B. Quand un manager lit Aristote
On croira volontiers qu’un peu plus de vertu serait bénéfique dans le monde politique. Mais qu’en est-il dans le monde de l’entreprise et du travail ?
En 2018, a été republié un ouvrage au titre étonnant : Aristote, Leçons pour (re)donner du sens à l’entreprise et au travail[1], ouvrage écrit en 2010 par un spécialiste du management : Bernard Girard[2].
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Il peut paraître saugrenu, face aux nombreux problèmes économiques et sociaux contemporains d’en appeler à un vieux philosophe qui a vécu dans un contexte radicalement différent du nôtre. Que pourrait-il y avoir en commun entre un atelier de poterie d’Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ et une entreprise de construction automobile du XXIe siècle ? Rien apparemment sauf peut-être l’essentiel : les hommes qui sont au travail. L’intérêt d’Aristote est précisément de nous rappeler les qualités humaines personnelles et non professionnelles nécessaires pour qu’une entreprise fonctionne bien, qu’elle soit artisanale et sommaire ou au contraire robotisée et sophistiquée.
Par ailleurs, il peut être avantageux de vérifier la sagesse découverte dans la Bible par le biais d’un auteur étranger à cette tradition et qui a simplement -si l’on peut dire- mobilisé les capacités de la raison humaine, l’observation et la réflexion.
À la lumière de l’œuvre d’Aristote[4], B. Girard, grâce à une impressionnante connaissance de la littérature consacrée à l’économie et au management, confronte les études les plus récentes et les plus importantes consacrées à la gestion des entreprises avec les intuitions du vieux philosophe, intuitions qu’il corrobore.
L’élément fondamental mis en évidence par Aristote est le fait que
« l’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre »[5]
Aristote distingue trois types d’amitiés[6] en fonction de leurs objectifs. L’amitié peut avoir comme objet ce qui est utile, ce qui est agréable ou ce qui est bon. La véritable amitié se développe dans la recherche de ce qui est bon pour l’un et pour l’autre. On pourrait l’appeler la « bienveillance » puisque ce qui la caractérise c’est de veiller au bien de l’autre et, comme nous l’avons vu, le bien renvoie au développement intégral de la personne. L’amitié sera un lien d’autant plus fort qu’elle ne sera pas limitée au plaisir d’être ensemble, au savoir ou au savoir-faire mais qu’elle inclura toute les facettes de la personnalité. À cette condition, l’amitié au sens où Aristote l’entend peut naître aussi bien dans l’égalité que dans l’inégalité.
B. Girard confirme :
« Un salarié n’est pas seulement un producteur dont on peut mesurer la performance, c’est aussi le membre d’un groupe qui dialogue, échange, partage avec ses collègues. Ce lien qu’Aristote appelle amitié est nécessaire au bon fonctionnement d’une organisation, il en est le mortier qui fait tenir ensemble les briques. Encore faut-il savoir la construire ! Et éviter de la détruire lorsqu’elle existe. »[7]
Dans l’entreprise il s’agira de « valoriser les comportements coopératifs »[8] car, pour que cette amitié naisse et se développe, il faut que tous les membres « puissent se connaître », se voir régulièrement, vivre et travailler ensemble assez longtemps. Il s’agira non seulement « de créer des organisations dont la composition, la taille, les modes de fonctionnement favorisent l’émergence et consolident des liens naturels entre leurs membres » mais aussi « des lieux dans lesquels cette amitié peut s’exprimer dans le plaisir et la joie »[9], avec « un intérêt commun bien défini ».[10]
À ce moment, les efforts et les compromis s’acceptent plus facilement. Grâce à un lien social de qualité, le contrôle diminue, l’information passe plus aisément, les incitants externes sont moins nécessaires et la coordination s’améliore.
Le contact personnel, de personne à personne, est donc important. Un vieil ingénieur des mines racontait qu’au début de sa carrière, lorsqu’un problème technique surgissait dans un atelier, l’ingénieur était capable de tomber la veste, retrousser ses manches et montrer à l’ouvrier comment il fallait faire. Par contre, à la fin de sa carrière, les jeunes ingénieurs ne se salissaient jamais les mains, évitaient même de saluer les ouvriers et se sont trouvés confrontés à nombre de grèves de protestation face à l’indifférence et à la distance maintenue.
