, nous rappelle que nous sommes tous invités à la même table que nous devons dresser la table pour que tous soient accueillis et cette méditation sur le « local » et « l’universel » enracine au plus profond de la foi chrétienne la nécessité de ne jamais dissocier la solidarité et la subsidiarité souci de l’unité et respect de chaque personne.
Beaucoup d’auteurs[112] ont pour éclairer notre temps confronté la « mondialisation » telle qu’elle est présentée dans Gn 11, 1-9 dans le récit de la construction de la tour de Babel[113] et celle qui est vécue lors de la Pentecôte (Ac 2, 1-36).
Le pape Benoît XVI s’est emparé du sujet[114] et a montré combien il était d’actualité. Nous vivons dans un monde pétri d’incompréhensions, d’inégalités, d’agressivité et d’individualisme et il se pose la question de savoir nous pouvons « vraiment trouver et vivre l’unité dont nous avons tellement besoin ? » [115]
Deux manières opposées de construire l’unité se proposent à nous.
Il y a tout d’abord le modèle de Babel. Babel, c’est « un royaume dans lequel les hommes ont concentré tellement de pouvoir qu’ils pensent ne plus devoir faire de référence à un Dieu lointain, et être si forts qu’ils peuvent se construire une route qui mène au ciel pour en ouvrir les portes et se mettre à la place de Dieu. »[116] Notre monde ne ressemble-t-il pas par certains côtés à Babel ? » Benoît XVI répond : « Avec le progrès de la science et de la technologie, nous en sommes arrivés à pouvoir dominer les forces de la nature, à manipuler les éléments, à fabriquer les êtres vivants, presque jusqu’à l’être humain lui-même. Dans cette situation, prier Dieu semble quelque chose de dépassé, d’inutile, parce que nous-mêmes pouvons construire et créer tout ce que nous voulons. Mais nous ne réalisons pas que nous revivons l’expérience même de Babel. C’est vrai, nous avons multiplié les possibilités de communiquer, d’obtenir des informations, de transmettre des nouvelles, mais pouvons-nous dire que la capacité de nous comprendre a augmenté, ou que peut-être paradoxalement, nous nous comprenons de moins en moins ? » Peut-on espérer tout de même l’unité ? Oui mais comme nous le montre le récit de la Pentecôte[117], « l’unité ne peut être que par le don de l’Esprit de Dieu, lequel nous donnera un cœur nouveau et un nouveau langage, une nouvelle capacité de communiquer. »
On peut ajouter et préciser encore[118] qu’à Babel, les hommes « se rassemblent tous au même endroit, délaissant le reste de la terre ». C’est « un projet total, voir totalitaire : une seule langue, un seul peuple, une seule ville » où « les différences sont niées » et, comme nous l’avons vu, « cette volonté d’uniformité se retourne vite contre Dieu ». Lors de la Pentecôte, les hommes « se rassemblent tous à Jérusalem venant de toute la terre mais pour en repartir » et « tous comprennent les paroles des disciples » mais « dans leur propre langue ». Et donc, « le projet de pentecôte est aussi un projet d’unité, un projet universel, mais qui passe par la diversité : un diversel. »
Le pape Benoît XVI n’évoque pas explicitement l’enjeu de la mondialisation sauf au point de vue culturel qui est essentiel bien sûr. Il n’empêche, comme l’écrit le P. Jean Daniélou, qu’avec le récit de Babel, « nous sommes en pleine théologie de la société internationale, de la communauté des peuples, de l’histoire politique. cette histoire politique peut être -et en fait est toujours- corrompue par le péché. les réalités qui la constituent sont ainsi perverties. la cité terrestre devient le royaume de ce monde. Elle rentre elle aussi dans le drame du péché. essentiellement ambigüe, elle peut rentrer dans le dessein de Dieu ou se constituer contre lui. »[119]
Babel ou Pentecôte ? c’est le sous-titre d’un ouvrage entièrement consacré à la mondialisation dans tous ses aspects, économiques, politiques, stratégiques, sociaux, culturels.[120]
Philippe van Parijs[121] se demande si l’éthique est « en mesure de résister à l’épreuve de l’immersion dans un marché de plus en plus mondialisé » dont l’instauration « constitue peu à peu l’humanité en un seul peuple », tendance renforcée encore par « l’émergence de pressions migratoires et d’interdépendances écologiques d’une ampleur inédite - et du reste en interaction étroite avec elles ». Pour lui, « la tâche sera rude et longue, à la fois intellectuellement et politiquement. » En effet, les deux seules voies qui s’offrent, dans ce cadre, au respect des « exigences les plus fondamentales de l’éthique sociale » sont d’une part ce qu’il appelle « la globalisation démocratique » et, d’autre part, « le patriotisme solidariste ». d’une part, qui dit globalisation dit centralisation c’est-à-dire éloignement du pouvoir de décision, difficulté accrue pour contrôler les décideurs et difficulté de se sentir solidaire des « globalisés » lointains.[122] d’autre part, il faudrait un projet collectif mobilisateur et respectueux du pluralisme des opinions, « un projet qui ne soit pas axé sur la rentabilité, la compétitivité, la performance économiques » mais « sur une conception de la justice sociale qui combine un égal respect pour une grande diversité de conceptions de la vie et une égale sollicitude pour tous les membres de la société, avec ce que cela implique comme divergence systématique par rapport à la distribution des ressources qu’instaurerait spontanément le libre jeu du marché. »
Il faut donc « hisser la citoyenneté à un niveau davantage soustrait aux contraintes engendrées par la mobilité des facteurs précieux », c’est la « globalisation démocratique » et « muscler » cette citoyenneté « par la mise en place d’une allégeance à un projet mobilisateur qui neutralise la menace de cette mobilité » , c’est le rôle du « patriotisme solidariste » .
Le rassemblement progressif de toute l’humanité en un seul peuple est « sans doute une chance inouïe à saisir », c’est-à-dire « la possibilité de réaliser l’exigence éthique exaltante de non-discrimination, de solidarité mondiale apparue dans nos cultures avec les grandes religions universelles ». Mais dans ce mouvement, surgit « un péril sans précédent » : « celui d’un ratatinement sur des solidarités toujours plus exigües et plus ténues, sous la contrainte toujours plus pressante de l’impératif de compétitivité. » L’enjeu est de taille : on ne peut pas « laisser se construire un monde où ne puisse plus subsister que ce qui passe le filtre de la compétitivité ». Ce serait un « cauchemar ».[123]
Ce serait « l’Apocalypse » renchérissent Philippe de Woot[124] et Jacques Delcourt. Les auteurs, défendant l’universalisme de la Pentecôte ou encore celui suggéré par Paul dans sa théologie du Corps du Christ, rappellent les grandes valeurs chrétiennes à travers les Écritures et l’enseignement social de l’Église mais pour répondre au souhait d’une globalisation démocratique et d’un patriotisme solidariste chers à Philippe van Parijs, ils montrent que « les églises peuvent tout à la fois favoriser une montée de conscience universelle, des mobilisations citoyennes et encourager des actions visant à la pacification du monde, au développement durable, à la conservation de la nature, au respect des droits de l’homme, à l’amélioration de l’environnement, à plus d’égalité et de solidarité et donc au bien commun de l’humanité. » Ils notent que « par rapport à des organisations et des mouvements souvent spécialisés, les Églises apparaissent comme des institutions faîtières, comme des instances capables de promouvoir des mobilisations et des solidarités plus larges. » Et ils ajoutent que les Églises chrétiennes peuvent au nom d’une vision de l’homme partagée collaborer à cette œuvre avec les autres Églises et religions du monde.[125]
Il est nécessaire tout d’abord d’éviter toute position manichéenne lorsque l’on veut réfléchir aux avantages[1] et inconvénients de la mondialisation et agir en fonction de cette analyse pour le bien commun de l’humanité.
Christian Arnsperger[2] a montré combien il est difficile d’adopter une position radicale face au problème. Juger la mondialisation, c’est d’abord, explique-t-il, juger le capitalisme marchand classique et ensuite le capitalisme marchand mondialisé qui amplifie les mécanismes du capitalisme « classique ». A quelle aune les juger ? A l’aune de la libération qu’ils peuvent apporter. Eclairé par la pensée de l’économiste indien Amartya Sen[3] aux universités de Calcutta, de Delhi, d’Oxford, à la London School of Economics, à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Caen_Basse-Normandie[université de Caen], à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_Harvard[université Harvard] et a dirigé le Trinity College de l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Cambridge[université de Cambridge]. Parmi ses nombreux livres, notons L’Idée de justice, Flammarion, 2012 ; Rationalité et liberté en économie, Odile Jacob, 2005 ; L’économie est une science morale, La Découverte, 2004 ; Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2003 ; Development as freedom, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Repenser l’inégalité, Points, 2012 ; Éthique et économie, PUF, 2012 ; On ethics and Economics, Oxford, Wiley-Blackwell, 1989.], et sa définition du « développement comme liberté », comme « faculté d’agir », comme accès à l’ensemble des « manières de fonctionner (d’être et de faire) »[4] : « développer l’humain dans son intégralité, selon Sen, c’est assurer à chacun(e) les conditions de liberté les plus larges possibles, sans préjuger des options culturelles, sociales et économiques qui permettent de réaliser cette liberté suivant les contextes - mais en écartant évidemment autant que faire se peut les pratiques et les principes contraires à l’extension de la liberté individuelle. »
Comment veiller, dans le contexte de la mondialisation, au respect de la liberté ainsi définie ? Il faut compter, répond Arnsperger, sur des « institutions économico-politiques nouvelles et des mouvements sociaux nouveaux » : « le renouvellement profond des structures institutionnelles mondiales doit, à mon sens, passer par la mise en place simultanée de structures redistributives mondiales pilotées par des institutions dotées d’un pouvoir législatif et de structures de concertation sociale mondiales. Ces dernières devraient associer les acteurs traditionnels (entreprises, syndicats) ainsi que de multiples composantes de la « société civile » (ONG, associations de consommateurs, etc.), et être insérées dans les grandes organisations telles que l’OMC[5] ou le BIT[6]. »[7]. Le 17 octobre 2016, cette même assemblée s’est de nouveau opposée à l’AECG. Le Parlement fédéral belge a finalement approuvé le traité le 28 octobre 2016, après que le Parlement wallon ait obtenu des clarifications à propos de dispositions relatives à la clause de sauvegarde pour les produits agricoles et au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Cette opposition unique en Europe montre la nécessité de ne pas laisser de tels accords se négocier entre les autorités politiques au plus haut niveau, plus ou moins influencées par des lobbys économiques, mais d’associer démocratiquement les acteurs économiques et sociaux et leurs représentants comme le souhaite Arnsperger. L’accord sera signé le 30 octobre à Bruxelles en présence du Premier ministre du Canada Justin Trudeau et du président du Conseil européen Donald Tusk.] Voilà une proposition qui affine le souhait des souverains pontifes de voir des institutions internationales réguler l’économie mondiale et stimuler un vrai développement intégral à travers le monde. A condition, ajoute Arnsperger, que « l’on combine judicieusement la conscientisation non manichéenne et la militance auprès des organismes supranationaux et internationaux qui doivent porter la refonte institutionnelle que l’on désire promouvoir au nom de la libération. » Et il ajoute cette mise en garde contre une vision trop simpliste de l’action à entreprendre : « Vouloir tout baser sur les soi-disant compétences grass-roots des « communautés de base » est illusoire car aucune communauté n’a plus de prise, aujourd’hui, sur les mécanismes globaux qui sont à l’œuvre : vouloir tout baser sur les réformes politiques top down sans remettre en question certains jeux de pouvoir et certains mécanismes d’oppression inhérente au capitalisme est tout aussi illusoire, car on n’exploitera alors pas tous les ressorts de la libération possible. »[8]
Dans cet esprit, le CDSE détaille les problèmes suscités par la mondialisation actuelle[9] et indique comment remédier aux inconvénients et aux menaces en reprenant certains thèmes majeurs de l’enseignement de l’Église sur les questions économiques et sociales. On jugera si l’enseignement de l’Église peut être rangé, comme l’écrivait Fr. Houtart, dans le camp du néo-keynésianisme.
L’Église rappelle l’universalité de la famille humaine et la nécessité de toujours prendre en compte prioritairement la personne dans son aspect subjectif jusque dans son travail[10].
La personne humaine, où qu’elle se trouve, fin de toute activité, doit être défendue dans ses droits fondamentaux à l’échelon international.[11]
Il est donc nécessaire non seulement d’adapter l’action syndicale au contexte nouveau[12] mais aussi d’agir aux plans social et politique pour orienter, maîtriser le dynamisme économique[13] et, en toute circonstance, défendre les droits personnels[14].
Dans la vie économique, on ne doit pas perdre de vue la lutte contre les inégalités puisque les biens sont destinés à tous les hommes[15]. La solidarité ne doit toutefois pas s’organiser au détriment de la subsidiarité ou en nivelant toutes les spécificités culturelles[16]. La solidarité doit se vivre à tous niveaux, à l’intérieur d’un même État, entre les générations mais aussi, bien sûr, au niveau international [17].
C’est dire, par le fait même, la responsabilité des instances internationales qui doivent veiller, à l’échelle mondiale, à la transmission et au respect effectif des valeurs définies[18]. Leur responsabilité dans le domaine de la justice sociale, dans la recherche de la paix et du développement de tous les peuples, est d’autant plus grande que les États-nations ont perdu, dans la mondialisation, une bonne part de leur influence et de leur efficacité.[19]
Bref, à la lumière de ce qui précède, il est urgent de repenser en profondeur l’activité économique et ses finalités.[20]
C’est la seule révolution possible et souhaitable et il est inutile de chercher une solution « post-capitaliste » si l’on prend la peine de se rappeler les grands principes de l’enseignement social de l’Église[21]: les biens de la terre sont destinés à tous, le droit à la propriété privée est donc limité ; dans l’économie de marché qui ne s’applique qu’aux biens solvables, le profit a un rôle limité, la consommation n’est pas un but en soi, le milieu naturel n’est pas « taillable à merci » pas plus que le milieu humain où la famille doit être un sanctuaire de vie. Enfin, il est primordial, pour ne pas extravaguer, de bien distinguer les deux faces du capitalisme. Le problème de la mondialisation doit être abordé dans cet esprit.
« Il importe peu, en vérité, d’agiter subtilement de multiples questions
et de disserter avec éloquence sur droits et devoirs,
si tout cela n’aboutit à l’action.
L’action, voilà ce que réclament les temps présents. »
Pie X,[1]
Après ce long parcours à travers l’enseignement social de l’Église, il est temps de penser à sa mise en œuvre. il serait même plus exact de joindre systématiquement la découverte des valeurs sociales à leur mode d’emploi. Le but n’étant pas d’indéfiniment penser aux principes ni d’attendre d’avoir bien saisi la cohérence et la pertinence de l’ensemble avant de se mettre au travail car les pauvretés de toutes sortes qui assaillent nos contemporains ne peuvent attendre. C’est pourquoi, idéalement, le lecteur devrait aller de telle ou telle proposition insérée dans l’un ou l’autre volume à cet ultime ouvrage où nous allons essayer de réfléchir, de la manière la plus concrète possible, à la transformation du monde aussi petite soit-elle.
Quand nous parlons d’action « politique », il s’agit, comme nous allons le voir, d’une action multiforme et multidirectionnelle. Trop souvent, l’action politique est entendue au sens étroit c’est-à-dire au niveau des instances publiques, à travers des partis politiques. Il ne nous est pas demandé d’emblée de nous engager dans un parti et surtout pas de considérer que notre action politique s’éteint lorsque nous sortons d’un isoloir.
Si effectivement le but final est bien la restructuration d’une société, ce ne peut être qu’au final. Avant de réinformer des institutions encore faut-il que ces institutions aient été envahies de personnes convaincues et formées et que tous les corps intermédiaires aient été ranimés et réclament comme naturellement le couronnement institutionnel. Autrement dit, puisque nous sommes en démocratie, gouvernement défini sommairement comme le gouvernement du peuple par lui-même, encore faut-il qu’il y ait un peuple et pas n’importe quel peuple.
Et donc, il faut commencer par le commencement, investir les milieux familial, social, professionnel, syndical, culturel, etc. Tout homme donc, toute femme donc a une tâche qu’elle peut accomplir, là où elle est.
Encore faut-il que chacun sache comment s’y prendre.
Si l’on tente de déterminer brièvement, au fil des siècles, l’importance et le rôle accordés aux laïcs dans l’Église, on peut grosso modo repérer trois grandes périodes.
Le mot « laïc », en latin « laicus », vient de l’adjectif grec « laïcos » formé à partir du mot « laos » qui signifie « peuple ». Le mot n’est donc pas d’origine biblique.[1]
Dans les premiers textes grecs profanes, bien avant Jésus-Christ donc, « laos » désigne, bien sûr, le peuple en général mais aussi la population en opposition à ses chefs ou encore les gens qui viennent assister au culte. L’adjectif « laïcos », sert à désigner à l’intérieur du peuple une catégorie particulière opposée à une autre, il désigne, dans un groupe, ceux qui se distinguent des chefs.
Dans les traductions grecques de la Bible, on parle du « peuple », du « laos », pour désigner le peuple d’Israël par rapport aux nations païennes mais aussi l’ensemble du peuple distinct de ses chefs, surtout de ses prêtres et des responsables religieux.[2] Dans ces mêmes traductions, le mot « laïcos » est rare.[3] Il signifie profane, non consacré au culte, par opposition à ce qui est saint, sacré. Même si l’adjectif n’est pas employé pour des personnes mais seulement pour des choses, comme le pain ou un territoire, il marque une opposition avec ce qui est sacré.
Dans les textes chrétiens, « laïcos » est très rare avant le 3e siècle. Le premier auteur à l’employer en parlant de personnes, est Clément de Rome, au premier siècle[4], qui, dans sa Lettre à la communauté de Corinthe écrite vers 95, écrit: « aux grands-prêtres ont été dévolues des fonctions qui leur sont particulières, aux prêtres a été marquée leur place particulière, aux lévites sont imposés des services particuliers. Celui qui est laïc est lié par les préceptes propres aux laïcs. »[5] Il oppose donc les laïcs, cités en dernier lieu, à ceux qui s’occupent du culte c’est-à-dire les grands-prêtres, les prêtres et les lévites.[6]
De tout ceci, il ressort que, dans le peuple de Dieu, le laïc[7] « est un chrétien qui n’est ni évêque, ni prêtre, ni diacre, bref, qui n’appartient pas au clergé »[8] au sens moderne du terme.
Ce mot, « clergé », quant à lui, a été formé à partir de « clerc » qui vient du grec « kleros » qui, au point de départ, désigne le tirage au sort. Il servira à désigner, dans le Nouveau Testament, l’ensemble des chrétiens, peuple élu, mis à part, ou ceux qui sont destinés au martyre. Il n’y a donc pas, à l’origine, de distinction de dignité entre ce que nous appelons aujourd’hui le « clergé » et les « laïcs ». Il y a certes une diversité de charismes dans l’Église[9], mais tous sont les « élus », les « frères », les « saints », les « croyants » les « disciples », ceux qui ont été « mis à part ». Il y a seulement un « peuple saint », un « peuple élu », un « kleros ». Quand Pierre s’adresse à la communauté chrétienne, il lui dit : « Mais vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis pour proclamer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, qui n’obteniez pas miséricorde et qui maintenant avez obtenu miséricorde. »[10]
Ce texte est très important comme nous le verrons plus loin. En attendant on constate que Pierre attribue à tous les membres du peuple chrétien, les mêmes qualités, la même dignité.
Alors que le Christ ne fait acception de personne[11], qu’il a bousculé les hiérarchies de son temps en se préoccupant des petits et des exclus et, alors que Paul ne reconnaît que les distinctions attachées aux différents charismes qui contribuent à l’élaboration de l’unique Corps du Christ[12], progressivement une distinction qualitative va apparaître et se transformer en « clivages hiérarchiques »[13].
Plusieurs facteurs ont entraîné cette évolution.
L’ascèse rigoureuse prônée par les Pères du désert, va, dans un premier temps, discréditer quelque peu le corps et les tâches temporelles.[14] Le monachisme aussi se caractérisera par une absence d’engagement dans la vie du monde.
Il ne faut pas négliger non plus l’influence d’une certaine culture gréco-latine qui considère que tout ce qui touche au corps, aux activités manuelles est peu digne de l’homme.
Les invasions normandes aux IXe et Xe siècles ont précipité la décadence de la culture en occident et le clergé acquit, par la force des choses, le monopole de l’éducation et de l’instruction[15]. Et pendant des siècles, seule une minorité aura accès à l’enseignement.
En même temps, se manifeste un besoin de respecter un ordre hiérarchique à l’image de ce que la société civile connaît. Notamment l’idéologie de la « tripartition fonctionnelle »[16] a, semble-t-il, placé les laïcs en une position subalterne par rapport aux clercs. Cette idéologie au nom fort savant est une tendance répandue dans certains peuples indo-européens à diviser la société en trois classes hiérarchisées suivant la fonction exercée. La première classe est celle des prêtres, ceux qui exercent une fonction sacrée ; la seconde est celle des guerriers et la troisième, celle de tous ceux qui produisent, les agriculteurs, les artisans, les commerçants, etc.. Cette classification se retrouve dans nos pays, dans ce qu’on appelle l’ancien régime où clergé, noblesse et tiers-État composent l’ensemble de la société.[17]
Enfin, il faut évoquer, au plus haut niveau de l’Église, une tentation théocratique qui fut, en particulier, très forte à partir du pape Grégoire VII[18] et culmina avec Boniface VIII[19]. La position subalterne du laïcat est bien illustrée, à la tête, par la volonté papale d’exercer un pouvoir universel aussi bien spirituel que temporel[20].
Le prince personnifie « la fonction des laïcs en tant que délégué de l’Église aux tâches séculières. Il s’agit dès lors d’un pouvoir inférieur » et donc « subordonné au pouvoir ecclésiastique ».[21] Il y a deux glaives, explique Boniface VIII, un glaive spirituel et un glaive temporel. Et « sûrement celui qui nie que le glaive temporel est au pouvoir de Pierre ne remarque pas assez la parole du Seigneur : « Mets ton glaive au fourreau ». Les deux glaives sont donc au pouvoir de l’Église, le spirituel et le matériel, mais l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église ; l’un par la main du prêtre, l’autre par celle des rois et des chevaliers, mais sur l’ordre du prêtre et tant qu’il le permet. Car il faut que le glaive soit sous le glaive et que l’autorité temporelle soit soumise à la spirituelle. »[22] Cette dernière phrase est ambigüe et elle sera souvent utilisée pour justifier une immixtion du clerc dans les affaires temporelles ce qui provoqua de nombreux conflits où chaque partie proteste de sa volonté de puissance et d’indépendance.[23]
Près de cinq siècles plus tard, le pape Grégoire XVI[24] écrit : « Personne ne peut ignorer que l’Église est une société inégale dans laquelle Dieu a destiné les uns à commander, les autres à obéir. Ceux-ci sont les laïcs, ceux-là les clercs. »[25]
En 1870, dans le schéma de la constitution dogmatique Supremi Pastoris, sur l’Église du Christ, proposé à l’examen des Pères du concile Vatican I[26], on peut lire : « Mais l’Église du Christ n’est pas une société composée de membres égaux, comme si tous les fidèles qui en font partie avaient les mêmes droits, mais elle est une société inégale (hiérarchique), et non seulement en ce sens que parmi les fidèles les uns sont clercs et les autres laïcs, mais surtout parce qu’il y a dans l’Église un pouvoir divinement institué que les uns ont reçu pour sanctifier, enseigner et gouverner, et que les autres n’ont pas. »[27] Une formulation qui disparaîtra avec le schéma. Dans l’encyclique Pastor Aeternus qui est la seconde Constitution dogmatique sur l’infaillibilité pontificale du 18 juillet 1870, fruit de ce concile, on lit au chapitre III : « Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les mœurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l’Église répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l’unité de communion et de profession de foi et avec le Pontife romain, l’Église est un seul troupeau sous un seul pasteur. "
Et donc, même si les laïcs[28] ont été actifs dans diverses congrégations[29], même si certains princes[30] ou certains de leurs conseillers ont cherché à être d’authentiques chrétiens dans le monde avec un grand souci de justice sociale[31], il ne faut pas s’étonner si, grosso modo, du XIe au XIXe siècle, au sein de l’Église, la définition du laïc est négative dans deux sens. Non seulement le laïc est défini simplement comme celui qui n’est pas clerc mais, en plus, la fonction du laïc est d’obéir au clerc.[32]
Ce statut semble, en même temps, tributaire de la valeur que l’on accorde aux « choses », au corps, au travail, à l’économie, à la politique[33]. Si l’on suit les recommandations du Catéchisme du Concile de Trente publié en 1566, l’engagement social se limite à ce que prescrit le décalogue dans son sens le plus obvie. Ainsi, face à la pauvreté, il n’est guère question que des « œuvres de miséricorde » et de la nécessité de « se mettre en état de faire l’aumône ».[34] Pendant des siècles a manqué une véritable théologie du travail dans la mesure il était considéré surtout comme une malédiction.[35] Tendance accentuée par un certain nombre de théologiens qui ont privilégié le développement d’« une morale de tendance privatisante »[36].
Les laïcs : « des collaborateurs actifs et soumis »[3]
Même si la conception décrite précédemment est, en partie, confirmée par Pie IX[4], Léon XIII[5] et Pie X [6] , les révolutions politiques, sociales, économiques du XVIIIe siècle vont inciter l’Église à réfléchir à la dimension sociale et politique de la justice. Ainsi va naître, sous Léon XIII, la doctrine sociale chrétienne. De plus, comme le « prince » n’a plus désormais la place qu’il occupait en régime monarchique traditionnel[7], l’heure du laïcat va sonner, puisque ce sont désormais les citoyens qui sont le « prince ».[8] Ainsi, Léon XIII a pu constater que les laïcs chrétiens n’ont pas attendu que l’Église se prononce pour prendre des initiatives en vue d’une plus grande justice sociale.[9]
Dans sa grande encyclique Rerum novarum[10], Léon XIII invite patrons et ouvriers à travailler à résoudre la « question sociale » à la lumière des principes fondamentaux de la doctrine sociale qu’il inaugure. Pensant aux corporations qui furent si précieuses jadis, il note qu’il voit « avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons. Il est à désirer, ajoute-t-il, qu’elles accroissent leur nombre et l’efficacité de leur action. » Il précise encore que l’État n’a pas le pouvoir « de leur dénier l’existence » pour la simple raison que « les citoyens sont libres de s’associer » et « de se donner les statuts et règlements qui leur paraissent les plus appropriés au but qu’ils poursuivent. » Il invite les laïcs à agir « sans délai », mais précise le rôle des évêques : « Les évêques, de leur côté, encouragent ces efforts et les mettent sous leur haut patronage ». qu’est-ce que cela signifie sinon que « cette action des catholiques, quelle qu’elle soit, s’exercera avec une efficacité plus grande, si toutes leurs associations, réserve faite des droits et règlements de chacune d’elles, agissent sous une seule et unique direction qui leur communiquera l’impulsion première et le mouvement ». En fait, le pape place « le soin d’organiser l’action commune des catholiques sous les auspices et la direction des évêques. […] Quelles que soient les initiatives conçues et réalisées […] par des hommes, soit isolés, soit associés, qu’ils n’oublient pas la soumission profonde due à l’autorité des évêques. »[11] Pourquoi ? Parce que ces associations qui ont comme but « l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la fortune » doivent « viser, avant tout, à l’objet principal qui est le perfectionnement moral et religieux. »[12]
De même, Pie X estimera que les œuvres « communément désignées sous le nom d’Action catholique […] principalement fondées pour restaurer et promouvoir dans le Christ la vraie civilisation chrétienne […] ne peuvent nullement se concevoir indépendantes du conseil et de la haute direction de l’autorité ecclésiastique. »[13]
Quant à Pie XI, il reconnaît l’existence d’autres associations de laïcs qui n’appartiennent pas à l’Action catholique et qui sont engagées sur le terrain temporel et précise que « L’Action catholique ne doit pas se substituer aux organisations économiques et professionnelles qui ont pour but direct et immédiat de s’occuper des intérêts temporels des diverses classes de travailleurs manuels ou intellectuels. […] Ces associations doivent conserver leur autonomie et leur responsabilité exclusive dans le domaine technique. » De même, « doivent rester autonomes dans leur domaine et seuls responsables de leur activité, les partis politiques formés par des catholiques ».[14]
Mais c’est au développement de l’Action catholique à travers le monde que Pie XI consacrera ses efforts[15]. Et même si l’Action catholique « ne peut assumer de responsabilités de caractère politique ou économique », il ajoute « qu’elle viendra cependant en aide à ces organisations elles-mêmes et leur sera profitable, soit en leur fournissant les meilleurs éléments formés par elle, soit en proposant le bien intégral de leurs propres membres, soit en coordonnant l’action de tous pour la défense et le soutien des intérêts suprêmes religieux et moraux, lesquels sont la meilleure garantie de la prospérité, de l’ordre et de la paix sociale. »[16]
Le rêve de Pie XI est d’une certaine manière d’organiser l’action des laïcs, sous ses différentes formes, comme une vaste armée dont les généraux seraient les évêques et le souverain pontife.[17]
En tout cas, les laïcs sont pour lui les « premiers apôtres » du monde temporel : « Comme à d’autres époques de l’histoire de l’Église, nous affrontons un monde retombé en grande partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recruter et former dans leur sein même des auxiliaires de l’Église qui comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à leur cœur dans un esprit de fraternelle charité. Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront les ouvriers ; les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants. »[18]
Des « apôtres laïques » qui, face au laïcisme et à l’athéisme notamment de la classe ouvrière et des jeunes, sont comme les « vaillants soldats du Christ »[19], « soldats d’avant-garde »[20], nourris des Exercices spirituels[21], que les évêques et les prêtres doivent « rechercher avec soin » et « choisir avec prudence » avant « de les former et de les instruire ».[22]
Prioritairement, c’est au sein des mouvements d’Action catholique que le pape envisage surtout l’engagement des laïcs. Il va s’employer, tout au long de son pontificat, à promouvoir, un peu partout dans le monde, les différentes associations rassemblées sous l’étiquette d’Action catholique, les orienter et les organiser car, « pour Pie XI, la mission apostolique des laïcs ne saurait se concevoir dans la spontanéité d’initiatives indépendantes. Son encadrement par les successeurs des apôtres est une condition sine qua non que le pape répète à de nombreuses reprises. »[23] Pourquoi cette insistance ? De nouveau, parce que « l’Action catholique qui, par définition, est la collaboration du laïcat à l’apostolat hiérarchique, ainsi que l’exige sa nature même, est une aide à la hiérarchie sacrée, à laquelle elle se subordonne, tout en se conformant et en s’adaptant à sa structure et à son organisation. »[24] Son but est de « propager le règne du Christ et par cette propagation de procurer à la société le plus grand des biens, dont découlent tous les autres biens. »[25] Bien que ses membres puissent s’engager dans la vie publique, l’Action catholique, en tant que telle, « n’est pas un mouvement d’ordre matériel, mais spirituel ; il ne revêt pas un caractère profane, mais sacré ; il ne poursuit pas des buts politiques, mais religieux. »[26] Elle doit, se tenir « comme l’Église au-dessus et en dehors des partis politiques, car elle est établie non pas en vue de tel ou tel groupe, mais pour procurer le vrai bien des âmes en étendant le plus possible le règne de Notre Seigneur Jésus-Christ dans les individus, les familles, la société. »[27] Il s’agit de ramener, par exemple, ses compagnons de travail, nos frères, « à la pratique de la vie chrétienne. »[28] Toutes les associations d’Action catholique doivent avoir « pour principe inviolable d’obéir unanimement aux directeurs nommés par la hiérarchie ecclésiastique »[29] et il est souhaitable que non seulement elles ne se fassent pas concurrence, qu’elles coordonnent leurs actions respectives, mais aussi que cette coordination aille « jusqu’à une structure institutionnelle ».[30] Il faut, en effet, éviter « la dispersion des forces » : « qu’ils s’unissent donc, tous les hommes de bonne volonté, qui, sous la direction des pasteurs de l’Église, veulent combattre ce bon et pacifique combat du Christ […] ».[31]
En tout cas, malgré cette envie de centralisation et de contrôle, Pie XI, à l’instar de Léon XIII, se rend compte de l’importance des laïcs et de leur action sur le monde. Léon XIII soucieux de l’état de la société, s’efforce de convaincre les fidèles de la nécessité de travailler à établir entre tous les citoyens une « amitié » que nous appellerions aujourd’hui « solidarité ». Pie XI ira plus loin en parlant de « charité politique »[32], expression qui fera florès.[33]
[1]
Pie XII va élargir la perspective de ses prédécesseurs soulignant sans aucune ambigüité, non seulement l’importance capitale des laïcs dans la mission globale de l’Église et spécialement sur le terrain temporel mais aussi leur relative autonomie par rapport à la hiérarchie. C’est l’esquisse de la doctrine qui sera proclamée lors du concile Vatican II[2].
L’enseignement de Pie XII[3] est original à plusieurs titres, notamment sur le plan méthodologique. Les grandes hérésies modernes[4] ont été bien analysées et dénoncées par ses prédécesseurs ; aussi Pie XII va-t-il s’employer surtout à développer les moyens de construire une société plus humaine et plus chrétienne en indiquant très concrètement aux divers groupes sociaux et professionnels qu’il rencontre[5] les moyens d’y parvenir. Il ne s’emploie pas à écrire une grande encyclique sociale mais précise aux différentes catégories de personnes auxquelles il s’adresse comment dans leur situation, dans leur métier, faire vivre un christianisme intégral en éclairant leur quotidien des principes fondamentaux qui doivent les inspirer.[6] Les laïcs, premiers apôtres, comme l’écrivait Pie XI, sont donc bien au premier plan ou plus exactement, comme le soulignait volontiers le futur cardinal Cardijn, « en première ligne ».[7] Plus radicalement encore, Pie XII dira:
[8]
Conformément aux enseignements du Christ, Pie XII ne considère pas les laïcs comme des subalternes. Il s’insurge même à deux reprises contre l’expression « émancipation des laïcs »[9]. Le dictionnaire[10] nous apprend que le mot « émancipation » appartient à la langue du droit et désigne « un acte par lequel un mineur est affranchi de la puissance paternelle ou de la tutelle ». Au figuré, c’est l’« action de s’affranchir, de se dégager d’une autorité ». Emanciper les laïcs insinuerait donc qu’ils ne sont ni adultes ni libres. Or, selon « la nature réelle de l’Église et son caractère social, rappelle Pie XII, tous les fidèles, sans exception, sont membres du Corps mystique du Christ. »[11] Tous « sont appelés à collaborer à l’édification et au perfectionnement du Corps mystique du Christ. » Les laïcs ne sont ni « des enfants, des mineurs […], dans le royaume de la grâce, tous sont regardés comme adultes ». Et donc ce serait une erreur de distinguer « un élément purement actif, les autorités ecclésiastiques, et d’autre part, un élément purement passif, les laïcs. » Tous les membres de l’Église « sont des personnes libres et doivent donc être actifs. » Qui plus est, étant acquis le respect dû à la dignité du prêtre, « le laïc a des droits, et le prêtre de son côté doit les reconnaître. Le laïc a droit à recevoir des prêtres tous les biens spirituels afin de réaliser le salut de son âme et de parvenir à la perfection chrétienne ; quand il s’agit des droits fondamentaux du chrétien, il peut faire valoir ses exigences ; c’est le sens et le but même de toute la vie de l’Église qui est ici en jeu, ainsi que la responsabilité devant Dieu du prêtre et du laïc. » Pie XII résume sa pensée dans cette formule : « la communauté est en définitive au service des individus et non inversement ». Formule où l’on retrouve le vrai sens de l’autorité, quelle qu’elle soit, y compris l’ecclésiastique : un service.[12]
Pie XII rappelle, en 1957, la figure des laïcs « qui savent assumer toutes leurs responsabilités », telle qu’il l’avait dessinée en 1946[13]: des hommes élevés, au sein de l’Église, à la perfection de leur être et de leur vitalité, « des hommes constitués dans leur intégrité inviolables comme images de Dieu ; des hommes fiers de leur dignité personnelle et de leur saine liberté ; des hommes justement jaloux d’être les égaux de leurs semblables en tout ce qui concerne le fonds le plus intime de la dignité humaine ; des hommes attachés de façon stable à leur terre et à leurs traditions ; […] voilà, ajoutait-il, ce qui donne à la société humaine son fondement solide, et lui procure sécurité, équilibre, égalité, développement normal dans l’espace et le temps. »
L’action de tous, sans exception, est nécessaire et urgente[14], comme le répètent ses prédécesseurs depuis Léon XIII, et elle n’est pas facultative : « Le premier point qu’il faut se rappeler, Nous semble-t-il, est celui de la nécessité de l’action, d’une action clairement conçue et voulue avec fermeté. Toute attitude d’acceptation passive des événements, de laisser-aller, toute forme de quiétisme[15] inerte est à rejeter. »[16] Et donc, aucun alibi même spirituel, comme dira Jean-Paul II, ne peut dispenser de l’action.
L’Église a besoin des laïcs pour deux raisons. Tout d’abord parce que la pénurie de prêtres est déjà, à l’époque, de plus en plus sensible[17] et qu’elle « menace de le devenir encore davantage. »[18] Mais l’engagement des laïcs est surtout indispensable parce que l’apostolat doit atteindre tous les domaines temporels, tous les milieux[19] et que « le clergé a besoin de se réserver avant tout pour l’exercice de son ministère proprement sacerdotal, où personne ne peut le suppléer »[20].
Le champ d’action des laïcs est donc immense. Alors que beaucoup pensent que l’accomplissement du devoir d’état est, bien sûr, louable mais obligatoire et ne fait pas partie de l’apostolat proprement dit, Pie XII estime au contraire qu’« il est malaisé de tracer la ligne de démarcation à partir de laquelle commence l’apostolat des laïcs proprement dit ». Il reconnaît « la puissante et irremplaçable valeur, pour le bien des âmes, de ce simple accomplissement du devoir d’état par des millions et des millions de fidèles consciencieux et exemplaires. »[21]
Alors que Pie XI, nous l’avons vu, tout au long de son pontificat, a cherché à promouvoir prioritairement l’Action catholique, Pie XII a une position plus nuancée et plus ouverte. Certes, il confirme son importance mais met en garde cette organisation contre deux tentations: celle de se confondre avec l’apostolat hiérarchique (celui du clergé, Pape, évêques, prêtres) et celle de s’octroyer le monopole de l’apostolat des laïcs.
Le premier danger est donc la cléricalisation du laïc[22] : « L’acceptation par le laïc d’une mission particulière, d’un mandat de la hiérarchie, si elle l’associe de plus près à la conquête spirituelle du monde, que mène l’Église sous la direction de ses pasteurs, ne suffit pas à en faire un membre de la hiérarchie, à lui donner les pouvoirs d’ordre et de juridiction qui restent étroitement liés à la réception du sacrement de l’ordre, à ses divers degrés. » L’apostolat des laïcs reste toujours tel « et ne devient pas « apostolat hiérarchique », même quand il s’exerce par mandat de la hiérarchie. »[23]
Pie XII dénonce ensuite avec insistance l’exclusivité de l’action que l’Action catholique voudrait se réserver. Certes, « l’Action catholique porte toujours le caractère d’un apostolat officiel des laïcs » mais elle « ne peut pas […] revendiquer le monopole de l’apostolat des laïcs, car, à côté d’elle subsiste l’apostolat laïc libre. »[24] Pie XII réagit ainsi contre ceux qui considèrent que « toutes les organisations qui n’entrent pas dans le cadre de l’Action catholique […] apparaissent de moindre authenticité, d’importance secondaire, semblent moins appuyées par la hiérarchie et restent comme en marge de l’effort apostolique essentiel du laïcat. […] Bien plus, on en viendrait en pratique à jeter l’exclusive et à fermer le diocèse aux mouvements apostoliques qui ne portent pas l’étiquette de l’Action catholique. »[25] Pie XII dira encore que « l’Action catholique n’a pas davantage, par sa propre nature, la mission d’être à la tête des autres associations et d’exercer sur celles-ci un rôle de patronage en quelque sorte faisant autorité. Le fait qu’elle est placée sous la direction immédiate de la Hiérarchie ecclésiastique ne comporte pas en soi une telle conséquence. En réalité, c’est la fin propre de chaque organisation qui détermine son mode de direction. Et il peut fort bien arriver que cette fin ne réclame ni ne rende même opportune cette direction immédiate ; mais ce n’est pas pour cela que ces organisations cessent d’être catholiques et unies à la Hiérarchie. »[26]
Et qu’en est-il de la liberté des laïcs au sein des organisations ?
Tout apostolat est soumis à la hiérarchie mais il ne faut pas mal interpréter cette réalité comme nous allons le voir et comme nous le verrons encore plus loin.
Précisément, au point de vue des rapports avec la hiérarchie, les liens peuvent varier.
La dépendance « la plus étroite » est « pour l’Action catholique ; celle-ci représente en effet, l’apostolat officiel des laïcs ; elle est un instrument entre les mains de la hiérarchie, elle doit être comme le prolongement de son bras ; elle est de fait soumise par nature à la direction du supérieur ecclésiastique. »
d’autres associations jouissent de plus de liberté : « d’autres œuvres d’apostolat des laïcs, organisées ou non, peuvent être laissées davantage à leur libre initiative, avec la latitude que demanderaient les buts à atteindre. Il va de soi que, en tous cas, l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes. »[27]
Il en est de même lorsque Pie XII s’adresse aux femmes : « Bien que l’Église refuse de voir limiter indûment le champ de son autorité, elle ne supprime ni ne diminue de ce fait la liberté et l’initiative de ses enfants. La hiérarchie ecclésiastique n’est pas toute l’Église, et elle n’exerce pas son pouvoir de l’extérieur à la manière d’un pouvoir civil, par exemple, qui traite avec ses subordonnés sur le seul plan juridique. Vous êtes des membres du Corps mystique du Christ, insérés en lui-même dans un organisme animé par un seul Esprit, vivant d’une seule et même vie. L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion, qui leur permet d’agir avec force et précision, en parfaite coordination avec tous les autres membres, pour le profit du corpos entier. » Et il ajoutera même, très clairement, devant ses interlocutrices que dans l’apostolat, « l’initiative individuelle […] a sa fonction à côté d’une action d’ensemble organisée et menée par le moyens des diverses associations. Cette initiative de l’apostolat laïc se justifie parfaitement, même sans « mission » préalable explicite de la hiérarchie ».[28]
Dans tous les cas, les laïcs exerceront leur apostolat sous leur propre responsabilité : « Quand nous comparons l’apôtre laïque, ou plus exactement le fidèle de l’Action catholique, à un instrument aux mains de la hiérarchie selon l’expression devenue courante, Nous entendons la comparaison en ce sens que les supérieurs ecclésiastiques usent de lui à la manière dont le Créateur et Seigneur use des créatures raisonnables comme instruments, comme causes secondes, « avec une douceur pleine d’égards »[29]. qu’ils en usent donc avec la conscience de leur grave responsabilité, les encourageant, leur suggérant des initiatives et accueillant de bon cœur celles qui seraient proposées par eux, et selon l’opportunité, les approuvant avec largeur de vue. Dans les batailles décisives, c’est parfois du front que partent les plus heureuses initiatives. »[30]
Aux clercs, il déclare : « Nous louons ce travail apostolique des laïcs et Nous vous exhortons, chers fils, à lui faire bon accueil, à l’encourager et, surtout , à le laisser se développer librement, soit que ces groupes demeurent dans les limites de la paroisse ou qu’ils s’étendent également à l’extérieur, soit qu’ils se rattachent à l’Action catholique organisée ou non. »[31]
Quant au sein de chaque organisation, il recommande à ses confrères, « que l’autorité ecclésiastique applique ici aussi le principe général de l’aide subsidiaire[32] et complémentaire ; que l’on confie au laïc les tâches, qu’il peut accomplir, aussi bien ou même mieux que le prêtre et que, dans les limites de sa fonction ou celles que trace le bien commun de l’Église, il puisse agir librement et exercer sa responsabilité. »[33] Il condamnera donc le dirigisme : « Il n’est pas admissible de voir les chefs de l’Action catholique être comme les manipulateurs d’une centrale électrique devant le tableau de commande, attentifs seulement à lancer ou à interrompre, à régler ou à diriger le courant dans le vaste réseau. »[34] Et si « l’Action catholique n’est pas appelée à être une force dans le domaine de la politique de parti […], les citoyens catholiques, en tant que tels peuvent fort bien s’unir dans une association d’activité politique ; c’est leur bon droit, tout autant comme chrétiens que comme citoyens. La présence dans les rangs de celle-ci et la participation de membres de l’Action catholique, -dans le sens et dans les limites sus-indiquées - sont légitimes et peuvent aussi être tout à fait désirables.
Loin de Nous la pensée de déprécier l’organisation ou de sous-estimer sa valeur comme facteur d’apostolat ; Nous l’estimons, au contraire très fort, surtout dans un monde où les adversaires de l’Église s’abattent sur elle avec la masse compacte de leurs organisations.
Mais elle ne doit pas conduire à un exclusivisme mesquin, à ce que l’apôtre appelait : « explorare libertatem ; épier la liberté »[35]. Dans le cadre de votre organisation, laissez à chacun grande latitude pour déployer ses qualités et dons personnels en tout ce qui peut servir au bien et à l’édification : « in bonum et aedificationem »[36] et réjouissez-vous quand, hors de vos rangs, vous en voyez d’autres, « conduits par l’esprit de Dieu »[37], gagner leurs frères au Christ. »[38]
Ainsi s’affermit de plus en plus l’indispensable distinction entre le domaine temporel et le domaine spirituel, distinction - non séparation- qui a manqué d’être clairement établie par le passé et qui sera consacrée lors du Concile Vatican II.
Rappelons-nous l’insistance du Pape, d’une part, sur l’initiative, la liberté et la responsabilité des laïcs et, d’autre part, la nécessité d’être en accord avec la hiérarchie : « l’initiative des laïcs, dans l’exercice de l’apostolat, doit se tenir toujours dans les limites de l’orthodoxie et ne pas s’opposer aux légitimes prescriptions des autorités ecclésiastiques compétentes ». « Il va de soi, dit Pie XII, que l’apostolat des laïcs est subordonné à la hiérarchie ecclésiastique ; celle-ci est d’institution divine ; il ne peut donc être indépendant vis-à-vis d’elle. »[39] « L’union des membres avec la tête n’implique nullement qu’ils abdiquent leur autonomie ou qu’ils renoncent à exercer leurs fonctions ; bien au contraire, c’est de la tête qu’ils reçoivent l’impulsion ».[40]
Comment concilier cette exigence et la liberté responsable reconnue sinon par une formation sérieuse[41] qui est le véritable lien entre les laïcs et la hiérarchie, qu’elle soit ou non présente au sein de l’organisation ? Tous doivent s’engager[42] mais non sans se former: « même l’apôtre laïc, qui travaille parmi les ouvriers dans les usines et les entreprises, a besoin d’un savoir solide en matière économique, sociale et politique, et connaîtra donc aussi la doctrine sociale de l’Église ». Cette formation peut être assurée par les œuvres d’apostolat elles-mêmes aidées par le clergé, les ordres religieux ou encore les instituts séculiers.[43]
Par quel moyen ? Par ce qu’il appelle, peut-être inspiré par ce que font les communistes : une « cellule »[44] : « la « cellule » catholique doit intervenir dans les ateliers, mais aussi dans les trains, les autobus, les familles, les quartiers ; partout elle agira, donnera le ton, exercera une influence bienfaisante, répandra une vie nouvelle. »[45]
Nous avons accordé une grande place à l’enseignement du pape Pie XII parce que celui-ci, à partir de son approfondissement de la théologie du Corps mystique du Christ, a bien mis en évidence l’importance, au sein de l’Église, de tout baptisé, consacré ou laïc, et souligné le rôle irremplaçable du laïc dans l’Église et dans le monde. C’est sur cette base que le Concile va travailler[1] et notamment sous l’impulsion du cardinal Wojtyla, le futur Jean-Paul II qui, durant tout son pontificat s’emploiera à développer et promouvoir les prises de position conciliaires. Il est donc important de s’attarder aux textes du Concile qui touchent au problème qui nous intéresse ici.
Le théologien allemand Bernhard Häring, expert au Concile Vatican II, écrit, en 1966, « que l’avenir verra en premier lieu, dans ce Concile, le concile qui a rendu aux laïcs le rôle qu’ils doivent remplir dans l’Église. »[2]
Pour la première fois dans l’histoire de l’Église, en effet, un concile va longuement se pencher sur la personne du laïc et son rôle dans l’Église et dans le monde. Dans la Constitution dogmatique sur l’Église Lumen gentium (LG), texte essentiel, tout le chapitre IV leur est consacré. Mais il est déjà question d’eux dès le chapitre II qui définit le peuple de Dieu[3]. Ce n’est pas tout : leur est entièrement consacré le décret sur l’apostolat des laïcs Apostolicam actuositatem (AA) qui décrit longuement le pourquoi et le comment de l’engagement des laïcs. C’est à ces endroits précisément que le concile a repris, développé et approfondi les prises de position de Pie XII[4]. Enfin, pour nourrir et orienter l’action des laïcs, le concile va leur offrir le texte le plus long de l’ensemble, la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) sur l’Église dans le monde de ce temps.
Quant au cardinal Wojtyla, il a déployé une « très intense activité »[5] dans ce concile et notamment pour orienter le schéma sur l’Église qui deviendra la constitution dogmatique Lumen gentium et le schéma sur l’apostolat des laïcs qui deviendra le décret Apostolicam actuositatem. On sait que le futur Jean-Paul II a milité pour que soit mise en évidence l’unité du peuple de Dieu, pour que le laïcat soit fortement valorisé et que lui soient reconnus « le droit et le devoir d’être un agent actif de l’apostolat, en vertu de son baptême, et non en raison d’un mandat particulier »[6]. Ses interventions seront déterminantes[7] également dans la préparation de la constitution pastorale Gaudium et spes[8], non seulement au niveau de l’orientation générale mais aussi au niveau de la rédaction du texte au sein de la commission théologique chargée de ce travail. Le futur pape travailla en particulier sur le chapitre IV qui retiendra spécialement notre attention.[9] Le texte qui, après avoir décrit, avec une acuité particulière, l’état du monde contemporain, les obscurités, les changements psychologiques, moraux et religieux, les déséquilibres, les aspirations et les interrogations, propose, face aux différentes formes d’athéisme, la vision chrétienne de l’homme et de la société et les services que l’Église peut leur offrir.[10] C’est à cet endroit (chapitre IV) qu’est abordé « le rôle de l’Église dans le monde de ce temps. »[11]
Pour les Pères conciliaires, il s’agissait non seulement de répondre aux nécessités du temps mais aussi de revenir aux sources, aux Actes des Apôtres et aux épîtres qui montrent quelle place les laïcs occupèrent dans l’évangélisation aux premiers temps.
Comme le révèlent les Écritures, l’Église est « peuple de Dieu » et « Corps mystique du Christ ». En effet, « Par le baptême […] nous sommes rendus semblables au Christ »[1] et nous devenons tous, laïcs, religieux et clercs, « à titre égal »[2] et selon le célèbre passage de la 1re épître de Pierre, « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis, ceux qui autrefois n’étaient pas un peuple étant maintenant le peuple de Dieu »[3]. Puisque par le baptême nous sommes rendus semblables au Christ, membres de son Corps, et que le Christ est prêtre, prophète et roi, prêtre car il est le chemin vers Dieu, prophète parce qu’il est Parole de Dieu, et roi par l’obéissance et le service, nous aussi nous participons, chacun à sa manière et selon son état, à cette triple mission. Tout baptisé, et donc tout laïc chrétien, est prêtre dans la mesure où toutes les activités de la vie sont autant d’offrandes à Dieu.[4] Il est prophète dans la mesure où il témoigne par l’exemple et la parole de son espérance et l’exprime « à travers les structures de la vie du siècle » particulièrement dans le mariage et la famille qui est « le terrain d’exercice et l’école par excellence de l’apostolat des laïcs ».[5] Il est roi dans la mesure où il étend partout le règne du Christ : « règne de vérité et de vie, règne de sainteté et de grâce, règne de justice, d’amour et de paix, règne où la création elle-même sera affranchie de l’esclavage de la corruption pour connaître la liberté glorieuse des fils de Dieu ».[6]
Ainsi le Concile met en avant la commune égalité de dignité de tous les baptisés « du fait de leur régénération dans le Christ ». La conclusion est claire : « Il n’y a donc dans le Christ et dans l’Église, aucune inégalité qui viendrait de la race ou de la nation, de la condition sociale ou du sexe … ». Et le Concile insiste : « Si donc dans l’Église, tous ne marchent pas par le même chemin, tous, cependant sont appelés à la sainteté et ont reçu à titre égal la foi qui introduit dans la justice de Dieu […]. Quant à la dignité et à l’activité commune à tous les fidèles dans l’édification du Corps du Christ, il règne entre tous une véritable égalité. » Egalité et fraternité, pourrait-on dire, puisqu’il revient « aux pasteurs de l’Église qui suivent l’exemple du Seigneur, d’être au service les uns des autres et au service des autres fidèles ; à ceux-ci de leur côté d’apporter aux pasteurs et aux docteurs le concours empressé de leur aide. » Et même si tous ne suivent pas le même « chemin », si les fonctions et les rôles sont différents, « la diversité même des grâces, des ministères et des opérations contribue à lier les fils de Dieu en un tout. »[7] Car s’« il y a dans l’Église diversité de ministères », il y a « unité de mission. »[8]
Vu ce qui précède, la définition traditionnelle du laïc, celui qui n’est ni clerc ni religieux, va se compléter de manière positive : « Sous le nom de laïcs, on entend ici l’ensemble des chrétiens qui ne sont pas membres de l’ordre sacré et de l’état religieux sanctionné dans l’Église[1], c’est-à-dire les chrétiens qui, étant incorporés au Christ par le baptême, intégrés au peuple de Dieu, faits participants à leur manière de la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, exercent, pour leur part, dans l’Église et dans le monde, la mission qui est celle de tout le peuple chrétien. » [2]
Quant à « l’apostolat », il désigne désormais « toute activité du Corps mystique qui tend vers ce but : étendre le règne du Christ à toute la terre, pour la gloire de Dieu le Père »[3] .
A cet apostolat, tous sont conviés. Tous les fidèles « ont le droit et le devoir d’exercer l’apostolat ».[4] Et le Concile insiste : « à cet apostolat, tous sont députés ». Cet apostolat « concerne tous les chrétiens sans exception ».[5] « A tous s’impose le devoir de coopérer à l’extension et au progrès du règne du Christ dans le monde. »[6]
L’Église a pour mission d’annoncer l’Évangile à tout homme. Cet homme, n’est pas un être désincarné. Il est né dans un pays déterminé, a été nourri d’une culture particulière. Il travaille, subit ou exerce un pouvoir politique, etc.. C’est cet homme, tout entier, dans l’intégralité de sa nature spirituelle et corporelle, c’est cet être de relations, personnel et social que l’Église veut servir.[1]
Eclairé par cette bonne nouvelle, l’homme, membre du « peuple de Dieu », laïc, prêtre ou religieux, s’efforce d’y conformer son cœur et son esprit mais aussi toutes ses actions, dans quelque situation qu’il soit. Il devient, dans toutes les circonstances de sa vie, témoin de l’Évangile, en pensée, en paroles et en acte.
Par ailleurs, comme toutes les choses créées dépendent de Dieu, l’homme ne peut en disposer sans référence au Créateur[2]. Dès lors, il faut « construire le monde tel que Dieu le veut »[3]. Il faut que toute activité humaine « soit conforme au bien authentique de l’humanité, selon le dessein et la volonté de Dieu, et qu’elle permette à l’homme, considéré comme individu ou comme membre de la société, de s’épanouir selon la plénitude de sa vocation. »[4] L’homme, créé »_ à l’image de Dieu », capable de connaître et d’aimer son Créateur,_ […] a été constitué seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer et pour s’en servir, en glorifiant Dieu. »[5]
[1]
Il serait donc absurde de rejeter, négliger, dévaloriser l’engagement temporel sous prétexte que le « Royaume n’est pas de ce monde »[2] ou que la foi suffit et il serait incohérent de s’engager sans tenir compte des exigences de sa foi. Le concile Vatican II n’a pas hésité à considérer ce « divorce » entre la foi et l’engagement temporel comme une des « plus graves erreurs de notre temps ». Il n’est pas inutile de relire ce texte[3] qui s’adresse surtout aux laïcs (les précisions sur les « tâches terrestres » l’insinuent) : « Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et l’autre cité[4], à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future (cf. He 13,14), croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant (cf. 2 Th 3, 6-13 ; Ep 4, 28). Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse - celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées. Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus graves erreurs de notre temps. Ce scandale, déjà dans l’Ancien Testament, les prophètes le dénonçaient avec véhémence et, dans le Nouveau Testament avec plus de force encore, Jésus-Christ lui-même le menaçait de graves châtiments (cf. Mt. 23, 3-33 ; Mc. 7, 10-13). Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus envers Dieu lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu ».
L’indifférence aux tâches terrestres qu’on peut appeler « surnaturalisme », risque d’être sanctionnée tôt ou tard dans les faits et, indépendamment de son égoïsme plus ou moins latent, ne peut se vivre, en définitive, sans quelque désagrément. Le Concile est clair : « aucune activité humaine, fût-elle d’ordre temporel, ne peut être soustraite à l’empire de Dieu. »[5]
L’autre attitude qui consiste à vivre les activités profanes sans les pénétrer des exigences de la foi, en athée, pourrait-on dire, est très répandue. C’est la raison pour laquelle, sans doute, le texte s’y attarde davantage, et dans des termes très sévères, dans la mesure où les chrétiens qui vivent cette séparation portent un contre-témoignage scandaleux sans même s’en rendre compte la plupart du temps. C’est une déviation fréquente qu’il convient de dénoncer sans relâche car, outre sa propre inconsistance, elle favorise, dans bien des cas, l’injustice
Le chapitre IV place donc clairement les laïcs face à leurs responsabilités en condamnant aussi bien le surnaturalisme que l’activisme et refusant en même temps que l’on crée une « opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. »[6]
Mais si la séparation du spirituel et du temporel conduit à des aberrations, la confusion des deux domaines en produit tout autant.
Il ne suffit pas d’être un saint bien intentionné pour faire un bon chef d’entreprise ou un député efficace. Le Concile Vatican II l’a une fois de plus bien expliqué : « Si par autonomie des réalités terrestres, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime : non seulement elle est revendiquée par les hommes de notre temps, mais elle correspond à la volonté du Créateur. C’est en vertu de la création même que toutes choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propres, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques. L’homme doit respecter tout cela et reconnaître les méthodes particulières à chacune des sciences et techniques. C’est pourquoi la recherche méthodique, dans tous les domaines du savoir, si elle est menée d’une manière vraiment scientifique et si elle suit les normes de la morale, ne sera jamais réellement opposée à la foi : les réalités profanes et celles de la foi trouvent leur origine dans le même Dieu (Cf. Conc. Vat. I, Const. dogm. De fide cath., cap. III). Bien plus, celui qui s’efforce, avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses, celui-là, même s’il n’en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu, qui soutient tous les êtres et les fait ce qu’ils sont »[1].
Chaque domaine de l’activité terrestre a ses lois et ses méthodes. Il réclame, sous peine d’inefficacité, la compétence appropriée. Si certaines vertus morales sont absolument indispensables dans l’engagement social, politique, économique ou culturel, elles ne peuvent suffire : « L’action concrète dans le domaine des réalités temporelles, selon les indications du Magistère, est principalement la tâche des laïcs, qui doivent se laisser guider constamment par leur conscience chrétienne. il est donc juste qu’ils acquièrent, en même temps que la formation morale et spirituelle, les compétences nécessaires dans le domaine scientifique et politique qui les rendent aptes à mener une action efficace, mise en œuvre selon de justes critères moraux »[2].
Le concile proclame ainsi la fin du cléricalisme même si la tentation demeure comme nous le verrons. La prise de position du Concile enlève par le fait même aux laïcs et a fortiori aux laïcistes[3] toute raison de verser dans l’anticléricalisme puisque il est clairement demandé aux clercs de cesser de rêver d’un pouvoir direct sur les affaires temporelles où ils n’ont pas, en principe, de responsabilités.
S’il faut distinguer mais non séparer les matières et les domaines d’action, il ne faut pas non plus confondre les rôles. En effet, la mission de tout chrétien ne s’exerce pas de manière unique mais selon l’état de vie de chacun[1]. Ainsi, même si « les laïcs peuvent encore, de diverses manières, être appelés à coopérer plus immédiatement avec l’apostolat hiérarchique »[2], « les laïcs sont appelés tout spécialement à assurer la présence et l’action de l’Église dans les lieux et les circonstances où elle ne peut devenir autrement que par eux le sel de la terre »[3] C’est à eux que « reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à cœur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives et à en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre »[4].
A cet endroit, Gaudium et spes reprend l’enseignement de Lumen gentium qui déclarait déjà que « la vocation propre des laïcs consiste à chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu. Ils vivent au milieu du siècle, c’est-à-dire engagés dans tous les divers devoirs de la vie familiale et sociale dont leur existence est comme tissée. A cette place, ils sont appelés par Dieu pour travailler comme du dedans à la sanctification du monde, à la façon d’un ferment, et en exerçant leurs propres charges sous la conduite de l’esprit évangélique, et pour manifester le Christ aux autres avant tout par le témoignage de leur vie, rayonnant de foi, d’espérance et de charité. C’est à eux qu’il revient, d’une manière particulière, d’éclairer et d’orienter toutes les réalités temporelles auxquelles ils sont étroitement unis, de telle sorte qu’elles se fassent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur »[5].
Le décret sur l’apostolat des laïcs le répétera encore une fois : « Les laïcs doivent assumer comme leur tâche propre le renouvellement de l’ordre temporel. Eclairés par la lumière de l’Évangile, conduits par l’esprit de l’Église, entraînés par la charité chrétienne, ils doivent en ce domaine agir par eux-mêmes d’une manière bien déterminée. membres de la cité, ils ont à coopérer avec les autres citoyens suivant leur compétence particulière en assumant leur propre responsabilité et à chercher partout et en tout la justice du royaume de Dieu. L’ordre temporel est à renouveler de telle manière que, dans le respect de ses lois propres et en conformité avec elles, il devienne plus conforme aux principes supérieurs de la vie chrétienne et soit adapté aux conditions diverses des lieux, des temps et des peuples. Parmi les tâches de cet apostolat l’action sociale chrétienne a un rôle éminent à jouer. le Concile désire la voir s’étendre aujourd’hui à tout le secteur temporel sans oublier le plan culturel. »[6]
Telle est la tâche propre des laïcs[7] qui se trouvent ainsi, selon le mot de Pie XII « aux premières lignes de la vie de l’Église »[8].
Tâche propre mais non exclusive[9] précise GS. Les tâches d’enseignement et les œuvres caritatives sont effet dans le prolongement direct de la mission de l’Église tout entière, « mère et éducatrice des peuples ». Mais pour ce qui est des autres tâches temporelles, on ne peut guère admettre, pour les clercs, qu’un rôle supplétif et temporaire exceptionnel et toujours soumis à l’autorité supérieure.
Vis-à-vis des « activités séculières », la tâche ordinaire des clercs est peut-être d’éclairer, de former, de conseiller, quand ils sont seuls au courant de la doctrine sociale chrétienne[10], mais surtout et toujours de nourrir et soutenir spirituellement les laïcs engagés. « qu’ils attendent des prêtres, souhaite le Concile, lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités »[11].
Le texte précise encore : « Quant aux évêques, qui ont reçu la charge de diriger l’Église de Dieu, qu’ils prêchent avec leurs prêtres le message du Christ de telle façon que toutes les activités terrestres des fidèles puissent être baignées de la lumière de l’Évangile. En outre, que tous les pasteurs se souviennent que, par leur comportement quotidien et leur sollicitude, ils manifestent au monde un visage de l’Église d’après lequel les hommes jugent de la force et de la vérité du message chrétien. Par leur vie et par leur parole, unis aux religieux et à leurs fidèles, qu’ils fassent ainsi la preuve que l’Église, par sa seule présence, avec tous les dons qu’elle apporte, est une source inépuisable de ces énergies dont le monde d’aujourd’hui a le plus grand besoin. qu’ils se mettent assidûment à l’étude, pour être capables d’assumer leurs responsabilités dans le dialogue avec le monde et avec les hommes de toute opinion. Mais surtout, qu’ils gardent dans leur cœur ces paroles du Concile : « Parce que le genre humain, aujourd’hui de plus en plus, tend à l’unité civile, économique et sociale, il est d’autant plus nécessaire que les prêtres, unissant leurs préoccupations et leurs moyens sous la conduite des évêques et du Souverain Pontife, écartent tout motif de dispersion pour amener l’humanité entière à l’unité de la famille de Dieu » (LG 28). »[12]
Le rôle des prêtres est donc d’abord d’apporter aux laïcs « lumières et forces spirituelles ». Autrement dit, le rôle des clercs (pape, évêques, prêtres et religieux)[1] est de soutenir l’action des laïcs, par le service sacramentel et par l’enseignement. Celui-ci, se limitant, si l’on peut dire, « au rappel de quelques vérités majeures dont [le Concile] expose les fondements à la lumière de la Révélation. [Le Concile] insiste ensuite sur quelques conséquences qui revêtent une importance particulière en notre temps. » [2] Il s’ensuit que « l’Église, gardienne du dépôt de la parole divine, où elle puise les principes de l’ordre religieux et moral, n’a pas toujours, pour autant, une réponse immédiate » aux questions que l’on peut se poser sur l’activité humaine, mais « elle désire toutefois joindre la lumière de la révélation à l’expérience de tous, pour éclairer le chemin où l’humanité vient de s’engager. »[3] C’est précisément aux laïcs de trouver comment appliquer concrètement cette doctrine suivant les situations particulières et changeantes dans lesquelles ils se trouvent. Leur revient donc la tâche d’élaborer des programmes, c’est-à-dire d’inventer les solutions techniques susceptibles de résoudre les problèmes qui se posent dans les différents domaines de l’activité temporelle. Si l’Église hiérarchique, « gardienne des mœurs et de la foi », est bien placée pour réfléchir aux conditions d’une économie conforme aux exigences évangéliques, nul n’est mieux placé que le chef d’entreprise pour appliquer concrètement, de la manière la plus adéquate, ces directives. C’est d’abord une question de compétence.
Il arrivera, tout naturellement, que la même doctrine puisse inspirer des programmes différents. Il n’y a là rien d’étonnant ni de scandaleux si tout se vit dans le dialogue, la charité et la recherche du bien commun. La vision chrétienne des choses inclinera les laïcs « à telle ou telle solution, selon les circonstances. mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit. S’il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église. Que toujours, dans un dialogue sincère, ils cherchent à s’éclairer mutuellement, qu’ils gardent entre eux la charité et qu’ils aient avant tout le souci du bien commun »[4]. Ainsi, en s’appuyant sur le même droit à la liberté d’enseignement[5], des chrétiens, suivant les circonstances, les opportunités, les traditions, peuvent penser faire vivre l’école catholique à travers un régime de subventions, par la technique du chèque scolaire, une utilisation appropriée de l’impôt ou une privatisation intégrale.[6]
Comment l’unité peut-elle être vécue à travers la diversité des engagements et dans la mesure où les laïcs jouissent d’une certaine autonomie ? La « juste autonomie », comme l’avait déjà indiqué Pie XII, ne peut être l’effet que d’une formation sérieuse et continue.
Tout d’abord, rappelons-nous que par les sacrements tous les fidèles reçoivent des dons qu’ils ont « le droit et le devoir d’exercer […] dans l’Église et dans le monde, pour le bien des hommes et l’édification de l’Église. »[1] Par leur vie spirituelle, les fidèles, à l’image de Marie, doivent vivre et agir constamment et partout unis au Christ , guidés par l’Esprit-Saint pour répandre la charité divine.[2] Pour cela, « les laïcs doivent chercher à connaître toujours plus profondément la vérité révélée, et demander instamment à Dieu le don de sagesse. »[3]
L’efficacité de l’apostolat nécessite « une formation à la fois différenciée et complète »[4] dès le plus jeune âge par les parents, les prêtres, les catéchistes, les enseignants, les groupements et associations. Ils doivent assurer cette formation en vue de l’action : « leurs membres réunis en petits groupes[5] avec leurs compagnons ou leurs amis, examinent les méthodes et les résultats de leur action apostolique et cherchent ensemble dans l’Évangile à juger leur vie quotidienne »[6]
Une formation complète puisque l’apostolat des laïcs peut et doit s’exercer dans l’Église et dans le monde. Cela signifie que le laïc doit veiller à sa formation et sa vie spirituelles, acquérir une bonne connaissance du monde actuel, une solide connaissance doctrinale, théologique, morale et philosophique adaptée aux circonstances et à sa personnalité, cultiver les valeurs humaines pour voir, juger et surtout agir.[7]
Une formation différenciée suivant le type d’apostolat. Si le laïc se consacre à l’évangélisation au sens premier du terme, il doit entrer en dialogue avec d’autres croyants et avec des incroyants. A cet effet, il est nécessaire qu’il étudie les différents points remis en cause par ces personnes. S’il se consacre à la transformation chrétienne du temporel, il doit comprendre la valeur et la signification des biens temporels en eux-mêmes et par rapport à la fin de l’homme en étant attentif « au bien commun suivant les principes de la doctrine morale et sociale de l’Église. Les laïcs doivent assimiler tout particulièrement les principes et les conclusions de cette doctrine sociale, de sorte qu’ils deviennent capables de travailler pour leur part à son développement aussi bien que de l’appliquer correctement aux cas particuliers. » S’il veut se consacrer aux œuvres de charité et de miséricorde, il faut que dès l’enfance il ait été entraîné à compatir et « pourvoir avec générosité » aux besoins de ceux qui souffrent.[8]
Les laïcs ont un « rôle propre et absolument nécessaire dans la mission de l’Église. L’apostolat des laïcs, en effet, ne peut jamais manquer à l’Église, car il est une conséquence de leur vocation chrétienne. » De plus, « les circonstances actuelles réclament d’eux […] un apostolat toujours plus intense et plus étendu. » Leur engagement est d’une « urgente nécessité »[1] en tous lieux : l’Église et le monde, deux ordres distincts mais liés comme nous avons vu.[2]
Il s’agit globalement de lutter contre toutes les formes de pauvreté spirituelle, morale, intellectuelle, sociale, politique, culturelle et surtout contre leurs causes. Pour cela, les laïcs s’engageront dans la communauté ecclésiale, avec les prêtres[3], au sein de leur famille[4], auprès des jeunes[5], dans leur milieu social qui « est tellement le travail propre et la charge des laïcs que personne ne peut l’assumer comme il faut à leur place » par la vie et la parole[6]. Il n’est pas jusqu’aux secteurs national et international où ils doivent « promouvoir le vrai bien commun », « collaborer avec tous les hommes de bonne volonté pour promouvoir tout ce qui est vrai, juste, saint, digne d’être aimé », développer la solidarité et la « transformer en un désir sincère et effectif de fraternité ».[7]
Les modes d’apostolat sont eux-mêmes divers.
Il peut s’exercer de manière individuelle, par l’exemple, la parole, la charité. Ce type d’apostolat est nécessaire et urgent, il est parfois le seul possible et il est accessible à tous. Peu nombreux ou dispersés, les fidèles « peuvent se rassembler utilement par petits groupes, sans aucune forme rigide d’institution ou d’organisation » pour se former ou s’entraider comme nous l’avons vu plus haut.[1]
Il peut être organisé et cette modalité d’action est « souverainement nécessaire »[2]. Ici aussi, les formes peuvent en être multiples et « le lien nécessaire avec l’autorité ecclésiastique étant assuré, les laïcs ont le droit de fonder des associations, de les diriger et d’adhérer à celles qui existent. »[3]
Enfin, rappelons que subsistent les institutions d’Action catholique « en union particulièrement étroite avec la hiérarchie » puisqu’elles « poursuivent des buts proprement apostoliques ».[4]
Certes « comme tous les fidèles, les laïcs doivent embrasser, dans la promptitude de l’obéissance chrétienne, ce que les pasteurs sacrés en tant que représentants du Christ, décident au nom de leur magistère et de leur autorité dans l’Église »[1]. C’est évidemment la référence à la même foi et aux mêmes principes moraux fondamentaux qui doit assurer la cohérence des actions entreprises par le peuple de Dieu.
Toutefois, les pasteurs sacrés savent qu’ils ne peuvent, sans les laïcs, accomplir l’ensemble de la mission. Ils ont une « mission à l’égard des fidèles » et doivent en même temps « reconnaître les ministères et les grâces propres à ceux-ci ».[2] Il leur revient d’offrir aux laïcs « les ressources qui viennent des trésors spirituels de l’Église », parole de Dieu et sacrements. Ils ont à « reconnaître et promouvoir la dignité et la responsabilité des laïcs dans l’Église ». Ils doivent leur faire confiance « leur laissant la liberté et la marge d’action, stimulant même leur courage pour entreprendre de leur propre mouvement. » Ils accorderont « attention et considération dans le Christ aux essais, vœux et désirs proposés par les laïcs », ils respecteront et reconnaîtront « la juste liberté qui appartient à tous dans la cité terrestre. » Les laïcs sont aussi utiles à l’apostolat des prêtres car « avec l’aide de l’expérience des laïcs », ils seront « mis en état de juger plus distinctement et plus exactement en matière spirituelle aussi bien que temporelle » pour que toute l’Église ainsi remplisse « plus efficacement sa mission pour la vie du monde ». Qui plus est, les laïcs sont invités à confier aux pasteurs leurs besoins et leurs vœux « avec toute la liberté et la confiance qui conviennent à des fils de Dieu et à des frères dans le Christ ». Ils ont aussi « la faculté et même parfois le devoir de manifester leur sentiment en ce qui concerne le bien de l’Église. »[3]
Quant à la hiérarchie, il lui appartient « de favoriser l’apostolat des laïcs, de lui donner principes et assistance spirituelle, d’ordonner son exercice au bien commun de l’Église, et de veiller à ce que la doctrine et les dispositions fondamentales soient respectées. »[4]
Concrètement, les liens varieront selon les formes et les buts de l’apostolat. Le Concile envisage trois grands cas.
Il y a tout d’abord l’apostolat libre. Il s’agit d’« un certain nombre d’initiatives apostoliques qui doivent leur origine au libre choix des laïcs et dont la gestion relève de leur propre jugement prudentiel. » Il peut arriver « que la hiérarchie les loue et les recommande ». Mais ces initiatives n’ont pas besoin du consentement de l’Église à condition qu’elles ne s’arrogent pas le nom « catholique » réservé aux œuvres officiellement reconnues.
Ces œuvres reconnues explicitement par la hiérarchie ou qui ont reçu d’elle un « mandat » opèrent « sans enlever aux laïcs la nécessaire faculté d’agir de leur propre initiative. »
Enfin, existe aussi un apostolat pleinement soumis lorsque les laïcs reçoivent de la hiérarchie des charges étroitement liées aux devoirs des pasteurs : l’enseignement de la doctrine chrétienne, l’intervention dans certains actes liturgiques ou dans le soin des âmes.
A côté des initiatives apostoliques, il y a aussi des œuvres et institutions d’ordre temporel : ceux qui s’y engagent doivent écouter l’enseignement et l’interprétation donnés par la hiérarchie des principes moraux à suivre en la matière. La hiérarchie peut porter un jugement sur l’orientation choisie.[5]
Dans son souci manifeste de favoriser l’engagement des laïcs, le concile a souhaité la création d’« un secrétariat spécial pour le service et la promotion de l’apostolat des laïcs » auprès du Saint-Siège , secrétariat d’information, de conseil et de recherche auquel les laïcs participeraient.[6]
Durant tout son pontificat, Jean-Paul II[1] va mettre en œuvre les enseignements du Concile, les développer, les illustrer et les diffuser largement. Tout ce qui concerne l’action et la formation du laïcat retiendra particulièrement son attention.
d’emblée, comme ses prédécesseurs, il va insister sur la nécessité et l’urgence de l’engagement de chaque baptisé : « L’Église, en effet, en tant que peuple de Dieu, est aussi, selon l’enseignement déjà cité de saint Paul et admirablement rappelé par Pie XII, « Corps mystique du Christ ». Le fait de lui appartenir dérive d’un appel particulier uni à l’action salvifique de la grâce. Si nous voulons donc considérer cette communauté du peuple de Dieu, si vaste et tellement différenciée, nous devons avant tout regarder le Christ, qui dit d’une certaine manière à chaque membre de cette communauté : « Suis-moi (Jn 1, 43) ». C’est cela la communauté des disciples dont chaque membre suit le Christ de manière diverse, parfois très consciente et cohérente, parfois peu consciente et très incohérente. En ceci se manifestent aussi l’aspect profondément « personnel » et la dimension de cette société qui, en dépit de toutes les déficiences de la vie communautaire, au sens humain du terme, est communauté précisément par le fait que tous la constituent avec le Christ lui-même, ne fût-ce que parce qu’ils portent dans leur âme le signe indélébile du chrétien. »[2]
En 1987, du 1er au 30 octobre, il convoque un Synode auquel participeront soixante laïcs, hommes et femmes[3], pour traiter des « laïcs dans l’Église et dans le monde, vingt ans après le concile Vatican II » . Un thème qui « touche en fait la composante la plus vaste du peuple de Dieu, nos frères et sœurs du laïcat qui, en vertu du baptême, forment tous ensemble avec nous une seule grande famille, l’Église. » Et « nous savons que, dans cette Église, il y a « diversité de ministères, mais unité de mission ». »[4]
Jean-Paul II précise les raisons de sa convocation. Cette réunion est importante tout d’abord parce qu’« au concile, écrit-il, nous avons contracté une dette envers l’Esprit-Saint, une dette que nous soldons par l’effort constant que nous faisons pour comprendre et actualiser tout ce que l’Esprit-Saint a suggéré à l’Église. » Ensuite, il s’agit de « confirmer la vocation de l’Église, la corroborer, lui donner des impulsions et des motivations nouvelles pour que cette Église puisse répondre aux exigences pastorales, en pleine fidélité à l’Esprit-Saint qui le guide. »[5]
Un observateur note que cette démarche synodale « loin de se limiter à la simple reprise des textes conciliaires […] constitue une authentique mise en œuvre de l’expérience conciliaire. »[6]
Le 30 décembre 1988, le pape publie une exhortation apostolique post-synodale intitulée Christifideles laïci (CL) sur la vocation et la mission des laïcs dans l’Église et dans le monde, exhortation présentée comme « un document de conclusion sur le laïcat chrétien ».[7]
Notons, la nuance est importante, que dans tout le texte officiel, en latin, l’expression christifideles laïci est sans cesse employée et elle n’est jamais remplacée simplement, sauf dans quelques citations de textes antérieurs, par le mot laïci . L’expression a été réduite, dans la traduction française, à « fidèles laïcs » sans doute par facilité car, si l’on veut scrupuleusement respecter le texte latin, il faudrait dire les fidèles du Christ ou ceux qui croient au Christ et qui sont laïcs.[8] Parmi ceux qui croient au Christ, on s’adresse spécialement aux laïcs. Manière de signifier que les fidèles laïcs font partie intégrante de l’ensemble des fidèles au même titre que les fidèles ordonnés.
Tout l’exhortation Christifideles laÏci s’articule à partir de l’image de la vigne où les ouvriers sont appelés.[1]
Pour parler de ces ouvriers, Jean-Paul II s’appuie sur l’enseignement de Pie XII et des deux documents conciliaires Lumen gentium et Apostolicam actuositatem, analysés plus haut. Il reprend aussi, bien sûr, les propositions du synode pour affirmer que les laïcs ne sont pas simplement des ouvriers envoyés à la vigne. Ils sont une partie de la vigne qui représente Jésus et le peuple de Dieu[2] . Par le baptême nous sommes régénérés, devenons fils et filles de Dieu et membres du Corps du Christ et de l’Église. Par le baptême puis la confirmation, nous participons à la mission du Christ, unique Sauveur, soutenus par l’eucharistie : « Par leur appartenance au Christ, Seigneur et Roi de l’Univers, les fidèles laïcs participent à son office royal et sont appelés par Lui au service du Royaume de Dieu et à sa diffusion dans l’histoire ».[3]
Telle est la source de l’identité, de la dignité et de la vocation des laïcs qui, comme tout le Peuple de Dieu, selon l’Esprit, participent à la triple mission du Christ prêtre, prophète et roi, comme dit précédemment, en consacrant le monde, en annonçant l’Évangile et l’incarnant dans toute leur vie, enfin en détruisant en eux le péché, en servant Jésus dans leurs frères et en rendant à la création sa valeur originelle
Il ressort de tout ce qui précède qu’au sein du peuple de Dieu, il y a égalité entre tous les baptisés et que « le fidèle laïc est coresponsable, avec tous les ministres ordonnés et avec les religieux et les religieuses, de la mission de l’Église ». Coresponsable, à sa manière, selon « une modalité qui le distingue sans toutefois l’en séparer, du prêtre, du religieux, de la religieuse ». Le caractère propre du laïc est le caractère séculier qui l’ordonne au renouvellement de tout l’ordre temporel. Les laïcs doivent « chercher le règne de Dieu précisément à travers la gérance des choses temporelles qu’ils ordonnent selon Dieu ».[4] Le monde est « le milieu et le moyen de la vocation chrétienne des fidèles laïcs, parce qu’il est lui-même destiné à glorifier Dieu le Père dans le Christ. »[5] C’est dans le monde que le laïc est appelé comme tout baptisé « à la sainteté, c’est-à-dire à la perfection de la charité ». L’appel à la sainteté est adressé « sans aucune différence » [6] c’est-à-dire « à tous ceux qui croient au Christ, quels que soient leur état et leur rang. »[7] Et « la sainteté de leur être » doit se manifester « dans la sainteté de tout leur agir »[8], particulièrement dans toutes « les réalités temporelles et dans la participation aux activités terrestres ».[9]
Le lecteur qui se rappelle l’enseignement du Concile ne sera pas étonné de lire que « Les fidèles laïcs doivent se sentir partie prenante dans cette entreprise, appelés qu’ils sont à annoncer et à vivre l’Évangile, en servant la personne humaine et la société dans tout ce que l’une et l’autre présentent de valeurs et d’exigences. »[1]
L’appel lancé par le Seigneur aux ouvriers pour qu’ils aillent travailler à sa vigne, concerne tous les fidèles laïcs sans exception. C’est une « exigence » : l’inaction « est plus répréhensible que jamais. Il n’est permis à personne de rester à ne rien faire ». Pourquoi ? Parce que « chacun […] est configuré au Christ par la foi et les sacrements de l’initiation chrétienne, est inséré comme un membre vivant dans l’Église, et est sujet actif de sa mission de salut. »[2] Les chrétiens doivent être le « sel » et la « lumière » de ce monde.[3]
Toutes les personnes sont concernées, « toutes et chacune, appelées à travailler pour l’avènement du Royaume de Dieu, selon la diversité des vocations, et des situations, des charismes et des ministères », selon l’âge, le sexe, les qualités personnelles, les conditions de vie. Toutes, sans exception, sont « membres de l’unique Corps du Christ »[4] et doivent travailler à la vigne du Seigneur. Toutes sont appelées à « vivre l’égale dignité chrétienne et la vocation universelle à la sainteté dans la perfection de l’amour » suivant des modalités « diverses et complémentaires ». « Tous les états de vie sont au service de la croissance de l’Église ». La spécificité de l’état du fidèle laïc est de vivre dans le siècle et de rappeler, à sa manière aux clercs « le sens des réalités terrestres et temporelles dans le dessein salvifique de Dieu ».[5] « A l’intérieur de l’état de vie laïque se trouvent différentes « vocations » mais tous sont appelés à la sainteté. « Aucun talent, fût-ce le plus petit, ne peut rester caché et inutilisé. »[6]
L’« appel du Seigneur [est] adressé à tous, et en particulier aux fidèles laïcs, hommes et femmes. » Tout baptisé doit avoir la « conscience ecclésiale, c’est-à-dire la conscience d’être membre de l’Église de Jésus-Christ et de participer à son mystère de communion et à son énergie apostolique et missionnaire. » Il doit également avoir « conscience de l’extraordinaire dignité qui leur a été donnée par le Baptême : par grâce, nous sommes appelés à être des enfants aimés du Père, membres incorporés à Jésus-Christ et à son Église, temples vivants et saints de l’Esprit. »[7]
Quand Jean-Paul II, à la suite du Synode, place tous les baptisés face à leurs responsabilités, il entend bien toucher tout le monde chrétien sans exception, du plus petit au plus âgé. La suite le prouve.
