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II. Conséquences et confirmations
- 1: A. La qualité des hommes
- 2: B. Quand un manager lit Aristote
- 3: C. Des « patrons » appliquent les valeurs et principes découverts
- 4: D. Portrait d’un bon leader
- 5: E. Comment devenir un leader vertueux ?
A. La qualité des hommes
Mais suffit-il de proclamer des principes, d’établir des règles ? Certes, c’est une étape importante mais les règles et les principes ne sont rien s’ils ne sont animés, mis en œuvre par des hommes et des femmes convaincus de leur pertinence. En effet, qu’est-ce qu’une entreprise fondamentalement ? Répétons-le : c’est une communauté de personnes au service d’autres personnes. Qui dit communauté dit règles bien sûr et donc implique une éthique qui regroupe des règles écrites et d’autres non-écrites puisqu’il s’agit de personnes impliquées intégralement. On ne s’adresse pas simplement à des travailleurs, à des êtres « unidimensionnels » comme disait Herbert Marcuse[1], producteurs et consommateurs. On s’adresse à des personnes. Comme le relevait par une image et avec bon sens un écrivain :
« Chaque week-end, l’homme unidimensionnel se métamorphose dans sa résidence secondaire en homme multidimensionnel, partagé entre le monde abstrait de la marchandise et le monde concret des animaux et des plantes. »[2]
Ce sont en effet des êtres complets, doués certes, on l’espère, d’une compétence professionnelle mais aussi riches d’un tempérament particulier, de liens familiaux, amicaux, d’intérêts externes, de convictions politiques, philosophiques, religieuses. Le but de cette communauté, comme de toute communauté est de bien vivre ensemble, et pas seulement de vivre ensemble juxtaposés et sans heurts grâce à un règlement. Comme il s’agit de personnes « multidimensionnelles », comme dit plus haut, il s’agit de privilégier avant tout leur bien commun, c’est-à-dire leur humanité, les invariants humains définis précédemment. La règle, aussi pertinente soit-elle ne suffit pas car il y a dans chaque personne un lieu irréductible, une force de résistance contre laquelle le corps de lois le plus remarquable ne peut rien : la conscience. Non pas la conscience psychologique mais la conscience morale qui est un vrai sanctuaire, le noyau le plus intime de la personne, le siège de la liberté qui est, sans conteste, le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne sur l’histoire, sur les conditions matérielles cde l’existence. Elle est propre à chaque sujet, elle est le lieu où raison et liberté dialoguent. Aucune autorité humaine ne peut contraindre la conscience, elle est l’instance suprême du jugement et de la décision. Voilà une limite précieuse et respectable, voilà pourquoi l’éthique indispensable par ailleurs ne résout pas tout. Voilà pourquoi il est primordial que l’entreprise soit animée par des hommes et des femmes imprégnés des qualités nécessaires à leur application.
Quelles qualités ? Essentiellement, dirais-je,
« une disposition permanente à vouloir le bien »,
c’est-à-dire à respecter la dignité et la juste autonomie de chacun, à être solidaire de tous, soucieux de justice et de paix notamment dans l’entreprise. Autrement dit - et voici après le mot « morale » un autre mot tombé apparemment en désuétude - est nécessaire ce qu’on appelle la « vertu ».[3]
La vertu est cette « disposition permanente à vouloir le bien ». L’invitation à la vertu est importante, incontournable. Le vertueux travaille à la recherche du bien commun, veille à ce que chacun soit respecté en tant que personne, est attaché à la paix, à la fraternité, à la solidarité la plus large possible[4].
La qualité d’une entreprise dépend de la qualité des personnes et pas seulement, répétons-le, des travailleurs. Elle dépend de leur vertu et en particulier de la vertu des leaders.
Le leader vertueux est l’élément clé : il a intériorisé les fondements de l’éthique qui sont devenus, en conscience, librement, ses propres préoccupations parce qu’il en a compris le prix et la conformité à ce qu’il y a de plus profond dans la nature de l’homme, de tout homme.