L'« amitié bienveillante » — est-il nécessaire de le dire ? — n’oblitère pas le souci de la justice et donc d’une juste rémunération[11]. Toujours est-il que cette « amitié bienveillante », cette attention aux autres, leur écoute, renforcent l’autorité : Aristote montre que l’aptitude à commander est étroitement liée à l’aptitude à délibérer[12], c’est-à-dire à discuter avec les autres en vue d’une décision à prendre[13]. Ainsi s’installe la confiance qui « joue […] un rôle déterminant dans les relations entre salariés dans l’entreprise, entre collègues, entre collaborateurs et leur direction, entre clients et fournisseurs. »[14] De plus, « Celui qui fait confiance peut […] s’autoriser des audaces qu’il s’interdirait dans un contexte de méfiance.[…] L’information est plus riche, elle circule mieux. Là est sans doute, la raison de cette corrélation entre confiance et productivité que l’on a souvent observée. […] La confiance ne se contente donc pas de réduire le coût des contrôles et des transactions, elle rend plus créatif et plus entreprenant. Encore fait-il l’entretenir ! »[15]
La proximité et la confiance peuvent permettre à nouveau la promotion sociale interne battue en brèche trop souvent actuellement par le recrutement de cadres sélectionnés uniquement sur base de diplômes et de CV impressionnants. Ce « parachutage » empêche la promotion des meilleurs, des plus expérimentés au sein de l’entreprise.
Dans la perspective d’un rapprochement entre toutes les personnes membres de la communauté de travail, il est nécessaire, pour éviter de creuser un fossé entre les catégories, de veiller au langage. En effet, « si la langue exprime le lien social, comme le suggère la lecture d’Aristote, celle que l’on parle dans les entreprises raconte une histoire de fracture sociale, de soumission intellectuelle et de violence quotidienne, de stress et de frustration[16]. Ce qui ne laisse guère de place à la délibération sur le juste et l’injuste, l’avantageux et le nuisible… »[17] On constate aujourd’hui que « tout le monde ne parle pas la même langue dans les entreprises. Alors même que les signes hiérarchiques tendent à s’estomper, que les dirigeants s’habillent de plus en plus volontiers (au moins le vendredi) comme leurs collaborateurs, acceptent qu’on les appelle par leur prénom et pratiquent assez facilement le tutoiement, les niveaux de langue utilisés tendent à se différencier, à devenir des marqueurs de classe sociale. Les directions n’emploient pas tout à fait le même vocabulaire ni la même syntaxe que les techniciens et cadres moyens. »[18]
Comment espérer souder les hommes s’ils ne parlent pas le même langage ? Comment aussi et fondamentalement les unir s’ils ne sont pas tous tendus vers une même fin ?
Bien définir la fin de l’entreprise, implique un distinguo essentiel. Aristote, à cet endroit, oppose carrément « la recherche de la richesse et celle du bien-être »[19]. Il écrit :
Trop souvent, les entreprises contemporaines enrichissent les actionnaires, détruisent plus d’emplois qu’elles n’en créent et privent leurs salariés de perspectives de promotion sociale[22]. Or, croissance et bien-être peuvent converger si l’on respecte les droits de l’homme, l’environnement, si l’on développe « des services et des produits qui améliorent réellement le bien-être des consommateurs », et si l’on crée des emplois qui satisfassent « les attentes de la société, à commencer par le désir de donner à ceux qui le souhaitent la possibilité d’une promotion sociale. »[23] La « création d’emplois de qualité, […] suppose, plus que la croissance, l’invention d’un modèle économique qui sache […], proposer des salaires élevés et, on y revient, des perspectives de promotion sociale à des salariés toujours plus nombreux. »[24]