Les enfants ont un rôle : ils nous révèlent des conditions essentielles pour entrer dans le royaume.[8] Ils enrichissent la famille et l’Église et humanisent la société.[9]
Les jeunes[10], en dialogue avec l’Église, doivent être encouragés à « devenir des sujets actifs, qui prennent part à l’évangélisation et à la rénovation sociale »[11]
Les hommes et les femmes sont, bien sûr convoqués. Jean-Paul II insiste sur la contribution des femmes à l’apostolat. Cette contribution est indispensable en fonction de leur dignité personnelle et de leur égalité avec les hommes et alors qu’elles sont souvent victimes d’abus, de discrimination et de marginalisation. « Elles doivent se sentir engagées comme protagonistes au premier plan. » et participer pleinement « tant à la vie de l’Église qu’à la vie sociale et publique » en fonction de leurs dons, responsabilités particulières, de leur « vocation spéciale ».[12] Le Saint Père insiste pour que l’on étudie et approfondisse « les fondements anthropologiques de la condition masculine et féminine »[13] car la femme participe « comme l’homme à la triple fonction de Jésus-Christ, Prêtre, Prophète et Roi ». Elle n’a pas accès au sacerdoce ministériel mais elle participe aux « Conseils pastoraux diocésains et paroissiaux, comme également aux Synodes diocésains et aux Conciles particuliers ». Elle participe à l’évangélisation et à la catéchèse dans la famille et les divers lieux d’éducation. Les problèmes de notre temps « exigent la présence active des femmes et, précisons-le, leur contribution typique et irremplaçable. » Elles ont deux tâches en particulier : « donner toute sa dignité à la vie d’épouse et de mère » et « assurer la dimension morale de la culture, c’est-à-dire une dimension vraiment humaine, conforme à la dignité de l’homme dans sa vie personnelle et sociale. » La femme nous révèle la priorité des valeurs humaines « à commencer par la valeur fondamentale de la vie ». Ainsi s’ouvre un champ d’apostolat important pour la femme : dans toutes les dimensions qu’elles soient socio-économiques ou socio-politiques de la vie des communautés politiques, « il faut respecter et promouvoir la dignité personnelle de la femme et sa vocation spécifique : dans le domaine non seulement individuel mais aussi communautaire »[14] Ceci dit, « on a à déplorer l’absence ou la présence insuffisante des hommes, dont un certain nombre se soustrait à ses propres responsabilités ecclésiales, de sorte que, seules, des femmes s’emploient à y faire face ». Jean-Paul II évoque « la participation à la prière liturgique à l’église, l’éducation et en particulier la catéchèse des enfants, la présence aux rencontres religieuses et culturelles, la collaboration aux initiatives de charité et aux entreprises missionnaires. » C’est « ensemble que les époux, en tant que couple, les parents et les enfants, en tant que famille, doivent vivre leur service de l’Église et du monde » à l’image de ce que le créateur a prévu à l’origine « que l’être humain soit « comme l’unité de deux ». »[15]
Les malades et les souffrants sont envoyés aussi comme ouvriers à la vigne « sous des modalités nouvelles et même plus précieuses ».[16] La personne malade, handicapée, souffrante bénéficie des services spirituels et humains offerts par les consacrés et les laïcs et, en même temps, est un « sujet actif et responsable de l’œuvre d’évangélisation et de salut » par sa « participation à la souffrance salvifique du Christ » et son témoignage.[17]
Enfin, pour les personnes âgées la mission est toujours possible et reste un devoir quel que soit l’âge mais elle prend une forme nouvelle.[18]
Nous savons qui sont les « ouvriers » mais quelle est cette « vigne », quel est ce monde où nous sommes appelés à agir sachant que Jésus-Christ, bonne nouvelle, fait de toute l’Église « le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »[1] ?
Gaudium et spes avait aussi offert une image du monde de son époque avec ses lumières et ses ombres. Trente ans plus tard, on peut relever des valeurs mais aussi « des problèmes et des difficultés encore plus graves que celles décrites par le Concile »[2] qui rendent une fois encore nécessaire et urgente la mobilisation de tous.
L’indifférence religieuse et diverses formes d’athéisme ont progressé: non contents de rejeter toute influence religieuse sur la vie sociale, bien des hommes aujourd’hui se croient investis d’une liberté totale au point parfois de se prendre pour Dieu. Il n’empêche qu’en même temps on constate que subsiste un besoin religieux.[3]
La personne humaine est ballotée entre anéantissement et idolâtrie. Elle voit sa « dignité piétinée », elle est « instrumentalisée » et de plus en plus de législations portent atteinte à des droits fondamentaux : à la vie, à l’intégrité du corps, à la famille, à la procréation responsable, à des conditions de vie décentes, à la participation aux affaires publiques, à la liberté de conscience et de religion alors que beaucoup réclament le respect de leur dignité et manifestent la volonté de jouer un rôle dans les divers secteurs de la société.[4]
L’aspiration à la paix dans la justice est contrebalancée malheureusement et gravement par la volonté de puissance de certains états, la violence, la guerre et le terrorisme.[5]
Mais il y a encore un autre mal très grave qui touche les fidèles laïcs sur qui l’Église compte tant ! Les laïcs cèdent parfois à deux tentations : celle « de se consacrer avec un si vif intérêt aux services et aux tâches de l’Église, qu’ils en arrivent parfois à se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques au plan professionnel, social, économique, culturel et politique », et celle, en sens inverse, « de légitimer l’injustifiable séparation entre la foi et la vie, entre l’accueil de l’Évangile et l’action concrète dans les domaines temporels et terrestres les plus divers. »[6] Autrement dit, les premiers oublient que leur première mission de chrétiens est dans le monde ; les seconds estiment que leur action dans le monde n’a rien à voir avec leur foi. Alors que tous les aspects de la vie du laïc, tous les lieux qu’il fréquente, toutes les relations qu’il entretient doivent être informés du message du Christ. Voyons cela de plus près.
L’Église se définit comme une communion des chrétiens avec le Christ et communion des chrétiens entre eux. Cette Église-communion se construit et vit par l’écoute de la Parole et par les sacrements.[1] Elle est le nouveau Peuple de Dieu en marche vers le Royaume sous la conduite de l’Esprit. Une Église-corps dont tous les membres sont divers et complémentaires mais toujours reliés entre eux par l’Esprit qui est l’âme de ce corps et qui distribue parmi les fidèles laïcs charismes, charges et ministères.[2]
On pense d’abord aux ministres ordonnés c’est-à-dire qui ont reçu le sacrement de l’Ordre. C’est le ministère des prêtres qui sont ordonnés au service de tout le peuple de Dieu, service nécessaire à la vie et à la mission des fidèles laïcs. A côté des ministres ordonnés et sous leur direction, dans des situations de réelle nécessité, des fidèles laïcs peuvent recevoir, en suppléance, certaines fonctions qui ne relèvent pas du sacrement de l’Ordre et qui ne transforment certainement pas les laïcs en pasteurs.[3] De plus, Jean-Paul II, à cet endroit, rappelle que ce n’est pas là la mission propre des laïcs.
L’Esprit accorde aussi des dons spéciaux, appelés charismes, à certains. Quels que soient ces dons, comme le don de prophétiser ou de guérir, pour autant qu’ils soient reconnus officiellement comme fruits de l’Esprit Saint, ils doivent être utilisés au service de la croissance de l’Église.[4]
Au sein des Églises particulières qui sont à l’image de l’Église universelle, les fidèles laïcs peuvent participer aux synodes diocésains, aux conciles particuliers, collaborer, être consultés suivant les modalités fixées par l’autorité ecclésiastique locale.[5]
C’est surtout au niveau de la paroisse, « maison ouverte à tous et au service de tous », que le fidèle laïc participe aux responsabilités pastorales en union étroite avec les prêtres. C’est là qu’ils feront croître « une authentique communion ecclésiale », c’est là qu’ils éveilleront « l’élan missionnaire vers les incroyants et aussi vers ceux, parmi les croyants, qui ont abandonné ou laissé s’affaiblir la pratique de la vie chrétienne. »[6] Cet apostolat nécessaire et irremplaçable peut être personnel ou collectif par le biais de diverses associations. Tous y sont appelés. L’apostolat personnel peut toucher dans la durée tous les milieux où les fidèles sont insérés.[7] Par des associations variées anciennes ou nouvelles, l’apostolat peut avoir plus d’efficacité tout en étant signe de communion et d’unité dans le Christ. Les laïcs du simple fait de leur baptême ont le droit de fonder et de diriger librement des associations pour autant que leur ecclésialité soit respectée.[8]
Jean-Paul II établit cinq critères à respecter:
« Le primat donné à la vocation de tout chrétien à la sainteté »
« L’engagement à professer la foi catholique en accueillant et proclamant la vérité sur le Christ, sur l’Église et sur l’homme, en conformité avec l’enseignement de l’Église, qui l’interprète de façon authentique. Toute association de fidèles laïcs devra donc être un lieu d’annonce et de proposition de la foi et d’éducation à cette même foi dans son contenu intégral. »
La communion avec le pape et l’évêque, ce qui demande « une disponibilité loyale à recevoir leurs enseignements doctrinaux et leurs directives pastorales », en même temps que le « légitime pluralisme » et la « collaboration mutuelle ».
« L’accord et la coopération avec le but apostolique de l’Église », ce qui implique un authentique « élan missionnaire ».
« L’engagement à être présents dans la société humaine pour le service de la dignité intégrale de l’homme, conformément à la doctrine sociale de l’Église. »[9]
Le rôle des pasteurs est de discerner, guider et « surtout encourager »[10] les associations. Les associations et mouvements qui acquièrent une dimension nationale ou internationale ont intérêt à recevoir une reconnaissance officielle à l’instar des mouvements et associations d’Action catholique. Pasteurs et fidèles doivent entretenir des rapports de fraternité pour que tous les dons et charismes collaborent à « l’édification de la maison commune » sans « esprit d’antagonisme et de contestation », sans division ni opposition.[11] Sans confusions non plus. Jean-Paul II n’a pas hésité à dénoncer des phénomènes fréquents de « laïcisation du clergé » et, parallèlement, de « cléricalisation du laïcat »[12].
C’est ici surtout, en priorité, que les laïcs sont attendus. La communion au sein de l’Église est une communion missionnaire qui favorise, en même temps la communion d’une Église qui doit porter la bonne nouvelle au monde entier. L’Église-communion doit introduire à la mission : « celui qui ne porte pas de fruit ne reste pas dans la communion »[13] Cette mission n’est autre que l’évangélisation qui construit l’Église. Cette tâche dont aucun baptisé n’est exempt, dans le monde tel qu’il a été décrit, consiste à annoncer l’Évangile : « aucun ne peut refuser de donner sa réponse personnelle » à l’appel reçu.[14]
Une nouvelle évangélisation est absolument nécessaire et urgente dans ce monde marqué de plus en plus par l’indifférence religieuse, la sécularisation et l’efflorescence de nombreuses sectes. Les fidèles laïcs doivent travailler à la « formation de communions ecclésiales mûres », en participant à cette vie communautaire, en vivant toutes leurs activités dans la lumière de l’Évangile et en allant vers « ceux qui n’ont pas encore la foi ou qui ne vivent pas selon la foi reçue au baptême. »[15]
La catéchèse exercée par les parents est fondamentale bien sûr mais l’évangélisation ne s’arrête pas là, elle doit s’étendre à tous les hommes à travers le monde entier[16].
Comme il s’agit de servir les personnes puisque Jésus-Christ par son incarnation s’est, d’une certaine manière, uni à tout homme, les fidèles laïcs sont, par leur « caractère séculier » en première ligne pour évangéliser le monde c’est-à-dire pour témoigner de l’éminente et indestructible dignité de toute personne et dénoncer toute discrimination raciale, économique, sociale, culturelle, politique. En effet, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu et rachetés par le sang du Christ, tous les hommes sont égaux en dignité, appelés à la participation et à la solidarité. Cette dignité « exige le respect, la défense et la promotion des droits naturels, universels et inviolables » de la personne à commencer par son droit à la vie quels que soient son âge et son état, droit menacé souvent par les pouvoirs politique et technologique. Le droit à la vie est le « droit premier, origine et condition de tous les autres droits de la personne »[17]. Autre droit fondamental à défendre, « mesure des autres droits fondamentaux » est « le droit à la liberté de conscience et à la liberté religieuse ». Le respect et le service de la personne implique le service de la société[18] puisque l’homme est un être social et la première société fondement de toutes les autres est constituée par le couple, « expression première de la communion des personnes »[19] et la famille qui « constituent le premier espace pour l’engagement social des fidèles laïcs ». Couple et famille doivent être soutenus, culturellement, économiquement, politiquement puisque l’on peut dire que « l’avenir de l’humanité passe par la famille »[20]. C’est là que commence l’animation chrétienne de l’ordre temporel.[21]
Cette animation se manifeste, depuis les origines et sous des formes variées, par le service de la charité envers le prochain à commencer par les plus pauvres et les plus faibles, sans oublier qu’il y a de nombreuses formes de pauvreté et de faiblesse. Le texte précise, en effet que la « la charité […] anime et soutient une solidarité active, très attentive à la totalité des besoins de l’être humain ».[22]
Cette charité est personnelle mais aussi solidaire à travers des groupes, des communautés libres et informelles ou institutionnelles.[23] Charité d’autant plus nécessaire que les institutions et initiatives publiques sont souvent « neutralisées par un fonctionnarisme impersonnel, une bureaucratie exagérée, des intérêts privés excessifs, un désintéressement facile et généralisé. »[24]
Alors que l’on a cru longtemps que l’aumône était le tout de la charité, Jean-Paul II rappelle, tout au long du n° 42 et à la suite de ses prédécesseurs, que la charité est inséparable de la justice. Charité et justice « exigent la reconnaissance totale et effective des droits de la personne, à laquelle est ordonnée la société avec ses structures et ses institutions »[25] et donc les fidèles laïcs « ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la « politique », à savoir l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun. » Etant bien entendu le sens large ou étroit que le mot politique peut prendre, en tout cas, il s’ensuit que « tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique ». Et les fidèles laïcs n’ont aucune excuse pour s’abstenir car « cette participation peut prendre une grande diversité et complémentarité de formes, de niveaux, de tâches et de responsabilités. Les accusations d’arrivisme, d’idolâtrie du pouvoir, d’égoïsme et de corruption, qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l’opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le moins du monde ni le scepticisme ni l’absentéisme des chrétiens pour la chose publique. »[26] S’engager politiquement, c’est servir la personne et la société, c’est « poursuivre le bien commun, en tant que bien de tous les hommes et bien de tout homme « . Le bien commun désigne « l’ensemble des conditions de vie sociale qui permettent aux hommes, aux familles et aux groupements de s’accomplir plus complètement et plus efficacement. »[27]
Dès lors, les missions imparties aux laïcs sont nombreuses et diverses. Ils doivent défendre et promouvoir en permanence la justice comme vertu et comme force morale à développer en faveur des droits et devoirs « de tous et de chacun sur la base de la dignité personnelle de l’être humain ». Ils doivent manifester un « esprit de service qui, joint à la compétence et à l’efficacité nécessaires, est indispensable pour rendre « transparente » et « propre » l’activité des hommes politiques », c’est-à-dire résister « aux manœuvres déloyales, au mensonge, [au] détournement des fonds publics au profit de quelques-uns ou à des fins de « clientélisme », [à] l’usage de procédés équivoques et illicites pour conquérir, maintenir, élargir le pouvoir à tout prix. » Ils doivent respecter la distinction des pouvoirs[28], l’action citoyenne guidée par leur conscience chrétienne et l’action menée au nom de l’Église avec les pasteurs. L’Église, en effet, ne se confond avec aucune communauté ou système politique puisqu’elle est « le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine »[29]. Les laïcs seront en politique les témoins « des valeurs humaines et évangéliques » comme « la liberté et la justice, la solidarité, le dévouement fidèle et désintéressé au bien de tous, le style de vie simple, l’amour préférentiel pour les pauvres et les plus petits. » Cet engagement demande « toujours plus d’élan spirituel grâce à une participation réelle à la vie de l’Église et qu’ils soient éclairés par sa doctrine sociale. En cette tâche, ils pourront être accompagnés et aidés par les communautés chrétiennes et leurs pasteurs. »[30] Cette action doit être solidaire et « la solidarité requiert la participation active et responsable de tous à la vie politique, de la part de chaque citoyen et des groupements les plus variés, depuis les syndicats jusqu’aux partis ; ensemble tous et chacun, nous sommes à la fois destinataires et participants actifs de la politique. » Cette action solidaire en faveur « de la vérité, de la justice et de la charité qui sont les fondements de la paix » doit se manifester non seulement sur le plan local ou national mais aussi international : « Les fidèles laïcs ne peuvent rester indifférents, étrangers ou paresseux devant tout ce qui est négation et compromission de la paix : violence et guerre, torture et terrorisme, camps de concentration, militarisation de la politique, course aux armements, menace nucléaire. » Dans cette optique, ils collaboreront avec tous ceux qui recherchent la paix et utiliseront « les organismes spécifiques et les institutions ». Il est capital d’éduquer à la paix, au dialogue et à la solidarité pour vaincre l’égoïsme, la haine, la vengeance, l’inimitié.[31]
Bien d’autres chantiers attendent les fidèles laïcs. Ils ont à placer la personne au centre de la vie économico-sociale : les biens de la terre sont destinés à tous car ils sont nécessaires au développement de la personne. Tous ont le droit et le devoir de travailler pour développer la vie économique et acquérir une propriété privée qui a « une fonction sociale intrinsèque ». Encore faut-il bien organiser le travail pour éviter le chômage et en combattant les injustices : le lieu de travail est « un lieu où vit une communauté de personnes respectées dans leur particularité et dans leur droit à la participation ». C’est pourquoi il est nécessaire de « développer de nouvelles solidarités entre ceux qui participent au travail commun, de susciter de nouvelles formes d’entreprise et de provoquer une révision des systèmes de commerce, de finance et d’échanges technologiques ».[32] De plus, il faut veiller au respect de la création et se servir intelligemment et respectueusement de ce don de manière responsable et mesurée en pensant aux générations futures.[33]
Politique et économie doivent être réinvestis de même que le domaine de la culture : la « création et [la] transmission de la culture » sont « l’une des tâches les plus graves » à entreprendre surtout à une époque où la culture se détache de la foi et même des valeurs humaines et face à une culture scientifique et technologique incapable de répondre aux questions fondamentales que l’homme se pose.[34] Il faut donc que les fidèles chrétiens soient présents dans l’école, l’université, les centres de recherche scientifique et technique, les lieux de création artistique et de réflexion humaniste. Cette tâche urgente s’impose : « évangéliser, […] en profondeur et jusque dans leurs racines, la culture et les cultures de l’homme. » Comme les instruments de communication sociale ont une grande influence, il s’agira aussi d’éduquer au sens critique, de « défendre la liberté et le respect de la dignité de la personne, et [de] favoriser la culture authentique des peuples, par un refus ferme et courageux de toute forme de monopolisation et de manipulation. » L’Évangile doit être annoncé partout : dans la presse, le cinéma, la radio, la télévision, le théâtre. [35]
Tout baptisé est appelé à la vigne : « il ne peut pas ne pas répondre, il ne peut pas ne pas assumer sa responsabilité »[1] Encore faut-il qu’il entende l’appel et découvre la volonté de Dieu en écoutant la Parole, en priant, en suivant un guide spirituel, en découvrant ses talents et dons et en prenant conscience de la situation concrète qu’il occupe dans le monde.[2] L’appel entendu, encore faut-il y répondre. Or, pour porter du fruit, « une formation intégrale et permanente » est nécessaire[3] avec un souci de cohérence.
Cette formation doit être « unitaire » et « intégrale ». qu’est-ce que cela signifie ?
Tout d’abord, les fidèles laïcs doivent se rendre compte que « dans leur existence, il ne peut y avoir deux vies parallèles : d’un côté, la vie qu’on nomme « spirituelle » avec ses valeurs et ses exigences ; et de l’autre, la vie dite « séculière », c’est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d’engagement politique, d’activités culturelles. […] Tous les secteurs de la vie laïque, en effet, rentrent dans le dessein de Dieu, qui les veut comme le « lieu historique » de la révélation et de la réalisation de la charité de Jésus-Christ à la gloire du Père et au service des frères. Toute activité, toute situation, tout engagement concret […], tout cela est occasion providentielle pour « un exercice continuel de la foi, de l’espérance et de la charité » « .[4] On ne peut sous quelque prétexte que soit, fût-il spirituel, négliger les tâches terrestres ni agir dans le monde comme si cette action était étrangère à la vie religieuse[5] : « une foi qui ne devient pas culture est une foi « qui n’est pas pleinement reçue, pas entièrement pensée, pas fidèlement vécue » [6]
Une formation « intégrale » est de plus en plus urgente, c’est-à-dire une formation spirituelle et doctrinale : « Il est tout à fait indispensable, en particulier, que les fidèles laïcs, surtout ceux engagés de diverses façons sur le terrain social ou politique, aient une connaissance plus précise de la doctrine sociale de l’Église »[7]. C’est là que les fidèles laïcs trouveront les « moyens voulus pour former leur conscience sociale »[8]. Encore faut-il cultiver les valeurs humaines : « la compétence professionnelle, le sens familial et civique, et les vertus qui regardent la vie sociale telles que la probité, l’esprit de justice, la sincérité, la délicatesse, la force d’âme ; sans elles il n’y a pas de vraie vie chrétienne. »[9]
Reste à savoir où et comment se former ?
Dieu agit en nous, en fonction de notre disponibilité[10], de même que toute l’Église en tant que mère, Église où le Pape « exerce son rôle de premier formateur […]. Non seulement les paroles qu’il prononce lui-même, mais aussi celles que transmettent les documents des divers Dicastères du Saint-Siège demandent être écoutées avec une docilité aimante par les fidèles laïcs. » A sa suite, l’évêque, la paroisse, les petites communautés ecclésiales seront formateurs. Les prêtres et les candidats aux Ordres, sont invités à « se préparer avec soin à être capables de favoriser la vocation et la mission des laïcs ». [11] Outre la famille chrétienne[12], les écoles et universités catholiques où les maîtres et professeurs seront « de vrais témoins de l’Évangile, par l’exemple de leur vie, leur compétence et leur conscience professionnelle, l’inspiration chrétienne de leur enseignement, respectant toujours -évidemment- l’autonomie des différentes sciences et disciplines. » d’autres lieux sont à disposition : « les groupes, les associations et les mouvements ont leur place dans la formation des fidèles laïcs : ils ont, en effet, chacun avec leurs méthodes propres, la possibilité d’offrir une formation profondément ancrée dans l’expérience même de la vie apostolique ; ils ont également l’occasion de compléter, de concrétiser et de spécifier la formation que leurs membres reçoivent d’autres maîtres ou d’autres communautés. »[13]
En somme, « la formation n’est pas le privilège de certains, mais bien un droit et un devoir pour tous. » Il faut veiller à « la formation des formateurs » et porter « une attention spéciale à la culture locale ». Mais « il n’y a pas de formation véritable et efficace si chacun n’assume pas et ne développe pas par lui-même la responsabilité de sa formation : toute formation, en effet, est essentiellement « auto-formation ». »[14]
Nous l’avons entendu à plusieurs reprises : « l’animation chrétienne de l’ordre temporel constitue l’engagement spécifique des fidèles laïcs »[1], c’est leur tâche première.
Faut-il, de nouveau, expliquer la nécessité de travailler à « changer le monde » ?
Lors du cinquantenaire de l’encyclique « Rerum novarum », Pie XII rappelait que « de la forme donnée à la société, en harmonie ou non avec les lois divines, dépend et s’infiltre le bien ou le mal des âmes ». Il faut donc « créer des conditions sociales qui n’ont de valeur que pour rendre à tous possible et aisée une vie digne de l’homme et du chrétien ».[1] Et le Concile Vatican II constatait que « la civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2]
De son côté, à la clôture du concile, le 7 décembre 1965, le pape Paul VI apportait un autre argument de poids : « Toute cette richesse doctrinale est tournée dans une seule direction : servir l’homme. L’homme dans toutes ses conditions, dans toutes ses infirmités, dans toutes ses nécessités. »[3] A cet homme que l’Église veut servir, à cet homme qui est « la première route et la route fondamentale de l’Église »[4] , comme Jean-Paul II le rappellera sans cesse et partout, le salut n’est pas offert simplement à son âme mais à son être concret, entier, intégral, un être immergé dans une réalité historique particulière, un être de relations, personnel et social.[5] Le « but unique » de l’Église est « d’exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l’égard de l’homme qui lui a été confié par le Christ lui-même […]. Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun est inclus dans le mystère de la rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. » [6]
Parce que les « réalités temporelles », « profanes », autrement dit le « monde » ou le « siècle » intéresse Dieu, il doit donc intéresser l’Église qui est « réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[7]. Les laïcs doivent en priorité assumer cette dimension séculière de l’Église. Or aujourd’hui le monde occidental surtout se sécularise c’est-à-dire que la plupart de nos contemporains estiment que les « réalités temporelles » relèvent de la seule responsabilité de l’homme et que Dieu n’a rien à voir dans cette dimension de l’existence.
L’intérêt d’un Dieu incarné et de son Église pour le monde relève de leur amour pour les hommes, de la charité au sens le plus large du terme et donc « la charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature. Elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer. »[8] Déjà Pie XI, en son temps, avait attiré l’attention des fidèles sur la dimension « politique » de la charité.[9]
Et donc, si l’homme a des droits inaliénables, « il a aussi le devoir de travailler au bien commun, de porter du fruit[10], de transformer l’ordre social et de permettre à chacun, par un partage juste et équitable, d’avoir sa place dans la société et de jouir des fruits de la terre ».[11]
Dans cette optique, Jean-Paul II souhaite avec « la collaboration des Églises locales […] un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines. »[12] Et cela aussi bien dans les anciens pays communistes que dans les pays occidentaux ou encore dans le Tiers-Monde.[13] Les œuvres de justice qui en naîtront seront profitables, avec la grâce de Dieu, d’abord aux plus pauvres de toutes sortes mais aussi aux autres catégories de personnes sans exclusive.[14]
En vivant intégralement sa foi en tout et partout, sans séparer vie personnelle et vie sociale où le laïc[1] sera guidé par la doctrine sociale de l’Église qu’il doit étudier et appliquer partout où l’appellent ses responsabilités.
qu’est-ce que cette doctrine sociale ?
Jean-Paul II a raconté sa genèse aux participants à la session inaugurale de l’Académie des Sciences sociales : « Au cours du dix-neuvième siècle, l’Église a été interpellée par les conséquences souvent dramatiques de la première industrialisation pour la condition des travailleurs, comme par l’anthropologie qui s’est développée. Sa réaction a été avant tout motivée par un souci pastoral : projeter la lumière de l’Évangile sur les défis toujours nouveaux que doivent relever les hommes.[…] A partir de l’encyclique Rerum novarum, « la Grande Charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en matière sociale »[2], l’Église a articulé en une doctrine cohérente l’ensemble des principes moraux contenus dans la Révélation et développés par le Magistère au cours de l’histoire ; cette doctrine sociale donne les critères moraux pour la décision et l’action dans la vie personnelle, familiale et sociale ; elle présente la vision intégrale de l’homme, sa dignité intrinsèque, sa nature spirituelle et sa destinée ultime.[…] Les principes de la dignité de la personne, de sa nature sociale, de la destination universelle des biens, de la solidarité, de la subsidiarité, que l’Église déduit de l’anthropologie de la Création, demeurent valides dans toutes les formes de société comme des appels au dépassement des contraintes que les systèmes pratiques finissent toujours par faire peser sur les hommes. » Il s’agit de principes fondamentaux immuables et universels à incarner dans des situations diverses et changeantes et donc « il importe à l’Église de poursuivre l’élaboration de sa doctrine sociale et de la perfectionner grâce à une collaboration étroite avec les mouvements sociaux catholiques et avec les experts dans les disciplines sociales ».[3] Il précisera ailleurs que « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi. Elle n’est pas non plus une idéologie[4], mais la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien. C’est pourquoi elle n’entre pas dans le domaine de l’idéologie mais dans celui de la théologie et particulièrement de la théologie morale.
L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale font partie de la mission d’évangélisation de l’Église. Et, s’agissant d’une doctrine destinée à guider la conduite de la personne, elle a pour conséquence l’« engagement pour la justice » de chacun suivant son rôle, sa vocation, sa condition.
L’accomplissement du ministère de l’évangélisation dans le domaine social, qui fait partie de la mission prophétique de l’Église, comprend aussi la dénonciation des maux et des injustices. Mais il convient de souligner que l’annonce est toujours plus importante que la dénonciation, et celle-ci ne peut faire abstraction de celle-là qui lui donne son véritable fondement et la force de la motivation la plus haute. »[5]
Après le pontificat de Paul VI[6], certains ont cru que l’Église avait pris ses distances par rapport son enseignement social[7] alors que le concile dans Gaudium et spes en avait rappelé les grandes lignes et que Paul VI avait créé la Commission pontificale Justice et paix, puis publié en 1967 une encyclique fondamentale sur le développement des peuples Populorum progressio, suivie en 1971 d’une lettre apostolique au cardinal Roy Octogesima adveniens à l’occasion du 80e anniversaire de l’encyclique Rerum novarum.
d’emblée, à peine élu (16 octobre 1978), Jean-Paul II, le 28 février 1979, quatre mois après son élection, prononce un important discours lors de l’ouverture des travaux de la IIIe Conférence générale de l’ épiscopat latino-américain (CELAM), à Puebla au Mexique[8]. Il rappelle aux évêques le « patrimoine riche et complexe » de la doctrine sociale de l’Église et leur demande de sensibiliser leurs fidèles à cette doctrine : « faire confiance de manière responsable à cette doctrine sociale, même si certains cherchent à semer le doute et la défiance à son égard, l’étudier sérieusement, chercher à l’appliquer, l’enseigner, lui être fidèle est, pour un fils de l’Église, une garantie de l’authenticité de son engagement dans les devoirs sociaux difficiles et exigeants, et de ses efforts en faveur de la libération ou de la promotion de ses frères. »[9]
Le synode de 1987 insistera : « Cette doctrine doit se trouver déjà dans le programme de base de la catéchèse et être expliquée dans des sessions spécialisées ainsi que dans les écoles et universités. Il convient de noter que la doctrine sociale de l’Église est dynamique, c’est-à-dire qu’elle s’adapte aux circonstances de temps et de lieux. Les pasteurs ont le droit et le devoir de proposer des principes de moralité en matière d’ordre social comme en d’autres domaines ; tous les chrétiens doivent s’employer à la défense des droits de l’homme ; mais l’engagement actif dans les partis politiques est réservé aux laïcs. »[10]
Cent ans après Rerum novarum, Jean-Paul II n’hésitera pas à écrire que « La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et de qualification morale qui convient. »[11] Et il répétera : « la doctrine sociale a, par elle-même, la valeur d’un instrument d’évangélisation. »[12]
Le pontificat de Jean-Paul II va offrir de nombreux « moyens » au service de l’engagement de « tous les hommes de notre temps, qu’ils croient en Dieu ou qu’ils ne le reconnaissent pas explicitement ». En effet, même s’il est indispensable que les fidèles laïcs veillent à leur formation spirituelle[1] autant qu’à leur formation doctrinale, il n’empêche, que, de par leur nature, les principes fondamentaux développés dans cette doctrine peuvent séduire tout esprit qui cherche le bien commun d’une communauté. Il s’agit de « propositions » qui « ont pour but d’aider tous les hommes […] à percevoir avec une plus grande clarté la plénitude de leur vocation, à rendre le monde plus conforme à l’éminente dignité de l’homme, à rechercher une fraternité universelle, appuyée sur des fondements plus profonds, et, sous l’impulsion de l’amour, à répondre généreusement et d’un commun effort aux appels les plus pressants de notre époque. »[2] En même temps, cette « doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation : en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ, et, pour la même raison, elle révèle l’homme à lui-même. Sous cet éclairage, et seulement sous cet éclairage, elle s’occupe du reste : les droits humains de chacun et en particulier du « prolétariat », la famille et l’éducation, les devoirs de l’État, l’organisation de la société nationale et internationale, la vie économique, la culture, la guerre et la paix, le respect de la vie depuis le moment de la conception jusqu’à la mort. »[3]
Au point de vue des Institutions, tout d’abord, notons que Jean-Paul II, en 1988, transforme la Commission pontificale Justice et paix en Conseil pontifical qu’il ouvre aux laïcs. Il crée en 1994 l’Académie pontificale des sciences sociales dont les membres sont des spécialistes « des savants de différentes compétences » venus du monde entier choisis non en fonction de leurs convictions intimes mais en fonction de leur expertise dans « les grandes disciplines des sciences sociales: philosophie, sociologie, démographie, histoire, droit, politique, économie ». Les problèmes que connaît le monde montrent en effet « combien il est important de renforcer la contribution des sciences sociales pour envisager des solutions aux problèmes concrets des personnes, solutions fondées sur la justice sociale. » Cette académie doit aider « à comprendre la place centrale de la personne humaine dans tout programme de développement. »[4] L’Église doit être en dialogue avec toutes les disciplines qui s’occupent de l’homme et être ouverte aux expériences des hommes dans leurs situations particulières et diverses.[5] Elle appelle la collaboration de tous les hommes de bonne volonté athées ou croyants d’autres religions. [6]
Au point de vue du contenu de l’enseignement social, trois grandes encycliques sociales vont développer et actualiser la pensée de l’Église sur des questions essentielles[7] : Laborem exercens, en 1981, sur le travail, Sollicitudo rei socialis en 1987 sur le développement des peuples et Centesimus annus qui, en 1991, pour le 100e anniversaire de Rerum novarum, embrasse nombre de problèmes politiques, sociaux et économiques.
La famille, cellule de base de la société, n’est certes pas oubliée, elle est au cœur de l’Exhortation apostolique Familiaris consortio en 1981 suivie, en 1983 par une Charte des droits de la famille.
Deux autres encycliques précisent encore certains aspects de la morale sociale : Veritatis splendor en 1993 à propos de la notion de vérité et Evangelium vitae en 1995 sur toutes les questions qui touchent à la vie et à sa défense.
La Congrégation pour la doctrine de la foi dont le préfet était le cardinal Ratzinger, apporta, elle aussi, sa contribution à travers deux instructions : Libertatis nuntius sur quelques aspects de la théologie de la libération en 1984 et Libertatis conscientia en 1986 sur la liberté chrétienne et la libération.
Ce n’est pas tout !
Pour rendre l’enseignement plus accessible encore et toucher le plus grand nombre, le Catéchisme de l’Église catholique paru en 1992 présente dans sa troisième partie les fondements de la doctrine sociale et une introduction à cette doctrine à partir du commentaire des « 10 commandements ». De plus, le catéchisme stipule pour mobiliser les consciences : « La priorité reconnue à la conversion du cœur n’élimine nullement, elle impose, au contraire, l’obligation d’apporter aux institutions et aux conditions de vie, quand elles provoquent le péché, les assainissements convenables pour qu’elles se conforment aux normes de la justice, et favorisent le bien au lieu d’y faire obstacle. »[8] Et le catéchisme, à son tour, rappelle qu’« Il n’appartient pas aux pasteurs de l’Église d’intervenir directement dans la construction politique et dans l’organisation de la vie sociale. Cette tâche fait partie de la vocation des fidèles laïcs, agissant de leur propre initiative avec leurs concitoyens. L’action sociale peut impliquer une pluralité de voies concrètes ; elle sera toujours en vue du bien commun et conforme au message évangélique et à l’enseignement de l’Église. Il revient aux fidèles laïcs d’animer les réalités temporelles avec un zèle chrétien et de s’y conduire en artisan de paix et de justice. »[9]
Plus concrètement encore, le Conseil pontifical Justice et paix publie en 2000 un Agenda social qui réunit une collection de textes du Magistère et ensuite, en 2004-2005, un Compendium de la doctrine sociale de l’Église, un outil exceptionnel, unique dans l’histoire de l’Église, qui, de manière condensée et rigoureuse, aborde toutes les questions que l’on peut se poser dans la vie sociale.
Quant aux prêtres, ils ne sont pas oubliés. Leur mission étant de nourrir leurs frères laïcs spirituellement mais aussi de leur rappeler leur tâche première, ils auront eu l’occasion, lors de leur propre formation de découvrir tout ce qu’il était nécessaire de savoir pour aider les laïcs, dans la mesure où séminaires et autres lieux de formation auront tenu compte, dans leurs programmes, des Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale publiées en 1989 par la Congrégation pour l’éducation catholique.
En même temps, le Code de droit canon va s’adapter à la nouveauté.
Dans le code de droit canon de 1917, dans la troisième partie consacrée aux « laïques », seuls deux canons concernaient les personnes. Dans le canon 682, il est simplement reconnu aux « laïques » le droit « de recevoir du clergé, conformément aux règles de la discipline ecclésiastique, les biens spirituels et spécialement les secours nécessaires au salut ». Le canon 683 concerne le port de l’habit. Tous les autres canons concernent les « associations de fidèles » et règlent leurs rapports avec l’autorité ecclésiastique : le Siège apostolique ou l’Ordinaire du lieu.[10]
En 1983, le nouveau code va consacrer la liberté dont peuvent jouir les laïcs et donner aux associations « distinctes des instituts de vie consacrée et des sociétés de vie apostolique » de divers types, un plus large éventail de possibilités que précédemment. Les associations peuvent rassembler soit les clercs, soit les laïcs ou les clercs et les laïcs et leurs buts sont variés : il peut s’agir de « favoriser une vie plus parfaite, promouvoir le culte public ou la doctrine chrétienne, ou exercer d’autres activités d’apostolat, à savoir des activités d’évangélisation, des œuvres de piété ou de charité, et l’animation de l’ordre temporel par l’esprit chrétien. »[11] Quant aux fidèles, ils « ont la liberté de constituer des associations par convention privée conclue entre eux , pour poursuivre les fins dont il s’agit au canon 298 §1, restant sauves les dispositions du canon 301 § 1 » : « Il appartient à la seule autorité ecclésiastique compétente d’ériger les associations de fidèles qui se proposent d’enseigner la doctrine chrétienne au nom de l’Église ou de promouvoir le culte public, ou encore qui tendent à d’autres fins dont la poursuite est réservée de soi à l’autorité ecclésiastique ».
Enfin, tous les nombreux voyages apostoliques qui ont mené Jean-Paul II aux quatre coins du monde, seront autant d’occasion de reprendre l’essentiel de l’enseignement de l’Église sur les missions des fidèles laïcs.
Un exemple entre cent.
Lors de sa première visite en Belgique, en 1985[12], Jean-Paul II a rappelé que « comme l’homme n’est pas un individu isolé mais est pris dans un réseau d’influences sociales que les médias amplifient, il faut refaire le tissu chrétien de la société ».[13] qu’est-ce à dire sinon qu’il faut une « « métamorphose » progressive de la communauté humaine en Royaume de Dieu. Pour l’avènement de ce Royaume, pour que notre monde d’ici-bas en devienne de plus en plus l’ébauche, la participation des laïcs est absolument indispensable et leur engagement décisif. » Les laïcs sont « à la fois membres de l’Église et membres de la société ». Ils ne peuvent « sacrifier ou mettre en veilleuse un de ces aspects. » Leur « terrain d’action est à la fois l’Église et le monde. » Dans le monde, il leur incombe de témoigner explicitement en se référant « à la personne de Jésus-Christ, à ses paroles, aux attitudes typiquement évangéliques dont il a donné le goût au monde. […] Mais au-delà de ce témoignage explicite de la foi, ou plutôt à travers lui, c’est tout l’ordre temporel qu’il s’agit de renouveler, c’est l’animation chrétienne du monde qu’il faut assumer[14], comme préparation du Royaume de Dieu ». C’est sur cette tâche que Jean-Paul II, à son habitude, va insister particulièrement en s’adressant aux laïcs[15] car, comme la Constitution Gaudium et spes déjà l’affirmait : « En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu lui-même. […] C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre ».[16] Evidemment, ce n’est pas une mince affaire : « Le chantier est immense. Il couvre tous les secteurs de la vie Il s’agit de « pénétrer d’esprit chrétien la mentalité et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où chacun vit »[17], et en ce sens, de surmonter la rupture entre Évangile et culture » A cet endroit, Jean-Paul II renvoie à un passage de l’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi : « il ne s’agit pas seulement de prêcher l’Évangile dans des tranches géographiques toujours plus vastes ou à des populations toujours plus massives, mais aussi d’atteindre et comme de bouleverser par la force de l’Évangile les critères de jugement, les valeurs déterminantes, les points d’intérêt, les lignes de pensée, les sources inspiratrices et les modèles de vie de l’humanité, qui sont en contraste avec la Parole de Dieu et le dessein du salut. »[18] Pour que progresse ce dessein, il n’y a pas une seule voie qui serait royale et que tous devraient suivre : « les chemins sont divers et complémentaires ».[19] Et Jean-Paul II demande aux évêques de respecter cette diversité : « L’évêque […] doit éviter de laisser des groupes particuliers exercer l’apostolat de manière exclusive, car l’apostolat est ouvert à tous, peut être l’œuvre de tous, par des approches diverses. »[20] Tous, en effet, ont une « coresponsabilité ecclésiale et doivent avoir « une estime réciproque, la conviction d’une complémentarité bénéfique, d’une concertation nécessaire. » Personne n’est exempt de cette tâche : « tous les baptisés, les simples chrétiens sont concernés ». Ils assument leur « propre responsabilité » et leurs « décisions pour les initiatives à promouvoir. » C’est leur mission. « Tout en étant fidèle à l’inspiration du message évangélique, aux principes et orientations de l’Église, un laïc peut en arriver à des jugements pratiques ou à des engagements concrets qui sont différents de ceux d’autres laïcs, chrétiens engagés. Le Concile, en insistant sur cette responsabilité propre, a aussi demandé de ne pas trop facilement présenter telle ou telle option concrète comme la seule qui soit expression du message évangélique lui-même. Il a recommandé aux laïcs de ne pas s’enfermer dans leurs choix, mais de dialoguer sincèrement entre eux, de chercher à s’éclairer mutuellement, de respecter les convictions des autres, et de garder la charité, d’avoir le souci du bien commun[21], et d’attendre des pasteurs, non pas une solution concrète et immédiate de tout problème, ni la caution officielle de telle ou telle option pratique, mais des principes sûrs, des lumières et des forces spirituelles. »
Comment tous les laïcs engagés sur des chemins divers en fonction de leurs situations et de leurs charismes particuliers vont-ils pouvoir travailler dans le même sens ? Par une formation adéquate bien sûr. Jean-Paul II interpelle directement son auditoire laïc pour qu’il soit réellement et efficacement au « service de l’homme »[22] : « En fait, il vous est demandé de vous former un bon jugement chrétien, un discernement spirituel et pastoral. S’appliquant aux réalités complexes du monde, ce jugement suppose le respect des lois propres à chaque discipline et une véritable compétence. mais il suppose en même temps que vous soyez familiarisés avec l’Évangile, que vous soyez conduits par l’esprit de l’Église, soumis à son Magistère, que vous ayez bien assimilé la doctrine sociale de l’Église, que vous soyez mus par la charité chrétienne, que vous alimentiez votre vigueur apostolique à la prière et aux sacrements[23]. » Le Saint Père dissipe, pour terminer, les réticences de ceux qui estimeraient se dévoyer en s’engageant ainsi dans le monde et les rassure : « Il ne faut pas craindre le rôle public que les chrétiens peuvent accomplir pour la promotion de l’homme et le bien du pays, dans le plein respect de la liberté religieuse et civile de tous et de chacun. » Tout ce que les laïcs font « pour un monde plus humain selon la ligne de Gaudium et spes », dans tous les « milieux sociaux et professionnels, au niveau des mentalités et des structures de la société, est un témoignage rendu à l’Évangile. C’est un témoignage d’Église en union avec [les] évêques et avec le successeur de Pierre. C’est une contribution au Règne de Dieu demandé dans le Notre Père. »[24]
Reste à assurer cette formation. A ce point de vue, le pape, proposant l’autoformation, reprend une idée qui avait été lancée par les évêques belges et qui fait un peu écho aux fameuses « cellules » dont avait parlé Pie XII en son temps. Il souhaite que l’on mette « davantage en pratique la suggestion que les évêques belges proposaient dans leurs lettres pastorales sur l’Europe et sur la crise » : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. Ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. »[25]
En l’an 2000, trente-cinq ans après le Concile Vatican II, Jean-Paul II remettait symboliquement les documents du Concile aux représentants du Congrès mondial de l’apostolat des laïcs.[1] A cette occasion, il rappelait que cet « immense patrimoine » était remis « précisément aux laïcs -responsables de gouvernements, hommes de pensée et de science, artistes, femmes, travailleurs, jeunes, pauvres, malades - […] à l’humanité tout entière. » Il les invitait à un engagement « encore plus intense et plus étendu », à approfondir la leçon du Concile, à assimiler son esprit, ses orientations pour y trouver « la lumière et la force pour témoigner de l’Évangile dans tous les domaines de l’existence humaine. »
A-t-il été entendu ?
Par l’ensemble des fidèles clercs et laïcs, rien n’est moins sûr comme nous le verrons plus loin.
Par ses successeurs, certainement et de manière éclatante. Ils ont élargi et consolidé le chemin tracé par le saint pontife et vont continuer, chacun dans son style mais avec insistance et force, à rallier les laïcs à la cause du Christ.
Nous retrouvons dans son enseignement la définition de l’Église comme « mystère de communion », à la fois « Peuple de Dieu » et « Corps du Christ », deux notions qui « se complètent » car « dans le Christ, nous devenons réellement le Peuple de Dieu. Et « Peuple de Dieu » signifie donc « tous » : du pape jusqu’au dernier enfant baptisé. »[1] Et « tous les baptisés sont appelés à la perfection de la vie chrétienne, prêtres, religieux et laïcs, chacun selon son propre charisme et sa propre vocation spécifique. » La vocation et la mission de chacun sont « enracinées dans le Baptême et la Confirmation »[2] avant toute différenciation.[3]
Et donc, une fois encore, « le mandat d’évangéliser ne concerne pas seulement quelques baptisés, mais chacun »[4] selon la voie qu’il a choisie. Tous, sans exception, nous sommes « sel de la terre » et « lumière du monde ».[5]
Au sein de ce peuple d’égaux, « la tendance séculière […] est caractéristique des fidèles laïcs. Le monde, dans le tissu de la vie familiale, professionnelle, sociale, est le lieu théologique, le domaine et le moyen de réalisation de leur vocation et de leur mission. »[6] Hommes et femmes, « égaux en dignité, sont appelés à s’enrichir réciproquement en communion et collaboration, non seulement dans le mariage et dans la famille, mais aussi dans la société dans toutes ses dimensions. » C’est bien ce qu’avait développé l’« Exhortation apostolique Christifideles laÏci qualifiée de magna charta du laïcat catholique de notre temps » qui est « une révision organique des enseignements du Concile Vatican II à propos des laïcs ». Cette exhortation « aiguille le discernement, l’approfondissement et l’orientation de l’engagement laïc dans l’Église face aux changements sociaux de ces années. » Elle « encourage la « nouvelle saison d’association des fidèles laïcs » signe de la « richesse et de la variété des ressources de l’Esprit Saint dans le tissu ecclésial »[7] « . « Tout contexte, toute circonstance et toute activité où l’on s’attend à ce que puisse resplendir l’unité entre la foi et la vie est confié à la responsabilité des fidèles laïcs, mus par le désir de transmettre le don de la rencontre avec le Christ et la certitude de la dignité de la personne humaine. Il leur revient de prendre en charge le témoignage de la charité en particulier pour ceux qui sont les plus pauvres, qui souffrent et sont dans le besoin, ainsi que d’assumer tous les engagements chrétiens visant à édifier des conditions de justice et de paix toujours plus grandes dans la coexistence humaine, afin d’ouvrir de nouvelles frontières à l’Évangile ! » »[8]
Les chrétiens sont réellement le sel de la terre, la lumière du monde car, dans tous les aspects de la vie, seule « la foi permet de lire de manière nouvelle et approfondie la réalité et la transformer » ; de plus, « l’espérance chrétienne élargit l’horizon limité de l’homme et le projette vers l’élévation véritable de son être, vers Dieu » ; quant à l’Évangile, il « est une garantie de liberté et un message de libération ». Enfin, « la charité dans la vérité est la force la plus efficace en mesure de changer le monde ».[9]
C’est à la charité politique que sont conviés les laïcs, qu’ils soient membres ou non de l’Action catholique[10]. Si celle-ci « continue à demeurer fidèle à ses profondes racines de foi, nourries par une totale adhésion à la Parole de Dieu, par un amour inconditionné de l’Église, par une attention vigilante à la vie civile et par un engagement de formation permanent », elle est invitée à « servir de manière désintéressée la cause du bien commun, pour l’édification d’un ordre juste de la société et de l’État. »[11]
Quel que soit son engagement, le laïc doit travailler à ce bien commun: « C’est une exigence de la justice et de la charité que de vouloir le bien commun et de le rechercher. Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la pólis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels. Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pólis. C’est là la voie institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité, qui n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité. L’engagement pour le bien commun, quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de l’engagement purement séculier et politique. »[12]
L’instrument qui permet de mettre en œuvre cette charité politique, de travailler au bien commun, est la doctrine sociale de l’Église. Alors que, la plupart du temps, on propose, pour résoudre les problèmes sociaux, économiques et politiques, des solutions purement « scientifiques », le pape souligne que la doctrine sociale de l’Église a un immense avantage : elle a « une importante dimension interdisciplinaire »[13]. Pour répondre pleinement aux difficultés et aux injustices, « les évaluations morales et la recherche scientifique doivent croître ensemble et […] la charité doit les animer en un ensemble interdisciplinaire harmonieux, fait d’unité et de distinction ». C’est par cet heureuse conjonction que la doctrine sociale de l’Église « peut remplir, dans cette perspective, une fonction d’une efficacité extraordinaire. «[14] En effet, « les principes fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église - tels que la dignité de la personne humaine, la subsidiarité et la solidarité - sont d’une grande actualité et d’une grande valeur pour la promotion de nouvelles voies de développement au service de tout l’homme et de tous les hommes. »[15]
Benoît XVI, dans les multiples tâches qui attendent les laïcs, met en exergue le domaine politique au sens étroit et commun du terme sans doute parce que les chrétiens ont eu tendance, depuis au moins une génération, à déserter ce terrain pour diverses raisons ou en évitant toute référence à l’enseignement de l’Église et se livrant à diverses idéologies. Or, « la politique est un domaine très important de l’exercice de la charité » et « il y a besoin d’hommes politiques authentiquement chrétiens, mais plus encore de fidèles laïcs qui soient témoins du Christ et de l’Évangile dans la communauté civile et politique. » Et donc il revient « aux fidèles laïcs de participer activement à la vie politique, de manière toujours cohérente avec les enseignements de l’Église, en partageant les raisons bien fondées et les grands idéaux dans la dialectique démocratique et dans la recherche d’un large consensus avec tous ceux qui ont à cœur la défense de la vie et de la liberté, la protection de la vérité et du bien de la famille, la solidarité avec les plus indigents et la recherche nécessaire du bien commun. Les chrétiens ne cherchent pas l’hégémonie politique ou culturelle mais, partout où ils s’engagent, ils sont animés par la certitude que le Christ est la pierre angulaire de toute construction humaine. »[16] Le pape est bien conscient qu’« il s’agit d’un défi exigeant » mais comme « la diffusion d’un relativisme culturel confus et d’un individualisme utilitariste et hédoniste affaiblit la démocratie et favorise la domination des pouvoirs forts », les laïcs engagés y compris les jeunes[17], doivent « retrouver et raviver une authentique sagesse politique ; être exigeants en ce qui concerne sa propre compétence ; se servir de manière critique des recherches des sciences humaines ; affronter la réalité sous tous ses aspects, en allant au-delà de toute réduction idéologique ou prétention utopique ; être ouverts à tout dialogue et toute collaboration véritables, en ayant à l’esprit que la politique est aussi un art complexe d’équilibre entre des idéaux et des intérêts, mais sans jamais oublier que la contribution des chrétiens est décisive uniquement si l’intelligence de la foi devient intelligence de la réalité, clé de jugement et de transformation. »
Pour se préparer à cette tâche, « l’appartenance des chrétiens aux associations de fidèles, aux mouvements ecclésiaux et aux nouvelles communautés, peut être une bonne école pour ces disciples et témoins, soutenus par la richesse charismatique, communautaire, éducative et missionnaire propre à ces institutions. »[18] d’un autre côté, « la formation technique des hommes politiques n’appartient pas à la mission de l’Église. […] Mais il appartient à sa mission de « porter un jugement moral même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile et en harmonie avec le bien de tous, selon la diversité des temps et des situations »[19]. L’Église se concentre en particulier sur l’éducation des disciples du Christ, afin qu’ils soient toujours davantage des témoins de sa Présence, partout. »[20]
Que les laïcs n’oublient pas non plus que, pour les aider dans leurs multiples tâches, le Conseil pontifical pour les laïcs
travaille toujours « dans l’accueil, l’accompagnement, le discernement, la reconnaissance et l’encouragement de ces réalités ecclésiales, en favorisant l’approfondissement de leur identité catholique, les aidant à s’insérer plus pleinement dans la grande tradition et dans le tissu vivant de l’Église, et en soutenant leur développement missionnaire. » La mission de ce Conseil pontifical est de « suivre avec une profonde attention pastorale la formation, le témoignage et la collaboration des fidèles laïcs dans les situations les plus diverses où est en jeu la qualité authentique de la vie dans la société. » Et, comme ses prédécesseurs, Benoît XVI rappelle « la nécessité et l’urgence de la formation évangélique et de l’accomplissement pastoral d’une nouvelle génération de catholiques engagés dans la politique qui soient cohérents avec la foi qu’ils professent, qui aient de la rigueur morale, la capacité de jugement culturel, la compétence professionnelle et la passion du service pour le bien commun. »[21]
Dans un autre style, souvent très imagé et parfois incisif, le pape François va reprendre et, à certains endroits, accentuer encore les invitations pressantes de ses prédécesseurs.
[1]
On est chrétien à plein temps pour la raison simple et impérieuse que « le kérygme possède un contenu inévitablement social » et qu’il y a donc une « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice » qui suppose « la priorité absolue de « la sortie vers le frère » »[2], « jusqu’aux périphéries existentielles »[3]. Il ne s’agit pas seulement d’annoncer aux personnes quelles qu’elles soient le Christ ressuscité mais bien de « devenir ferment de vie chrétienne dans toute la société »[4]. Citant le pape Jean-Paul II, François déclare nettement que « la conversion chrétienne exige de reconsidérer « spécialement tout ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun. »[5]. » La conclusion s’impose, malgré l’opinion laïciste si répandue même parmi les chrétiens : « On ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel. »[6] On ne peut reléguer « la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui intéressent les citoyens. » La charité doit donc bien avoir une dimension politique car « la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non plus comme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[7] L’activité des laïcs « n’est pas épuisée par l’assistance caritative, mais elle doit s’étendre aussi à un engagement pour la croissance humaine. Non seulement l’assistance, mais aussi le développement de la personne. Assister les pauvres est une chose bonne et nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. »[8]
[9]
Les laïcs sont donc bien en première ligne, « au sein des réalités terrestres pour servir le bien de l’homme […], imprégner de valeurs chrétiennes les domaines » où ils opèrent.[10]
Dans cette position, ils ont besoin d’« une formation plus complète »[11] , une « formation humaine et spirituelle »[12] . L’exigence est forte car, espère François, ce seront des « laïcs bien formés, animés par une foi paisible et limpide, dont la vie a été touchée par la rencontre personnelle et miséricordieuse avec l’amour de Jésus-Christ, […] laïcs qui risquent, qui se salissent les mains, qui n’aient pas peur de se tromper, qui aillent de l’avant […] laïcs avec une vision de l’avenir, qui ne soient pas enfermés dans les broutilles de la vie, […] qui aient le goût de l’expérience de la vie, qui osent rêver. »[13]
Pour la formation intellectuelle, « nous disposons, rappelle François, d’un instrument très adapté dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[14]
Cette formation complète est indispensable pour entamer le dialogue avec la société : « Un tel dialogue est particulièrement important, car il favorise la compréhension mutuelle et encourage une plus grande coopération pour le bien commun. »[15] Depuis le concile Vatican II, « Le dialogue, et tout ce qu’il comporte, nous rappelle que personne ne peut se contenter d’être spectateur ni simple observateur. Tous, du plus petit au plus grand, sont des acteurs de la construction d’une société intégrée et réconciliée. Cette culture est possible si nous participons tous à son élaboration et à sa construction. La situation actuelle n’admet pas de simples observateurs des luttes d’autrui. Au contraire, c’est un appel fort à la responsabilité personnelle et sociale. »[16]
De manière saisissante, François insiste, comme ses prédécesseurs, sur l’égale dignité de tous les membres du peuple de Dieu en fonction de leur seul baptême : « Personne n’a été baptisé prêtre ni évêque. Ils nous ont baptisés laïcs et c’est le signe indélébile que personne ne pourra effacer. […] L’Église n’est pas une élite de prêtres, de personnes consacrées, d’évêques, mais […] nous formons tous le saint peuple fidèle de Dieu. »[17] Tout pasteur est appelé à « servir »[18], à « chercher le moyen de pouvoir encourager, accompagner et stimuler toutes les tentatives et les efforts qui sont déjà faits aujourd’hui pour maintenir vivante l’espérance et la foi dans un monde plein de contradictions, spécialement pour les plus pauvres, spécialement avec les plus pauvres. »
A la lumière de ces vérités, très logiquement, François va particulièrement s’attaquer au cléricalisme qu’il considère comme un frein à la mission des laïcs » car il « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. Le cléricalisme conduit à une homologation du laïcat ; en le traitant comme un « mandataire », il limite les différentes initiatives et efforts et, si j’ose dire, les audaces nécessaires pour pouvoir apporter la Bonne Nouvelle de l’Évangile dans tous les domaines de l’activité sociale et surtout politique. Le cléricalisme, loin de donner une impulsion aux différentes contributions et propositions, éteint peu à peu le feu prophétique dont l’Église tout entière est appelée à rendre témoignage dans le cœur de ses peuples. Le cléricalisme oublie que la visibilité et la sacramentalité de l’Église appartiennent à tout le peuple de Dieu (cf. LG 9-14), et pas seulement à quelques élus et personnes éclairées. » La condamnation est radicale dans la mesure où le cléricalisme « tente de contrôler et de freiner l’onction de Dieu sur les siens. » Rappelons-nous la juste liberté des laïcs réclamée par Pie XII, la juste autonomie des réalités temporelles, comme disait le Concile et comme l’a bien développé Jean-Paul II. Rappelons-nous aussi que les laïcs ne sont pas des collaborateurs du clergé mais qu’ils sont coresponsables de l’Église. Et dans leur mission principale qui est l’animation chrétienne du monde, « ce n’est jamais au pasteur de dire au laïc ce qu’il doit faire ou dire, il le sait bien mieux que . Ce n’est pas au pasteur de devoir établir ce que les fidèles doivent dire dans les différents milieux. » Le rôle du pasteur est d’encourager, de promouvoir « la charité et la fraternité, le désir du bien, de la vérité et de la justice. »[19] Autrement dit encore si l’on n’a pas compris : « Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. »[20]
Les pasteurs doivent s’adapter à ce qui est dit et répété depuis plus d’un demi-siècle dans l’Église : les laïcs ont en priorité le devoir de s’engager dans le monde et leurs pasteurs, par le fait même, doivent éviter « la tentation de penser que le laïc engagé est celui qui travaille dans les œuvres de l’Église et/ou dans les affaires de la paroisse ou du diocèse, et nous avons peu réfléchi sur la façon d’accompagner un baptisé dans sa vie publique et quotidienne ; sur la façon dont, dans son activité quotidienne, avec les responsabilités qui lui incombent, il s’engage en tant que chrétien dans la vie publique. Sans nous en rendre compte, écrit François au cardinal Ouellet, nous avons généré une élite laïque en croyant que ne sont laïcs engagés que ceux qui travaillent dans les affaires « des prêtres », et nous avons oublié, en le négligeant, le croyant qui bien souvent brûle son espérance dans la lutte quotidienne pour vivre sa foi. Telles sont les situations que le cléricalisme ne peut voir, car il est plus préoccupé par le fait de dominer les espaces que de générer des processus. »[21]
Le cléricalisme est un mal qui vient d’un « aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite »[22]. Il s’agit d’« une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église »[23], une attitude « qui annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple. »[24] Le cléricalisme, « favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. »[25] Le cléricalisme, en somme, c’est « penser que l’Église est seulement représentée par des prêtres, constitués en une hiérarchie de pouvoir, et pas une communauté solidaire de croyants témoins de l’Évangile. »[26]
Mais qu’en est-il de l’orthodoxie, diront certains ? Les laïcs ne vont-ils pas faire n’importe quoi ? Non, s’ils sont formés comme on ne cesse d’y insister depuis Pie XII : « si la fidélité est vraiment vécue, d’autres liens [juridiques notamment] ne sont pas nécessaires. Par conséquent, dit François aux laïcs, votre forme de vie évangélique est à pratiquer dans un contexte de laïcité et de liberté. » Fidélité à l’Église, à son Pasteur suprême, à leur enseignement.[27] L’important est que « l’ordre temporel soit imprégné et perfectionné par L’Esprit du Christ et ordonné à la venue de son Règne. »[28]
Si les laïcs « se croient incapables de remplir une telle tâche », les pasteurs ont la tâche de « leur communiquer une profonde reconnaissance de leur appel et […] leur offrir des expressions concrètes de soutien et d’orientation pour qu’ils puissent répondre à cet appel avec générosité et courage. »[29]
C’est aussi la mission du Conseil pontifical pour les laïcs[30] qui doit être considéré « non pas comme un organe de contrôle mais comme centre de coordination, d’étude, de consultation, destiné à « inciter les laïcs à prendre part à la vie et à la mission de l’Église […] en tant que membres d’associations […] ou comme fidèles individuels »[31]. » Ce Conseil est là pour « inciter », « pousser » »_ les fidèles laïcs à s’impliquer toujours davantage et mieux dans la mission évangélisatrice de l’Église, non par « délégation » de la hiérarchie mais dans la mesure où leur apostolat « est participation à la mission salvifique de l’Église, à laquelle tous sont désignés par le Seigneur par le moyen du baptême et de la confirmation » (LG 33). Et c’est la porte d’entrée. on entre dans l’Église par le baptême, non par l’ordination sacerdotale ou épiscopale, on entre par le baptême ! Et nous sommes tous entrés par la même porte. C’est le baptême qui fait de tous les fidèles laïcs des disciples missionnaires du Seigneur, sel de la terre, lumière du monde, levain qui transforme la réalité de l’intérieur_. »
Cette certitude fait de l’Église une « communauté évangélisatrice » une « Église qui sort en permanence », avec un « laïcat en sortie »[32], bref, une Église qui sait prendre sans peur l’initiative, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux carrefours des routes pour inviter les exclus ».[33]
La leçon est claire et elle s’est confirmée avec de plus en plus de force au fil du temps de Léon XIII à François en passant par le pontificat décisif de Jean-Paul II qui a consacré les avancées du Concile Vatican II : par leur baptême et leur confirmation, tous les fidèles du Christ sont envoyés en mission.
Les fidèles laïcs ont eux une double mission à l’intérieur de l’Église et dans le monde.[1]
Et c’est dans le monde, dans toutes les tâches séculières, qu’est leur premier devoir pour insérer la parole de Dieu dans les réalités terrestres, rendre chaque portion de société grande ou petite toujours plus à l’image du Royaume. Coresponsables de l’Église, ils ont à exercer leurs responsabilités en conformité avec l’enseignement du magistère: leur fidélité aux principes fondamentaux de l’enseignement social de l’Église assure, dans la liberté, leur lien avec leur Mère.
Aucun fidèle laïc n’est exempt de ce devoir comme Jean-Paul II nous l’a montré.
Jean-Paul II, à l’occasion du Congrès mondial du laïcat catholique, déclarait : « avec le Concile, l’heure des laïcs a vraiment sonné dans l’Église »[1]. Un demi-siècle après la fin du Concile, François constate : « il semble que l’horloge se soit arrêtée ».[2]
En 2009 déjà[3], Benoît XVI s’était interrogé sur les raisons qui avaient poussé Jean-Paul II à convoquer un synode sur les laïcs en 1987. Il y voyait deux raisons.
Tout d’abord, il constatait, en maints endroits, après le Concile, qu’ à une période de ferveur et d’initiative, a succédé un temps d’affaiblissement de l’engagement, une situation de lassitude, parfois même de stagnation, et également de résistance et de contradiction entre la doctrine conciliaire et différents concepts formulés au nom du Concile, mais en réalité opposés à son esprit et à sa lettre. »
Ensuite, il relevait que « les pages lumineuses consacrées par le Concile au laïcat n’avaient pas encore été suffisamment traduites et réalisées dans la conscience des catholiques et dans la pratique pastorale. d’une part, il existe encore, ajoutait-il, la tendance à identifier unilatéralement l’Église avec la hiérarchie, en oubliant la responsabilité commune, la mission commune du Peuple de Dieu, que nous sommes tous dans le Christ. De l’autre, persiste également la tendance à concevoir le Peuple de Dieu, comme je l’ai déjà dit, selon une idée purement sociologique ou politique, en oubliant la nouveauté et la spécificité de ce peuple qui devient peuple uniquement dans la communion avec le Christ. »
Benoît XVI rappelait que « le mandat d’évangéliser ne concerne pas seulement quelques baptisés, mais chacun » et se demandait « dans quelle mesure est reconnue et favorisée la coresponsabilité pastorale de tous, en particulier des laïcs ? » Force était de souligner que « Trop de baptisés ne se sentent pas appartenir à la communauté ecclésiale et vivent en marge de celle-ci, ne s’adressant aux paroisses que dans certaines circonstances, pour recevoir des services religieux. Il n’y a encore que peu de laïcs, proportionnellement au nombre des habitants de chaque paroisse, qui, bien que se professant catholiques, sont prêts à offrir leur disponibilité pour travailler dans les différents domaines apostoliques. »
Que proposait-il ?
A tous, de « promouvoir une formation plus attentive et fidèle à la vision de l’Église , et cela aussi bien de la part des prêtres que des religieux et des laïcs. »
Mais à ses yeux, les clercs avaient surtout à changer leur regard sur les laïcs. Il souhaitait « que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des « collaborateurs » du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme « coresponsables » de l’être et de l’agir de l’Église, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. » Les curés doivent déjà à leur niveau, « promouvoir la croissance spirituelle et apostolique de ceux qui sont déjà assidus et engagés dans les paroisses : ils sont le noyau de la communauté qui constituera un ferment pour les autres. »
Quant aux mouvements et aux communautés, ils devraient « toujours prendre soin que leurs itinéraires de formation conduisent leurs membres à développer un sens véritable d’appartenance à la communauté paroissiale. »
Pour « reprendre le chemin avec une ardeur renouvelée », les deux mots-clés à retenir sont bien : formation et coresponsabilité.
Quatre ans plus tard, François répond à notre question de savoir où sont les laïcs, en précisant que « même si on note une plus grande participation de beaucoup aux ministères laïcs[4], cet engagement ne se reflète pas dans la pénétration des valeurs chrétiennes dans le monde social, politique et économique. Il se limite bien des fois à des tâches internes à l’Église sans un réel engagement pour la mise en œuvre de l’Évangile en vue de la transformation de la société. La formation des laïcs et l’évangélisation des catégories professionnelles et intellectuelles représentent un défi pastoral important. »[5]
Il semble, en effet que les laïcs, lorsqu’ils s’engagent, préfèrent la sacristie à la rue, le confort de la chapelle aux risques que l’on encourt nécessairement, aux contradictions auxquelles on se heurte immanquablement lorsque les laïcs prennent conscience que, par la grâce du baptême et de la confirmation, ils sont appelés à être missionnaires et que « le champ de leur travail missionnaire est le monde vaste et complexe de la politique, de l’économie, de l’industrie, de l’éducation, des médias, de la science, de la technologie, de l’art et du sport. »[6]
Mais où sont les laïcs formés, fidèles, passionnés par le Christ et son message, prêts à sacrifier leur réputation et leur confort pour que son Règne arrive ?
Or, dès le début de l’Église, à la fin du IIe siècle, dans la célèbre Epître à Diognète, un chrétien éclairé se rendait compte que « ce que l’âme est dans le corps, il faut que les chrétiens le soient dans le monde ».[7]
Le Concile ne dit pas autre chose puisqu’il « adjure […] avec force au nom du Seigneur tous les laïcs de répondre volontiers avec élan et générosité à l’appel du Christ qui, en ce moment même, les invite avec plus d’insistance, et à l’impulsion de l’Esprit-Saint. Que les jeunes réalisent bien que cet appel s’adresse tout particulièrement à eux, qu’ils le reçoivent avec joie et de grand cœur. C’est le Seigneur lui-même qui, par le Concile, presse à nouveau tous les laïcs à s’unir intimement à lui de jour en jour, et de prendre à cœur ses intérêts comme leur propre affaire (cf. Ph 2, 5), de s’associer à sa mission de Sauveur ; il les envoie encore une fois en toute ville et en tout lieu où il doit aller lui-même (cf. Lc 10, 1) ; ainsi à travers la variété des formes et des moyens du même et unique apostolat de l’Église, les laïcs se montreront ses collaborateurs, toujours au fait des exigences du moment présent, « se dépensant sans cesse au service du Seigneur, sachant qu’en lui leur travail ne saurait être vain » (cf. 1 Co 15, 58).[8]
Le fidèle laïc, sous peine d’incohérence, voire de schizophrénie, ne peut être chrétien seulement à l’église le dimanche et agir n’importe comment ou en fonction de n’importe quoi durant la semaine. Le synode des laïcs l’avait bien affirmé, une fois encore : « L’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent, en effet, se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer leur vie quotidienne comme une occasion d’union à Dieu et d’accomplissement de sa volonté, comme aussi un service envers les autres hommes, en les portant jusqu’à la communion avec Dieu dans le Christ. »[9]
L’Église a donc besoin de laïcs bien formés, qui se sentent et sont considérés, non pas simplement comme collaborateurs des prêtres, mais comme coresponsables de l’Église.
Il faut donc restaurer le laïcat[10].
Comme on l’a vu, le mot est d’un emploi assez récent dans l’Église. Jean-Paul II l’utilise dans Christifideles laïci[1] mais continue à parler aussi de collaborateurs.[2] Nous avons vu que Benoît XVI estime « nécessaire d’améliorer l’organisation pastorale, de façon à ce que, dans le respect des vocations et des rôles des personnes consacrées et des laïcs, l’on promeuve graduellement la coresponsabilité de l’ensemble de tous les membres du Peuple de Dieu. Cela exige un changement de mentalité concernant particulièrement les laïcs, en ne les considérant plus seulement comme des « collaborateurs » du clergé, mais en les reconnaissant réellement comme « coresponsables » de l’être et de l’agir de l’Église, en favorisant la consolidation d’un laïcat mûr et engagé. »[3] Cette coresponsabilité, dans le respect des rôles de chacun, sans confusion, suppose, à mon sens, que soit vécue une réalité profondément évangélique : la fraternité qui « est la forme humaine de la communion »[4] à laquelle nous sommes tous appelés.,
Il est indispensable de bien comprendre l’articulation paradoxale de la fraternité et de la hiérarchie à laquelle trop souvent on réduit l’Église en oubliant, comme disait déjà Pie XII, que « les laïcs sont l’Église » et que « même si l’Église possède une structure « hiérarchique », cette structure est cependant totalement ordonnée à la sainteté des membres du Christ. »[5]
Nous avons vu, qu’à l’origine, « au sens plein du mot, laïc, qui est égal à fidèle, est antérieur à la distinction avec prêtre et laïc. […][6] Laïc ne désigne pas une spécialité, ni une carence ni un manque, mais au sens même où il n’est ni prêtre ni religieux, celui qui a dans le peuple la plénitude du don sans spécialisation.
Cette plénitude, il la reçoit de Dieu à travers les apôtres et leurs successeurs, elle anime sa vie par des dons divers, qui tous sont aussi reçus par l’Église et pour elle ; elle suscite entre les membres du peuple une fraternité, qui n’est celle du Seigneur que grâce à la réconciliation, aux sacrements de baptême et de pénitence […]. »[7] Et donc, la fraternité est un don, elle a un fondement sacramentel : « par le baptême, l’homme renaît, recevant Dieu pour Père et l’Église pour Mère, il est agrégé aux frères de Jésus-Christ. »[8] Et voilà le paradoxe: il faut affirmer l’égale dignité de tous les croyants et, en même temps, que « ce qui assure l’égale dignité de tous les baptisés est aussi ce qui les distingue en évêques ou prêtres et laïcs ».[9] Autrement dit encore, l’enfant baptisé par le prêtre devient le frère du prêtre dont le « pouvoir » ne peut être entendu à la manière du monde.[10] Notons encore que la fraternité chrétienne est missionnaire : « elle est donnée par Dieu pour susciter la fraternité chez tous les hommes. »[11]
Où en est la fraternité aujourd’hui, sans laquelle il est vain de parler de coresponsabilité ?
Joseph Ratzinger explique, en 1964, que « le concept de fraternité est […] l’objet, depuis le IIIe siècle, d’un double rétrécissement : il est restreint d’un côté à la communauté monastique, de l’autre au clergé. La conscience que primitivement, l’Église avait d’elle-même, se replie sur ces deux groupements qui se considèrent maintenant comme les représentants proprement dits de la vie ecclésiale. Même ici, l’idée originelle est recouverte par une gradation de titres qui lui est étrangère, si bien que le titre de frère, honneur primitif du chrétien, tombe à un rang inférieur devant celui de « père », qu’il y a possibilité d’acquérir. Bref, on en est arrivé à une situation qui, jusqu’à cette heure, n’a pas été surmontée. »[12]
Relevant cette dernière phrase, en 1987, juste avant le synode sur les laïcs, le P. Chantraine, ajoute que « la situation ne s’est guère modifiée depuis 1964. »[13]
En quoi aujourd’hui la situation s’est-elle améliorée ? Le P. Chantraine écrit qu’à chaque époque, il est nécessaire et urgent, de combattre la tendance à réserver à quelques-uns la fraternité originelle et la tentation de réduire l’Église à sa hiérarchie. Mais, bien sûr, « sans jamais oublier le paradoxe que cette tentation efface dans l’esprit. »[14]
En 2010, Dominique Rey[15] déclarait : « On craint d’une part la cléricalisation du laïcat et d’autre part que le prêtre fonctionne en surplomb vis-à-vis des laïcs. […] Il serait inconsidéré de penser que le laïc est un « sous prêtre » ou que le prêtre prenne au laïc ce qui fait le propre de sa mission ».[16] Le danger de cléricalisation du laïcat comme celui de laïcisation du clergé est toujours bien présent.
On comprend mieux la conclusion à laquelle aboutit le P. Chantraine : il faut « restaurer, non point seulement le laïcat, mais la fraternité dans l’Église. »[17]
Nourrie de cette fraternité, la coresponsabilité peut se vivre à plusieurs conditions concomitantes.[1]
Que les laïcs prennent conscience de leur dignité baptismale qui les rend coresponsables de la mission de l’Église.[2] qu’ils ne pensent pas que les fonctions qu’ils peuvent remplir dans les paroisses ou les diocèses épuisent leur coresponsabilité. qu’ils veillent à ne pas se laisser « cléricaliser » : leur mission première, fondamentale est d’être le levain dans le monde[3], c’est-à-dire en dehors de l’église, c’est-à-dire là où ils sont responsables de ceux qui sont loin de l’Église. Ils ne doivent pas rester enfermés en eux-mêmes, dans leurs groupes ou « petites églises » mais sortir vers les « périphéries existentielles », où guidés par leur amour du Christ et des hommes et par tout l’enseignement de l’Église, ils agiront de leur propre chef partout où ils mènent leur vie.[4]
Que les prêtres ne se servent pas des laïcs mais les servent : les pasteurs sont « appelés à regarder, protéger, accompagner, soutenir et servir » le saint peuple de Dieu.[5] qu’ils cultivent chez les laïcs le sens de la coresponsabilité, qu’ils les incitent et aident à se former particulièrement à la doctrine sociale de l’Église qui sera leur premier instrument pour évangéliser le monde.
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On se lamente sur la déchristianisation de maints pays et l’on déplore, à juste titre, l’influence néfaste de l’individualisme, du scepticisme, du relativisme, de nouvelles idéologies comme l’écologisme, le néo-libéralisme, le populisme, l’idéologie du genre. On parle de crise des vocations et l’on accuse parfois le Concile qui aurait vidé les séminaires sans se rendre compte que « …la crise des vocations cache souvent une crise de la vie chrétienne en général. Pour avoir de belles vocations sacerdotales, on doit avoir de belles vocations chrétiennes. Et les prêtres ont besoin de saints laïcs. » Le rôle propre du laïc, c’est de rechercher comme tout chrétien une certaine sainteté de vie »[6], là où il se trouve, dans sa paroisse, dans son diocèse certes, mais d’abord dans sa famille et partout ailleurs, comme voisin, citoyen, commerçant, employé, fonctionnaire, ouvrier, indépendant, membre d’un club sportif, d’une association culturelle, conseiller communal, député ou ministre. Mais le mal vient de ce que, « hélas pour beaucoup de chrétiens, la radicalité de la vie chrétienne est encore réservée à la vie religieuse ou cléricale. Ils oublient que toute vie baptismale est une consécration au Christ, un appel à la sanctification personnelle et à l’engagement missionnaire dans le monde. […] La difficulté aujourd’hui, c’est que beaucoup de chrétiens ne vivent pas à la hauteur de leur baptême ».[7]
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Le pape François s’adressant à des laïcs, n’a pas hésité à dire que l’avenir de l’Église « dépend, en grande partie, du développement d’une vision ecclésiologique fondée sur une spiritualité de communion, de participation et de partage des dons. »[8]
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Efforcez-vous de mettre à profit tous les moyens de formation personnelle et sociale…
On se souvient du mouvement Le Sillon dont l’animateur principal fut Marc Sangnier (1873-1950). On se souvient aussi de la condamnation portée par Pie X dans sa Lettre sur Le Sillon en 1910.
Toutefois, tout n’était pas à jeter dans ce mouvement et notamment une « méthode d’éducation démocratique » que Marc Sangnier préconisait dans les « cercles d’étude ». Comme il définissait la démocratie comme une « organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun », il décrivait ainsi la méthode d’enquête utilisée par le Sillon dès 1899: « Tout citoyen doit : 1° Connaître l’état de sa patrie ; lorsque la situation est mauvaise, il doit 2° chercher les remèdes ; enfin, les remèdes trouvés, il doit 3° agir ».[1] Ces trois moments vont être repris par l’abbé Cardijn [2] dans une formule qui fera florès : « Voir, juger, agir ».. Dans le manuel de la JOC[3], Cardijn définit ainsi le « cercle d’étude » : « le cercle d’étude n’est pas une réunion fermée sur elle-même, où chacun, chacune vient apporter ce qu’il a vu et ce qu’il connaît pour participer à la formation collective et en tirer profit pour lui-même. Il apprend à voir, il aide à juger, il pousse à agir. » En 1935, lors du 1er Congrès international de la JOC, il déclarait que les militants et les membres devaient apprendre : « à Voir, Juger, et agir : à voir le problème de leur destinée temporelle et éternelle, à juger la situation présente, les problèmes, les contradictions, les exigences d’une destinée éternelle et temporelle, à agir en vue de la conquête de leur destinée éternelle et temporelle »
En mars 1960, Lors d’une audience accordée par le pape Jean XXIII, Cardijn invitait le pape à publier une encyclique pour le 70e anniversaire de Rerum novarum. Jean XXIII demanda à l’abbé Cardijn de rédiger un document d’une vingtaine de pages où il suggérerait quelques idées.[4] Le 15 mai 1961, dans l’encyclique Mater et Magistra, découvrit que le pape avait fait sienne la fameuse méthode « Voir, juger, agir ». dans les « suggestions pratiques », on lit: « Pour traduire en termes concrets les principes et les directives sociales, on passe d’habitude par trois étapes : relevé de la situation, appréciation de celle-ci à la lumière de ces principes et directives, recherche et détermination de ce qui doit se faire pour traduire en actes ces principes et directives selon le mode et le degré que la situation permet ou commande.
Ce sont ces trois moments que l’on a l’habitude d’exprimer par les mots : voir, juger, agir.
Il est plus que jamais opportun que les jeunes soient invités souvent à repenser ces trois moments, et, dans la mesure du possible à les traduire en actes ; de cette façon, les connaissances apprises et assimilées ne restent pas en eux à l’état d’idées abstraites, mais les rendent capables de traduire dans la pratique les principes et les directives sociales. »
Au moment du concile, celui qui était devenu le cardinal Cardijn intervint sur la question de la liberté religieuse et déclara : « Cette liberté intérieure, même si elle existe en germe dans toute créature humaine comme un don naturel, requiert une longue éducation et elle s’entretient de trois façons : voir, juger et agir. Si, grâce à Dieu, nos soixante années d’apostolat n’ont pas été vaines, c’est parce que nous n’avons pas voulu que les jeunes vivent longtemps à l’abri des dangers, coupés da leur milieu de vie et de travail, mais que nous avons fait confiance à leur liberté, pour une meilleure éducation de celle-ci. Nous les avons aidés à voir, à juger et à agir par eux-mêmes, en entreprenant d’eux-mêmes une action sociale et culturelle, en obéissant librement aux autorités, afin de devenir des témoins adultes du Christ et de l’Évangile, conscients d’être responsables de leurs frères et de leurs sœurs du monde entier. »[5]
Et le message de Cardijn sera entendu. Sans que la formule soit reprise textuellement, la constitution Gaudium et spes est construite sur le schéma « voir, juger, agir ». Dans l’Exposé préliminaire, il est bien question de voir c’est-à-dire « de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. » Suivent « quelques-uns des traits fondamentaux du monde actuel ».[6] Ensuite en ouvrant la première partie du document, le Concile, éclairé par la foi, « se propose avant tout de juger à cette lumière les valeurs les plus prisées par nos contemporains et de les relier à leur source divine. »[7] Enfin, à maintes reprises, le Concile insistera sur l’agir, sur la nécessité de dépasser « une éthique individualiste » et de « compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter. »[8] Il renverra à la Genèse et au devoir de l’homme de prolonger l’œuvre du Créateur.[9] Le document conclut : « Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! »[10] qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. »[11]
Dans un autre document du Concile, Apostolicam actuositatem, nous retrouvons, pour la formation à l’apostolat, la formule de Cardijn : « il faut apprendre graduellement et prudemment, dès le début de cette formation, à voir toutes choses, à juger, à agir à la lumière de la foi, à se former et à se perfectionner par l’action. »[12] Nous y reviendrons.
En 1989, la Congrégation pour l’éducation catholique publie un important document destiné aux Séminaires et aux Instituts d’études théologiques, intitulé « Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église dans la formation sacerdotale ».[13] S’appuyant sur Mater et Magistra, mais aussi sur Gaudium et spes, Populorum Progressio et l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, c’est-à-dire sur l’enseignement de Jean XXIII, du Concile, de Paul VI et de Jean-Paul II, le document décrit ce qu’il appelle la « méthodologie de la doctrine sociale »[14] en la rattachant à la triple dimension théorique, historique et pratique de cette doctrine[15]. Nous ne serons pas étonnés de lire que « Cette méthode se développe en trois temps: voir, juger et agir. »[16]
Nous allons développer successivement ces trois temps.