Comme on ne naît pas vertueux mais qu’on le devient, il faudra tout à l’heure s’efforcer de découvrir ce qu’il faut faire pour être ce leader vertueux et comme la notion de bien recouvre des biens qui sont communs à tous les hommes, la vertu, selon le bien particulier auquel elle s’applique, va se diffracter en vertus (au pluriel).
Les philosophes anciens ont beaucoup écrit sur les vertus et peuvent peut-être nous aider.
Platon dans la République (IV) énumère et analyse la prudence, la tempérance, la justice ; Aristote (Éthique à Nicomaque, II) décrit la justice, la magnanimité, la libéralité, le courage, l’amitié. Les penseurs chrétiens, saint Thomas, par exemple, reprendront tout cela et ajouteront les vertus théologales qui justifient, vivifient, nourrissent et élèvent toutes ces vertus.
Par la suite, nous le savons, la notion de vertu, comme celle de morale, a été mise en question dans la pensée moderne et post-moderne. Toutefois, aujourd’hui, et même en dehors du monde chrétien, la vertu et les vertus semblent revenir à la mode, poussées peut-être sur le devant de la scène par des hommes qui ont compris le danger et l’incohérence de tous les laissez-faire laissez-passer, qui refusent l’autoritarisme de même que toute dissolution sociale.
Deux exemples parmi d’autres :
André Comte-Sponville s’est rendu célèbre notamment avec son Petit traité des grandes vertus[5]. L’auteur refonde sur la raison les vertus traditionnelles (politesse, fidélité, prudence, tempérance, courage, justice, générosité, compassion, miséricorde, gratitude, humilité, simplicité, tolérance, pureté, douceur, bonne foi, humour, amour).
De son côté, Jean-Luc Mélenchon a publié un petit livre intitulé De la vertu[6]. Cet homme politique français que l’on peut situer à gauche de la gauche est à la tête du mouvement La France insoumise. Loin de moi l’idée d’exalter la pensée de cet auteur, qui est branlante en maints endroits et globalement contestable mais il n’empêche qu’il écrit :
« Aucune action politique ne peut se soustraire à l’exigence de ses liens à une morale universelle et à des principes constants. »[7]
La Vertu (il l’écrit avec une majuscule) « est surtout un principe d’action gouvernant la vie en société [il distingue curieusement morale sociale et morale individuelle]. Un principe conforme à l’intérêt général, qui est bon pour tous quand il est mis en œuvre, et auquel je m’astreins moi-même à titre personnel. La Vertu, c’est donc la passerelle entre ce qui est bon pour tous et ce qui est bon pour soi. »[8] Remplaçons intérêt général par bien commun et nous retrouverons davantage de cohérence.
B. Quand un manager lit Aristote
On croira volontiers qu’un peu plus de vertu serait bénéfique dans le monde politique. Mais qu’en est-il dans le monde de l’entreprise et du travail ?
En 2018, a été republié un ouvrage au titre étonnant : Aristote, Leçons pour (re)donner du sens à l’entreprise et au travail[1], ouvrage écrit en 2010 par un spécialiste du management : Bernard Girard[2].
[3]
Il peut paraître saugrenu, face aux nombreux problèmes économiques et sociaux contemporains d’en appeler à un vieux philosophe qui a vécu dans un contexte radicalement différent du nôtre. Que pourrait-il y avoir en commun entre un atelier de poterie d’Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ et une entreprise de construction automobile du XXIe siècle ? Rien apparemment sauf peut-être l’essentiel : les hommes qui sont au travail. L’intérêt d’Aristote est précisément de nous rappeler les qualités humaines personnelles et non professionnelles nécessaires pour qu’une entreprise fonctionne bien, qu’elle soit artisanale et sommaire ou au contraire robotisée et sophistiquée.
Par ailleurs, il peut être avantageux de vérifier la sagesse découverte dans la Bible par le biais d’un auteur étranger à cette tradition et qui a simplement -si l’on peut dire- mobilisé les capacités de la raison humaine, l’observation et la réflexion.
À la lumière de l’œuvre d’Aristote[4], B. Girard, grâce à une impressionnante connaissance de la littérature consacrée à l’économie et au management, confronte les études les plus récentes et les plus importantes consacrées à la gestion des entreprises avec les intuitions du vieux philosophe, intuitions qu’il corrobore.