Tout travail peut-il concourir au bien-être, à la vie heureuse ? Une lecture sélective ou superficielle d’Aristote pourrait nous laisser penser que seuls les cadres peuvent accéder à cet idéal : « Il est impossible, affirme Aristote, d’accomplir des actes vertueux en menant une vie d’artisan ou de salarié. »[25] Voilà une phrase étonnante quand on voit par ailleurs que ces personnes vulgaires (βάναυσοι), sont indispensables au bien-être de la cité ! En fait, ce que déplore Aristote, c’est le manque de loisirs ou plus exactement de scholè (σχολή) c’est-à-dire de repos, de temps libre. Le mot qui a donné école, à la racine, désigne le repos. Et donc, ce qui est mauvais dans le travail manuel qui, certes, dans l’antiquité est considéré largement avec un certain mépris, c’est l’impossibilité de prendre de la distance, du recul. Ainsi, sur le plan politique, « Appauvrir les sujets est aussi un procédé propre à la tyrannie qui vise à ce que […] pris par leurs tâches quotidiennes, ils n’aient aucun loisir pour conspirer. »[26]. Pour Aristote, le loisir est « nécessaire à l’estime de soi et à la confiance mutuelle ».[27]
Sont donc contraires à la skolè, sources de vulgarité : « les horaires qui interdisent de libérer du temps libre pour autre chose que du délassement ou des divertissements, la confusion entretenue entre le temps privé et le temps professionnel, l’intrusion permanente du professionnel dans la sphère privée (coups de téléphone pendant les périodes de congé ou de repos, réunions le samedi matin ou tard le soir…), les tâches qui épuisent au point de rendre impossible toute autre activité. La plupart des emplois ont supprimé la fatigue physique mais d’autres formes de fatigue s’y sont substituées : les déplacements incessants en avion ou en train, les injonctions contradictoires, les charges de travail trop lourdes…l’incertitude quant à l’avenir de son emploi, de sa position entretenue par promesses et menaces implicites qui forcent à toujours faire plus…des objectifs toujours plus inaccessibles qui ne laissent aucun répit. »[28]
Autre condition pour que l'« amitié bienveillante » puisse créer, dans l’entreprise, une collaboration de tous en vue de l’œuvre commune qu’est d’abord le bien-être, la vie heureuse : il ne faut pas l’entreprise soit d’une taille démesurée. C’est un point essentiel sur lequel Aristote insiste beaucoup à propos de la cité mais sa réflexion est tout à fait transposable dans le domaine économique. Quelques brèves citations le confirment :
« Qui sera, demande-t-il, le général d’une multitude excessivement grande, et qui son héraut s’il n’a la voix de Stentor[29] ? »[30]
« De même que nous disions que le nombre des habitants doit pouvoir se saisir d’un seul coup d’œil, de même en est-il pour le territoire, un territoire qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil étant plus facile à défendre. »[31]
« Il vaut mieux prendre en considération la capacité que la quantité. »[32]
« La loi est un certain ordre, la bonne législation est nécessairement harmonieuse, or un nombre de gens trop important ne peut admettre l’ordre. »[33]
B. Girard commente ces textes en faisant remarquer que « le lien entre la direction et les salariés s’effrite dans les entreprises de trop grande taille, la relation se dépersonnalise. »[34] « Une entreprise n’est évidemment pas une cité et on aurait tort de confondre règlement intérieur et code civil, mais les collaborateurs d’une organisation trop importante peuvent aussi prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt général par ignorance de la situation, des contraintes de collègues installés ailleurs dans l’entreprise.[…] Plus une organisation est importante, plus elle est complexe, plus les situations à traiter sont différentes, plus il est difficile d’appliquer une même loi (règle) pour tous et donc d’être équitable. » [35]
Ces réflexions semblent de bon sens mais nous verrons plus loin que, même dans de grandes entreprises voire de très grandes entreprises, avec quelques aménagements, l'« amitié » peut se vivre et transformer non seulement les rapports entre les personnes mais aussi la qualité du travail.
Aristote ne confirme-t-il pas, avec un autre langage, bien sûr, ce que nous avons découvert dans le livre de la Genèse ? L’amitié ne crée-t-elle pas la solidarité ? Ne s’exprime-t-elle pas par le souci de l’autre ? N’implique-t-elle pas la justice ? N’est-elle pas le signe que la richesse n’est pas la fin de toute communauté ?