« Le voir, nous disent les Orientations, est la perception et l’étude des problèmes et de leurs causes, dont l’analyse relève de la compétence des sciences humaines et sociales. »[1]
C’est dire d’emblée si cette étape est accessible à tous, croyants ou incroyants, quelle que soit l’orientation philosophique ou religieuse. Il s’agit de relever avec l’aide éventuelle des spécialistes, les faits, de décrire l’état du monde à l’instar de l’entame de la Constitution pastorale Gaudium et spes.
Toutefois, l’abbé Maurice Cheza[2] fait une remarque qui me paraît pertinente. Il montre bien l’actualité de la méthode « voir, juger, agir », en faisant notamment remarquer qu’elle est conforme au bon sens : « quand un médecin se trouve confronté à un problème, il ; procède toujours en trois étapes : établir un diagnostic, confronter la situation concrète à son expérience et aux constatations médicales antérieures, pour arriver à un traitement à court, moyen et long terme. »[3] Mais il ajoute qu’« il peut être fécond de réfléchir d’abord à l’« utopie » (lieu non encore atteint) ou au rêve que l’on voudrait voir réalisé dans la société et dans l’Église au sein de cette société. » Une « utopie mobilisatrice » précise l’auteur. « Il est bon, explique-t-il, de chercher à préciser le type de société que l’on aimerait voir se mettre en place et, à l’intérieur de celle-ci, le type d’homme, de femme, cde relations sociales que l’on souhaite. C’est ce que l’on appelle parfois « utopie ». Ce mot d’utopie n’est pas à prendre dans le sens « illusion », mais plutôt dans celui de « rêve ». »[4]
Il est clair que la collecte des faits peut être sélective en fonction du « rêve » que l’on poursuit. Si nous pouvons espérer rassembler largement des gens très divers pour réfléchir à la violence, à la malnutrition, au chômage, par exemples, en replaçant ces réalités « dans un plan large » et en recherchant « notamment les causes proches et lointaines » de ces faits, le panel des « observateurs » se rétrécira sans doute et davantage encore s’il s’agit de questions de mœurs, d’avortement, d’euthanasie ou de mariage homosexuel. Notons que les Orientations disent elles mêmes « que dans le voir et le juger de la réalité, l’Église n’est pas ni ne peut être neutre. »[5] Même dans le « voir » donc. Dans son « panorama » de l’état du monde, la Constitution Gaudium et spes commence par une description rigoureuse, exemplaire, peut-on dire, de la « Condition humaine dans le monde d’aujourd’hui »[6] puis examine rapidement les causes des problèmes repérés en mettant en exergue « Les interrogations profondes du genre humain »[7]. Et c’est à ce niveau, au niveau du cœur de l’homme que l’Église « offre à l’homme, par son Esprit, lumière et forces pour lui permettre de répondre à sa très haute vocation. »[8]
Plus près de nous, les évêques de France[9] brossent un tableau de la situation de leur pays que maints observateurs éloignés du christianisme peuvent corroborer. Ce portait de l’« hexagone » est intéressant parce qu’il ressemble à s’y méprendre au tableau politique et social qui pourrait être brossé dans d’autres pays occidentaux. Dans quel pays en effet ne peut-on constater la lassitude, les frustrations, les peurs et la colère d’une population qui a tendance à se désintéresser de la politique. Dans quel pays ne peut-on sentir que « le vivre ensemble est fragilisé, fracturé, attaqué » ? Où ne peut-on dire que « la crise de la politique est d’abord une crise de confiance envers ceux qui sont chargés de veiller au bien commun et à l’intérêt général » et que « l’attitude et l’image de quelques-uns jette le discrédit sur l’ensemble de ceux qui vivent l’engagement politique comme un service de leur pays » ? Un peu partout, on dénonce le mensonge, la corruption, les promesses non tenues, « le compromis toujours suspecté de compromission », la précarité et l’exclusion, le chômage et « le salaire indécent de certains grands patrons », un sentiment d’insécurité mais aussi d’injustice et de déception, la juridicisation croissante de la société, la violence, l’incivilité, le racisme, la crise du système éducatif, « l’insécurité culturelle » et « les malaises identitaires » suite aux migrations, « la contestation […] devenue le mode de fonctionnement habituel, la culture de l’affrontement [qui] semble prendre le pas sur celle du dialogue », « les accusations et caricatures réciproques [qui] prennent rapidement le dessus sur des échanges constructifs », les médias « quand ils préfèrent slogans, petites phrases, et a priori réducteurs, à l’analyse sérieuse et au débat respectueux », le paradoxe qui consiste à « réclamer des protections supplémentaires », à « dénoncer toute insuffisance supposée des autorités, et, en même temps, » à se plaindre, « souvent à juste titre, des contraintes de plus en plus grandes qui corsètent la vie de chacun, et découragent beaucoup d’initiatives ». Tel est en résumé, le diagnostic posé par les évêques qui n’en restent pas au constat mais interprètent ces malaises et dysfonctionnements comme une « crise de sens », une perte du sens de l’universel, du sens du « pour quoi ».
Il n’empêche qu’il est possible de rassembler beaucoup d’esprits divers autour de nombreux faits, de leurs causes et de leurs conséquences sans que leur sensibilité philosophique ou religieuse se sente mise en question. Beaucoup de ces réalités « vues » peuvent d’ailleurs être corroborées par des enquêtes menées avec rigueur et un maximum d’objectivité par des auteurs éloignés du christianisme. Les Orientations convoquent d’ailleurs, nous l’avons lu, les « sciences humaines et sociales ».
Quant l’abbé Cardijn parlait de « voir », il privilégiait l’enquête directe et personnelle : « il est nécessaire de procéder à des enquêtes continuelles et approfondies. On ne peut, en effet, en ces matières, se baser sur des connaissances livresques ou sur des idées a priori : il faut, au contraire, disposer de renseignements exacts et actuels sur les réalités vivantes. » Il pensait prioritairement à la formation des jeunes travailleurs mais nous pouvons élargir son propos et considérer qu’il est avantageux que pour tous d’« apprendre à voir par des enquêtes personnelles ou collectives bien dirigées et bien contrôlées. Ces enquêtes ont une grande valeur éducative : elles éclairent l’intelligence et enflamment le cœur. »[10]
Evidemment cette attitude directe risque, dira-t-on, de rétrécir le champ de l’investigation à sa propre condition. Cardijn d’ailleurs invitait les jeunes travailleurs à analyser leur « situation religieuse, morale, intellectuelle, économique »[11]. Mais cette expérience est loin d’être anodine ou pauvre en signification car nous ne sommes pas des monades mais des êtres de relations. Chacun de nous a une histoire qui l’immerge dans un milieu familial, social, scolaire, professionnel, politique, naturel, qui peut donner une image prégnante de ce que vit la « grande » société. Je peux, par exemple, à mon niveau, constater personnellement les faiblesses d’une vie familiale, d’un parcours d’écolier, d’une gestion communale, d’un milieu de travail et même tâcher d’évaluer les causes de divers manquements. Encore faudra-t-il se demander si mon ressenti et mon analyse sont le fruit d’un caprice ou s’ils révèlent une entrave ou une atteinte à mon humanité, à ce qui fait ma dignité et la dignité de tout homme. L’honnêteté intellectuelle réclame recoupements et confrontations. La rencontre avec d’autres témoins est indispensable pour élargir et en même temps préciser le diagnostic. Ces témoins sont de toute façon requis lorsque je veux me pencher sur des problèmes qui ne me touchent pas personnellement mais qui en touchent d’autres. Témoins directs ou enquêteurs qui, dans leurs rapports, offrent un maximum de sérieux.
Ce travail personnel d’observation, de dialogue, éventuellement de lectures plus spécialisées, est indispensable à une époque où les gens sont confrontés aux approximations, simplifications et manipulations des mass media.[12]
Tout citoyen constate ou sent que certaines « choses ne vont pas ». Il est tôt ou tard interpellé, scandalisé par tel ou tel fait, telle ou telle opinion. Dans l’état actuel du monde, les sujets d’inquiétude ne manquent pas et nous les avons rencontrés le long de notre parcours au fil des tomes précédents. Rappelons rapidement quelques problèmes[13].
Rappelons l’omniprésence de la guerre et de la violence même si certains y ont pris goût ou en font l’apologie, elles dérangent et effraient bien des gens.[14]
Nous vivons dit-on une époque où l’individualisme règne en maître accompagné de son cortège : le relativisme, le refus de toute hétéronomie, le subjectivisme, l’inflation des droits subjectifs et de la mise en question des droits objectifs, l’hédonisme et le consumérisme[15].
Nous connaissons aussi une crise de la démocratie, la dérive des institutions nationales et internationales, la corruption, l’affaiblissement des syndicats ou leurs dérives ; le laïcisme s’installe, la méfiance vis-à-vis de l’État et de la Justice se répand, des populismes surgissent.[16]
La crise économique dure et s’accompagne de chômage dans le cadre de la mondialisation et des délocalisations, où l’économie-casino et la spéculation dominent ; en même temps le sous-développement perdure, un néo-colonialisme voit le jour, partout on déplore des inégalités, une insécurité alimentaire, on dénonce encore technocratisme et matérialisme et en réaction le nationalisme et le protectionnisme, les bouleversements économiques et la disette entraînent de larges et dramatiques migrations.[17]
Sur le plan des mœurs, famille-mariage-filiation, divorce, avortement, euthanasie, mariage homosexuel, adoption par homosexuels bioéthique brochiez ?.[18]
Les vieilles idéologies et de nouvelles idéologies se disputent les esprits : néo-libéralisme et néo-marxisme, écologisme et théorie du « gender ».[19]
La déchristianisation, l’antichristianisme, l’athéisme, le fondamentalisme musulman, le fidéisme et le surnaturalisme, la sécularisation.[20]
La crise de la culture, modernité et post-modernité, le multiculturalisme, nivellement ou éclectisme culturel, école en crise.[21]
Tous désordres qui, si l’on s’efforce d’y réfléchir, ont entre eux des connexions, une certaine familiarité.
Désordres dont il est fructueux de chercher les causes et non des coupables, ce qui nous détournerait de l’essentiel et risquerait de mal orienter l’action à venir.[22]
Il est intéressant aussi mais plus difficile vu l’ambiance morose dans laquelle baignent maintes société, de relever quand même les « choses qui vont » ou, du moins, celles qui semblent aller bien ne serait-ce que pour se persuader qu’un mieux est possible, que le mal n’a pas définitivement triomphé du bien. Ce seront surtout des manifestations de solidarité, de générosité, de justice, d’hospitalité, de désintéressement, d’honnêteté, de respect, de concorde, bref de toutes les vertus qui permettent de vivre bien ensemble entre gens différents.
Mais reste à définir le pourquoi de ces maux et de ces biens. La lecture de l’encyclique Caritas in veritate qui dresse, entre autres, un portait du monde au début du XXIe siècle ou de l’un ou l’autre livre repris en note peut être utile comme d’ailleurs la simple énumération qui précède. Ne pourrait-on dire, après lecture et sous peine de vérification, que l’individualisme qui se manifeste par de l’égoïsme et une volonté de puissance est la source des maux relevés et que le souci prioritaire de l’autre informe les bons côtés de nos sociétés ? Et donc tout acte de « voir » implique le « juger ».[23]
« Le juger est l’interprétation de la même réalité à la lumière des sources de la doctrine sociale qui déterminent le jugement prononcé sur les phénomènes sociaux et leurs implications éthiques. En cette phase intermédiaire se situe la fonction propre du magistère de l’Église qui consiste précisément dans l’interprétation de la réalité du point de vue de la foi
et dans la proposition « de ce qu’il a en propre : conception globale de l’homme et de l’humanité »[1]. Il est clair que dans le voir et le juger de la réalité, l’Église n’est pas ni ne peut être neutre, car elle ne peut pas ne pas se conformer à l’échelle des valeurs énoncées dans l’Évangile. Si, par hypothèse, elle se conformait à d’autres échelles de valeurs, son enseignement ne serait pas celui qui est effectivement donné, mais se réduirait à une philosophie ou à une idéologie de partie. »[2]
C’est donc à cet endroit que doivent être mobilisées les ressources de la doctrine sociale de l’Église, du moins les critères de jugement qu’elle offre. Essentiellement, il s’agit de mobiliser l’anthropologie qui sous-tend toute la construction sociale chrétienne et dont nous avons dit à maintes reprises, que cette vision de l’homme pouvait séduire un esprit rigoureux, sans préjugés.[3]
Face aux problèmes supposés rencontrés, demandons-nous si la dignité de la personne est reconnue, si la vie humaine est respectée, si la vie familiale est favorisée, si une plus grande fraternité entre les hommes est servie. Veille-t-on à la dignité du travail ? Quels sont nos devoirs envers la nature menacée ? L’autorité politique est-elle au service du bien commun ? Tous les hommes ont-ils accès à l’usage des biens ? Jouissent-ils de la liberté de circuler ? Favorise-t-on leur participation à la vie sociale, économique et politique ? Peuvent-ils s’associer ? Marie-t-on solidarité et subsidiarité ? Accorde-t-on une priorité aux pauvres de toutes sortes ? La liberté religieuse est-elle favorisée dans une juste distinction des pouvoirs temporel et spirituel ? Conjugue-t-on justice et amour, liberté, vérité et responsabilité ? L’idéal de non-violence est-il poursuivi ?
Bref, la référence à ces valeurs nous permettra de décider si telle situation doit être préservée, consolidée ou corrigée, voire combattue. Encore fait-il que soit organisée et répandue la formation, en priorité, nous y reviendrons, du laïcat chrétien et de toute personne de bonne volonté. Or force est de reconnaître que là le bât blesse.
Si la Conférence des évêques de France stimule à l’action dans le document précité, elle ne renvoie qu’à la constitution pastorale Gaudium et spes et à l’encyclique Laudato si’ mais pas, étonnamment, à un livre et à un DVD d’initiation à la doctrine sociale de l’Église qu’elle avait offerts au grand public en 2014.[4] Mais ces documents ont le mérite d’exister. Ailleurs, bien des évêques semblent interpréter la distinction des pouvoirs dans un sens minimaliste voire conforter la séparation des pouvoirs que prône le laïcisme. Ici et là, mais trop peu souvent encore, ce sont les laïcs qui prennent l’initiative grâce, par exemple, au Parcours Zachée, diffusé par la Communauté de l’Emmanuel.[5]
« L’agir est ordonné à la réalisation des choix. il requiert une vraie conversion, c’est-à-dire cette transformation intérieure qui est disponibilité, ouverture et transparence à la lumière de la purification de Dieu. »[1]
Chez les chrétiens, c’est l’« agir » qui manque le plus et c’est pourquoi tous les chapitres suivants seront lui consacrés
Certes, l’histoire nous révèle que l’Église dès l’origine et à l’image du Maître, s’est penchée sur les problèmes sociaux. Les Pères de l’Église ont rappelé que les biens de la terre étaient destiné à tous les hommes, ils ont dénoncé l’esclavage, réfléchi à de justes rapports entre l’Église et le pouvoir politique, à la guerre juste et aux conditions de la paix. Des conciles se sont prononcés contre l’esclavage, des décrets et des bulles ont été lancés contre l’usure ou la traite des Noirs. Nous avons vu les grands théologiens comme Thomas d’Aquin s’intéresser à l’exercice du pouvoir politique, à la notion de justice et à la nature des lois. Au XVe siècle, Antoine de Florence offre dans sa Somme théologique une vue globale de la vie économique, au XVIe siècle, rappelons-nous l’engagement de Bartolomeo de las Casas et de Francisco de Vitoria. Au XVIIe siècle Francisco Suarez, Robert Bellarmin et Jean de Saint Thomas poursuivent dans la même voie. Au XVIIIe siècle on peut citer les prises de position de Benoît XIV de nouveau sur la question raciale, la destination universelle des biens, l’usure ou encore le droit des pauvres. Il n’empêche qu’en maints endroits et trop longtemps, c’est trop exclusivement l’action caritative qui accapara les bonnes volontés chrétiennes. Il ne s’agit pas ici d’occulter ou de minimiser les œuvres admirables et généreuses qui ont fleuri tout au long des siècles dans le sillage de l’Église mais force est de constater que la réflexion des grands théologiens comme certaines déclarations magistérielles sur les questions sociales n’ont pas à de trop rares exceptions près, été suivies, d’effets structurels, ou poussé à la lutte contre les causes profondes des dysfonctionnements au sein de la société.
Lorsque le discours social de l’Église se structure à partir du XIXe siècle comme doctrine, les souverains pontifes ne manquent pas à chaque fois de presser le peuple chrétien à se mettre à l’œuvre. Dans Rerum Novarum, Léon XIII déclare d’emblée qu’« il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes des classes inférieures, attendu qu’ils sont, pour la plupart, dans une situation d’infortune et de misère imméritées. »[2] Et il termine l’encyclique par un autre appel pressant : « Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe, de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal si grave. »[3]
Si, en Belgique surtout, le document produisit dans le temps de très bons fruits, ce ne fut pas sans mal car il fut mal reçu par les milieux conservateurs. En fait, dès avant l’encyclique, des catholiques, patrons, bourgeois, ouvriers, soutenus, aidés par des ecclésiastiques parfois très encombrants, avaient entrepris des actions transformatrices. l’encyclique affermit leur détermination et suscita de nouveaux élans. Ainsi, la grande législation sociale belge fut l’œuvre de catholiques sociaux formés dans l’esprit de l’Église[4]. Toutefois, il faut reconnaître que ces initiatives furent souvent freinées, contenues, limitées par le libéralisme ambiant et l’action conservatrice de certains catholiques. Il faut rappeler que bien des patrons interdirent alors à des curés « vendus » de faire connaître à leurs paroissiens une encyclique jugée subversive. Il y eut même des prêtres « conservateurs » qui refusèrent les sacrements à des « démocrates » parce que démocrates, de mauvais patrons, pour juguler les « idées nouvelles », exercèrent des pressions sur leur personnel et se livrèrent à un chantage à l’emploi[5]. De telles attitudes poussèrent certainement bon nombre de travailleurs à rejoindre les organisations socialistes. Les attitudes diverses du monde catholique peuvent se retrouver et se résumer dans cette réflexion prêtée[6] à Jules Destrée[7] à propos des grandes réformes sociales corrigeant les abus du libéralisme : « Si le parti catholique peut avoir la fierté d’avoir élaboré la plupart de ces lois, la démocratie ouvrière peut se vanter de les avoir fait faire ».
Le pape Pie XI considérant comment, à travers le monde, la voix de Léon XIII avait été écoutée, note qu’« il y eut cependant quelques esprits qui furent un peu troublés ; et, par suite, l’enseignement de Léon XIII, si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. il renversait, en effet, si audacieusement les idoles du libéralisme, ne tenait aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir: les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à de telles hauteurs ; d’autres, tout en admirant ce lumineux idéal, jugèrent qu’il était chimérique et que sa réalisation, on pouvait la souhaiter, mais non l’espérer. »[8]Après avoir évoqué les heureux effets de l’encyclique, Pie XI relève encore qu’« avec le temps aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives […]. »[9]
Cent ans après Rerum Novarum, Jean-Paul II n’hésite pas à écrire qu’« il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque, et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites. »[10]
L’encyclique Quadragesimo anno a connu le même sort alors que son auteur cherchait à mobiliser les chrétiens et les hommes de bonne volonté en prévoyant les catastrophes à venir : « Et assurément, c’est maintenant surtout, insistait Pie XI, qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[11] Si cette encyclique a produit de remarquable effets en Allemagne surtout et après la guerre, elle a suscité la méfiance et l’opposition radicale de plusieurs. Après la seconde guerre mondiale, Pie XII, face aux désordres engendrés par le capitalisme, Pie XII demande : « (…) pourquoi quand il en est encore temps, ne pas mettre les choses au point, dans la pleine conscience de la commune responsabilité, en sorte d’assurer les uns contre d’injustes défiances, les autres contre des illusions qui ne tarderaient pas à devenir un péril social. » Et il constate que : « Cette communauté d’intérêt et de responsabilité dans l’œuvre de l’économie nationale, Notre inoubliable prédécesseur Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son Encyclique Quadregesimo anno, il recommandait « l’organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production.
Rien, en effet, ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement, pour l’économie sociale, d’un statut de droit public fondé précisément sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production.
Ce point de l’Encyclique fut l’objet d’une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres, un retour au Moyen Age.
Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi, et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.
Mais à présent, cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps ».[12]
Non seulement, on évoqua, à propos de cette encyclique, une nostalgie du passé ou une influence des idéologies fascistes mais l’esprit libéral fut aussi un rude obstacle. De plus, les idéologies marxiste ou marxisante étouffèrent bien des velléités et des réalisations sociales chrétiennes. Après la guerre, les grands mouvements d’Action catholique nés au début du siècle reprirent une belle vigueur. Mais il faut bien constater que malgré l’enseignement de Pie XII, de Jean XXIII ou encore du Cardinal Cardijn, bien des organisations catholiques ont mis en question un certain nombre de références à l’enseignement social de l’Église comme aujourd’hui à son enseignement moral[13]. Il est indéniable que l’idéologie marxiste, après la guerre, a exercé une influence considérable comme précédemment. Jean-Paul II lui-même, reconnaît que le mouvement ouvrier, dès l’origine, « fut dans une certaine mesure dominé précisément par l’idéologie marxiste »[14].
Plus nous avançons dans le temps et plus nous constatons de réticences face à cet enseignement sous des prétextes divers alors que deux mots reviennent sans cesse sous la plume des souverains pontifes : urgence et nécessité. Urgence historique vu l’état du monde et nécessité doctrinale. L’action n’est pas facultative. Mais, c’est un peu en vain, semble-t-il, que le pape Jean XXIII, souvenons-nous, a eu beau réaffirmer : « Il est cependant indispensable, aujourd’hui plus que jamais, que cette doctrine soit connue, assimilée, traduite dans la réalité sociale sous les formes et dans la mesure que permettent ou réclament les situations diverses. Cette tâche est ardue, mais bien noble. C’est à sa réalisation que Nous invitons ardemment non seulement Nos frères et fils répandus dans le monde entier, mais aussi tous les hommes de bonne volonté.
Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. » Et il lançait un appel aux laïcs : « A cette diffusion Nos fils du laïcat peuvent contribuer beaucoup par leur application à connaître la doctrine, par leur zèle à la faire comprendre aux autres et en accomplissant à sa lumière leurs activités d’ordre temporel. »[15]
Le Concile ne fut pas en reste lui qui, dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, « n’hésite pas à s’adresse […], non plus aux seuls fils de l’Église et à tous ceux qui se réclament du Christ, mais à tous les hommes. »[16] « « Après avoir montré quelle est la dignité de la personne humaine et quel rôle individuel et social elle est appelée à remplir dans l’univers , le Concile fort de la lumière de l’Évangile et de l’expérience humaine, attire […] l’attention de tous sur quelques questions particulièrement urgentes de ce temps qui affectent au plus haut point le genre humain. Parmi les nombreux sujets qui suscitent aujourd’hui l’intérêt général ;, il faut notamment retenir ceux-ci : le mariage et la famille, la culture, la vie économico-sociale, la vie politique, la solidarité des peuples et la paix. Sur chacun d’eux, il convient de projeter la lumière des principes qui nous viennent du Christ ; ainsi les chrétiens seront-ils guidés et tous les hommes éclairés dans la recherche des solutions que réclament des problèmes si nombreux et si complexes ».[17] Le Concile conclut son analyse et ses propositions par un appel à l’action des chrétiens et des hommes « de bonne volonté » : « Se souvenant de la parole du Seigneur : « En ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres » (Jn 13, 35), les chrétiens ne peuvent pas former de souhait plus vif que celui de rendre service aux hommes de leur temps, avec une générosité toujours plus grande et plus efficace. Aussi, dociles à l’Évangile et bénéficiant de sa force, unis à tous ceux qui aiment et pratiquent la justice, ils ont à accomplir sur cette terre une tâche immense, dont ils devront rendre compte à celui qui jugera tous les hommes au dernier jour. Ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur, Seigneur ! » qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté du Père et qui, courageusement, agissent. »[18]
Paul VI, à son tour, insista : « Il faut se hâter…. »[19] ; « Des réformes urgentes doivent être entreprises sans retard »[20] ; « Le combat contre la misère, urgent et nécessaire, est insuffisant. Il s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race de religion, de nationalité, puisse vivre une vie pleinement humaine. »[21] Quatre ans plus tard, dans la lettre apostolique Octogesima adveniens anniversaria, il revient à la charge : « C’est à tous les chrétiens que Nous adressons à nouveau et de façon pressante, un appel à l’action. […] Que chacun s’examine pour voir ce qu’il a fait jusqu’ici et ce qu’il devrait faire. il ne suffit pas de rappeler des principes, d’affirmer des intentions, de souligner des injustices criantes et de proférer des dénonciations prophétiques : ces paroles n’auront de poids réel que si elles s’accompagnent pour chacun d’une prise de conscience plus vive de sa propre responsabilité et d’une action effective. » Et le Saint Père ajoutait : « Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire »[22]
Et dans l’Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, Paul VI insistait sur le lien indissoluble entre évangélisation et action politique au sens large : « L’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie personnelle et sociale de l’homme. (…) Entre évangélisation et promotion humaine -développement, libération- il y a en effet des liens profonds. Liens d’ordre anthropologique, parce que l’homme à évangéliser n’est pas un être abstrait, mais qu’il est sujet aux questions sociales et économiques. liens d’ordre théologique, puisqu’on ne peut pas dissocier le plan de la création du plan de la Rédemption qui, lui, atteint les situations très concrètes de l’injustice à combattre et de la justice à restaurer. liens de cet ordre éminemment évangélique qui est celui de la charité : comment en effet proclamer le commandement nouveau sans promouvoir dans la justice et la paix la véritable, l’authentique croissance de l’homme ? »[23]
Malgré toutes ces incitations répétées, les mises en question, les suspicions, les détournements et les surdités ne manquèrent pas. On parla de moins en moins de cette part importante de l’enseignement de l’Église. A tel point que beaucoup crurent ou s’efforcèrent de croire et de faire croire que la doctrine sociale de l’Église avait disparu. Certains s’en réjouirent.[24] Le silence voire l’opprobre furent tels que le cardinal Danneels, au retour du Synode sur la vocation et la mission du laïcat, en 1987, avoua sa surprise devant « la résurgence de l’intérêt pour la doctrine sociale de l’Église. Il y a dix, quinze ans, ajouta-t-il, il était de mauvais ton de parler de la doctrine sociale de l’Église… »[25].
Evidemment, le pontificat de Jean-Paul II est particulièrement riche d’encycliques sociales remarquables qui sont autant d’invitations à l’engagement dans le monde pour le transformer.
Ainsi, célébrant le texte fondateur de Léon XIII, Jean-Paul II écrit: « En ce centième anniversaire de l’encyclique, je voudrais remercier tous ceux qui ont fait l’effort d’étudier, d’approfondir et de répandre la doctrine sociale chrétienne. Pour cela, la collaboration des Églises locales est indispensable, et je souhaite que le centenaire soit l’occasion d’un nouvel élan en faveur de l’étude, de la diffusion et de l’application de cette doctrine dans les multiples domaines.
Je voudrais en particulier qu’on la fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement du socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du Tiers-Monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement, qui s’aggrave chaque jour ».[26]
« La « nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église, apte, aujourd’hui comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il faut répéter qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient ».[27] Il ajoutera que « la doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation […]. »[28]
C’est aussi sous le pontificat de Jean-Paul II que la Commission pontificale « Justice et paix » devint Conseil pontifical (1988), que fut créée l’Académie pontificale des Sciences sociales (1994) et que furent publiés les Orientations pour l’étude et l’enseignement de la doctrine sociale de l’Église (1989), le Catéchisme de l’Église catholique (1992) dont la IIIe partie est consacrée à cet enseignement - une première dans l’histoire des catéchismes !-, l’Agenda social (2000) et le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (2004-2005).
A voir l’attitude de certaines Églises locales et surtout de divers mouvements laïcs chrétiens, on peut se demander : à quoi bon ?
Tous les séminaires ont-ils veiller à suivre les Orientations notamment ?
Pourtant on y lit dans les Préliminaires (1-2):
" …on a conscience de venir au-devant d’une vraie nécessité, vivement ressentie aujourd’hui de toute part, de faire bénéficier la famille humaine des richesses contenues dans la doctrine sociale de l’Église, grâce au ministère de prêtres bien formés et conscients des multiples devoirs qui les attendent. (…) …il est très important que les candidats au sacerdoce acquièrent une idée claire sur la nature, les finalités et les composantes essentielles de cette doctrine, pour pouvoir l’appliquer dans l’activité pastorale dans son intégrité, telle qu’elle est formulée et proposée par le Magistère de l’Église (SRS).
La situation en ce domaine est, en effet, telle qu’elle demande un éclaircissement opportun des différents concepts. (…)
la réalité indiquée par doctrine sociale ou enseignement social, constityue « un riche patrimoine » (…) qui doit être conservé avec fidélité et développé au fur et à mesure des réponses faites aux nouvelles urgences de la société humaine.
Aujourd’hui, la doctrine sociale est appelée de façon de plus en plus insistante à apporter sa contribution spécifique propre à l’évangélisation, au dialogue avec le monde, à l’interprétation chrétienne de la réalité et aux orientations de l’action pastorale, pour éclairer à l’aide de principes sains les diverses initiatives prises sur le plan temporel. En effet, les structures économiques, sociales, politiques et culturelles sont en train de faire l’expérience de profondes et rapides transformations qui mettent en jeu l’avenir lui-même de la société humaine ; elles ont par conséquent besoin d’une orientation sûre. Il s’agit de promouvoir un vrai progrès social qui requiert, pour garantir effectivement le bien commun de tous les hommes, une juste organisation de ces structures ; si cela n’était pas fait, on aurait le retour des grandes multitudes vers cette situation de « joug quasi servile », dont parlait Léon XIII dans Rerum novarum (…).
Il est donc évident que le « grand drame » du monde contemporain, provoqué par les multiples menaces dont s’accompagne souvent le progrès de l’homme, « ne peut laisser personne indifférent » (RH). C’est pour cela que se fait plus urgente et décisive la présence évangélisatrice incessible de l’Église dans le monde complexe des réalités temporelles qui conditionnent le destin de l’humanité.
(…) le Magistère est intervenu et intervient (…) avec une doctrine que tous les fidèles sont appelés à connaître, à enseigner et à appliquer. »
Mais après ce texte, comme auparavant, on a fait souvent la sourde oreille.
On avait snobé Gaudium et spes parce que ce texte péchait, a-t-on dit, par optimisme, parce que ce texte aurait omis de condamner le communisme. Les encycliques Laborem exercens et Sollicitudo rei socialis[29] ont été vues comme des concessions au marxisme tandis que Centesimus annus aurait été une consécration du libéralisme.
Peu de choses ont changé par la suite. L’encyclique Caritas in veritate (2009) de Benoît XVI est passée inaperçue en maints endroits. La presse avait d’autres sujets à traiter et notamment le décès du chanteur Michael Jackson survenu le 25 juin 2009. Quelques journaux ont consacré quelques lignes à ce document important pour souligner qu’il ne s’y trouvait rien d’original puisque le pape invite à la solidarité et à la régulation du marché, comme tout le monde. On a aussi mis en évidence le fait que le pape n’apportait aucune solution. d’autres se sont étonnés que l’encyclique reprenne l’antienne pontificale bien connue sur la famille, le respect de la vie humaine alors qu’elle prétendait ouvrir un chemin pour sortir de la crise. Bref, la plupart n’ont rien compris ou n’ont voulu rien comprendre. Et dans les paroisses, le message a-t-il été répercuté d’une manière ou d’une autre ?
Dans ces conditions comment pouvait-on entendre le Pape parler, à la suite de Paul VI, de l’urgence des réformes à entreprendre, « avec courage et sans retard », urgence historique et théologique : « Cette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse : « Caritas Christi urget nos » (2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. l’importance de cet objectif est telle qu’elle exige que nous la comprenions pleinement et que nous nous mobilisions concrètement avec le « cœur », pour faire évoluer les processus économiques et sociaux actuels vers des formes pleinement humaines. »[30]
Le pape François n’est guère mieux loti. Pourtant, dans l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium il affirme clairement que « personne ne peut exiger que nous reléguions la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des institutions de la société civile, sans s’exprimer sure les événements qui intéressent les citoyens »[31] Tout en faisant remarquer que ce texte « n’est pas un document social », il renvoie néanmoins au Compendium qui est, dit-il, « un instrument très adapté ».[32] Mais, lorsqu’il publie une encyclique sociale sous le titre de Laudato si’[33], il ne manque pas de chrétiens pour déplorer le ralliement du pape aux thèmes à la mode à tel point qu’il ressemblerait à « un gourou de greenpeace »[34], ni pour l’accuser de rompre avec la tradition en dénonçant l’économie de marché. d’autres estiment qu’une fois de plus l’Église verse dans l’utopie. Quel poids dès lors peut avoir la voix de François qui nous assure que « Dieu […] nous appelle à un engagement généreux et à tout donner… » ? Dans un monde qui ne réagit qu’au spectaculaire et à l’immédiat, il paraît ridicule de vanter les « petites actions quotidiennes » en certifiant qu’« il ne faut pas penser que ces efforts ne vont pas changer le monde » et en assurant que « ces actions répandent dans la société un bien qui produit toujours des fruits au-delà de ce que l’on peut constater, parce qu’elles suscitent sur cette terre un bien qui tend à se répandre toujours, parfois de façon invisible. »[35]
Comment expliquer l’indifférence, la frilosité, la méfiance voire l’opposition de nombreux chrétiens vis-à-vis l’enseignement social de l’Église et ce, nous l’avons vu, dès le pontificat de Léon XIII et malgré les fruits incontestables de cette doctrine ici et là à travers le monde.
Il est sûr que les media jouent un rôle souvent négatif, réduisant la parole du pape à quelques lieux communs ou la censurant purement et simplement. Il est clair aussi que nombre d’évêques et de prêtres ne font rien pour diffuser cette pensée dont ils ne peuvent ignorer l’existence.
Les incessants rappels du magistère témoignent de l’ignorance dans laquelle se trouvent les catholiques eux-mêmes.
A leur décharge, il faut reconnaître que cet enseignement est vaste car, outre qu’il s’intéresse à tous les aspects de la vie sociale, « essentiellement orienté vers l’action, (il) se développe en fonction des circonstances changeantes de l’histoire. C’est pourquoi, avec des principes toujours valables, il comporte aussi des jugements contingents. loin de constituer un système clos, il demeure constamment ouvert aux questions nouvelles qui ne cessent de se présenter ; il requiert la contribution de tous les charismes, expériences et compétences »[36]. Il est donc toujours à écrire et à découvrir.
A cela s’ajoutent deux obstacles d’ordre politique.
Le premier, c’est la nouveauté démocratique qui prend à contrepied malgré près de deux siècles de démocratie ou peut-être à cause de cette expérience, un esprit « monarchique » qui a pour lui des millénaires et qui semble enraciné profondément dans la psychologie humaine. En 2016, un observateur de la vie politique belge écrivait : « Que ce soit dans le domaine politique ou syndical, tout le monde veut exister mais sans contribuer à une œuvre commune. […] le pays est inquiet car il n’a plus de père, c’est-à-dire de figure tutélaire. L’enfer, ce n’est pas Jérôme Bosch : c’est la privation du recours paternel. »[37].] Ce sentiment nourrit le rêve de l’homme providentiel dans certains pays et à certaines époques, comme nous l’avons vu précédemment. Dans le système monarchique des temps anciens, il suffisait, à la limite, que le « prince » soit chrétien pour que la société soit imprégnée des principes que le message de l’Église propose. Dans une société démocratique, la « christianisation » des institutions et de la vie est le fait de tous[38]. Cette nouveauté n’a pas été assimilée rapidement et l’on peut se demander si elle l’est aujourd’hui. il n’empêche que l’Église a dû repenser son enseignement en fonction de ce changement qui explique sans doute, en partie, pourquoi Léon XIII a entrepris de constituer un enseignement social faisant la synthèse organique, argumentée et adaptée de toute une série de principes généraux plus ou moins explicites et de directives éparses jusque là dans les « bulles » et les « brefs ». En 1868, un observateur[39] remarque que bon nombre de « princes » sont passés aux « idées nouvelles » et ont abandonné l’inspiration chrétienne : « Il faut avouer, écrit-il, que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle ». Et il ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire connaître cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que personne ne connaît plus ». Ce texte peut paraître prophétique car il décrit d’avance la conduite future des papes. Le prince chrétien mort[40], c’est le moment pour le laïcat de prendre le relais, « aux premières lignes ». Grave responsabilité qui peut être ressentie comme inconfortable et qui peut entretenir la nostalgie du « père »[41].
Le deuxième obstacle et non le moindre, vient du succès des idéologies.
Disons que la « mode idéologique »[42] qui a sévi très longtemps, a nui à la diffusion et à l’application de cette doctrine. Une idéologie, qu’elle soit libérale, communiste, fasciste, écologiste, etc., est un système de pensée qui refuse de voir la réalité dans toute sa complexité, sa diversité, ses changements, voire ses contradictions. Elle simplifie le réel pour qu’il soit conforme aux idées qu’elle s’est forgées a priori ou en ne considérant qu’un aspect des choses. Elle est, par le fait même, imperméable à l’expérience tout en prétendant prévoir et expliquer tous les événements. Enfin, elle a, de l’histoire et des êtres, une vision manichéenne : elle incarne le Bien et tout ce qu’elle n’est pas est le mal. En un mot, elle a la nostalgie du simple[43].
La doctrine sociale de l’Église est de nature toute différente, comme en témoignent la diversité et la nature de ses sources. Tout d’abord, la révélation de l’Ancien et du nouveau testament révèlent l’homme à lui-même dans une vérité particulièrement riche de conséquences , comme nous le verrons au chapitre suivant. Mais cette doctrine, tout en restant fidèle, on l’espère, à ses origines, se déploie au fil des siècles et des événements, sans crainte de s’appuyer sur la raison, l’expérience humaine et les sciences qui la systématisent[44]. La doctrine sociale de l’Église se construit donc sur une même réalité à la fois révélée et observée, sûre qu’il ne peut y avoir de contradiction entre la foi et la raison puisque toutes deux parlent du même homme et du même monde[45]. Cette réalité est envisagée dans son intégralité, c’est-à-dire sous tous ses aspects indissociables, qu’ils soient permanents ou changeants. Dès lors, la DSE n’a pas réponse à tout puisqu’elle n’offre que des principes et des normes et elle ne sera jamais complète puisqu’il est vain d’espérer que l’intelligence humaine puisse contenir toute la réalité, d’autant plus que celle-ci est soumise à des transformations perpétuelles. selon la doctrine sociale de l’Église, l’idée découle de la réalité et la sagesse consiste à se conformer aux données objectives et non à les réduire. par le fait même, la vérité n’est pas sa propriété, elle est universelle, accessible pour une large part à l’intelligence de tout homme. C’est pourquoi l’Église découvre partout, dans les philosophies, les religions, et même les idéologies, des parcelles de vérité. Sa seule prétention est d’essayer d’en offrir une synthèse cohérente à perfectionner.
En tout cas, elle n’offre pas de solutions toutes faites ou définitives. Elles sont sans cesse à inventer par les responsables. Cette souplesse, cette absence de recettes toutes faites peuvent en décourager plus d’un.
Bien des confusions, des simplifications, des distractions, des incompréhensions, des oppositions ont entravé ou déformé l’enseignement de l’Église. A côté des sourds, des distraits, des manipulés, on peut ranger aussi ceux qui, coûte que coûte, pensent avoir trouvé dans l’enseignement de l’Église un soutien pour leurs thèses contestables. Que ne fait-on pas dire, aujourd’hui encore, au Concile de Vatican II qui couvrirait, voire favoriserait, toutes sortes de déviations.
N’oublions pas non plus les pesanteurs humaines : l’égoïsme, la volonté de puissance, l’appât du gain, la paresse, l’individualisme ou encore l’engluement dans ce que Jean-Paul II appelait le « matérialisme pratique » : pourquoi rêverait-on d’améliorer le monde lorsqu’on est si bien chez soi ? Dans nos pays occidentaux, nous jouissons d’un bon niveau de vie, d’un travail mesuré par la loi, d’une protection sociale, de congés payés, d’une retraite… Certes, il y a des mal lotis mais n’est-ce pas de leur faute ? Et puis l’État et diverses institutions sont là pour leur venir en aide. Pourquoi me lèverais-je de mon fauteuil ?
François note : « Malheureusement, beaucoup d’efforts pour chercher des solutions concrètes à la crise environnementale échouent souvent, non seulement à cause de l’opposition des puissants, mais aussi par manque d’intérêt de la part des autres. Les attitudes qui obstruent les chemins de solutions, même parmi les croyants, vont de la négation du problème jusqu’à l’indifférence, la résignation facile, ou la confiance aveugle dans les solutions techniques. »[46] Cette attitude vis-à-vis des problèmes écologiques se retrouve face à tous les autres problèmes sociaux. Si moi je suis touché par la pollution, un licenciement ou quelque autre malheur, je protesterai, mobiliserai associations et syndicat jusqu’à ce que mon problème trouve solution ou dédommagement. Peut-être le malheur d’autrui m’émouvra-t-il mais je calmerai ma conscience par quelque don….
Cette dernière remarque nous introduit à une raison encore plus profonde de la trop grande passivité de nombreux chrétiens, une raison théologique.
Beaucoup oublient, et depuis longtemps, que la charité n’est pas un substitut de la justice. Nous avons déjà cité ce texte extrait du décret Apostolicam actuositatem, sur l’apostolat des laïcs : « Il faut satisfaire d’abord aux exigences de la justice de peur que l’on n’offre comme don de la charité ce qui est déjà dû en justice. »[47] Une charité qui, aussi généreuse soit-elle, laisse intactes les vraies causes.[48]
d’où vient cet oubli de la justice ?
Michel Schooyans explique : « Le XVIIe siècle avait déjà vu fleurir une conception de l’éducation et de la vie chrétienne tendant à prôner les observances et à recommander les bonnes œuvres. C’est l’époque om certains théologiens développent une morale de tendance privatisante, assez déconnectée des dévotions et du dogme. L’éducation à la justice sociale est laissée dans l’ombre ; curieusement, les requêtes de cette justice sont jusqu’à un certain point rendues moins perceptibles en raison de l’insistance sur la nécessité des bonnes œuvres. L’influence durable de Molina (1535-1600), théologien jésuite, doit être rappelée ici. Sa doctrine accentue le rôle de la liberté individuelle, imprimant une orientation correspondante à toute une conception de la pédagogie chrétienne, et par là, à la vie publique. »[49]
Pour M.D. Chenu le problème est plus ancien et plus fondamental. [50]
Il fait remarquer que tout dépend de la manière dont on a, en théologie, envisagé la relation entre la nature et la grâce. Et ajouterait un philosophe, de la manière dont on a envisagé les rapports du corps et de l’esprit. En théologie, le problème a surgi lorsqu’on a abandonné la synthèse thomiste au profit d’une vision plus augustinienne, plus platonicienne. La spiritualité a dès lors été trop confinée à l’intérieur. Or, si, par peur de la matière peut-être, on exalte l’esprit « et sa pure intériorité, [on] aboutit au plus fade libéralisme bourgeois, perversion aristocratique de la liberté, hypocrisie de l’intériorité, échec mortel de la fraternité ». C’est cette attitude, ajoute l’auteur, qui a nourri la réaction marxiste.[51]
Ces analyses sont avalisées par ce passage de l’encyclique Deus caritas est du pape Benoît XVI qui rappelle avec de justes nuances que « Depuis le dix-neuvième siècle, on a soulevé une objection contre l’activité caritative de l’Église, objection qui a été développée ensuite avec insistance, notamment par la pensée marxiste. Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. Il est certain que la norme fondamentale de l’État doit être la recherche de la justice et que le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun, dans le respect du principe de subsidiarité, sa part du bien commun. C’est ce que la doctrine chrétienne sur l’État et la doctrine sociale de l’Église ont toujours souligné. d’un point de vue historique, la question de l’ordre juste de la collectivité est entrée dans une nouvelle phase avec la formation de la société industrielle au dix-neuvième siècle. La naissance de l’industrie moderne a vu disparaître les vieilles structures sociales et, avec la masse des salariés, elle a provoqué un changement radical dans la composition de la société, dans laquelle le rapport entre capital et travail est devenu la question décisive, une question qui, sous cette forme, était jusqu’alors inconnue. Les structures de production et le capital devenaient désormais la nouvelle puissance qui, mise dans les mains d’un petit nombre, aboutissait pour les masses laborieuses à une privation de droits, contre laquelle il fallait se rebeller.
Il est juste d’admettre que les représentants de l’Église ont perçu, mais avec lenteur, que le problème de la juste structure de la société se posait de manière nouvelle. Les pionniers ne manquèrent pas : l’un d’entre eux, par exemple, fut Mgr Ketteler, Évêque de Mayence ( 1877). En réponse aux nécessités concrètes, naquirent aussi des cercles, des associations, des unions, des fédérations et surtout de nouveaux Ordres religieux qui, au dix-neuvième siècle, s’engagèrent contre la pauvreté, les maladies et les situations de carence dans le secteur éducatif. »[52]
Finalement, mais il faudra y revenir, rien ne peut se réaliser au plan social sans une conversion personnelle. Paul VI l’a très bien vu : « Il est trop facile de rejeter sur les autres la responsabilité des injustices, si on ne perçoit pas en même temps comment on y participe soi-même et comment la conversion personnelle est d’abord nécessaire. Cette humilité fondamentale enlèvera à l’action toute raideur et tous sectarisme ; elle évitera aussi le découragement en face d 'une tâche qui apparaît démesurée. l’espérance du chrétien lui vient d’abord de ce qu’il sait que le Seigneur est à l’œuvre avec nous dans le monde, continuant en son Corps qui est l’Église - et par elle dans l’humanité entière - la Rédemption qui s’est accomplie sur la Croix et qui a éclaté en victoire au matin de la Résurrection. elle vient aussi de ce qu’il sait que d’autres hommes sont à l’œuvre pour entreprendre des actions convergentes de justice et de paix ; car sous une apparente indifférence, il y a au cœur de chaque homme une volonté de vie fraternelle et une soif de justice et de paix, qu’il s’agit d’épanouir. »[53]
Dans le fond, l’Évangile nous donne la clé lorsque Jésus explique la signification de la parabole du semeur : « Comme une grande foule se rassemblait, et que de chaque ville on venait vers Jésus, il dit dans une parabole : « Le semeur sortit pour semer la semence, et comme il semait, il en tomba au bord du chemin. Les passants la piétinèrent, et les oiseaux du ciel mangèrent tout. Il en tomba aussi dans les pierres, elle poussa et elle sécha parce qu’elle n’avait pas d’humidité. Il en tomba aussi au milieu des ronces, et les ronces, en poussant avec elle, l’étouffèrent. Il en tomba enfin dans la bonne terre, elle poussa et elle donna du fruit au centuple. » Disant cela, il éleva la voix : « Celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! » Ses disciples lui demandaient ce que signifiait cette parabole. Il leur déclara : « À vous il est donné de connaître les mystères du royaume de Dieu, mais les autres n’ont que les paraboles. Ainsi, comme il est écrit : Ils regardent sans regarder, ils entendent sans comprendre. Voici ce que signifie la parabole. La semence, c’est la parole de Dieu. Il y a ceux qui sont au bord du chemin : ceux-là ont entendu ; puis le diable survient et il enlève de leur cœur la Parole, pour les empêcher de croire et d’être sauvés. Il y a ceux qui sont dans les pierres : lorsqu’ils entendent, ils accueillent la Parole avec joie ; mais ils n’ont pas de racines, ils croient pour un moment et, au moment de l’épreuve, ils abandonnent. Ce qui est tombé dans les ronces, ce sont les gens qui ont entendu, mais qui sont étouffés, chemin faisant, par les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie, et ne parviennent pas à maturité. Et ce qui est tombé dans la bonne terre, ce sont les gens qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. »[54]
L’action « politique » est nécessaire et urgente et réclame notre persévérance comme nous le verrons. Nul alibi spirituel ne peut en distraire : « Personne, après avoir allumé une lampe, ne la couvre d’un vase ou ne la met sous le lit ; on la met sur le lampadaire pour que ceux qui entrent voient la lumière. »[55] Ils font un contresens absolu ceux qui entendent dans cette parole « Cherchez d’abord le Royaume et sa justice et tout cela vous sera donné par surcroît »[56] une invitation à se replier dans son sanctuaire privé à l’abri du monde. La justice du Royaume, nous rend justes, nous incite à faire tout ce que Dieu prescrit de tout notre cœur et à pratiquer toutes les exigences de la charité[57]. La justice du Royaume nous pousse vers les autres.
Comment ?
Le bien commun engage tous les membres de la société :
aucun n’est exempté de collaborer,
selon ses propres capacités,
à la réalisation et au développement de ce bien.
En 2017 apparaissait, en France, un nouveau mot : le « praf » pour désigner le mal qui ronge les démocraties. Le « praf » est l’abréviation de l’expression « plus rien à faire, plus rien à foutre », titre d’un livre qui obtint cette année-là, en France, le Prix du livre politique.[1] Ce néologisme résume le désamour des citoyens vis-à-vis de la politique, phénomène qui n’est pas spécifiquement français mais se constate ailleurs. Un chroniqueur belge explique que « le terme s’applique aux citoyens démobilisés de tout intérêt politique. Une élection rocambolesque aux États-Unis, des abus de biens sociaux en France et en Belgique, une relative impuissance face à la montée du terrorisme, des discours haineux, des manipulations fondées sur des faits sans fondements, inventés de toutes pièces, une apparente « normalisation » des partis et des idéologies extrêmes, une mise en cause des médias, accusés d’être les ennemis du peuple »…Comment le citoyen peut-il éviter le rejet de la chose publique ? Car la tendance à l’amalgame et la généralisation indue amènent inévitablement à discréditer la classe et l’action politiques tout entières. le citoyen se découvre comme étranger à la chose publique. » Il conclut : « c’est un peu comme si s’était progressivement construit aux frais du peuple, un mur entre le sérail politique et le reste de la population. »[2] Tous pourris ! entend-on souvent. Et pourtant la politique concerne toute le monde inéluctablement à tel point que même celui qui s’en moque ou s’en désintéresse fait encore de la politique. Fr.-X. Druet le montre en nous renvoyant à un passage du Protagoras de Platon[3]. A l’origine, l’homme « n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus ». Dès lors, les hommes « vivaient isolés et les villes n’existaient pas ». Ils étaient donc la proie des bêtes fauves et s’ils se rassemblaient, « ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient. Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur[4] et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès demanda alors à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. « Dois-je les partager comme on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous ? - Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société. »
Et Aristote dans la « Politique » écrira : « La cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et (…) l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans cité, naturellement et non par suite des circonstances, est ou un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère de sans famille, sans loi, sans foyer, car, en même temps que naturellement apatride, il est aussi un brandon de discorde, et on peut le comparer à un pion isolé dans un jeu.
Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux, possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; car c’est le caractère propre à l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ».[5]
Animal politique, l’homme peut-il échapper à sa nature ? Le citoyen qui s’abstient, ne fût-ce qu’aux élections, fait aussi un acte politique.
En tout cas, contre ceux qui pensaient que la politique était une conséquence du péché originel, saint Thomas reprend la formule d’Aristote et déclare : « il est dans la nature de l’homme d’être un animal social et politique, vivant dans une multitude, plus encore que tous les autres animaux comme le montre la nécessité naturelle. »[6] De là, il s’ensuit que « si donc il est dans la nature de l’homme qu’il vive en société d’un grand nombre de ses semblables, il est nécessaire qu’il y ait chez les hommes de quoi gouverner la multitude. »[7]
Et qu’on ne dise pas que saint Thomas n’envisage qu’un régime monarchique qui dispense les citoyens d’engagement politique. Nous l’avons vu, l’organisation la meilleure pour lui est un régime mixte: « … la meilleure organisation du pouvoir dans une cité ou un royaume est celle où un seul homme mis à la tête en raison de sa vertu commande à tous ; et au-dessous de lui sont quelques hommes commandant en raison de leur vertu ; et cependant un tel pouvoir concerne tout le monde, parce que tous sont soit éligibles, soit même électeurs. Tel est parmi tous le régime bien dosé : de royauté, en tant qu’un seul commande ; d’aristocratie, en tant que plusieurs exercent le pouvoir en raison de leur vertu ; et de démocratie, ou pouvoir du peuple, en tant que les gouvernants peuvent être choisis dans le peuple et c’est au peuple qu’appartient l’élection des chefs. »[8] Tous sont donc concernés par l’organisation de l’espace public politique. Nous avons vu dès la Genèse que le pouvoir est donné à Adam c’est-à-dire à tous les hommes. Pour rendre compte de la pensée de saint Thomas qui estime que « si l’autorité est divine quant à son origine, elle se transmet selon des modes exclusivement, intégralement humains », on a souvent utilisé la formule paulinienne « Nulla potestas nisi a Deo »[9] prolongée par « sed per populum ».[10] Cette conception est confirmée par Léon XIII[11], Pie XII[12] ou encore Jean XXIII[13].
Toutefois, la médiation populaire bien affirmée par saint Thomas à partir de l’Écriture[14] va être éclipsée par la montée en puissance de l’État moderne. Ainsi, Jean Bodin (1530-1596), en France, Jacques Ier (1566-1625), en Angleterre, vont déclarer qu’« il revient à la souveraineté de monopoliser la médiation avec la puissance divine ».[15] A partir de ce moment, celui « qui méprise son prince souverain, il méprise Dieu, duquel il est l’image en terre ».[16]
Fort heureusement, cette vision, dans de nombreux pays, appartient à l’histoire mais elle subsiste parfois laïcisée, parfois associée à un discours religieux dans trop de pays encore, comme fondement d’un système totalitaire.
En tout cas, les souverains pontifes n’ont jamais cessé de souligner l’importance de la politique et des hommes politiques.
En 1927, Pie XI parlera du domaine politique comme « le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion. »[17] On retrouvera l’expression « charité sociale et politique » dans le Compendium[18].
Les souverains pontifes n’ont pas hésité à mettre en exergue les personnalités qui ont bien incarné cette charité comme les « pères » de l’Europe, par exemple. De plus, le 31 octobre 2000, le pape Jean-Paul II proclamait Thomas More[19] patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques « pour son témoignage de la primauté de la vérité sur le pouvoir », « pour une politique qui se donne comme fin suprême le service de la personne humaine » témoignant aussi d’une « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres ».
Benoît XVI a consacré de nombreuses réflexions au rapport entre christianisme et politique, qu’il considère comme un cas particulier de relation entre la foi et la raison.[20]
Comme le « per populum » a son importance, dans la pensée chrétienne, on ne s’étonnera pas, dans le concert désenchanté qui retentit particulièrement aujourd’hui dans nos démocraties, d’entendre la voix du pape François qui, à contre-courant de la morosité ambiante, de la méfiance répandue, encourage à l’engagement politique.
Le 30 avril 2015, lors du Congrès de la Communauté Vie chrétienne, un jeune laïc demanda au pape comment « maintenir vivant le lien entre la foi en Jésus-Christ et l’action pour une société plus juste et plus solidaire ». Le pape répondit[21] : « Si le Seigneur t’appelle à cette vocation, vas-y, fais de la politique, cela te fera souffrir, peut-être cela te fera-t-il pécher, mais le Seigneur est avec toi. Demande pardon et va de l’avant. […] Faire de la politique est important, la petite comme la grande ! On peut devenir saint en faisant de la politique. » Bien sûr, il n’est pas question, précise-t-il, de « fonder un parti catholique […] ce n’est pas la voie » , a-t-il pris soin de rappeler en préambule, dans un pays marqué par les hauts et les bas de la démocratie chrétienne. En revanche, « se mêler de politique » n’est pas seulement une possibilité, une option pour les catholiques, mais « un devoir. […] Un catholique ne peut se contenter de regarder du balcon », a lancé le pape aux membres de la CVX. Le pape voit dans la politique « une sorte de martyre, un martyre quotidien : celui de la recherche du bien commun, sans se laisser corrompre, […] à travers des petites choses, des choses minuscules, petit à petit », quitte à « porter la croix de nombreux échecs et de tant de péchés ». Les exemples de Robert Schuman (1886-1963), dont le procès en béatification est en cours, d’Alcide De Gasperi (1881-1954), fondateur de la Démocratie chrétienne italienne et lui aussi considéré comme l’un des Pères de l’Europe, montrent que des catholiques « ont fait de la politique propre, bonne » et ainsi « favorisé la paix entre les nations ».
Le pape François a, au fond, évoqué les principaux enjeux de l’engagement de l’Église en politique. Pour lutter contre le culte « du dieu argent », contre cette « culture du déchet » qui « tue les bébés à naître » et « écarte les personnes âgées », pour manifester la vérité de la doctrine catholique, les baptisés ne doivent pas hésiter à descendre dans l’arène, quitte à « se salir un peu les mains et le cœur », a-t-il explicitement reconnu. Pour le pape, celui qui dit « Non, père, je ne fais pas de politique parce que je ne veux pas pécher » a tort : « Allez-y, demandez au Seigneur de vous aider à ne pas pécher, et si vous avez les mains sales, demandez pardon et allez de l’avant. Mais faites, faites… »
Pour le jésuite Alain Thomasset, spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, qui commente ces déclarations[22], la nouveauté de ce discours tient plus à la forme qu’au fond : « Tous les papes avant lui, depuis Pie XI qui y voyait un ’métier très noble’, ont voulu réhabiliter la politique. » Et avant lui déjà, Jean-Paul II dans son exhortation Christifideles laici, en 1988, puis le cardinal Ratzinger, à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi[23] et comme pape[24], se sont interrogés sur les risques inhérents à la politique. « Peut-être l’insistance est-elle plus grande sur l’incarnation de la foi - lutter pour la justice est une manière de vivre sa foi, et même une exigence de la foi - que sur le rappel des grands principes », note encore Alain Thomasset. « La doctrine n’est pas neuve, mais la manière de le dire est originale. Le pape François n’a pas peur de le dire : mieux vaut faire de la politique et se tromper que de déserter. »
En 2016, dans une interview à la Civiltà cattolica[25], François constatait « que la politique en général, la grande politique, s’est de plus en plus dégradée dans la petite politique. Non seulement dans la politique partisane dans chaque pays, mais les politiques sectorielles sur un même continent, […] les politiciens se sont dégradés. […] Il manque de ces grands hommes politiques qui pouvaient sérieusement s’impliquer pour leurs idéaux et ne craignaient ni le dialogue, ni la lutte, mais continuaient, avec intelligence, le charisme propre de la politique ». Il n’empêche que le pape rappelait, comme ses prédécesseurs, que « la politique est l’une des formes les plus élevées de la charité ». C’est « la grande politique », affirmait-il, reconnaissant que, « en cela, la polarisation n’aide pas : en revanche, ce qui aide dans la politique, c’est le dialogue ».
Nous avons entendu le pape François affirmer que si l’engagement politique est un devoir, il n’est pourtant pas question, a-t-il immédiatement ajouté, de « fonder un parti catholique, […] ce n’est pas la voie ».[26]
Pourquoi n’est-ce pas la voie ? Et quelle est la voie ? Voilà les deux questions que nous allons traiter ici.
Pourquoi n’est-ce pas la voie ?
On a dit que le pape était prudent dans un pays, l’Italie, qui a vu un parti démocrate chrétien puissant perdre progressivement de son influence et finalement se décomposer.
La Democrazia Critiana fut fondée en 1942 dans la clandestinité par d’anciens membres du Parti populaire italien qui avait été fondé par Luigi Sturzo en 1919[1] inspiré par la DSE, parti qui disparaîtra en 1926. La démocratie chrétienne italienne restera fidèle à la doctrine sociale de l’Église tout en étant indépendante du Saint-Siège suivant les statuts du Code de Camaldoli élaboré en 1943.
Dès 1936, Mgr Montini (le futur Paul VI) réunissait dans l’ancien monastère bénédictin de Camaldoli un groupe de prêtres et de laïcs dans un but d’approfondissement de la culture religieuse. En 1943, (du 18 au 23 juillet) le groupe présidé par Mgr Adriano Bemareggi réfléchit à l’avenir de l’Italie éclairé par l’enseignement donné par Pie XII durant la guerre . Participait à cette réunion Giorgio La Pira (1904-1977) professeur à l’Université de Florence et futur député qui avait activement participé aux travaux de l’Union internationale d’Etudes sociales à Malines qui avait abouti au Code social de Malines publié en 1927 sous l’égide du cardinal Mercier. Code qui inspira les démocrates chrétiens en Italie, en Espagne, au Portugal, Amérique du sud, en France[2], en Allemagne, en Angleterre[3]. Le travail se poursuit à Rome et aboutit à la publication en 1945 d’un livre intitulé Per la comunità cristiana. Principi dell’ordinamento sociale a cura di un gruppo de studiosi amici di Camaldoli (Pour la communauté chrétienne. Principes de l’ordre social sous la direction d’un groupe de chercheurs amis de Camaldoli) que l’on résuma en Code de Camaldoli. On y retrouve tous les chapitres de la DSE et particulièrement les insistances de l’enseignement de Pie XII : la primauté de la personne humaine par rapport à l’État, l’abandon de la notion d’État catholique, l’acceptation du pluralisme confessionnel, la reconnaissance du rôle de l’État dans l’économie, la limitation de la souveraineté nationale au bénéfice d’organisations internationales. Principes défendus par les députés catholiques lors de l’Assemblée constituante. Mgr Montini s’employa à défendre auprès de Pie XII l’idée de la création d’un parti dont la direction serait confiée à Alcide de Gasperi connu pour son anti-fascisme, que Mgr Montini rencontra plusieurs fois clandestinement. Dès le départ l’idée de Mgr Montini était éloignée de tout cléricalisme. Il écrivit en 1943: « L’éventuelle formation d’une action politique durable et organisée est une chose qui regarde les fidèles en tant que citoyens, l’Église se réservant le droit d’intervenir, en cas de besoin, pour l’observance et la défense des principes catholiques. »[4]
Après la chute du fascisme, la Démocratie chrétienne exerça une influence majeure sur la vie politique italienne. Le parti fut dirigé par de grandes personnalités comme Alcide de Gasperi, Aldo Moro ou encore Giulio Andreotti. Il joua un rôle déterminant dans la constitution de la république italienne, dans le redressement économique du pays et dans la construction européenne.
De 1992 à 1994, l’opération « Mains propres » mit au jour tout un système de corruption et de financement illicite de tous les partis traditionnels qu’ils soient chrétien, socialiste ou libéral. Ebranlé par cette campagne, le parti fut dissous en 1994 et les militants s’éparpillèrent dans un grand nombre de formations politiques.
Quelques responsables de l’ancienne Démocratie chrétienne tentèrent de sauver l’essentiel en reprenant le nom du Parti populaire italien fondé en 1919. Mais ce parti souffrit particulièrement du discrédit dont fut victime la DC. Il n’obtint que 15% des voix en 1994. Son aile droite se sépare alors sous le nom Chrétiens démocrates unis (1995)où milita Rocco Buttiglione. En 2002 ce parti fusionne avec le Centre chrétien-démocrate et Démocratie européenne pour former l’Union des démocrates chrétiens et du centre. Le Parti populaire italien, ou ce qu’il en subsiste s’allie avec le centre-gauche pour former en 2007 le Parti démocrate où milita Romano Prodi qui fut Président de la commission européenne de 1999 à 2004 et Président du Conseil des ministres italien de 1996 à 1998 et de 2006 à 2008.[5]
Dans tous les pays d’Europe existent des partis qu’on peut appeler ou qui s’appellent chrétiens[6] mais qui n’ont jamais connu le rayonnement de la Démocratie chrétienne italienne. La plupart du temps ce sont de petits partis marginaux parfois très récents qui, dans quelques rares occasions, entrent en coalition avec d’autres. Certains pays ont plusieurs partis réputés chrétiens : quatre aux Pays-Bas. Tous ces partis sont regroupés au sein du parlement européen sous la bannière du Parti populaire européen qui est encore en 2017 le groupe le plus important des sept groupes existant dans ce parlement.
Sortent du lot et font un peu figures d’exception le Parti populaire social chrétien luxembourgeois qui, jusqu’à ce jour, est le plus important parti du Grand-Duché et l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands ) la fameuse CDU alliée à la CSU (Christilich-Soziale Union in Bayern) : l’Union chrétienne-sociale de Bavière. La CDU-CSU a profondément marqué l’Allemagne de son empreinte jusqu’à aujourd’hui.
Attardons-nous à cette union CDU-CSU. Pour comprendre son succès, un peu d’histoire est nécessaire.
A l’instar des Italiens qui ont, sous le régime fasciste, préparé l’avenir de leur pays, c’est dès les années trente, sous le régime nazi qu’un petit groupe d’intellectuels va travailler à mettre sur plan un projet pour une Allemagne nouvelle lorsque l’horreur prendra fin.
Il faut savoir que les relations entre les catholiques allemands et la doctrine sociale de l’Église sont relativement anciennes. On sait l’influence que la pensée[1] et l’action[2] de Mgr von Ketteler, évêque de Mayence, ont exercé sur Léon XIII dans l’élaboration de l’encyclique Rerum novarum. L’Allemagne catholique « était en pointe de la doctrine sociale, des associations travaillant à former les intelligences et des cadres dans le monde ouvrier, comme l’Association populaire pour l’Allemagne catholique [Volksverein für das katolische Deutchland] à Mönchengladbach » fondée en 1890[3]. Mieux encore, l’encyclique Quadragesimo Anno, du pape Pie XI (1931), fut préparée par un jésuite allemand, Oswald von Nell-Breuning (1890-1991), économiste et philosophe social.[4]
A l’Université de Fribourg-en-Brisgau, alors que le nazisme gagne élection sur élection, un économiste Walter Eucken[5] et deux juristes Franz Böhm[6] et Hans Grossman-Doerth[7] réfléchissent à l’avenir de l’Allemagne. d’emblée, leur pensée s’articule à partir de la notion d’ordre, d’ordo qu’ils empruntent à saint Augustin[8]. Ils se réfèrent explique François Bilger « à un ordre social idéal fondé sur les valeurs fondamentales de l’homme »[9]. d’emblée, ces penseurs se démarquent du libéralisme traditionnel et de son hédonisme[10] comme du dirigisme national-socialiste ou marxiste. Eucken écrit : « L’État doit consciemment construire les structures, le cadre institutionnel, l’ordre dans lesquels l’économie fonctionne. mais il ne doit pas diriger le processus économique lui-même. »[11]
Les trois universitaires sont rapidement rejoints par quelques autres attirés par leurs recherches, dont notamment deux économistes Wilhelm Röpke[12] et Alexander Rüstow[13] qui vont avoir sur le groupe comme par la suite une grande influence.
W. Röpke, de famille protestante pratiquante, était en relation avec le P. Oswald von Nell-Breuning donc informé de l’enseignement social de l’Église et opposant au nazisme. Dès 1930, il déclarait que « celui qui vote pour le NSDAP[14] vote pour le chaos et non pour l’ordre, poyur la destruction et non pour l’édification »[15]. Pour lui, « tous les désordres économiques de notre temps ne sont que les symptômes superficiels d’une crise totale de notre société. »[16] Il résumait ainsi l’ordolibéralisme dans une formule que n’aurait pas récusée Jean-Paul II : « L’économie de marché, écrivait Röpke, est une condition nécessaire mais non suffisante d’une société libre, juste et ordonnée »[17].
Alexandre Rüstow[18] était encore plus explicite : « Il y a infiniment de choses plus importantes que l’économie : la famille, la commune, l’État, le spirituel, l’éthique, l’esthétique, le culturel, bref l’humain. L’économie n’en est que le fondement. Son objectif est de servir ces valeurs supérieures. »[19] Ailleurs, il écrit : « on a nié le principe de l’échelonnement en général et l’on a mis à sa place l’idéal, faux et erroné, de l’égalité et l’idéal, partiel et insuffisant, de la fraternité ; car, dans la petite comme dans la grande famille, plus important que le rapport de frère à frère est le rapport de parents à enfants, assurant la suite des générations qui maintient le courant de la tradition culturelle. »[20]
Tous ces penseurs sont chrétiens et bien sûr marginaux dans l’Allemagne nazie. Comme l’écrit Fr. Bilger, leur mouvement d’idées, à peine né, « fut en quelque sorte « exilé » ou réduit à une vie de « catacombes ». deux des principaux libéraux allemands, Röpke et Rüstow, durent s’exiler à l’avènement du régime national-socialiste ; quant aux autres, ils ne purent continuer à enseigner ou poursuivre quelque autre activité qu’en renonçant à dire toute leur pensée. »[21]
Après la chute du nazisme et avec l’appui des États-Unis, principal occupant, va s’installer dès 1948 une « économie sociale de marché »[22] inspirée par l’ordolibéralisme. sous l’impulsion de Ludwig Erhard[23] et de Konrad Adenauer[24]qui s’entourent d’experts formés dès avant la guerre à l’ordolibéralisme comme Röpke, Franz Böhm, Eucken, Müller-Armack. En 1948 est fondée la revue Ordo. Et la CDU naissante va se faire la championne de cette pensée avec le slogan « La prospérité pour tous »[25]: « l’ordre se réalise grâce à la liberté et au respect des engagements qui s’expriment dans l’« économie sociale » de marché par la concurrence authentique et le contrôle des monopoles. »[26] C’est dans ce cadre que se développe ce qu’on a appelé le « miracle économique ouest-allemand ».
Il est remarquable de noter que les principes de l’ordolibéralisme rayonnent au-delà de la sphère de la CDU.
Au départ, le SPD[27] se méfie de la CDU jugée très bourgeoise et peu démocratique mais celle-ci se révèle partisan du fédéralisme alors que le SPD est plus centralisateur et surtout, la CDU installe un État social en votant la cogestion dans les entreprises minières et métallurgiques dès 1951[28], ainsi que diverses lois sur la sécurité sociale, les retraites et les allocations familiales. Sous la houlette du parti démocrate-chrétien, l’Allemagne adhère à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), au Conseil de l’Europe et signe en 1951 le traité instaurant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Elle entre en 1955 dans l’Otan, puis signe le traité de Rome. Cette ouverture à l’Ouest est souhaitée par une majorité d’Allemands alors que le SPD donne priorité à la réunification allemande sur l’unité européenne. Petit à petit le SPD va évoluer devenir plus européen et moins doctrinaire sur le plan économique. Au congrès de Bad Godesberg, réuni du 13 au 19 novembre 1959, à une écrasante majorité, le SPD se revendique désormais d’un socialisme qui prend sa source dans » l’éthique chrétienne, l’humanisme et la philosophie classique ». « Après avoir été un parti de la classe ouvrière, le SPD est devenu un parti du peuple », car le prolétaire, » qui était autrefois le simple objet de l’exploitation des classes dirigeantes, assume maintenant sa place de citoyen disposant de droits et de devoirs reconnus égaux ». Il ne peut donc plus être question de lutte des classes, ni de l’instauration d’un État ouvrier qui prendrait en main l’économie. Le programme[29] renonce à la rupture avec le capitalisme : « La propriété privée des moyens de production mérite la protection et le soutien, dans la mesure où elle n’entrave pas l’institution d’un ordre social juste. » L’État doit simplement assurer un nécessaire rôle régulateur, car « l’économie de marché n’assure pas par elle-même une juste répartition des revenus et des fortunes ».[30]
A propos de ce congrès, un journaliste résumera la situation en écrivant qu’à cette occasion, « le SPD envoie Marx au musée » et relève d’autres passages intéressants de l’accord conclu. [31]
On lit que le dogme du « passage de la propriété privée à la socialisation des moyens de production est abandonné. Les bases de la politique économique sont désormais le libre choix de la consommation et du lieu de travail, ses éléments essentiels la libre concurrence et l’initiative privée ». Le SPD réclame un nouvel « ordre économique et social » fondé sur les valeurs de liberté, de justice et de solidarité. Le programme de Bad-Godesberg défend le capitalisme mais ne renonce pas à le réguler. La propriété privée doit être encouragée « tant qu’elle n’empêche pas la mise en place d’un ordre social juste ». Mais il insiste sur la nécessité d’un contrôle public sur l’économie, encourage la cogestion et n’exclut pas la nationalisation en jugeant légitime une « mise en commun des moyens de production » là « où il n’est pas possible de garantir par d’autres moyens un ordre sain des conditions dans lesquelles s’exerce le pouvoir économique ». Enfin, pour mieux séduire l’électorat chrétien, le SPD affiche son anticommunisme et « renonce à la séparation de l’Église et de l’État ». Ces prises de position expliquent que lorsque le SPD sera au pouvoir avec des hommes comme Willy Brandt, Helmut Schmidt ou Gerhard Schröder, l’Allemagne ne connaîtra pas de révolution fondamentale mais simplement des accentuations un peu différentes. On peut encore ajouter que la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerschaftsbund) (DGB), confédération majeure en Allemagne fondée en 1949 et proche du SPD, déclare dans son programme en 1996: « L’économie sociale de marché a produit un haut niveau de prospérité matérielle » et représente « un grand progrès historique face au capitalisme sauvage ».[32]
Les Verts, de leur côté, ne renoncent pas à cet héritage. Gerhard Schick, docteur en économie et ancien chercheur à l’institut Walter-Eucken, député au Bundestag en 2005 déclare : « je suis un ordolibéral, mais de gauche ». Il ne se qualifie « en aucun cas de néolibéral. Chez les Verts, ajoute-t-il, le terme d’« économie sociale de marché » fait consensus, même si nous y ajouterions le terme « écologique ». Je partage les analyses ordolibérales sur le contrôle du marché. Et je trouve important que l’État pose des règles pour que la concurrence fonctionne ».[33]
Toutes ces prises de position peuvent expliquer que la chancelière Angela Merkel puisse affirmer en janvier 2014 que « l’économie sociale de marché est bien plus qu’un ordre économique et social. Ses principes sont intemporels. »[34]
On peut aussi constater que l’ordolibéralisme[35] a une influence en l’Europe non seulement par l’entremise de hauts fonctionnaires allemands acquis mais aussi par l’entremise de commissaires comme le socialiste belge Karel Van Miert[36] récipiendaire du prix Ludwig-Erhard en 1998 ou l’Italien Mario Monti[37].[38]
De son côté, l’ancien premier ministre belge Yves Leterme écrit en 2009 un livre intitulé L’économie durable, Le modèle rhénan[39].
En Italie comme en Allemagne, sous un régime hostile, un groupe de penseurs chrétiens a donc préparé l’avenir. Les régimes dictatoriaux disparus, des partis démocrates-chrétiens ont profité de ce travail préparatoire. Si la démocratie chrétienne italienne a fini par explosé c’est sans doute d’abord par la faute d’une partie de son « élite » corrompue et affairiste. En Allemagne, la démocratie-chrétienne a survécu avec un programme qui a dans ses fondements séduit l’opposition qui se préparait. Mais l’avenir est incertain, certains trouvent que le SPD n’est pas assez à gauche et d’autres que la CDU-CSU sacrifie l’Allemagne à l’immigration…
Partout ailleurs en Europe, comme en Italie, les chrétiens n’ont pas trouvé de parti représentatif et se sont éparpillés dans diverses formations à l’inspiration parfois très éloignée de l’enseignement social de l’Église.
Nous pouvons examiner un dernier cas intéressant, celui de la Belgique.
Un peu d’histoire est aussi nécessaire.
En 1884 est fondé le Parti catholique. Il devient, en 1921, l’Union catholique belge et en 1936 le Bloc catholique belge (avec une section flamande KVV, Katholieke Vlaamse Volkspartij et une section francophone: le Parti catholique social.
Après la guerre, sous deux nouvelles appellations, PSC-CVP, les chrétiens démocrates représentent de 1945 à 1968 le plus grand parti et continuellement au pouvoir jusqu’à sa scission. Les deux partis se distancient et en 1972 deviennent indépendants. Notons que dès 1945, PSC et CVP se considèrent comme déconfessionnalisés. Cette déconfessionnalisation, La sénatrice Cl. Nyssens la définit ainsi : « Le parti ne se rattache plus à une Église ou hiérarchie religieuse. le mot chrétien fait uniquement référence aux valeurs de l’Évangile ».[1]
En 2001, après sa défaite électorale de 1999, le CVP devient CD&V et après ses défaites de 1981 et 1999, le PSC devient CDH, Centre démocratique humaniste. Clotilde Nyssens explique ainsi la perte du C chrétien : « Il ne s’agit […] pas d’abandonner ses convictions religieuses. il faut pouvoir les faire entendre, non pas sous forme de croisade, mais comme inspiration profonde de notre action. Le danger du « C » était peut-être d’identifier ce parti avec le christianisme, voire avec l’Église, et de faire croire qu’il avait le monopole de l’Évangile. »[2] Choqués par la perte de la référence chrétienne, quelques-uns fondent en 2002 le CDF, Chrétiens démocrates francophones. Cette création aboutit à un échec. Après être devenu bilingue en 2007 sous l’appellation Chrétiens démocrates fédéraux, le parti est dissous en 2013.
Comment se comportent les autres formations d’inspiration démocrate chrétienne ? En 2016 le CDH atteint plus ou moins 10% d’électeurs en Wallonie et 6% à Bruxelles tandis que le CD&V tourne autour de 15% en Flandre. Le Christlish Soziale Partei est le premier parti en communauté germanophone avec 24% en 2014 mais, on l’a compris, il ne peut gouverner qu’en coalition.
Attardons-nous à l’inspiration du CDH. Nous avons entendu Clotilde Nyssens dire qu’« il ne s’agit […] pas d’abandonner ses convictions religieuses […] comme inspiration profonde. »
Dans les statuts du parti[3], on peut lire : « Le parti est un parti belge francophone ouvert à chaque personne, quels que soit son milieu social, sa langue, sa nationalité, sa culture et ses convictions philosophiques ou religieuses. Il a pour but de promouvoir l’humanisme démocratique, inspiré du courant personnaliste hérité notamment de l’humanisme chrétien. »[4]Comment est défini « l’humanisme démocratique » ? La réponse se trouve dans la Charte de l’Humanisme démocratique, qui est « le document doctrinal de référence du CDH », approuvé par le Congrès de Liège, le 9 juin 2001.[5] Refusant l’individualisme, le matérialisme et le clivage traditionnel droite/gauche, cet humanisme se donne comme objectif de développer chez tous les hommes leur humanité considérée « dans toute sa dimension d’identité et de spiritualité » et « avant tout dans sa relation à l’autre »[6]. La fraternité est donc la valeur fondamentale appelée à réconcilier « la liberté et l’égalité » et à conjuguer « la solidarité avec la responsabilité ».
La politique soucieuse de fraternité s’articule autour de cinq principes fondamentaux:
-la promotion du lien social et de la relation humaine, c’est-à-dire promouvoir « une solidarité participative », l’égalité de dignité entre tous au-delà des différences, le « respect du fait religieux quel qu’il soit », l’attention prioritaire aux plus fragiles, aux plus faibles et aux familles, « quelles qu’elles soient », la préservation des liens intergénérationnels, le souci du bien commun.
la participation responsable de tous engagés dans une société forte où l’État est consistant et efficace dans ses missions, sans concession au marché qui doit rester dynamique mais « civilisé », contrôlé, pour rester un moyen au service de tous.
-la réconciliation de l’homme et de la nature pour un développement durable
-la priorité donnée à l’éducation et au développement humain.
Jusque là, nous pouvons souscrire à ces principes mais le dernier fait problème. Il s’agit de
-la proposition de « nouvelles normes collectives » : refusant le dogmatisme moral (toute hétéronomie), il s’agit de défendre « le principe de « l’autonomie collective », c’est-à-dire la volonté de participer, démocratiquement, au choix de normes collectives en refusant le renvoi de ces questions à la seule décision personnelle ».[7]
L’expression « autonomie collective » a plusieurs sens. On parle beaucoup d’autonomie collective en droit social à propos du système de négociation collective entre partenaires sociaux. La question étant de savoir de quelle autonomie ces négociations peuvent jouir par rapport à l’autorité étatique ? d’innombrables études sont consacrées à cette question. La tendance étant de réclamer toujours plus d’autonomie. On peut lire, par exemple, de Cécile Fourcade, L’autonomie collective des partenaires sociaux, Essai sur les rapports entre démocratie politique et démocratie sociale.[8]
Mais l’on parle aussi beaucoup d’autonomie collective dans les cercles libertaires ou marxiens[9] où le principe en discussion dans le droit social est étendu à toute la vie sociale, économique et politique. Ainsi, au Canada, le CRAC-K qui se fait le champion de l’autonomie collective, se présente comme « un collectif de recherche affinitaire -libertaire, (pro)-féministe, et contre toutes formes d’oppression - qui fonctionne de manière autogérée. » (www.crac-kebec-org/). L’autonomie collective au sens large a ses penseurs et notamment Takis Fotopoulos et Cornelius Castoriadis. Fotopoulos[10]est un professeur d’université, le père de la « démocratie inclusive » qui marie anarchisme et socialisme. Il est l’auteur de Vers une démocratie générale, une démocratie directe, économique, écologique et sociale.[11] Castoriadis[12] est plus connu. Ce philosophe, économiste et psychanalyste a publié d’innombrables ouvrages qui touchent à cette question et notamment : Théorie et projet révolutionnaire, L’institution et l’imaginaire social, « L’institution imaginaire de la société »[13] ; avec Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie[14] ; Une société à la dérive[15].
Il s’agit, pour ces auteurs, de généraliser la démocratie à partir de petites entités locales autonomes où le pouvoir est partagé entre tous les citoyens qui élisent des délégués révocables à tout moment chargés de mandats précis dont le but est de coordonner et administrer les politiques formulées par les assemblées. Les auteurs se réfèrent au fonctionnement de la démocratie grecque antique ou encore aux conseils mis en place lors de la Commune de Paris en 1871 ou de la révolution hongroise de 1956. Cette « démocratie générale » sera construite à partir d’une éducation nouvelle.