L’élément fondamental mis en évidence par Aristote est le fait que
« l’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre »[5]
Aristote distingue trois types d’amitiés[6] en fonction de leurs objectifs. L’amitié peut avoir comme objet ce qui est utile, ce qui est agréable ou ce qui est bon. La véritable amitié se développe dans la recherche de ce qui est bon pour l’un et pour l’autre. On pourrait l’appeler la « bienveillance » puisque ce qui la caractérise c’est de veiller au bien de l’autre et, comme nous l’avons vu, le bien renvoie au développement intégral de la personne. L’amitié sera un lien d’autant plus fort qu’elle ne sera pas limitée au plaisir d’être ensemble, au savoir ou au savoir-faire mais qu’elle inclura toute les facettes de la personnalité. À cette condition, l’amitié au sens où Aristote l’entend peut naître aussi bien dans l’égalité que dans l’inégalité.
B. Girard confirme :
« Un salarié n’est pas seulement un producteur dont on peut mesurer la performance, c’est aussi le membre d’un groupe qui dialogue, échange, partage avec ses collègues. Ce lien qu’Aristote appelle amitié est nécessaire au bon fonctionnement d’une organisation, il en est le mortier qui fait tenir ensemble les briques. Encore faut-il savoir la construire ! Et éviter de la détruire lorsqu’elle existe. »[7]
Dans l’entreprise il s’agira de « valoriser les comportements coopératifs »[8] car, pour que cette amitié naisse et se développe, il faut que tous les membres « puissent se connaître », se voir régulièrement, vivre et travailler ensemble assez longtemps. Il s’agira non seulement « de créer des organisations dont la composition, la taille, les modes de fonctionnement favorisent l’émergence et consolident des liens naturels entre leurs membres » mais aussi « des lieux dans lesquels cette amitié peut s’exprimer dans le plaisir et la joie »[9], avec « un intérêt commun bien défini ».[10]
À ce moment, les efforts et les compromis s’acceptent plus facilement. Grâce à un lien social de qualité, le contrôle diminue, l’information passe plus aisément, les incitants externes sont moins nécessaires et la coordination s’améliore.
Le contact personnel, de personne à personne, est donc important. Un vieil ingénieur des mines racontait qu’au début de sa carrière, lorsqu’un problème technique surgissait dans un atelier, l’ingénieur était capable de tomber la veste, retrousser ses manches et montrer à l’ouvrier comment il fallait faire. Par contre, à la fin de sa carrière, les jeunes ingénieurs ne se salissaient jamais les mains, évitaient même de saluer les ouvriers et se sont trouvés confrontés à nombre de grèves de protestation face à l’indifférence et à la distance maintenue.
L'« amitié bienveillante » — est-il nécessaire de le dire ? — n’oblitère pas le souci de la justice et donc d’une juste rémunération[11]. Toujours est-il que cette « amitié bienveillante », cette attention aux autres, leur écoute, renforcent l’autorité : Aristote montre que l’aptitude à commander est étroitement liée à l’aptitude à délibérer[12], c’est-à-dire à discuter avec les autres en vue d’une décision à prendre[13]. Ainsi s’installe la confiance qui « joue […] un rôle déterminant dans les relations entre salariés dans l’entreprise, entre collègues, entre collaborateurs et leur direction, entre clients et fournisseurs. »[14] De plus, « Celui qui fait confiance peut […] s’autoriser des audaces qu’il s’interdirait dans un contexte de méfiance.[…] L’information est plus riche, elle circule mieux. Là est sans doute, la raison de cette corrélation entre confiance et productivité que l’on a souvent observée. […] La confiance ne se contente donc pas de réduire le coût des contrôles et des transactions, elle rend plus créatif et plus entreprenant. Encore fait-il l’entretenir ! »[15]
La proximité et la confiance peuvent permettre à nouveau la promotion sociale interne battue en brèche trop souvent actuellement par le recrutement de cadres sélectionnés uniquement sur base de diplômes et de CV impressionnants. Ce « parachutage » empêche la promotion des meilleurs, des plus expérimentés au sein de l’entreprise.