L’autonomie collective qui consiste, pour un groupe, car on refuse tout individualisme (« en refusant le renvoi de ces questions à la seule décision personnelle ») comme de toute hétéronomie (« nous nous réjouissons de la fin du dogmatisme moral »), à se donner ses propres lois, se base sur le principe de l’égalité absolue des citoyens et, par là, est synonyme de démocratie : l’opinion de quelqu’un, quant à la prise de décisions communes, vaut celle de n’importe qui d’autre.[16] C’est dans cet esprit que le document doctrinal du CDH parle d’éthique. Le mot peut en effet prendre différents sens. Si l’on s’en tient à l’étymologie, rien ne distingue éthique et morale si ce n’est que le premier terme est d’origine grecque et le second d’origine latine. Certains auteurs utilisent les deux notions qu’ils relient. Les uns estiment que si la morale donne des fondements, tandis que l’éthique applique ces fondements à différents domaines. d’autres diront que si la morale définit des normes qui imposent un devoir, ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire, l’éthique, elle, appelle à l’action, elle donne une orientation en vue du bonheur. Mais aujourd’hui, le plus souvent on oppose les deux notions comme dans ce texte où l’on parle d’éthique après avoir pris ses distances par rapport à la morale. On refuse toute norme venue de l’extérieur, toute obligation, tout principe. Alors que la morale est réputée parler de valeurs négatives, d’interdits, de contraintes et de devoirs distillant une culture morte, l’éthique, ou mieux, les étiques, elles, parlent de valeurs positives, de liberté, de solidarité et n’indiquent que des repères, font des recommandations. Elles sont le fruit, en un mot, d’une culture démocratique. On pourrait dire, avec André Comte-Sponville « que la morale commande et que l’éthique recommande ».[17] Ou encore, avec Edgar Morin : « Il faut fonder sa pensée dans l’absence de fondement (…), l’éthique ne se fonde que sur elle-même » [18] Dans cette perspective, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas elles ne disent le bien ou le mal, elles sont une expression démocratique, le fruit d’un consensus, de négociations, de compromis. Elles sont donc mouvantes , fluctuantes et concernent les affaires publiques. au plan personnel, chacun est renvoyé à sa conscience autonome. Nous connaissons ces comités d’éthique qui sur certaines questions comme l’euthanasie, rassemblent des spécialistes de différentes horizons et de différentes qualifications. Notons toutefois que les libertaires cités plus haut radicalisent la base démocratique et l’élargissant à l’ensemble des citoyens pour éviter précisément l’emprise des spécialistes. C’est dans ce sens, semble-t-il, que le texte du CDH parle de participation démocratique pour choisir les normes collectives. Reste une ambigüité dans la définition qu’il donne de l’éthique. Elle est bien constituée démocratiquement mais elle implique, dit le texte, « le respect de la vie et de la dignité humaine ». Le respect de la vie n’est-il pas une valeur fondamentale, un bien qui ne peut être soumis à l’évaluation démocratique ? Ce n’est pas clair et, à la limite, c’est contradictoire. Catherine Fonck vice-présidente du CDH déclare : « Le CDH n’est pas favorable à un retour en arrière. la vie est une valeur supérieure à tout, mais on se retrouve avec deux vies, celle de l’enfant et de la mère, entre lesquelles il faut faire équilibre. Pour toutes, l’IVG est quelque chose de difficile et pour toute une série de femmes, un monde s’écroule lorsque elles apprennent qu’elles sont enceintes. Je ne suis pas du tout pour le fait que l’on revienne en arrière par rapport à la loi. Mais qu’on garde un accompagnement très intense par rapport à ces femmes et que sur le plan politique on inverse la tendance actuelle. « L’avortement, c’est aussi un échec des politiques en amont parce que la vrai liberté de la femme, c’est de pouvoir éviter des grossesses non désirées », a ajouté la ministre qui est également médecin.[19]
Notons encore que le 18 juillet 2008, tous les sénateurs CDH présents avaient voté une loi dont la proposition avait été rédigée par Anne Delvaux (CDH) et deux sénateurs CD&V. Cette loi range les embryons et les fœtus dans la catégorie du « matériel » corporel jusqu’à 8 mois. L’article 2 définit le « matériel corporel » ainsi : « tout matériel humain, y compris les tissus, les cellules, les gamètes, les embryons, les fœtus ».[20]
CDH et CD&V ont beau de temps à autre ferrailler contre des tentatives d’élargissement des lois sur l’avortement et l’euthanasie, ils ne font pas le poids face aux autres partis bien en phase avec les tendances libertaires diffuses dans la société.
Les changements de noms et de références doctrinales sont le reflet d’une progressive déchristianisation de la Belgique[21]. Dans ces conditions, comment espérer qu’un parti inspiré par la doctrine sociale de l’Église puisse recueillir des suffrages suffisants. La courte vie et la mort prévisible du CDF l’attestent[22].
Par ailleurs, on peut penser qu’il y a, dans tous les pays et dans des partis non marqués historiquement par l’enseignement social chrétien de bons catholiques qui cherchent la « parfaite harmonie entre la foi et les œuvres » selon l’expression de Jean-Paul II[23]. Deux obstacles se dressent devant eux. Tout d’abord, l’environnement sera-t-il ouvert à leurs prises de position ou à leurs propositions ? Ensuite, en supposant qu’ils aient toute la formation doctrinale nécessaire, auront-ils le courage, l’abnégation, le désintéressement nécessaires, en un mot, la vertu nécessaire et, en particulier, le sens de la prudence chrétienne ?
A l’occasion de la reconnaissance de Thomas More comme saint patron des responsables politiques, Jean-Paul II a dessiné le portrait de l’homme politique souhaité en soulignant que son engagement « est avant tout un exercice de vertus » au service de la personne.[1] « Le service politique passe par un engagement précis et quotidien, qui exige une grande compétence dans l’accomplissement de son devoir et une moralité à toute épreuve dans la gestion désintéressée et transparente du pouvoir. » De plus, « un homme politique chrétien ne peut pas faire autrement que de se référer aux principes que la doctrine sociale de l’Église a développés au cours de l’histoire. » Avec réalisme, Jean-Paul II se rend bien compte que « dans l’application de ces principes à la réalité politique complexe, il sera souvent inévitable de rencontrer des domaines, des problèmes et des circonstances qui peuvent légitimement donner lieu à des évaluations concrètes différentes. Mais en même temps, ajoute-t-il immédiatement, on ne peut justifier un pragmatisme qui, même en ce qui concerne les valeurs essentielles et fondamentales de la vie sociale, réduirait la politique à une pure médiation d’intérêts ou, pire encore, à une question de démagogie ou de calculs électoralistes. Si le droit ne peut pas et ne doit pas couvrir toute la sphère de la loi morale, il faut aussi rappeler qu’il ne peut aller « à l’encontre » de la loi morale. »[2] Jean-Paul II rappelle, en effet, que « la loi positive ne peut contredire la loi naturelle » et que le fondement des valeurs chrétiennes « ne peut se trouver dans des « majorités » d’opinion provisoires et fluctuantes, mais seulement dans la reconnaissance d’une loi morale objective qui, en tant que « loi naturelle » inscrite dans le cœur de l’homme, est une -référence normative pour la loi civile elle-même. » Le Souverain pontife prend comme exemple « le droit à la vie - de la conception à la mort naturelle - de l’être humain, quelle que soit la condition dans laquelle il se trouve - qu’il soit sain ou malade, encore à l’état embryonnaire, âgé ou en phase terminale. » Une loi qui ne respecterait pas ce droit « n’est pas une loi conforme au dessein divin ; aussi un législateur chrétien ne peut-il contribuer à la formuler ni l’approuver en séance parlementaire, bien que, là où cela existe, il lui soit licite de proposer des amendements qui en atténuent le caractère dommageable lors des discussions au parlement. » Il précise : « Il n’y a pas de doute que, dans l’actuelle société pluraliste, le législateur chrétien se trouve face à des conceptions de la vie, à des lois et à des demandes de législation qui sont contraires à sa conscience. C’est alors la prudence chrétienne, vertu propre à l’homme politique chrétien, qui lui indiquera comment se comporter pour ne pas manquer, d’une part, à l’appel de sa conscience correctement formée, ni d’autre part à sa tâche de législateur. Il ne s’agit pas pour le chrétien d’aujourd’hui, de sortir du monde où l’appel de Dieu l’a placé, mais de donner un témoignage de sa foi et d’être logique avec ses principes, dans les circonstances difficiles et toujours nouvelles qui caractérisent la sphère de la politique. »[3]
Dans ces conditions, comment espérer trouver les hommes idoines, compétents, vertueux et persévérants[4] sans qu’ils soient soutenus par un peuple, une partie petite ou grande de peuple, qui le soutienne et l’encourage ? Et puis, d’où peut sortir un tel homme sinon d’un groupe qui l’ait formé et le soutienne ?
Ne faut-il pas donc d’abord prioritairement penser à informer une société, une frange de la société avant de lui donner une représentation institutionnelle conforme ? Ne faut-il pas former un peuple d’abord avant de veiller à le représenter ? Ou mieux : évangéliser et former en même temps à l’action politique ? Une action politique qui reste à définir. Mais commençons par réfléchir à cette notion de peuple.
On se souvient de l’éclairante distinction faite par Pie XII entre peuple et masse. Revenons-y.[5]
Quand on réclame, comme on l’entend encore aujourd’hui en maints pays, « plus de démocratie ou une meilleure démocratie, cette exigence ne peut avoir d’autre sens que de mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun. » Dès lors, l’État « est, et il doit être, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».
Le peuple est tout le contraire d’une masse ou, autrement dit, d’une « multitude amorphe ». La masse « est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. » La messe « attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. » La masse est ainsi fragile devant toutes les manipulations surtout à une époque où les médias, avec leurs simplifications et leurs partis-pris, sont pour beaucoup l’unique source d’information et souvent l’instrument d’une pensée unique, celle du pouvoir ou d’un lobby. Mais le phénomène était déjà perceptible au temps de Jésus comme on le voit dans l’évangile selon Marc au moment où Pilate demande à la foule : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? », l’évangéliste note que « les grands prêtres excitèrent la foule à demander qu’il leur relâchât plutôt Barabbas. »[6] La masse, telle que définie, « est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité. »
A l’opposé, « le peuple vit et se meut par sa vie propre ; […] le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à la place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. » Dès lors, « l’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. »
Tout est donc une question d’hommes d’abord et de formation. C’est bien ce qu’avait compris l’historien Jules Michelet dans cette citation célèbre à l’aube de la démocratie : « Quelle est la première partie de la politique ? L’éducation. La seconde ? L’éducation ; Et la troisième ? L’éducation. »[7]
Deux ans avant Pie XII, Jacques Maritain réfléchissant à l’avenir du monde une fois qu’il sera débarrassé de la barbarie nazie, écrivait[8] que pour la « philosophie démocratique »[9], « l’œuvre politique est par excellence une œuvre de civilisation et de culture […] »[10] dans la mesure où « la personne humaine comme telle est appelée à participer à la vie politique et que les droits politiques d’une communauté d’hommes doivent être stablement garantis. »[11] Maritain va plus loin dans son analyse et, s’appuie, notamment, sur l’hypothèse lancée par Henri Bergson qui méditant sur la devise de la République française qui définit la « démocratie théorique ». Celle-ci « proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur réappelant qu’elles sont sœurs en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. »[12] Maritain développe l’intuition et conclut que « non seulement l’état d’esprit démocratique vient de l’inspiration évangélique, mais il ne peut subsister sans elle. »[13] Ce qui ne signifie absolument pas « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate ; c’est de constater que la démocratie est liée au christianisme, et que la poussée démocratique a surgi dans l’histoire humaine comme une manifestation temporelle de l’inspiration évangélique ». Autrement dit encore : « il est clair que le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique. Cela résulte de la distinction fondamentale introduite par le Christ entre les choses qui sont à César et les choses qui sont à Dieu […]. »[14] Nous voilà donc revenus à notre point de départ : l’évangélisation est indispensable à une action politique efficace. Ce qui ne veut pas dire, nous allons y venir, qu’il faut être baptisé et pratiquant pour commencer à envisager l’instauration ou la restauration d’une organisation sociale juste et respectueuse de l’intégralité de la personne humaine.
En attendant, constatons tout de même que si nous accordons crédit à ce qui vient d’être dit, mettre d’abord son espoir dans l’action d’un parti politique revient à atteler la charrue avant les bœufs.
Allons plus loin encore.
Ne peut-on imaginer l’action politique sans partis ?
Nous pouvons y réfléchir sans verser dans l’anarchie ou l’utopie grâce à un texte peu connu de Simone Weil. Née en 1909, elle meurt en 1943. Sept ans après sa mort, le revue La Table ronde publie, en février 1950 (n° 26), un texte inédit de la philosophe : Note sur la suppression générale des partis politiques. En avril 1950, André Breton[1], dans Combat et Alain[2] dans La Table ronde déclarent que ce texte est « l’un des plus pénétrants de l’auteur »[3]. A. Breton écrit : « Ces pages, en tout point admirables d’intelligence et de noblesse, constituent un réquisitoire sans appel possible contre le crime de démission de l’esprit (renoncement à ses prérogatives les plus inaliénables) qu’entraîne le mode de fonctionnement des partis. » Et Alain, de son côté, déclare que ce texte est « plein de feu, écrit comme avec le pic du terrassier. Superbe en assurance ». Il avoue : « J’y trouvais un climat et comme un souvenir de moi-même.[4] […] J’avais déjà toutes ces idées ; seulement elles étaient sans puissance, comme il arrive quand on ne combat pas, comme dit Descartes, avec toutes ses forces. »
Comment Simone Weil justifie-t-elle sa position exprimée dans un titre pour le moins provocant car nous sommes tous habitués et depuis fort longtemps dans nos démocraties à la présence de partis mais S. Weil nous réplique : « Le fait que [ les partis] existent n’est nullement un motif pour les conserver. » Quand nous parlons des partis politiques, nous avons tous tendance à en dire du mal. Sans qu’il soit nécessaire d’illustrer, S. Weil confirme que « le mal des partis politiques saute aux yeux. »[5] Mais sa critique ne va pas nous dresser le catalogue des vices décelés par tout un chacun. Au contraire c’est en fonction du bien que les partis peuvent apporter qu’elle entamer sa réflexion : « Seul le bien est un motif légitime de conservation. Le problème à examiner, c’est s’il y a en eux un bien qui l’emporte sur le mal et rende ainsi leur existence désirable. »[6] Selon quel critère va-t-elle identifier le bien ? « Ce ne peut être que la vérité, la justice, et, en second lieu, l’utilité publique » Et elle nous rappelle, cette vérité philosophique élémentaire qu’aucun homme politique n’oserait proférer : « La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, ne sont pas des biens. Ce sont des moyens en vue du bien. »[7] Le bien, la justice, la vérité sont l’objet de la raison et si tous les hommes exercent bien leur raison, ils doivent aboutir au même résultat alors que les passions nous poussent le plus souvent dans des sens très différents et nous trompent. La raison unit, la passion divise. Dans une démocratie, on ne se trompera pas si le peuple sollicité de dire ce qu’il veut, l’exprime hors de toute passion collective et qu’il s’exprime à propos des problèmes de la vie publique et non en choisissant des personnes.
Dès lors, deux questions se posent : « comment donner en fait aux hommes qui composent le peuple […] la possibilité d’exprimer parfois un jugement sur les grands problèmes de la vie publique ? » et en même temps, « comment empêcher qu’au moment où le peuple est interrogé, qu’il circule à travers lui aucune espèce de passion collective ? »[8]
Or, un parti politique se caractérise par trois caractères essentiels: il « est une machine à fabriquer de la passion collective », il aussi est « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres » et enfin, son unique fin « est sa propre croissance, et cela sans aucune limite ». Ces trois caractéristiques font que « tout parti est totalitaire en germe et en aspiration »[9]. La seule véritable fin est le service d’« une certaine conception du bien public »[10] et non la croissance du parti, cette croissance appartient à l’ordre des moyens. En faire une fin est idolâtre car « Dieu seul est légitimement une fin pour soi-même ».[11]
On suppose que les partis ont « une certaine conception du bien public », ce que l’on appelle une « doctrine ». Pour S. Weil, « l’expression : « Doctrine d’un parti politique » ne peut jamais, par la nature des choses, avoir aucune signification. »[12] La prise de position est radicale. Comment la justifie-t-elle ? Par le fait que si un homme peut avoir exceptionnellement une doctrine, « une collectivité n’en a jamais ».[13] Dès lors, « la conception du bien public propre à tel ou tel parti est une fiction, une chose vide, sans réalité » qui lui « impose la recherche de la puissance. »[14] d’une part, « si on a un critère du bien autre que le bien, on perd la notion du bien »[15] et, d’autre part, « par effet de l’absence de pensée », le parti se trouve « dans un état continuel d’impuissance qu’il attribue toujours à l’insuffisance du pouvoir dont il dispose. »[16]
La croissance du parti étant un critère de bien, « une pression collective du parti » va s’exercer « sur les pensées des hommes », par la propagande sur le grand public[17] et par le « dressage » sur la pensée des membres. Imagine-t-on en effet « un membre d’un parti […] qui prenne l’engagement que voici : « Toutes les fois que j’examinerai n’importe quel problème politique ou social, je m’engage à oublier absolument le fait que je suis membre de tel groupe, et à me préoccuper exclusivement de discerner le bien public et la justice. » »[18] On trouve plutôt « tout à fait naturel, raisonnable et honorable que quelqu’un dise : « Comme conservateur, » ou : « Comme socialiste, je pense que… » »[19] Ce qui est légitime s’il n’y a pas de vérité mais « si on reconnaît qu’il y a une vérité, il n’est permis de penser que ce qui est vrai. »[20] Dire : comme conservateur ou comme socialiste, je pense que…, « c’est ne pas penser ».[21] Celui qui veut être fidèle à sa « lumière intérieure » ment à son parti ; si, en étant fidèle à sa lumière intérieure, il respecte la « discipline extérieure », il ment alors au public et s’il dit des choses qu’il estime contraires à la vérité et à la justice, il se ment à lui-même.[22]
En conséquence, « si l’appartenance à un parti contraint toujours, en tout cas, au mensonge, l’existence des partis est absolument, inconditionnellement un mal »[23] et si l’on est « contraint à se trouver dans un parti pour prendre part efficacement aux affaires publiques […] alors cette nécessité est un mal, et il faut y mettre fin en supprimant les partis. »[24]
On objectera comme Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » qu’est-ce que cette vérité que l’homme politique devrait servir pour échapper aux critiques de l’auteur ? Elle répond : « la vérité, ce sont les pensées qui surgissent dans l’esprit d’une créature pensante uniquement, totalement, exclusivement désireuse de la vérité ».[25] Encore faut-il désirer la vérité. Est-il possible de la désirer « sans rien savoir d’elle ? ». Il faut, comme dit S. Weil, désirer « la vérité à vide et sans tenter d’en deviner d’avance le contenu ». C’est à cette condition « qu’on reçoit la lumière. C’est là tout le mécanisme de l’attention. » Cette tension éloigne de l’esprit de parti car « Il est impossible d’examiner les problèmes effroyablement complexes de la vie publique et étant attentif à la fois, d’une part à discerner la vérité, la justice, le bien public, d’autre part à conserver l’attitude qui convient à un membre de tel groupement. la faculté humaine d’attention n’est pas capable simultanément des deux soucis. En fait quiconque s’attache à l’un abandonne l’autre. »[26] Et celui qui s’attache à la vérité, à la justice doit s’attendre à des pénalités pour son indocilités. Chaque parti « est une petite Église profane armée de la menace d’excommunication ».[27] Il est infiniment plus confortable de se conformer à ce que le parti dit et veut. Plus confortable en fait de ne pas penser.[28] Ou « à ne presque plus penser, dans aucun domaine, qu’en prenant position « pour » ou « contre » une opinion. ensuite on cherche des arguments, selon le cas, soit pour, soit contre. »[29]
Et donc le parti est bien une machine « à fabriquer de la passion collective […]. La passion collective est l’unique énergie dont disposent les partis pour la propagande extérieure et pour la pression exercée sur l’âme de chaque membre. »[30]
La conclusion est claire : les partis « sont mauvais dans leur principe, et pratiquement leurs effets sont mauvais. » Leur suppression serait donc un bien. S. Weil rêve-t-elle pour autant de dictature, le pluralisme politique étant le garant de la démocratie ?
Le pluralisme politique, elle l’envisage autrement, à partir non d’étiquettes mais d’idées : « les candidats diraient aux électeurs, non pas : « J’ai telle étiquette » - ce qui pratiquement n’apprend rigoureusement rien au public sur leur attitude concrète concernant les problèmes concrets - mais : « Je pense telle, telle et telle chose à l’égard de tel, tel, tel grand problème. » ». Ce sont les idées qui rassembleraient, suivant le cas, des élus différents suivant « les affinités réelles » : « Les élus s’associeraient et se dissocieraient selon le jeu naturel et mouvant des affinités. Je peux très bien être en accord avec M. A… ; sur la colonisation et en désaccord avec lui sur la propriété paysanne ; et inversement pour M. B... »[31]
En dehors du parlement, des revues d’idées rassembleraient des milieux « fluides », des milieux « d’affinité », des revues honorables dont les politiques ne pourraient se réclamer et auxquelles les collaborateurs ne seraient pas liés.[32] Cette ouverture d’esprit rejaillirait sur toute la société.
Comme nous l’avons dit, André Breton, applaudit à la prise de position de S. Weil. Il rappelle que le 13 décembre 1948[33], il avait en présence d’Albert Camus rappelé que l’auteur de La peste « voyait dans la non-appartenance à toute espèce de parti la première caution que devraient être appelés à fournir ceux qui, d’un large et passionné échange de vues et d’idées, croient encore possible d’attendre un remède au mal actuel. » Breton nuance un tout petit peu la pensée de S. Weil et parle de « mise au ban » plutôt que de suppression des partis politiques car celle-ci « ne peut se concevoir qu’au terme d’une assez longue entreprise de désabusement collectif. »[34]
Quant à Alain, il confirme l’analyse de son ancienne élève : « un parti ne peut former des pensées ». Il n’y a qu’un « vrai parti, celui de la Justice et de la Vérité, choses qui ne peuvent être connues et suivies que par des individus, soutenus par leurs amis, et jamais par les partis qui s’accordent à poursuivre le Juste et le Vrai, mais qui n’y pensent jamais, attendu qu’une collectivité ne peut rien penser. »[35]
Une conclusion s’impose ici : l’action politique première, fondamentale, incontournable implique chaque personne et suppose sa formation intellectuelle, morale, et peut-être religieuse. On ne peut faire l’économie de ce préalable. Sinon, on sera livré aux influences plus ou moins efficaces, de groupes plus ou moins organisés, partis, syndicats, lobbies de toutes sortes et campagnes médiatiques.
Thierry-Dominique Humbrecht, dans son Eloge de l’action politique[36], a beau dire que « l’action dont il s’agit ici de vanter les mérites désigne à la fois, au sens large, l’influence de tous sur la société et, au sens précis, la participation de quelques-uns à la vie politique » et que « ces deux dimensions se complètent et se fécondent »[37], il privilégie néanmoins la seconde, tant l’action politique au sens habituel, étroit, fascine et tout est mis en œuvre aussi pour laisser croire qu’elle est le passage obligé, nécessaire et premier de la transformation ou de la gestion d’une société[38]. Il suffit de voir comment les media traitent certaines campagnes électorales, comme aux États-Unis ou en France, conduites comme des compétitions sportives qui passionnent les foules et les détournent de leurs vraies responsabilités politiques qui, en l’occurrence, sont réduites à des paris et à l’acte électoral.[39] Dans un essai qu’il faudrait relire, Serge-Christophe Kolm s’est posé la question: « Les élections sont-elles la démocratie ? »[40]. Si l’on ne partage pas nécessairement ses conclusions trop timides dira-t-on ou trop floues référées à l’analyse scientifique et à l’anarchisme[41], il nous invite à réfléchir quand il écrit que « le peu de choix offert aux électeurs, la sur-centralisation, l’irrévocabilité des élus, l’information superficielle, la sélection a priori des dirigeants et candidats vident le système électoral de sa démocratie. Comme le veulent les aspirants au pouvoir politique et les groupes qui financent leurs propagandes électorales en échange du maintien de privilèges. Ces élections sont beaucoup moins un choix du peuple que sa légitimation de pouvoirs existant par ailleurs. »[42] Comment ne pas penser que « le système empêche des citoyens d’être maîtres et responsables de leur sort, même pour des décisions qui ne touchant pas nécessairement un grand nombre de personnes ensemble. L’aliénation politique règne. » Pour l’auteur, « le suffrage universel semble réduit à un alibi. L’élection est une cérémonie de légitimation, intronisation du député par l’électorat ou sacre du président par le peuple, sans que celui-ci ait grand choix. le scrutin a bien des aspects du dérivatif psycho-social, de fête votive plutôt que de vote souverain. »[43]
Il n’échappe à personne que « le drame des campagnes électorales est que les politiciens y proclament trop souvent à leurs électeurs ce que ceux-ci ont envie d’entendre. Ceci afin de mendier leur vote. »[44]
On ne peut s’empêcher de se rappeler les sévères mises en garde de Pie IX. Dans son Discours aux pèlerins français, le 5 mai 1874, il les félicite de les voir « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait à juste titre d’être appelée mensonge » universel. » Quant aux institutions que le suffrage universel installe, Pie XI était bien conscient qu’« elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions. »[45] C’est pourquoi Pie XII insistera tant sur le sens véritable du mot « peuple » comme nous l’avons vu et sur ce qui fonde une vraie démocratie : le souci du bien commun, l’origine du pouvoir et les conditions de son exercice, le respect des droits de toute personne. Un peu plus tard, le Souverain Pontife rappelant son message de Noël 1944 adressé, dit-il, « à un monde enthousiaste de la démocratie et désireux d’être le champion et le propagateur, nous nous efforcions d’exposer les principaux postulats moraux d’un ordre démocratique qui soit juste et sain. Beaucoup craignent aujourd’hui que la confiance en cet ordre ne soit affaiblie par le contraste choquant entre « la démocratie en parole » et « la réalité concrète » »[46]. Et le nombre à lui seul ne peut être fondateur. Or, « actuellement, la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans le profession, il n’est plus question. »[47]
Pour Clotilde Nyssens, un autre phénomène pousse le citoyen à l’inaction : c’est l’élargissement du rôle de l’État actuel : « L’État interfère […] dans des domaines où jadis il aurait été impensable qu’il s’immisce. […] Cette tendance nouvelle va, si l’on n’y prend garde, à l’encontre du principe de subsidiarité cher à la doctrine chrétienne. Elle risque de déresponsabiliser les citoyens et de les infantiliser. »[48]
Quoi qu’il en soit, le chrétien ne peut se dérober à son devoir politique pour la simple raison que « la relation est au cœur de la démarche chrétienne. Elle est également au centre de la vie politique, ouverte sur un univers de relations entre personnes et associations diverses. Les citoyens apprécient également les relations de proximité que peuvent entretenir les responsables politiques avec la population.
Le désir de relations s’exprime également par la volonté de s’associer et de participer. La démocratie représentative a atteint ses limites: elle ne convainc plus. En revanche, la démocratie participative a la cote. Elle cherche de nouveaux modes d’expression, d’association aux processus de décision ou à tout le moins de consultation (forums, débats, auditions, instances consultatives, panel de citoyens, pactes, etc.). […] Le chrétien ne peut avoir une position de repli par rapport à l’actualité. Il ne peut s’en éloigner ni faire preuve d’un sentiment d’impuissance face à un monde où les problèmes et les défis sont nombreux et complexes. Il doit affronter également les questions nouvelles. le chrétien doit déchiffrer les « signes des temps » et parfois « tourner la page ». Il doit faire preuve de discernement et de réflexion critique. »[49]
Qui est ce chrétien sinon chacun d’entre nous ?
Dans quel but devrait-il s’engager ?
Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères,
sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots.
L’action culturelle à laquelle tous nous sommes invités, on va le voir, va bien au delà de ce que Monsieur tout-le-monde envisage quand d’aventure l’actualité l’inquiète ou le heurte. Il se confie à son voisin, laisse une protestation sur les réseaux sociaux, écrit au courrier des lecteurs de sa gazette préférée, au mieux lance une pétition ou, s’il se sent un surhomme, organise une manifestation… et le mensonge triomphant passe[1] et continue de passer.
L’obsession du résultat immédiat ou à court terme conduit ces réactions souvent épidermiques et qui ne semblent en rien changer le désordre établi[2] appelé aussi dissociété[3] ou encore « société « désintégrée »[4].
En tout cas, le chrétien ne peut se replier sur le passé, s’enfermer dans la nostalgie du « bon vieux temps » où tout le monde, croit-on, était chrétien. On se réunit entre nostalgiques entretenant le même fantasme et si possible à l’intérieur de la même chapelle, à l’abri du monde, de ses nouveautés pour se préserver des miasmes de la modernité ou de la post-modernité…
A ceux qui ont la nostalgie d’une chrétienté mythique moyen-âgeuse, il est bien de rappeler que la seule chrétienté existant réellement est la chrétienté de conviction qui, dit Th.-D. Humbrecht, « n’a rien du repli sur soi de ceux qui sont encore chrétiens, repli sur le passé, sur un groupe et même sur un lieu. Le repli sur le passé est stérilisant pour trois raisons. la première : il se fonde sur ce qui n’est plus, oublie d’investir le présent et de construire l’avenir. la deuxième : il reconstruit le passé pour le rendre idéal, configuration imaginative insuffisamment réaliste pour féconder ce que le présent charrie de tradition. la troisième : il signe l’échec de ce qu’il représente, comme si le christianisme était nécessairement lié à une situation culturelle au lieu d’avoir reçu les promesses de la vie éternelle et de dépasser les conditionnements périssables des sociétés. »[5]
Quelle voie d’action s’ouvre à ce christianisme de conviction ? « Celle qui consiste à renouer les liens entre le christianisme et la culture. »[6] C’est dit l’auteur « une carte maîtresse à jouer ».[7] Une carte maîtresse à jouer dans un monde, il faut en être bien conscient, qui nous tend le piège anesthésiant du vivre ensemble.
Tâchons de bien comprendre le danger.
On peut accepter les définitions de la modernité et de la postmodernité données par Th.-D. Humbrecht lorsqu’il écrit que « La modernité entend régenter la foi par la raison ; la postmodernité, quant à elle, prétend ne plus accorder de crédit à la raison elle-même. »[8] Il continue en précisant que « Si la postmodernité déconstruit la raison et l’universel, elle n’a donc aucun motif de supporter une religion qui se prétend révélée par Dieu, porteuse d’une vérité réglée selon l’autorité et pourtant en harmonie avec la raison avec, bien entendu, la mémoire commune d’une société qui fut catholique, mémoire refoulée et honnie. »[9]
Cette description est, d’une certaine manière, corroborée par Guy Haarscher. A la recherche d’un fondement des droits de l’homme, il constate : « notre hédonisme de protégés ne garantit nullement notre engagement pour les droits de tous (nous sommes à maints égards des humanistes imaginaires) ; le machiavélisme des gouvernants ne « lâchera » des droits qu’au profit de ceux qui sont capables de les impose. dans les deux cas, le sort des véritables destinataires de cette morale - les humiliés et offensés incapables de peser par eux-mêmes sur les Realpolitiker, ou d’intéresser réellement les hédonistes assoupis de l’Occident tardif - est sans espoir. Et s’il fallait se porter au-delà du machiavélisme et d l’hédonisme pour fonder une morale de l’extrême urgence et garantir les droits de ceux qui se trouvent en deçà de tout combat possible, du moins dans l’immédiat, nous nous trouverions confrontés à la crise de la religion et à celle, tout aussi inéluctable, de la métaphysique rationaliste. Alors, que reste-t-il ? cette éducation, justement, cette volonté -sans appui, sans filet protecteur, sans Grand Cosmos accueillant pour la justifier - de transmettre l’héritage, de continuer. »[10]
Eduquer, vouloir, transmettre l’héritage, c’est bien le programme du chrétien engagé aujourd’hui. C’est-à-dire, ne rien sacrifier de ce qui a été acquis, reçu même si le monde n’en veut plus, s’en détourne ou le méprise.
Or, au nom du vivre ensemble, ceux qui se réfèrent à Dieu ou à la raison ou aux deux, sont priés de mettre une sourdine à leurs discours.
Le « vivre-ensemble »[11] est devenu la norme suprême dans les pays occidentaux. mais que recouvre cette expression ?
A l’attention des autochtones et des immigrés, un site officiel[12] en Belgique pose la question : « qu’est-ce que 'vivre ensemble’ dans une société donnée, quand celle-ci évolue, sous la pression de toute une série de facteurs socio-économiques et d’une réalité incontournable : une mixité culturelle toujours plus importante de par l’arrivée de nombreuses personnes venant des quatre coins du monde, avec des références, des modes de vie et des normes juridiques et sociales qui peuvent être très différentes ? » Pour répondre à cette question, le site, avec force développements, veut montrer « ce qui semble constituer les soubassements idéologiques dominants de notre société, au vu notamment d’analyses menées par divers sociologues » c’est-à-dire « les valeurs et les normes qui sont dominantes dans la société d’accueil à un moment donné », valeurs et normes, précise-t-on, susceptibles de varier suivant les milieux, l’éducation, l’âge et les convictions, ce qui peut dérouter celui qui n’est pas familier de la liberté individuelle et a vécu dans un cadre strict. Il n’empêche, est-il ajouté, que « tout n’est cependant pas relatif et le non-respect de certaines normes sociales est susceptible d’entraîner des sanctions sociales pouvant se manifester, par exemple, sous la forme de la réprobation ou du dédain. » L’objectif « n’est pas de convaincre du bien-fondé ou non des normes présentées mais bien d’informer de leur existence afin de limiter, autant que possible, les risques de malentendus et les tensions inutiles. » Il s’agit de « permettre au nouveau-venu de « décoder » les différentes situations auxquelles il est susceptible d’être confronté et de le sensibiliser au caractère variable des codes en fonction de l’environnement social. Et ce, afin de lui permettre d’y évoluer le plus sereinement possible et de pouvoir agir en connaissance de cause, quel que soit son choix final de respect ou non des normes sociales présentées. » Le site va donc présenter les « normes et les valeurs » en clarifiant le sens de ces mots « au niveau sociologique » et en énonçant « les principales valeurs caractérisant (toujours au niveau sociologique) les sociétés occidentales actuelles, et donc notamment la société belge. » Valeurs qui inspirent les normes[13] et qui sont définies comme des idéaux qui serviront de critères de référence, d’appréciation et de jugement. Ces critères portent sur certaines conceptions du bon, de l’agréable, du bien, du juste, du beau, du vrai. Elles changent suite à des « mutations importantes » (guerre, révolution, réformes institutionnelles ou religieuses, changement démographique, innovations techniques, initiatives relevant des défis posés par l’environnement, etc.) mais elles contribuent à maintenir la structure du groupe. Il est précisé qu’il n’est pas question « de procéder à un quelconque jugement (positif ou négatif) à l’égard des valeurs qui vont être citées mais bien de sensibiliser le lecteur à la place occupée par certaines de celles-ci dans la société et de les recontextualiser. De même, il importe de ne pas oublier qu’il s’agit ici de parler des valeurs centrales de sociétés en général et non d’individus en particulier. » Les auteurs précisent encore que " l’essentiel n’est pas tant dans le libellé de ces valeurs mais bien dans la façon dont elles vont être interprétées et se décliner concrètement au sein des sociétés par le biais des normes juridiques et des normes sociales. En effet, toutes les valeurs citées ne vont pas nécessairement se décliner de la même façon selon les époques ni les pays. Parmi les valeurs centrales dans les sociétés occidentales, on peut citer notamment celles de « liberté », d’« égalité », d’« efficacité », de « travail » et de « famille ». » qui, selon la présentation historique qui en est faite ont pris leur sens actuel - on a envie d’écrire 'leur vrai sens’- à partir du XVIIIe siècle seulement. Examinons quelques-unes de ces valeurs.
La liberté « implique le droit pour l’individu de diriger sa destinée, de régler ses affaires en toute indépendance, de prendre des initiatives (liberté d’entreprendre), d’exprimer ouvertement ses idées et de les défendre, d’aller où l’on veut, d’être maître chez soi, de fonder des groupes, d’y participer, de ne pouvoir être arrêté et poursuivi arbitrairement, de pouvoir être défendu en justice, d’être athée ou d’embrasser la religion de son choix, etc. » C’est la liberté ainsi décrite qui a « sous-tendu, au 20ième siècle, les luttes qui ont été menées dans le cadre de la contraception, de l’avortement et de l’euthanasie et qui ont débouché, dans un certain nombre de pays, sur une législation en la matière : la liberté de pouvoir disposer de son corps […]. Elle intervient également dans le choix du conjoint (liberté de choix), de même que dans celle de l’orientation sexuelle (liberté d’être hétérosexuel ou homosexuel). »
L’efficacité « a été à la fois la condition du progrès économique et technique et sa conséquence. C’est, en effet, avec le progrès technique que cette valeur a pris une importance de plus en plus grande. Elle implique la rationalité des moyens, la recherche d’un rendement maximum, d’une productivité toujours accrue. Elle implique aussi que le temps soit valorisé en terme économique.
Le travail. « C’est à partir du 18ième siècle que le travail, comme valeur, s’impose. On pense, à partir de cette époque, que l’homme se réalise lui-même et exprime sa pleine humanité par le travail. Activité conforme à la nature de l’homme, le travail est vu au 18ième siècle comme nécessaire à la santé et protégeant de l’ennui et de l’oisiveté. La société moderne a hérité de cette conception de l’homme pleinement humain en tant qu’Homo faber, homme industrieux. […] Toutefois si la valeur « travail » reste essentielle, on a vu, avec la réduction du temps de travail, les valeurs « hors travail » (loisirs) progresser et ce, depuis les années 1970.
La famille. C’est à son propos que l’on constate le mieux peut-être le caractère purement sociologique de l’approche. En effet, « Les structures familiales, les formes, les dimensions, les fonctions, les rapports entre ses membres, de même que les rapports entretenus avec l’extérieur varient avec le temps et les types de sociétés. » Aujourd’hui, « La fonction de protection a été relayée par des puissants substituts fonctionnels : les pensions de vieillesse, les allocations de chômage, les indemnités de maladie, les hospices, etc. Dans sa fonction d’éducation, elle a été secondée, de plus en plus tôt et de plus en plus longtemps, par l’école. Sur le plan affectif, par contre, la famille est devenue un élément essentiel. La famille garde également une influence primordiale sur la sélection et l’intériorisation des messages et des valeurs proposés par les mass media. d’une manière générale, les familles nucléaires (parents-enfants), de type conjugal, ont remplacé les familles étendues. L’enfant est considéré comme porteur de droits. L’autorité parentale n’est pas inconditionnelle. Sur le plan de sa structure interne, le contrôle social réciproque au sein de la famille tend à s’estomper. Chacun peut développer des horizons et des préoccupations distincts. La structure unifiée et hiérarchique tend à s’atténuer. Les rôles sont moins bien définis. Le partage des responsabilités entre époux s’intensifie, de nouveaux rapports dans le couple apparaissent. Les types de familles sont diversifiés (couples mariés, co-habitants, familles mono-parentales, familles recomposées,…). La gamme est beaucoup plus complexe qu’autrefois et varie selon les milieux sociaux mais aussi selon l’âge, les étapes de la vie familiale et certains traits culturels. La fécondité (avec le développement des moyens contraceptifs) est devenue un phénomène de volonté humaine qui varie selon les milieux sociaux et culturels. La classe sociale et l’appartenance religieuse jouent un grand rôle sur « le nombre idéal d’enfants ». L’enfant est souvent le véritable noyau de la famille et notamment son « agent socialisateur » en matière de pratiques culturelles nouvelles. La virginité n’est plus une norme sociale. Les taux de divorce sont en augmentation. Le lien du mariage n’est plus considéré comme inconditionnel. Les taux de divorce traduisent une nouvelle conception de la famille impliquant plus d’exigences quant à la qualité des liens affectifs. Le choix du conjoint n’est plus réglementé, prévu, organisé par la famille, comme autrefois. Les transformations de la famille sont inséparables des transformations de la société toute entière.
A la lecture de ces quelques extraits, on se rend aisément compte que les chrétiens ne peuvent se satisfaire de « valeurs » ainsi définies, évolutives, même si le document reconnaît qu’il y a « des valeurs qui concernent tous les humains, sans distinction aucune. » Ce sont les valeurs répertoriées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui énumère « les libertés et les droits fondamentaux […] inhérents à tout être humain, […] inaliénables. » Cette référence est curieuse car elle contredit la définition sociologique des valeurs qui, nous dit-on, évoluent. Par ailleurs nous savons aussi qu’ils sont de plus en plus nombreux ceux qui contestent l’immuabilité de la Déclaration…
Mais il est intéressant de poursuivre notre lecture car après avoir évoqué ces généralités, le document aborde au sein de la société belge le problème de la rencontre de cultures et de valeurs différentes : " au-delà de l’aspect interpersonnel et des sensibilités de chacun, tout l’enjeu est de savoir si « l’incident » pose ou non un problème de fond en terme de « vivre ensemble » au sein d’une même société régie par une base commune de normes et valeurs. […] En effet, si certains modes de vie et comportements sont facilement et couramment admis au niveau de la société et peuvent même parfois faire l’objet d’une curiosité et même d’ « emprunts » (au niveau musical, littéraire et artistique en général, culinaire, décoratif,…), ce n’est, par contre, pas le cas pour d’autres. Cette attitude de refus à l’égard de certains modes de vie et comportements est l’expression concrète de valeurs auxquelles une société donnée n’est pas prête à renoncer. La société belge ne fait pas exception. » A cet endroit, le site convoque le rapport final de « la Commission du dialogue interculturel mise en place par le gouvernement belge […] note : « On se trompe en réduisant la liberté de croyances, d’opinions et de comportements à la seule « liberté individuelle » de dire et de faire n’importe quoi. Il ne faut pas confondre la tolérance avec une forme de relativisme qui consiste à penser que toutes les opinions et croyances se valent. Notre pays ne saurait ainsi renoncer à l’idéal de l’égalité entre hommes et femmes, (…) croyants et non croyants, etc., ou à celui de liberté d’expression ou de mode d’existence, ou encore de progrès par la connaissance et par l’esprit critique. Le rappel des normes inhérentes à tout État de droit démocratique, et des valeurs qui font la dynamique de notre société, permet d’écarter d’emblée les pratiques culturelles ou autres qui portent atteinte à la dignité de la personne humaine. Une pratique ne devient pas respectable du seul fait qu’elle est inhérente à un groupe donné. » La conclusion de cette citation est particulièrement éclairante : « Il y a une limite au pluralisme démocratique, qui s’impose au nom du pluralisme démocratique lui-même et qui peut faire l’objet d’une sanction pénale. (…) les principes fondamentaux (…) doivent être protégés contre toute remise en cause. (…). ».
Ils sont protégés par les normes notamment juridiques (Constitution, Code civil, Code pénal) qui « ont pour point commun de toutes participer à la protection concrète de la valeur dont elles relèvent, une même valeur pouvant se décliner, parfois, de façon fort différente. […] De par leur caractère juridique, ces normes doivent être respectées par toutes les personnes vivant en Belgique, indépendamment de leur nationalité, culture d’origine, opinion,… De même, toutes les personnes vivant en Belgique peuvent les invoquer afin de protéger leurs droits.
Une rubrique intitulée « A la rencontre de certaines « valeurs » et « normes » existant en Belgique » reprend l’essentiel de ce qui a été dit précédemment mais apporte quelques précisons et compléments intéressants.
L’égalité, qui est « elle aussi fille du 18ième » , interdit toute discrimination directe et « Il y a discrimination directe si une différence de traitement qui manque de justification objective et raisonnable est directement fondée sur le sexe, une prétendue race, la couleur, l’ascendance, l’origine nationale ou ethnique, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, l’âge, la conviction religieuse ou philosophique, l’état de santé actuel ou futur, un handicap ou une caractéristique physique. » Ainsi, un propriétaire peut être condamné pour homophobie s’il refuse de louer son logement à un couple homosexuel.
La valeur de solidarité, « qui tout comme celle de « l’égalité » implique le principe d’universalité des droits, va, nous dit-on, va se développer particulièrement à partir du 19ième siècle, siècle qui va connaître d’importants mouvements de lutte menés par la classe ouvrière afin d’acquérir des droits sociaux et politiques. »
L’autonomie est une valeur qui découle du fait que « l’individu naît libre » et donc « il lui est loisible de prendre des décisions, il devient indépendant et par là-même autonome » c’est-à-dire qu’il agit, décide par lui-même et sans être dépendant « à l’égard d’autrui ou des pouvoirs publics ». Nul ne peut y renoncer et comme « il y a égalité en droits, la loi ne peut pas par principe octroyer plus de capacité de décision à l’un qu’à l’autre. »
A la suite, est soulignée l’importance de l’individu. « L’individualisme croissant, tant dénoncé par l’Église comme par divers penseurs, correspond avant tout, nous dit-on, à l’affirmation de la primauté de la personne sur le groupe. Il ne doit cependant pas être assimilé purement et simplement à un repli sur soi ou à de l’égoïsme, ni à un rejet du lien social (nombreux sont ceux à s’engager dans la vie associative). » Le mot « personne », dans cette description, est donc synonyme d’« individu » qui est le terme dominant : « la société contemporaine est une société d’individus ». On nous explique qu’« on est progressivement (au fil de l’histoire) passé de la communauté (où le groupe prime sur l’individu) à la société, où la conscience de soi précède la conscience d’appartenir à un groupe. Ce qui prime désormais, c’est l’individu, le sujet qui se définit par son individualité, son historicité, et qui est responsable de son destin . »[14]
Enfin, un très long chapitre -et cette longueur est symptomatique- est consacré au « progrès par la connaissance et par l’esprit critique. […] Il s’agit-là d’un héritage de la Renaissance et du Siècle des Lumières. […] Cette valeur implique l’aspiration à la connaissance des possibilités humaines et la réflexion de l’homme sur lui-même, de même que le refus de tout ce qui fait obstacle au développement de l’esprit. Ainsi, la primauté de l’esprit scientifique sur la Providence (c’est-à-dire le gouvernement de Dieu) est affirmée. » Dans l’enseignement qui doit être neutre, est mis en exergue « l’enseignement des théories de l’évolution au cours de biologie ». Cet enseignement est conforme à une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe[15] longuement citée et prolongée. Le but est d’« empêcher que la croyance ne s’oppose à la science » et aussi d’insister sur l’ « importance capitale » de la science. C’est elle en effet qui « a permis une amélioration considérable des conditions de vie et de travail, et est un facteur non négligeable de développement économique, technologique et social. […] La science est une irremplaçable école de rigueur intellectuelle. Elle ne prétend pas expliquer le « pourquoi des choses » mais cherche à comprendre le « comment ».[16] Et en particulier, « L’enseignement de l’ensemble des phénomènes concernant l’évolution en tant que théorie scientifique fondamentale est (…) essentiel pour l’avenir de nos sociétés et de nos démocraties. À ce titre, il doit occuper une place centrale dans les programmes d’enseignement, et notamment des programmes scientifiques, aussi longtemps qu’il résiste, comme toute autre théorie, à une critique scientifique rigoureuse. »[17]
Outre l’enseignement de la science et la théorie de l’évolution, il faut développer « l’esprit critique ». Et « Avoir un esprit critique, c’est être capable de saisir la relativité des différents savoirs et paradigmes par rapport à une problématique donnée (niveau abstrait), de faire jouer les savoirs les uns par rapport aux autres autour d’un objet donné (niveau plus concret) »
En conclusion, on peut dire que le « vivre-ensemble » s’appuie sur la légalité et un laïcisme à venir qui confine la religion à la sphère privée et qui, sur le plan des « valeurs », a banni définitivement toute référence à la vérité ou au bien en soi.
Le détour a été long mais il ,valait la peine car si énormément de livres, d’articles, de sites sont consacrés au « vivre-ensemble », il est rare, de la part d’une instance officielle, d’y consacrer tant d’attention et de précisions.[18] Il est rare aussi de découvrir que cette « philosophie » du « vivre-ensemble » débouche sur un projet pédagogique comme c’est le cas en Fédération Wallonie-Bruxelles à travers le cours de philosophie et de citoyenneté. Sur le site www.enseignement.be, le lecteur trouvera tout le détail des démarches à suivre dans les enseignements fondamental et secondaire. Quel que soit le niveau, le but est « Etre et construire ensemble ». Les auteurs précisent : « Nous entendons par un « être et construire ensemble », la construction de l’individu en tant qu’être unique en interaction avec les autres […] face aux problèmes communs de l’existence (problèmes politiques, sociaux, économiques, environnementaux, culturels, etc.) ».[19] Cette démarche[20] est la base de ce « cours » qui n’a rien d’un cours ordinaire puisque l’enseignant est a comme mission d’amener « l’élève à mettre en œuvre ce rapport où le citoyen est l’individu qui se constitue, qui se construit au travers de l’autre, des autres, au travers de la société et du monde auquel il appartient. » Il faut apprendre à exprimer son opinion devant les autres et d’accepter la diversité. Philosopher c’est « s’intéresser au langage, aux idées d’autrui : c’est dialoguer, débattre […]. C’est comprendre et accepter que diverses représentations et interprétations du monde coexistent et peuvent être la source, le moteur d’enrichissements mutuels. » Dans le cadre de ce « cours », « il s’agit d’offrir à tous les élèves l’occasion de construire leur système autonome de valeurs personnelles.[21] Chacun est invité à examiner la concordance entre ses actions, ses pensées et ses sentiments dans un acte global et personnel de choix judicieux et positif. Pour arriver à déterminer si un choix ou une prise de décision est réellement autonome, les élèves sont amenés à comparer leur position avec celle des autres, en particulier celle de leurs proches, pour préciser s’ils les suivent ou s’ils ont exploré eux-mêmes la question. » Le but est d’entraîner à la démocratie en acceptant la diversité.[22]
Au niveau de l’enseignement secondaire[23], la pratique et l’objectif restent les mêmes à travers un parcours plus élaboré certes mais qui « a pour objectifs de former aux différents enjeux de la citoyenneté et d’amener les élèves : à reconnaitre la pluralité des formes de raisonnement, des conceptions du monde et de la pluralité des normes et des valeurs ; à pouvoir argumenter une position en la situant par rapport à d’autres positions possibles ; à expliciter et problématiser les grandes catégories et oppositions conceptuelles qui structurent et déterminent nos façons de penser, le plus souvent sans que nous en ayons conscience ou sans que nous y ayons réfléchi ; à penser par eux-mêmes tout en développant la part d’inventivité et de créativité que l’on attend du citoyen dans une société démocratique. »[24] Et, à nouveau, l’attitude de l’enseignant est déterminante « puisque, dans l’exercice de ses fonctions, il est tenu de « neutraliser » ses propres opinions religieuses, « philosophiques » ou politiques afin d’offrir à ses élèves un enseignement qui leur permette de s’orienter par eux-mêmes dans la complexité des faits et la diversité des idées.[25] _À cet endroit, on ne répètera jamais assez que la défense des libertés et des droits fondamentaux, notamment les droits humains que l’État belge a coulés dans sa Constitution, ne relève pas de l’opinion politique, mais bien du cadre juridique que tout enseignant est appelé à enseigner et à promouvoir. »
Donc, l’esprit critique s’arrête face ces « droits coulés dans la Constitution », quelque soit leur formulation et leur contenu, semble-t-il.
Très concrètement, pour exercer le « vivre-ensemble », on propose d’ « aborder les attentats en classe », de « lutter contre le radicalisme », de favoriser l’« ouverture aux langues et aux cultures » et de lutter « contre les discriminations, préjugés et stéréotypes ». Tout propos n’est donc pas acceptable.
Somme toute, d’entrée, le fond du programme est donné par l’entremise d’une citation de Nietzsche : la vérité en philosophie « n’est ni à trouver, ni à découvrir, elle est une chose à produire » .
Ces programmes n’ont pas rencontré de vives protestations. les syndicats se sont simplement inquiétés de l’organisation pratique de ces « cours ». La critique la plus pertinente, semble-t-il, est venue d’un doctorant et assistant en théorie politique de l’Université de Cambridge[26] et membre du Groupe du vendredi[27], plateforme politique pour jeunes d’horizons divers soutenue par la Fondation Roi Baudouin.[28] Arthur Ghins rappelle opportunément qu’à l’origine, ce cours avait été baptisé « cours de rien » par la ministre Milquet qui en fut la promotrice. Quelques années plus tard, le projet mis en route, il s’agit toujours sous l’appellation pompeuse « Cours de philosophie et de citoyenneté », d’un « cours de rien ». Après examen des documents cités auxquels nous nous sommes aussi référés, l’auteur se demande si « l’on va faire des citoyens à coups d’énoncés creux du type 'think out the Box’ »[29]. Il dénonce la pédagogie qui « repose sur l’illusion qu’il suffit de mettre des adolescents autour de la table et de discuter d’un sujet vaguement défini pour que la lumière se fasse dans toutes les têtes. cette approche procède en fait d’un cruel déni de réalité : comme si une réflexion commune se construisait ex nihilo, sans connaissances préalables, mettant progressivement tout le monde d’accord, au-delà des divergences d’opinions et à l’abri des dynamiques de groupe. Elle est par ailleurs profondément élitiste : il ne faut pas avoir beaucoup enseigné pour se rendre compte que ce type de démarche va bénéficier aux fortes têtes ou aux élèves avancés, qui bien vite prendront la main sur les élèves ayant plus de difficultés ou une moins forte personnalité. » Comme nous le suggérions plus haut, Ghins accuse également « la fabrique du relativisme », bien que les auteurs de cette réforme s’en défendent: « ce cours est destiné à diffuser l’idée que tout se vaut, qu’il n’y a pas de mieux ou de moins bien, mais seulement une diversité de points de vue qu’il faut respecter. Sous couvert de neutralité, c’est bien une pensée relativiste -)qui est un vrai parti-pris philosophique - que l’on distille. »[30] dans ces conditions, l’auteur doute qu’on parvienne à « faire des citoyens engagés » car « pour s’engager en politique, il faut croire en quelque chose, adhérer à un corpus de valeurs, avoir envie de défendre un certain mode de vie. Or c’est précisément l’idée que tout se vaut qui finit par tarir la source de la ; participation citoyenne. Tolérer l’opinion des autres ne résume pas l’idée de citoyenneté qui est autrement plus exigeante. Tel qu’il est prévu, le cours de citoyenneté sape la participation politique à la base. A quoi bon débattre si tous les points de vue sont équivalents ? »[31] Toutefois, le relativisme n’est pas absolu : nous avons vu qu’il y a des lois, des valeurs avec lesquelles on ne transige pas : les lois et valeurs établies : la constitution d’une part et la construction de la vérité d’autre part. Enfin, l’auteur souhaite « que l’on donne de quoi penser aux élèves. Il est urgent de leur fournir des clés d’appartenance afin qu’ils puissent ensuite suivre leur propre route. l’histoire et la culture enthousiasmeront davantage les jeunes en demande de pensées fortes et donneront lieu à des débats en classe autrement plus stimulants et intéressants qu’une table ronde sur le 'vivre ensemble’. »[32]
Revenons à ce 'vivre-ensemble’ qui obsède nos princes et nos pédagogues, ce vivre-ensemble qui se présente, écrit un éditorialiste[33], comme « le grand slogan censé incarner la paix sociale […] un appel, un mot d’ordre, une évidence, une règle d’or, une morale, […], un Graal démocratique et un combat. » Cette expression, continue-t-il, « pourtant ne veut rien dire. Le slogan qui tient lieu de projet, de vision du monde, d’éthique et de ligne de conduite est, en lui-même, d’une insondable vacuité. mais comme ça ne veut rien dire en particulier, ça veut dire en même temps : […] défendre l’œcuménisme, la tolérance et la mixité, lutter contre la solitude, l’indifférence, le racisme ou le communautarisme, et même, désormais, le terrorisme... » C’est une « auberge espagnole où bons sentiments et bonnes intentions ont enfin, exclusivement, droit de cité ». Mais « si creuse soit-elle (et peut-être même pour cette raison), l’invitation à vivre-ensemble résonne comme une obligation de vivre-ensemble et, à cette fin, d’éviter entre nous les sujets qui fâchent, ce qui en fait une forme sournoise d’intolérance qui prétend parvenir à la concorde entre les citoyens en bannissant tous les motifs de désaccord. la société que l’idole du 'vivre-ensemble’ appelle de ses vœux est une société tellement ouverte… qu’elle exclut tous ceux qui sont moins ouverts qu’elle ! »[34] Beaucoup pensent « que, pour obtenir la paix, il fallait lisser les aspérités, écraser les nuances et éviter les disputes, or c’est exactement l’inverse : une société qui redoute les désaccords ou les affrontements n’est pas une société en paix, c’est une société en danger, qui se censure elle-même. » Enfin, « sous des airs chaleureux, le 'vivre-ensemble’ n’est qu’une modalité coercitive de la volonté générale : quiconque refus d’y obéir 'y sera contraint par tout le corps [social] ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre’ (Rousseau). Gare aux mauvaises pensées ! Le 'vivre-ensemble’ veille au grain. Au pays du 'vivre-ensemble’, c’est la force qui fait l’union, et non l’inverse. le 'vivre-ensemble’, c’est le pire du Bien. »
« Ce vivre ensemble, déclare de son côté le Fr. Humbrecht, est aussi sur un volcan, celui d’une pratique politique sans vérité autre que décidée démocratiquement, et un comportement collectif de plus en plus garanti par les lois qui permettent ou interdisent. Cette figure de la vérité doit beaucoup à des choix philosophiques que l’on a le droit de contester, elle manifeste aussi une sorte de régression humaine. on en revient à une morale du permis et du défendu, puisque l’éthique n’a plus d’autre fondement commun. »[35]
Partons donc à la recherche d’un fondement commun.
Les êtres sont divisés sous l’angle de leurs biens propres, et unis sous l’angle du bien commun.
Alors, Martin Luther King s’est-il fourvoyé en insistant sur la nécessité de vivre ensemble ? Certes non Mais, nous allons le voir, pour vivre ensemble, encore faut-il partager un bien commun qui pourrait contribuer à notre bonheur.
Le bien commun tel que nous allons le définir, est une notion absente de notre vie politique, remplacée par le « vivre ensemble » qui n’est qu’une contrefaçon, pour reprendre le vocabulaire d’Aristote, du « vivre bien » c’est-à-dire selon le bien, le bien en soi. Dans le « vivre ensemble », le bien se réduit, comme nous l’avons vu, à un conformisme légal, consensuel.[1]
Dans sa description de la « véritable cité », Aristote affirmait « que c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble ». « Ce n’est pas en vue de vivre, mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble en une cité […] ni en vue de former une alliance militaire pour ne subir de préjudice de la part de personne, ni en vue d’échanges dans l’intérêt mutuel […]. » Il insiste : « La cité n’est pas une communauté de lieu, établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là des conditions qu’il faut nécessairement remplir si l’on veut qu’une cité existe, mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de vie heureuse […]. » qu’implique cette référence à la « vie heureuse » ? « La cité qui mérite vraiment ce nom […], répond Aristote, doit s’occuper de vertu » sinon « la loi est pure convention, […] elle est un garant de la justice dans les rapports mutuels, mais elle n’est pas capable de rendre les citoyens bons et justes. »[1]. « La cité est une communauté déterminée que forment les gens semblables mais en vue d’une vie qui soit la meilleure possible. » Et « le meilleur c’est le bonheur, lequel est une réalisation et un usage parfait de la vertu […]. » [2]
Il s’agit donc de bien vivre, c’est-à-dire de vivre selon le bien. [3] Dans l’Ethique à Nicomaque, le philosophe précise que « le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. »[4] « La fin de la politique sera le bien proprement humain. même si, en effet, il y a identité entre le bien de l’individu et celui de la cité, de toute façon c’est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d’appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : car le bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités. »[5]
Aristote définit le bonheur le plus parfait comme une activité conforme à la vertu la plus parfaite et donc selon l’intelligence qui, en nous, est un caractère divin. Il conclut : « Il ne faut donc pas écouter ceux qui nous conseillent, parce que nous sommes des hommes, de ne songer qu’aux choses humaines, et parce que nous sommes mortels qu’aux choses mortelles. Mais dans la mesure du possible nous devons nous rendre immortels et tout faire pour vivre conformément à la partie la plus excellente de nous-mêmes […]. »[6] Non seulement le bien est la fin de la vie morale individuelle mais il est aussi recherché par la politique : « Même si le bien de l’individu s’identifie avec celui de l’État, il paraît bien plus important et plus conforme aux fins véritables de prendre en mains et de sauvegarder le bien de l’État. Le bien certes est désirable quand il intéresse un individu pris à part ; mais son caractère est plus beau et plus divin, quand il s’applique à un peuple et à des États entiers. »[7]
On se rend compte que face au credo du 'vivre-ensemble’, « les « belles actions » d’Aristote requièrent deux paramètres d’une autre qualité : la beauté, autrement dit la reconnaissance de la bonté intrinsèque des actions, leur conformité à un ordre de vérité objectif et aussi reconnu tel par tous, ce qu’implique l’éclat de l’idée de beauté ; et les actions belles, celles qui sont vertueuses, conformes au bien. La communauté politique ne peut donc se construire et partant subsister que si elle se détermine selon la participation à un agir commun vertueux. Rien de rêveur là-dedans, car nul n’est dupe des infractions individuelles ou structurelles qui affectent tout le corps social. la question n’est pas dans la pureté de l’idéal, mais dans la mise en place du possible. les actions belles sont collectivement possibles. Elles supposent un discours clair sur le bien et sur le mal et donc a fortiori sur le vrai et sur le faux. le paradoxe de notre société postmoderne est de jouer sur deux claviers contradictoires, donc mortifères. d’un côté, le nihilisme, déni des valeurs morales dû à la relativisation de tout principe métaphysique religieux et aussi éthique, avec la parcellisation des opinions et le respect proclamé des idées les plus destructrices, tout cela soutenu par des subventions culturelles non moins nihilistes ; de l’autre, une surveillance publique de plus en plus sourcilleuse des comportements, au plan financier, sur les changements de morale et même sur les normes de vocabulaire. »[8]
Aristote n’emploie pas l’expression « bien commun » mais elle trouve bien son origine dans les Politiques d’Aristote. On lit dans le Commentaire du traité de La Politique d’Aristote par saint Thomas d’Aquin que « le bien vivre, est la finalité la plus excellente d’une cité ou d’une constitution et cela à la fois pour l’ensemble de la population et en particulier pour chacun des individus. »[9] Et saint Thomas résumera ainsi cette partie de la pensée d’Aristote qui constitue le point de départ de sa réflexion sur la politique : « la cité est une communauté d’hommes libres dont la finalité est le bien commun auquel toute l’administration politique doit tendre ».[10]
Toutefois, saint Thomas qui emploie constamment l’expression bonum commune[11], ne décrit jamais en quoi il consiste, comme si sa définition était claire pour tous.
L’expression « bonum commune » provient de la tradition chrétienne[12] que saint Thomas va suivre ajoutant que si le bien commun a, comme l’a montré Aristote, une dimension naturelle[13], il a aussi, en même temps une dimension surnaturelle comme l’évoque Paul[14] pour qui notre vrai et ultime bien commun est le Christ lui-même, son Royaume et la béatitude, Dieu, « souverain bien » (summum bonum): « Dieu […] est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. »[15] Voici comment saint Thomas articule les deux dimensions, l’une étant subordonnée à l’autre : « Si un tout n’est pas une fin ultime, mais est ordonné à une fin ultérieure, la fin ultime de l’une de ses parties ne peut pas être ce tout, mais quelque chose d’autre. or l’universalité des créatures, à laquelle l’homme se rapporte comme la partie au tout, n’est pas une fin ultime, mais elle est ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime. Donc le bien que représente l’univers n’est pas l’ultime fin de l’homme, celle-ci est Dieu lui-même. »[16] « La fin de la vie et de la société humaine est Dieu ».[17] « Dieu […] est lui-même le bien suprême et commun de tout l’univers. »[18] Dans un autre texte, il greffe sa réflexion de théologien chrétien sur la description du bien de la cité évoquée précédemment dans l’Ethique à Nicomaque, un bien « plus beau et plus divin » : « Le bien particulier est orienté vers le bien commun comme vers une fin : en effet l’être de la partie est pour l’être du tout ; c’est pourquoi aussi le bien du peuple est plus divin que le bien d’un seul homme.[19] Or le bien suprême, qui est Dieu, est le bien commun, puisque c’est de lui que dépend le bien de toutes les choses : en revanche, le bien en vertu duquel chaque chose est bonne est le bien particulier de celle-ci et des autres qui dépendent de lui. Toutes les choses sont donc orientées comme vers leur fin vers un seul bien, qui est Dieu. »[20] Plus clairement encore, il écrit dans le De regno : « Mais puisque l’homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure, qui consiste dans la fruition de dieu, comme nous l’avons déjà dit plus haut, il faut que la multitude humaine ait la même fin que l’homme pris personnellement. la fin ultime de la multitude rassemblé en société n’est donc pas de vivre selon la vertu, mais, par la vertu, de parvenir à la fruition de Dieu. »[21] Et s’il y a, pour lui, au contraire d’Aristote, des biens communs divers, bien commun de la famille, bien commun de la cité, bien commun de l’univers, il précise que le bien divin « devance tout bien humain: dans les biens humains, le bien public devance le bien privé ; et là, le bien du corps l’emporte sur les biens extérieurs. »[22]
Il ne s’agit pas de consacrer une théocratie. L’affirmation de Dieu n’enlève rien à l’ordre politique naturel, à sa juste autonomie mais les perfectionne. Comme François Daguet le précise : « Dans l’approche thomasienne du politique, la cité terrestre n’est pas résorbée dans un ordre ecclésial, mais elle sera plus pleinement elle-même en s’ordonnant à Dieu, son bien commun séparé. La formule célèbre de Thomas trouve parfaitement à s’appliquer en matière politique : « Gratia non tollit sed perficit naturam. »[23] La cité chrétienne est plus cité que celle qui se clôt dans l’ordre naturel. »[24] La cité selon Aristote trouve son lien dans l’amitié alors que chez saint Thomas, c’est la charité qui crée le lien social mais la charité est une amitié. Et la cité n’est ni théocratique ni totalitaire car ordre naturel et ordre surnaturel ne se confondent pas : « L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. »[25] Autrement encore : « Le bien de l’univers est plus grand que le bien d’un individu, s’il s’agit du même genre de bien. Mais le bien de la grâce, dans un seul individu, l’emporte sur le bien naturel de tout l’univers. »[26] Pour bien faire comprendre cette idée importante qui doit éclairer les rapports entre la personne et la communauté politique, et en même temps pour nous faire sentir l’enjeu du problème, Charles Journet[27] écrit : « Les biens périssables de la personne individuelle sont moins importants, moins « divins » que les biens périssables de la communauté politique. […] Mais le bien périssable de la communauté politique est, à son tour, moins divin que le bien impérissable de la personne humaine, et, sous cet aspect, c’est la communauté politique qui doit être au service de la personne individuelle. Ainsi donc, l’homme en tant que mortel est partie de la cité mortelle, mais en tant qu’immortel il n’est pas une partie de la cité, il est un tout, et la cité doit être à son service. Telle est la solution chrétienne de ce problème des rapports de l’homme et de la communauté politique. Elle s’élève, comme un sommet difficile d’accès, entre deux erreurs opposées, qui semblent se disputer tour à tour les esprits des hommes, ou bien ils ne voient plus le caractère sacré des droits de la communauté sur la personne individuelle : c’est l’erreur appelée individualisme. […] Ou bien, au contraire, les hommes ne voient plus le caractère sacré des droits de la personne individuelle sur la communauté ; c’est l’erreur que, pour le plaisir, si l’ont veut, d’inventer des mots barbares, nous appellerons communautisme ou totalitarisme. »[28]
Comme le dit François Daguet, « La notion de bien commun est le point focal de toute la pensée politique thomasienne, et la primauté du bien commun le paradigme de cette pensée. »[1] On ne sera donc pas étonné de retrouver cette notion de bien commun au fondement de la doctrine sociale chrétienne. Et cela dès son élaboration dans l’enseignement de Léon XIII qui avait remis à l’honneur en l’étude de la pensée de saint Thomas par l’encyclique Aeterni patris en 1879.
« Le 'Docteur angélique’, écrit une grande spécialiste[2], est […] la référence constante qui sous-tend les développements sur le bien commun introduits par l’encyclique Rerum Novarum (1891), texte fondateur de la 'doctrine sociale de l’Église’. » Cette inspiration est notamment perceptible dans la manière dont le pape aborde la question de la propriété privée. Pour les marxistes auxquels il s’oppose, « les biens de chacun doivent être communs à tous »[3] et donc « le bien commun prime sur les droits personnels »[4]. Droits fondamentaux qui ne sont pas mieux respectés dans la conception libérale qui favorise « la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce devenus le partage d’un petit nombre d’hommes opulents et de ploutocrates qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ».[5] Quand donc Léon XIII déclare que si « Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse, […] cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples. Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs. Qui en manque y supplée par le travail. »[6] Le bien commun « terre » est là pour que chaque homme puisse en jouir en accédant à la propriété privée ne serait-ce que par le travail. Nul ne peut posséder en privant les autres de l’accès à la propriété ou de l’accès au travail. Pour reprendre le vocabulaire de saint Thomas, nous dirons que le bien périssable de la communauté est moins important que le bien impérissable de la personne qui a besoin pour s’épanouir d’une « part de la nature matérielle qu’il a cultivée et où il a laissé comme une certaine empreinte de sa personne, si bien qu’en toute justice il en devient propriétaire et qu’il n’est permis d’aucune manière de violer son droit. »[7] En tout cas, Léon XIII s’est rendu compte que la justice sociale était une exigence du bien commun.[8]
Ces réflexions sur la propriété illustrent aussi la dialectique personne-communauté que la référence au bien commun éclaire harmonieusement. Il est bien entendu que « La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens. Elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle ». d’une part, les dirigeants « travaillent directement au bien commun ». De leur côté, « Ceux au contraire qui s’appliquent aux choses de l’industrie ne peuvent concourir à ce bien commun, ni dans la même mesure, ni par les mêmes voies. Eux aussi cependant, quoique d’une manière moins directe, servent grandement les intérêts de la société. Sans nul doute, le bien commun dont. l’acquisition doit avoir pour effet de perfectionner les hommes est principalement un bien moral. Mais, dans une société bien constituée, il doit se trouver encore une certaine abondance de biens extérieurs « dont l’usage est requis à l’exercice de la vertu » (Saint Thomas, De regimine principum, I, 15) »[9] Tous les citoyens donc travaillent pour le bien commun de la société et en même temps, « Les droits doivent partout être religieusement respectés. L’État doit les protéger chez tous les citoyens en prévenant ou en vengeant leur violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. »[10] Et ce qu’il faut viser avant tout, c’est « le perfectionnement moral et religieux »[11]. Par là, le bien de la personne dépasse le bien de la société qui doit lui permettre de grandir en ce sens.
L’année suivante, la question du régime politique qui agite toujours les catholiques de France, amène le pape à préciser sa position. En ce qui concerne les différentes formes de gouvernement, il écrit que « chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée. » Un pouvoir, explique-t-il, « considéré en lui-même […] continue d’être immuable et digne de respect ; car, envisagé dans sa nature, il est constitué et s’impose pour pourvoir au bien commun, but suprême qui donne son origine à la société humaine. » Le bien commun « est, après Dieu, dans la société, la loi première et dernière. » Ainsi, « la loi est une prescription ordonnée selon la raison et promulguée, pour le bien de la communauté, par ceux qui ont reçu à cette fin le dépôt du pouvoir. »[12] Tels sont les principes fondamentaux. Il faut d’une part « accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté parfaite qui convient au chrétien, le pouvoir civil dans la forme où, de fait, il existe.[…] Et la raison de cette acceptation, c’est que le bien commun de la société l’emporte sur tout autre intérêt ; car il est le principe créateur, il est l’élément conservateur de la société humaine ; d’où il suit que tout vrai citoyen doit le vouloir et le procurer à tout prix. Or, de cette nécessité d’assurer le bien commun dérive, comme de sa source propre et immédiate, la nécessité d’un pouvoir civil qui, s’orientant vers le but suprême, y dirige sagement et constamment les volontés multiples des sujets, groupés en faisceau dans sa main. Lors donc que, dans une société, il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. » Mais d’autre part « Après avoir solidement établi dans notre Encyclique cette vérité, Nous avons formulé la distinction entre le pouvoir politique et la législation, et Nous avons montré que l’acceptation de l’un n’impliquait nullement l’acceptation de l’autre ; dans les points où le législateur, oublieux de sa mission, se mettait en opposition avec la loi de Dieu et de l’Église. Et, que tous le remarquent bien, déployer son activité et user de son influence pour amener les gouvernements à changer en bien des lois iniques ou dépourvues de sagesse, c’est faire preuve d’un dévouement à la patrie aussi intelligent que courageux, sans accuser l’ombre d’une hostilité aux pouvoirs chargés de régir la chose publique. »[13]
De l’enseignement fondateur de Léon XIII, une grande leçon est à retenir, en tout cas pour l’avenir et l’action : « à qui veut régénérer une société quelconque en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. La perfection de toute société consiste, en effet, à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée, en sorte que tous les mouvements et tous les actes de la vie sociale naissent du même principe d’où est née la société. Aussi, s’écarter de la fin, c’est aller à la mort ; y revenir, c’est reprendre vie. »[14]
Désormais, dans toutes les circonstances et face à diverses menaces, la réplique sera toujours de chercher le bien commun.
Méditant sur l’éducation chrétienne de la jeunesse, Pie XI définit ainsi le bien commun temporel : il « consiste dans la paix et la sécurité dont les familles et les citoyens jouissent dans l’exercice de leurs droits et en même temps dans le plus grand bien-être spirituel et matériel possible en cette vie, grâce à l’union et à la coordination des efforts de tous. » Il en conclut, sur le plan de l’éducation, que « la fonction de l’autorité civile qui réside dans l’État est donc double: protéger et faire progresser la famille et l’individu, mais sans les absorber ou s’y substituer. »[15]
Face au libéralisme, nommé aussi individualisme[16], qui oublie l’aspect social attaché à toute propriété, il rappelle que « l’autorité publique peut […], s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. »[17] « Il importe […] d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements. »[18] Le libéralisme viole l’ordre « quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, sans tenir compte ni de la dignité humaine des ouvriers, ni du caractère social de l’activité économique, ni même de la justice sociale et du bien commun. »[19] « Enfin les institutions des divers peuples doivent conformer tout l’ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun, c’est-à-dire aux règles de la justice sociale. »[20] Plus exactement encore, « à la justice et à la charité sociales. »[21] « Car, explique Dominique Coatanea, si l’exercice de la charité ne peut jamais tenir lieu des devoirs de justice, la justice seule ne peut parvenir à l’union des volontés et au rapprochement des cœurs. » En effet, « pour Pie XI, continue-t-elle, la collaboration de tous en vue du bien commun ne s’obtient que si l’homme a l’intime conviction d’être membre d’un même corps, de sorte que la souffrance de l’un est la souffrance de tous. Cette -analogie fondatrice de la foi en Christ souligne la puissance de l’unité visée dans la charité comme fin pertinente de la genèse du bien commun. »[22]
Face au nazisme, Pie XI rappelle que l’État gardien du bien commun ne peut tout se permettre car le respect de la personne st un élément fondamental du bien commun : « l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hoirs de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger. Mépriser cette vérité, c’est oublier que le véritable bien commun est déterminé et reconnu, en dernière analyse, par la nature de l’homme, qui équilibre harmonieusement droits personnels et obligations sociales, et par le but de la société, déterminé aussi par cette même nature humaine. La société est voulue par le Créateur comme le moyen d’amener à leur plein développement les dispositions individuelles et les avantages sociaux que chacun, donnant et recevant tour à tour, doit faire valoir pour son bien et celui des autres. »[23]
On trouve dans l’enseignement de Pie XII plusieurs définitions du bien commun qui se recoupent et recoupent celles que nous avons déjà rencontrées. En 1941 pour le cinquantenaire de l’encyclique Rerum novarum, le Souverain pontife dira : « Sauvegarder le domaine intangible des droits de la personne humaine et lui faciliter l’accomplissement de ses devoirs, doit être le rôle essentiel de tout pouvoir public. N’est-ce pas là ce que comporte le sens authentique de ce bien commun que l’État est appelé à promouvoir ? d’où il suit que la charge de ce « bien commun » ne comporte pas un pouvoir si étendu sur les membres de la communauté qu’en vertu de ce pouvoir il soit permis à l’autorité publique d’entraver le développement de l’action individuelle […], de décider directement sur le commencement ou (en dehors du cas de légitime châtiment) sur le terme de la vie humaine, de fixer à son gré la manière dont il devra se conduire dans l’ordre physique, spirituel, religieux et moral, en opposition avec les devoirs et droits personnels de l’homme, et à telle fin d’abolir ou rendre inefficace le droit naturel aux biens matériels. Vouloir déduire une telle extension de pouvoir du soin de procurer le bien commun serait fausser le sens même du bien commun et tomber dans l’erreur d’affirmer que la fin propre de l’homme sur la terre est la société, que la société est à elle-même sa propre fin, que l’homme n’a pas d’autre vie qui l’attende après celle qui se termine ici-bas. »[24] Cette analyse met bien en évidence la conjonction entre les droits personnels et les devoirs sociaux tout en insistant sur l’ouverture à la transcendance. La société gardienne et artisan du bien commun ne peut être close sur elle-même. Et, faut-il encore le rappeler, peu importe le régime politique car « l’âme de tout État, quel qu’il soit, c’est kle sens intime, profond, du bien commun ; c’est le souci non seulement de se procurer à soi-même la place au soleil, mais de l’assurer aussi aux autres, chacun dans la mesure de ses obligations et de ses responsabilités personnelles. C’est à quoi vise, autant que la loyauté et la justice, une saine et profitable politique sociale, génératrice de paix et de prospérité. »[25] Le « bien commun est la fin et la règle de l’État et de ses organes. »[26] Non seulement l’État mais aussi tous les organismes sociaux et finalement tous les individus doivent promouvoir le bien commun. Ainsi, « toute organisation tendant à améliorer les conditions de vie des travailleurs serait un mécanisme sans âme et par là sans vie et sans fécondité, si sa charte ne proclame et ne prescrit efficacement en tout premier lieu, le respect de toute personne humaine, quelle que soit sa condition sociale ; deuxièmement la reconnaissance de la solidarité de tous pour former la vaste famille humaine, créée par la Toute-Puissance aimante de Dieu ; troisièmement l’exigence impérieuse qui impose à la société de placer le bien commun au-dessus de tout intérêt privé, le service de tous au profit de tous. »[27] Le bien commun repose sur 3 fondements : « la Vérité, la Justice et la Charité »[28] et ce remède aux maux du siècle demande « la coalition de tous les gens de bien du monde entier pour une action de grande envergure, loyalement comprise et en parfait accord […]. »[29] Pie XI avait déjà pris position en faveur sur le plan universel d’« un ordre social où la prospérité matérielle résulte d’u ne collaboration sincère de tous au bien général et sert d’appui à des valeurs plus hautes, celles de la culture et, par-dessus tout, l’union indéfectible des esprits et des cœurs. »[30]
L’évolution des sociétés impose de plus en plus la nécessité d’un bien commun universel. Jean XXIII. Après avoir très brièvement rappelé que le bien commun « comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité »[31], il va détailler les droits et devoirs réciproques, souligner l’insuffisance de l’organisation des pouvoirs publics pour assurer le bien commun universel et saluer l’Organisation des nations unies qui, dans sa Déclaration universelle des droits de l’homme, malgré quelques points contestables, est « un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale » nécessaire à la promotion du bien commun universel tout en étant difficile à réaliser.[32]
Le concile Vatican II, dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, 1965, reprend la définition lapidaire de Jean XXIII mais l’élargit quelque peu : le bien commun est l’« ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée ». Et le concile reconnaît à la suite du saint pape que ce bien commun « prend aujourd’hui une extension de plus en plus universelle, et par suite recouvre des droits et des devoirs qui concerne tout le genre humain. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine. »[33]
Au passage, la constitution note que le souci du bien commun s’enracine dans la conscience de chaque homme où travaille l’Esprit de Dieu : c’est le « ferment évangélique […] qui a suscité et suscite dans le cœur humain une exigence incoercible de dignité »[34] et a fait grandir cette conscience.[35] S’il faut « que chacun considère son prochain, sans aucune exception, comme 'un autre lui-même’ » et si « nous avons l’impérieux devoir de nous faire le prochain de n’importe quel homme »[36] et « de le servir activement »[37], si nous devons tous prendre « très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui et de les respecter » [38], ce ne peut être qu’au terme d’une conversion qui nous débarrasse de notre égoïsme naturel et de notre volonté de puissance. Autrement dit, s’il faut « entreprendre de vastes transformations sociales », « il faut travailler au renouvellement des mentalités »[39]. A défaut, l’ordre social ne pourra tourner au vrai bien des personnes, à leur complet épanouissement. Sans cette conversion, comment cet ordre pourrait-il « sans cesse se développer, avoir pour base la vérité, s’édifier sur la justice, et être vivifié par l’amour » ? Comment pourrait-il « trouver dans la liberté un équilibre toujours plus humain »[40].
Le bien commun apparaît donc de plus en plus comme le fruit de la solidarité et de la charité.
Solidarité et charité qui doivent s’étendre à la terre entière puisque, comme va le rappeler Paul VI à la suite de Jean XXIII[41] : « la question sociale est devenue mondiale »[42] et elle réclame « une action concertée pour le développement intégral de l’homme et le développement solidaire de l’humanité »[43].
La solidarité devient, dans l’enseignement de Jean-Paul II, pour ainsi dire, une « vertu » (le pape met le mot entre guillemets), indispensable à la réalisation du bien commun Il explique qu’il est encourageant que de plus en plus de gens à travers le monde soient de plus en plus conscient de leur « interdépendance » : « quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. »[44] Cette vertu sociale doit faire barrage au « désir de profit » et à « la soif de pouvoir »[45], péchés qui engendrent des « structures de péché ».[46] Cet appel à la solidarité est un appel à vivre, « avec l’aide de la grâce divine », l’Évangile, c’est-à-dire « se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit. »[47]
Le pape Benoît XVI accentue encore cette dimension morale et spirituelle de l’action à entreprendre en vue du bien commun en reliant la solidarité à l’amour que nous devons, à l’image du Christ, nourrir non seulement pour le Père mais aussi pour nos frères, pour tous nos frères car « dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu. »[48]
C’est l’amour qui nous commande de « prendre en grande considération le bien commun ». En effet, « aimer quelqu’un, c’est vouloir son bien et tout mettre en œuvre pour cela. » Et « à côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun. » Et voici comment Benoît XVI le définit : « c’est le bien du 'nous-tous’, constitué d’individus, de familles et d groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. » Le pape attire notre attention sur le fait qu’à la différence d’autres biens, le bien commun « n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien. »
Ceci dit, vouloir et rechercher ce bien commun, « c’est, dit le pape, une exigence de la justice et de la charité », inséparables comme nous l’avons déjà vu.[49] « L’engagement pour le bien commun, quand la charité l’anime, a une valeur supérieure à celle de l’engagement purement séculier et politique. comme tout engagement en faveur de la justice, il s’inscrit dans le témoignage de la charité divine qui, agissant dans le temps, prépare l’éternité. Quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. »[50] La responsabilité des chrétiens est donc grande et déterminante comme nous le verrons dans le chapitre suivant.
Toutes ces notions sont si importantes qu’elles sont entrées comme nous l’avons vu, dans le Catéchisme[51] et surtout dans le Compendium.
Que retenir ?
Que le principe du bien commun découle « de la dignité, de l’unité et de l’égalité de toutes les personnes ».
Que le bien commun « peut être compris comme la dimension sociale et communautaire du bien moral. »[52]
Si, bien entendu, « les exigences du bien commun dérivent des conditions sociales de chaque époque », elles « sont étroitement liées au respect et à la promotion intégrale de la personne et de ses droits fondamentaux »[53]. Le but est bien l’épanouissement des personnes et des groupes de personnes, un épanouissement intégral c’est-à-dire à la fois matériel, moral et spirituel.[54]
Retenons aussi
Que « le bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social » : il est « commun, car indivisible » et ce n’est qu’ensemble qu’on peut « l’atteindre, […] l’accroître et […] le conserver notamment en vue de l’avenir. » [55]
Et donc si tous ont « le droit de bénéficier des conditions de vie sociale qui résultent de la recherche du bien commun », « le bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien. »[56]
En effet, le bien commun est « un bien appartenant à tous les hommes et à tout l’homme. La personne ne peut pas trouver sa propre réalisation uniquement en elle-même, c’est-à-dire indépendamment de son être « avec » et « pour » les autres. »[57]
Si tous sont impliqués, « la responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique » et chaque gouvernement doit « harmoniser avec justice les divers intérêts sectoriels. »[58] Et dans la mesure où il y a un bien commun mondial (paix, respect de la planète, commerce libre et équitable), il n’est pas étonnant que Jean XXIII, Benoît XVI et François aient insisté sur l’importance d’une autorité mondiale, surtout morale, réglée par le droit, qui puisse en avoir la charge. Il n’empêche qu’il serait contradictoire de s’en remettre uniquement à ces autorités supérieures, nationales ou supranationales, dans la promotion du bien commun : le bien commun est la responsabilité de tous et de chacun. Nous y reviendrons.
Enfin, il ne faut jamais oublier que « le bien commun de la société n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur qu’en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de la création tout entière. Dieu est la fin dernière de ses créatures et en aucun cas on ne peut priver le bien commun de sa dimension transcendante, qui dépasse mais aussi achève la dimension historique. » [59]
Pour clore momentanément ce chapitre, veillons à bien faire la distinction entre le bien commun et un bien commun qui est un bien collectif, c’est-à-dire un bien « dont l’usage ne peut pas être privatisé » : « personne ne peut être exclu de son usage ».
Le bien commun ne peut être confondu avec l’intérêt général qui porte sur des questions matérielles, varie suivant les circonstances et « peut entraîner des conséquences négatives sur les personnes. »[60]
*
Parce que je m’intéresse à l’histoire, je pense que la politique est trop importante et la démocratie trop fragile pour ne pas être l’affaire de tous.
Dans un livre très polémique, l’auteur après avoir reconnu que le bien commun est « une notion fondamentale de l’anthropologie catholique » estime que « l’idée même de « bien commun », qui repose sur un accord préalable sur l’idée de « bien », est difficilement compatible avec la démocratie libérale qui suppose, au contraire, la possibilité de déroger à cet accord. » Il conclut son analyse en affirmant que « l’Église est donc enferrée dans une contradiction insoluble : ayant approuvé la démocratie elle continue de croire ou de se faire croire, que sa conception de la justice est pensable dans un monde où l’individu prétend être son propre souverain. »[1]
Nous savons déjà que la conception que l’Église a de la démocratie n’est pas celle que nous connaissons mais nous allons tâcher de montrer que, dans le libéralisme ambiant et institutionnel, une action en vue du bien commun reste toujours possible.
Après des siècles de foi et donc de doute, progressivement, à partir de la Renaissance, la raison a prétendu apporter des certitudes. Mais aujourd’hui, on se rend compte de sa faillite. Nous sommes tous doués de raison, croyants ou incroyants mais cela nous garantit-il à travers un dialogue rationnel d’arriver à un consensus intelligent ? Usons-nous tous bien de notre raison, de notre « bon sens » qui, prétendait Descartes est « la chose du monde la mieux partagée » ?[2]. Les attitudes irrationnelles ont proliféré à l’époque contemporaine et provoqué des massacres. Au nom de la raison on a créé les camps de concentrations et les goulags. Force est de constater qu’« aujourd’hui ce n’est pas tant la raison qui domine, vraie autant qu’universelle, que l’émiettement des opinions individuelles et de la sincérité affective. » Même le concept de nature humaine peut prendre des acceptions différentes voire être purement et simplement contesté. Et donc la question se pose lancinante: « Peut-il exister dans notre société postmoderne un consensus éthique, fondé en raison, ou bien chacun est-il renvoyé à ses sentiments, à des options religieuses ou à la pression idéologique ? »[3] La « pression idéologique » de la « culture » médiatique qui formate les consciences, les adapte aux nouveautés sacralisées par les votes majoritaires d’une masse manipulée. Les mass media offrent souvent un prêt-à-penser conforme en fait à une opinion qui se veut dominante. Il suffit d’écouter comment nombre de journalistes sur des chaînes publiques traitent les hommes politiques qui déclarent leur opposition à la pratique de l’avortement ou au mariage homosexuel. Il sont déclarés conservateurs et inquiétants. Celui qui se contente de cette « information » et n’exerce pas son esprit critique se conformera à cette opinion d’autant plus facilement qu’il n’a pas un direct accès au discours contradictoire que les mass media caricaturent ou évitent soigneusement de répercuter et que les autorités s’empressent de fustiger d’une manière ou d’une autre.[4] A l’époque postmoderne, la culture et le pouvoir politique qu’elle inspire visent à créer une société soft où toutes les aspérités sont bannies par étouffement.[5]
Il n’empêche que tout citoyen peut constater ou sentir que bien des choses, ici ou là, « ne vont pas ». Et même l’insistance sur le « progrès » que constituent la légalisation de l’avortement ou de l’euthanasie peut le faire réfléchir, de même que la violence, les vices politiques, l’enrichissement outrancier, etc….
Que faire ? Sinon éduquer, former, promouvoir « une chrétienté de conviction »[6]. Prioritairement. Car « les structures ne sauraient précéder les consciences, elles leur font suite au contraire. »[7]
Se pose donc de nouveau le problème de la méthode.
A la recherche du fondement de la dignité humaine, Mgr Walter Kasper[1] rappelle qu’il existe deux traditions: « l’une, fondement ascendant, venant « d’en bas », qui remonte de la loi naturelle, et l’autre, fondement théologique descendant, venant « d’en haut », plus précisément : fondement christologique basé sur l’histoire du salut. » Si les textes préconciliaires privilégient l’argumentation « ascendante », alors que les textes conciliaires et post-conciliaires privilégient l’argumentation « descendante »[2], W. Kasper fait remarquer qu’« il serait […] entièrement faux d’opposer les argumentations « ascendante » et « descendante » et de les jouer l’une contre l’autre. […] Au contraire, le Concile a montré clairement la connexion interne de ces deux lignes d’argumentation. » Même si « c’est seulement dans le mystère de Jésus-Christ que le mystère de l’homme s’éclaire véritablement : en Jésus-Christ, Dieu manifeste pleinement l’homme à l’homme. »[3]
Sur le plan plus général de la découverte de l’enseignement social de l’Église, deux voies, pour simplifier, s’offrent donc à nous mais il va sans dire que suivant les circonstances, elles pourront s’entrecroiser.
Spontanément, on peut penser qu’il faut d’abord évangéliser, dans le sens étroit du terme, les personnes, c’est-à-dire de leur révéler Jésus-Christ ressuscité et d’espérer que Dieu suscitera leur foi et qu’elle transformera ces convertis. On peut aussi penser à ces croyants qui, au nom même de leur foi, ne s’engagent pas ailleurs dans le sein de leur église, de leur communauté, de leur groupe de prière. Aux premiers, il convient de révéler que Dieu veut sauver l’homme intégral, que la doctrine sociale de l’Église « appartient […] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale », que son enseignement et sa diffusion « font partie de la mission d’évangélisation de l’Église «[4] Le « surnaturaliste » trahit la profondeur et la largeur du message christique et, comme disait Jean-Paul II, aucun « alibi spirituel »[5] ne peut nous dispenser de cet aspect de l’enseignement, d’un engagement au service de nos frères.[6]
A l’instar de W. Kasper, on peut baptiser ce cheminement de la foi en Jésus-Christ à l’action, comme « descendant » et le théologien nous expliquera que « la grâce précède et soutient la nature. Du point de vue chrétien par conséquent, celui de la grâce, la nature humaine est considérée ainsi : la grâce la précède et non l’inverse ; la nature n’est rendue à elle-même que dans la grâce et non sans elle. De ce fait, il est de mauvaise méthode de commencer par la nature pour s’élever ensuite à la grâce, autrement dit par le côté humain pour aborder après lui le côté chrétien, comme une fusée à deux étages successifs et non emboîtés, comme si le premier pouvait à lui seul conduire au second. toutefois, y compris du point de vue chrétien, la grâce n’écrase ni ne remplace la nature : elle la parfait au contraire, donc la suscite. le chrétien n’a pas à bouder la nature, il la promeut. »
Mais immédiatement, l’auteur se demande : « dans nombre de débats, faut-il se placer du côté de l’homme et donc, par une hypothèse elle-même à vérifier, du côté de la nature seule, ou bien plutôt et en simultané du côté religieux chrétien ? La réponse s’annonce complexe, appelée à considérer de nombreux points de vue, pour ne pas dire à se configurer différemment suivant les situations. »[7]
En effet, la plupart du temps, et de plus en plus, nous sommes confrontés à des gens riches de bonne volonté mais qui n’ont pas la foi, qui en ont une image caricaturale ou qui sont parfaitement athées[8] et avec lesquels, seule une méthode « ascendante » est praticable. Idéalement, il est important de parcourir, si possible tout le chemin pour plus de cohérence certes mais aussi parce que tôt ou tard se poseront des questions fondamentales.
En attendant, il est possible de réfléchir avec le non-chrétien comme l’a montré naguère le P. Hervé Carrier[1] . Son grand mérite est d’avoir montré l’importance de l’action culturelle et d’avoir proposé très concrètement des pistes pour inculturer l’enseignement social chrétien[2]. L’essentiel étant de former prioritairement un peuple pour reprendre le souhait de Pie XII, un peuple au vrai sens du terme, indispensable à la vie stable et fructueuse d’une démocratie authentique.[3]
Le P. Carrier est bien conscient que « le message social de l’Évangile n’a pas suffisamment pénétré les mentalités et les cultures d’aujourd’hui ». On pourrait même dire que ce message social est ignoré par la plupart y compris par les catholiques en de nombreux endroits. Il n’empêche que « la nouvelle évangélisation resterait inachevée sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes d’une société ». La conclusion est claire : « la foi doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. » « L’évangélisation de la culture apparaît […] comme la forme la plus radicale et globale de l’évangélisation d’une société, car elle vise à faire pénétrer le message du Christ dans la conscience des personnes, pour atteindre, à travers elles, les mentalités, les institutions et toutes les structures. » A partir des personnes, à partir des rencontres et situations concrètes, « inspirées par les valeurs évangéliques, les mentalités se transforment en culture et en comportement chrétiens. Une manière chrétienne de vivre se diffuse dans tous les secteurs de la société : famille, école, lieux de travail, entreprises, médias, loisirs, universités, vie politique. » Cette inculturation doit être permanente « car elle demande une attention et une conversion constantes, elle invite sans cesse au dépassement et à la sanctification ; Pour cette raison, une culture évangélisée est tout le contraire d’une idéologie préétablie ou d’un système de pouvoir. » Enfin, sa seule force est l’amour « qui seul peut finalement transformer les sociétés détruisant en leurs racines les égoïsmes, les injustices, les oppressions et les dégradations qui portent à la déshumanisation et à la mort. »
Ceci dit, il faut se rendre à l’évidence que « les cultures partout dans le monde sont profondément bouleversées par des mutations accélérées qui mettent en crise toutes les valeurs et toutes les institutions. » Et même, dans les pays de tradition chrétienne, la culture s’est considérablement éloignée de ses sources jusqu’à les renier voire les combattre. Face à cette situation, si, comme l’écrit Jean-Paul II, « il n’y a pas de vraie solution à la question sociale hors de l’Évangile » (CA n° 5)[4], « comment annoncer aux mentalités modernes que l’espérance des personnes, comme celle des sociétés, dépend du Christ, mort et ressuscité pour notre salut individuel et collectif ? […] Dans les sociétés actuelles, comment faire accepter le message du Christ pour que règnent la justice, la paix, la solidarité dans le monde ? »
d’une part, répond le P. Carrier, « il faut savoir regarder les cultures et les aimer avec les yeux et le cœur du Christ. La culture constitue le ressort décisif de toute transformation sociale et c’est ce dynamisme même que l’Évangile doit vivifier et renforcer. » Mais il ne faut pas craindre, d’autre part, de « courageusement critiquer et dénoncer toute culture qui pèche contre l’homme. Les cultures viciées par l’arrogance, la violence et la domination économique sont mortelles pour les civilisations, mais aussi les cultures empoisonnées par les instincts hédonistes et matérialistes sont également destructrices de l’être humain. »
Pratiquement, que nous propose le P. Carrier ? Même si « tout l’enseignement de l’Église est à la fois évangélique et social », on peut, méthodologiquement, « distinguer l’enseignement des valeurs évangéliques, acceptables à toute personne de bonne volonté, et l’annonce prophétique du Christ ressuscité comme force de libération radicale de toutes les personnes et de toutes les sociétés. » On peut ainsi commencer « à propager dans tous les milieux les valeurs évangéliques ». Ces valeurs très chrétiennes ne répondent-elles pas aux préoccupations, aux aspirations de la plupart ? Pensons au respect de la dignité de chaque personne, à l’importance de la famille, au souci des pauvres, à l’humanisation par le travail, au travail, au respect de l’environnement, à la solidarité, à la justice, à la paix, etc… Toutes ces valeurs peuvent être partagées avec un grand nombre de personnes sans pour autant éviter de montrer le rapport entre ces valeurs et la proclamation libératrice du règne de Dieu.[5] Progressivement, à son heure et suivant la capacité de réception de l’interlocuteur, un chemin se trace à travers les réalités temporelles vers le Christ seul vrai libérateur personnel et social, qui donne à la doctrine sociale sa pleine légitimité.[6]
Ce chemin d’inculturation, au niveau particulier de la doctrine sociale, se dessine par un échange avec la culture ambiante, un échange qui doit veiller, entre autres, « au langage de la doctrine sociale catholique, à sa crédibilité, à sa capacité de discernement, à son ouverture culturelle ». Examinons ces quatre points.
Même si l’annonce porte plus par le témoignage de sa vie que par la parole, il faut être conscient du fait qu’un vocabulaire familier aux initiés peut paraître très ésotérique à beaucoup. Même l’intitulé « doctrine sociale de l’Église » peut faire difficulté et a fortiori des mots comme « magistère » ou une expression comme « péché social ».[7]
Cette « doctrine sociale » est-elle crédible ? Ne cache-t-elle pas une volonté de puissance ? Par ailleurs nombre de contre-témoignages risquent aussi de la déforcer[8]. Nécessité est donc d’insister sur le service et d’autre part de prendre ses distances avec tous les chrétiens qui ont trahi cette doctrine.[9]
Les chrétiens engagés doivent aussi apprendre à discerner toutes les formes de pauvretés qui assaillent une société donnée[10]. Et ce travail ne concerne pas seulement des experts en sociologie mais tous les membres de l’Église sous peine de faire paraître la doctrine comme incapable de répondre aux injustices.
L’inculturation suppose, a-t-on dit, un échange.[11] Il est nécessaire donc de bien comprendre que de nombreuses notions sont très marquées historiquement, philosophiquement, théologiquement et sont étrangères à d’autres traditions culturelles mais aussi à bien des chrétiens. Le P. Carrier cite le concept de « droits de l’homme », « nos conceptions de la personne, de l’État moderne, de la démocratie et de la séparation des pouvoirs, de l’égalité et de la responsabilité des individus, de la propriété privée et publique, du régime de droit. » [12]
Le P. Carrier termine son article en faisant remarquer que dans la difficulté de la tâche, nous sommes assurés du secours de l’Esprit-Saint toujours à l’œuvre et qui « souffle où il veut »[13]. De quoi réconforter les laïcs chrétiens qui sont aux premières lignes. Mais nous aborderons plus tard les moyens surnaturels de l’action.
Le 17 mai 1985, à Anvers, Jean-Paul II suggérait « de mettre davantage en pratique » la proposition des évêques belges : « la formation « d’équipes d’espérance ». Il s’agit, expliquait-il, de petits groupes de chrétiens qui échangent leurs expériences. ils confrontent leur vie avec l’Évangile. Ils s’encouragent. Avec un minimum d’organisation, ces groupes d’amis peuvent se constituer et avoir leur rôle dans tous les domaines : dans les milieux économiques et sociaux, dans les groupements professionnels, dans les milieux des sports, des loisirs et de la culture. Ce sont de petites communautés vigoureuses, missionnaires, qui veulent mettre l’Évangile en pratique. » Et un peu plus tard, il déclarait : « Voir, juger, et agir ensemble, dans l’esprit de Cardijn, reste une pédagogie remarquable pour la construction d’un monde selon l’Évangile. »
L’expression « équipe d’espérance » et sa définition peuvent faire penser à une autre expression plus courante, celle de « communauté de base ».
La dénomination « communauté de base » est liée à ce qu’on appelle la théologie de la libération telle qu’elle s’est développée principalement en Amérique latine. Le point de départ vient, la plupart du temps, d’une lecture sélective de la constitution Lumen gentium, ou plus exactement du chapitre II consacré au « Peuple de Dieu », où ne sont retenues que les notions de participation, de coresponsabilité, collégialité, présence au monde, Église particulière, etc.. Il est frappant aussi de constater que le chapitre III qui parle de « La constitution hiérarchique de l’Église et spécialement l’épiscopat », est passé sous silence de même que les chapitres plus théologiques. Est-il nécessaire de dire qu’un document aussi important que la Constitution pastorale Gaudium et spes est, la plupart du temps, passée sous silence et que la référence à la doctrine sociale de l’Église est inexistante. La « communauté ecclésiale de base » (CEB) est définie à l’origine comme « la cellule initiale de la structuration de l’Église, le foyer de l’évangélisation et […] le facteur primordial de la promotion humaine et du développement. »[1] Les CEB « sont animées par l’option préférentielle pour les pauvres. Elles ont comme but la libération et la défense de la vie. Cette option a son origine dans la suite du Jésus pauvre et dans sont appel à la construction du Royaume de Dieu, deux réalités liées entre elles. »[2] Cette présentation laisse la porte ouverte à la libre interprétation et à la réduction du message chrétien dans une parfaite confusion des rôles. Il n’empêche comme le note Socorro Martinez, que ces CEB eurent un grand succès malgré la répression politique qu’ils durent subir ici et là. Puis vint « l’hiver », selon l’expression de la religieuse, avec les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI qui ajoutèrent à la répression politique une « répression » (sic) ecclésiastique.[3] Bien des CEB disparurent mais « l’élection de Jorge Mario Bergoglio, premier pape latino-américain, apporte un air frais à l’Église ». L’auteur se réjouit du message envoyé par le nouveau pape aux participants de la 13e rencontre inter-ecclésiale du Brésil en janvier 2014[4], qui aurait déclaré : « les CEB sont un instrument qui permet au peuple de mieux connaître la Parole de Dieu, de s’engager dans la société au nom de l’Évangile, de créer de nouveaux services rendus par les laïcs et d’éduquer la foi des adultes. »[5]
qu’en est-il ? Sommes-nous revenus au « spontanéisme » initial ? Comment faut-il entendre cette agréation papale qui contrasterait avec la méfiance affichée par les prédécesseurs ? Deux remarques s’imposent. Tout d’abord, dans son bref message, François cite, en fait, un passage du Document final de la Ve Conférence générale de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes qui a eu lieu à Aparecida en 2007[6]. La citation attribuée à François est extraite du n° 178 et est, en fait, elle-même, le résumé d’une description qui se trouve dans le document final de la conférence de Puebla[7] qui s’est déroulée du 27 janvier au 13 février 1979, approuvé le 23 mars de cette même année par le pape Jean-Paul II.[8] Et le n° 178 d’Aparecida cite immédiatement à la suite un autre passage de Puebla qui précise: « Cependant, il (le document de Puebla) a aussi constaté « qu’il y a eu des membres de communautés ou des communautés entières qui, attirés par des institutions purement laïques ou radicalisées idéologiquement parlant, ont perdu peu à peu le sens ecclésial »[9] »[10] C’est pourquoi, vraisemblablement, le pape François dans son message ajoute tout de suite après la citation d’Aparecida, une condition pour que les CEB remplissent bien les fonctions citées : « pour cela, il est nécessaire qu’« elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale organique de l’Église particulière » (Exhortation apostolique Evangelii gaudium, n. 29). Et cette exhortation [11] consacre tout son chapitre IV à La dimension sociale de l’évangélisation[12] où le pape rappelle que « nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. »[13]
Plus récemment encore, François envoyait un message au « Festival de la Doctrine sociale de l’Église » organisé à Vérone du 24 au 27 novembre 2016[14]. Le thème de cette rencontre était « au milieu des gens », thème que le pape va développer et soulignant la richesse de la rencontre pour chacun des protagonistes mais aussi en rappelant qu’« en étant au milieu des gens, on a accès à l’enseignement des faits » et qu’on évite ainsi l’engagement idéologique. Il ajoutait : « Etre au milieu des gens signifie aussi sentir que chacun de nous fait partie d’un peuple. la vie concrète est possible parce qu’elle n’est pas la somme de nombreux individus, mais c’est l’articulation de nombreuse personnes qui concourent à la construction du bien commun. » Il concluait en rappelant que « pour résoudre les problèmes des gens, il faut partir d’en bas, se salir les mains, avoir du courage, écouter les laissés-pour-compte ». Il invitait enfin les participants à prendre exemple sur Marie, toujours humble, miséricordieuse, « concrète », « jamais au centre de la scène » mais constamment présente.
Pour en revenir aux CEB, disons encore qu’il n’y a pas qu’en Amérique latine que sont apparues des communautés de base. Elles existent aussi chez nous. Elles sont regroupées sous l’étiquette P.a.v.é.s. qui est un réseau « Pour un autre visage d’Église et de société »[15]. Dans un autre contexte, bien sûr, ces communautés de base ne se réfèrent pas à l’Église universelle, ni même à l’Église particulière. Elles précisent même dans leurs « objectifs » « que la plupart des communautés de base ne se posent guère la question de la légitimité de leurs pratiques sacramentelles ou liturgiques. Convaincues que c’est la communauté en tant que telle qui en est seule responsable, elles se contentent de choisir les moyens les plus appropriés pour célébrer leur foi, avec ou sans prêtre. ». Elles n’établissent pas de distinction entre spirituel et temporel, pas plus qu’elles ne s’inspirent à quelque moment que ce soit de la doctrine sociale de l’Église.
Alors, quelles sont les vraies communautés de base, les cellules d’espérance à partir desquelles une action sociale chrétienne peut se développer.
Dans l’encyclique Laudato si’, François rappelle avant tout que « la famille est le lieu de la formation intégrale, où se déroulent les différents aspects, intimement reliés entre eux, de la maturation personnelle »[1].
Dans un dossier intitulé « Famille et éducation au politique »[2], les auteurs notent à partir de divers témoignages qu’« il est sans doute important que les plus jeunes perçoivent que la politique est avant tout le souci du vivre ensemble ». Ils ajoutent que « l’initiation à la compréhension et le développement de l’intérêt pour la vie politique et ses enjeux peut commencer très tôt », croître petit à petit « jusqu’à pouvoir débattre de sujets plus complexes quand ils seront ados ». Ainsi, « le mode de fonctionnement de la vie familiale est lui aussi un terrain privilégié d’éducation. plus que des discours, c’est la manière dont la parole de chacun est écoutée et prise en compte dans la famille qui forgera un esprit démocratique. même si les relations sont asymétriques dans la famille, on peut y faire l’expérience de débats où l’opinion de chacun est respectée. On peut aussi y apprendre que le plus faible n’est pas écrasé par les autres, tout au contraire. »[3] On est loin, à mon sens, de la « formation intégrale » dont parle le pape. En effet, il s’agit surtout, pour les auteurs du dossier, d’apprendre à « vivre ensemble ». Veiller au « vivre ensemble » constituant selon eux la définition même de la politique et la démocratie se caractérisant essentiellement, semble-t-il, par la possibilité de s’exprimer et d’être écouté. Le seul principe retenu est le souci du plus faible, qu’il ne soit pas « écrasé par les autres », comme dit le texte. L’obsession du « vivre ensemble » qui caractérise la politique aujourd’hui, devrait envahir la sphère familiale, l’école, les activités extrascolaires. Nous y reviendrons.
Mais la famille, ne peut-elle initier les enfants à ces principes fondamentaux que nous avons relevés dans notre lecture des trois premiers chapitres de la Genèse ?[4] C’est dans la famille que l’on peut apprendre à respecter, par la politesse, l’attention, le service, « l’éminente dignité de chaque personne », quels que soient son âge et son état de santé, la dignité de l’enfant dans le sein de sa mère, la dignité des grands-parents ou des arrière-grands-parents dans quelque situation qu’ils se trouvent. C’est dans la famille aussi qu’on peut commencer à se rendre compte que « les biens de la terre sont destinés à tous », que l’on apprend à partager entre soi mais aussi avec les gens dans le besoin rencontrés à l’extérieur. Quant à « l’option préférentielle pour les pauvres », elle se vivra dans l’esprit de ce conte arabe bien connu : « Un jour, un Kalife fit venir un homme très simple, dont on lui avait dit qu’il était un sage. Pour éprouver cette sagesse, le Kalife lui posa cette question : « On me dit que tu as de nombreux enfants ; veux-tu m’indiquer de tes enfants lequel est le préféré ? » Et l’homme de répondre : « Celui de mes enfants que je préfère, c’est le plus petit, jusqu’à ce qu’il grandisse ; celui qui est loin, jusqu’à ce qu’il revienne ; celui qui est malade, jusqu’à ce qu’il guérisse ; celui qui est prisonnier, jusqu’à ce qu’il soit libéré ; celui qui est éprouvé, jusqu’à ce qu’il soit consolé. » » Rendre à chacun ce qui lui est dû est l’apprentissage de « la justice sociale » . La vie de famille est l’occasion d’estimer à son juste prix de « la sécurité », de « la paix », du « repos hebdomadaire » ; de découvrir la nécessité de vivre dans « l’intimité de Dieu » ; de se rendre compte que « la vraie liberté ne se vit que dans son rapport à la vérité ». Quant à la notion de « bien commun », elle pourra s’illustrer à travers la vie quotidienne si l’on veille à la souligner à travers toutes les valeurs vécues.
Cet apprentissage est d’autant plus important qu’il n’est pas sûr qu’il soit relayé et conforté par les autres « milieux éducatifs divers » que François cite, comme Jean XXIII l’avait fait en son temps les « milieux éducatifs divers », comme « l’école, […], les moyens de communication, la catéchèse et autres ».[5] En tout cas, comme Flavia Prodi[6] l’écrit, c’est aux jeunes « qu’il faut expliquer que la politique va à la recherche des éléments communs pour réaliser la « polis », c’est-à-dire la vie en commun de tous les citoyens. »[7]
Pour en revenir aux communautés de base ou équipes d’espérance, relisons ce passage de l’encyclique Redemptoris missio (1990) où le pape Jean-Paul II souligne l’importance et la nature des communautés ecclésiales de base : « Les communautés ecclésiales de base (connues aussi sous d’autres noms) constituent un phénomène au développement rapide dans les jeunes Églises. Les évêques et leurs conférences les encouragent et en font parfois un choix prioritaire de la pastorale. Elles sont en train de faire leurs preuves comme centres de formation chrétienne et de rayonnement missionnaire. il s’agit de groupes de chrétiens qui, au niveau familial ou dans un cadre restreint, se réunissent pour la prière, la lecture de l’Écriture, la catéchèse ainsi que le partage de problèmes humains et ecclésiaux en vue d’un engagement commun. Elles sont un signe de la vitalité de l’Église, un instrument de formation et d’évangélisation, un bon point de départ pour aboutir à une nouvelle société fondée sur la « civilisation de l’amour ».
Ces communautés décentralisent et articulent la communauté paroissiale, à laquelle elles demeurent toujours unies ; elles s’enracinent dans les milieux populaires et ruraux, devenant un ferment de vie chrétienne, d’attention aux plus petits, d’engagement pour la transformation de la société. dans ces groupes, le chrétien fait une expérience communautaire, par laquelle il se sent partie prenante et encouragé à apporter sa collaboration à l’engagement de tous. Les communautés ecclésiales de base sont de cette manière un instrument d’évangélisation et de première annonce ainsi qu’une source de nouveaux ministères, tandis que, animées de la charité du Christ, elles montrent aussi comment il est possible de dépasser les divisions, les tribalismes, les racismes.
Toute communauté doit en effet, pour être chrétienne ;, s’établir sur le Christ et vivre du Christ, dans l’écoute de la Parole de Dieu, dans la prière centrée sur l’Eucharistie, dans la communion qui s’exprime par l’unité du cœur et de l’esprit, et dans le partage suivant les besoins de ses membres (cf. Ac 2, 42-47). Toute communauté - rappelait Paul VI - doit vivre dans l’unité avec l’Église particulière et l’Église universelle, dans une communion sincère avec les Pasteurs et le magistère, dans un engagement à se faire missionnaire en évitant tout repli et toute exploitation idéologique. (Exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 58 ) Et le Synode des Evêques a déclaré: « Puisque l’Église est communion, les nouvelles « communautés ecclésiales de base », si elles vivent vraiment dans l’unité de l’Église, sont une authentique expression de communion, et un moyen pour construire une communion plus profonde. Elles constituent donc un motif de grande espérance pour la vie de l’Église ». (Assemblée extraordinaire de 1985, Rapport final, II, C, 6). »[8]
Il ressort de ce texte, que le pape Jean-Paul II n’est pas du tout opposé aux communautés ecclésiales de base. Bien au contraire. Mais ce sont des communautés ecclésiales reliées à l’Église particulière et à l’Église universelle, nourries par la prière, la Parole de Dieu, l’eucharistie. Leur inspiration ne peut être idéologique. Notons encore que ces communautés ecclésiales peuvent avoir simplement une base familiale ou du moins restreinte et, comme dans une famille, un groupe de familles ou un groupe paroissial, elles ont un rôle à la fois spirituel et temporel limité.
Ce sont des « groupes d’amis » dans tous les milieux professionnels disait Jean-Paul II à Anvers, en parlant des « équipes d’espérance ». Groupes familiaux ou amicaux, c’est aussi le point de départ des « Parcours Zachée »[1] Ces « parcours » ont été initiés par Pierre-Yves Gomez.[2] (I.F.G.E.), centre de recherche et laboratoire social sur la gouvernance d’entreprise et la place de l’entreprise dans la société. Intervenant dans le débat public, il a tenu à partir de 2008 une chronique mensuelle dans le supplément économique du journal Le Monde. Il a été élu président de la Société Française de Management en janvier 2011Il est l’auteur de nombreux livres dont, Qualité et théorie des conventions. Economica, 1994 ; Le gouvernement de l’entreprise. Modèles économiques de l’entreprise et pratiques de gestion. Inter Éditions, 1996 ; La République des actionnaires. Syros, 2001 ; Le travail invisible : Enquête sur une disparition. François Bourin Editeur, 2013 ; La liberté nous écoute. Quasar, 2013 ; Intelligence du travail. Desclée De Brouwer, 2016 ; Penser le travail avec Karl Marx. Nouvelle Cité, 2016 ; avec KORINE Harry, The Leap to Globalization : Creating New Value from Business Without Borders. John Wiley & Sons, 2002 ; L’entreprise dans la démocratie : Une théorie politique du gouvernement des entreprises. De Boeck, 2009 ; Strong Managers, Strong Owners : Corporate Governance and Strategy. Cambridge University Press, 2013.] Cet économiste, entouré par une petite équipe a expérimenté puis diffusé à travers les deux livres cités une méthode d’initiation et de mise en pratique de la doctrine sociale de l’Église, accessible à tous.
Le « parcours » est « un programme de formation spirituelle principalement destiné aux fidèles laïcs qui désirent approfondir leur vie chrétienne dans sa dimension quotidienne, qu’elle soit familiale, professionnelle, sociale et/ou politique. Il s’appuie sur l’enseignement social de l’Église catholique (doctrine sociale de l’Église), notamment le Compendium paru en 2004 et le catéchisme ainsi que les textes du Magistère. » L’objectif est de « faire l’unité entre vie de foi et vie dans le monde ». En effet, il faut « prendre au sérieux que l’essentiel de la vie spirituelle d’un laïc chrétien se réalise dans le monde, à partir des expériences qu’il y fait et que c’est cela qu’il faut rendre fécond. Le monde est l’espace qui nous est donné pour notre sanctification. »[3] Comment faire pour assurer cette sanctification, pour éviter la dichotomie entre vie spirituelle et vie profane ? Les auteurs précisent: « Si nous prenons conscience que chaque jouir, la société ne nous offre pas seulement des pièges pour nous faire pécher, mais aussi des occasions de grandir en sainteté, nous pouvons spiritualiser toute notre vie quotidienne et l’unifier avec notre vie de prière. En participant, par notre activité, à la création divine, en poursuivant le bien commun, en gérant avec justice nos propriétés, en ayant une attention particulière pour les pauvres, en exerçant l’autorité, en prenant des responsabilités, en vivant en communauté, etc., nous réalisons cette « cohérence eucharistique » dont parle Benoît XVI (Sacramentum caritas, 83 s.). Il n’y a plus d’un côté la vie pieuse et de l’autre la vie active, mais une seule et même vie chrétienne pour le Seigneur ».
Et pourquoi avoir baptisé ces parcours, parcours Zachée ? « Zachée, nous expliquent les auteurs, est notre modèle et l’image de notre espérance : que le Seigneur vienne dans l’aujourd’hui de nos vies pour habiter notre maison », selon ce qui est raconté dans l’évangile de Luc (19, 5). « Notre maison », « cela inclut notre famille, notre travail aussi bien que les activités sociales ou politiques que nous développons. C’est en elles que Jésus veut s’inviter et c’est en elles qu’il s’agit de Le recevoir. » En bref, ce qui est proposé est de « trouver les moyens concrets de réaliser l’art de vivre chrétien ».[4] Il est possible de faire ce parcours seul en suivant le manuel et les enseignements repris sur un CD mais le mieux est de rassembler deux ou trois personnes ou encore, dans une paroisse, par exemple, après une séance d’information, d’inviter les personnes motivées à entamer ce parcours. Toutes les modalités et les conseils pratiques sont dans les manuels.
Il est clair que cette méthode repose fondamentalement sur des personnes motivées soucieuses de ne pas être seulement des « chrétiens du dimanche ». Le programme proposé et l’inspiration religieuse font penser aux communautés ecclésiales de base telles que définies par Jean-Paul II à la différence intéressante que les petites équipes du « Parcours Zachée » ne sont pas ecclésiales ce qui leur permet de naître n’importe où dans une famille, un quartier une entreprise, etc.. Mais qu’en est-il de l’immense majorité, en bien des endroits, des mal croyants, des incroyants, des croyants d’autres religions ? Certes on peut espérer que la chaleur de ces petits groupes chrétiens attire les personnes de bonne volonté poussées aussi par leur curiosité mais ce n’est pas évident.
Faut-il abandonner l’espoir de diffuser largement la doctrine sociale de l’Église, qui « a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation », disait le pape Jean-Paul II[5] ?
Une autre proposition a été lancée jadis, avec la volonté de diffuser la doctrine sociale de l’Église : les cercles d’étude et d’action d’Ichtus (Institut culturel et technique d’utilité sociale) [6]. Cette association à but non lucratif, selon sa propre présentation, « s’adresse à toutes les personnes, groupes ou associations qui souhaitent s’engager au service de la vie sociale, politique et culturelle. » Le point de départ ici n’est pas religieux mais civique sans discrimination philosophique, semble-t-il. Pour ce faire, Ichtus propose une formation méthodologique, culturelle et intellectuelle et encourage et facilite la mise en place de réseaux sociaux naturels. Ichtus n’est ni un mouvement, ni un parti : il ne donne donc aucun mot d’ordre. Ichtus a pour vocation de favoriser l’action des laïcs, afin de les aider à exercer leurs responsabilités en fonction de la place qu’ils occupent dans la société. » Certes, fondateurs et animateurs sont bien des laïcs chrétiens qui se rallient explicitement à ce qu’affirmait Benoît XVI dans son encyclique, Deus Caritas est : « Le devoir immédiat d’agir pour un ordre juste dans la société est le propre des fidèles laïcs ; en tant que citoyens de l’État, ils sont appelés à participer personnellement à la vie publique. Ils ne peuvent donc renoncer à l’action multiforme : économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun ». Toutefois, et ce point est intéressant, les responsables déclarent que si « parfaitement fidèle au Pape et à l’Église, Ichtus a pour seule référence l’enseignement social de l’Église », ils ajoutent immédiatement que « cet enseignement est accessible à tous les hommes de bonne volonté qui admettent l’existence et le bien-fondé de la loi naturelle. »[7] Prise de position qui élargit considérablement le public qui peut être intéressé. Le P. A. Thomasset cite longuement un article très éclairant du P. H. Bouillard, jésuite lui aussi[8] qui souligne bien l’importance, dans le dialogue avec tout homme de bonne volonté, de la référence à la loi naturelle puisqu’elle « dérive du sens de l’homme et du sens des relations humaines. Elle tient compte assurément de la nature biologique[9], mais elle la rapporte à l’accomplissement de l’homme. En conséquence, on ne peut rien prescrire au nom de la loi naturelle, qui ne puisse se justifier du point de vue de l’homme et de son bien propre. »[10]
Dans cet esprit, Ichtus poursuit quatre objectifs : « Se former à l’anthropologie du bonheur et de la responsabilité, la doctrine sociale de l’Église, notre culture et notre histoire, les méthodes d’action ; relier des réseaux de compétence entre personnes ayant des responsabilités professionnelles ou des engagements comparables : cadres et dirigeants d’entreprise, professionnels de la santé, juristes, enseignants, élus locaux, acteurs culturels ; agir par une action multiforme , convaincre et rayonner de proche en proche, exercer au mieux ses responsabilités sociales, prendre ou susciter les bonnes initiatives ; promouvoir la culture de vie dans son milieu naturel, à travers tous les cercles de responsabilité : famille, parents, amis, école ou université, entreprise et monde du travail, communes et collectivités locales, associations et mouvements, vie sociale et politique. » En bref, il s’agit fondamentalement de « promouvoir la vérité morale » selon l’expression de Benoît XVI dans tous les aspects de la vie temporelle : « Cela signifie agir de manière responsable à partir de la connaissance objective et complète des faits ; cela veut dire déstructurer des idéologies politiques qui finissent par supplanter la vérité et la dignité humaine et veulent promouvoir des pseudo valeurs sous le couvert de la paix, du développement et des droits humains ; cela veut dire favoriser un engagement constant pour fonder la loi positive sur les principes de la loi naturelle. Tout cela est nécessaire et est cohérent avec le respect de la dignité et de la valeur de la personne humaine, respect garanti par les Peuples de la terre dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies de 1945, qui présente des valeurs et des principes moraux universels de référence pour les normes, les institutions, les systèmes de coexistence au niveau national et international. »[11]
Pratiquement, Ichtus propose de constituer des « cercles d’étude », appelés aussi « cellules »[12]. Un « cercle d’étude et d’action (CEA), est un groupe d’une dizaine de personnes maximum. Elle est fondée sur l’amitié, qui seule favorise l’unité et la complémentarité au service du bien commun. » Pour nourrir ces groupes, Ichtus propose des manuels, des documents accessibles sur son site, des animateurs pour aider au démarrage d’un CEA, une revue, et chaque année un colloque en octobre. Le plus original peut-être est que parmi les manuels de formation, on trouve, et le fait est si rare qu’il doit être souligné, un livre consacré à l’action[13]. L’ouvrage insiste sur l’importance des hommes et d’abord des laïcs, sur leur formation et leurs réseaux, pour une action multiforme et capillaire. On y trouve une analyse critique de tous les moyens d’action possibles pour finalement privilégier la rencontre personnelle en vue de la constitution de petits groupes d’étude et d’action dans tous les milieux.
S’il s’agit initialement et fondamentalement d’« aimer et de faire aimer le plan de Dieu »[14], la méthode est ouverte et offerte à tous ceux qui estiment que la société doit se construire sur les principes du droit naturel dont l’Église est, dans bien des cas, le dernier rempart. Il s’agit de s’initier aux « processus à mettre en œuvre par l’exercice des libertés et des responsabilités, pour revitaliser les corps sociaux, reconstruire […] par le bas, par les communautés de destin dont l’émergence est devenue nécessaire à tous les niveaux. »[15]
Toutes ces initiatives, communautés de base, ecclésiales ou non, équipes d’espérance, parcours Zachée, cercles d’étude et d’action révèlent avec des styles différents la même volonté d’agir au plus près des réalités vécues, en partant d’en bas.
A partir de l’exhortation apostolique Evangelii gaudium et de l’encyclique Laudato si’, le P. Christoph Theobald s.j., prétend qu’à travers ces textes, « l’expression classique « enseignement social de l’Église » ou « magistère social de l’Église » a changé de signification »[16]. Il précise que « même si François utilise à plusieurs reprises le terme de « doctrine sociale de l’Église », il ne lui donne jamais le sens d’un « corpus doctrinal », certes évolutif mais « objectif », au sens où il existerait en dehors de son interprétation, de sa réception ou de son application concrète, en quelque sorte « en surplomb » par rapport à l’aventure toujours concrète de l’humanité. »[17] A preuve, notamment, la supériorité du temps sur l’espace affirmée avec raison par le pape[18]. » L’auteur de l’article aurait pu aussi reprendre, plus simplement, au n° 224 de la même exhortation, la citation de Romano Guardini : « L’unique modèle pour évaluer correctement une époque est de demander jusqu’à quel point se développe en elle et atteint une authentique raison d’être la plénitude de l’existence humaine, en accord avec le caractère particulier et les possibilités de la même époque. »[19]
Il n’y a là aucun « changement de signification » dans la mesure où ce sens du temps, ceux qui œuvrent à l’application de la doctrine sociale de l’Église l’ont acquis, au moins, par la force des choses[20] mais ce n’est, en fait, que le fruit de la vertu de prudence dont nous parlerons plus loin, vertu politique par excellence. d’autres passages de l’un ou l’autre de ces textes pontificaux nous montrent que le pape ne fait qu’accentuer des recommandations pratiques qui n’ont jamais échappé à ses prédécesseurs. Ainsi, dans l’exhortation Evangelii gaudium, François se réfère, dans les deux extraits qui suivent, au Compendium et à l’enseignement de Paul VI : « Les enseignements de l’Église sur les situations contingentes sont sujettes à d’importants ou de nouveaux développements et peuvent être l’objet de discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets - sans prétendre entrer dans les détails - pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. iol faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes » (Compendium, op. cit., n° 9) »[21] Un peu plus loin, il précise : « Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les graves questions sociales qui marquent le monde actuel […]. Ceci n’est pas un document social, et pour réfléchir aux thématiques différentes nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de proposer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays. » (Octogesima adveniens, n° 4) »[22] Telle est la position classique de l’Église que nous avons déjà détaillée dans le premier volume et évoquant les nécessaires distinctions à respecter, non seulement entre laïcs et clercs mais aussi entre doctrine et programme. d’où, bien évidemment, la nécessité de commencer par « en bas » à partir des problèmes concrets que connaissent les gens, là où ils sont mais en ayant toujours « le profond désir de changer le monde, de transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre passage sur terre. »[23] Et à partir des réalités, « la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre pour les grands principes et en pensant au bien commun à long terme. »[24]
On peut ici, mutatis mutandis, établir un parallèle entre l’enseignement de Pie XII et celui de François : Pie XII, conscient que toutes les condamnations des erreurs modernes ont été prononcées, n’y revient pas trop mais s’efforce surtout de proposer des chemins de construction et de reconstruction, ce qui sera aussi la tâche du concile Vatican II dans Gaudium et spes. François, bien conscient que nous disposons de tous les principes nécessaires à la construction/reconstruction, s’efforce de nous inciter à l’action, à la prise de responsabilités là où nous sommes. Il nous invite à « un art de vivre » comme dans les parcours Zachée, à une « conversion » comme on dit dans les cercles d’étude et d’action et dans toutes les communautés de base ou équipes d’espérance.
Ne s’agit-il pas, depuis le départ, de voir, juger et agir ? On ne peut dire plus simplement que tous nous sommes concernés là où nous sommes, dans la situation sociale, professionnelle qui est la nôtre, immergés dans les problèmes qui sont les nôtres, au sein de ce que nous voyons, constatons. C’est donc à partir du vécu que l’action peut s’entreprendre, une « action « pour tous » qui ne déracine pas » [25]. Une action éclairée par les valeurs, les invariants, les principes non négociables du Compendium, mais toujours adaptée à la réalité à laquelle on est confronté.
Des instruments existent pour nourrir ceux qui veulent agir dans le sens de l’enseignement social chrétien et même ceux qui, venus de loin, veulent le découvrir et s’associer au travail.
Pour agir par « en-bas », il s’agit de se former seul ou de préférence en équipe, si petite soit-elle grâce aux encycliques ou aux Compendium pour les plus gourmands ou les plus scrupuleux, grâce à des manuels, comme ceux proposés par le parcours Zachée pour les débutants ou encore par l’excellente vulgarisation réalisée sous la direction de la Conférence des évêques d’Autriche et approuvée par le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation. L’ouvrage a été publié en français sous le titre DOCAT, Que faire ?[26]
La Conférence des évêques de France, en collaboration avec le Service national Famille et société, a de son côté, publié en deux volumes, une initiation intitulée Notre bien commun, Connaître la pensée sociale de l’Église pour la mettre en pratique[27].
L’avantage du document autrichien est d’être présenté agréablement, avec de petits textes fondamentaux en référence, d’être très complet et accessible à tous, quelle que soit leur nationalité.
En tout cas et pour toutes les raisons dites, seuls les chrétiens peuvent initier le mouvement vers le bien commun. Il est capital que tous les chrétiens soient conscients de cette responsabilité. Aucun alibi même spirituel ne peut les dispenser de cette formation.
Chacun doit et peut œuvrer avec les autres et pour les autres, suivant sa situation concrète, simple citoyen, père ou mère de famille, travailleur, homme politique, entrepreneur, animateur social ou culturel, tous peuvent et doivent.
L’instrument premier de l’action est le dialogue, on l’a bien compris. Et personne n’est a priori exclu de ce dialogue.[1]
d’autre part, le temps est particulièrement propice. Ce n’est pas un hasard si, au début du XXIe siècle, nombre d’ouvrages et d’initiatives se sont référés au bien commun[2] dans le sens où l’entendaient Aristote et Thomas d’Aquin car beaucoup d’auteurs confondent bien commun et intérêt général.[3]
La question est de savoir comment assurer une véritable paix dans la société, une paix qui ne soit ni un irénisme ni une simple absence de violence obtenue par coercition. La paix ne peut s’établir sans que soit pris en compte le développement intégral de la personne et de toute personne en commençant par la plus pauvre. Nous l’avons vu. Mais il s’agit d’instaurer cette paix dans une société. Il n’est pas inutile de se rappeler l’étymologie de ce mot. Societas s’est formé à partir du substantif socius qui signifie, associé, compagnon, confident et qui, suivant les contextes peut revêtir de nombreux sens annexes : complice, cohéritier, époux, parent. Le mot implique dans tous les cas une relation entre personnes et non une simple juxtaposition. Socius est aussi employé comme adjectif et se traduit par joint, uni, conjugal nuptial, commun. Société au sens le plus fort du terme inclut donc une idée de lien. Or, trop souvent aujourd’hui, nos « sociétés » rassemblent des personnes par intérêt ou par discipline, de l’extérieur pourrait-on dire. L’individualisme contemporain et le néo-libéralisme mille fois dénoncés ont conduit à une dissociété.
Il s’agit donc de reconstruire une société ou si l’on veut, pour reprendre l’idée de Pie XII, reconstruire un peuple. Les penseurs post-marxistes en sont aussi conscients. L’un d’eux écrit assez justement : « une communauté humaine ne peut exister comme telle et assurer sa survie que dans la mesure où elle reproduit en permanence du lien. ce qui suppose naturellement entre ses membres ce minimum de langage commun et de normes culturelles communes à défaut duquel les pratiques d’entraide et de solidarité quotidiennes sur lesquelles repose le lien social […] laissent inévitablement la place au règne du « chacun-pour-soi » et à la guerre de tous contre tous. Or, quel peut être le langage commun d’une société que sa logique profonde conduit justement à privatiser continuellement toutes les valeurs qui rendaient encore possible l’existence d’une vie commune (c’est-à-dire de systèmes de relations humaines échappant encore en grande partie aux rapports purement contractuels du Droit et de l’échange économique) et dont tous les membres, selon la formule du libéral John Rawls, doivent être pensés, par principe, comme naturellement indifférents » ? »[1]
Ces dernières années ont vu se multiplier des actions de rue diverses: non seulement les traditionnelles grèves générales ou sectorielles mais aussi des marches contre le racisme, contre l’homophobie, l’islamophobie, l’antisémitisme, pour la planète, le bien-être animal, le refinancement de la justice, l’accueil des immigrés, on a connu aussi des grèves de femmes, les gilets jaunes, les indignés, les manifestations LGBT, et j’en passe.
Ce sont là, à mon sens, les symptômes inquiétants d’une démocratie malade. Et cette maladie semble bien connue depuis l’antiquité[2]. Plus près de nous, Montesquieu a repris leur leçon et écrit dans L’esprit des lois : « Le principe de la démocratie se corrompt non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême, et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. »[3]
On assiste avec cet esprit d’égalité extrême à une mise en question de toute autorité même légitime. Esprit d’égalité extrême sous-tendu, comme Platon le décrivait par une sorte d’ivresse de la liberté[4], par un « désir insatiable » de liberté qui corrompt le principe même de la démocratie, c’est-à-dire la vertu démocratique qui consiste, toujours selon Montesquieu, à préférer l’intérêt de la patrie à ses propres intérêts, une vertu qui ne peut se vivre sans frugalité. L’ambition, le désir d’avoir, l’individualisme détruisent la démocratie.[5]
Dans le malaise actuel, on peut compter trois acteurs principaux : les gouvernants, les gouvernés et ceux que j’appellerai les stratèges.
les gouvernants tout d’abord. Montesquieu, comme Platon et Xénophon, dénonce la faiblesse des détenteurs de l’autorité, les « mauvais échansons » qui cèdent à toutes les revendications, qui flattent le peuple, qui « voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. »[6] A ce niveau, on peut constater l’absence de liens entre gouvernants et gouvernés. Comme dit plus haut, les élections ne sont pas la démocratie : elle demande, sous une forme ou une autre, outre la représentation, la participation de tous. Manque aussi la communication, entre eux et nous, souvent négligée et encore altérée ou gommée par les media. Manque enfin la formation des responsables à une véritable philosophie politique. Quand on peut, en privé, discuter avec les ténors des différents partis, on constate qu’ils possèdent tous et suivant leur orientation générale un catalogue de réponses aux différents problèmes de société mais des réponses pragmatiques qui n’ont guère de fondements ou de visée à long terme. Tel leader socialiste est incapable de définir l’origine et les fondements de la justice sociale. Tel chef de file centriste et vaguement lié à la famille chrétienne ignore tout du rôle éminent du bien commun, fin et justification de l’action politique. Tel héritier du libéralisme n’arrive pas à comprendre ce qui lie liberté et responsabilité, droit et devoir.
Les gouvernés ont aussi leur part de responsabilité dans la crise. Ivres de liberté, obsédés d’égalité extrême, ils pensent qu’« il n’y a qu’à » ou plus précisément que l’autorité « n’a qu’à ». Certains n’hésitent pas à crier : « tout le pouvoir au peuple », souhaitant une démocratie directe au lieu du système représentatif institué[7]. Les gouvernés du simple fait d’être des gouvernés, des laissés-pour-compte, des oubliés, des marginaux, seraient-ils investis de la connaissance et de la vertu nécessaires à la gestion publique ? C’est le moment de se rappeler la distinction que Pie XII faisait entre peuple et masse, ou même celle de Cicéron entre peuple et multitude. Le grand sociologue Pierre Bourdieu, en étudiant les sondages d’opinion, a montré que l’opinion publique n’existe pas en précisant qu’il y a « d’une part des opinions constituées, mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d’un système d’intérêts explicitement formulés ; et d’autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l’on entend par là […] quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. »[8] On peut ajouter que les « opinions » au sens habituel, sont très souvent aujourd’hui le fruit de ce qu’on a appelé « le quatrième pouvoir »[9] ou la « médiarchie »[10] ou encore « télécratie »[11] qui diffuse une « pensée unique », le « politiquement correct », bref un certain conformisme qui entretient la maladie qui ronge la démocratie et la répand.[12] Tout le monde aujourd’hui a une opinion sur tous les sujets d’actualité, opinion insinuée par leur medium préféré qui, par nature, au mieux, simplifie ses messages, au pire, déforme la réalité. Qui prend la peine d’approfondir, de diversifier ses sources d’information, de consulter divers spécialistes ? Ajoutons encore l’influence exercée par les chefs de file des partis, des syndicats, des innombrables lobbies qui quadrillent la société, par les petits chefs qui règnent dans les bistros et les échoppes.
Restent ceux que j’appelle les stratèges. Je désigne par là principalement aujourd’hui les penseurs post-marxistes qui sont particulièrement intéressés par ces mouvements de protestation cités plus haut[13] qu’ils identifient comme le signe d’une crise du modèle néolibéral. Ces penseurs, opposés au néo-libéralisme comme à la social démocratie qui s’est pervertie[14], considèrent que le moment est opportun pour articuler toutes ces revendications.
Si nous partageons la même analyse de la situation, c’est-à-dire si nous sommes d’accord pour dénoncer les maux engendrés sur les plans culturel, social et économique la néo-libéralisme même parfois mâtiné de socialisme, nous verrons que nous nous engageons sur une tout autre voie pour faire revivre un peuple.
Les post-marxistes ont renoncé à l’opposition classique droite-gauche, à la lutte des classes au sens traditionnel[1], à réduire la politique à l’opposition le capital et le travail, à accorder à la classe ouvrière la primeur dans l’action révolutionnaire contre la bourgeoisie, au rôle central de l’État et à son abolition finale. Ils ont remplacé Lénine par Gramsci[2] et rêvent aujourd’hui d’une lutte de ceux d’en bas, nous, contre ceux d’en-haut, eux, une lutte du peuple-classe contre l’oligarchie au pouvoir.[3] Souvent, à l’insu de tous les mécontents ou en tout cas de la plupart, les penseurs « post-marxistes » sont à l’œuvre un peu partout[4] avec le même rêve de démocratie directe ou de démocratie radicale.
L’objectif est, pour reprendre l’expression chère à Chantal Mouffe, de radicaliser la démocratie, c’est-à-dire de radicaliser ses principes constitutifs : la liberté et l’égalité pour tous et de « construire un « peuple » autour d’un projet qui s’attaque aux différentes formes de subordination en se saisissant des problèmes liés à l’exploitation, la domination ou la discrimination ».[5] Dans ce projet, « la question écologique » serait « au centre de son agenda »[6].
Comment constituer un peuple ? En créant, « une chaîne d’équivalences entre les différentes luttes contre la domination, une stratégie populiste de gauche [qui] rejoint les aspirations d’un très grand nombre. » selon l’expression de Chantal Mouffe[7]. L’expression curieuse « chaîne d’équivalences » désigne « un processus d’articulation en vertu duquel une équivalence est établie entre une multiplicité de demandes hétérogènes, mais d’une manière qui maintient la différenciation interne au groupe. »[8] Pas question donc de former un groupe homogène, une masse mais plutôt de conserver les différences. Equivalence mais non identité. les demandes hétérogènes s’articulent de manière à dessiner la frontière entre « eux » et « nous » : « Le peuple et la frontière politique définissant son adversaire se construisent à travers la lutte politique et ils sont toujours susceptibles d’être réélaborés à la suite d’interventions contre-hégémoniques. »[9] Les différentes composantes du peuple se rejoignent dans le même objectif de lutter, comme dit plus haut, contre toute discrimination, exploitation, domination, et donc d’être anti-capitalistes[10], d’être attachés à l’extension de la liberté et de l’égalité, soucieux de la question écologique, de la transformation de l’État, en établissant une démocratie radicale au niveau institutionnel comme au niveau civil. Le principe articulateur p-variera donc suivant les circonstances.[11]
Il ne s’agit pas d’abolir la représentativité mais de l’élargir : les institutions représentatives existantes « ne permettent pas de confrontation agonistique entre différents projets de société […] le remède n’est pas d’abolir la représentation, mais de rendre les institutions plus représentatives. »[12] De plus, la « stratégie populiste de gauche nécessite d’articuler les interventions « verticales » et les interventions « horizontales » dans le cadre des institutions représentatives aussi bien que dans différentes associations et mouvements sociaux. »[13]
La pluralité des demandes, des protestations induit nécessairement un conflit entre elles, un antagonisme, car il est impossible de réconcilier tous les points de vue en lutte pour l’hégémonie inéluctable en politique et sans espoir de réconciliation finale.[14] Même si l’antagonisme est indéracinable, pour constituer un « nous » et établir la frontière entre « eux » et « nous », il convient de bien faire la distinction entre l’« ennemi » (antagoniste) et l’« adversaire ». Entre adversaires, l’affrontement doit être agonistique et doit être organisé dans ce sens_.[15] Etymologiquement, antagonisme se rapporte plutôt à une lutte armée tandis que agonisme désigne un affrontement plus pacifique[16]. Dans le vocabulaire de Chantal Mouffe, l’antagonisme est la caractéristique du politique tandis que l’agonisme doit animer la politique puisqu’elle, elle « vise à établir un ordre, à organiser la coexistence humaine dans des conditions qui sont toujours conflictuelles car traversées par le politique. »[17] Il n’y aura donc jamais de « réconciliation finale »[18] même s’il convient de « rejeter l’opposition entre partis et mouvements, luttes parlementaires et extraparlementaires. »[19]
Dans ce travail de radicalisation de la démocratie par l’articulation d’équivalences, un leader non autoritaire peut jouer un rôle mais dans la construction d’un peuple, ce qui est décisif, à côté des idées, ce sont les affects.[20] Et « c’est quand s’opère une jonction entre les idées et les affects que les idées acquièrent du pouvoir. »[21] Disons simplement que la stratégie que l’auteur envisage doit toucher les sentiments, les émotions populaires qui vont s’exprimer en désirs.[22]
C’est donc le sujet dans toute sa complexité discursive et affective qui doit être touché, mobilisé. A cet égard, la culture et l’art jouent un rôle essentiel comme l’avaient déjà souligné Trotsky[23] et surtout Gramsci[24]. Chantal Mouffe explique : « si les pratiques artistiques peuvent être décisives dans la construction de nouvelles formes de subjectivité, c’est parce que, mobilisant des ressources qui induisent des réponses émotionnelles, elles sont capables de toucher les êtres humains au niveau affectif. C’est là que réside en effet l’immense pouvoir de l’art, dans sa capacité à nous faire voir le monde différemment, à percevoir de nouvelles possibilités. »[25]
La pensée de Chantal Mouffe qui inspire ou rejoint de nombreux mouvements est très intéressante dans la mesure où elle insiste sur la nécessité de constituer un peuple face à l’hégémonie néo-libérale, individualiste, relativiste, matérialiste. Intéressant aussi sa volonté de respecter, dans une certaine mesure, la pluralité des pensées et des engagements pour constituer une autre hégémonie qui pourra, à son tour, être mise en question si elle ne réussit pas à radicaliser la démocratie. Intéressante aussi son insistance sur le rôle politique de la culture dans la volonté de sensibiliser tout l’homme dans sa complexité rationnelle et affective.
Toutefois, pouvons-nous admettre simplement les principes articulateurs des « demandes hétérogènes » des citoyens ? Comment définit-elle la liberté et l’égalité ? A quelles discriminations, exploitations, dominations pense-t-elle ? qu’implique exactement la revendication écologique qu’elle estime centrale ? Il est vain de chercher ici un programme puisque, très logiquement, la philosophe ne peut, dans l’optique qu’elle défend, que nous proposer « une stratégie particulière de construction de la frontière politique »[26], rien de plus. Un programme ne pourra s’élaborer qu’au fur et à mesure de la constitution réelle d’un peuple.
Et donc, comme elle l’écrit, il n’y a pas, au point de départ, d’ « identité cachée qu’il faudrait sauver », il n’y a pas de « lien de nécessité, a priori, entre les positions de sujet ». Les liens qui s’établiront, « historiques, contingents et variables » seront le fruit d’un « effort constant »[27] des « agents sociaux ». Une nouvelle manière d’envisager la révolution plus permanente que dans la pensée de Marx ou de Trotsky pour qui la révolution s’arrêterait une fois tous leurs objectifs atteints.
Nous allons voir que tout autre est la stratégie du Père Fessard, de ses continuateurs et, en définitive, de l’Église pour construire un « peuple » et fonder une vraie démocratie.[28]
« G. Fessard s’efforce de montrer la dynamique plus profonde qui unifie même les adversaires les plus farouches. »[1]
Si nous sommes bien d’accord avec les post-marxistes pour souligner les tares du néo-libéralisme et pour dire que trop souvent « la démocratie [est] réduite à des procédures électorales »[2], nous ne comptons pas, comme eux, sur les mouvements de rue pour amorcer un processus de « cristallisation » des revendications.
La démocratie ne peut être refondée ni par les urnes ni par la rue.
Il faut dégager un « sens commun » écrit Chantal Mouffe. Nous, nous parlons de « bien commun » dans la mesure où il y a une « identité » à sauver dans l’homme, « un lien de nécessité, a priori » entre les hommes. De plus, nous partageons l’inquiétude des Anciens face à l’« esprit d’égalité extrême » et « au désir insatiable de liberté » qui fragilisent et pervertissent les démocraties. Nous refusons d’établir une frontière entre « eux » et « nous ». Qui est ce « nous » ? Il est constitué des « demandes hétérogènes », demandes sélectionnées car les mouvements « pro-vie » ou ceux qui contestent le mariage pour tous ou l’adoption d’enfants par des couples homosexuels, ne vont pas dans le sens souhaité de l’égalitarisme et de la liberté. Pour Benoît XVI, le bien commun, « c’est le bien du « nous-tous », constitué d’individus, de familles, de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. » La frontière entre « eux » et « nous » maintient la lutte des classes non plus entendue comme entités sociales puisqu’il s’agit d’une lutte « hégémonique » entre l’oligarchie et le peuple qui se constitue. Rien n’est plus étranger à la pensée chrétienne qui non seulement insiste sur la fraternité native mais aussi sur la paix qui « se construit jour après jour dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[3] La paix doit être « le fruit du développement intégral de tous ».[4]
Pour bien comprendre l’importance et la nature de l’action à entreprendre, il n’est pas inutile de faire un petit détour éclairant par la pensée du P. Gaston Fessard[1]. Deux de ses meilleurs interprètes, Frédéric Louzeau et Dominique Serra-Coatanea, nous aideront dans cette tâche.
Le P. Louzeau, à partir de l’ensemble des oeuvres du P. Fessard, y compris celles qui ne sont pas encore publiées, entreprend, dans un travail monumental de décrire son « anthropologie sociale »[2] en s’appuyant tout particulièrement sur Le Mystère de la Société[3].
D. Coatanea[4] s’appuie surtout sur Autorité et bien commun, Aux fondements de la société[5] et associe à son analyse deux autres œuvres du jésuite : Pax nostra, Examen de conscience international[6] et Collaboration et résistance au pouvoir du Prince-Esclave,[7]
Le travail de D. Coatanea montre que l’on retrouve l’essentiel de la pensée du P. Fessard dans la définition du bien commun donnée dans Gaudium et spes (26 et 74), dans Caritas in veritate et dans Laudato si’ (157). C’est dire l’importance des travaux du célèbre jésuite.
Si la notion de bien commun sous-tend l’enseignement social depuis sa naissance, elle a incontestablement été approfondie et actualisée par le P. Gaston Fessard.
C’est la dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola[8]qui fournit au P. Fessard la méthode de discernement qu’il va appliquer aux événements -par ailleurs dramatiques- de l’actualité. Comment comprendre cette méthode dialectique ? En fait, elle « veut rendre compte, au plan de la pensée, de toute la complexité du réel ; c’est pourtant un fait que la réalité dont notre esprit doit saisir la structure est composée de contraires et que, pour ainsi dire, elle en vit. »[9] Il s’agit de trouver l’unité profonde des Exercices dans la tension entre l’élection -le choix de vie- qui implique la liberté personnelle et l’union à Dieu, autrement dit, « apprendre à vivre en Dieu, selon sa liberté »[10], ou, si l’on veut, associer le rationnel et le surnaturel. Immédiatement, le P. Fessard perçoit l’intérêt toujours actuel de la démarche enseignée par saint Ignace : « Aujourd’hui, nul esprit averti ne peut douter que le grand problème posé à notre temps ne soit celui de l’existence historique de l’homme. qu’est-ce que cet être historique qui nous constitue ? Quel est le sens de l’histoire où nous sommes embarqués ? Comment la vérité est-elle possible à l’être plongé dans la relativité perpétuellement mouvante des événements ? de quelle liberté y jouit-il ? » [11]
Telles sont les questions auxquelles il va tenter de répondre tout au long de sa vie face aux tensions historiques qu’il vit, entraîné qu’il est au discernement intellectuel et spirituel[12].
Avant la seconde guerre mondiale, Fessard, va s’atteler à tenter de « réconcilier » le pacifisme et le nationalisme[13] qui s’affrontent en « recueillant leur part respective de vérité, en corrigeant les erreurs et en les réalisant l’un part l’autre. »[14] Durant la guerre, dans le même esprit, il examinera l’argumentation des collaborateurs et des résistants pour discerner le chemin à suivre[15]. Il scrutera en profondeur les idéologies nazie et marxiste[16] pour nous offrir une réflexion majeure sur la genèse des sociétés, de la plus élémentaire à la plus vaste, à l’échelle du monde[17]. Après la guerre, il interpellera encore les marxistes et les démocrates. On aurait tort de croire que sa tâche était terminée la chute du nazisme et la fin du communisme qu’il prévoyait. En 1968, dans la postface qu’il ajoute dans une réédition d’Autorité et bien commun[18], après le mai turbulent, il écrit : « Face au nazisme, j’ai cru nécessaire autrefois d’écrire France, prends garde de perdre ton âme ! (1941)[19], puis face au Communisme, France, prends garde de perdre ta liberté ! (1945)[20], m’inspirant uniquement des principes d’Autorité et Bien commun (…). Mais aujourd’hui, pour dénoncer la puérilité des attitudes et l’infantilisme des réflexions suscitées chez trop d’adultes par les événements de mai et la marée contestataire qui s’ensuivit, il suffira, je l’espère que la réédition de ce petit livre s’achève sur une mise en garde, nouvelle et complémentaire des deux précédentes : FRANCE, PRENDS GARDE DE PERDRE LA RAISON. » L’ouvrage offre donc, selon l’auteur, un instrument propre à dénoncer toute idéologie, toute dérive et à poursuivre, en toute circonstance, le bien commun.
Ce n’est guère aisé de présenter en peu de mots l’essentiel de la pensée du P. Fessard. Le P. Louzeau nous prévient : « quiconque s’affronte à la pensée de notre auteur éprouvera probablement de grandes difficultés non seulement à la déchiffrer, c’est-à-dire à en percevoir les enjeux réels, mais plus encore à la transmettre à son tour, à la traduire dans un langage accessible qui en livre certaines richesses sans pour autant la trahir » ![1]
Tentons tout de même d’éclaircir au mieux l’analyse proposée par le P. Fessard pour générer une société où se marient justice et charité.
La question qu’il se pose est de savoir comment parvenir à « unifier » des adversaires apparemment aussi irréductibles que ceux qu’il a trouvés de son temps ? Il s’agit donc d’une action bien plus profonde que celle proposée par Chantal Mouffe et plus complète puisqu’il ne s’agit pas, nous allons le voir, d’établir une frontière entre eux et nous mais bien de créer un nous y compris avec eux, un « nous-tous », dira Benoît XVI[2].
Au lieu d’une communauté de lutte, pourrait-on dire en simplifiant la pensée de Chantal Mouffe, le P. Fessard propose une communauté de vie dans la paix.
Il est clair que ce n’est pas par un prêche sur le vivre-ensemble, une sorte de statu quo paisible, que le P. Fessard entame sa quête mais c’est une démarche pratique et dynamique qui doit faire advenir le bien commun même s’il paraît très hypothétique au départ[3] et qu’il ne se décrète pas purement et simplement.
Le rôle de l’autorité, de toute autorité, est de faire croître le lien social. Tout homme peut être un « augmentateur » social. Toute personne peut être autorité puisque toute personne est appelée à faire grandir (augere) l’autre. C’est pourquoi G. Fessard définit l’autorité[4] non seulement comme « médiatrice du bien commun » mais aussi comme « vouloir de sa propre fin »[5] : l’autorité du professeur a comme fin de faire grandir l’élève au point que celui-ci en sache autant que lui et que la hiérarchie de départ s’abolisse.
Cette action de l’autorité est appelée par l’amour comme l’a montré à maintes reprises le pape Benoît XVI[6]. Elle fait croître le lien social en faisant apparaître partout le bien commun, par amour. Le bien commun n’est pas réductible, nous l’avons vu, à ces biens communs que sont, par exemple, l’eau et l’air ni à des biens communs qui seraient simplement des objets de notre volonté. Le bien commun universel et concret, transcendant, à l’origine et à la fin de toute autorité[7], pousse les êtres à mieux vivre dans la paix et la fraternité et doit advenir par la grâce de toute autorité telle que définie.
A la base, le bien commun élémentaire est l’existence et la sécurité. La sécurité engendre un ordre de droit qui est aussi bien commun. Enfin, le bien commun est couronné par les valeurs universelles, humaines et divines à incarner.[8] Autrement dit, plus simplement, notre bien commun est notre humanité elle-même dans toute sa plénitude : il faut prendre conscience que « nous sommes profondément liés parce que nous participons de la même espèce et que nous appartenons tous à un même environnement qui est constitutif de nous-mêmes. […] C’est en prenant en compte ces liens que nous pouvons définir ce qui est bien ou ce qui est mal, non pas en fonction de mes propres intérêts, mais au regard de la société et de tous ceux qui la constituent. » Dès lors, la vraie politique au sens large du terme, la politique à laquelle nous sommes tous invités, est celle de la sollicitude ou de la bienveillance. Elle consiste à « reconnaître que l’autre est presque un autre moi-même. Et ce qui me lie à lui n’est pas un élan de générosité, mais le fait qu’il me révèle à moi-même. Autrui est celui qui me permet de devenir moi-même. Il m’est donc indispensable, et je dois prendre soin de lui. »[9]
Si nous sommes persuadés que nous sommes tous, sans exception, fils du même Père, nous devons vivre une fraternité avec chacun, inconditionnellement, puisque chacun est investi de la même dignité d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu. Chacun étant un être de relations, être social, nous avons à devenir toujours plus à l’image et à la ressemblance de Dieu, de plus en plus humains au sens le plus large du terme, mais ensemble pour, en étant plus hommes, mieux vivre ensemble, faire un peuple, une communauté en marche vers le bien commun. Il y a bien une « identité » à sauver et un « lien de nécessité a priori ».[10]
Il s’agit de remplacer la dialectique telle qu’elle est envisagée par Marx[11] ou encore par Chantal Mouffe (nous face à eux) par une dialectique qu’on peut appeler « conjugale » puis « familiale ».[12]
Au point de départ, il s’agit de sortir de son égoïsme, de reconnaître l’autre comme mon égal, mon frère, un autre « moi », susceptible d’accéder au même bien que moi. Je renonce à être le centre du monde, à un bien immédiat, et je consens à perdre un peu d’espace de ma liberté, à m’ouvrir à un bien plus universel, je consens à ce que quelque chose de ma vie grandisse. Renoncer et consentir sont les deux mouvements qui construisent une communauté. L’homme qui devient époux renonce à une part de sa liberté, renonce à toutes les autres femmes et consent à devenir époux, consent à une alliance, à passer par le point de vue de l’autre. Le renoncement étant réciproque, il est vécu pour un mieux-être. Cette vie relationnelle, cette fraternité, génère le bien commun qui est d’aimer comme on est aimé.
Cette communauté première et fondatrice possède des biens pour garantir son existence et sa sécurité : les biens de la communauté . Mais elle ne peut se refermer sur elle-même au risque de dépérir : ces biens de la communauté pour qu’ils ne soient pas des biens particuliers sur lesquels nous nous replions, doivent être mis en tension avec l’orientation de chacune des communautés vers le bien qui est toujours relationnel. Le sommet du bien commun que nous avons en point de mire, c’est l’ensemble des valeurs, raisons de vivre et de mourir qu’une communauté reconnaît comme son impératif vital, Dieu finalement, notre Bien commun.[13] Il faut donc à partir des biens de la communauté, avec eux, viser la communauté du bien, dans le partage, la fraternité et la reconnaissance mutuelle. d’abord dans l’accueil de l’enfant, de chaque enfant qui fait croître la famille. Le risque ici aussi est que la famille se replie sur elle-même, sur son bonheur. Elle peut encore et doit grandir en entrant en relation avec les autres familles et toute la vie sociale dont elle sera le creuset.
Au sein de la famille, en effet, on veille à ce que chacun ait part à ces biens de la terre donnés à tous pour sécuriser notre existence et que chacun prenne part, c’est-à-dire participe selon ses compétences. Les plus forts modèrent leur puissance pour aider les plus faibles et les plus faibles sont encouragés à ne pas se contenter de leur faiblesse mais à prendre part eux aussi. Nous sommes donc dans une dynamique mutuelle, un engagement réciproque où chacun s’engage dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant au bien de l’autre, qui est aussi mon bien, dans la confiance qui est, en même temps, comme l’étymologie nous le confirme, une ferme espérance, la ferme espérance d’un bien commun supérieur.[14]
Toute cette vie, on s’en rend facilement compte en pensant à sa propre expérience, est en tension permanente car il s’agit constamment de renoncer et de consentir et ce n’est jamais facile. La tentation de l’égoïsme, du retour en arrière est sans cesse présente. Une conversion personnelle, constante, est donc nécessaire mais toujours fragile mais cela ne suffit pas comme nous allons le voir.
Ce qui nous pousse, ce qui nous meut dans notre mouvement initial vers l’autre, c’est, bien sûr, la charité : Dieu nous a faits à son image, pour l’amour.[15] En quoi consiste l’amour sinon dans la volonté de faire du bien ? Dès la conception, nous entrons dans l’engrenage de la charité[16], dans une dynamique ouverte à une humanité future, une dynamique qui nous tend vers la fraternité universelle. Cet amour « reçu et donné »[17] est inséparable de la vérité qui lui donne sa consistance car, comme l’explique Benoît XVI, « la vérité est, en effet, logos qui crée un dià-logos et donc une communication et une communion. En aidant les hommes à aller au-delà de leurs opinions et de leurs sensations subjectives, la vérité leur permet de dépasser les déterminismes culturels et historiques et de se rencontrer dans la reconnaissance de la substance et de la valeur des choses. »[18] Ce qui a constitué la famille, doit constituer les autres communautés jusqu’à la communauté universelle.[19] Cela implique d’aller vers l’autre de dialoguer avec lui, de reconnaître qu’il peut m’aider à grandir comme je peux l’aider à grandir en étant d’abord juste avec lui c’est-à-dire en lui donnant « ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas « donner » à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. »[20] La justice, « inséparable de la charité »[21] lui est « intrinsèque », elle est « la première voie de la charité »[22], son « minimum »[23]. « d’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. […] d’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. »[24] Pas de vraie communauté sans justice ni sans amour c’est-à-dire sans don et pardon. Ici encore le modèle familial nous le révèle et nous montre en même temps le chemin à suivre dans les communautés plus larges jusqu’à la dimension du monde. Quelques illustrations suivront.
Justice et charité inséparables exigent que nous voulions le bien commun et que nous le recherchions. Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre, bien individuel mais aussi bien commun puisque nous sommes des êtres sociaux, un bien qui « n’est pas recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté ».[25]
Cette communauté est composée de personnes différentes quant à leur sensibilité, leurs opinions, leurs croyances. Toutefois, comme déjà dit, toutes ces personnes aussi différentes soient-elles participent à la même humanité, sont de même nature[26], sont toutes filles d’un même Père dira le chrétien et qui donc peuvent s’accorder sur un point de départ et puis étape après étape élargir et approfondir leur lien. On peut invoquer, comme le P. Fessard lui-même le fait[27], la fameuse Règle d’or[28] qui, dans un premier temps, nous invite à ne pas faire à autrui ce que l’on n’aimerait pas qu’il nous fasse mais qui, dans la loi nouvelle, prend une forme positive en nous invitant à faire à autrui ce que l’on voudrait qu’il nous fasse. Et donc d’aimer même nos ennemis ![29] Posture qui réclame une double conversion !
On comprend aisément que les chrétiens sont expressément les premiers invités à la suite du Christ à être mieux que de simples « agents sociaux » : les « médiateurs », les « passeurs », les « augmentateurs » du bien commun, à entrer gratuitement dans l’« engrenage de la charité », engrenage « crucifiant »[30] puisqu’il s’agit de « passer du renoncement à l’égoïsme au consentement au lien », de « choisir le service d’autrui comme plénitude de grandeur de sa vie même. »[31] Sur le plan personnel, social, international, jusqu’à « cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine ».[32]
Dans cet engrenage de charité où l’on prend soin de l’autre, du plus proche au plus lointain, des « crans d’arrêt » sont nécessaires, des crans d’arrêt « qui permettent d’avancer sur cette voie. »[33] Ces « crans d’arrêt » sont les crans d’arrêt de la justice dont le rôle est « d’interdire à l’individu tout recul vers l’égoïsme grâce au caractère négatif de la loi. Tandis que le rôle de la charité est d’ouvrir toujours plus le moi à l’inspiration, afin que la personne trouve le moyen de communier avec tous. »[34] Ainsi la communauté construit des lois pour vivre dans la paix et constituer le peuple rassemblé par le bien commun. C’est le rôle de la loi donnée sur le Sinaï. Il ne faut donc pas séparer charité et justice mais apprendre les codes qui nous permettent de vivre et de tenir à distance la violence pour que du vivre ensemble jaillisse pour chacun un mieux être dans une tension constante jusqu’aux dimensions de l’univers.
Le P. Fessard a-t-il influencé le pape François ?[1] On peut le penser en lisant cette définition de la politique par le souverain pontife : « Faire de la politique, c’est accepter qu’il y ait une tension que nous ne pouvons pas résoudre. Or, résoudre par la synthèse, c’est annihiler une partie en faveur de l’autre. Il ne peut y avoir qu’une résolution par le haut, à un niveau supérieur, où les deux parties donnent le meilleur d’elles-mêmes, dans un résultat qui n’est pas une synthèse, mais un cheminement commun, un « aller ensemble » . » Comment ne pas voir dans cet extrait une prise de distance par rapport à la dialectique hégélienne au profit d’une dialectique qui dépasse l’opposition par un « appel de la valeur », d’une valeur supérieure ? d’ailleurs le pape prend clairement ses distances par rapport à la méthode hégélienne : « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens… L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[2]
François a consacré quelques pages à la question du bien commun et de la paix sociale dans son Exhortation apostolique Evangelii gaudium [3].
Le pape propose « pour avancer dans cette construction d’un peuple en paix, juste et fraternel, […] quatre principes reliés à des tensions bipolaires propres à toute réalité sociale. […] Quatre principes qui orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. » C’est bien l’intention qui a guidé le P. Fessard tout au long de son œuvre.
Ces quatre principes nous disent que « le temps est supérieur à l’espace », que « l’unité prévaut sur le conflit », que « la réalité est plus importante que l’idée » et que « le tout est supérieur à la partie ».
Le temps est supérieur à l’espace. c’est-à-dire que, pour reprendre l’expression du P. Fessard, dans l’« engrenage de charité », dans la tension entre le moment et l’espace où je vis d’une part et la large perspective de ce qu’il faudrait réaliser, il importe d’apprendre à « travailler à long terme » avec « patience » et « ténacité » plutôt que de rêver de « tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. » Il faut s’atteler à « générer des processus qui construisent un peuple » et non chercher à « obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude humaine. »[4]
Cette « modestie » est essentielle car elle est fondatrice et à la mesure de toute personne.
L’unité prévaut sur le conflit. Nous nous rappelons que la pensée du P. Fessard s’est construite face aux conflits de son temps. Nous ne nous étonnerons donc pas de retrouver ici la même volonté d’assumer le conflit, « de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. »[5]. « De cette manière, il est possible de développer une communion dans les différences, […] d’aller au-delà de la surface du conflit » et de regarder « les autres dans leur dignité la plus profonde ». Il s’agit, au sens le plus profond du terme, de « solidarité ». Une solidarité qui est un défi permanent pour « atteindre une unité multiforme ». Il n’est pas question « de viser au syncrétisme » ou « à l’absorption de l’un par l’autre » mais de chercher la résolution des conflits « à un plan supérieur qui conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition. » [6]
Cette phrase s’éclairera dans les exemples qui suivront.
La réalité est plus importante que l’idée. Sans nier l’importance de l’« idée », des conceptions, des théories, il est fondamental qu’elles soient toujours en relation avec la réalité, avec ce qui est car elles sont légion les manières « d’occulter la réalité ». Et le pape de citer « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. »[7] Dans tous les cas, il s’agit d’« idée déconnectée de la réalité ». Au contraire il faut partir de « la réalité éclairée par le raisonnement » C’est elle qui « implique » dit François. L’idée seule n’implique pas. Que signifie ce verbe ? Engager, appeler à l’action (dans la version anglaise), convoquer, réunir (dans la version espagnole). Tout cela à la fois, sans doute.
Le tout est supérieur à la partie[8]. Et plus aussi que la simple somme des parties. Donc, s’il faut s’attacher au réel, au particulier, au quotidien, il faut aussi « prêter attention à la dimension globale », éviter le particularisme et, en même temps, l’« universalisme abstrait », l’évasion, le déracinement et, pour cela, « toujours élargir le regard pour reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. » Autrement dit, « on travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une perspective plus large ». C’est ce que suggérait le P. Fessard en parlant d’« engrenage de la charité » : du couple à la famille, de la famille, aux corps intermédiaires, des corps intermédiaires à l’État, de l’État à la société des nations. Ne pas revenir en arrière, ne pas s’arrêter, chercher des conjonctions toujours plus larges.
Ces quatre principes révèlent toute l’importance du dialogue à tous les niveaux. François le montre par la suite en évoquant le dialogue de l’Église avec les États, avec la société et avec les autres croyants. Ailleurs, il a développé l’idée que les chrétiens en politique doivent être des hommes de dialogue. Toutefois, ce sont tous les chrétiens où qu’ils soient, quelles que soient leurs responsabilités, leur fonction, qui doivent être des hommes de dialogue pour à travers les « conflits », les « tensions bipolaires » évoquées plus haut atteindre une « confluence » illustrée par le « polyèdre » où « tous les éléments partiels […] conservent leur originalité » mais où « le meilleur de chacun » est recueilli.[9]
Il ne faut pas s’étonner que le pape François donne au pouvoir politique la mission de favoriser le dialogue à tous les niveaux de la société pour faire advenir le bien commun : « Favoriser le dialogue -tout dialogue-, c’est une responsabilité fondamentale de la politique, et, malheureusement, on observe trop souvent comment elle se transforme plutôt en lieu d’affrontement entre des forces opposées. La voix du dialogue est remplacée par les hurlements des revendications. »[10]
Le dialogue tel que défini doit vivre d’abord dans la plus petite cellule sociale éducatrice idéale de cette attitude qui doit gagner toutes les communautés de personnes.
Comme beaucoup d’autres auteurs, Alain Thomasset s’est aussi posé cette question « cruelle » « de savoir vers quel bien commun nos sociétés sécularisées et fragmentées pourraient s’orienter ». A cet endroit, il évoque la pensée du philosophe écossais Alisdair MacIntyre[1] qui « pose sur la situation contemporaine un diagnostic pessimiste, car en ayant rejeté les traditions antérieures, comme dépassées, la révolution libérale s’est révélée, selon lui, incapable de fournir une alternative, une vision du bien commun de la société à venir. […] L’homme libéral semble condamné à l’accumulation des biens, sans savoir quel « bien » il poursuit. » Que faire alors ? « Nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues, à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. Cette fois, pourtant, les barbares ne nous menacent pas aux frontières, ils nous gouvernent depuis quelque temps. C’est notre incapacité à prendre conscience de ce fait qui explique en partie notre situation. Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît. » [2]
L’invocation d’un saint Benoît me paraît dangereuse parce qu’elle pourrait laisser croire, que le salut de l’Europe, de nos sociétés, ne peut venir que d’un homme hors du commun, religieux de surcroît. Je pense, à la lumière des préoccupations du pape, qu’il serait souhaitable que chaque chrétien soit un saint Benoît. Pourquoi ? Parce que, comme l’expliquait François, « Saint Benoît ne regarde pas la condition sociale, ni la richesse, ni le pouvoir qu’on a. Il fait appel à la nature commune de chaque être humain, qui, quelle que soit sa condition, aime certainement la vie et désire des jours heureux. Pour Benoît il n’y a pas de rôles, il y a des personnes : il n’y a pas d’adjectifs, il y a des substantifs »[3]. Cette perspective est essentielle puisque le bien commun implique fondamentalement le respect de la personne.[4] C’est le point de départ obligé dans la recherche du bien-être social, du développement du groupe quel qu’il soit, et enfin de la paix.[5]
Le philosophe Martin Steffens[6] invite à créer des « oasis » qui progressivement irrigueront le « désert » c’est-à-dire la société dans l’état de dissociation, de sécheresse humaine et spirituelle où elle se trouve actuellement.[7] Mais que sont ces oasis ? Il semble que pour l’auteur, il s’agisse bien de cette « cellule », ou « équipe d’espérance » dont nous parlions plus haut.[8] L’oasis peut-être un havre, un lieu de ressourcement certes, jamais un refuge mais l’irrigation de la société peut être entamée très vite et même solitairement, au départ du moins, par l’application de la stratégie fessardienne. L’oasis peut même se créer à partir d’une personne qui rassemblera autour du même bien commun des personnes même très différentes au point de vue de leur croyance ou de leur philosophie.