Dans la perspective d’un rapprochement entre toutes les personnes membres de la communauté de travail, il est nécessaire, pour éviter de creuser un fossé entre les catégories, de veiller au langage. En effet, « si la langue exprime le lien social, comme le suggère la lecture d’Aristote, celle que l’on parle dans les entreprises raconte une histoire de fracture sociale, de soumission intellectuelle et de violence quotidienne, de stress et de frustration[16]. Ce qui ne laisse guère de place à la délibération sur le juste et l’injuste, l’avantageux et le nuisible… »[17] On constate aujourd’hui que « tout le monde ne parle pas la même langue dans les entreprises. Alors même que les signes hiérarchiques tendent à s’estomper, que les dirigeants s’habillent de plus en plus volontiers (au moins le vendredi) comme leurs collaborateurs, acceptent qu’on les appelle par leur prénom et pratiquent assez facilement le tutoiement, les niveaux de langue utilisés tendent à se différencier, à devenir des marqueurs de classe sociale. Les directions n’emploient pas tout à fait le même vocabulaire ni la même syntaxe que les techniciens et cadres moyens. »[18]
Comment espérer souder les hommes s’ils ne parlent pas le même langage ? Comment aussi et fondamentalement les unir s’ils ne sont pas tous tendus vers une même fin ?
Bien définir la fin de l’entreprise, implique un distinguo essentiel. Aristote, à cet endroit, oppose carrément « la recherche de la richesse et celle du bien-être »[19]. Il écrit :
Trop souvent, les entreprises contemporaines enrichissent les actionnaires, détruisent plus d’emplois qu’elles n’en créent et privent leurs salariés de perspectives de promotion sociale[22]. Or, croissance et bien-être peuvent converger si l’on respecte les droits de l’homme, l’environnement, si l’on développe « des services et des produits qui améliorent réellement le bien-être des consommateurs », et si l’on crée des emplois qui satisfassent « les attentes de la société, à commencer par le désir de donner à ceux qui le souhaitent la possibilité d’une promotion sociale. »[23] La « création d’emplois de qualité, […] suppose, plus que la croissance, l’invention d’un modèle économique qui sache […], proposer des salaires élevés et, on y revient, des perspectives de promotion sociale à des salariés toujours plus nombreux. »[24]
Tout travail peut-il concourir au bien-être, à la vie heureuse ? Une lecture sélective ou superficielle d’Aristote pourrait nous laisser penser que seuls les cadres peuvent accéder à cet idéal : « Il est impossible, affirme Aristote, d’accomplir des actes vertueux en menant une vie d’artisan ou de salarié. »[25] Voilà une phrase étonnante quand on voit par ailleurs que ces personnes vulgaires (βάναυσοι), sont indispensables au bien-être de la cité ! En fait, ce que déplore Aristote, c’est le manque de loisirs ou plus exactement de scholè (σχολή) c’est-à-dire de repos, de temps libre. Le mot qui a donné école, à la racine, désigne le repos. Et donc, ce qui est mauvais dans le travail manuel qui, certes, dans l’antiquité est considéré largement avec un certain mépris, c’est l’impossibilité de prendre de la distance, du recul. Ainsi, sur le plan politique, « Appauvrir les sujets est aussi un procédé propre à la tyrannie qui vise à ce que […] pris par leurs tâches quotidiennes, ils n’aient aucun loisir pour conspirer. »[26]. Pour Aristote, le loisir est « nécessaire à l’estime de soi et à la confiance mutuelle ».[27]