Le méthode décrite par G. Fessard ou le pape François me paraît bien adaptée à dépasser l’individualisme et le pluralisme qui gangrènent notre société.
Chaque personne dans sa singularité est certes éminemment respectable, mais en même temps chaque personne est appelée à l’universalité, à la fraternité. Il faut tenir les deux exigences. Elles nous sont inculquées par le Christ mais elles sont aussi attestées par toute anthropologie honnête. Les deux peuvent et doivent se marier par le sacrifice « de la part d’égoïsme qui entrave notre singularité pour engager nos particularités individuelles à jouer un rôle en fonction de tous. » Ce sacrifice demandé est « un renoncement à un bien inférieur individuel plus individuel pour consentir à la visée d’un bien plus général et plus idéal. » Ce peut être une attitude à laquelle la culture qui nous a nourris nous a habitués mais même dans ce cas, il faudra que tôt ou tard nous y consentions librement et non par simple conformisme. « ce consentement de la liberté est décisif pour tisser des liens sociaux durables […]. »[9]
La personne ne perd pas son individualité dans ce mouvement de « socialisation ». Au contraire, ce mouvement vers l’autre m’humanise, génère ma personnalité morale. S’appuyant sur Thomas d’Aquin, D. Coatanea remarque que « la communauté politique n’a pas pour but d’asservir l’homme mais de le faire naître à lui-même en l’aidant à atteindre une fin plus haute : le bien vivre ou bonheur de vivre ensemble. »[10] Jean XXIII l’avait clairement souligné : le bien commun « comporte l’ensemble des conditions sociales qui permettent et favorisent dans les hommes le développement intégral de leur personnalité ».[11] Chacun de nous fait l’expérience qu’il est « un être individué par socialisation ».[12]
Il faut toutefois que chaque personne soit consciente de son incomplétude, accepte de passer par le point de vue de l’autre, renonce à sa volonté de puissance, à son égoïsme, à son orgueil. Une conversion est donc nécessaire pour acquérir un véritable esprit de dialogue. Alors, « chaque événement de l’histoire peut être l’occasion pour la liberté de chaque partenaire d’entrer dans cet appel et de recevoir « par surcroît » un soi plus vaste, une « personnalité » mutuelle et réciproque, don gracieux, fruit de l’interrelation mutuelle et la débordant de toutes parts. »[13]
Le rôle de l’autorité, de toute autorité est d’inviter à cette attitude de charité mais aussi à « codifier » en toute justice le bien commun réalisé. qu’est-ce qu’une loi, en effet ? « Elle n’est pas autre chose, écrit saint Thomas, qu’une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. »[14]
Qui ne voit, en définitive, que la stratégie du Bien commun, est non seulement le remède aux maux de la démocratie mais son sens véritable et son renforcement ? Marcel Gauchet, sûr que le « règne de l’individu universel » sape les bases de la démocratie, se posait « la question pressante des moyens de lier ces semblables indépendants »[15]. Il pourrait trouver ici une réponse.
Autre problème auquel nous sommes confrontés dans nos sociétés : « la pluralité des visions de la vie bonne »[16].Comment nos sociétés libérales résolvent-elles le problème ?[17] En estimant « qu’un traitement égal des citoyens n’est possible que si les décisions politiques sont indépendantes de toute conception de la vie bonne.[…] La tolérance pour la différence a remplacé l’idéal du bien ».[18] La conséquence la plus immédiate de cette attitude est la segmentation sociale, le repli identitaire, l’isolement alors que, par ailleurs, l’interdépendance s’accroît constamment sur les plans politiques et économiques. Mais, le respect de la pluralité des visions est-il compatible avec le concept de bien commun ?
Qui est cet homme, cet individu original ? La philosophie et surtout la Révélation nous apprennent qu’il est une personne, c’est-à-dire un être unique dont les particularités lui « permettent de jouer un rôle ». En même temps, cette personnalité « consiste aussi à être égal à tout autre, à posséder les prérogatives communes à tous » qui en font un « sujet de droit ».[19] Un sujet de droit reconnu dans le rôle qu’il joue dans la collectivité dont il fait partie et qu’il aide à construire.
Dès lors, si l’on considère que la tolérance, le fait de laisser vivre les autres comme ils l’entendent, est une valeur indépassable, au lieu de protéger chaque personnalité, on la dissout. En effet, nous sommes des êtres fragiles, des êtres de besoins qui ne peuvent s’assurer, se construire qu’en relation. Come le dit justement D. Coatanea, « la liberté d’autodétermination est une liberté situé, celle d’un « soi » qui vit et se meut dans un contexte social d’interaction avec les autres personnes : posséder cette liberté n’est pas être laissé seul. »[20] Autrement dit, la liberté a besoin de solidarité, d’engagement et de participation avec les autres. A partir d’une situation historique donnée, tous les hommes, différents dans leurs conceptions philosophiques et religieuses, se ressemblent à bien des égards et ont des attentes semblables. Ainsi, pas à pas, ils peuvent acquérir, « par un processus historique », « une vision partagée du bien commun » par le dialogue[21], le partage de la parole et de l’action.[22] Le bien dont il est question est « un « bien substantiel »[23] dont on cherche la vérité. Il ne s’agit donc pas d’un « bien » décidé par une majorité ou par un compromis. C’est « un consensus par recoupements et par paliers »[24] qui révèle « les valeurs et les normes, connues ou intuitionnées d’une manière ou d’une autre par tous les hommes ».[25]
On l’a compris, les libertés fondamentales, le dialogue, la solidarité sont indispensables à la genèse du bien commun dont tel aspect se découvre à l’occasion d’une rencontre respectueuse[26], d’un échange d’arguments[27] qui montrent en quoi la vie peut être meilleure. Il ne s’agit pas d’une « simple négociation entre intérêts propres induisant des mondes parallèles »[28] mais d’identifier « les biens humains au-delà des frontières culturelles et religieuses »[29] et même si les justifications diffèrent selon les traditions religieuses ou philosophiques.[30]
Le bien commun peut être redéfini comme « le bien qui vient à l’existence dans une communauté de solidarité entre agents actifs et égaux »[31], dans un dialogue défini comme « ouverture mutuelle et réciproque » à ces valeurs et normes de base évoquées ci-dessus[32], à « ce qui tient ensemble le monde ».[33] Dialogue exigeant, crucifiant même parfois, qui demande de l’humilité et une « fidélité créatrice »[34], seule voie, dans un monde interculturel, pour dépasser le pluralisme et construire une société d’hommes libres, responsables, respectueux des uns et des autres.
En définitive, même si une « politique » du bien commun apparaît comme le chemin d’action naturel du chrétien, cette « politique » même quand elle est le fait d’une équipe, d’un groupe ne peut se confondre avec ce qu’on appelle aujourd’hui une politique communautariste. C’est ainsi que l’on qualifie, par exemple, ces partis islamiques qui tentent ici et là à émerger sur la scène publique en Europe. Et même : s’il existait quelque part, comme en Allemagne ou en Flandre, un parti qui, d’une manière ou d’une autre, se dit « chrétien », la confusion est impossible. Les chrétiens organisés ou non en parti ont comme mission de travailler au bien commun qui n’est pas le bien des chrétiens mais le bien de tous, chrétiens ou non. Leur but n’est pas de bâtir un État chrétien sur une loi religieuse, contrôlé par le clergé. Ce qui anime les chrétiens sur le terrain temporel c’est bien sûr la charité, charité qui pousse à rechercher la justice, par la raison, justice qui construit le bien commun. Même si l’inspiration est chrétienne, c’est en vue d’un bien universel dont ils ne sont pas propriétaires. Ainsi, « ni communautarisme, ni hégémonie théocratique, l’action des chrétiens en politique est un service du bien commun, inconditionnel et pour tous. »[35]
Une réflexion philosophique simple sur la notion de « personne » peut conduire à comprendre que le bien commun n’est pas un concept strictement religieux marqué du sceau de la Révélation chrétienne. En effet, « la notion de personne contient et signifie […] la sociabilité, le fait que la personne est un être de relation. Ce qui fait une société, ce ne sont pas les individus en tant que tels -une masse d’individus fortuitement assemblés dans la même rame de métro pour quelques minutes ne fait pas une société. Or, appréhender l’homme comme une personne, c’est le caractériser dans sa nature sociable. Il serait contradictoire que les concepts fondateurs d’une société soient individualistes - mais c’est bien sur ce paradoxe que nous vivons désormais et il n’est pas sûr que cela nous soit profitable.[36]
C’est dire combien la personne induit le bien commun, qui ne saurait être commun s’il n’était que la somme des biens individuels - les propriétés des autres ne représentent pas pour moi un bien commun , puisque je n’en jouis pas. Le bien commun ne peut être un bien étranger aux membres de la société, mais doit être réellement le leur au sens que chacun doit en jouir. Ce dont tous peuvent profiter, c’est de la paix qui permet la prospérité, c’est d’un développement humain positif qui permet à chacun de progresser vers une vie meilleure selon les besoin qui lui sont propres. […] Le bien commun est véritablement une valeur commune. Il est dans sa nature d’être un facteur de liaison sociale. C’est pourquoi sa réalisation passe souvent par une œuvre commune à fort caractère symbolique qui permet de rassembler les volontés et de les souder dans un même esprit. » Il « naît de l’implication des hommes et de ce qu’ils ont risqué dans l’effort commun. »[37] Nous rejoignons ici la pensée de François pour qui la réalité est plus importante que l’idée parce que celle-ci n’implique pas. Le bien commun s’inscrit dans une dynamique avons-nous vu. Ce n’est pas l’accord doctrinal même partiel qui permet de créer des liens, de faire « société », c’est l’action en vue d’un bien. Jacques Maritain l’avait aussi souligné : « …rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »[38]
« Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction . Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum.
Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » Cette solution est ce que l’auteur appelle une œuvre pratique profane chrétienne et non pas sacrale. Il s’agit d’une « œuvre commune [qui] n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.
Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.
C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) » [39]
Nous sommes dans un « temps favorable » pour faire émerger du radicalement nouveau.
Pour nous en tenir au XIXe siècle, avant même que Léon XIII ne traduise le souci constant de l’Église pour les problèmes sociaux dans une doctrine avec l’encyclique Rerum novarum, des chrétiens se sont attelés à imaginer par quels moyens humaniser une société disloquée par les révolutions et les idéologies naissantes.[1] Ces pionniers n’eurent pas toujours les faveurs des autorités, loin de là, mais leurs intentions étaient de servir le bien commun même si l’expression ne leur était pas familière. Rappelons-nous, en Belgique, Edouard Ducpétiaux (1804-1868), Charles Périn (1815-1905) et les Congrès de Malines, à partir de 1863, où ils œuvrèrent et où se rencontrèrent aussi, entre autres, les futurs cardinaux britanniques Wiseman (1802-1865) et Manning (1808-1892), les Français Armand de Melun (1807-1877), Charles de Montalembert (1810-1870), le futur cardinal suisse Gaspard Mermillod (1824-1892), le futur cardinal belge Victor Deschamp (1810-1883). Concrètement, à la même époque, en 1868, était fondée la Fédération des sociétés ouvrières belges qui regroupait des caisses d’épargne, mutualités et coopératives tout en poursuivant par revue et congrès un travail de réflexion sur les questions sociales. En 1886 avait lieu le premier Congrès des œuvres sociales à Liège sous la houlette de Mgr Victor Doutreloux (1837-1901) et de l’abbé Antoine Pottier[2].
Ainsi, « le terrain était particulièrement bien préparé en Belgique pour traduire en actes les enseignements contenus dans Rerum novarum. Ce fut l’action combinée des dirigeants et des théoriciens qui créa en Belgique un réseau d’institutions inspirées par la doctrine sociale de l’Église et qui sont considérées avec envie par les catholiques des autres pays. On peut, en effet, pendant cette période, les considérer comme des organisations « types ». »[3]
On peut citer de nombreuses organisations où s’illustrèrent de très nombreux laïcs : les syndicats chrétiens avec Léo Bruggeman (1836-1911) et Gustave Eylenbosch (1856-1939), la Ligue des familles nombreuses avec Michel Levie (1851-1939) qui fut ministre dans plusieurs gouvernements, la Fédération des mutualités chrétiennes, le Mouvement ouvrier chrétien et ses coopératives, le Boerenbond avec Georges Helleputte (1852-1925), la Ligue ouvrière féminine avec Victoire Cappe (1886-1927)[4], la Ligue démocratique belge d’Arthur Verhaegen(1847-1917), la JOC de l’abbé Cardijn (1882-1967), l’Association des patrons et ingénieurs chrétiens, devenue ADIC, la Fédération des classes moyennes, par exemple, etc.. Sur le plan politique, comment passer sous silence Auguste Beernaert (1829-1912) qui, en 1883, inaugura 30 ans de gouvernements catholiques qui donneront à la Belgique la législation sociale la plus avancée du monde. Dans ces gouvernements, s’illustreront François Schollaert (1851-1917), Jules Renkin (1862-1934), Henry Carton de Wiart (1869-1951) et bien d’autres.
Parallèlement, la réflexion théorique se poursuit, à l’Université de Louvain, avec Victor Brants (1856-1917), Maurice Defourny (1878-1953), Mgr Simon Deploigne (1868-1927), le chanoine Jacques Leclercq (1891-1971), le P. Ceslas Rutten o.p.( 1875-1952), à l’Institut agronomique de Gembloux avec Georges Legrand (1870-1946), au Grand Séminaire de Tournai avec le chanoine J. Dermine (1893-1951). La Compagnie de Jésus n’est pas en reste avec les P. Arthur Vermeersch (1858-1936), Albert Muller, Valère Fallon (1875-1955) Joseph Arendt (1885-1952). Il n’est pas possible de terminer de coup d’œil trop rapide sur les innombrables fruits de l’enseignement social chrétien en Belgique sans citer le cardinal Désiré-Joseph Mercier (1851-1926) dont l’œuvre est parsemée de réflexions intéressantes sur la vie économique et sociale.[5]
d’autres pays eurent aussi leurs pionniers, leurs théoriciens et leurs réalisations, non seulement en Europe[6] mais aussi au Canada, aux États-Unis et en Amérique du Sud.[7]
Mais c’était peut-être une autre époque…[8]
La recherche du bien commun ou de la « vie bonne » pour reprendre l’expression d’Aristote n’a jamais cessé mais elle a été perturbée à l’époque contemporaine, en particulier, par l’obsession de la richesse matérielle, la volonté d’autonomie individuelle, le souci de la rapidité, de l’efficacité et de la sécurité à tout prix, le relativisme, le multiculturalisme.
On a cru que ces conditions assureraient une « vie bonne ». Ce fut une illusion. Ce chemin a conduit nos sociétés dans une crise sociale, politique, environnementale où lentement mais sûrement de plus en plus nombreux sont ceux qui redécouvrent en eux l’envie d’une « vie bonne » bâtie sur d’autres principes. C’est pour cela qu’Elena Lasida[1] ne cesse de répéter que « la crise [est] une chance pour réinventer le lien ».[2] En effet, « la relation aux autres » est une dimension importante de la « vie bonne », dimension oubliée et mise à mal. Nos contemporains rêvent de « réenchanter le monde »[3] mais n’est-ce pas simplement une autre formule pour dire l’espérance d’une « vie bonne », une vie où la relation retrouve ses sens : relation à l’autre, à la nature, à Dieu selon des modalités nouvelles ?
C’est l’invitation lancée par le pape François, par exemple, lors de sa visite en Roumanie[1]. Il invitait à « promouvoir la collaboration positive des forces politiques, économiques, sociales et spirituelles », à « marcher ensemble », à « s’engager » pour « assurer le bien commun » du peuple. Il précisait que « marcher ensemble, comme façon de construire l’histoire, demande la noblesse de renoncer à quelque chose de sa propre vision ou d’un intérêt propre spécifique en faveur d’un projet plus grand, de façon à créer une harmonie qui permette d’avancer en toute sécurité vers des objectifs communs. » L’objectif est de « construire une société inclusive, dans laquelle chacun, mettant à disposition ses propres talents et compétence, avec une éducation de qualité et un travail créatif, participatif et solidaire (cf. Evangelium gaudium, n. 192), devient protagoniste du bien commun ». Cette société inclusive n’exclut personne : le pauvre n’est pas un indésirable ou un poids mais un citoyen, un frère « à intégrer de plein droit dans la vie civile ». Et le pape en appelle à l’« âme » du peuple et à « une direction de marche claire, non pas imposée par des considérations extrinsèques ou par le pouvoir envahissant des centres de la haute finance, mais par la conscience de la centralité de la personne humaine et de ses droits inaliénables (cf. ibid. n. 203) ».[2]
Entrer en relation, marcher ensemble est un projet accessible à tous et déjà initié par de nombreuses et diverses personnes ou associations tant il semble naturel à l’homme, être social par définition, d’aller vers l’autre pour cheminer ensemble et « mettre ses talents au service de la communauté tout entière ».[3]
Certes, les chrétiens sont, en principe, par nature ou, plus exactement, par leur baptême, les « augmentateurs » désignés, nous y reviendrons. Il n’empêche que tout homme de bonne volonté peut travailler à l’avènement du bien commun. Rappelons qu’il ne s’agit pas simplement de vivre ensemble, de se contenter de ce vivre-ensemble que les lois garantissent et tâchent de protéger mais de vivre ensemble tendus vers le bien : « Ce bien commun-là donne de poser en société des œuvres bonnes, sans se contenter d’un vivre ensemble zébré de compromissions. »[4]
Il s’agit, nous disait le pape François, de « privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènements historiques importants. sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »[5]
Dans cette quête, il est toujours possible de construire quelque chose avec n’importe qui. Certains estimeront peut-être boiteuse une action qui laisse intacts les partis-pris de chacun mais Jacques Maritain lui-même écrivait naguère : « …rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »[6] Et il insistait : « Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction, nous l’avons noté également. » Alors que faire ? Accepter le statu quo et le vivre-ensemble imposé ? Non : « Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum. Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » C’est donc à l’engagement dans une œuvre pratique profane qu’il disait « chrétienne » et non pas « sacrale » qu’il nous invitait parce que « cette œuvre commune n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.
Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.
C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »[7]
qu’entend-il exactement par œuvre chrétienne mais non sacrale ? Le simple fait de dialoguer avec l’autre, quel qu’il soit, de le respecter est déjà une démarche chrétienne, c’est déjà agir comme le Christ qui ne fait acception de personne. Ensuite, bien des valeurs communes peuvent rassembler que ce soit la justice, la paix, la dignité de toute personne, la famille, le souci du pauvre, le soutien des plus démunis, le travail, la solidarité. Toutes valeurs évangéliques, chrétiennes à partager.[8] Etant entendu aussi que telle personne de bonne volonté peut, dans ce sens, vivre ces valeurs évangéliques sans savoir qu’elles sont évangéliques. Autrement dit, il s’agit de chercher ce qui relie les hommes dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant à leur bien, en veillant à prendre soin de l’autre.[9]
A la suite du pape Benoît XVI qui, dans l’encyclique Caritas in veritate, appelle de ses vœux « des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion »[1], Elena Lasida a développé cette idée apparemment surprenante que même « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale » et « pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle »[2]. Elle apporte en soutien de cette thèse les travaux de trois auteurs: Jacques Godbout[3], Karl Polanyi[4] et André Orléan[5] qui montrent chacun à sa manière qu’il n’y a pas nécessairement opposition entre la logique du don et celle du marché mais qu’il peut y avoir des « passerelles » entre les deux comme c’est le cas dans l’économie sociale et solidaire ou dans le commerce de proximité où, à travers la circulation des biens, des relations, des liens se créent. « C’est « la relation » mise au centre de chacune de ces notions et pratiques, qui permet de relier don et marché et d’attribuer à ce dernier une fonction de médiateur social. » Le don peut apparaître comme « une forme de relation particulière qui, à travers […] la logique marchande […] dépasse le seul transfert unilatéral ou interindividuel pour devenir un vecteur à travers lequel se construit le lien social. »[6]
Cette vision peut paraître au moins déroutante mais nous savons tous que « Le modèle capitalise actuel, fondé sur la financiarisation généralisée, est aujourd’hui mis en cause. le désir exacerbé de consommation, la désindustrialisation de larges espaces, l’accentuation des dégradations environnementales et l’inégalité croissante dans la répartition sont autant de signes de cette remise en cause radicale du système. »[7]. On pense que l’économie est « le règne du prévisible et du maîtrisable » et que son objectif est « l’équilibre »[8] , mais il faut bien constater que la frustration, l’insatisfaction, le déséquilibre s’installent et qu’un immense malaise s’est emparé de la société. « Dans notre monde obsédé par le « risque zéro » et la sécurité totale, on cherche toujours à combler les manques, comme si la complétude était l’état idéal. » Mais « on oublie ainsi que c’est le manque qui met en route et que c’est la soif plutôt que la satisfaction qui est signe de vie. »[9] Que manque-t-il ? De quoi a-t-on soif ? La réponse d’Elena Lasida est simple : nous avons soif de l’autre. En tout cas, d’autre chose que le périssable, d’autre chose que de richesses matérielles.
Face à l’individualisme qui pense l’autonomie comme indépendance, elle invite à passer à l’autonomie comme interdépendance où « notre expérience du collectif » prend une autre dimension : « Quand c’est la seule autonomie individuelle qui est valorisée, le collectif est perçu soit de manière instrumentale au service de l’individu (à plusieurs on est plus fort), soit de manière sacrificielle (on se sacrifie pour les autres). Or on découvre aujourd’hui que le collectif n’est ni la somme des individus, ni une contrainte à l’autonomie individuelle, mais une manière de se construire comme individu. […] La relation n’est plus perçue comme « contrat » entre deux individus indépendants mais comme « alliance ». Dans le contrat, on échange des biens et des services équivalents. Dans l’alliance, on fait projet ensemble. Si le contrat est motivé par la méfiance à l’égard de l’autre et soumis toujours à des conditions, l’alliance est fondée sur la confiance réciproque et inconditionnelle »[10] L’alliance débouche sur une communion. C’est la « dialectique conjugale » où chacun reconnaît sa fragilité, son incomplétude, reconnaît qu’il a besoin de l’autre pour grandir. Une autre société peut naître. Celle à laquelle nous sommes habitués exalte, la force, la performance, la rapidité, l’efficacité, la quantité. Son économie se construit sur l’intérêt individuel, le calcul et la méfiance et donc essentiellement grâce au contrat. Peut naître une autre société fondée sur l’alliance, qui se construit avec humilité, patience, reconnaissance et confiance dans la recherche d’un lien de qualité, de l’intérêt social.[11] Nos contemporains pensent que la « vie bonne » est une vie qui apporte la prospérité matérielle, garantit l’autonomie individuelle et un avenir sûr, mais qu’en est-il de la relation ?
L’économie peut être un lieu d’alliance comme le montre Elena Lasida à travers diverses expériences, un « lieu de rencontre […] où se construit la société […] un facteur de médiation sociale […] une source de richesse relationnelle ».[12] Fondamentalement, l’économie « n’a pas pour but la satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice de l’humain ».[13] Car " c’est bien la création, et non la fabrication, qui en économie fait place à la relation. »[14] En économie, les deux questions essentielles qu’il faut se poser sont : quelle est la finalité des ressources utilisées et des biens produits et de quelle manière va-t-on les utiliser ? En effet, la qualité de vie n’est pas définie « uniquement par le degré de satisfaction [des] besoins ». L’essentiel: c’est d’être créateur et donc quand on veut rendre le développement durable, il s’agit « d’assurer à chaque personne, présente ou future, non pas les biens nécessaires pour vivre, mais plutôt la possibilité de participer à leur création. »[15]
C’est le souci de ce qu’on appelle l’économie solidaire qui rassemble « des pratiques très différentes comme le commerce équitable, la finance éthique, le microcrédit, le tourisme solidaire, l’agriculture durable, les réseaux d’échange de savoirs, les services de proximité, les régies de quartier, les différentes formes entrepreneuriales collectives. » Cette économie sert d’abord « à tisser des liens avant même de satisfaire des besoins. »[16] En elle, « la sympathie l’emporte sur l’envie ».[17] La solitude, l’incomplétude, la fragilité poussent à chercher la sympathie de l’autre, sa complétude et rendent possible une véritable communion où chacun devient coresponsable. La communion n’est pas un simple rassemblement en vue d’un partage, d’une redistribution ou d’un transfert gratuit et désintéressé mais une relation qui engendre un sentiment d’appartenance, une identité sociale. C’est le lieu du don et de la réciprocité, de l’interdépendance et non de l’autosuffisance.
Le souci de la relation tel que décrit doit renouveler notre regard sur la pauvreté ou plutôt sur les pauvres et aussi sur la solidarité. Habituellement, la solidarité s’entend comme une lutte contre la pauvreté, comme le moyen de combattre un manque, les conséquences d’une situation. On compte sur la justice distributive pour raboter les inégalités, rendre accessibles à tous les biens nécessaires, combler les besoins fondamentaux. Mais l’on peut concevoir une solidarité où le pauvre n’est pas considéré comme victime mais comme acteur qui peut mettre quelque richesse au service d’un projet commun. Au-delà de la justice distributive, Elena Lasida veut mobiliser une justice « contributive » qui rende possible la participation à une œuvre collective. Il s’agit de solliciter la « capacité créatrice » du pauvre, qui le définit plus essentiellement que son indigence.[18] De même au niveau international, le développement n’est pas d’abord et simplement un problème que la technologie et l’imitation des pays riches peuvent résoudre, ce n’est pas non plus par « une économie parallèle ou palliative » qu’on viendra à bout des inégalités scandaleuses mais, une fois encore, par la sollicitation des compétences des intéressés, par le souci d’une justice contributive : « Les pays pauvres ne sont-ils pas, eux aussi, porteurs de ressources pour penser de nouveaux modes de développement ? »[19] Il faut privilégier l’échange plutôt que le transfert pour que chacun soit reconnu comme créateur. L’économie solidaire n’est pas « réparatrice mais génératrice »[20], elle fait apparaître le meilleur de chacun et lui permet de croître.
Le souci de la relation qui s’exprime dans l’économie solidaire renouvelle aussi notre conception de l’identité. Suite aux mouvements migratoires, à la mondialisation, on assiste à des replis identitaires stimulés par diverses formes de populismes plus ou moins xénophobes or, quand on réfléchit bien, notre identité n’est pas affirmée une fois pour toutes et elle se nourrit de la rencontre de l’autre. Elena Lasida rejoint à cet endroit les analyses de plusieurs auteurs[21] : identité et altérité sont complémentaires et même davantage dans la mesure où l’altérité nous constitue.[22] « L’identité est toujours une histoire de rencontre, écrit Elena Lasida. Rencontre du même et de l’autre. rencontre du similaire et du différent. »[23] Et donc, dans la mesure où l’économie « crée du lien et de l’appartenance », dans la mesure où elle est « fondée sur la reconnaissance des personnes plutôt que sur l’équivalence des biens », dans la mesure où elle « sollicite la créativité et l’originalité de chacun », elle « peut alors devenir un terreau où se construit l’identité de chacun. »[24]
Le résultat de cette démarche dépasse le « matériel » : « du moment que l’on considère l’individu construisant son identité et celle de sa communauté d’appartenance à travers les chois économiques, l’économie n’est plus un simple moyen pour accéder aux biens, mais elle devient un vecteur porteur de sens. »[25] Ce n’est pas un modèle à reproduire parce qu’il serait bon pour tous qui se crée ainsi mais un style de vie[26] dont « le sens n’est pas préétabli mais à définir ensemble », toujours indéterminé donc. »[27] Un style de vie car l’activité économique et la travail ne seront pas évalués « seulement en termes de productivité et de rentabilité financière » puisqu’on y fera « place au temps « improductif » de la convivialité, à la reconnaissance de l’apport de chacun autrement qu’à travers le seul salaire payé, au temps « perdu » pour prendre soin des collègues au travail ».[28]
Tout est une question de finalité. La production des biens est-elle un moyen indispensable ou la finalité de l’activité économique ? La position de l’auteur est claire : « L’économie est associée à la vie et notamment aux conditions matérielles qui la rendent possible. Or une vie réduite aux conditions exclusivement matérielles est une vie morte. la dimension matérielle de la vie est une condition mais pas une finalité. L’économie […] est à la fois essentielle et secondaire. Elle doit assurer des conditions vitales et elle doit aider à s’en détacher. Elle doit à la fois sécuriser et libérer. »[29] L’économie qui se donne comme fin ultime la condition matérielle de la vie devient une idole que certains adoreront, que d’autres diaboliseront. Certaines entreprises ont bien compris cela. Elena Lasida cite deux bons exemples révélés par leur publicité. Tout d’abord : « La Nef : pour que l’argent relie les hommes ». Cet organisme qui s’occupe de micro-finance ne met pas en avant le taux d’intérêt pratiqué mais le bénéfice social. Ensuite « Terre de liens : une richesse à cultiver ». Cette association, grâce à l’épargne solidaire, achète des terres qui seront exploitées par des producteurs qui n’ont pas les moyens de les acheter. Priorité est donnée à l’utilisation plutôt qu’à la propriété, à la relation plutôt qu’à la valeur monétaire.[30]
Est-il fou le rêve « d’une économie au service du savoir-vivre plutôt que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité partagée » ?[31] Ou plus simplement d’une économie où le profit n’est pas la finalité ultime.
Elena Lasida évoque trois voies existantes.
Celle de l’économie sociale qui, selon l’auteur, se caractérise par quatre principes majeurs : la priorité accordée au service rendu plutôt qu’au profit, l’autonomie par rapport à l’État, la gestion démocratique et la priorité accordée au réinvestissement des bénéfices plutôt qu’à leur répartition entre les membres.[32]
Celle du social business tel qu’il a été présenté par Muhammad Yunus[33] pionnier du microcrédit. De nouveau, dans l’entreprise proposée, « c’est sa contribution sociétale qui prime sur sa rentabilité financière ».[34]
Celle de l’« économie de fonctionnalité » « où l’utilisation l’emporte sur la propriété, où la relation l’emporte sur la quantité, la confiance sur la méfiance. »[35]
On peut penser que ces voies sont marginales mais il faut se rendre compte que de plus en plus de gens et non des moindres se demandent si le profit est bien le but premier de l’économie, si la richesse matérielle est le seul critère du bien-être cherché à travers la production et la consommation. Justement, il s’agit de bien-être, d’être bien et l’on commence à se rendre compte que le bonheur d’un pays ne peut se mesurer à l’aune de son PIB. En 2008, a été créée la Commission Stiglitz qui rassemble, entre autres, pas moins de cinq prix Nobel d’économie[36] et dont le nom officiel dit bien son objet : « Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social ». Il s’agit d’une « remise en cause du PIB en tant qu’indicateur de performance et de progrès ». la Commission se donnait pour but de développer une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives » en recherchant d’autres indicateurs de richesse comme le ressenti des gens, la consommation, la répartition des revenus et du patrimoine, et leurs inégalités, la qualité du logement, le « capital humain », les atteintes à l’environnement.[37] La pensée et l’expérience d’Elena Lasida rejoignent ce que le pape Benoît XVI écrivait dans Caritas in veritate : « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des conditions équitables. » Et le pape, d’emblée, répond à l’objection qui consisterait à dire qu’il est impossible que tous les secteurs économiques passent tout à coup en mode « social et solidaire », que toutes les entreprises s’ouvrent à la gratuité et à la communion. Il précise en effet que « A côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Cette diversité serait bénéfique à la longue car « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie.[38] La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[39]
Le goût de l’autre se forme, doit se former, dans la famille et dans tous les cercles sociaux plus ou moins étroits, plus ou moins larges dans lesquels nous évoluons. Dans nos lieux de travail comme dans la société politique. Progressivement. Se mettre en chemin, en tout cas.
On peut citer en France, le projet ensemble2générations ou, en Belgique
1Toit2Ages[1]. Elena Lasida présente
ainsi l’action d’ensemble2générations : « C’est vraiment une initiative
qui s’inscrit dans le cadre du développement durable !
Dans le développement durable, il y a trois dimensions – écologique,
économique, sociale.
Dans la démarche d’ensemble2générations, au lieu de construire de
nouveaux logements, on partage le logement existant : c’est écologique !
C’est aussi économique, car cela permet à des personnes à bas revenus
d’accéder au logement et à des services sans échange marchand.
Enfin, il y a une dimension sociale, je dirais même sociétale, car il y
a création de relations intergénérationnelles qui contribuent au « vivre
ensemble ». Le jeune peut apporter à la personne âgée son savoir-faire,
ses compétences techniques en informatique par exemple, et lui rendre
des services très concrets. Mais à travers les deux formules proposées
par l’association, on sent bien que ce qui est valorisé, c’est la
présence en soi ! La solitude est un des grands problèmes de notre
société, elle concerne souvent les personnes âgées, mais peut concerner
aussi les jeunes. Ils sont parfois perdus – il y a tellement de choix à
faire, les situations familiales sont souvent complexes… La relation
avec la personne âgée peut permettre de trouver des repères. Le jeune et
la personne âgée échangeront des regards sur le monde différents et
complémentaires. Le jeune a un regard plus orienté vers le futur, il
offre au senior une possibilité de ne pas s’enfermer dans le passé, dans
la maladie, de partager une vision de l’avenir. Le senior, de son côté,
apporte un regard sur le monde qui valorise l’histoire, la tradition.
Cette transmission est importante pour un jeune qui construit son
avenir. Face à deux manques, deux besoins, deux situations de crise,
ensemble2générations a trouvé une réponse en facilitant la rencontre, en
créant du lien. Il n’y a ni investissement matériel, ni innovation
technique. C’est de la créativité humaine à l’état pur, de l’innovation
sociétale ! »
[2]
Vivent, dans bons nombre de quartiers, côte à côte, chrétiens, musulmans, incroyants, francs-maçons même, des gens qui votent pour des partis parfois opposés. Il est possible d’aller au-delà d’un statu quo pacifique espéré et garanti par la loi, pour faire advenir un bien commun comme la tranquillité, ou la propreté du quartier. Et par là et au-delà encore, il est possible de créer des liens. C’est une démarche modeste mais qui est simple et qui peut s’amplifier. Qui, en tout cas, peut faire passer les citoyens de la juxtaposition à la solidarité, à la fraternité.
Le 31 mai 1999, Chiara Lubich[3], fondatrice des Focolari a eu l’occasion de présenter à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe l’économie de communion[4] qui est une expérience d’économie solidaire qui, soucieuse de fraternité, rassemble des chrétiens de diverses églises, des croyants de diverses religions, des incroyants tous unis par une nouvelle manière de vivre caractérisée à la racine par la volonté de vouloir le bien de l’autre, par une tendance naturelle au don qui, lorsqu’elle est réciproque crée la solidarité. Le principe de cette économie de communion est simple : « augmenter les ressources en faisant naître des entreprises dont la gestion pouvait être confiée à des spécialistes, afin qu’elle soit efficace et permette d’en retirer des bénéfices.
Ces bénéfices allaient servir en partie au développement des entreprises, en partie pour aider ceux qui sont dans le besoin en leur permettant de vivre plus dignement jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un moyen des subsistance, ou même en leur offrant un travail dans les entreprises elles-mêmes. Une troisième partie enfin, devait être consacrée à développer des structures où des hommes et des femmes, dont la vie est animée par la culture du don, se formaient pour devenir ces « hommes nouveaux » sans lesquels ne peut ,naître une société nouvelle. »
Dans ces entreprises, se manifestent le souci de la gratuité, de la solidarité et l’attention aux plus démunis, associés à la recherche d’un profit qui sera mis en commun:
« Alors que souvent l’économie contribue à dresser des barrières entre les classes sociales et entre les groupes qui représentent des intérêts opposés, ces entreprises s’efforcent au contraire :
-d’offrir une partie de leurs bénéfices pour répondre directement aux besoins les plus urgents des personnes qui se trouvent dans une situation économique précaire ;
-de promouvoir au sein de l’entreprise et vis-à-vis des consommateurs, des fournisseurs, des concurrents, des communautés locale et internationale, ou encore avec l’administration, des relations de réciprocité, dans l’ouverture et la confiance, sans perdre de vue l’intérêt général ;
-de vivre et de diffuser une culture du don, de la paix et de la légalité, dans le respect de l’environnement (il faut être solidaire aussi de la création) à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. »
Dans les entreprises qui participent à cette économie de communion, on remet donc en cause « la maximisation du profit » afin de « mettre l’homme et non le capital au centre de leur activité » car on s’est bien rendu compte que la recherche du profit maximum entraîne des pratiques problématiques : délocalisations, travail à court terme, souci prioritaire des actionnaires, accumulation de richesses, etc.. Et quand on dit que l’on prête attention à la personne humaine, on ne vise pas seulement ceux qui travaillent dans l’entreprise mais aussi toutes les personnes concernées par le travail de l’entreprise : consommateurs, fournisseurs, sous-traitants, habitants de la région, etc.. Quant au partage qui est au cœur de ces entreprises il ne faut pas le considérer comme une forme d’assistanat car il se vit dans une relation de réciprocité « où l’on reçoit et l’on donne avec la même dignité ». La culture du don « peut prendre d’autres formes que le partage d’une partie des bénéfices : embauche d’un travailleur en difficulté, don de temps, de matériel, de savoir-faire, etc.. »[5]
L’entreprise, elle aussi, et c’est plus spectaculaire, peut devenir un lieu de solidarité, de fraternité autour de ce bien commun qu’est l’entreprise elle-même.
On lit, sur le site d’un cabinet de formation, cette affirmation : « Pour manager, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux. Le vrai leader est celui qui grandit en faisant grandir les autres. »[6] A ce point de vue, la personnalité est au moins aussi importante que la qualité technique et professionnelle qui peut être améliorée ou ajustée au sein de l’entreprise. Quand on parle d’amitié, on parle de la relation avec une personne, ne l’oublions jamais, et pas seulement d’un travailleur.
Aimer une personne implique qu’on lui permette d’être libre d’exercer ses talents en toute responsabilité, selon le principe de « subsidiarité »[7]. Aimer les gens, instaurer la subsidiarité, implique que l’on ait conscience de la dignité fondamentale de cette personne, dignité qu’il faut respecter chez chacun au sein de l’entreprise, quelle que soit sa fonction.
Il est des entreprises où l’« amitié » a transformé les structures.
Martin Mahaux Ingénieur civil en informatique (UCL) et docteur en informatique (UN) se présente comme un « facilitateur de créativité collaborative ». Soucieux de donner plus de souplesse et d’agilité aux entreprises[8] dont les organigrammes révèlent trop de rigidité et de lenteur, il leur propose de faire « le grand saut en établissant que ce n’est plus le chef qui décide ». Il s’agit de « favoriser la motivation autonome ».[9] Il a participé à la fondation de Phusis au service des entreprises désireuses de mettre en place une gestion collaborative. »[10]
Martin Mahaux s’appuie, en fait, sur une tradition, même si celle-ci est relativement récente. Il se réfère notamment aux œuvres de Frédéric Laloux[11] et d’Isaac Getz[12] qui, eux-mêmes, ont médité ou rapporté ce que certains appellent l’expérience de l’entreprise libérée.[13] Ces nouveaux entrepreneurs ne se réfèrent ni à la Bible[14] ni à l’enseignement de l’Église mais recoupent par leur expérience les valeurs qui y sont contenues.
De quoi s’agit-il ?
Divers entrepreneurs ont été déçus par l’expérience qu’ils ont vécue dans des entreprises « classiques », construites de manière pyramidale.
Ces entreprises traditionnelles ont été imprégnées des idées de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) le promoteur de l’organisation scientifique du travail.[15]
Les nouveaux leaders des « entreprises libérées » estiment que les réglementations tatillonnes brident la créativité et que la construction pyramidale tout comme « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[16] Pour nous faire comprendre leur vision de l’entreprise humaine et performante, ils emploient diverses images comme celle de la « pyramide arrondie ». Il est fondamental d’« arrondir la pyramide ».[17] Plus souvent, c’est l’image d’une équipe sportive qui est employée.
Cette vision est confirmée par l’Américain John Wooden, qui fut un coach de basket-ball et qui s’est fait une réputation dans le monde de l’entreprise en transposant dans le monde du travail ce qu’il avait acquis comme expérience des hommes sur le terrain des entraînements.[18]
Le résultat de la « libération » met en évidence les valeurs énumérées longuement dans les chapitres précédents : respect de la dignité de toute personne, priorité à la personne sur les choses, solidarité-amitié-fraternité, subsidiarité, juste salaire, concertation.
Cela suppose une conversion du leader.
Certains protesteront : « mais que devient la hiérarchie dans une telle entreprise ? »
Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’étymologie de ce mot familier. Hiérarchie vient du grec ιεραρχία et est composé de deux mots: hieros (ἱερός) qui signifie saint, sacré, qui appartient à une divinité et ἄρχειν (arkhein) qui signifie commander. On voit aisément le glissement qui a pu s’opérer : celui qui commande est un personnage sacré à qui l’on doit obéir et que l’on doit vénérer… Dans l’entreprise libérée, entreprise construite dans la subsidiarité, une hiérarchie des pouvoirs à l’ancienne mode, nous allons le voir, est mise à mal. Encore une fois, c’est l’image de l’équipe de football qui s’impose. Là, « le capitaine est à la fois opérationnel à égalité dans l’équipe et tiers supérieur dans la décision ». En fait, à la hiérarchie des pouvoirs se substitue une hiérarchie de valeurs car « aucune société n’est stable sans hiérarchie de valeurs partagées ».[19]
Sur le site de FAVI, PME spécialisée dans les produits faits d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse pour automobiles, on peut lire cette présentation inhabituelle de l’entreprise qui « a développé dans les années 80 une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation. »[20]
On pourrait penser que l’entreprise « à taille humaine » ne peut être qu’une petite ou moyenne entreprise parce qu’elle permet davantage de proximité, une liberté d’initiative plus importante sous la conduite d’une hiérarchie plus accessible et bienveillante.
Or, l’expérience nous révèle que même dans une grande entreprise, il est possible de trouver qualité de vie, dynamisme et écoute. Selon son directeur des ressources humaines (DRH), une des plus grandes entreprises de construction de Belgique a comme « ambition de [se] positionner comme alternative à un certain modèle d’entreprise qui s’est imposé dans le monde ». Il témoigne que « la dynamique participative contribue à donner du sens au travail de chacun » alors que cette entreprise emploie 1.500 personnes et qu’elle a triplé son chiffre d’affaires en dix ans. Le DRH explique qu'« un accent particulier [a été] mis sur la délégation. Les mentalités ont évolué à ce niveau, et ce depuis et avec le top : il est essentiel que la dynamique soit initiée par là. Une société d’entrepreneurs est, par nature, gérée de façon plutôt directive, hiérarchique. Or, plus on grandit, plus il faut parvenir à lâcher prise. […] Nous avons responsabilisé nos managers, ce à quoi contribue aussi la nouvelle organisation : chaque entité a son équipe de direction et sa ligne de responsabilités. Les deux vont de pair : un entrepreneur sera capable de lâcher du lest s’il voit que les choses sont gérées. Si tel n’est pas le cas, il va avoir tendance à resserrer la bride… ». Ainsi, « le développement d’un réflexe plus participatif » a pour but « d’embarquer les gens dès la définition des projets, en leur permettant de s’exprimer, de contribuer à la réflexion […]. Cette attention doit sans cesse être rappelée et alimentée, car les managers sont naturellement rattrapés par les impératifs business du quotidien et risquent de mordre sur ce temps d’écoute si l’on n’y prend pas garde. » Il précise encore : « Quand une recrue nous rejoint, nous lui demandons un rapport d’impression à chaud, puis après trois à six mois. Et le feed-back de ces collaborateurs montre que non seulement ils se retrouvent dans ce modèle, mais aussi qu’ils en sont demandeurs dans un monde de plus en plus incertain et où l’humain est mis à mal. »[21]
Cet exemple nous montre que sans théorie préétablie, une entreprise peut grandir en humanité simplement, si l’on peut dire, grâce aux qualités de coeur et au bon sens de ses responsables.
En 2019, la chaîne de magasins de chaussures Torfs a été consacrée pour la dixième fois, meilleur employeur de Belgique mais aussi, la même année, meilleur employeur d’Europe dans la catégorie « grande entreprise » (plus de 500 travailleurs). Ce prix a été décerné à Stockholm par l’institut international Great Place to Work qui récompense « les entreprises qui favorisent un cadre de travail basé sur la confiance et où les travailleurs sont fiers de leur emploi. »[22]
Sur le site de l’entreprise[23], on découvre, au-delà du souci de la qualité des produits, du service, que les responsables, selon leur propre expression, sont « programmés pour veiller les uns sur les autres ainsi que sur la société » dans laquelle ils vivent. Cette attention est pour eux la raison du succès économique.
Attention aux collaborateurs accueillis tels qu’ils sont sans aucune discrimination d’âge, de sexe, de religion, d’orientation sexuelle et même de santé mentale ou physique. Un style de vie sain est encouragé, des ateliers sont proposés sur la nutrition, l’exercice physique, la santé, la résilience et le développement personnel. Des activités sont organisées aussi où se retrouvent collaborateurs et clients.
Attention à la société globale par la consécration d’une partie des bénéfices à des projets caritatifs divers et par la collaboration structurelle avec certains partenaires sociaux. Une partie est aussi réservée pour financer des projets auxquels participent personnellement des clients et des collaborateurs. L’environnement n’est pas négligé car l’entreprise réduit autant que possible son empreinte écologique et soutient divers programmes de réduction des émissions de CO2, de collecte de vieux vêtements et de chaussures usagées. Elle développe aussi un e-commerce durable en employant des emballages 100% recyclables. Elle a même installé des ruches sur le lieu du siège social, milité pour la réduction de la quantité de déchets et leur recyclage, recourt à des techniques de construction les plus écologiques possibles et produit sa propre énergie durable.
Ce n’est donc pas étonnant que cette entreprise ait remporté le titre de « meilleur employeur d’Europe » !
Les 3 et 4 novembre 2017[24], 150 personnes ont participé à Marseille à une rencontre entre chrétiens et musulmans sur le thème du travail. Etaient représentés le Mouvement des cadres chrétiens (MCC), organisateur de l’événement, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), l’Organisation internationale du travail (OIT[25]) et l’association musulmane Foi pour entreprendre qui cherche à promouvoir parmi les entrepreneurs musulmans, chrétiens et juifs, « une nouvelle économie plus humaniste ». Il s’agissait de rechercher les « convergences des valeurs éthiques » au « cœur des cultures judéo-chrétiennes et musulmanes du tour de la Méditerranée, donnant dignité au travail, sens dans la vie et place dans la société ». Le directeur de l’OIT France, Cyril Cosme déclarait : « Ce qui nous rassemble, c’est la conviction que le travail est bien plus qu’une marchandise. il joue un rôle essentiel de cohésion de la société ». Quant à Anouar Kbibech, , cadre supérieur chez SFR et président sortant du Conseil français du culte musulman, il affirmait que « L’un des points clés sur lesquels nous nous retrouvons c’est que, comme croyants, nous aspirons à une cohérence entre une éthique et notre foi, et à témoigner de nos valeurs à tout moment et en tout lieu… y compris en entreprise ». Enfin, Pierre Martinot Lagarde sj, conseiller spécial auprès de l’OIT soulignait l’importance et la nature profonde de ce type de rencontre en citant Benoît XVI : « le premier lieu du dialogue interreligieux est celui du dialogue social » car « c’est celui de la fraternité »
Voilà qui confirme la justesse de la visée du P. Fessard !
Notons pour conclure ces illustrations empruntées au monde économique que « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[1]. Ainsi, « une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[2] d’où l’influence que peut avoir une personne responsable bien formée et bien disposée à servir avant tout le bien commun. Nous y reviendrons.
Jean-Paul II n’a pas hésité à écrire que « la politique est l’utilisation du pouvoir légitime pour atteindre le bien commun de la société… »[1]. Avant lui, Paul VI déclarait que « la politique est une manière exigeante… de vivre l’engagement chrétien au service des autres »[2]. C’est dire à la fois l’importance de la politique et la difficulté de son exercice.
Il est difficile, dans ce domaine, de donner actuellement des exemples d’un dialogue qui aurait fait advenir un bien commun, la politique étant, hélas, le plus souvent, un lieu d’affrontements et de manipulations diverses.
Le pape François déplore cet état de chose, hélas, bien réel : « A bien des endroits on a le sentiment que le bien commun n’est plus l’objectif primaire poursuivi et ce désintérêt est perçu par de nombreux citoyens. Ainsi trouvent un terrain fertile, dans beaucoup de pays, les formations extrémistes et populistes qui font de la protestation le cœur de leur message politique, sans toutefois offrir l’alternative d’un projet politique constructif. Le dialogue est remplacé ou par une opposition stérile, qui peut même mettre en danger la cohabitation civile, ou bien par une hégémonie du pouvoir politique qui emprisonne et empêche une vraie vie démocratique. dans un cas, on détruit les points et dans l’autre, on construit des murs. Et aujourd’hui l’Europe connaît les deux.
Les chrétiens sont appelés à favoriser le dialogue politique, spécialement là où il est menacé et où semble prévaloir l’affrontement. les chrétiens sont appelés à redonner de la dignité à la politique, entendue comme le plus grand service au bien commun et non comme une charge de pouvoir. Cela demande aussi une formation adéquate, car la politique n’est pas « l’art de l’improvisation », mais plutôt une haute expression d’abnégation et de dévouement personnel en faveur de la communauté. Etre dirigeant exige des études , de la préparation et de l’expérience. »[3].
François nous rappelle fort heureusement que « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens… L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[4]
Nous en sommes loin c’est pourquoi, en attendant que le dialogue tel que défini remplace la dialectique incessante des partis, il est important de faire tous les petits pas possibles là où nous sommes et qui que nous soyons pour lentement créer le peuple sans lequel il n’est pas de démocratie possible.
Par le dialogue, il est toujours possible de bâtir quelque chose avec des hommes de bonne volonté. Mais il n’est pas question, évidemment de trahir certaines valeurs fondamentales. L’Église le rappelle sans cesse. Lors d’une messe pour les responsables politiques et les parlementaires[5], le cardinal Vingt-Trois partait du constat que « pour ce qui est de la vie publique, […] il est tentant de faire le tri entre les convictions et les responsabilités ; les premières seraient appelées à rester secrètes tandis que la vie sociale se réglerait sur les secondes. » Pour l’ancien archevêque de Paris, cela ne signifie pas pour autant que dans les débats de société il faille appuyer ses arguments « sur une foi particulière ». A la lumière de l’enseignement de Paul confronté au paganisme de l’empire romain qui par certains traits ressemble à notre monde, il ne faut pas « dissimuler nos références de croyant, au contraire : « Je n’ai pas honte de l’Évangile, car il est puissance de dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant. »[6] nous dit-il. mais il nous invite aussi à rejoindre la connaissance de Dieu que peut avoir l’intelligence humaine, même si elle n’est pas encore accomplie dans une profession de foi plénière. C’est à cette intelligence que nous devons faire appel en posant des questions qui concernent le sens de l’existence humaine. » Paul ne rappelle-t-il pas en effet que « depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible. »[7] Ne pas occulter sa foi donc mais argumenter rationnellement et montrer que « la bonne nouvelle de l’Évangile » est « une ressource précieuse pour éclairer les intelligences humaines. »[8]
Devant les parlementaires participant au Congrès du Parti Populaire Européen[9], le pape Benoît XVI déclarait : « En ce qui concerne l’Église catholique, l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et elle accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables. Parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :
la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;
_la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage
et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;_
la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.
Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ ils reçoivent un éclairage et une confirmation supplémentaire de la foi ; ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc communs à toute l’humanité ».[10]
Le 24 novembre 2002, la Congrégation pour la doctrine de la foi avait publié sous l’autorité de son préfet, le cardinal Ratzinger et avec approbation du pape Jean-Paul II, une « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique ». L’objectif de cette note était « simplement de rappeler quelques principes propres à la conscience chrétienne, qui inspirent l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques ». Il s’agit d’« exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer », de « principes moraux qui n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis » en vue « du bien intégral de la personne ». La Note cite : « le caractère intangible de la vie humaine », le respect et la protection des « droits de l’embryon humain », « la protection et la promotion de la famille, fondée sur la mariage monogame entre personnes de sexe différent », la « liberté d’éducation des enfants », « la protection sociale des mineurs » et « la libération des formes modernes d’esclavage », « la liberté religieuse », « une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité », « la paix ». La Note reconnaît que suivant les circonstances, est normale « une pluralité d’orientations et de solutions, qui doivent toutefois être moralement acceptables ». Elle reconnaît aussi que là où il n’est « pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi », par exemple, une loi permettant l’avortement, « un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publiques »[11].
Même dans les pays qui, parfois depuis longtemps, se sont dotés d’une législation funeste sur ces questions, le champ d’action reste large et doit être investi, la rencontre avec l’« autre » est le chemin obligé.[12]
François, dans un Discours aux maires des communes italiennes[13], oppose l’image de Babel[14], la « ville inachevée », « symbole de confusion et d’égarement » à la « nouvelle Jérusalem »[15], lieu de « fraternité et de communion ». Pour que toute ville soit « une anticipation et un reflet de la Jérusalem céleste », elle ne peut admettre l’« individualisme exaspéré », « l’envie, les ambitions effrénées et un esprit d’hostilité » ou « l’intérêt d’un petit nombre ». « Il ne s’agit pas, comme l’image de Babel le suggère, d’élever davantage la tour, mais d’élargir la place, de faire de l’espace, de donner à chacun la possibilité de se réaliser soi-même, avec sa propre famille, et de s’ouvrir à la communion avec les autres. » Il faut « faire croître dans les personnes la dignité d’être des citoyens », promouvoir « la justice sociale, et donc le travail, les services, les opportunités », créer « d’innombrables initiatives avec lesquelles vivre le territoire et en prendre soin », éduquer « à la coresponsabilité », « construire des communautés où chacun se sente reconnu comme personne et citoyen, titulaire de droits et de devoirs, dans la logique indissoluble qui lie l’intérêt de l’individu et le bien commun. Car ce qui contribue au bien de tous concourt également au bien de l’individu. » Vis-à-vis des migrants et des réfugiés, en particulier, il importe d’encourager « toutes les initiatives qui promeuvent la culture de la rencontre, l’échange réciproque de richesses artistiques et culturelles, la connaissance des lieux des communautés d’origine des nouveaux arrivants ». Il faut garder « un cœur bon et grand […] dans lequel sauvegarder la passion pour le bien commun […] ; être proche de son peuple », familier, disponible, « toujours généreux et désintéressé dans le service du bien commun », prudent, courageux et tendre « pour s’approcher des plus faibles ».
Sans cette attitude permanente, le risque est grand de voir disparaître le bien commun au profit d’un intérêt général, d’un vivre-ensemble mal compris assuré par la loi des plus nombreux. A ce moment, une dictature subtile s’impose comme le souhaitait d’ailleurs ce prophète des temps modernes, Thomas Hobbes écrivant, non sans un brin de cynisme que « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »[16]
Et sur ce plan, la tâche est encore plus rude car « la difficulté ne porte pas tant sur le détail pratique de ces conditions, sur lesquelles tous s’accorderont (nourriture, vêtement, habitat, éducation, travail, etc.), mais sur les conditions politiques et économiques qui permettent aujourd’hui l’accomplissement de ces différentes conditions à une échelle universelle - comme conditions du bien commun universel. »[1]
Le P. Gaston Fessard a mis en évidence « le caractère humainement insoluble du bien commun universel » mais précisa : « A moins que l’impossible et le nécessaire à l’homme ne deviennent le libre et le possible pour Dieu »[2]. Le bien commun universel ne peut trouver de réponse qu’en Dieu, et plus précisément dans l’effet que produit la manifestation de Dieu en Jésus-Christ, par l’Esprit de charité, sur notre manière de vivre en société : « maintenant nous mettons en commun ce que nous possédons et le partageons avec quiconque est dans le besoin », « nous qui, à cause de leurs coutumes, n’admettions pas de gens d’une autre race à notre foyer, maintenant, après la manifestation du Christ, nous partageons avec eux le même genre de vie »[3]. Si la révélation chrétienne est un principe essentiel à l’évolution rationnelle de la société, c’est en vertu d’une catégorie spécifique du bien commun, que les chrétiens ont à charge d’incarner dans et pour le monde : le « Bien de la Communion ». »[4]
Comme en écho lointain, Benoît XVI maintient l’exigence : « Il faut travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle personnalisée et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[5]
C’est dire la responsabilité des chrétiens, en particulier des laïcs. Une fois encore, apparaissent radicalement indissociables l’évangélisation et l’action politique.
Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel vient à s’affadir, avec quoi le salera-t-on ?
[1]
Les chrétiens, on l’a compris, ont, dans le monde, une grave responsabilité.[2] Sans l’engagement des chrétiens ou l’incarnation de leurs principes, le monde n’ira pas mieux. Comme on le lit dans l’antique Lettre à Diognète[3]: « ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde ».[4] Il faudra que tôt ou tard l’on se rende compte que la laïcité dont beaucoup font de plus en plus de cas comme étant la voie royale du vivre-ensemble, « n’équivaut ni à la nature ni même à la liberté, elle les mutile. Elle ne peut répondre au désir humain le plus profond qui est celui de sa fin ultime, Dieu. »[5] Même un auteur-phare du monde libéral l’a reconnu: « Peut-être […] la civilisation occidentale souffre-t-elle en profondeur, en deçà des phénomènes socio-économiques, du déclin de ses (ou de sa) religions. »[6]
L’engagement des chrétiens pour le bien commun avec l’arsenal fourni par la DSE n’est d’ailleurs pas facultatif : « Cette dynamique de la charité et d’ouverture à la transcendance, qui est l’œuvre de l’Esprit, est au cœur de la prise de parole de l’Église. Elle ne peut pas ne pas annoncer ce qui la constitue. Elle peut être perçue dans son discours comme utopique quand ne cessent de l’emporter les égoïsmes et les violences de tous bords. Mais, en ignorant ou en minimisant cette exigence théologique, on méconnaîtrait le fondement de cette prise de parole qui est proclamation de foi, acte de fidélité en un Dieu qui nous a tout dit en son Fils. «[7] Et, comme il a été dit plus haut, aucun prétexte spirituel ne peut dispenser d’agir dans et sur le monde puisque « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[8].
Encore faut-il mobiliser des « augmentateurs », des « passeurs » dit, plus élégamment, Elena Lasida. Passeurs de vie, passeurs de sens, « libérateurs » qui libèrent l’envie de vivre et les capacités, « maîtres à penser » (sans être nécessairement des intellectuels mais qui développent une pensée propre, qui ne sont pas des marionnettes), « guetteurs d’aube » au milieu de la nuit, qui nous font passer de l’indépendance à l’interdépendance.[9]
Plus vite que tout autre, le chrétien devrait s’inscrire dans les rangs de ces « animateurs sociaux », créateurs de liens puisque le chrétien est censé savoir mieux que quiconque par quel lien fort, fondamental, préexistant, il est relié aux autres qui sont tous ses frères en Dieu et par Dieu. « L’avenir de l’humanité, écrit le pape François, n’est pas seulement entre les mains des politiciens, des grands dirigeants, des grandes sociétés » mais avant tout « entre les mains des hommes qui reconnaissent l’autre comme un individu, et eux-mêmes comme un élément du « nous ». »[10] Fils d’un Dieu Amour, appelés à l’amour.[11]
Comme nous l’avons déjà souligné précédemment, l’action « politique » des chrétiens ne doit pas se concevoir prioritairement au sein d’un parti « chrétien » qui appliquerait tous les principes de l’enseignement social de l’Église. C’est une belle utopie qui présida en Belgique en 2002 à la création du parti CDF (Chrétiens démocrates francophones, puis en 2007 Chrétiens démocrates fédéraux) qui fut dissous en 2013. Preuve qu’il n’exprimait les convictions que d’un nombre presque insignifiant de citoyens. Non seulement, avons-nous dit, un parti politique n’est pas indispensable mais, qui plus est, un parti chrétien n’est sans doute pas souhaitable dans la mesure où il risque de compromettre l’Église, qui doit être tout à tous, dans des options particulières alors qu’au niveau des programmes plusieurs solutions sont toujours possibles, étant saufs les principes fondamentaux incontournables.[12] Les rôles étant bien distincts, le risque de cléricalisme s’estompe.[13] L’Église a le droit et le devoir de parler lorsque le bien commun doit être défendu ou promu. Mais c’est aux laïcs que revient la tâche de s’engager concrètement d’autant plus que les chrétiens sont disséminés dans les différents secteurs de la société et aujourd’hui éparpillés dans divers partis. Que là où ils sont, ils fassent leur devoir : créer des liens, orienter, agir avec toujours en point de mire le bien commun. Recréer un tissu social qui inspirera des structures adaptées. Si jadis, il suffisait, théoriquement, que le prince fût chrétien, il n’en va plus de même aujourd’hui car la démocratie implique, en principe, l’ensemble du peuple. Comment espérer une politique , au sens large, chrétienne si le peuple ne l’est pas ? Ses représentants sont à son image…
Et c’est bien à tous les fidèles[14] que le Magistère de l’Église s’adresse avec insistance dès Rerum novarum : « Il faut, par des mesures promptes et efficaces, venir en aide aux hommes […] dans une situation d’infortune et de misère imméritées. […] Que chacun se mette sans délai à la part qui lui incombe de peur qu’en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave. »[15] De même, dans Quadragesimo anno : « Et assurément, c’est maintenant surtout qu’on a besoin de ces vaillants soldats du Christ qui, de toutes leurs forces, travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. »[16] Jean XXIII fut encore plus précis dans Mater et magistra : « Nous réaffirmons avant tout que la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie. Tout en observant avec satisfaction que dans divers instituts cette doctrine est déjà enseignée depuis longtemps, Nous insistons pour que l’on en étende l’enseignement dans des cours ordinaires, dans toutes les écoles catholiques à tous les degrés. Elle doit de plus être inscrite au programme d’instruction religieuse des paroisses et des groupements d’apostolat des laïcs ; elle doit être propagée par tous les moyens modernes de diffusion : presse quotidienne et périodique, ouvrages de vulgarisation ou à caractère scientifique, radiophonie, télévision. »[17] Jean-Paul II n’est pas en reste : « Je voudrais qu’on la [la DSE] fasse connaître et qu’on l’applique dans les pays où, après l’écroulement su socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se soucient donc pas d’y apporter maintenant les corrections qu’il faudrait. Quant aux pays du tiers-monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique situation du sous-développement qui s’aggrave chaque jour. »[18] Appel sans cesse répété avec insistance et toujours avec un sentiment d’urgence. Benoît XVI revenant sur l’appel lancé par Paul VI dans Populorum progressio, demandera qu’« on agisse avec courage et sans retard. Cette urgence est dictée aussi par l’amour dans la vérité. C’est la charité du Christ qui nous pousse: « Caritas Christi urget nos » ( 2 Co 5, 14). L’urgence n’est pas seulement inscrite dans les choses ; elle ne découle pas uniquement de la pression des événements et des problèmes, mais aussi de ce qui est proprement en jeu : la réalisation d’une authentique fraternité. »[19].
Distraitement apparemment.
Pie XI écrit dans Quadragesimo anno à propos de Rerum novarum: « Avec le temps […], des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’Encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives. » de même Jean-Paul II dans Centesimus annus déclare à propos de Rerum novarum : « Il faut reconnaître que l’annonce prophétique dont elle était porteuse n’a pas été complètement accueillie par les hommes de l’époque, et qu’à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites. » Pie XII, le 7 mai1949), revient sur la proposition faite par de Pie XI dans Quadragesimo anno, d’une organisation professionnelle « propre à triompher du libéralisme économique » et à établir une vraie économie sociale. Il constate que « cette partie de l’Encyclique semble malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu’on laisse échapper faute de les saisir à temps. » Gaudium et Spes, Octogesima adveniens, Populorum progressio, Laborem exercens, Centesimus annus, … Laudato si, autant de textes contestés ou suspectés : les papes sont, pour certains, de gauche, pour d’autres, de droite, contestables.
Tous les baptisés, à l’œuvre ![1]
L’Église, nous l’avons vu, a progressivement perçu l’importance des laïcs : ce sont les laïcs, en priorité, qui doivent se mobiliser non seulement ad intra mais surtout et prioritairement ad extra.[2] Ils sont les « apôtres premiers et immédiats » disait Pie XI ( QA). « Les fidèles, et plus précisément les laïcs, se trouvent aux premières lignes de la vie de l’Église ; par eux, l’Église est le principe vital de la société humaine. »[3]. A eux revient le « renouvellement chrétien de l’ordre temporel ».[4] François insiste encore : Lumen gentium et Gaudium et spes « situent les laïcs dans une vision d’ensemble du peuple de Dieu, auquel ils appartiennent autant que les religieux, et au sein duquel ils participent, à leur manière, à la fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ lui-même. » Les laïcs ne sont donc pas « des membres de second ordre au service de la hiérarchie » de l’Église, ni de « simples exécuteurs d’ordres venus d’en haut ». Au contraire, « en vertu de leur baptême et de leur présence dans le monde, ils sont appelés à animer de l’esprit de l’Évangile tout type d’environnement, chaque activité et chaque relation humaine. […] Personne mieux qu’eux ne peut accomplir la tâche essentielle d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. »[5]
Relisons Benoît XVI, 20 ans après Christifideles laïci : « Le monde dans le tissu de la vie familiale, professionnelle, sociale, est le lieu théologique, le domaine et le moyen de réalisation de leur vocation et de leur mission. Tout contexte, toute circonstance et toute activité où l’on s’attend à ce que puisse resplendir l’unité entre la foi et la vie est confié à la responsabilité des fidèles laïcs, mus par le désir de transmettre le don de la rencontre avec le Christ et la certitude de la dignité de la personne humaine. Il leur revient de prendre en charge le témoignage de la charité en particulier pour ceux qui sont les plus pauvres, qui souffrent et sont dans le besoin, ainsi que d’assumer tous les engagements chrétiens visant à édifier des conditions de justice et de paix toujours plus grandes dans la coexistence humaine, afin d’ouvrir de nouvelles frontières à l’Évangile ! Je demande donc au Conseil pontifical pour les laïcs de suivre avec une profonde attention pastorale la formation, le témoignage et la collaboration des fidèles laïcs dans les situations les plus diverses, où sont en jeu la qualité authentique de la vie dans la société. De manière particulière, je réaffirme la nécessité et l’urgence de la formation évangélique et de l’accompagnement pastoral d’une nouvelle génération de catholiques engagés dans la politique qui soient cohérents avec la foi qu’ils professent, qui aient de la rigueur morale, la capacité de jugement culturel, la compétence professionnelle et la passion du service pour le bien commun. »[1] « Les fidèles laïcs ont le devoir de travailler à un ordre social juste et leur formation à la doctrine sociale de l’Église est urgente. »[2]
Il serait contraire à l’essence même du message chrétien et, en particulier, de l’enseignement social de l’Église, d’attendre toujours d’« en-haut » le salut, d’espérer contre tout espoir que l’État, l’autorité, les structures, se convertissent et convertissent. La politique au sens large se vit d’abord au niveau des personnes, de la base, diraient certains. Le concile l’a nettement déclaré, au nom du principe de subsidiarité : Quant aux citoyens, individuellement ou en groupe, qu’ils évitent de conférer aux pouvoirs publics une trop grande puissance ; qu’ils ne s’adressent pas à eux d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, au risque d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux. » Et donc « Les gouvernants se garderont de faire obstacle aux associations familiales, sociales et culturelles, aux corps et institutions intermédiaires, ou d’empêcher leurs activités légitimes et efficaces ; qu’ils aiment plutôt les favoriser, dans l’ordre. » [3]
L’action politique doit donc commencer par le « bas ». Elle dépend des citoyens, de tous les citoyens et, pour la justice et bien commun qui sont les intérêts de tous, par les citoyens chrétiens.
« Ainsi, expliquait Paul VI, dans la diversité des situations, des fonctions, des organisations, chacun doit situer sa responsabilité et discerner, en conscience, les actions auxquelles il est appelé à participer. Mêlé à des courants divers où, à côté d’aspirations légitimes, se glissent des orientations plus ambigües, le chrétien doit opérer un tri vigilant et éviter de s’engager dans des collaborations inconditionnelles et contraires aux principes d’un véritable humanisme, même au nom de solidarités effectivement ressenties. S’il veut, en effet, jouer un rôle spécifique, comme chrétien en accord avec sa foi - rôle que les incroyants eux-mêmes attendent de lui-, il doit veiller, au sein de soin engagement actif, à élucider ses motivations, à dépasser les objectifs poursuivis dans une vue plus compréhensive qui évitera le danger des particularismes égoïstes et des totalitarismes oppresseurs. »[4]
Laïcs qui ont été baptisés et sont devenus prophètes, prêtres et rois, qui doivent donc annoncer Dieu, relier le monde à Dieu et porter le souci de la communauté ! Que sont-ils devenus ?
Il y a ceux qui ont été séduits par le libéralisme[1] ou une forme ou l’autre de socialisme[2], d’écologisme[3], portés par la mode ou dévoyés par intérêt.
Il y a ceux qui se laissent ballotter au gré des matraquages médiatiques, vulnérables à la pression sociale : chrétiens sans colonne vertébrale, paresseux, timorés, indifférents aux malheurs du monde même s’ils larmoient devant leurs écrans de télévision.
Il y a les chrétiens qui croient que l’aumône est le fin du fin de l’action sociale.[4]
Il y a les chrétiens surnaturalistes qui estiment que leur devoir premier et dernier est sauver leur âme, réfugiés dans les sacristies, les retraites, les récollections et les groupes de prière. [5] A côté d’eux, il y a les grands activistes qui estiment que leur engagement est tout à fait étranger au domaine de la foi qui doit rester enfouie dans le cœur[6] ou que l’action temporelle est le tout du message chrétien.[7]
Il y a les nostalgiques du temps où tout le monde aurait été chrétien, où l’ordre aurait régné,[8] désormais démobilisés et qui sont comme « l’Empire à la fin de la décadence qui regarde passer les grands barbares blancs »[9], amers, rancuniers, fatalistes, qui attendent la fin du monde ou le feu du Ciel.[10]
Il y a aussi les petits activistes, les abonnés au courrier des lecteurs, les amateurs de pétitions, de manifestations.[11]
Il y a ceux qui trouvent que leur curé est trop ceci, que le pape n’est pas assez cela, que l’évêque devrait… et attendent Jeanne d’Arc ou saint Benoît…
Il y a une foule de spectateurs, pensionnés, ignorants, sans responsabilités, victimes ou non de préjugés, du terrorisme intellectuel, de la peur de se singulariser.
Or, la foi, comme l’écrivait l’ancien archevêque de Strasbourg Joseph Doré, la foi est certes personnelle, communautaire, ecclésiale, caritative mais aussi sociale, missionnaire et même ministérielle.[12]
Comme l’écrivait Jean-Paul II, « aucun alibi spirituel » ne peut justifier l’inaction. Tout l’enseignement de l’Église est social. Benoît XVI a parlé des « conséquences sociales de la foi dans le Dieu Trinité ».[1] « Qui reçoit l’eucharistie ne peut rester indifférent à qui a faim. […] L’Église non seulement prie « donne-nous aujourd’hui… » mais à l’exemple de son Seigneur, s’engage par tous les moyens à multiplier les 5 pains et les 2 poissons à travers d’innombrables initiatives de promotion humaine et de partage afin que chacun reçoive ce dont il a besoin pour vivre. »[2] Et François a confirmé : « Le kérygme possède un contenu inévitablement social… »[3].
Que l’on parle de nouvelle évangélisation ou d’écologie intégrale, la conversion des personnes est nécessaire et, grâce à elle, une transformation de la conscience collective, des modes de comportements, des cultures et des structures est possible. La nouvelle évangélisation comme l’écologie intégrale restent inachevées sans une transformation en profondeur des attitudes collectives et des valeurs dominantes de la société. La foi peut et doit devenir culture pour être opérante et transformer toute la société. De proche en proche et jusqu’au plus lointain.
Dans ce mouvement, il y a un aspect négatif : la critique et la dénonciation de tout ce qui pèche contre l’homme. Mais il y a aussi un aspect positif qui est la diffusion, pas à pas, de l’enseignement social chrétien. Si cette doctrine a, comme disait Jean-Paul II, par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation, il faut un enseignement socio-théologique et un discernement politique allié à une analyse sociale.
Les chrétiens sont partout et leur rôle, leur mission, leur vocation[1] est d’abord d’animer chrétiennement leurs lieux de vie, famille, école, milieu social, professionnel, culturel, syndical, etc., en allant à la rencontre de l’autre, mus par le désir de susciter quelque bien commun. Résumant le vieux livre d’Etienne Gilson, Pour un ordre catholique[2], le P. Humbrecht relève ces quelques vérités : « si les catholiques exigent dans un pays qui ne veut plus être chrétien d’obtenir l’égalité, il leur faut s’obliger à la supériorité. S’ils veulent faire entendre leur voix, il leur revient de parler. S’ils désirent que certaines choses se fassent, ils doivent les faire. Sans attendre de motion de qui que ce soit, sans déléguer leur capacité d’action, mais en décidant d’imprimer un élan. […] Pour ce qui est de la sainteté, de la conversion, toutes les paroles de nos pasteurs sont prononcées pour nous mouvoir. pour nous lancer, laïcs, dans la vie sociale et politique, de même. la doctrine sociale de l’Église est là pour nous conduire. il suffit d’en prendre connaissance. En revanche, pour les mots d’ordre, des actions particulières, des engagements politiques, faut-il le répéter, c’est la vocation des laïcs d’y pourvoir, pas celle des clercs. […] Les laïcs sont dans le monde, ils sont le monde même. C’est à eux de le diriger selon ses lois propres. Les pasteurs ont une mission spirituelle. certes ce sont les pasteurs qui instruisent les laïcs, ce qui est à la fois naturel et ahurissant. Nous sommes encore dans la suppléance, entre deux époques. Un laïc se doit d’être instruit de sa foi et de sa mission. Il n’a pas à se déposséder du devoir (et du plaisir) d’y pourvoir par lui-même. »[3]
Tout cela est bien conforme à ce que Jean-Paul II enseignait : Il convient de redécouvrir le sens de la participation, en engageant davantage les citoyens dans la recherche de voies opportunes pour aller dans le sens d’une réalisation toujours plus satisfaisante du bien commun.
Dans un tel engagement, le chrétien se gardera de céder à la tentation de l’opposition violente, souvent source de grandes souffrances pour la communauté. Le dialogue reste l’instrument irremplaçable pour toute confrontation constructive, au sein même des États comme dans les relations internationales. Et qui pourrait assumer cette « charge » du dialogue mieux que l’homme politique chrétien qui, chaque jour, doit se confronter avec ce que le Christ a qualifié de « premier » des commandements, le commandement de l’amour ? »[4]
Déjà en 1988, le Saint-Père rappelait que « l’unité de la vie des fidèles laïcs est d’une importance extrême : ils doivent en effet se sanctifier dans la vie ordinaire, professionnelle et sociale. Afin qu’ils puissent répondre à leur vocation, les fidèles laïcs doivent donc considérer les activités de la vie quotidienne come une occasion d’union à Dieu e(t d’accomplissement de sa volonté, comme aussi de service envers les autres hommes. »[5]
Elle est nécessaire doctrinalement et politiquement.
L’homme est un être social, un être de relations et même s’il est « transcendant à l’histoire »[1], il subit l’influence de la société. Il a besoin de conditions particulières pour croître à l’image de Dieu. Le concile l’avait reconnu : « La civilisation moderne elle-même, non certes par son essence même, mais parce qu’elle se trouve trop engagée dans les réalités terrestres, peut rendre souvent plus difficile l’approche de Dieu. »[2] Et, cinquante ans plus tard l’on peut dire que le mal s’est aggravé sous l’emprise de l’individualisme, du relativisme et de l’athéisme croissant. d’autre part, il ne faut jamais oublier que la loi a un « office moral », un « office de pédagogue de la liberté. »[3] Et pour beaucoup, ce qui est légal est moral ou le devient.
A l’image du Christ, le chrétien, comme l’Église est au service de l’homme intégral. Il ne peut être indifférent ni à la société, ni à ses problèmes puisqu’il doit aimer ses frères comme lui-même ! Son rôle est d’« élargir le chemin », de le débroussailler. la tension vers les fins dernières, l’attente de la parousie du Christ, la vie spirituelle la plus intense ne peuvent constituer un prétexte pour se désintéresser des soucis du monde. C’est pourquoi, comme l’écrivait Jean-Paul II, « la « nouvelle évangélisation » dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j’ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l’annonce de la doctrine sociale de l’Église. »[4]
« L’ordre politique ne prépare pas à la foi. »[1] Nous sommes bien d’accord mais il peut lever les obstacles sur le chemin et même et même en faciliter l’accès dans la mesure où il s’établit dans le respect de la personne intégrale. Etienne Gilson employait une image qui me semble bien exprimer la nuance : « La cité des hommes ne peut s’élever, à l’ombre de la croix, que comme le faubourg de la Cité de Dieu. »[2]
Si l’action est nécessaire et urgente, elle est, bien sûr, relative dans la mesure où, si l’Église est dans le monde, le Royaume, dans sa plénitude, n’est pas de ce monde. Il ne s’agit pas, dans l’action, de perdre le fil de la vie chrétienne, son pourquoi, son pour quoi ou, mieux, son pour qui ! L’organisation du monde n’est pas le tout de la vie chrétienne. On ne peut s’abandonner totalement qu’à Dieu. C’est apparemment une faiblesse face à ceux qui se consacrent totalement au monde et qui semblent vainqueurs. Mais cette apparente faiblesse est la condition d’une force qui ne vient pas de nous. Rappelons-nous cet épisode de l’évangile[3] où avec cinq pains et deus poissons, Jésus parvint à nourrir une foule. Encore fallait-il apporter ces cinq pains et ces deux poissons. Ce sont nos efforts dérisoires mais encore faut-il y consentir !
Partout et par tous, selon leur état et leur fonction, en évitant la cléricalisation du laïcat qui confond les rôles ou, inversement, la laïcisation du laïcat qui sépare la foi et la vie et accepte que la foi soit reléguée dans la sphère privée.
Chacun doit agir selon son état.[1] Nous avons d’emblée beaucoup insisté sur le rôle politique irremplaçable des laïcs. Le clergé, qui n’a pas, à de rares exceptions près, à s’engager sur le terrain temporel, a tout de même un rôle « politique » parce que, il peut par les sacrements et en particulier par l’eucharistie, comme nous le verrons plus loin, forger une communauté. Il a aussi le devoir d’enseigner. Enfin, la prière a une influence sur le monde. On l’a dit et répété souvent : sans les contemplatifs, le monde irait certainement plus mal. mais « il n’appartient pas à un clerc de descendre dans l’arène. Moins les curés font de la politique, mieux celle-ci se porte. L’histoire l’a montré à chaque époque. »[2]
Même seul, on peut agir par le témoignage, l’exemple, le dialogue et la prière à condition de se convertir pour convertir et garder le but en vue. Fidèle à Dieu et à l’Église, loyal envers les autorités civiles, il est toujours possible d’agir, ne fût-ce que par la parole[1], avec patience, courage, humilité et optimisme, soucieux de toujours marier l’amour et le recherche de plus de justice. Au départ, une personne peut beaucoup comme nous l’avons vu dans l’entreprise : « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[2] : « Une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[3] Il ne faut donc pas attendre que d’autres s’engagent pour entreprendre. Très justement, le P. Th.-D. Humbrecht écrit : « Je maintiens que la politique est l’art du possible, et le possible commence par s’examiner soi-même. Je dis aussi qu’il ne faut pas déléguer ce que l’on pourrait faire soi-même. Déléguer, c’est croire qu’un autre fera ce qui me revient, par la naïveté d’un certain optimisme, surtout par l’illusion que des personnes sont quelque part en attente d’action. »[4]
Comme à chacun est reconnu le droit d’association, il ne faut certes pas négliger l’action concertée qui peut décupler l’influence et, en tout cas, permettre à chacun de trouver aide et réconfort au long de son chemin. L’idéal est une action solidaire, diverse, certes mais nourrie des mêmes principes et vécue dans la fraternité.[5] Même si l’action n’est pas concertée, entre associations, il est bon de garder le sens de l’unité dans la diversité.[6]
Des actions communes, positives, peuvent s’envisager avec des non-catholiques ou des non chrétiens. N’avons-nous pas en commun le même outil : la raison ? N’avons-nous pas en commun une valeur, un bien: l’homme ?
Nous en avons déjà parlé avec le P. Carrier qui s’était demandé comment inculturer l’enseignement social de l’Église. Le souci de l’inculturation n’est pas neuf dans l’Église. Les derniers souverains pontifes y ont été attentifs.[1] Il s’agit d’« une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines »[2]. « Par l’inculturation, l’Église incarne l’Évangile dans les diverses cultures et, en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté ; elle leur transmet ses valeurs, en assumant ce qu’il y a de bon dans ces cultures et en les renouvelant de l’intérieur. »[3] En illustration exemplaire, François évoque l’attitude de Paul à Athènes, la « ville remplie d’idoles ».[4] Il ne fuit pas, ne méprise pas mais s’adresse à ces païens en partant de ce qu’ils connaissent, de cet autel au « dieu inconnu » qu’il a vu dans la ville et de ce qu’ont dit certains de leurs auteurs. Certes, à la fin de son discours, Paul qui avait été écouté avec attention jusque là va susciter la moquerie en parlant de la mort et de la résurrection du Christ. Il n’empêche que quelques-uns « s’attachèrent et embrassèrent la foi ».
Pour François, la leçon est claire : il faut « apprendre à construire des ponts avec la culture, avec ceux qui ne croient pas ou qui ont un credo différent du nôtre. » Et il insiste : « toujours construire des ponts, toujours la main tendue, pas d’agression ». Autrement , être « pontife », « pontifex », c’est-à-dire celui qui construit (facere) des ponts (pons).[5]
Comme le P. Carrier l’indiquait, il n’est pas nécessaire, d’entamer le dialogue sur les questions ultimes et proclamer dès l’abord la résurrection du Christ. Il est toujours possible d’entamer la rencontre sur quelque valeur commune. Martin Steffens n’hésite pas à dire: « Apprenons […] à croire, non pas en Dieu d’abord, mais en la beauté et la bonté des êtres. »[6]
De son côté, le cardinal Danneels rappelait l’importance de la culture universaliste et de la philosophie en particulier.[7]
La culture, en définitive, est un chemin où nous pouvons rencontrer n’importe quel homme mais un chemin qui nous invite à avancer pas à pas vers l’essentiel et sans le perdre de vue[8]. Comme l’écrit Jean-Paul II : « Le chemin à parcourir est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu’en raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et prolongent les situations actuelles d’injustice dans le monde. Mais, comme l’histoire et l’expérience de chacun l’enseignent, il n’est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler « culturelles », c’est-à-dire liées à certaines conceptions de l’homme, de la société et du monde. En réalité, au cœur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s’accomplit dans le sens religieux. »[9]
[1]
Humble parce que nous sommes pauvres, peu instruits, dans une position sociale sans grandes responsabilités et que, vu le petit nombre de nos relations, notre rayonnement est forcément limité. Cette petitesse ne nous dispense pas pour autant, pas à pas, de tenir notre engagement de baptême et de confirmation dans le cadre restreint ou même étriqué de notre vie. Et si nous sommes, au contraire, un homme en vue, au carnet d’adresses bien rempli, à un poste important, jouissant d’un large rayonnement voire d’une certaine puissance, nous sommes invités à l’humilié : « plus vous êtes puissant, dit François, plus vos actions auront des conséquences sur les hommes, plus vous devez agir avec humilité. […] Si vous ne le faites pas, votre pouvoir vous détruira, vous, mais aussi l’autre. »[2]
Une action humble, persévérante, patiente donc. Un action qui, comme l’écrivait François, privilégie le temps plutôt que l’espace. Pour Jacques Maritain, »…les moyens de patience et de souffrance volontaire […] sont par excellence les moyens de l’amour et de la vérité. » « Tout cela suppose à vrai dire une sorte de « renversement copernicien » dans la conception de l’activité politique ; ne pas se contenter d’agir dans cet ordre selon le style du monde pour obtenir du monde des mécanismes extérieurement et apparemment chrétiens, mais commencer par soi-même, commencer par penser, vivre, agir soi-même politiquement selon le style chrétien, pour porter au monde une vie intrinsèquement chrétienne. »[3] L’auteur ajoutait : « Il se pourrait que tout l’effort des chrétiens dans l’ordre temporel doive se borner à rendre moins mauvais des régimes de civilisation configurés sur Béhémoth ou Léviathan plutôt que sur la personne humaine. Il se pourrait que la communauté chrétienne, après avoir eu pour condition d’être persécutée par les païens, puis de persécuter les hérétiques, soit encore et de nouveau dans la condition d’être persécutée. Il lui resterait d’attester, au milieu des vicissitudes de l’histoire, que tout ce qui n’est pas l’amour sombrera.
Et d’autre part, si, comme nous le croyons, un épanouissement temporel chrétien plénier (dans les conditions d’imperfection et de déficience propres à la vie d’ici-bas) est promis à la période historique qui suivra la liquidation de l’humanisme anthropocentrique, il sera bien le fruit de tout le travail obscur qui aura été fait dans ce sens, et qu’il est demandé aux chrétiens de ce temps de poursuivre avec une saine énergie et avec une grande patience. N’est-ce pas une proposition connue de soi, ou de par la seule inspection de ses termes, qu’à la fin c’est le plus patient qui vaincra ».[4] Maritain invitait à s’inspirer des « maîtres forestiers [qui] travaillent pour un état futur de la forêt calculé avec précision, mais que leurs yeux ni ceux de leurs enfants ne verront. »[5]
Un homme politique agnostique ou incroyant confirmait cette vision : « Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer. Il faut semer patiemment les graines, arroser avec assiduité la terre où elles sont semées et accorder aux plantes le temps qui leur est propre. On ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour. Si les hommes politiques et les citoyens apprennent à attendre dans le meilleur sens du mot, manifestant ainsi leur estime pour l’ordre intrinsèque des choses et ses insondables profondeurs, s’ils comprennent que toute chose dispose de son temps dans ce monde et que l’important, au-delà de ce qu’ils espèrent de la part du monde et de l’Histoire, c’est aussi de savoir ce qu’espèrent le monde et l’Histoire à leur tour, alors l’humanité ne peut pas finir aussi mal que nous l’imaginons parfois. »[6]. Et le même rappelait le « butterfly effect » : « C’est la certitude que des phénomènes dans le monde sont liés entre eux de telle façon que le mouvement, même léger et relativement sans importance, des ailes d’un papillon à un endroit précis de la planète, peut provoquer un typhon à un autre endroit éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Je crois qu’en politique, il faut prendre au sérieux ce phénomène. Il ne faut pas croire que nos actes quotidiens qui semblent microscopiques en comparaison avec les problèmes gigantesques du monde actuel, restent sans importance. »[7]
S’il est inutile d’insister sur la non-violence[8], l’empathie, l’accueil, l’écoute respectueuse, comme on vient de le voir chez Paul[9], l’évocation de la prudence demande quelques éclaircissements. Trop souvent, dans le langage courant, l’homme prudent est un timoré, pusillanime, qui ne prend aucun risque, qui craint de se tromper, de déplaire, qui reste neutre dans les débats. Tout le contraire de l’homme d’action ! Mais le dictionnaire prend la peine de nous indiquer le sens premier de la prudence, sens qu’il qualifie de « vieilli » et que Paul Robert va chercher chez Antoine Furetière qui définit la prudence comme « La première des vertus cardinales, qui enseigne à bien conduire sa vie et ses mœurs, ses discours et ses actions selon la droite raison ».[10]
Sous la plume d’Aristote[11], on se rend compte que la prudence (φρόνησις) est une qualité précieuse, une vertu indispensable. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. »[12]
Jacques Etienne commente ainsi cette citation et son contexte : « Le prudent […] est celui qui délibère convenablement au sujet de ce qui lui est utile, qui discerne l’agir dont la valeur n’est pas relative à un objet limité mais qui assure une vie pleinement bonne. Il cherche et découvre les actions qui lui permettront, non d’être riche ou puissant, mais de bien vivre au sens absolu du terme, de parvenir par lui-même à la réussite essentielle au lieu de l’attendre de la Fortune, c’est-à-dire de circonstances extérieures toujours précaires. »[13]
Marie-Christine Granjon développe davantage : « La prudence est une manière d’être et de se conduire. Ce sont des hommes de la trempe de Périclès qui permettent de définir la prudence : « Disposition accompagnée de raison juste, tournée vers l’action et concernant ce qui est bien et mal pour l’homme ». Périclès le prudent (phronimos) par excellence, conduit les affaires de la cité avec autant de compétence et d’à-propos qu’il gère ses affaires domestiques. Il fait coïncider bien privé et bien public. Homme d’action, il est celui qui est capable de prendre une décision appropriée après une « délibération bien conduite ». Il doit posséder une expérience et être capable d’en tirer profit malgré les circonstances changeantes, toujours particulières. Aussi, les « gens d’expérience » sont-ils mieux armés que les esprits purement spéculatifs pour exercer la prudence, science organisatrice de l’action. Le phronomos ne saurait être un aventurier sans scrupules, prêt à utiliser tous les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit. Certes il doit posséder une habileté, mais « si le but est honnête, cette habileté est digne d’éloges ; dans le cas contraire, elle est une coquinerie ». En somme, pour Aristote : « Il n’est pas possible d’être, à proprement parler, homme de bien sans prudence, non plus que d’être prudent sans vertu morale… Cette dernière fixe la fin suprême ; la prudence, elle, nous fait employer les moyens susceptibles d’atteindre cette fin ».[14]
On comprend mieux pourquoi saint Thomas[15] n’hésite pas à écrire que la prudence est « la vertu la plus nécessaire à la vie totale de l’homme »[16]. Nécessaire à la recherche du bien commun comme le souligne le catéchisme : « Le bien commun intéresse la vie de tous. il réclame la prudence de la part de chacun, et plus encore de la part de ceux qui exercent la charge de l’autorité. »[17] « La vertu par excellence du gouvernant est la prudence, par laquelle sa raison choisit les moyens les plus appropriés à la fin poursuivie. »[18] C’est bien la pensée de Thomas : « La raison droite juge que le bien commun est meilleur que le bien d’un seul, parce qu’il appartient à la prudence de bien délibérer, juger et commander en ce qui concerne les voies conduisant à la fin requise, il est manifeste que la prudence ne regarde pas seulement le bien privé d’un seul homme, mais encore le bien commun de la multitude. »[19]
Si Aristote prend comme modèle Périclès, le philosophe thomiste Marcel De Corte cite saint Louis déclarant à son ami Sorbon : « je voudrais bien avoir le renom de Prud’homme, mais que je le fusse. Quant à tout le reste, je vous l’abandonne. Car Prud’homme est si grande chose, que même au nommer, elle emplit la bouche. »[20]
Gil Delannoi résume ainsi la portée de la prudence : « Sans prudence, la morale est inopérante. Sans morale, la prudence dégénère en habileté ».[21]
En somme, la prudence, pourrait-on dire en résumé, est la vertu « politique » par excellence qui m’entraîne à discerner, avec ma raison[22], ce qu’ici et maintenant[23] je peux faire de bien. « Nul ne peut agir sans la vertu de prudence, écrit Th.-D. Humbrecht. Comme toutes les vertus, la prudence est un acte de la raison présidant à l’action »[24] mais toujours en vue du bien.[25]
Ne retrouve-t-on pas le « voir, juger, agir » développé précédemment ?
Comme dit et répété dès le départ, clercs et religieux n’ont pas, sauf dans certains cas particuliers évoqués, de responsabilité directe dans l’animation de l’ordre temporel. Mais tout indirect qu’il soit, leur rôle est éminent, indispensable et irremplaçable : celui d’enseigner et de soutenir le laïcat. Lui rappeler sa mission essentielle, lui enseigner la doctrine sociale, l’inviter à une vie spirituelle intense et le soutenir spirituellement grâce aux sacrements et en particulier par l’eucharistie qui, incontestablement, possède une force politique.
Le cardinal Henri Schwery rappelle que « le dimanche a été imposé à L’Europe par l’histoire. Son origine est spécifiquement chrétienne : le jour consacré au Seigneur n’est plus le septième jour, mais le premier jour de la semaine. Le jour où la plus terrible énigme naturelle, la mort, a été vaincue par la Résurrection de jésus. En elle se fonde notre espérance, et sans elle notre foi serait vaine, vide, absurde. (cf. 1 Co 15, 14). » Il précise que
« l’espérance n’est pas seulement orientée vers Dieu comme objet ultime, définitif dans l’au-delà. Elle l’est précisément parce qu’elle s’enracine dès ici-bas en lui, comme source et nourriture. Il faut donc cultiver le « mémorial » du Christ. A commencer par le mémorial par excellence, la célébration de l’Eucharistie. » Ce « mémorial » n’est pas une simple invitation à nous souvenir mais aussi et surtout une « actualisation, c’est-à-dire une proclamation des événements de sorte que ceux-ci deviennent présents et actuels. »[1]
Benoît XVI a expliqué cette « actualisation », une réalité trop méconnue, en mettant en évidence les implications sociales du mystère eucharistique.[2]
L’eucharistie nous rend missionnaires : « nous ne pouvons nous approcher de la Table eucharistique sans nous laisser entraîner dans le mouvement de la mission qui, prenant naissance dans le cœur de dieu, veut rejoindre tous les hommes. »[3] Nous acquérons un dynamisme qui nous pousse à témoigner, à la limite, jusqu’au martyre[4], que Jésus est l’unique Sauveur : « cela évitera de réduire à un aspect purement sociologique l’œuvre déterminante de promotion humaine, qui est toujours impliquée dans tout processus authentique d’évangélisation. »[5]. En communiant au Corps et au Sang du Christ, nous sommes invités « à être, avec Jésus, pain rompu pour la vie du monde » c’est-à-dire à nous « engager pour un monde plus juste et plus fraternel. »[6] « Par le mémorial de son sacrifice, il renforce la communion entre les frères et, en particulier, il pousse ceux qui sont en conflit à hâter leur réconciliation en s’ouvrant au dialogue et à l’engagement pour la justice. Il est hors de doute que la restauration de la justice, la réconciliation et le pardon sont des conditions pour bâtir une paix véritable.[7] De cette conscience naît la volonté de transformer aussi les structures injustes pour restaurer le respect de la dignité de l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est au moyen du développement concret de cette responsabilité que l’Eucharistie devient dans la vie ce qu’elle signifie dans la célébration. »[8] Communier au Corps du Christ n’est donc pas un geste anodin mais un geste lourd de conséquences : « Celui qui participe à l’Eucharistie doit en effet s’engager à construire la paix dans notre monde marqué par beaucoup de violences et de guerres, et aujourd’hui de façon particulière, par le terrorisme, la corruption économique et l’exploitation sexuelle ».[9] « C’est précisément en vertu du Mystère que nous célébrons qu’il nous faut dénoncer les situations qui sont en opposition avec la dignité de l’homme, pour lequel le Christ a versé son sang, affirmant ainsi la haute valeur de toute personne. »[10]« La nourriture de la vérité nous pousse à dénoncer les situations indignes de l’homme, dans lesquelles on meurt par manque de nourriture en raison de l’injustice et de l’exploitation, et elle nous donne des forces et un courage renouvelés pour travailler sans répit à l’édification de la civilisation de l’amour. »[11] « Le mystère de l’Eucharistie nous rend aptes et nous pousse à un engagement courageux dans les structures de notre monde, pour y apporter la nouveauté de relations qui a sa source inépuisable dans le don de Dieu. »[12] « Enfin, pour développer une spiritualité eucharistique profonde, capable aussi de peser significativement sur le tissu social, il est nécessaire que le peuple chrétien, qui rend grâce par l’Eucharistie, ait conscience de le faire au nom de la création tout entière, aspirant ainsi à la sanctification du monde et travaillant intensément à cette fin. » [13]
L’eucharistie est aussi, comme nous allons le voir, fondement de notre espérance.
Abraham, ayant persévéré, vit s’accomplir la promesse.
À regarder l’état du monde, il y a de quoi désespérer. Nous avons déjà dénoncé l’action délétère de l’hédonisme, du relativisme, de l’individualisme. Nous sommes confrontés chaque jour au spectacle ou aux ravages de la guerre, du terrorisme, du chômage. La mort imprègne notre culture déchristianisée : l’avortement, l’euthanasie sont devenus des actes banals. Le mariage est devenu aussi caduc que la différence des sexes. La nature elle-même dépérit par notre volonté de puissance et notre gourmandise. L’acte politique se déshumanise[1], se gangrène sous l’assaut coups du népotisme, de la corruption, du populisme, du nationalisme. Les peuples semblent de plus en plus ingouvernables non seulement parce que les opinions s’éparpillent mais aussi parce que l’acte politique le plus insignifiant ou le plus nécessaire risque de susciter l’indignation, la colère, la révolte. Tout pouvoir est susceptible d’être contesté, celui des parents, des enseignants, des juges, des patrons, des représentants démocratiquement élus.
L’état de l’Église n’est pas plus réconfortant avec ses représentants, indignes, scandaleux, abuseurs. Elle est secouée aussi par les dissensions. Ses fidèles sont la cible préférée des intolérants et des fanatiques de tous bords.
Face à ce bouillonnement inquiétant, la tentation est forte de se replier sur soi, sur ses amis, sa famille, de claquemurer nos logis et nos sacristies et de nous abstraire de ce tohu-bohu.
Me sauver, sauver les miens, voilà l’essentiel. qu’ai-je à faire de ce monde qui passera de toute façon ?
L’Église prêche une doctrine sociale que tout contredit A quoi bon entretenir cette utopie, à quoi bon nous tenter de nous culpabiliser pour tenter de nous pousser à un combat perdu d’avance ?
L’Église - pour se donner bonne conscience ?- veut-elle nous arrimer à une utopie ?
Voilà la question que le lecteur, au terme de cette réflexion, se pose peut-être. N’est-il pas utopique de penser pouvoir « changer les choses » ? Fondamentalement, les principes sociaux chrétiens ont-ils quelque chance d’être entendus dans un monde livré, au mieux, au pragmatisme, et à tous les maux répertoriés plus haut ? qu’espérer en dehors d’un parti politique qui miraculeusement prendrait en main notre destin, sans un « prince » salvateur », homme providentiel, que Dieu nous enverrait ?
Dans le langage courant, le mot « utopie » désigne un idéal, une vue politique ou sociale « qui ne tient pas compte de la réalité et apparaît comme chimérique », une « conception ou projet qui paraît irréalisable »[1]. On se souvient des critiques de Marx contre certaines formes utopiques de socialisme et même de communisme comme celles de Saint-Simon[2], d’Owen[3] ou encore de Fourier[4]. Friedrich Engels publiera en 1880 Socialisme utopique et socialisme scientifique[5] livre composé d’extraits de l’Anti-Dühring (1878) où l’auteur oppose évidemment le socialisme scientifique au socialisme utopique. Pour ces auteurs, les utopies sont « des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui. »[6] Il n’empêche que le marxisme lui-même est considéré par beaucoup comme une utopie et un spécialiste de la pensée de Marx ; Henri Maler, ne le nie pas. Ce que Marx considère comme proprement utopique et condamnable chez ses prédécesseurs et de certains contemporains socialistes et communistes, c’est le moralisme et le volontarisme. Mais on peut détecter chez lui la « persistance d’une utopie mal démise » qui se fonde « sur l’insistance [dans son œuvre] d’une utopie promise. » Et si « le vocable d’utopie » est mouvant et même source de contradictions, « l’abandonner, c’est abandonner le combat dont il est l’enjeu ». En conclusion, Henri Maler se risque à dire que « l’utopie - le communisme - n’a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal. »
Selon cet auteur, l’utopie « ne serait pas un mirage, mais une stratégie de transformation du réel. »[7]
Toujours à propos de Marx, un autre spécialiste[8] estime aussi que Marx, loin « d’éliminer la force critique de l’utopie cherche à la conserver en écartant les faiblesses de l’utopisme. » Autrement dit, une utopie pourrait être mobilisatrice. Dans le même sens, d’autres auteurs distinguent utopie chimérique et utopie transformatrice et suggèrent, dans ce cas d’éviter l’adjectif « utopique » jugé péjoratif et de le remplacer par le néologisme : « utopien ».[9]
Paul Ricoeur[10] est bien conscient que l’utopie peut « n’être qu’une fuite du réel, une sorte de science-fiction appliquée à la politique », qu’elle « nous fait faire un saut dans l’ailleurs, avec tous les risques d’un discours fou et éventuellement sanguinaire » et que « la mentalité utopique s’accompagne d’un mépris pour la logique de l’action et d’une incapacité foncière à désigner le premier pas qu’il faudrait faire en direction de sa réalisation à partir du réel existant ». Mais, en réfléchissant à « la fonction sociale de l’imaginaire collectif » et cherchant à montrer les « corrélations profondes » entre l’idéologie et l’utopie, il découvre qu’« imaginer le non lieu[11], c’est maintenir ouvert le champ du possible » et qu’« il semble […] que nous ayons besoin de l’utopie dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs radical, pour mener à bien une critique également radicale des idéologies. » En définitive, le mot « utopie » est devenu l’arme de défense de tout ordre établi contre ce qui le menace: « est, à la limite, utopique tout ce qui, pour les représentants d’un ordre donné, est tenu à la fois comme dangereux pour l’ordre et irréalisable dans n’importe quel ordre. »
Jacques Maritain[12], dans son projet politique, proposait d’utiliser un tout autre vocabulaire. Se référant, notamment à Thomas More et quelques autres, utopie, pour lui, est « un être de raison, isolé de toute existence datée, et de tout climat historique particulier, exprimant un maximum absolu de perfection sociale et politique, et de l’architecture duquel le détail imaginaire est poussé aussi loin que possible, puisqu’il s’agit d’un modèle fictif proposé à l’esprit à la place de la réalité. » Même s’il reconnaît « l’importance que la phase dite utopique du socialisme a eue pour le développement ultérieur de celui-ci », il préfère, dans le cadre de sa philosophie chrétienne de la culture, parler d’« idéal historique concret ». Cet idéal historique concret n’est pas « un être de raison, mais une essence idéale réalisable (plus ou moins difficilement, plus ou moins imparfaitement, c’est une autre affaire, et non comme œuvre faite, mais comme œuvre se faisant), une essence capable d’existence et appelant l’existence pour un climat historique donné, répondant par suite à un maximum relatif (relatif à ce climat historique) de perfection sociale et politique, et présentant seulement - précisément parce qu’elle implique un ordre effectif à l’existence concrète, - les lignes de force et les ébauches ultérieurement déterminables d’une réalité future. » Autrement dit, l’idéal historique concret est, d’une manière générale, « une image prospective signifiant le type particulier, le type spécifique de civilisation auquel tend un certain âge historique. »[13] Autrement dit encore, l’idéal historique concret permet « de préparer des réalisations temporelles futures »[14] sans recourir à l’utopie et sans passer par une phase semblable à celle qu’a connue le socialisme. Ainsi, la « nouvelle chrétienté »[15] qu’il espère n’a rien d’une utopie puisqu’« une utopie est […] un modèle à réaliser comme terme et comme point de repos,- et elle est irréalisable. Un idéal historique concret est une image dynamique à réaliser comme mouvement et comme ligne de force, et c’est à ce titre même qu’il est réalisable. »[16]
Cette perspective rejoint ce que disait François Schuiten cité au début de cet ouvrage : l’utopie, dans le bon sens du terme que nous pouvons donc remplacer par idéal historique concret, est « un possible qui n’a pas encore été expérimenté ».
L’utopie, considérée comme un idéal historique concret, peut donc jouer un rôle positif dans la mobilisation des consciences et des volontés. Le P. A. Thomasset ne craint pas d’écrire que « les religions, dont la tradition chrétienne, jouent […] un rôle utopique, au vrai sens du terme, en fournissant un imaginaire de convocation et de mobilisation qui oriente les énergies vers la construction sociale, et pour les chrétiens dans l’espérance du Royaume. A ce titre, l’Église est amenée à intervenir dans les débats de société, en proposant des perspectives à long terme, en interrogeant sur le sens ultime des actions, en rappelant les exigences éthiques d’une vie en commun telle qu’elle peut être considérée dans le projet de la Création et du Salut en Jésus-Christ. »[17]
On conçoit volontiers que ce rôle de « veilleur »[18], de « prophète » est dévolu principalement à l’Église enseignante.
Mais qu’en est-il des laïcs engagés ? On l’a compris, leur rôle ne consiste pas simplement à parler, contester, témoigner. qu’en est-il de l’agir ? Quelle peut être leur espérance ?
Jacques Maritain s’insurge. Certes, devant l’état du monde, on peut être tenté d’abandonner tout engagement temporel et de se replier « sur le terrain strictement limité de la défense temporelle des intérêts religieux et des libertés religieuses, quoi qu’il en soit du reste. Une telle activité est indispensable à coup sûr, elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Elle requiert impérieusement le chrétien, il ne doit pas s’y replier. » Aussitôt il ajoute, à l’instar des souverains pontifes, que le chrétien « ne doit être absent d’aucun domaine de l’agir humain, il est requis partout. Il lui faut travailler à la fois - en tant que chrétien - sur le plan de l’action religieuse (indirectement politique), et, - en tant que membre de la communauté spirituelle, - sur le plan de l’action proprement et directement temporelle et politique. »[1]
Autre repli qui n’est pas rare : c’est la nostalgie d’une époque où tout, pense-t-on, était différent. Ce repli sur le passé est paralysant c’est pourquoi aussi bien le philosophe que le cardinal nous invitent à plutôt regarder vers l’avenir. Il faut faire notre deuil du « bon vieux temps » qui, si l’on y regarde de plus près, n’a jamais été vraiment bon. Faire notre deuil de cette « chrétienté » dont rêvent encore quelques-uns et qui aurait été une société temporelle non pas pleinement idéale mais largement satisfaisante. Le cardinal Schwery nous conseille de « ne pas cultiver la nostalgie, ni sacraliser des expériences qui furent bonnes et fécondes »[2] « Il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ».[3]
S’arrêtant à ce concept de « chrétienté », Jacques Maritain considère que ce mot, pour lui, « désigne un certain régime commun temporel dont les structures portent, à des degrés et selon des modes fort variables du reste, l’empreinte de la conception chrétienne de la vie. » [4] Ceci étant défini, les chrétiens peuvent projeter d’établir une nouvelle chrétienté mais son avenir, dit-il, « dépend avant tout de la réalisation intérieure et plénière d’une certaine vocation profane chrétienne dans un certain nombre de cœurs »[5] Nous voilà donc renvoyés à notre responsabilité. Cette réalisation dépend de nous mais, de toute façon, elle ne reproduira pas le passé. Elle ne peut, dans les deux sens du verbe, le reproduire : « Il y a pour nous à imaginer un type de chrétienté spécifiquement distinct du type médiéval et commandé par un autre idéal historique que celui du Saint Empire »[6]. Ainsi, dans une société pluraliste telle que la nôtre, qui prône l’autonomie du temporel, il faut défendre « une conception chrétienne de l’État profane ou laïque »[7] Et Maritain de « rappeler à ce propos les déclarations faites par le cardinal Manning[8] à Gladstone[9] il y a une soixantaine d’années: « Si, demain, les catholiques étaient au pouvoir en Angleterre, pas une pénalité ne serait proposée, ni l’ombre d’une contrainte projetée sur la croyance d’un homme. Nous voulons que tous adhèrent pleinement à la vérité, mais une foi contrainte est une hypocrisie haïe de Dieu et des hommes. Si demain, les catholiques étaient, dans les royaumes d’Angleterre, la « race impériale », ils n’useraient pas de leur pouvoir politique pour troubler la situation religieuse héréditairement divisée de notre peuple. Nous ne fermerons pas une église, pas un collège, pas une école. Nos adversaires auraient les mêmes libertés dont nous jouissons comme minorité. »[10]
Quoi qu’il en soit, « nous avons à marcher »[11], écrit le cardinal Schwery, à « nous concentrer sur les brebis en désespoir et faire notre deuil du terrain perdu. » [12] Sans peur, sans désespérer car ne peut-on penser que la déchristianisation sur laquelle nous gémissons, a été annoncée depuis longtemps ? « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » se demandait Jésus lui-même.[13]
Mettons-nous en marche ! Comme disait l’ancien évêque d’Innsbruck Mgr Reinhold Stecher dans un langage très imagé : « L’Église n’est ni une boutique de mode spirituelle, ni un magasin d’antiquités, mais le peuple de Dieu en marche vers le Seigneur. »[14] Ne sommes-nous pas des fils d’Abraham ? L’injonction qu’il a entendue ne s’adresse-t-elle pas à nous aussi ? « Va, quitte ton pays »[15]. Que signifie être fidèle sinon, « forcément mourir un peu, parfois mourir beaucoup à soi-même, à ses idées, à ses projets personnels, à son milieu culturel local, etc.. »[16] Quitter sa tanière, sa sacristie, sa forteresse, sa nostalgie, et même ses rêves pour, devant le désarroi de la société « exercer la miséricorde »[17], face à toutes les pauvretés : « Il y a les privés de nourriture, d’argent, de travail, de domicile, privés d’estime et de respect, privés de justice, privés de formation, privés de parents, privés d’enfants, privés de sécurité… Paradoxalement, ceux qui se croient nantis, les voilà souvent privés : privés de bon sens, privés de pudeur, privés d’idéal et de générosité, privés de sens éthique et moral, privés de bonheur profond, privés de fidélité, privés de transcendance. » [18]
Le cardinal insiste : « …nous devons être réalistes : Jésus n’a pas choisi de nous retirer du monde, mais de nous envoyer en mission dans ce monde - tel qu’il est, et non tel que nous l’aurions rêvé. Notre mission consiste à rayonner les raisons d’espérer, donc à vivre dans la charité divine, puisque le mot « théologal » signifie « qui a Dieu pour objet ». Face à l’avenir, seule la vertu d’espérance donne une perspective « théologale ». »[19]
Quelle force peut nous inciter à marcher, à nous guider, à nous affermir, sinon l’espérance ?
N’oublions pas qu’il ne s’agit pas simplement de faire barrage à une grande dissolution mais d’« exercer la miséricorde » comme il a été dit, d’aller à la rencontre de toutes les pauvretés pour, à notre mesure, les combattre et rendre le monde un peu plus conforme au Royaume.[20]
Dans son Discours de Suède, Albert Camus déclarait : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. mais sa tache est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. »[1]
Empêcher que le monde se défasse, restaurer une vraie paix, réconcilier travail et culture, refaire une arche d’alliance avec tous les hommes, tâche immense à laquelle il vaut la peine de se sacrifier ! Noble perspective, certes mais, une fois encore, où trouver énergie et assurance pour ainsi cheminer sans être sûr d’arriver ?[2] Dans un volontarisme stoïcien aussi rare peut-être qu’un écrivain aussi honnête intellectuellement que l’auteur de La peste ?[3]
A. Thomasset[4] n’hésite pas à écrire que « l’espérance est aussi une expérience commune, constitutive de l’existence humaine authentique ». dans la mesure où nous sommes tous des êtres de désir, l’espérance « est toujours présente dans toute relation sociale authentique. Mais aussi, mystérieusement, dans toute institution créée pour améliorer la vie et visant le bien commun. » L’éducation n’en est-elle pas un bel exemple de même que les institutions et organisations sociales ?
Même si le portrait du monde brossé par Camus paraît sombre, il esquisse un chemin possible de salut. Il y a là une marque d’espérance liée à la certitude de la liberté[5], l’ouverture d’un possible. Camus parle d’une « course folle » qui peut être mortelle mais qui est tentative d’échapper à un monde où la mort est certaine, à un monde de mort. La sagesse, le bon sens, voudrait que l’on se contente de ce que l’on a, que l’on accepte la finitude du monde, que l’on fasse éventuellement le gros dos face à l’adversité. L’espérance « représente le contraire même de la sagesse »[6], elle est ouverture au monde, à la nouveauté, elle est refus de la sédentarité, de l’enfermement, de l’acceptation, du renoncement. Elle est « révolutionnaire »[7]. Espérer, c’est croire, malgré tout. Et comme le montre Camus sans la nommer, « elle est ce qui permet de recommencer à vivre quand tombent les grandes catastrophes de la perversion humaine. »[8] Chantal Delsol pose la question : « à qui peut-on se fier en l’absence de Dieu ? » A qui se fie Camus ? En qui a-t-il confiance ? Chantal Delsol répond à sa place : l’humanité : « l’espérance se donne comme promesse de nos capacités. »[9]
[1]
L’Ancien testament a brisé le destin, fatum, moira, qui pesait sur les cultures. Comme l’écrit Chantal Delsol, « l’irruption de la transcendance dans le monde clos de l’immanence fait émerger en même temps la liberté humaine. »[2] Et avec la liberté, l’espérance possible mais fragile, incertaine comme on le constate aujourd’hui où les hommes préfèrent la connaissance et la certitude par peur de l’échec. Ils souhaitent une vie sans risque, désengagée et préfèrent le bonheur matériel à la recherche de sens. Ainsi, leur liberté s’étouffe ou se corrompt en licence.
Quelle force donc pourra solidifier l’espérance sinon le Christ ?
Les pontifes qui, depuis Léon XIII, rappellent sans cesse la nécessité et l’urgence d’un engagement laïc dans la société, vivent l’espérance que le Christ a offerte au monde. Paul a développé une vraie théologie de l’espérance devenue vertu théologale.[3] C’est cette vertu qui donne au chrétien la force et la raison de marcher en dépit de tous les obstacles.
qu’espère le chrétien ? Le salut qui le débarrassera des finitudes et des malheurs en lui procurant le bonheur de participer à la gloire de Dieu. Il espère l’avènement plénier du Royaume de Dieu, déjà présent mais inachevé et le restera jusqu’au retour du Christ qu’il espère et qui signifiera la victoire définitive sur la mort.
Ainsi présentée, cette espérance chrétienne peut encore faire problème. Jean-Louis Brugès estime qu’« elle dévalue le présent au profit du futur : comment un être qui ne se saisirait que dans le présent, éviterait-il de douter d’elle, et même de la redouter ? Elle relativise le monde où nous évoluons, en invitant à regarder la « patrie d’en-haut » : comment ce monde ne protesterait-il pas contre un tel évidage ? »[4] Espérer Dieu et en Dieu renvoie le monde en arrière-plan de notre pèlerinage vers le Père. Autrement dit, l’espérance chrétienne n’est-elle pas démobilisante ?
A. Thomasset n’hésite pourtant pas à dire qu’elle « est peut-être la vertu la plus nécessaire dans temps d’incertitude, de doute, de démesure et de désespoir. » Humainement, elle est une attitude « liée à la confiance et à l’assurance que l’objet de son souhait est réalisable. » Paradoxalement, « elle désire ce qui n’est pas encore là, et en même temps elle voit déjà ce qui est espéré dans une vision anticipatrice et révélatrice. »[5] Mais qu’en est-il de l’espérance chrétienne ? qu’a-t-elle de particulier ?
Elle est parfois interprétée comme un » isolement sacral »[6], une pure attente du Ciel, une délivrance de ce monde mauvais dont il faut déjà, d’une manière ou d’une autre, nous retirer.
Que dit Paul ? L’espérance du chrétien est attachée, « comme une ancre de notre âme, sûre autant que solide »[7], à la promesse de Dieu : « parce que Dieu vous a choisis dès le commencement pour être sauvés par l’Esprit qui sanctifie et la foi en la vérité : c’est à quoi il vous a appelés par notre Évangile, pour que vous entriez en possession de la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. »[8] Dieu est fidèle et nous avons donc, dans les vicissitudes du monde et au milieu des tentation, à tenir bon[9].
Pour quoi ? En vue de quoi ? En vue d’aller au ciel ? Non, en vue, dit l’Écriture, de cieux nouveaux et d’une terre nouvelle[10] car nous ressusciterons corporellement à la suite du Christ ressuscité[11]. Il s’agit bien d’« une nouvelle création, humaine et cosmique, écrit Jean-Paul II, [qui] est inaugurée par la résurrection du Christ ».[12] Elle a donc déjà commencé.[13] Lorsque les pharisiens demandent à Jésus quand viendra le Royaume, « il leur répondit : « La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas : « Voici : il est ici ! ou bien : il est là » Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu de vous ». »[14]
Cette affirmation peut susciter, aujourd’hui comme hier, raillerie et moquerie[15]. Jean-Paul II nous explique[16] que « c’est là une attitude de découragement typique de ceux qui renoncent à tout engagement par rapport à l’histoire et à sa transformation. Ils sont convaincus que rien ne peut changer, que tout effort est destiné à rester vain, que Dieu est absent et ne s’intéresse absolument pas à ce minuscule point de l’univers qu’et la terre. Déjà dans le monde grec, certains penseurs enseignaient cette perspective et la deuxième Lettre de Pierre réagit peut-être aussi à cette vision fataliste des revers pratiques évidents. En effet, si rien ne peut changer, quel sens cela a-t-il que d’espérer ? Il n’y a qu’à se placer en marge de la vie et laisser le mouvement répétitif des affaires humaines s’accomplir selon son cycle perpétuel. Dans ce sillage, nombre d’hommes et de femmes sont désormais accablés au bord de l’histoire, sans plus aucune confiance, indifférents à tout, incapables de lutter et d’espérer. » A côté de ces gens ou parmi eux, il y en a qui « supposent des scénarios apocalyptiques d’irruption du Royaume de Dieu ». Ces attitudes contredisent l’attitude chrétienne. Ce que le Christ annonce, poursuit Jean-Paul II, c’est « la venue sans bruit des cieux nouveaux et de la terre nouvelle. Cette venue est semblable à la germination cachée et pourtant bien vivante de la semence jetée en terre.[17] Dieu est donc entré dans l’histoire de l’homme et du monde, et il avance silencieusement, attendant l’humanité avec patience, avec ses retards et ses conditionnements. Il respecte sa liberté, la soutient quand elle est saisie par le désespoir, la conduit d’étape en étampe, et l’invite à collaborer au projet de vérité, de justice et de paix du Royaume. L’action divine et l’engagement humain doivent donc aller étroitement de pair. » Tel est bien l’enseignement du concile : « Loin de détourner les hommes de la construction du monde et de les inciter à se désintéresser du sort de leurs semblables, le message chrétien leur en fait au contraire un devoir plus pressant. »[18]
Jean-Paul II conclut que, sans sombrer dans le sécularisme, « le chrétien doit aussi exprimer son espérance à l’intérieur même des structures de la vie séculière. Si le Royaume est divin et éternel, il est cependant semé dans le temps et dans l’espace : il est « au milieu de nous », comme le dit Jésus. […] Animé par une telle certitude, le chrétien parcourt avec courage les routes du monde, cherchant à suivre les pas de Dieu, et collaborant avec lui pour faire naître un horizon où « la miséricorde et la vérité se rencontreront, où la justice et la paix s’embrasseront » (Ps 84, 11) ».[19]
Sur les routes du monde, nous sommes à l’image d’Abraham qui est « l’exemple de l’espérance, celui qui a espéré en Dieu en dépit d’une situation sans espérance du point de vue humain. »[20]
Nous sommes à l’image du peuple hébreu : nous avons à marcher, à traverser les déserts, les terres inhospitalières, à nous maintenir dans la dynamique du bien commun qui par la grâce de Dieu et notre persévérance, advient pas à pas. Nous sommes sûrs que la terre promise est déjà en train de fleurir discrètement sous nos pas[21]. Nous savons que notre Église est en pèlerinage et que « la Puissance de la mort n’aura pas de force contre elle »[22]. Et même s’il apparaît qu’« aux hommes, c’est impossible, » se dire qu’« à Dieu tout est possible »[23].
Nous sommes à l’image de Paul, l’athlète, qui nous dit : »…oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus. »[24] Et ce n’est pas sans difficultés car « toute la création gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance. »[25]
En fin de compte, nous sommes à l’image du Christ, fermes et déterminés face à l’adversité[26]. Bien que nous soyons « déjà enfants de lumière », nous avons « encore à souffrir avec le Christ, car la plénitude du Royaume n’est pas encore venue » mais l’espérance nous permet, dans l’humilité, « de vivre dès maintenant dans la confiance et la patience de la pleine réalisation des promesses de Dieu. »[27]
On peut conclure avec Paul : « Nous nous glorifions dans l’espérance dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je ? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné. » Rm 5, 2-5.
Le chrétien est donc résolument optimiste, hier comme aujourd’hui. Pie X[28] écrivait: « Il est loisible assurément, à l’homme qui veut abuser de sa liberté, de violer les droits de l’autorité suprême du Créateur ; mais au Créateur reste toujours la victoire. Et ce n’est pas encore assez dire : la ruine plane de plus près sur l’homme justement quand il se dresse plus audacieux dans l’espoir du triomphe. C’est de quoi Dieu lui-même nous avertit dans les Saintes Écritures. « Il ferme les yeux, disent-elles, sur les péchés des hommes » (Sg 11, 24), comme oublieux de sa puissance et de sa majesté ; mais bientôt, après ce semblant de recul, « se réveillant ainsi qu’un homme dont l’ivresse a grandi la force » (Ps 77, 65), « il brise la tête de ses ennemis » (Ps 67, 22), afin que tous sachent que « le roi de toute la terre, c’est Dieu » (Ps 66, 8), « et que les peuples comprennent qu’ils ne sont que des hommes » (Ps 9, 20). » Plus simplement, Jean-Paul II déclarait devant des responsables politiques : « Nous ne sommes pas pessimistes en ce qui concerne l’avenir, parce que nous avons la certitude que Jésus-Christ est le Seigneur de l’histoire, et parce que nous avons dans l’Évangile la lumière qui éclaire notre chemin, même dans les moments difficiles et obscurs. »[29]
On se souvient de ce poème de Charles Péguy qui montre que c’est l’espérance, cette petite fille, cette vertu dont on parle peu, qui fait progresser ses deux grandes sœurs, la foi et la charité. De même que nos propres enfants, aussi petits soient-ils, à peine nés et même avant leur naissance, nous font avancer:
Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance.
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
Car mes trois vertus, dit Dieu.
Les trois vertus mes créatures.
Mes filles mes enfants.
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures.
De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière.
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier.
[…]
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.
[…]
C’est elle, cette petite, qui entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.
[…]
L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité.
L’espérance est une petite fille. Chantal Delsol nous explique que celui qui espère est « jeune, même sous des apparences trompeuses. Car c’est l’enfant qui espère, et attend l’ouverture des mondes. Il sait ce qu’est une aurore, et l’attente permanente du nouveau. L’enfant est celui qui n’a pas encore fait d’inventaire. […] C’est pourquoi le Nouveau Testament appelle à ressembler aux enfants. la tentation permanente de l’adulte est de se croire achevé, et c’est en ce sens qu’il lui faut rester un enfant : se savoir inachevé. »[1]
[1]
Si l’homme d’action chrétien veut garder en mémoire l’essentiel de la conduite qu’il doit suivre, quels que soient ses engagements concrets, il peut retenir cette formule très ignatienne que le P. Fessard a longuement méditée[2] et qui résume bien comment liberté humaine et liberté divine, raison et foi, détermination et abandon s’articulent. D. Coatanea n’hésite pas à dire que cette vieille formule que certains ont trouvée ou trouveront paradoxale, apparemment contradictoire, antinomique, ambiguë, absurde à la limite, est « une maxime d’action universelle ».[3]
Telle est la première règle de ceux qui agissent :
crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu ;
Cependant mets tout en œuvre en elles,
comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul. [4]
Cette formule suppose la foi en Dieu : « crois en Dieu ». Une foi qui aboutit à une totale confiance en Dieu : « …tout de Dieu seul ». Dans ce cadre, deux erreurs sont à éviter. Tout d’abord une confiance en Dieu qui se passerait des moyens humains à mettre en œuvre (« comme si rien ne devait être fait par toi ») ; ensuite une confiance en soi qui se passerait de Dieu (« comme si tout le cours des choses dépendait de toi »).
L’utilisation de tous les moyens humains possible doit accompagner l’abandon total à la divine Providence.
Le P. Fessard confirme que cette formule « prescrit la foi en Dieu, donc la passivité et la dépendance à l’égard de la Liberté divine, mais en étant persuadé que celle-ci veut avant tout que la liberté et l’activité de l’homme se déploient en toutes ses entreprises, comme si le succès dépendant en tout du moi, et en rien de Dieu. C’est comprendre que la foi en la destinée surnaturelle à laquelle Dieu m’appelle par amour exige d’abord que je veuille à chaque fois user de mon intelligence et de ma liberté pour développer au maximum les virtualités de ma nature individuelle en particulier et de la nature humaine en général. »[5]
Dieu n’agit pas sans mon consentement ni mes efforts et ceux-ci sont la condition de l’action efficace de Dieu:
« Dans la mesure même où en m’appropriant cette vérité, j’unirai ma liberté à celle de Dieu, mon action ne sera plus ni arrêtée par le découragement, ni freinée par quelque retour d’orgueil sur ses propres mérites. Encore moins risquera-t-elle de se dévoyer en la recherche d’une illusoire perfection. Au contraire, tendue au maximum vers la réalisation de l’œuvre divine, elle ne cessera d’user de tous les moyens possibles pour la promouvoir. Aussi, la foi qui est son principe pourra alors s’accomplir en une confiance absolue dans la victoire de l’Homme-Dieu sur toute adversité, fût-ce celle de la mort. Et sans même attendre ce triomphe final, cette confiance lui donnera de goûter dans la plus petite joie la présence de l’Amour par qui « tout est grâce » et d’y puiser l’élan et la force nécessaire pour une action nouvelle. »[6]
[1]
Même si le P. F. Louzeau estime que prétendre résumer la pensée du P. G. Fessard s’avère « la solution la moins satisfaisante », parce que le résumé « surplombe plutôt qu’il ne pénètre une pensée qui nécessite au contraire un long et tenace compagnonnage »[2], il m’a paru opportun tout de même de tenter l’exercice pour simplement donner une idée même superficielle de cette pensée aussi riche que prometteuse et donner peut-être l’envie de la connaître mieux. De toute façon, cet essai échappe stricto sensu à la mise ne garde du P. Louzeau puisque c’est son analyse qui nourrit ce résumé et que nous tâcherons de laisser le plus possible la parole à spécialiste.
Le P. Fessard, s’est posé comme nous la question de savoir quelle est la mission du chrétien ? La réponse se trouve, entre autres, dans l’épître à Philémon où Paul demande à son son collaborateur d’accueillir Onésime, un esclave, qui s’est vraisemblablement enfui de la maison de Philémon et que Paul renvoie chez son maître en lui demandant de le recevoir « non plus comme un esclave mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien-aimé. » Et davantage puisque Paul demande à son correspondant de recevoir Onésime comme si c’était lui, Paul. Commentant cette épître, Fessard écrit : « Dans ce simple billet qu’un fait infime provoque, nous saisissons sur le vif le moi du chrétien, la personne, dans sa tâche immense de pacification, détruisant les murs de séparation, réconciliant ceux que l’inimitié a divisés, faisant naître dans le monde antique l’Homme nouveau. Et nous reconnaissons à l’œuvre, en cet exemple banal et singulier, l’universelle et concrète « dialectique du maître et de l’esclave » telle que la Charité du Christ, la première, l’a jouée entre Dieu et l’Humanité, telle aussi nous la devons rejouer entre nous, les uns pour les autres. Puisse le retentissement qu’ont trouvé dans le monde antique les paroles et les gestes de Paul, dévoilant le Mystère du Christ, nous persuader que cette dialectique n’est pas seulement capable de changer l’exploiteur en exploité ert le prolétaire en dictateur, mais qu’elle peut au contraire, par la médiation du moi qui se fait « tout à tous », instaurer la communion d’une vraie fraternité ! »[3]
Gaston Fessard a constaté que la guerre était le fruit de conceptions du monde qui se nourrissaient de la dialectique du maître et de l’esclave mise à jour par Hegel. Il « a aperçu très tôt l’importance théorique et historique de cette analyse, au point d’en faire un instrument indispensable pour comprendre le mystère de la société et de l’histoire ».[4]
En étudiant parallèlement Hegel[5], Marx[6] et Hitler[7], il s’était rendu compte que le communisme, le nazisme et antérieurement le libéralisme « qui se disputaient âprement l’organisation de l’humanité gardaient en commun de considérer la société humaine comme le théâtre et le produit d’une lutte incessante entre les individus et les groupes. »[8]
Le P. Fessard préfère parler de « conceptions du monde » plutôt que d’idéologies. Pour lui, une conception du monde est une « représentation théorique des fins recherchées, dans une doctrine globale plus ou moins élaborée, destinée à séduire et attirer les volontés » et « cette doctrine se présente à la conscience humaine comme une explication intégrale du monde historique dans lequel l’homme est plongé, comme une représentation de l’histoire universelle, à partir de laquelle il peut juger des événements de son actualité et déterminer les choix qu’il doit poser. » Les représentations du monde « prétendent révéler l’origine, le sens et la fin de l’histoire universelle, pour qu’à leur lumière l’homme puisse orienter définitivement sa propre existence ainsi que celle de l’humanité. »[9]
Ainsi, le libéralisme « distingue, dans la conscience du citoyen, la Société et l’État, comme deux voies ou deux modes d’obtention du Bien commun »[10] Face au libéralisme, le communisme promet « l’intégration de l’univers entier au sein d’une Société sans classes et sans États » tandis que le nazisme promet « le bienfait d’une civilisation supérieure grâce à l’épée victorieuse d’un peuple de maîtres dominant toute société et toute nation. »[11]
Le communisme appelle « en tout lieu les esclaves-prolétaires à la lutte des classes, à la révolution pour établir la dictature du prolétariat sur les maîtres-capitalistes » tandis que le nazisme, au contraire, donne aux maîtres, aux plus forts, de dominer les faibles [12]
Communisme et nazisme malgré leurs différences, ont une source commune: Hegel qui pose à l’origine de toute société une lutte à mort entre maîtres et esclaves. A l’origine, les hommes, êtres de désir, veulent s’emparer de tout. Dans cette situation, la lutte est inévitable. Devient maître, vainqueur, celui qui préfère la liberté à la vie alors que l’esclave, vaincu, est celui qui a préféré la vie à la liberté. Cette dialectique du maître et de l’esclave est, selon Hegel, « un fait historique premier », « une condition fondamentale de toute l’histoire ». Elle a « une valeur profondément humaine » et donc une « portée universelle ».[1] La « lutte à mort » a comme fin « la création d’un premier lien social par une reconnaissance inégale et non réciproque »[2]. Comment ? L’esclave dans l’angoisse de la mort a préféré la vie à la liberté, il obéit au maître qui le met au travail, à la transformation de la nature. Ainsi, il devient « maître de soi, tandis que le maître est resté seulement maître d’autrui ».[3] L’esclave est maître de la matière et maître de son propre maître puisque le pouvoir de celui-ci dépend désormais « de la dextérité technique et de l’intelligence de son esclave »[4]. Privé du fruit de son travail qui profite au maître, l’esclave prend conscience « du monde désormais transformé ainsi que de sa propre capacité universelle à l’humaniser »[5] Le travail libère l’esclave[6] alors que le maître reste dépendant du travail de l’esclave.
Marx, quant à lui, escamote le premier temps de la lutte à mort et de la condition servile. Pour Marx, le travail est premier et la révolution, la lutte vient en second lieu. Mais il prive ainsi l’esclave de la prise de conscience. Telle est son erreur. L’erreur de Hitler est aussi de n’apercevoir qu’un seul des aspects de la dialectique du maître et de l’esclave « à l’exclusion radicale de l’autre »[7]. Si Marx ne pense d’abord qu’à l’esclave, Hitler ne pense qu’au maître.
Dès lors, le mot « social » chez Marx « finit toujours […] par se réduire à l’économique pur, qui est précisément l’être collectif aperçu par l’esclave. Tandis que pour Hitler, le social revêt la forme du politique pur et même du racial, qui considère l’être social du point de vue exclusif du maître. »[8] Or, il y a dans la réalité sociale humaine « trois sortes de relations qui s’entrecroisent en tout individu pour constituer la structure de sa co-existence avec autrui »[9] » : le politique qui concerne le « rapport de l’homme à l’homme » ; l’économique qui implique le « rapport de l’homme à la nature » et le national qui est « l’unité particulière du politique et de l’économique ».[10]
La lutte à mort qui fonde le politique précède le travail de l’esclave qui fonde l’économique. c’est pourquoi le politique (rapport de l’homme à l’homme) a priorité sur l’économique (rapport de l’homme à la nature) contrairement à ce que pense Marx. Mais si l’économique supprime le politique, il supprime aussi l’humanité.[11] Hitler accordant au politique un primat absolu en fait une politique de domination pure et réduit l’économique à un état servile et se prive de la connaissance des peuples soumis. Marxisme et nazisme sont deux mystiques de la classe universelle chez l’un, de la race chez l’autre. Deux mystiques antichrétiennes.
On assiste chez Marx à une triple réduction du social chez Marx : le social est réduit à la société civile qui se réduit dans l’économique puis dans le mode de production de la vie matérielle[12]. Social signifie finalement pur économique. L’homme est réduit ainsi à l’état de fourmi.
En fin de compte, la lutte finale n’est jamais finale et la lutte révèle que le travail n’est pas premier.
Il y a aussi une triple réduction du social chez Hitler : le primat absolu du politique néglige l’économique, identifie le politique au national et réduit le national au racial. Le rapport homme-homme n’est plus qu’un rapport animal-animal.
En fin de compte, la domination du peuple allemand ne peut durer car la connaissance appartient à l’esclave et le maître la méprise.
Ceci dit, aussi intéressante soit-elle, la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave ne peut « établir une analyse intégrale de la société »[13]. Elle présente des insuffisances.
Tout d’abord, elle n’envisage « aucune fin véritable à l’histoire »[14] mais un éternel va-et-vient. Le maître ne reste pas nécessairement maître, ni l’esclave esclave : il y a « une perpétuelle alternance entre maîtres et esclaves ».[15] . De plus, cette dialectique ne permet pas d’expliquer le progrès de l’autorité et du lien social dans l’histoire réelle des hommes. En effet, le visage du maître et de l’esclave se modifie au fil du temps, tous deux progressent suivant une autre logique. En outre, cette dialectique n’explique pas comment politique et économique peuvent surmonter leur disjonction. [16]
De cette disjonction, Hegel ou, mieux, le rationalisme libéral en est responsable. Le rationalisme renvoie à une situation historique : celle de la modernité européenne opposée au christianisme. En effet, essentiellement, le rationalisme est une attitude spirituelle qui rejette la Transcendance divine et affirme « l’autonomie de la raison et plus généralement […] l’autosuffisance de l’homme pour engendrer l’humanité ». C’est à cause de ce rationalisme que les idéologies citées n’ont pu créer un monde nouveau.[17]
Pour dépasser la dialectique hégélienne il faudrait une dialectique qui réconcilie politique et économique, qui les mette en conjonction [18] et qui, corrige en même temps le postulat rationaliste.[19] « Une autre dialectique, qui soit encore plus nécessaire et plus efficace que la précédente pour interpréter l’histoire et la société humaines » ?[20]
[1]
Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.[3]
La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]
Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».[6]
C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]
Voici comment se passe cette transformation.
Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.
Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.
Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.
Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».[10]
Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.
Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.
Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».[11]
Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]
Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]
La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.
Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.
Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.[20]
Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».[21]
On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix… »[22]
De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».[23]
Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.[24]
La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.[25]
G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.
Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]
Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]
Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]
C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]
Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.
En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]
Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.
De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]
Si l’interférence est bien le fait historique premier, chacun est appelé à cette fraternité qui est « ontologique », dans le sens où l’auteur emploie ce mot, c’est-à-dire naturelle et historique.[1]
La fraternité est naturelle car le frère et la sœur issus de la même chair, du même sang, n’ont pas besoin de la relation sexuelle pour assurer l’unité que l’on cherche dans la fusion sexuelle. Ainsi est justifiée la prohibition de l’inceste.
Sur le plan historique, la dialectique conjugale homme-femme ne pouvant s’exercer directement entre frère et sœur, la dialectique maître-esclave a le champ libre entre frère et sœur et s’exprime par toutes sortes de rivalités et de jeux. Toutefois, la dialectique conjugale subsiste malgré tout à travers les parents soucieux de la paix dans la famille: les forts sont invités à se mettre au service des faibles (conversion du politique) et les plus faibles sont invités à participer à l’œuvre commune (conversion de l’économique). « La fraternité des enfants, synthèse et idéal de la paternité et de la maternité, approfondit et élargit encore l’interaction du politique et de l’économique. »[2]
Entre parents et enfants, il subsistera toujours une inégalité mais entre frères, il y a égalité puisqu’ils ont la même origine et une réciprocité plus profonde, plus parfaite, que celle des époux puisque la réciprocité des parents était limitée à deux personnes, basée sur l’attirance sexuelle « médiatisée » par l’enfant. La fraternité révèle que la relation d’amour peut s’élargir[3], transcender l’amour des époux. La fraternité révèle encore que l’interaction du politique et de l’économique dépasse le cadre du couple puisque chaque enfant peut jouer le rôle de père ou de mère « selon les besoins du bien commun familial »[4].
On se rend compte, à travers la vie familiale et plus précisément par l’expérience de la fraternité, que l’égalité et la réciprocité, peuvent s’exercer au-delà de la famille, que la reconnaissance des frères et des sœurs est apte à « s’appliquer à tout rapport de l’homme à l’homme comme à tout rapport de l’homme à la nature »[5], que l’interaction des deux dialectiques comme celle de la politique et de l’économique, sont susceptibles de se communiquer au-delà du cercle familial.[6]
Ainsi, la fraternité « fait apparaître un nouveau type de lien social »[7] : la « triade » « paternité-maternité-fraternité » se présente « comme structure fondamentale de toute société humaine ».[8] Paternité, maternité et fraternité « engendrent dans la sphère familiale un monde de sujets libres et personnalisés, où chacun s’éprouve et se conçoit comme une personne » : « sujet de droits inaliénables et titulaire d’une vocation insubstituable ». De plus, « elles projettent dans la conscience de ses membres l’appel et la promesse d’une communion personnelle à une échelle toujours plus grande, jusqu’à l’humanité universelle. »[9]
On vient de voir que « les trois relations de paternité, maternité, fraternité non seulement fondent la cellule familiale, mais également construisent l’armature de toute société humaine. »[1] La paternité, la maternité et la fraternité liées à la dialectique maître-esclave, « sont susceptibles de concerner toutes les divisions sociales ». Issues de la relation homme-femme « qui réalise l’unité originelle du rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature, elles peuvent « établir en interaction réciproque les éléments du politique et de l’économique ». Le modèle familial peut structurer « des groupes sociaux de plus en plus étendus »[2] et il est seul capable « de régler, à travers les sphères diverses du social, la croissance harmonieuse de la raison et de l’amour et d’accomplir l’une et l’autre en une totalité parfaite. »[3]
Les 3 relations paternité-maternité-fraternité « remplissent déjà, à l’intérieur même de la famille, leurs fonctions universelles ou universalisantes, c’est-à-dire « personnalisantes ». »[4] L’enfant parce qu’il est fils ou fille acquiert immédiatement la dignité personnelle d’un sujet de droit. Par l’engendrement, l’homme et la femme « naissent comme père et mère » et donc la paternité, la maternité et la fraternité « révèlent l’essence de la puissance génératrice, propre à l’espèce humaine » (Mystère de la société, op. cit., p. 310), qui est de concevoir un monde de sujets. » Et donc, « la raison ultime de la vie en société est d’autoriser tous les membres de l’humanité à advenir à eux-mêmes comme sujets de droit, chargés d’un rôle. »[5]
Mais comment se passe « la transition de la famille au peuple sous l’action des relations familiales » puisque pour Fessard, « la fraternité étend le jeu des relations de paternité et de maternité au-delà de la famille » ?[1]
Au fur et à mesure que les parents vieillissent, ils « retombent en enfance » dit-on et les enfants deviennent les parents de leurs parents. On assiste à un renversement de situation : l’esclave devient maître du maître. Par la mort, les parents deviennent « choses ». L’emploi du mot ne doit pas choquer car dans le langage de saint Thomas, les enfants, à l’origine, sont des « choses ». Au moment de la mort, les enfants éloignés par leur vie adulte se réunissent pour un ultime hommage, pour des rites funéraires divers qui ont pour but justement de soustraire les parents à la corruption des choses. Et ces rites reviennent à dates fixes avec un nombre toujours plus grand de familles. C’est par ce culte des morts que se fonde « une tradition où s’alimente une « fidélité créatrice ». » Ce culte des morts fonde la patrie considérée comme un « échelon supérieur de la famille », une « unité sociale supérieure ». La fraternité confère aux parents qui les ont engendrés une nouvelle existence où les enfants deviennent parents de leurs parents. Et « la fraternité familiale, par l’entremise du culte des morts qu’elle assure, engendre une nouvelle unité sociale »[2]. Les nouvelles paternité et maternité exercées par les enfants s’étendent « à une multiplicité de familles, à la communauté d’un peuple ». A l’origine, les deux dialectiques constitutives du rapport homme-femme se sont vécues dans l’union sexuelle. Désormais le rapport homme-nature s’enracine dans une terre, une patrie, terre des pères et des morts. Une fidélité nouvelle et une unité nouvelle sont créées. Par la fraternité, la paternité et la maternité deviennent « paternité et maternité de la Patrie ».[3]
Le jeu des dialectiques familiales ne s’arrête pas là. La paternité et la maternité de la Patrie ont élargi la fraternité familiale à l’échelle d’un peuple et vont le transformer en nation.
Comment ?
La paternité a poussé l’homme-maître à « dépasser sa domination en faveur de la famille ». De même, la paternité de la Patrie va exercer son autorité au bénéfice du peuple : le maître devient seigneur, puis prince, puis État. La dialectique conjugale qui interfère avec la dialectique du maître-esclave oriente « le travail servile et l’activité du maître vers une collaboration commune, au service de la liberté de tous et de chacun. » La maternité de la Patrie va jouer le même rôle que la femme au sein de la famille et va susciter « l’exigence d’une « chose commune », d’une « république » « . La tension paternité-maternité se transforme « en polarité de l’État et de la Société ». La fraternité du peuple « scelle l’interaction du politique et de l’économique réalisée sous l’influence de la paternité et de la maternité de la Patrie, et en retour s’en trouve par elles profondément transformée. » La fraternité qui implique « reconnaissance égale et réciproque […] informe progressivement le monde des habitudes et des coutumes jusqu’à permettre l’édification d’un ordre de droit, inspiré par un idéal de justice ». C’est par cette reconnaissance égale et réciproque que le peuple devient Nation.[1]
Entre les nations maintenant, il y a soit une dissociation des deux dialectiques et c’est la guerre soit une « recomposition par la médiation d’une unité supérieure »[2]
Quels sont les ponts importants à retenir ?
Les dialectiques conjugale et familiale apportent une « amélioration essentielle et indispensable » à l’autre dialectique.[1]
Désormais, « les termes de 'père’, 'mère’ et 'frère’ qualifient mieux les consciences concrètes, tant individuelles que sociales, que ceux de 'maître’ et d’'esclave’, d’'homme’ et de 'femme’ et d’'enfant’ . »[2]
Enfin, nous avons assisté à la réconciliation de l’économique et du politique : « le pouvoir politique tend à y supprimer sa domination et à se faire « pouvoir public » au profit de ceux qu’il essaie d’élever à sa hauteur, selon l’essence de la paternité, et la collaboration économique, loin de satisfaire seulement les propres besoins des partenaires, tend non seulement à y engendrer des libertés nouvelles mais encore à leur en garantir l’exercice concret, selon l’essence de la maternité. »[3]
Une dernière remarque non négligeable : est exigé « l’engagement de la liberté humaine qui, à tout moment du parcours dialectique, se trouve soumise à une alternative, qui l’autorise soit au progrès, soit à l’arrêt, voire à la régression. » Les dialectiques « dessinent […] des figures ou des possibles de la liberté humaine ».[4]
Arrivés à ce point de la réflexion, il nous faut reconnaître une insuffisance dans tout le processus décrit par le P. Fessard. Il nous a offert « un principe d’intelligibilité des événements du passé » mais qu’en est-il pour le présent et l’avenir ?
Se profile une troisième dialectique, celle du païen et du juif, qui est « la source des deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme ». Cette troisième dialectique est, selon la conviction du jésuite, « le seul principe qui permette d’[…]user avec exactitude » des deux autres.[5]
[1]
Hegel et Marx, dans leur jeunesse, avaient vu l’importance de l’amour, de la relation de l’homme et de la femme. Voilà une autre dialectique prometteuse qui ne remplace pas purement et simplement la dialectique du maître et de l’esclave qui a une valeur « transhistorique » ou « métahistorique » et nous éclaire sur « l’origine du politique et de l’économique ».[2] Fessard parle de « dépasser » la dialectique hégélienne, c’est-à-dire la conserver et la supprimer en même temps.[3]
La dialectique de l’homme et de la femme, est « d’un type aussi profond -existentiel- et universel que celle du maître et de l’esclave, mais qui réalise en outre l’unité et la réconciliation des éléments que cette dernière ne parvenait qu’à disjoindre et opposer. »[4]
Pour réconcilier politique et économique, vaincre leur disjonction, il faut une conversion du politique et de l’économique. Une conversion où le maître se fait « pouvoir public » et se met au « service du travailleur pour l’aider à se libérer des servitudes de la nature ». En même temps, le travail de production doit s’orienter vers « le développement de la liberté de tous et de chacun ». Fessard explique que « L’unité de la société humaine et son progrès ne sont possibles que dans la mesure où politique et économique se mettent en interaction réciproque »[5]. Deux réalités « sont dites en interaction ou en relation réciproque chaque fois qu’elles deviennent l’une pour l’autre moyen et fin ».[6]
C’est à l’intérieur de la relation de l’homme et de la femme que opère cette conversion. Non seulement elle précède la lutte à mort mais elle est plus riche que la relation maître-esclave et aussi fondamentale et universelle[7] : « Le rapport immédiat, naturel, nécessaire de l’homme à l’homme, est le rapport de l’homme à la femme. Dans ce rapport générique naturel, le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme, de même que le rapport de l’homme à l’homme est immédiatement son rapport à la nature, sa propre détermination naturelle. »[8]
Voici comment se passe cette transformation.
Dans un premier temps, la dialectique homme-femme apparaît aussi comme une lutte caractérisée par trois éléments : désir, lutte et don.
Au départ il y a, comme dans la dialectique précédente, un désir, le désir sexuel. Ce désir est plus complexe que le désir de s’emparer d’un objet car il n’implique pas seulement une attirance biologique mais aussi un choix.
Il y a lutte mais elle est ici une lutte amoureuse, une lutte de vie et non une lutte à mort. Pensons aux jeux de séduction et aux préliminaires de l’amour.
Enfin, cette lutte s’articule autour d’un don mutuel. L’acte sexuel n’est pas une simple « possession » mais une connaissance non pas simplement de la nature mais de l’autre être humain[9], une « co-naissance ». Se crée une seule chair, une unité supérieure qui est la « société conjugale ».[10]
Vient un second temps où l’on retrouve aussi trois éléments : conception, grossesse et enfantement.
Lors de la conception, alors qu’auparavant, l’unité sexuelle était ponctuelle et éphémère, la femme se transforme et l’enfant conçu va incarner objectivement l’unité amoureuse.
Suit le « travail » de l’enfantement où les caractéristiques du travail servile sont retournées. L’angoisse de la mort devient promesse de vie. L’obéissance que l’esclave devait au maître devient une discipline de vie. Quant à la « transformation de la nature », la femme la réalise avec sa propre matière qu’elle donne à l’être humain en gestation. De plus, l’« objet » de son « travail » ne lui est pas strictement enlevé comme le fruit du travail de l’esclave dont seul le maître jouit. Il reste chair de sa chair et devient un bien commun au « maître » et à l’« esclave ».[11]
Enfin, à la naissance, l’union conjugale s’objective en un sujet capable de relations avec l’homme et avec la femme, sujet qui les projette vers l’avenir et qui invite à la croissance des trois personnes.[12] L’enfant, dit le P. Mattheeuws, « est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. »[13]
Vis-à-vis des enfants, « le maître et l’homme se fondent dans la figure du père, surmontant sa domination pour les élever à sa hauteur. De même, , la mère assure la synthèse de l’esclave et de la femme, jouant de tout objet de la nature, pour le mettre au service de l’engendrement et de l’exercice concret des libertés. »[14]
La dialectique de l’homme et de la femme est antérieure[15], complémentaire et supérieure à la dialectique hégélienne. Elle en est le fondement et l’accomplissement.
Antérieure. L’esclave avant d’être esclave est fils d’un père et d’une mère : la relation homme-homme est donc première. Cette dialectique conjugale est ontologiquement antérieure à la dialectique du maître et de l’esclave[16] car, avant de lutter à mort, on cherche « l’être mutuel dont l’union de l’homme et de la femme offre l’exemplaire accompli ».[17] Il en est ainsi de toutes les rencontres.
Complémentaire. Elle est du même type que celle du maître et de l’esclave mais elle en renverse, comme on l’a vu, les éléments constitutifs. Le politique (le rapport homme-homme) et l’économique (le rapport homme-nature) y collaborent. Mieux, « le politique se subordonne à la production »[18]. Entendez : « la puissance masculine de domination est orientée vers le service du bien commun »[19]. La femme transforme la nature mais produit un nouvel être. Entendez : la production est subordonnée au développement de la liberté. C’est dans la famille, première cellule sociale, qu’a lieu la réconciliation entre le politique et l’économique. Qui plus est, on assistons ici, avec la présence de l’enfant, fruit de la dialectique homme-femme, à la première suppression de la propriété privée puisque l’enfant n’est ni objet ni chose dans les mains de ses parents.[20]
Supérieure. La lutte à mort entraîne une reconnaissance du maître par l’esclave et le travail servile une connaissance par l’esclave de la nature humanisée. Nous sommes face à une relation inégale et non réciproque. La lutte amoureuse, elle, entraîne une connaissance de l’homme et de la femme et le travail de l’enfantement entraîne une reconnaissance égale et réciproque de l’homme, de la femme et de l’enfant. Cette reconnaissance « unit non seulement deux êtres divers mais elle en fait éclore un troisième qui, égal à chacun des deux, est le témoin de l’unité ontologique et indissoluble du double rapport de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature ».[21]
On peut en conclure qu’« en tout homme comme à tous les échelons de la genèse des communautés humaines, la dialectique maître-esclave n’existe jamais à l’état pur. Un autre souffle, complémentaire, antérieur et supérieur, laisse aussi entendre sa voix… »[22]
De plus, on se rend compte, et ceci est très important, que la dialectique homme-femme « permet de dépasser, en toute conscience et à chaque échelon de la genèse des communautés humaines, les oppositions autrement irréconciliables ». Elle est « toujours présente à chacun des termes dissociés, tels que « maître et esclave, […] agit en eux, sans même qu’ils l’aperçoivent, pour diriger leur lutte vers sa solution ».[23]
Tout projet commun implique une lutte amoureuse et un enfantement c’est-à-dire une collaboration qui doit s’objectiver dans une œuvre où chacun se reconnaît. Aucune société ne peut s’engendrer ni même progresser vers une unité sans collaborer à une œuvre commune.[24]
La famille nucléaire est une communauté humaine parfaite, modèle de toute société humaine.[25]
G. Fessard répond ensuite à deux objections que l’on peut opposer à cette description. La première consiste à rappeler que la famille monogame dont le jésuite fait grand cas, n’est pas donnée telle à l’origine, elle est le fruit d’une longue évolution. La seconde pose la question de savoir si les relations exemplaires découvertes dans la famille sont susceptibles de s’appliquer à toute société ? Autrement dit, est-ce que l’amour peut s’étendre au-delà du groupe familial ou du groupe d’amis ? Il semble impossible que l’amour puisse fonder une grande société.
Il est sûr que la famille monogame n’est pas donnée d’emblée à l’origine ? Le P. Fessard le sait mais il n’empêche qu’elle est le fondement de tout édifice social, que la famille est la « cellule sociale par excellence » et que tout un chacun peut « découvrir la valeur universelle des relations sociales qui s’établissent dans la cellule familiale »[26], qui est une cellule primordiale « parce que c’est dans son sein que l’être humain vient au monde au sens biologique du terme, puis éclot à la vie sociale au sens juridique du mot, et enfin apprend les gestes, les attitudes, les principes fondamentaux, grâce auxquels il pourra participer à l’expansion indéfinie du principe dont il est lui-même le fruit »[27]. La famille est « l’école où s’apprennent, et se révèlent à la fois, les principes fondamentaux qui assurent la genèse et la croissance de toute société. »[28]
Pour vérifier si l’amour peut engendrer une grande société, il convient, comme dans le cas de la famille, tout d’abord de distinguer « genèse naturelle et la genèse historique »[29] et surtout ne pas séparer les deux dialectiques qui interfèrent.[30] A partir de leur interférence, on peut « dégager l’essence des relations familiales qui en résultent, observer comment ces relations s’étendent aux groupes sociaux les plus étendus ».[31] Le point capital à retenir c’est qu’« aucune des deux dialectiques fondamentales n’existe à l’état pur, aucune ne fait sentir son influence sans l’autre ou ne saurait prétendre seule à l’explication intégrale du monde historique ».[32] Partout les deux dialectiques entrent « dans une alliance ou une interaction réciproque ». Cette interaction est à l’œuvre « à travers tous les degrés de la société »[33] et « l’humanité telle qu’elle existe réellement […] n’a pu se réaliser et ne pourra progresser vers son terme que par une perpétuelle interférence ou contamination entre les deux dialectiques du maître et de l’esclave, de l’homme et de la femme. »[34]
Dans cette interaction ou interférence, s’effectue, « avec une communication de leurs propriétés, une sorte de contamination qui affecte aussi bien les relations qu’elles engendrent que les réalités qui les soutiennent. »[35]. C’est l’interférence entre les deux dialectiques qui « affleure de manière élémentaire dans la diversité des structures sociales principales. »[36]
C’est ainsi que « société conjugale et société politique demeurent en interaction réciproque, selon une proportion variable mais jamais nulle, mesurée par cette fameuse interférence des deux dialectiques. »[37]
Revenons à la source pour comprendre comment lutte à mort et lutte amoureuse peuvent interférer.
En fait, l’interférence est contenue dans la relation sexuelle, qu’elle soit sponsale ou non. Dans la relation sexuelle apparaît une « affinité » entre maître et homme et entre esclave et femme : « Le maître qui s’unit charnellement à son esclave-femme devient pour elle, par le fait même, moins maître qu’homme. Et réciproquement, son esclave devient pour lui moins esclave que femme. » Tel est « le fait historique premier »[38] qui « représente une condition fondamentale de la genèse et du progrès de la réalité humaine, qui se joue et se rejoue à chaque instant. »[39]
Le passage d’une dialectique à l’autre se poursuit et s’affermit avec l’arrivée de l’enfant. L’humanisation se poursuit : le maître, homme-époux devient père et l’enfant devient plus homme et fils qu’esclave. La paternité tend à « supprimer la domination pour élever à son niveau ceux que [le père] a engendrés »[40]. Ainsi, le politique se transforme, de politique-domination en politique-service vis-à-vis d’un être appelé à l’égalité.
De son côté, la femme-esclave va fournir un travail de femme plus que d’esclave par l’enfantement : le travail n’a plus pour fin la satisfaction des besoins immédiats mais la production de la liberté. Ainsi s’opère la conversion de l’économique dans la maternité.[41] Par la paternité et la maternité, l’homme et la femme sortent de leur face-à-face et la tension qui existe entre eux ne dégénère pas en scission dans la mesure où une troisième relation est engendrée : la fraternité qui est une visée commune, la finalité essentielle.[42] Pour G. Fessard, la description de la vie familiale, est capitale car « sans la médiation des relations de paternité, maternité, fraternité, l’homme ne peut prendre conscience de soi comme « personne ». »[43]
Une réflexion sur la genèse de la société suppose une réflexion sur l’histoire, son sens et sa fin.
d’autre part, on peut se poser la question de savoir si l’analyse qui précède est compatible avec la vision chrétienne. Incontestablement la pensée de G. Fessard est sous-tendue par sa théologie[1] et pour lui, on ne s’en étonnera pas, « l’histoire a non seulement un sens, mais un terme, et le terme transcendant d’une humanité réconciliée et délivrée de tout mal ».[2] Mais il tente de « dégager des catégories pleinement philosophiques de l’être collectif, qui s’accordent en toute intelligibilité au sens chrétien du devenir. »[3]
Justement, sur le plan philosophique, il constate qu’« une philosophie qui affirmerait d’emblée et immédiatement que tout ce qui arrive est pour le mieux devrait ou bien s’appuyer sur la foi et très précisément la foi chrétienne, ou bien se résoudre en un optimisme qui ne pourrait se fonder qu’en supprimant la liberté. »[4] La réalité est moins simple et révèle l’importance de la liberté. Le P. Fessard affirme clairement que : « les événements n’ont pas par eux-mêmes un sens déterminé qui pourrait être celui du pire, mais […] ce sens m’est remis entre les mains. »[5]
Revenons, pour bien comprendre le pourquoi d’une troisième dialectique, quelques instants en arrière. La première dialectique décrite n’est pas, pour Fessard, une « narration purement descriptive de faits concrets, mais plutôt comme un principe d’explication du devenir humain, abstrait d’une observation phénoménologique élémentaire. »[6]. Cette dialectique ne peut « expliquer la progression visibles des figures de l’autorité à travers l’évolution des sociétés humaines »[7] C’est pourquoi il a fallu chercher une autre dialectique qui, elle-même, nous l’avons vu, n’éclaire que le passé. Maintenant, pour le présent et le futur, apparaît la nécessité « d’une troisième dimension de l’historicité, dont la forme englobe la totalité des trois extases de temps (présent-passé-avenir) et que l’on peut qualifier de « surnaturelle » sans référence nécessaire à une révélation religieuse. »[8] En effet, l’interférence des deux dialectiques « ne saurait suffire entièrement à la représentation du drame de l’histoire, car elle ne se fonde et ne s’engage que sur le double rapport antinomique de l’homme à l’homme et de l’homme à la nature. Il faut donc supposer l’existence d’un troisième rapport, à la fois fondamental et plus concret : l’interaction de l’homme et de « Dieu », ce dernier terme étant compris de manière générale comme l’unité transcendante des deux premiers rapports. »[9] A cet endroit, nous avons le choix : « soit clore la société et le devenir dans une histoire purement naturelle et humaine, soit les recevoir tous deux d’un drame surnaturel, plus précisément humano-divin. »[10] Il nous faut donc passer à un « degré surnaturel », à une troisième dialectique entre Dieu et l’humanité.
Le choix de G. Fessard s’appuie sur le message de Noël délivré par Pie XII en 1956.[11] Le Saint-Père y dénonce la « contradiction fondamentale de notre temps » : d’un côté, l’homme prétend bâtir une société riche et sécuritaire grâce à la « seconde révolution technique » et, d’un autre côté, il est confronté à la réalité : les ruines de la guerre et la peur de ne pouvoir instaurer la paix. Pour nos contemporains, cette contradiction ne peut être résolue qu’en allant jusqu’au bout de sa volonté d’autonomie radicale par rapport au passé, à la religion et à sa conception de l’homme. La religion est accusée « d’avoir créé et de vouloir maintenir en vie tout le passé, particulièrement ses formes périmées ; coupable surtout d’ancrer les idées sociales de l’homme dans des schèmes absolus et donc immuables. »[12] Cette lecture permet au P. Fessard de réaffirmer que « l’histoire est, par essence, produit des libertés humaines »[13]. Les hommes, ne fut-ce que par le langage, dominent la nature et transcendent « la division des extases temporelles, passé, présent, avenir » et ainsi créent l’histoire[14]. Pour vaincre la contradiction signalée par Pie XII et le « faux réalisme », comme il l’appelle, il faut se rendre compte que « la réalité et la société humaine ne sont pas fondées sur le déroulement de nécessités mécaniques, mais sur l’action libre et toujours bienveillante de Dieu et sur l’action libre des hommes, une action faite d’amour et de fidélité, partout où ils observent l’ordre établi par Dieu. » La réalité historique résulte « de l’interaction des libertés humaines avec le Liberté divine »[15] et le religieux peut se définir comme « la conscience que l’être historique prend de son sens et de sa liberté, en tant que l’un et l’autre le constituent en relation avec l’absolu. »[16]
La nécessaire dialectique entre Dieu et l’humanité est historiquement révélée par la dialectique entre le juif et le païen qui peut éclairer et orienter « l’aspiration à l’unité universelle de l’humanité ». Mais le passage fraternité nationale à la fraternité universelle est, pour G. Fessard, « à la fois essentiel et problématique, nécessaire et impossible. »[17]
Elle paraît impossible dans la mesure où, d’une part, le désir d’unité de l’un va se heurter à la conscience nationale de l’autre et l’histoire nous révèle une dialectique maître-esclave entre les États-Nations, facteur de dissociation . Il faut donc espérer qu’une nouvelle fois, la dialectique homme-femme puisse jouer son rôle de réconciliation.
La dialectique du maître et de l’esclave ne peut contrairement à ce qu’espéraient le communisme et le nazisme, établir une fraternité universelle. Dans le nazisme, le maître, homme sans femme, sans partenaire égal affirme le primat du politique. Dans le communisme, le peuple d’esclaves, femme sans homme, affirme le primat de l’économique et refuse tout pouvoir extérieur et supérieur.
Pour une synthèse du politique et de l’économique au plan international[18], il faut qu’interfère aussi à ce niveau la dialectique homme-femme. Or, si, déjà dans la famille puis au niveau de la nation, la fraternité est possible c’est qu’il y a dans l’homme une aspiration à la fraternité, à l’unité. L’apparition d’un droit international autour d’une même notion de justice, signifie aussi que la dialectique homme-femme est à l’œuvre. La seule dialectique maître-esclave ne peut y parvenir. Témoignent de la nécessaire interférence des deux dialectiques, par exemple, la notion de « crime contre l’humanité » et même l’appel à la collaboration dans le nazisme. On constate aussi une relation homme-femme entre l’État soviétique et les nations englobées dans l’URSS ou encore du côté capitaliste avec le plan Marshall. Ces quelques réalités montrent que la dialectique homme-femme est déjà à l’œuvre dans l’histoire.
Il est donc possible d’espérer que ces deux dialectiques produisent » des relations nouvelles de paternité et de maternité qui fondent une fraternité universelle ». Cette paternité et cette maternité, pour surmonter les divisions, doivent être élevées par rapport à tout État à toute société comme la Société et l’État le sont par rapport aux pères et mères individuels.[19]
Nazisme et communisme ont divinisé la volonté de puissance pour l’un et la volonté de jouissance pour l’autre. De part et d’autre on a voulu être Dieu sans Dieu opposant l’Humanité à Dieu Au contraire, « pour établir en interaction la volonté de puissance et l’appétit de jouissance et pour que la fraternité humaine soit possible, « il faut donc supposer qu’il se joue une dialectique entre Dieu et l’homme analogue à celle de l’homme et de la femme ; dialectique de Dieu et de l’Humanité » (Mystère de la société, op. cit., p. 487 cité in F. Louzeau, op. cit., p. 374), et que celle-ci soit intérieure à chacun de nous comme à toutes les dialectiques qui traversent le monde humain. »[20] G. Fessard pose donc l’hypothèse d’une troisième dialectique analogue à celle de l’homme et de la femme où l’Humanité joue le rôle de la Femme et Dieu le rôle de l’Homme en espérant que leurs rapports tendront « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque ».[21] Il faut préciser que « le premier moment historique de la réalisation concrète de l’humanité par Dieu s’opère dans un rapport maître-esclave (si Dieu désire reconnaître la liberté de l’homme, l’homme veut avoir la liberté de Dieu, liberté transcendante et s’accaparer la Vie et la distinction entre le Bien et le Mal) entre eux deux, dont le rapport homme-femme demeure à la fois la condition de possibilité et la visée supérieure. »[22] Comment la relation Dieu-humanité peut-elle tendre « à s’harmoniser dans un rapport égal et réciproque » ?[23] Quand les deux dialectique maître-esclave et homme-femme interfèrent sur le plan individuel ou social, le maître devient homme et père et l’esclave devient femme et mère, engendrant des frères. Par contamination, la dialectique Dieu-Humanité ne pourrait-elle pas produire les mêmes effets « sur le plan surnaturel, par la médiation des trois relations de paternité, maternité et fraternité ? »[24]
Le problème vient de la division fondamentale entre Dieu et Humanité: l’Humanité aspire à une relation homme-femme avec Dieu mais cette division ne se vit que « dans la mort, l’angoisse et la servitude, dans un rapport maître-esclave. »[25]
Seule la religion chrétienne présente les deux dialectiques : d’une part est annoncée une relation d’amour entre Dieu et les hommes et d’autre part, nous savons qu’il y eut à l’origine une lutte semblable à celle du maître et de l’esclave, révélée dans le récit de la chute d’Adam. Nous avons aussi découvert, et c’est unique, une interférence des deux lorsque le Dieu Tout Puissant prend Israël comme épouse. Dieu est maître et époux. Le point culminant de la relation s’identifie à Marie, fille d’Israël, servante et épouse du Seigneur, mère du Fils, vrai Dieu, vrai homme qui se fait esclave et révèle que la maîtrise de Dieu est une paternité. Après la mort du Fils, la fraternité des disciples se rassemble. Finalement, l’Esprit du père et du Fils « devient le fondement du Peuple de Dieu, de l’Église, épouse du Père et Mère patrie de ceux qui se reconnaissent ses fils. »[26] Pour Fessard donc, la religion chrétienne apporte « la solution à la fois rationnelle et surnaturelle, au problème de la nécessaire et impossible aspiration de la conscience humaine à la fraternité universelle ».[27]
Une nouvelle relation de maternité naît de « cette communauté fraternelle » : l’Église, « médiatrice à son tour entre la puissance du Père et la fraternité de ses fils, […] les oriente vers leur unité totale entre eux comme avec Dieu et avec la nature »[28]. En même temps, l’Église est « centrée sur le sacrement eucharistique, c’est-à-dire, à la lettre, sur l’Action de grâces, sur la reconnaissance d’amour qui transsubstantifie le Ceci et le Maintenant en corps de Dieu, par le moyen du Verbe qui temporalise et humanise Dieu pour éterniser et diviniser l’Homme et la Nature ».[29]
Reste que l’Église ne regroupe pas toute l’humanité mais sa croissance « s’explique par une dialectique du païen et du juif, inspirée par la théologie paulinienne de l’histoire ».[30]
Fessard relève une « antinomie » dans la culture juive. d’une part, ce peuple est très particulariste dans la mesure où, en fonction même de son élection, il est jaloux de son « unité sociale et culturelle », très attaché à son unité, sa culture, sa race. d’autre part, ce peuple a des « visées universalistes »[1].
Antinomie aussi entre le juif et le païen, entre le peuple élu et le païen exclu d’Israël, sans Loi, sans Dieu, sans Promesse.
Ces antinomies, le Christ les révèle en nous. d’une part, nous sommes des personnes uniques et d’autre part, nous sommes appelés à l’unité. d’autre part nous sommes des païens qui veulent imposer leurs particularités et d’autre part, des juifs qui sont élus parmi les autres.