Sont donc contraires à la skolè, sources de vulgarité : « les horaires qui interdisent de libérer du temps libre pour autre chose que du délassement ou des divertissements, la confusion entretenue entre le temps privé et le temps professionnel, l’intrusion permanente du professionnel dans la sphère privée (coups de téléphone pendant les périodes de congé ou de repos, réunions le samedi matin ou tard le soir…), les tâches qui épuisent au point de rendre impossible toute autre activité. La plupart des emplois ont supprimé la fatigue physique mais d’autres formes de fatigue s’y sont substituées : les déplacements incessants en avion ou en train, les injonctions contradictoires, les charges de travail trop lourdes…l’incertitude quant à l’avenir de son emploi, de sa position entretenue par promesses et menaces implicites qui forcent à toujours faire plus…des objectifs toujours plus inaccessibles qui ne laissent aucun répit. »[28]
Autre condition pour que l'« amitié bienveillante » puisse créer, dans l’entreprise, une collaboration de tous en vue de l’œuvre commune qu’est d’abord le bien-être, la vie heureuse : il ne faut pas l’entreprise soit d’une taille démesurée. C’est un point essentiel sur lequel Aristote insiste beaucoup à propos de la cité mais sa réflexion est tout à fait transposable dans le domaine économique. Quelques brèves citations le confirment :
« Qui sera, demande-t-il, le général d’une multitude excessivement grande, et qui son héraut s’il n’a la voix de Stentor[29] ? »[30]
« De même que nous disions que le nombre des habitants doit pouvoir se saisir d’un seul coup d’œil, de même en est-il pour le territoire, un territoire qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil étant plus facile à défendre. »[31]
« Il vaut mieux prendre en considération la capacité que la quantité. »[32]
« La loi est un certain ordre, la bonne législation est nécessairement harmonieuse, or un nombre de gens trop important ne peut admettre l’ordre. »[33]
B. Girard commente ces textes en faisant remarquer que « le lien entre la direction et les salariés s’effrite dans les entreprises de trop grande taille, la relation se dépersonnalise. »[34] « Une entreprise n’est évidemment pas une cité et on aurait tort de confondre règlement intérieur et code civil, mais les collaborateurs d’une organisation trop importante peuvent aussi prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt général par ignorance de la situation, des contraintes de collègues installés ailleurs dans l’entreprise.[…] Plus une organisation est importante, plus elle est complexe, plus les situations à traiter sont différentes, plus il est difficile d’appliquer une même loi (règle) pour tous et donc d’être équitable. » [35]
Ces réflexions semblent de bon sens mais nous verrons plus loin que, même dans de grandes entreprises voire de très grandes entreprises, avec quelques aménagements, l'« amitié » peut se vivre et transformer non seulement les rapports entre les personnes mais aussi la qualité du travail.
Aristote ne confirme-t-il pas, avec un autre langage, bien sûr, ce que nous avons découvert dans le livre de la Genèse ? L’amitié ne crée-t-elle pas la solidarité ? Ne s’exprime-t-elle pas par le souci de l’autre ? N’implique-t-elle pas la justice ? N’est-elle pas le signe que la richesse n’est pas la fin de toute communauté ?
C. Des « patrons » appliquent les valeurs et principes découverts
L’amitié selon Aristote n’est-ce pas, en français moderne, comme nous le suggérions il y a un instant, ce que nous appelons parfois « solidarité » ? On peut le penser à condition de s’entendre sur le sens de ce mot qui a souvent une connotation révolutionnaire puisque le plus souvent la solidarité s’exprime « contre » alors que dans la pensée d’Aristote elle s’exprime « pour » puisqu’il s’agit d’une amitié bienveillante.
Arrêtons-nous un instant à la réflexion d’un spécialiste de la question, Joseph Tischner[1] qui fut une des têtes pensantes du célèbre syndicat :
Ce syndicat polonais fut fondé en 1980 par Anna Walentynowicz[2] et Lech Walesa[3]. Il est à l’origine d’un large mouvement de contestation du régime communiste.