C’est le Christ qui résout ces contradictions et réconcilie l’homme avec lui-même, avec les autres et avec Dieu.[2]
Le mouvement qui fonde la personne, sujet de droits et de devoirs, c’est-à-dire qui renonce à l’exercice de certains droits pour se mettre au service de la communauté, se retrouve à toutes les étapes de la construction des différentes communautés : couple, famille, patrie, communauté des nations. « A l’origine, écrit Fessard, toujours le sacrifice volontaire d’une tendance naturelle -bonne en soi pour l’individualité isolée - en faveur d’un bien commun à plusieurs. renoncement à un bien inférieur, plus individuel, plus sensible, pour un bien supérieur, plus général, plus idéal. »[3]
La Communauté des nations ne peut se réaliser que par et pour la charité mais cette charité universelle ne peut se construire que sur une justice qui inclut une prédilection pour sa patrie dont l’amour ne se bornera pas à ses frontières. Les langues qui différencient les peuples ne coïncident pas nécessairement avec les nations mais n’en restent pas moins des éléments de différenciation. Une fois encore, c’est le Christ qui révèle la possibilité d’une unité « supérieure à toutes les divisions de langues, de peuples, de nations ».[4]
Le peuple juif a refusé le Christ pour garder son particularisme. Ce peuple dispersé aux quatre coins du monde a conservé, malgré tout, son unité, une unité négative constituée par son refus d’intégration. Une nouvelle antinomie est apparue entre le juif incroyant au Christ et le païen converti. Recourant de nouveau à Paul, Fessard, à la suite de certains Pères de l’Église, affirme un « rapport intrinsèque » entre cette dispersion du peuple juif et la propagation du christianisme.[5] Cette nouvelle antinomie donne son sens à l’histoire après le Christ mais traverse la conscience de chacun, toujours plus ou moins partagé entre religion pure et irréligion nommée désormais rationalisme, rationalisme issu donc du judaïsme antichrétien et défini comme « suffisance de la raison humaine pour juger de tout et n’être jugée par « personne ». »[6]
Le récit de la tour de Babel montre que seul le Christ peut rassembler les personnes et les patries, personnes et patries qui ont chacune et chacune « une mission unique ».[7]
Quelle est alors la mission du chrétien ? Divisé d’abord en lui-même entre un païen idolâtre qui veut imposer aux autres ses particularités et un juif élu enfermé dans ses privilèges, puis entre un païen converti et un juif incroyant, l’Homme nouveau chrétien croît en rejetant « la convoitise toujours renaissante » du premier et l’incroyance du second. En chacun des chrétiens, toujours partagés intérieurement, « le devenir-chrétien, écrit Fessard, ne réunit pas moins Juif élu et Païen converti qu’il ne les sépare du Païen idolâtre uni de son côté au Juif incrédule »[8] Dans le Christ, se réconcilient « les opposés: synthétiser à chaque instant le Juif élu et le païen converti, tout en rejetant l’idolâtrie du Païen et l’incroyance du Juif. »[9]
L’inimitié dont parle Paul, entre le juif et le païen, est le symbole de tous les conflits, déchirements, scissions dans l’histoire des hommes. Et c’est le Christ qui, par sa croix, abat « le mur de séparation », réconcilie Dieu et les hommes, me réconcilie avec moi-même et avec les autres. Non seulement cette inimitié, cette dialectique surnaturelle du juif et du païen est exemplaire de toutes les formes d’inimitié mais, de plus, elle englobe les deux premières qui sont d’ordre philosophique. Elle est, dit Fessard, « la source des deux autres et le seul principe qui permette de les interpréter exactement ».[1]
Comment ?
Au fondement de cette dialectique, s’opposent deux forces nées de la liberté humaine et qui traduisent la dualité « âme et corps, esprit et chair » : l’« orgueil » et l’« égoïsme » qui peuvent aussi s’appeler « volonté de puissance et appétit de jouissance ».[2] Or dans l’étreinte sexuelle, les deux forces se conjuguent ne fût-ce qu’un instant et leur accord peut s’objectiver dans l’apparition d’un nouvel être. Le « souvenir de cette unité » dont nous sommes tous issus, marque désormais, malgré les aléas, la vie des hommes, la vie du couple, la vie de la famille mais aussi la relation maître-esclave. Le maître découvre sa liberté dans la volonté de puissance et l’intelligence de l’esclave qui a préféré la jouissance à la mort se révèle dans le travail forcé. Liberté et intelligence, volonté de puissance et appétit de jouissance interagissent par le langage où s’exprime le rêve d’unité surgi du lien conjugal.
De plus, seule des trois, la dialectique juif-païen se résout par l’opération du Dieu transcendant qui se révèle dans l’histoire des hommes où, dans une nouvelle dialectique conjugale entre le Dieu-Homme et l’Humanité-Femme. Ainsi la dialectique juif-païen apparaît « comme la synthèse des deux rapports précédents ». L’Écriture en témoigne. Le Juif élu se sent d’abord esclave face à son Maître-Dieu puis femme[3] puisque préféré aux autres peuples et gratifié d’une Promesse et d’une Alliance. [4]
De son côté, le païen idolâtre, refusant le Maître, se veut à la fois maître et homme. Fessard en trouve la preuve chez Paul de nouveau en Rm 1, 18-32.[5] Non seulement, les païen idolâtres ne peuvent bénéficier de la reconnaissance élémentaire du premier temps de la dialectique maître-esclave mais, de plus, incapables de distinguer la vérité de la dialectique homme-femme, ils sombrent dans l’inversion sexuelle. « Ainsi, en voulant s’engendrer à la fois maître et homme en face de Dieu, le païen idolâtre méconnaît la vérité des dialectiques maître-esclave et homme-femme. »[6]
En outre, les deux dialectiques, rappelons-nous, qui nous racontent le rapport de l’homme avec l’homme et de l’homme avec la nature, se trouvent transformées et unifiées par le Christ qui s’est fait esclave, semblable à chacun, pour sauver tous les hommes, surélève, divinise les rapports homme-homme et homme-nature. La dialectique du païen et du juif synthétise donc et interprète justement les deux autres dialectiques. Elle donne la clé du mystère de la société et de l’histoire à tel point que l’ignorance de la Rédemption rend la société incompréhensible et obscurcit le sens de l’histoire. C’est par le Christ que les divisions peuvent être surmontées et je deviens toujours plus chrétien dans la mesure où je laisse le Christ réconcilier à chaque instant et en chacun de mes actes, le païen et le juif qui sont en moi. Fessard en conclut également que tout événement de l’histoire a sa raison puisque « la société et même toute l’histoire sont destinées au salut éternel en Jésus-Christ. » C’est pourquoi, Fessard n’a pas craint d’écrire, à l’instar du Felix culpa de la liturgie, Felix revolutio à propos de la révolution communiste et de la révolution nazie, tout en les condamnant bien sûr.[7]
« Païen » et « juif » sont, en fait, des « essences ou catégories historiques ». De quoi s’agit-il ? Les essences historiques sont « des natures qui tendent à se réaliser »[8] dans l’histoire. « elles représentent […] des figures de possibilités toujours renaissantes dans l’esprit humain devant Dieu ». En chacun de nous « coexistent […] un païen idolâtre et un juif élu, un païen converti et un juif incroyant ».[9] Ces catégories, historiques et conceptuelles ne prennent leur plein sens que dans la foi chrétienne.[10] Le lien entre ces catégories « essentiellement immanentes et corrélatives » constitutives de l’anthropogenèse[11] ne disparaît ou ne se modifie que « dans et par le Christ ».[12] En Christ, en effet, « il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous vous n’êtes qu’un en Jésus Christ. »[13]
La dialectique païen-juif « suggère et indique, en dernière analyse, un sens ultime très précis à la méthode « dialectique » : elle doit en définitive aider et conduire, aussi bien le croyant que l’incroyant, à reconnaître la nécessité rationnelle du libre sacrifice de soi, seule voie pour qu’en chacun et en tous advienne le devenir pleinement humain ou chrétien de l’humanité, dans une paix qui réconcilie l’Humanité avec Dieu, la division au plus intime de chaque conscience, les hommes entre eux. » Nous sommes ainsi renvoyés à notre liberté personnelle, au dépassement de nous-mêmes.[14]
L’exemple est emprunté à un événement de l’histoire de France, que le P. Fessard a vécu.[1] Au moment de la défaite, en 1940 et face à l’armistice signé entre le vainqueur et le vaincu, les consciences françaises sont divisées. Certains, contre l’armistice, estiment qu’il valait mieux que la nation périsse plutôt que céder à l’injustice imposée, d’autres, pour l’armistice, qu’il vaut mieux vivre et céder à la violence.
Qui a raison ? Est-il possible de concilier ces deux attitudes opposées ?
Pour juger, le P. Fessard choisit comme critère de se référer au Bien commun en ses éléments constitutifs : la sécurité qui permet d’exister paisiblement, la justice c’est-à-dire l’ordre de droit, les règles juridiques qui harmonisent les rapports sociaux et la valeur ou l’idéal qui rassemble « les valeurs universelles, humaines et divines » auxquelles tend le peuple.[2]
A la lumière de ces éléments, on peut dire que pour les adversaires de l’armistice, il vaut mieux sacrifier son existence à la justice et au bien commun international (« plutôt la mort que l’esclavage ») ; pour les partisans, il faut préférer son existence à la justice et au Bien commun international (« plutôt l’esclavage que la mort »).[3] Quelle est l’attitude légitime ?
Fessard tente de mettre en évidence le conflit qui se joue à l’intérieur de la conscience. Ce conflit est celui de l’âme et du corps. L’âme qui est le maître, le corps qui est l’esclave. Il faut préférer le bien de l’âme, dit le chrétien et être prêt à sacrifier le bien du corps par amour de Dieu. Mais le chrétien doit aussi aimer le prochain et le prochain le plus prochain est son propre corps. Voilà deux amours en lutte, deux amours où se mêlent générosité et prudence qui s’opposent, la première, à la « témérité orgueilleuse » et la seconde à la « lâcheté égoïste. »[4]
Armé de ces considérations, Fessard peut entrer dans le vif du sujet et porter un jugement sur la politique du gouvernement de Vichy issu de l’armistice. Gouvernement dirigé par ce qu’il appelle un Prince-esclave puisque le Prince n’est Prince que dans la mesure ou il s’est fait esclave. Et s’il est esclave, il ne peut être prince. Par rapport au Bien commun, sui ce gouvernement s’emploie à « sauvegarder l’existence et la sécurité du peuple », il respecte le Bien commun et doit être obéi. S’il veut « entraîner le peuple dans un reniement positif de la Valeur », il n’et pas conforme au Bien commun et la désobéissance « n’est pas révolte, mais service du Bien commun ».[5]
Ceci dit, concrètement, les situations sont complexes et demandent des nuances. Ainsi, le point de vue du Prince-esclave n’est pas nécessairement celui du peuple. La règle du Bien commun est une règle souple de sorte que, « devant chaque décision, un discernement très précis doit s’opérer, selon une dialectique de la résistance et de la collaboration. »[6] De même face à tel ordre de coopération : est-il favorable au vainqueur et/ou au peuple, immédiatement ou médiatement ? Quel dommage pourrait-il provoquer ? Le jugement doit être prudentiel et responsable et dépendra aussi de la fonction de la personne concernée.[7]. Il aborde aussi le délicat problème des sanctions collectives qui ne rendent pas illégitimes les actions de résistance à condition que les chefs et les membres de la communauté soient « disposés à en assumer les conséquences ».[8] En fin de compte comment distinguer objectivement le licite de l’illicite sans référence au Bien commun ? C’est lui- qui garantira « une interaction bienfaisante entre les diverses tendances contraires » : le souci du prince pour la sécurité du peuple et la défense des idéaux par les citoyens, chacun collaborant à l’œuvre du Bien commun. A condition de passer par le point de vue de l’autre pour y chercher la part de vérité. Tout homme, toute nation, même dans les conditions les plus sombres, a, dans la recherche du Bien commun, une voie de salut. Le chrétien sait que le Bien commun traduit dans la société l’action de la Providence car derrière lui, c’est le Christ qui agit : « Cherchez le Royaume de Dieu et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. »[9]
C’est fondamentalement la méthode ignatienne qui inspire les différentes dialectiques puisque c’est la liberté de l’homme qui est en jeu dans son rapport à Dieu, aux autres dans le tissu changeant de l’histoire des sociétés.[10]
La dialectique du païen et du juif est, selon Fessard, « source et symbole de toutes les oppositions qui déchirent l’humanité »[11] et, de plus, par l’irruption du Christ, elle éclaire et pacifie les deux autres dialectiques qui, d’ailleurs, ne sont pas étrangères à la Bible.
La dialectique du maître et de l’esclave, nous l’avons vu, se trouve dans l’Epître à Philémon et Hegel lui-même cite, dans son explication, le livre des Proverbes[12]. La dialectique homme-femme, elle se trouve dès le premier chapitre de la Genèse mais aussi dans l’Epître aux Ephésiens. Quant à la dialectique païen-juif, elle est, comme dit précédemment, révélée en long et en large par Paul[13]. Enfin, dans l’enseignement de l’Église, le P. Fessard, nous avons vu, a attiré notre attention sur le message de Noël 1956 du pape Pie XII qui, pour résoudre les contradictions de notre temps, nous invite à tenir compte, à la fois, de la réalité historique, de notre liberté et des vérités révélées par la religion. Très concrètement, le chrétien est invité à se dépouiller du vieil homme et à revêtir l’homme nouveau. A ce moment, « il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout et en tous. »[14]
La dialectique païen-juif peut nous expliquer comment « surmonter la division apparemment persistante et insoluble entre la foi chrétienne et les philosophies incroyantes. » Elle nous « permet de distinguer la racine proprement spirituelle de l’athéisme occidental ».[15] L’homme contemporain prétend, en effet, construire la société et la fraternité humaine par ses seules forces, sans le Christ et sans l’Église. Il est comme le juif refusant Jésus-Christ et s’identifiant au païen idolâtre.
C’est précisément la dialectique païen-juif qui offre une possibilité de réconciliation grâce, comme dit Fessard, conjointement à l’« Acte de Dieu » et à l’« Acte de l’homme ».[1]qu’entend-il par là ? En ce qui concerne l’Acte de Dieu, G. Fessard est convaincu que « l’opposition entre chrétiens et incroyants se présente […] comme une tension féconde, appartenant bel et bien à l’économie du Mystère, sa solution déterminant la fin de l’histoire ».[2] En attendant, l’opposition peut déjà se résoudre dans la mesure où le chrétien se dépouille du « vieil homme pour revêtir l’homme nouveau ». Cet acte du devenir chrétien est l’Acte d’homme dont l’objectif est d’articuler et réconcilier « les éléments que les pensées non chrétiennes disjoignent et opposent » : la dialectique païen-juif unit les genèses provoquées par les dialectiques maître-esclave et homme-femme « conformément à l’intelligence et à la liberté de l’homme aussi bien qu’au Logos et la Liberté de Dieu ».[3] Ne peut-on penser que tous ces rapports et relations sont les « jointures », les « articulations »[4] du Corps du Christ ? En tout cas, entre théologie chrétienne et philosophies athées, il ne doit pas y avoir de lutte à mort mais plutôt une lutte amoureuse.
Incontestablement elle nous aide à comprendre le passé mais peut-elle servir pour guider notre présent et notre avenir ?
Une objection risque tôt ou tard de surgir : l’analyse du P. Fessard a été nourrie par l’actualité qu’il a vécue et elle s’est attachée surtout -mais pas exclusivement- à réfléchir aux idéologies de son temps. Mais l’instrument qu’il nous offre, s’il fut utile pour déceler forces et lacunes du communisme et du nazisme, peut-il encore servir à quelque chose aujourd’hui ?
Les trois dialectiques qui sont « des principes successifs d’interprétation du devenir humain »[1] nous éclairent sur le sens de l’histoire. Notamment, la dialectique homme-femme en mettant en avant « l’alliance des libertés en vue d’une œuvre commune » nous a révélé les relations de maternité, paternité et fraternité qui sous-tendent « l’architecture de toute société humaine, de la famille jusqu’à la communauté nationale ». [2] Mais c’est la dialectique païen-juif qui non seulement « fonde […] le procédé des deux autres » mais surtout en donne « la clé d’interprétation ». Cette dialectique, avons-nous déjà dit, est « source et symbole de toutes les oppositions » qui agitent le monde et « opère la synthèse des figures précédentes » : « le juif se reconnaît esclave et femme devant Dieu, tandis que le païen se veut maître et homme en face de Lui. » De plus, l’orgueil et l’égoïsme qui traversent les deux premières dialectiques « sont mis en interaction avec la Puissance divine pour trouver par elle leur rédemption, au moyen d’une dialectique du païen et du juif. »[3] Ainsi, « loin d’imposer un sens fixé à l’histoire des sociétés, ces catégories, à la fois anciennes et nouvelles, présentes en chacun et en tous, dessinent des figures concrètes et existentielles, à partir desquelles la liberté humaine peut déchiffrer les possibilités de son action historique, et être par elles poussée au perpétuel dépassement de soi. »[4]
Ceci dit, l’effondrement des idéologies ne rend-il pas obsolète, pour une large part, l’analyse fessardienne ?
Certes non et pour plusieurs raisons.
L’étude des totalitarismes et de leurs luttes « a mis à nu la structure du bien commun propre aux sociétés politiques libérales, en a suggéré la fragilité et les tendances » et révélé surtout « la nocivité cachée du « rationalisme » occidental, dans son rejet du surnaturel et de sa manifestation historique ».[5] De plus, si globalement, les idéologies se sont dissoutes, il n’empêche que certains de leurs « éléments » circulent encore dans les consciences comme le « primat de l’économique sur le politique ».[6] Enfin, le rêve d’organisation universelle de l’humanité peut-il faire l’économie d’une réflexion sur les « conditions de cette unification » ? L’orgueil et l’égoïsme ne peuvent-ils engendrer de nouvelles idéologies ? Il faudra toujours apprendre à discerner et pourquoi pas à l’école du P. Fessard ?[7]
La profondeur de l’instrument d’analyse mis à notre disposition dépasse le cadre idéologique de l’époque et emprunte à la Bible, consciemment chez Hegel, inconsciemment chez Marx, des « figures » qui peuvent éclairer nos rapports avec Dieu, les hommes et la nature et nous guider dans nos choix d’action.
Enfin, sommes-nous si différents de nos pères ? Les notions de maître, esclave, homme, femme, père, mère, frère, nous sont-elles devenues étrangères ? La lutte à mort a-t-elle disparu de nos horizons aussi bien sur le plan national ou international, sur le plan politique comme sur le plan économique ? Les bienfaits des dialectiques conjugale et familiale ne sont-ils pas menacés par l’irruption de l’individualisme ou plus simplement par la violence conjugale ? Sur le plan international, comme à l’époque du P. Fessard, ne serait-il pas opportun, dans la difficile construction européenne, par exemple, de sonder les nationalismes ? Et la question juive, est-elle sortie de l’actualité ?
Les trois dialectiques confrontent des positions antagonistes et appellent leur résolution. Quelles sont, dans la recherche d’une entente, « les conditions d’un dialogue véritable et efficace, fondement et moyen de fraternité entre les hommes » ? Selon quels critères engager un dialogue sur le plan social sinon en recherchant la justice et la paix ? Comment discourir rationnellement sinon en s’appuyant sur la vérité et la logique ?[1] Au lieu de logique et de réciprocité, de bonne foi et de bonne volonté, à l’opposé, les idéologues cherchent à « séduire, compromettre, pervertir ou détruire ».[2]
Autrement dit, le vrai dialogue n’est pas in fine une lutte à mort entre maître et esclave mais relève davantage de la lutte amoureuse pour aboutir à une entente, un accord, un « enfantement » « où se marient, dans la justice et la paix, les valeurs des blocs les plus opposés ».[3] La médiateur, entre les opposants, cherchera ce qui les accorde et refusera leur partialité au risque, dans le pire des cas, face au refus, au mensonge, ou à la violence, d’être victime à l’image du Christ.[4]
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Qui mieux que le chrétien peut exercer ce rôle ? Il est, en principe, particulièrement destiné, par sa foi et l’exercice de sa raison, à utiliser opportunément le méthode dialectique décrite, méthode qui comporte « d’une part un processus analytique qui, des faits concrets, extrait une réflexion sur l’existence et l’histoire, d’autre part une dialectique qui en définit les essences ou les catégories dites « historiques », les lie entre elles et les anime. »[5]
Autrement dit, il est celui qui peut marier philosophie et théologie, liberté de l’homme et liberté de Dieu, évangélisation et action politique.
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Victoire est née à Liège dans une famille bourgeoise très aisée. Son père Ernest, incroyant, et sa mère ne s’étaient pas mariés religieusement. Ainsi Victoire ne fut pas baptisée. En 1897, Ernest ruiné suite à des malversations s’enfuit à Bruxelles avec sa famille avant de l’abandonner en 1899, pour se réfugier en Grèce. La mère est obligée de travailler mais son maigre salaire ne lui permet pas de faire vivre ses quatre filles[3]. Les enfants sont recueillis par leur grand-mère maternelle où ils retrouvent leur confort initial mais l’absence de ses parents va marquer profondément Victoire. La grand-mère veillera à ce qu’elle soit baptisée, vraisemblablement en 1901. Elle a 15 ans.
Cette année-là, elle entre à l’école normale où elle se révèle une élève moyenne sauf en langue maternelle, en dessin et en religion. Ce cours donné par l’abbé Jean Paisse la passionne. Elle obtient son diplôme d’institutrice en 1905 et poursuit ses études pour obtenir le titre de régente en 1907. Elle envisage la vie religieuse mais l’abbé Paisse, disciple de l’abbé Antoine Pottier, la sensibilise aux problèmes sociaux et l’initie à l’enseignement social chrétien à travers l’encyclique Rerum novarum, l’œuvre d’Antoine Pottier et celle de Max Turmann [4], professeur à l’université de Fribourg et très attentif à la condition féminine.
C’est précisément la situation difficile des femmes au travail qui va retenir toute son attention. Elle s’insurge contre la méconnaissance des droits des femmes, leur ignorance et leur passivité. Elle fonde en 1907 l’Union professionnelle de l’Aiguille qui a pour but d’« étudier, de protéger et de défendre les intérêts professionnels des membres. »[5] L’objectif est de combattre les abus en matière de salaire, d’horaire et de durée de travail. Il s’agit aussi d’augmenter les connaissances et les capacités professionnelles des travailleuses. V. Cappe organise des conférences de propagande et des cercles d’étude. Parallèlement, elle continue à se former.
En 1908, elle participe au congrès de la Ligue démocratique belge où « elle attire l’attention sur les « droits méconnus » des travailleuses de l’aiguille. Elle demande qu’on organise aussi une enquête sur les conditions de travail des ouvrières d’atelier. Son intervention ne passe pas inaperçue […]. »[6]
En 1909, elle participe au Congrès catholique de Malines où elle présente son organisation et consacre une seconde conférence à la formation professionnelle et sociale des femmes. La même année, elle fait « partie de la commission syndicale qui collabore à la future exposition sur l’industrie à domicile de Bruxelles ».[7]
En 1910, elle devient directrice du Cercle d’études de l’Institut supérieur de jeunes filles. C’est à cette époque qu’elle se familiarise avec la pensée philosophique du cardinal Mercier qui va la soutenir et la protéger. Son œuvre, à Liège, s’élargit avec la création de deux nouveaux syndicats et d’une mutualité. En même temps, elle organise des cours professionnels pour les lingères, les tailleuses, les modistes, les brodeuses. pour les employées et les indépendantes, elle met sur pied des cours de comptabilité et d’allemand commercial, cours subsidiés par le Ministère de l’Industrie et du Travail. Elle crée également un Secrétariat d’apprentissage pour les métiers féminins et « une Société coopérative pour l’achat, la location, l’entretien et l’exploitation des locaux abritant les différents services et associations. »[8] Elle fonde aussi un restaurant économique où toute une littérature soigneusement choisie est à la disposition des hôtes. La même année, elle inaugure l’Union professionnelle de l’Aiguille des ouvrières à domicile, l’Union professionnelle des Demoiselles et Employées de Magasin de l’Arrondissement de Liège puis la Mutualité familiale des Groupes professionnels féminins. Avec son comité d’études syndical, elle examine les législations du travail de différents pays ainsi que les propositions de lois déposées par les catholiques aussi bien que par les socialistes.
Durant l’année académique 1910-1911, « elle entreprend l’étude systématique de l’encyclique Rerum novarum en consultant régulièrement des experts. »[9]
En 1911, elle participe au Congrès de la Ligue démocratique belge à Nivelles où elle insiste à nouveau sur la formation sociale des femmes. Elle prend aussi la parole lors de la Semaine sociale féminine. Elle installe un cercle d’études à Andenne et y fonde la Ligue féminine Saint-Begge. Elle intervient encore lors du congrès de la Ligue démocratique belge à Courtrai. Elle lance la revue L’Aiguille : organe des syndicats professionnels de l’aiguille, paraissant tous les mois. Education syndicale et professionnelle. Elle travaille, en collaboration, à la rédaction d’un manuel : La femme belge : éducation et action sociales qui paraît, en 1912, à Louvain, dans la Bibliothèque de la Revue sociale catholique avec l’imprimatur. Progressivement, elle s’est entourée d’autres femmes, de tous milieux, soucieuses de la condition des travailleuses. L’Anversoise anversoise Maria Baers[10] sera désormais sa plus fidèle alliée.
En 1912, elle participe aussi à l’assemblée constitutive de la Ligue catholique du Suffrage féminin. Son influence s’étend à Bruxelles puis à Anvers où elle insiste sur la formation théorique et sur l’étude des initiatives et des méthodes d’action existantes.
Si elle est soutenue et parfois précédée par de nombreux ecclésiastiques, elle est en butte à Ligue des familles chrétiennes, ligue conservatrice qui est dans les bonnes grâces de l’évêque Martin Rutten. Celui-ci qui voit d’un mauvais œil toutes ces initiatives prises par Victoire Cappe parce qu’elle ne donne pas aux clercs un rôle dirigeant dans ses diverses associations. Elle estime, en effet, qu’elles sont consacrées aux femmes et donc doivent être dirigées par des femmes. Elle quitte Liège pour Bruxelles où elle jouira de la protection et de l’appui du cardinal Mercier.
La même année elle participe au congrès de la fédération internationale des Ligues catholiques féminines à Vienne, puis au congrès de l’Association internationale pour la protection légale des ouvriers à Zürich. Elle noue des contacts à l’étranger. Elle prépare un congrès syndical féminin en Belgique et fonde le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes. C’est aussi cette année-là qu’elle rencontre Joseph Cardijn dont l’approche « présente d’emblée beaucoup de similitudes avec celle de la dirigeante féminine »[11] qui exercera une certaine influence sur le futur cardinal.[12]
Durant l’année 1913, son action continue à s’étendre dans de nombreuses villes. Elle participe à la mise sur pied de syndicats féminins à Tournai et à Namur. Elle préside le deuxième congrès syndical féminin où elle rencontre le professeur Victor Brants[13] qui l’aidera, la guidera, la conseillera jusqu’à sa mort en 1917. Elle devient membre de la Société belge d’économie sociale et noue des contacts avec la CSC (Confédération des syndicats chrétiens). Toujours soucieuse de la formation des militantes, elle étudie et fait étudier les fondements des pensées libérale, socialiste et chrétienne.
Malheureusement, blessée depuis son enfance par la dislocation de sa famille, sa santé s’altère et, dans la mesure où elle veut se consacrer entièrement à sa mission sociale, après avoir abandonné son poste d’enseignante, elle va connaître régulièrement une situation financière difficile.
En 1914, elle est élu vice-présidente de la CSC. La guerre ne ralentit pas son activité. Le nombre de ligues féminines croît dans tout le pays. Vu les circonstances, cette femme profondément catholique, veille à accueillir les femmes de toute opinion dans ses services d’aide. De nouvelles unions professionnelles sont lancées en 1915 et la même année, elle participe à la création d’un syndicat d’ouvrières d’usine.
En 1916, plus que jamais attachée à la formation des femmes, elle organise cours de formation religieuse et sociale à Bruxelles. Elle déclare : « Il faut absolument que nous nous instruisions davantage. les femmes ne sont pas écoutées, parce qu’elles sont trop peu instruites. Elles sont trop occupées de leur ménage et cela leur fait honneur. Il faudrait cependant qu’elles puissent parler d’autre chose que de cuisine et de raccommodages. Elles retiendraient ainsi leurs maris au foyer que la monotonie a fait déserter. »[14] Deux nouvelles fédérations apparaissent : la Fédération nationale des institutrices chrétiennes et la Fédération nationale des syndicats d’employées. Une Semaine sociale des ouvrières-propagandistes est organisée.
1917 Elle donne des conférences sur l’autonomie du mouvement féminin et lance des semaines d’études. La Fédération nationale des cercles d’études féminins est créée.
En 1918 Journées d’études et sessions de formation se succèdent. Le Secrétariat général des Unions professionnelles féminines chrétiennes devient le Secrétariat général des Œuvres sociales féminines chrétiennes.
En 1919, elle est nommée membre du Conseil consultatif auprès du ministre de l’Industrie, du Travail et du Ravitaillement, le socialiste Joseph Wauters[15]. Cette nomination n’est pas appréciée par les autres membres du bureau de la CSC. Après La femme belge, elle lance L’ouvrière, revue destinée aux syndiquées.
Elle participe à Washington à la Conférence internationale des femmes ouvrières puis à la première Conférence internationale du travail mise sur pied par l’Organisation mondiale du Travail.
En 1920 est créée l’Ecole normale sociale pour dames et jeunes filles sous le patronage du cardinal Mercier. les cours témoignent de l’idée force de Victoire Cappe : allier une formation théorique solide à une réflexion pratique. Le programme comporte la philosophie morale, la dogmatique générale, l’économie sociale, le droit public et administratif, la psychologie, l’action sociale, le rôle des syndicats. Rerum novarum reste une référence majeure. Les étudiantes sont invitées à des visites sociales et à réaliser des enquêtes sur le terrain. Cette école de haut niveau est agréée et subventionnée par les pouvoirs publics et les enseignants sont pour la plupart des professeurs de l’Université de Louvain.
Il est à noter que Victoire Cappe, malgré sa participation quelques congrès démocrates chrétiens, veille à ce que les œuvres qu’elle inspire ou patronne, respectent une stricte neutralité politique. Alors qu’elle n’est plus vice-présidente de la CSC où les femmes sont marginalisées, elle est tout de même désignée par arrêté royal du 31 mars 1920 comme membre du Conseil supérieur du Travail, fonction qu’elle exercera jusqu’à a sa mort. A ce titre, elle est la déléguée officielle du gouvernement belge à la réunion quinquennale du Conseil international des Femmes à Oslo.
En même temps, de nouveaux cercles d’études voient le jour où les femmes peuvent se former et s’informer grâce aux revues mises à leur disposition.
En 1921, elle participe au premier Congrès international des syndicats chrétiens féminins à Bruxelles puis à la troisième Conférence internationale des ouvrières à Genève où il est décidé qu’à l’avenir seules les organisations de tendance socialiste ou en accord avec elles seront admises à la Conférence internationale des ouvrières. Victoire Cappe regrette évidemment cette division idéologique des femmes ouvrières.
A Bruxelles, lors du Congrès marial Victoire expose « la dimension profondément religieuse de l’action sociale féminine ».[16] Son activité intense, son souci des réalités vécues ne l’ont pas éloignée du tout de son inspiration fondamentale.
En 1923, elle peut compter sur le soutien de sa sœur Jeanne qui vient d’obtenir sa licence en philosophie thomiste à Louvain. Une des premières femmes à s’asseoir sur les bancs de l’Université. C’est l’année aussi où Victoire fait la connaissance de l’abbé Jacques Leclercq, autre grand nom de l’intelligentsia catholique.[17]
En 1925, toujours attachée à la neutralité politique de ses associations professionnelles, elle n’apprécie pas le suffrage universel qui s’installe car, pour elle, il consacre le pouvoir du nombre. Elle n’apprécie pas davantage l’Action française ni le fascisme qui défraient de plus en plus la chronique. Elle noue des contacts avec d’autres femmes, en France, en Italie, en Espagne, en Roumanie, en Pologne, au Mexique, au Canada, en Hongrie et au Chili. Elle collabore à la mise sur pied d’une Association internationale d’écoles sociales et d’assistantes sociales catholiques.
Alors que son projet avait toujours été d’une action multilatérale, elle est confrontée à une tendance centralisatrice de plus en plus forte. C’est ainsi que les unions professionnelles féminines chrétiennes sont absorbées définitivement par la CSC fin 1925 371 et que les œuvres de jeunesse sont intégrées dans la JOCF et dans l’Association catholique de la jeunesse belge féminine.
Malgré une santé de plus en plus fragile, elle continue néanmoins à militer notamment pour la création partout de consultations de nourrissons.
En 1926 elle reçoit la décoration pontificale Pro Ecclesia et Pontifice avec sa fidèle Maria Baers. Sentant la fin venir, elle assure sa succession et meurt prématurément à 41 ans.
Nous n’avons ici qu’un aperçu de l’impressionnante et débordante activité de Victoire. Mais il faut se rendre compte que sa tâche ne fut pas aisée et qu’elle fut parfois crucifiante. Elle fut soutenue par certains ecclésiastiques mais se heurta au cléricalisme d’autres. Elle fut soutenue par de nombreuses femmes de toutes conditions mais rencontra l’opposition d’associations féminines opposées au travail des femmes et qui estimaient qu’il ne fallait pas aider les travailleuses afin qu’elles rentrent au foyer. Elle fut soutenue par quelques hommes et non des moindres mais fut freinée par de nombreux phallocrates.
Malgré cela, et en dépit d’une santé qui se dégrada rapidement et de tracas financiers récurrents, elle n’abandonna pas son idéal. Elle fut et elle est une laïque exemplaire par son souci des plus pauvres à l’époque, par sa foi intense qui ne fit que s’accroître tout au long de sa vie, par son souci d’une formation philosophique sérieuse, d’une formation permanente à la doctrine sociale chrétienne notamment à travers l’encyclique Rerum novarum qu’elle étudia et fit étudier en détail avec l’aide de spécialistes, par son refus de toute forme de cléricalisme et de suprématie mâle, par son sens de l’action concrète basée sur une connaissance précise des réalités vécues.
Elle eut aussi le souci de regarder à l’extérieur des frontières ce qui se passait, non seulement pour en tirer des leçons mais aussi pour rassembler les femmes de tous pays autour de leurs valeurs fondamentales et de leurs préoccupations majeures.
Sa formation et son efficacité la rendirent crédible auprès d’un ministre socialiste alors qu’elle combattait par ailleurs la vision socialiste de la société. Elle voulut se démarquer des associations socialistes qui ne séparaient pas les sexes et véhiculaient l’image d’une femme émancipée. Pour elle, la femme au travail était aussi et d’abord une mère, une épouse qui devait concilier, sans se perdre, ses différentes responsabilités.
J. Cardijn dira : « Si elle était intransigeante sur les principes, elle était d’autant plus tolérante pour les personnes. Elle cherchait l’âme de vérité qui se cachait sous les erreurs. »[18]
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Jn : : Évangile selon Jean Jr : : Jérémie Lc : : Luc Lv : : Lévitique Mc : : Marc Mi : : Michée Mt : : Matthieu 1 P : : 1 Pierre 2 P : : 2 Pierre Ph : : Philippiens Pr : : Proverbes Ps : : Psaumes 1 R : : 1 Rois Rm : : Romains 1 S : : 1 Samuel 2 S : : 2 Samuel Sg : : Sagesse Si : : Siracide (Ecclésiastique) So : : Sophonie 1 Th : : 1 Thessaloniciens 1 Tm : : 1 Timothée Za : : Zacharie |
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JEAN-PAUL II, Allocution au IVe Symposium des évêques d’Europe, 20 juin 1979
JEAN-PAUL II, Discours à Drogheda (Irlande), 29-9-1979
JEAN-PAUL II, Aux membres du Secrétariat de l’ONU, 2 octobre 1979
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Catechesi tradendae, 16 octobre 1979
JEAN-PAUL II, Discours aux instituteurs catholiques chrétiens, 7-12-1979
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Inter sanctos, 29 décembre 1979
JEAN-PAUL II, Homélie à l’occasion du XVe centenaire de la naissance de saint Benoît, 23 mars 1980
JEAN-PAUL II, Discours à l’UNESCO, 2 juin 1980 (Unesco)
JEAN-PAUL II, Homélie à Porto Alegre, 5-7-1980
JEAN-PAUL II, Homélie du Bourget, France, 1er juin 1980
JEAN-PAUL II, Homélie, St Denis, France, 31-5-1980
JEAN-PAUL II, Discours aux travailleurs à Sao Paulo, 3 juillet 1980
JEAN-PAUL II, Lettre aux Chefs d’État signataires de l’Acte final d’Helsinki (1975), 1er septembre 1980
JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980
JEAN-PAUL II, Homélie à l’inauguration de la Chapelle épiscopale hongroise, 8 octobre 1980
JEAN-PAUL II, Encyclique Dives in misericordia, 30 novembre 1980
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Egregiae virtutis, 31 décembre 1980
JEAN-PAUL II, Encyclique Laborem exercens, 14 septembre 1981 (LE)
JEAN-PAUL II, Discours aux membres d’un Colloque international sur « Les racines chrétiennes communes des nations européennes », 6 novembre 1981
JEAN-PAUL II, Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Familiaris consortio, 22 novembre 1981 (FC)
JEAN-PAUL II, A des juristes catholiques italiens, 7-12-1981
JEAN-PAUL II, Discours aux participants au Congrès du Mouvement ecclésial d’engagement culturel, 16-1- 1982
JEAN-PAUL II, Discours aux agriculteurs au Portugal, 14-5-1982
JEAN-PAUL II, Allocution à l’Organisation internationale du travail, Genève, 15-6-1982
JEAN-PAUL II, Allocution au Symposium des évêques, le 5 octobre 1982
JEAN-PAUL II, Aux participants du Congrès mondial de l’apostolat de la mer, 27 octobre 1982
JEAN-PAUL II, Discours au monde du travail en Espagne, 7-11-1982
JEAN-PAUL II, « Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982
JEAN-PAUL II, Discours aux gens de la mer, St jacques de Compostelle (Espagne), 9 novembre 1982
JEAN-PAUL II, Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983
JEAN-PAUL II, Rencontre avec les représentants du monde économique à Milan, 22-5-1983
JEAN-PAUL II, Discours à la fin de la procession aux flambeaux (Lourdes), in OR n° 33-34, 16-23 août 1983
JEAN-PAUL II, Allocution, 2 septembre 1983
JEAN-PAUL II, Méditation à la fin de la procession aux flambeaux, Lourdes, 14-8-1983
JEAN-PAUL II, Allocution aux « Vêpres européennes », Vienne, 10 septembre 1983
JEAN-PAUL II, Discours à des parlementaires catholiques européens, 10 novembre 1983
JEAN-PAUL II, Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983
JEAN-PAUL II, Discours aux participants d’un Symposium sur la pastorale du mariage et de la famille en Europe, 26 novembre 1983
JEAN-PAUL II, Aux membres de la Commission théologique internationale, 5-12-1983
JEAN-PAUL II, Echange de vœux avec le Corps diplomatique, 14-1-1984
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Salvifici doloris, 11 février 1984
JEAN-PAUL II, Rencontre avec le monde de l’agriculture en Italie, 26-2-1984
JEAN-PAUL II, Allocution aux promoteurs d’un Congrès pour le Ve centenaire de Luther, 24 mars 1984
JEAN-PAUL II, Message au Dr R.M. Salas en vue de la Conférence internationale sur la population, 7 juin 1984
JEAN-PAUL II, Allocution aux évêques suisses à Einsiedeln, le 14 juin 1984
JEAN-PAUL II, Avec le monde de la mer, 12 août 1984
JEAN-PAUL II, Avec les pêcheurs, Flatrock (Canada), 12 septembre 1984
JEAN-PAUL II, Homélie à Saragosse, 10 octobre 1984
JEAN-PAUL II, Aux savants réunis à l’Académie pontificale des sciences, 2 octobre 1984, in OR 16 octobre 1984
JEAN-PAUL II, Discours à une session de l’Académie pontificale des sciences, 2-10-1984, in DC n° 1884, 18- 11-1984
JEAN-PAUL II, Allocution aux membres de la Commission de la Cour européenne, 12 décembre 1984
JEAN-PAUL II, Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984
JEAN-PAUL II, Discours aux cardinaux et à la Curie, 21-12-1984
JEAN-PAUL II, Homélie à l’Ouverture du « Jubilé » des apôtres des Salves, 14 février 1985
JEAN-PAUL II, Homélie prononcée pour la clôture du jubilé des saints Cyrille et Méthode, 14 février 1985
JEAN-PAUL II, Lettre aux jeunes gens et jeunes filles du monde, 31 mars 1985
JEAN-PAUL II, Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985
JEAN-PAUL II, Liturgie de la parole avec le laïcat catholique, Anvers, 17 mai 1985
JEAN-PAUL II, Aux évêques belges, Malines 18 mai 1985
JEAN-PAUL II, Aux responsables des mouvements laïcs, Liège, 19 mai 1985
JEAN-PAUL II, Rencontre avec le monde du travail, Laeken, Belgique, 19 mai 1985
JEAN-PAUL II, Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985
JEAN-PAUL II, Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985
JEAN-PAUL II, Encyclique Slavorum Apostoli, 2 juin 1985
JEAN-PAUL II, A un groupe de pompiers volontaires, 1-10-1985
JEAN-PAUL II, Au président de la république italienne, 4-10-1985
JEAN-PAUL II, Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985
JEAN-PAUL II, Messe pour la FAO, 1-11-1985
JEAN-PAUL II, Lettre aux présidents des Conférences épiscopales d’Europe, 2 janvier 1986
JEAN-PAUL II, Discours à un Congrès culturel européen, 21 avril 1986
JEAN-PAUL II, Homélie, 9-5-1986
JEAN-PAUL II, Rencontre avec les agriculteurs à la coopérative P.A.F (Producteurs agricoles de Faenza), 10-5- 1986
JEAN-PAUL II, A la cérémonie des « noces de la mer », Cervia (Italie), 11 mai 1986
JEAN-PAUL II, Allocution lors du « Regina Coeli » à Ravenne, 11 mai 1986
JEAN-PAUL II, Encyclique Dominum et vivificantem, 18 mai 1986
JEAN-PAUL II, Allocution de l’Angélus sur le Mont Chétif, 7 septembre 1986
JEAN-PAUL II, A des parlementaires de Belgique, 19-9-1986
JEAN-PAUL II, Allocution dans la Basilique Sainte-Marie-des-Anges et Discours final, 27-10-1986
JEAN-PAUL II, Aux travailleurs portuaires et aux marins, Civitavecchoia (Italie), 19 mars 1987
JEAN-PAUL II, Encyclique Redemptoris mater, 25 mars 1987 (RH)
JEAN-PAUL II, Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987
JEAN-PAUL II, Discours aux délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes, 3- 4-1987
JEAN-PAUL II, Homélie pour le monde de l’agriculture en Argentine, 7-4-1987
JEAN-PAUL II, Discours aux entrepreneurs d’Argentine, 11-4-1987
JEAN-PAUL II, Lettre aux évêques accompagnant l’envoi de l’Instrumentum laboris, 22 avril 1987
JEAN-PAUL II, Discours au monde de la culture, Buenos aires, 12-4-1987, OR 26-5-1987
JEAN-PAUL II, Rencontre avec le monde du travail en Allemagne, 2-5-1987
JEAN-PAUL II, Homélie à la cathédrale de Spire (Allemagne), 4 mai 1987
JEAN-PAUL II, Rencontre avec les représentants des activités caritatives et sociales, San Antonio, USA, 13-9- 1987
JEAN-PAUL II, Homélie, Munich, 3 mai 1987
JEAN-PAUL II, Homélie, Speyer, 4 mai 1987
JEAN-PAUL II, Discours à San Antonio (USA) 13-9-1987
JEAN-PAUL II, Discours aux représentants du monde de la culture à Florence, 18-19 octobre 1987
JEAN-PAUL II, Encyclique Sollicitudo rei socialis, 30 décembre 1987 (SRS)
JEAN-PAUL II, Discours aux jeunes de la Confédération nationale italienne des exploitants agricoles, 9-1-1988
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Euntes in mundum, à l’occasion du millénaire du baptême de la Rus’ de Kiev, 25 janvier 1988
JEAN-PAUL II, Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988
JEAN-PAUL II, Discours aux travailleurs, Rome, 19 mars 1988, in OR, 29 mars 1988
JEAN-PAUL II, Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988
JEAN-PAUL II, Homélie de la messe pour les agriculteurs au Paraguay, 17-5-1988
JEAN-PAUL II, Discours aux responsables politiques à la Hofburg (Autriche), le 23 juin 1988
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Mulieris dignitatem, 15-8-1988
JEAN-PAUL II, Rencontre avec le laïcat, Zimbabwe, 11-9-1988, in OR, 20 septembre 1988
JEAN-PAUL II, Rencontre avec les jeunes (Strasbourg), 8 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Discours au Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Homélie au stade de la Meinau, 8 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Allocution devant la Cour européenne des droits de l’homme, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988
JEAN-PAUL II, Rencontre avec les protestants d’Alsace, 9 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Rencontre avec la communauté israélite, 9 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Discours au Parlement européen à Strasbourg, 11-10-1988
JEAN-PAUL II, Discours à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, 11 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Audience générale du 12 octobre 1988
JEAN-PAUL II, Discours aux participants du Colloque international sur L’Église et les droits de l’homme, 14-16 novembre 1988
JEAN-PAUL II, Message pour le XLe anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 6-12-88
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Christifideles laïci, 30 décembre 1988 (CL)
JEAN-PAUL II, Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989
JEAN-PAUL II, Homélie au sanctuaire marial de Covadonga (Espagne), 20 août 1989
JEAN-PAUL II, Lettre au XVIIIe Congrès de l’UNIAPAC, 21-9-1989
JEAN-PAUL II, Discours à Dili, 12 octobre 1989
JEAN-PAUL II, Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989
JEAN-PAUL II, Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 1989
JEAN-PAUL II, Message pour la Journée de la Paix, 1er janvier 1990
JEAN-PAUL II, Discours au Conseil pontifical de la Culture, 12 janvier 1990
JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990
JEAN-PAUL II, Discours aux ouvriers de l’usine Olivetti, 19-3-1990
JEAN-PAUL II, Discours aux ouvriers et dirigeants de l’usine Lancia-Auto, 19-3-1990
JEAN-PAUL II, Discours aux représentants du monde de la culture, aux étudiants et aux représentants des Églises non catholiques, 21 avril 1990
JEAN-PAUL II, Homélie de la messe dans la basilique de Velehrad, 22 avril 1990
JEAN-PAUL II, Homélie, Chalco, Mexique, 7-5-1990
JEAN-PAUL II, Discours aux hommes d’affaires, Durango (Mexique), 9-5-1990
JEAN-PAUL II, Conférence sur l’homme et l’environnement, O.R. 18 mai 1990
JEAN-PAUL II, Discours à la réunion de préparation du Synode des évêques d’Europe, 5 juin 1990
JEAN-PAUL II, Encyclique Redemptoris missio (RMi), 7-12-1990
JEAN-PAUL II, Message Urbi et Orbi, Noël 1990
JEAN-PAUL II, Message pour la Journée de la Paix, 1-1-1991
JEAN-PAUL II, Discours aux ambassadeurs, 12-1-1991
JEAN-PAUL II, Audience générale du 23 janvier
JEAN-PAUL II, Angélus du 27 janvier 1991
JEAN-PAUL II, Invitation à la prière en faveur de la paix, 2 février 1991
JEAN-PAUL II, Discours d’ouverture, 4 mars 1991
JEAN-PAUL II, Discours à l’Audience générale, 1-5-1991
JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, 1991(CA)
JEAN-PAUL II, Audience générale, 8 mai 1991
JEAN-PAUL II, Homélie à Bialystok (Pologne) 5-6-1991
JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique (Varsovie), 8 juin 1991
JEAN-PAUL II, Discours lors de la célébration œcuménique à Debrecen (Hongrie), 18 août 1991
JEAN-PAUL II, Discours à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour la Culture, 10 janvier 1992
JEAN-PAUL II, Discours aux diplomates accrédités près le Saint-Siège, le 11 janvier 1992
JEAN-PAUL II, Discours aux évêques français de la région « Ouest », 14 février 1992
JEAN-PAUL II, La destination universelle des biens, Allocution commémorative in Une terre pour tous les hommes, La destination universelle des biens, Actes du colloque international organisé par le Conseil pontifical « Justice et Paix » du 13 au 15 mai 1991, Centurion, 1992
JEAN-PAUL II, Discours au premier ambassadeur de la République de Croatie, 3 juillet 1992
JEAN-PAUL II, Lettre au cardinal Edward I. Cassidy (président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens), 10 septembre 1992
JEAN-PAUL II, Allocution à la Conférence épiscopale de Croatie, le 9 novembre 1992
JEAN-PAUL II, Allocution aux présidents des Conférences épiscopales européennes, 1er décembre 1992
JEAN-PAUL II, Discours à la Conférence internationale sur la nutrition, 5 décembre 1992
JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique, 16 janvier 1993
JEAN-PAUL II, Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, 16 avril 1993
JEAN-PAUL II, Discours aux représentants du monde des entreprises, Agrigente, 9-5-1993
JEAN-PAUL II, Homélie de béatification de Maurice Tornay, 16-5-1993
JEAN-PAUL II, Encyclique Veritatis splendor, 6 août 1993 (VS)
JEAN-PAUL II, Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993
JEAN-PAUL II, Discours au Conseil des Ministres de la Conférence sur la sécurité et la Coopération en Europe, 30 novembre 1993
JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 15 janvier 1994
JEAN-PAUL II, Lettre aux familles Gratissimam sane, 2 février 1994
JEAN-PAUL II, Allocution lors de l’angélus du 20 février 1994
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Tertio millenio adveniente, 10 novembre 1994 (TMA)
JEAN-PAUL II, Discours aux participants à la session inaugurale de l’Académie pontificale des sciences sociales, 25 novembre 1994
JEAN-PAUL II, Encyclique Evangelium vitae, 25 mars 1995 (EV)
JEAN-PAUL II, Homélie lors de la messe au sanctuaire marial de Lorette, 10 septembre 1995
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Ecclesia in Africa, 14 septembre 1995
JEAN-PAUL II, Allocution lors de la réception du nouvel ambassadeur de France, 13 novembre 1995
JEAN-PAUL II, Constitution apostolique Universi Dominici gregis, 22 février 1996
JEAN-PAUL II, Audience générale, 16-4-1996
JEAN-PAUL II, Discours à Maribor (Slovénie) au monde de la science et de la culture, 19 mai 1996
JEAN-PAUL II, Homélie lors de la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma (Hongrie), 6 septembre 1996
JEAN-PAUL II, Discours à des députés du Parti populaire européen (démocrate-chrétien) du Parlement européen, 6 mars 1997
JEAN-PAUL II, Discours aux participants au Congrès sur les vocations en Europe, 9 mai 1997
JEAN-PAUL II, Homélie à Gniezno (Pologne) lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997
JEAN-PAUL II, Message aux sept chefs d’État présents à Gniezno, 3 juin 1997
JEAN-PAUL II (sous le pontificat de), Instruction sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres 13 août 1997
JEAN-PAUL II, Message au Symposium des évêques d’Europe, 22 octobre 1996
JEAN-PAUL II, Homélie à Gniezno lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997
JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix, 8-12-1997 (janvier 1998)
JEAN-PAUL II, Discours d’arrivée à Salzbourg, 19 juin 1998
JEAN-PAUL II, Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998
JEAN-PAUL II, Discours au nouvel ambassadeur de Belgique, 6 juillet 1998, in DC, n°2187, 2-16 août 1998
JEAN-PAUL II, Audience générale, 9 septembre 1998
JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Fides et ratio, 14 septembre 1998
JEAN-PAUL II, Audience générale, 16 septembre 1998
JEAN-PAUL II, Discours à la population de Zagreb (Croatie), le 2 octobre 1998
JEAN-PAUL II, Discours aux participants à la IIe Rencontre d’hommes politiques et de législateurs d’Europe, 23 octobre 1998, O.R., n°44, 3 novembre 1998
JEAN-PAUL II, Discours au nouvel ambassadeur de France, DC n° 2193, 6-12-1998
JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique, 11 janvier 1999
JEAN-PAUL II, Discours aux participants du IIe Symposium présynodal européen, 14 janvier 1999
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in America, 22-1-1999
JEAN-PAUL II, Discours au tribunal de la Rote Romaine, 21-1-1999, DC 7-3-199, n° 2199
JEAN-PAUL II, Message pour les 50 ans du Conseil de l’Europe, 5 mars 1999
JEAN-PAUL II, Discours aux deux Chambres du Parlement de la république de Pologne, 11 juin 1999
JEAN-PAUL II, Audience générale, 18 août 1999
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999
JEAN-PAUL II, Homélie pour la clôture du Synode pour l’Europe, 23 octobre 1999
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Ecclesia in Asia, 6-11-1999
JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix, 2000
JEAN-PAUL II, Homélie lors de la messe pour le Jubilé des travailleurs, 1-5-2000
JEAN-PAUL II, Discours à l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, 10 juin 2000
JEAN-PAUL II, Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000
JEAN-PAUL II, Homélie lors de la béatification de Pie IX, de Jean XXIII, de Mgr Tommaso Reggio, du P. Chaminade et de Dom Marmion, 3-9-2000, in D.C., 1-10-2000
JEAN-PAUL II, Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique en forme de « Motu proprio » pour la proclamation de saint Thomas More comme Patron des responsables de gouvernement et des hommes politiques, 31 octobre 2000
JEAN-PAUL II, Discours aux participants à la Conférence interministérielle pour le 50e anniversaire de la Convention européenne des Droits de l’homme, 3 novembre 2000
JEAN-PAUL II, Discours aux responsables de gouvernement, aux parlementaires et aux responsables politiques à l’occasion de leur Jubilé, 4 novembre 2000
JEAN-PAUL II, Homélie pour le Jubilé des responsables de gouvernement, des parlementaires et des hommes politiques, 5 novembre 2000
JEAN-PAUL II, Homélie lors du Jubilé du monde agricole, 12-11-2000
JEAN-PAUL II, Angelus, 26 novembre 2000
JEAN-PAUL II, Discours au Congrès mondial du laïcat catholique 26 novembre 2000
JEAN-PAUL II, Discours aux responsables de gouvernement, 4 novembre 2000
JEAN-PAUL II, Message à l’occasion du 1200e anniversaire du couronnement de Charlemagne, 14 décembre 2000
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique Novo Millennio Ineunte, 6 janvier 2001
JEAN-PAUL II, Audience générale, 31 janvier 2001
JEAN-PAUL II, Discours à la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), 30 mars 2001
JEAN-PAUL II, Discours à l’Académie des Sciences sociales, 27 avril 2001
JEAN-PAUL II, Discours au Président de la république hellénique, 4 mai 2001
JEAN-PAUL II, Déclaration commune du Pape Jean-Paul II et de S.B. Christodoulos, 4 mai, 2001
JEAN-PAUL II, Message aux participants au Symposium international sur le Travail, 14-9-2001
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique Ecclesia in Oceania, 22 novembre 2001
JEAN-PAUL II, Message pour la clôture de l’Année internationale du bénévolat, 5-12-2001
JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2002
JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique, 10 janvier 2002
JEAN-PAUL II, Audience générale, janvier 2002
JEAN-PAUL II, Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002
JEAN-PAUL II, Message de Pâques, 31 mars 2002
JEAN-PAUL II Discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales, 11 avril 2002
JEAN-PAUL II, Discours aux représentants du monde de la culture, des sciences et des arts à Sofia (Bulgarie), 24 mai 2002
JEAN-PAUL II, Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002
JEAN-PAUL II, Discours devant le Parlement européen, 14 novembre 2002
JEAN-PAUL II, Message pour la XXXVIe Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2003
JEAN-PAUL II, Discours devant le Corps diplomatique, 13 janvier 2003
JEAN-PAUL II, Discours à une délégation du Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe, 6 février 2003
JEAN-PAUL II, Angélus, 23 février 2003
JEAN-PAUL II, Discours aux évêques de Roumanie en visite ad limina, 1er mars 2003
JEAN-PAUL II, Homélie lors de la Célébration de la Cène du Seigneur, jeudi saint 2003
JEAN-PAUL II, Discours aux pèlerins venus pour deux canonisations, 19 mai 2003
JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, 28 juin 2003
JEAN-PAUL II, Discours aux participants au Symposium « Université et Église en Europe », 19 juillet 2003
JEAN-PAUL II, Allocution lors de l’Angélus du 24 août 2003
JEAN-PAUL II, Discours aux participants à l’Assemblée plénière de la ROACO, septembre 2003
JEAN-PAUL II, Discours à l’arrivée à Bratislava (Slovaquie), 11 septembre 2003
JEAN-PAUL II, Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 2003
JEAN-PAUL II, Entrez dans l’espérance, Pocket, 2003
JEAN-PAUL II, Message pour la journée mondiale de la paix, 1er janvier 2004
JEAN-PAUL II, Discours à M. G. Balboni Acqua, nouvel ambassadeur d’Italie près le Saint-Siège, 9 janvier 2004
JEAN-PAUL II, Discours à l’audience générale du 4-2-2004
JEAN-PAUL II, Discours à l’occasion de la remise du prix international Charlemagne de la Ville d’Aix-la- Chapelle, 24 mars 2004
JEAN-PAUL II, Discours aux membres du Directoire du prix Charlemagne, 25 mars 2004
JEAN-PAUL II, Message aux participants à la rencontre œcuménique « Miteinander für Euopa » à Stuttgart, 6 mai 2004
JEAN-PAUL II, Discours à M. Georges Santer, nouvel ambassadeur du Luxembourg, 16 décembre 2004
JEAN-PAUL II, Lettre aux évêques de France à l’occasion du centenaire de la loi de 1905, 11 février 2005
JEAN-PAUL II, Mémoire et identité, Conversation au passage entre deux millénaires, Flammarion, 2005
JEAN-PAUL II, Viens, Seigneur Jésus, Vers des cieux nouveaux et une terre nouvelle, (Catéchèses du 31 janvier au 12 décembre 2001), Parole et Silence, 2019
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PIE VI, Bref Caritas, 13 avril 1791
PIE VI, Lettre à l’empereur Léopold II, 3-3-1792
PIE VI, Allocution au Consistoire secret du 17-6-1793
PIE VI, Bulle Auctorem fidei, 1794
PIE VI, Bulle Pastoralis sollicitudo du 5 juillet 1796
PIE VII, Homélie de Noël , Imola, 1797
PIE VII, Encyclique Diu satis, 15-5-1800
PIE VII, Lettre à l’Evêque de Troyes, 29-4-1814
PIE VII, Constitution Sollicitudo omnium Ecclesiarum, 7 août 1814
PIE IX, Encyclique Qui pluribus, 9-11-1846
PIE IX, Allocution Quisque vestrum, 4 octobre 1847
PIE IX, Allocution Quibus quantisque, 20-4-1849
PIE IX, Encyclique Nostis et nobiscum, 8-12-1849
PIE IX, Lettre apostolique Ad Apostolicae Sedis, 1851
PIE IX, Encyclique Singulari quadam, 1854
PIE IX, Lettre apostolique Cum catholica Ecclesia, 26 mars 1860
PIE IX, Allocution Novos et ante, 28 septembre. 1860.
PIE IX, Allocution consistoriale, 20 décembre 1860
PIE IX, Allocution consistoriale Maxima quidem, 9 juin 1862
PIE IX, Lettre encyclique Quanto conficiamur du 10 août 1863.
PIE IX, Encyclique Quanta cura et son Syllabus, 8-12-1864
PIE IX, Encyclique Ubi nos, 15 mai 1871
PIE IX, Discours aux pèlerins français, 5-5-1874
PIE IX, Lettre Exhortae in ista, aux évêques du Brésil, 29 avril 1876
PIE X, Encyclique E supremi, 4 octobre 1903
PIE X, Allocution consistoriale, 9-11-1903
PIE X, Motu proprio sur l’Action populaire chrétienne, 18-12-1903
PIE X, Encyclique Jucunda sane, 12-3-1904
PIE X, Allocution aux Cardinaux, mars 1905
PIE X, Encyclique Il fermo proposito, 11-6-1905
PIE X, Encyclique Vehementer nos, 11 février 1906
PIE X, Encyclique Pieni l’animo, 28 juillet, 1906
PIE X, Lettre aux directeurs de l’Union économique sociale des catholiques italiens, 20-1-1907
PIE X, Encyclique Pascendi Dominici gregis, 1907
PIE X, Constitution apostolique Lamentabili sane exitu, 1907
PIE X, Lettre sur le Sillon, Notre charge apostolique, 25-8-1910
PIE X, Lettre Paulopolim aux archevêques et évêques du Brésil, 18-12-1910
PIE X, Lettre à Mgr Falconio, 11 juin 1911
PIE X, Encyclique Singulari quadam, 1912
PIE X, Exhortation aux catholiques du monde entier, Dum Europa fere omnis, juillet 1914
PIE X, Encyclique Ad beatissimi apostolorum principis, 1er novembre 1914
PIE XI, Encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1920
PIE XI, Encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922
PIE XI, Lettre autographe A l’archevêque de Gênes, 7 avril 1922
PIE XI, Lettre autographe Au Secrétaire d’État, le 29 avril 1922
PIE XI, Lettre apostolique 10 juillet 1922
PIE XI, Lettre apostolique aux évêques d’Italie, 6 août 1922
PIE XI, Lettre apostolique, 28 octobre 1922
PIE XI, Allocution consistoriale, 11 décembre 1922
PIE XI, Encyclique Fin dal primo momento, 23 décembre 1922
PIE XI, Allocution consistoriale, 23 mai 1923
PIE XI, Lettre Studiorum ducem, 29-6-1923
PIE XI, Allocution consistoriale, 24 mars 1924
PIE XI, Encyclique Quas primas, 1925
PIE XI, Allocution consistoriale, 14 décembre 1925
PIE XI, Encyclique Iniquis afflictisque, 1926
PIE XI, Encyclique Rerum Ecclesiae, 1926
PIE XI, Au comité de l’Action catholique italienne, 16-5-1926
PIE XI, Allocution Misericordia Domini, 20 décembre 1926
PIE XI, Lettre au cardinal Andrieu, 5 janvier 1927
PIE XI, Discours à la Fédération universitaire italienne, 18-12-1927
PIE XI, Lettre au cardinal Adolf Bertram, président de la Conférence épiscopale allemande, 13 novembre 1928
PIE XI, Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Achille Liénart, 5-6-1929
PIE XI, Encyclique Mens nostra, 20 décembre 1929
PIE XI, Encyclique Divini illius Magistri, 31-12-1929
PIE XI, Encyclique Casti connubii, 31-12-1930
PIE XI, Encyclique Non abbiamo bisogno, 29 juin 1931
PIE XI, Encyclique Quadragesimo anno, 1931 (QA)
PIE XI, Encyclique Acerba animi, 1932
PIE XI, Encyclique Caritate Christi compulsi, 3-5-1932
PIE XI, Encyclique Dilectissima Nobis, 3 juin 1933
PIE XI, Message aux Portugais, 10 novembre 1933
PIE XI, A l’épiscopat de Colombie, 14 février 1934
PIE XI, Lettre au cardinal Ildefonse Schuster, archevêque de Milan, sur la tenue du IXe Concile provincial de Lombardie, 28 août 1934
PIE XI, Lettre au cardinal van Roey, archevêque de Malines, 19 août 1935
PIE XI, Discours à l’occasion de l’inauguration de l’exposition internationale de la presse catholique, 12-5- 1936
PIE XI, Allocution à des réfugiés espagnols, La vostra presenza 14-9-1936
PIE XI, Lettre Nos es muy conocida, 28-3-1937
PIE XI, Lettre encyclique Divini redemproris, 1937 (DR)
PIE XI, Lettre encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937.
PIE XI, Encyclique Firmissimam constantiam, 1937
PIE XI, Allocution consistoriale, 1er avril 1935
PIE XI, Décret sur l’héroïcité des vertus de Justin de Jacobis 28 mai 1935
PIE XI, Allocution à des infirmières du monde entier 27 août 1935
PIE XI, Consistoire secret, 20 décembre 1935
PIE XI, Déclaration à un groupe de pèlerins de la Radio catholique belge le 6-9-1938
PIE XI, Discours adressé aux membres du pèlerinage de la Confédération française des travailleurs chrétiens, 18 septembre 1938
PIE XI, Lettre aux évêques des États-Unis à l’occasion du cinquantenaire de la Catholic University of America, 21 septembre 1938
PIE XI, Message radiodiffusé, 29 septembre 1938
PIE XI, Lettre apostolique aux archevêques, évêques et autres ordinaires des îles Philippines en vue de développer et d’intensifier la vie catholique dans ces régions, 18 janvier 1939
PIE XII, Homélie de Pâques, le 9 avril 1939
PIE XII, Radiomessage à la nation espagnole, 16 avril 1939
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 20 avril 1939
PIE XII, Allocution à un groupe de pèlerins allemands, 23 avril 1939
PIE XII, Discours aux membres du Sacré Collège, 2 juin 1939
PIE XII, Discours à des soldats espagnols, 11 juin 1939
PIE XII, Allocution à l’Ambassadeur de Bolivie, 16 juin 1939
PIE XII, Lettre aux Semaines sociales de France, 11-7-1939
PIE XII, Radiomessage, 24 août 1939
PIE XII, Allocution à l’Ambassadeur de Belgique, 31 août 1939
PIE XII, Allocution à des pèlerins allemands, 26 septembre 1939
PIE XII, Encyclique Sertum Laetitiae, 1-11-1939
PIE XII, Lettre encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939
PIE XII, Allocution à la population de Castelgandolfo, 22 octobre 1939
PIE XII, Allocution au Cardinal Hlond et aux Polonais résidant à Rome, 30 septembre 1939
PIE XII, Lettre autographe au cardinal Suhard, 21 novembre 1939
PIE XII, Allocution à l’ambassadeur d’Italie, le 7 décembre 1939
PIE XII, Message de Noël, 24 décembre 1939
PIE XII, Réponse à S. Exc. M. Franklin Delano Roosevelt, président des États-Unis, 7 janvier 1940
PIE XII, Allocution aux membres d’une mission navale espagnole, 6 mars 1940
PIE XII, Homélie pascale, 24 mars 1940
PIE XII, Discours aux jeunes époux et à d’autres groupes de pèlerins, 27 mars 1940
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État demandant des prières pour la paix entre les peuples, 15 avril 1940
PIE XII, Sermon en l’honneur de saint François d’Assise et de sainte Catherine de Sienne, patrons primaires de l’Italie, 3 mai 1940
PIE XII, Discours aux jeunes époux et aux petits chanteurs à la Croix de bois, 8 mai 1940
PIE XII, Allocution à l’occasion de la béatification de la Vénérable Philippine Duchesne, 15 mai 1940
PIE XII, Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940
PIE XII, Allocution à l’Ambassadeur de France, 9 juin 1940
PIE XII, Lettre au Cardinal Van Roey, 31 juillet 1940
PIE XII, Motu proprio et Homélie de la messe pour la paix et les victimes de guerre, 24 novembre 1940
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 21 décembre 1940
PIE XII, Message de Noël, 24 décembre 1940
PIE XII, Lettre aux cardinaux et archevêques de la France occupée, 28 février 1941
PIE XII, Allocution à un groupe de hautes personnalités espagnoles, 7 mars 1941
PIE XII, Discours à l’Archiconfrérie de la Très Sainte Trinité des pèlerins et convalescents de Naples, 27 mars 1941
PIE XII, Message pascal du 13 avril 1941
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 20 avril 1941
PIE XII, Radiomessage pour le cinquantième anniversaire de Rerum novarum La Solennita, 1er juin 1941
PIE XII, Radio-message au monde entier, 29 juin 1941
PIE XII, Aux jeunes époux, 24-9-1941
PIE XII, Radio-message Nell’Alba, 24-12-1941
PIE XII, Discours au Sacré Collège, 24 décembre 1941
PIE XII, A de nouveaux époux, 25-2-1942
PIE XII, A de nouveaux époux, 11-3-1942
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 15 avril 1942
PIE XII, Radio-message au monde entier, 13 mai 1942
PIE XII, Aux évêques d’Angleterre et du pays de Galles, 29 juin 1942
PIE XII, Allocution au nouveau Ministre d’Haïti, 12 septembre 1942
PIE XII, Radio-message au peuple portugais, 31 octobre 1942
PIE XII, Radio-message Con Sempre, Noël, 24-12-1942
PIE XII, Discours au Sacré Collège et à la Curie romaine, 24 décembre 1942
PIE XII, Allocution à l’Académie pontificale des sciences, 21 février 1943
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 15 avril 1943
PIE XII, Allocution devant le sacré Collège, 2 juin 1943
PIE XII, Discours aux travailleurs d’Italie, 13-6-1943
PIE XII, Encyclique Mystici corporis Christi, 29-6-1943
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 5 août 1943
PIE XII, Radio-message au monde entier pour le IVe anniversaire du commencement de la guerre, 1er septembre 1943
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 25 novembre 1943
PIE XII, Allocution au Sacré Collège, 24 décembre 1943
PIE XII, Message de Noël, 1943
PIE XII, Discours aux curés et prédicateurs de Carême à Rome, 22 février 1944
PIE XII, Allocution aux fidèles de Rome, 12 mars 1944
PIE XII, Lettre au Secrétaire d’État, 24 avril 1944
PIE XII, Discours au Sacré Collège, 2 juin 1944
PIE XII, Exhortation au peuple romain, 6 juin 1944
PIE XII, Allocution, 8 juin 1944
PIE XII, Allocution du 30 juin 1944
PIE XII, Allocutions du 4 juillet et du 6 juillet 1944
PIE XII, Allocution du 9 juillet 1944
PIE XII, Remerciements aux familles nobles de Rome, 11 juillet 1944
PIE XII, Discours au Conseil municipal de Rome, 12 juillet 1944
PIE XII, Discours du 28 juillet 1944
PIE XII, Allocution du 1er août 1944
PIE XII, Radio-message aux populations d’Afrique du Sud et aux prisonniers italiens détenus dans ces régions, 3 août 1944
PIE XII, Allocution du 13 août 1944.
PIE XII, Allocution du 16 août 1944.
PIE XII, Radiomessage au monde entier, 1-9-1944
PIE XII, Allocution aux membres de l’armée polonaise du 15 septembre 1944
PIE XII, Allocution du 17 septembre 1944.
PIE XII, Allocution du 28 septembre 1944
PIE XII, Allocution du 12 octobre 1944.
PIE XII, Lettre au cardinal vicaire du pape pour le diocèse de Rome, 24 octobre 1944
PIE XII, Discours du 15 novembre 1944
PIE XII, Allocution du 3 décembre 1944
PIE XII, Discours aux membres de l’Union médico-biologique Saint-Luc d’Italie, 12 novembre 1944
PIE XII, Message du 13 décembre 1944
PIE XII, Allocution du 15 décembre 1944
PIE XII, Discours au sacré Collège, 24 décembre 1944
PIE XII, Allocution à l’occasion de la distribution des cadeaux de Noël aux enfants des familles réfugiées à Rome, 25 décembre 1944
PIE XII, Radio-message Benignitas, 24 décembre 1944
PIE XII, Allocution du 27 décembre 1944
PIE XII, Lettre aux évêques de France, 6 janvier 1945
PIE XII, Allocution au patriciat et à la noblesse romaine, 14 janvier 1945
PIE XII, Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11-3-1945
PIE XII, Allocution aux fidèles de Rome, 18 mars 1945
PIE XII, Encyclique Communium interpretes, 15 avril 1945
PIE XII, Allocution aux membres de l’Action catholique italienne, 29 avril 1945
PIE XII, Radio-message du 9 mai 1945
PIE XII, Allocution à l’ambassadeur de France, 10 mai 1945
PIE XII, Lettre aux évêques de Hollande, 12 mai 1945
PIE XII, Discours au Sacré Collège, 2 juin 1945
PIE XII, Radio-message aux familles de France, 17 juin 1945
PIE XII, Allocution à M. Jean Brunner, commandant en chef des vétérans de la « Foreign Wars », 26 juin 1945
PIE XII, Lettre aux évêques de Pologne, 29 juin 1945
PIE XII, Lettre au Président des Semaines sociales de France, 14 juillet 1945
PIE XII, Discours aux ouvrières catholiques, 15-8-1945
PIE XII, Lettre aux évêques de Bavière, 15 août 1945
PIE XII, Lettre aux évêques tchécoslovaques, 28 août 1945
PIE XII, Discours au Tribunal de la Rote romaine, 2 octobre 1945
PIE XII, Discours aux dirigeantes féminines de l’Action catholique italienne, Questa grande, 21-10-1945
PIE XII, Lettre à l’évêque d’Eichstaett (Allemagne), 30 octobre 1945
PIE XII, Lettre aux évêques allemands, 1er novembre 1945
PIE XII, Aux maîtres catholiques italiens, 4-11-1945
PIE XII, Encyclique Orientales omnes, 23 décembre 1945
PIE XII, Discours au Sacré Collège et à la Prélature romaine, 24-12-1945
PIE XII, Radio-message du 24 décembre 1945
PIE XII, Allocution aux représentants des organisations patronales et ouvrières de l’Industrie électrique italienne, 24-1-1946
PIE XII, Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946
PIE XII, Discours au Corps diplomatique, 25 février 1946
PIE XII, Lettre au président des Semaines sociales de France,10-7-1946
PIE XII, Radiomessage aux catholiques suisses, 14 septembre 1946
PIE XII, Discours au Tribunal de la Sacrée Rote romaine, 6-10-1946
PIE XII, Lettre au patriarche de Venise à propos des nouveaux statuts de l’Action catholique italienne, 11 octobre 1946
PIE XII, Discours, 24 décembre 1946
PIE XII, Discours au patriciat et à la noblesse de Rome, 8 janvier 1947
PIE XII, Encyclique Fulgens radiatur, 21 mars 1947
PIE XII, Allocution au Sacré Collège pour la fête de saint Eugène, 2 juin 1947
PIE XII, Allocution à un groupe de délégués des États-Unis à la Conférence internationale du travail, 16 juillet 1947
PIE XII, Homélie à Saint-Paul-hors les Murs, 18 septembre 1947
PIE XII, Encyclique Mediator Dei, 20 novembre 1947
PIE XII, Au sacré collège, 2-6-47
PIE XII, Lettre à M. Charles Flory, président des Semaines sociales de France, 18 juillet 1947
PIE XII, Discours aux hommes de l’Action catholique italienne, 7-9-1947
PIE XII, Homélie à Saint-Paul-Hors-les-Murs, 18 septembre 1947
PIE XII, Allocution à la Commission militaire du Congrès américain, 8 octobre 1947
PIE XII, Discours au Ministre plénipotentiaire du Salvador, 28 octobre 1947
PIE XII, Radiomessage de Noël, 24-12-1947
PIE XII, Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux, 7-3-1948 (CEI)
PIE XII, Discours aux membres de l’Institut international pour l’unification du droit privé, 20 mai 1948
PIE XII, Allocution aux membres du Sacré Collège, 2-6-1948
PIE XII, Allocution aux employés de la Banque de Naples, 20-6-1948
PIE XII, Discours aux Associations catholiques des Travailleurs italiens, 29-6-1948
PIE XII, Discours aux pèlerins américains, 1er septembre 1948
PIE XII, Discours à la jeunesse catholique, 12-9-1948
PIE XII, Discours aux congressistes de l’Institut international des Finances publiques, 2-10-1948
PIE XII, Discours aux Délégués du Congrès international de l’Union européenne des fédéralistes, 11 novembre 1948
PIE XII, Lettre à Mgr Nichols, 24 décembre 1948
PIE XII, Radio-message, 24 décembre 1948
PIE XII, Allocution aux délégués de l’OIR, 10 janvier 1949
PIE XII, Allocution aux Membres du Bureau international du travail, 25 mars 1949
PIE XII, Allocution aux membres de l’Union internationale des Associations patronales catholiques, 7-5-1949
PIE XII, Discours aux participants de l’Assemblée mondiale de la santé, 27-6-1949
PIE XII (sous le pontificat de), Décret du Saint-Office concernant le communisme, 1-7-1949
PIE XII, Lettre aux Semaines sociales de France, 4-7-1949
PIE XII, Discours au Dr Julian Augusto Salvidar, 12-7-1949
PIE XII, Radiomessage aux catholiques allemands à l’occasion du Katholikentag, 4-9-1949
PIE XII, Discours aux délégués du Mouvement Ouvrier Chrétien de Belgique, 11-9-1949
PIE XII, Allocution aux participants au Congrès des études humanistes, 25-9-1949
PIE XII, Lettre à l’épiscopat allemand, 18-10-1949
PIE XII, Discours aux délégués du Mouvement ouvrier chrétien de Belgique, 11-9-1949
PIE XII, Discours aux juristes catholiques italiens, 6 novembre 1949
PIE XII, Allocution à un groupe de sénateurs des États-Unis, 17 novembre 1949
PIE XII, Discours aux journalistes catholiques du 18 février 1950
PIE XII, Allocution au personnel de la Banque d’Italie, 25-4-1950
PIE XII, Allocution au Congrès mondial des Chambres de commerce, 27-4-1950
PIE XII, Allocution aux membres du Congrès international des Etudes sociales de l’Université de Fribourg, 3-6- 1950
PIE XII, Allocution au personnel de la Banque de Rome, 18-6-1950
PIE XII, Allocution aux membres du Congrès du droit privé, 15 juillet 1950
PIE XII (sous le pontificat de), Monitum du Saint-Office à propos des associations éducatives, 28-7-1950
PIE XII, Exhortation apostolique Mentis Nostrae, 23-9-1950
PIE XII, Discours aux représentants des communes d’Italie, 23-10-1950
PIE XII, Discours aux évêques venus à Rome pour la définition du dogme de l’Assomption, 2-11-1950
PIE XII, Allocution au personnel des transports urbains de Rome, 19 novembre 1950
PIE XII, Encyclique Humani Generis, 1950
PIE XII, Allocution au personnel de la Caisse d’épargne de Rome, 3-12-1950
PIE XII, Radiomessage, Noël, 23-12-1950
PIE XII, Discours aux curés de Rome et aux prédicateurs de carême, 6 février 1951
PIE XII, Encyclique Evangelii Praecones, 2 juin 1951
PIE XII, Radiomessage aux travailleurs espagnols, 11-3-1951
PIE XII, Allocution au personnel de la banque nationale du Travail d’Italie, 18-3-1951
PIE XII, Discours au Congrès universel pour une Confédération mondiale, 6-4-1951
PIE XII, Allocution aux membres du Congrès catholique international de la vie rurale, 2-7-1951
PIE XII, Discours aux participants du Ier Congrès de l’Apostolat des laïcs, 14 octobre 1951 (1951)
PIE XII, Allocution aux membres du Congrès international du Crédit, 24-10-1951
PIE XII, Radiomessage au monde, 24-12-1951
PIE XII, Lettre apostolique aux catholiques de Chine, 18 janvier 1952
PIE XII, A l’Union chrétienne des patrons d’Italie, 31 janvier 1952
PIE XII, Radio-message pour la Journée de la famille, 23-3-1952
PIE XII, Lettre apostolique aux catholiques de Roumanie, 27 mars 1952
PIE XII, Discours aux jeunesses catholiques féminines, 18-4-1952
PIE XII, Discours à l’Action catholique italienne, 3 mai 1952
PIE XII, Lettre apostolique aux peuples de Russie, 7 juillet 1952
PIE XII, Lettre « Dans la Tradition », Lettre à M. Charles Flory, Président des Semaines sociales de France, 7-7- 1952
PIE XII, Lettre apostolique Sacro vergente anno adressée à tous les peuples de Russie, 7 juillet 1952
PIE XII, A la fédération des femmes catholiques allemandes, 17-7-1952
PIE XII, Discours au Congrès de l’Action catholique italienne, 23 juillet 1952
PIE XII, Allocution aux membres du Congrès international de « Pax Christi », 13 septembre 1952
PIE XII, Discours aux médecins neurologues, 14-9-1952
PIE XII, Radiomessage au Katholikentag de Vienne, 14-9-1952
PIE XII (au nom de), Lettre de Mgr J.-B. Montini au Président des Semaines sociales d’Italie, 21-9-1952
PIE XII, Lettre encyclique Orientales ecclesias adressée aux Églises orientales, 15 décembre 1952
PIE XII, Radiomessage au monde, 24-12-1952
PIE XII, Allocution au Collège de l’Europe de Bruges, 15 mars 1953
PIE XII, Allocution à des ouvriers italiens, 14-5-1953
PIE XII, Discours à l’Union des villes et pouvoirs locaux, 30 septembre 1953
PIE XII, Discours aux participants du VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953
PIE XII, Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953
PIE XII, Discours aux dirigeants de sociétés d’habitations à bon marché, 21-11-1953
PIE XII, Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953
PIE XII, Allocution aux délégués de la FAO, 7 décembre 1953
PIE XII, Radiomessage, Noël 1953
PIE XII, Lettre à M. Charles Flory, Président des semaines sociales de France, 14 juillet 1954
PIE XII, Discours à la VIIIe assemblée de l’Association médicale mondiale, 30 septembre 1954
PIE XII, Allocution à la Commission internationale de la police criminelle, 15 octobre 1954
PIE XII, Discours à l’épiscopat, 2 novembre 1954
PIE XII, Allocution aux membres de l’Organisation internationale du travail, 19 novembre 1954
PIE XII, Radiomessage de Noël, 24-12-1954
PIE XII, Discours à l’Association chrétienne des travailleurs italiens, 1er mai 1955
PIE XII, Allocution aux membres du Conseil de gestion de l’Institut international d’Epargne, 16-5-1955
PIE XII, Discours à l’Union chrétienne des chefs d’entreprise, 5-6-1955
PIE XII, Discours aux cheminots romains, 26-6-1955
PIE XII, Lettre à l’évêque d’Augsbourg, 27 juin 1955
PIE XII, Lettre à Mgr Joseph Freundorfer, évêque d’Augsbourg, 27 juillet 1955
PIE XII, Discours au Xe Congrès international des sciences historiques, 7-9-1955
PIE XII, Discours aux membres du XIIe Congrès international des villes et des pouvoirs locaux, 30-9-1955
PIE XII, Allocution aux jeunes filles de l’Action catholique italienne, 2 octobre 1955
PIE XII, Discours au Centre italien d’études pour la réconciliation internationale, 13 octobre 1955
PIE XII, Allocution au NATO College, 1er novembre 1955
PIE XII, Discours aux maîtres catholiques italiens, 4-11-1955
PIE XII, Allocution à des soldats italiens, 6 novembre 1955
PIE XII, Radiomessage de Noël, 24-12-1955
PIE XII, Discours au Congrès italien de la petite industrie, 20-1-1956
PIE XII, Discours sur les relations humaines dans l’industrie, 4-2-1956
PIE XII (au nom de), Lettre de Mgr Dell’Acqua, pour les Assises nationales du Centre français du patronat chrétien, 8-3-1956
PIE XII, Discours à un groupe d’archéologues et d’historiens, 9-3-1956
PIE XII, Allocution aux délégués des coopératives italiennes, 10-5-1956
PIE XII, Discours à des représentants des Banques populaires, 9-6-1956
PIE XII, (au nom de), Lettre de Mgr Dell’Acqua à la Semaine sociale de France, 10-7-1956
PIE XII, Aux maires et administrateurs provinciaux italiens, 22-7-1956
PIE XII, (au nom de) Dell’Acqua Mgr, Lettre à l’occasion de la Semaine sociale des catholiques d’Italie, 22-9-1956
PIE XII, Discours aux représentants d’associations de petites et moyennes entreprises, 8-10-1956
PIE XII, Radiomessage au Centre féminin italien, 14-10-1956
PIE XII, Radio-message du 10 novembre 1956
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