Face à la solidarité prônée par les marxistes, solidarité de classe, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », Joseph Tischner s’interroge : « On est toujours solidaire de quelqu’un et pour quelqu’un. Mais de qui devons-nous être solidaires, pour qui ? Par quels actes, quelles œuvres, la solidarité peut-elle s’exprimer ? »[4] Il va décrire la solidarité, une solidarité qui dépasse les classes parce qu’elle s’attache d’abord à des personnes. Pour nous faire comprendre cela, il s’appuie sur la parabole du bon Samaritain[5]. Rappelons-nous : un homme est agressé par des bandits qui le dépouillent, le rouent de coups et le laissent à moitié mort. Un prêtre passe par là mais se tient à bonne distance ; un lévite survient qui fait de même. Enfin, un Samaritain voit cet homme, s’approche, le soigne comme il peut et l’emmène à une auberge où il dépose le blessé avant de continuer son chemin non sans avoir donné de l’argent à l’aubergiste pour couvrir les frais et en promettant de rembourser le surplus éventuel quand il repassera. D’une part, nous avons deux bons juifs, un prêtre et un lévite c’est-à-dire un homme voué au service du Temple, deux personnages attachés au culte dans la religion juive et tenus à observer la loi de charité et, d’autre part, un Samaritain c’est-à-dire un ennemi des juifs, un hérétique. C’est lui qui se montre solidaire indépendamment de l’opposition de classe, pourrait-on dire, en l’occurrence, de l’opposition de nation et de religion. Tischner relève que « son acte dépasse les structures que ce monde a imposées aux hommes. »[6] Dès lors, où s’enracine la solidarité authentique ? Il répond : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. Répétons-le : la solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. »[7] Cette solidarité s’exprime dans la proximité et se vit aussi dans le travail qu’il définit comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine ».[8] En effet, « le travail est toujours fait avec quelqu’un (en collaboration) et pour quelqu’un qui va profiter de son fruit. »[9] Et il conclut en écrivant que l’amour ainsi manifesté entre les hommes a comme fruit la justice.[10] Il l’engendre naturellement. Aristote ne disait pas autre chose : « Quand les hommes sont amis, il y a peu besoin de justice. »[11] Elle est incluse. B. Girard traduit : « Lorsque les membres d’une équipe s’entendent bien, il n’y a pas besoin de juge de paix. »[12]
La philosophie de ce syndicat qui a joué un rôle historique décisif peut paraître exceptionnelle et un peu marginale par rapport à ce qui nous intéresse ici au premier chef : la vie en entreprise. Tâchons donc à présent de voir très concrètement si les principes moraux découverts peuvent vraiment faire vivre une entreprise et s’il y a avantage à y prêter attention plutôt que de se confier d’abord, voire exclusivement aux techniques de gestion habituellement enseignées.
Peut-être que l’insistance sur l’amitié, la solidarité, la fraternité, en a laissé plus d’un dubitatif ?
Or, on lit sur le site du cabinet de formation Pragmaconseil, cette affirmation :
« Pour manager, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux. Le vrai leader est celui qui grandit en faisant grandir les autres. »[13]
La personnalité, avons-nous dit, est au moins aussi importante que la qualité technique et professionnelle qui peut être améliorée ou ajustée au sein de l’entreprise. Quand on parle d’amitié, on parle de la relation avec une personne, ne l’oublions jamais, et pas seulement d’un travailleur.
Hervé Baulme, directeur général d’Ecodair[14] le confirme : « Bien souvent les recruteurs cherchent d’abord et avant tout des compétences et non des personnalités. À l’inverse, nous essayons […] de développer les talents de nos salariés. S’ils doivent apporter leur expertise à l’entreprise, l’inverse est également vrai. » [15]
Aimer une personne implique qu’on lui permette d’être libre d’exercer ses talents en toute responsabilité, selon le principe appelé de « subsidiarité ». C’est bien ce que prône Etienne Leroi, directeur général de N. Schlumberger[16] lorsqu’il évoque la réorganisation de cette entreprise qui était en cessation de paiement en 2000 : « Nous avons redéfini les processus, développé le lean management[17]… et surtout, nous nous sommes largement appuyés sur le principe de subsidiarité [fondé sur la capacité des plus petits niveaux d’autorité à résoudre leurs problèmes, NDLR] qui a été très important dans cette restructuration. À partir du moment où les salariés sont autonomes et compétents, le chef ne cheffe pas, il ne commande pas, il n’est là que pour aider ses équipes dans leurs prises d’initiatives. Quand, à la fin de la journée, le chef constate que tout a été réalisé, et bien réalisé, il en ressort avec une autorité confortée. Cette autorité demande de l’exigence et de la bienveillance. Aider, c’est ce qu’il y a de mieux pour commander.[…] Réinstaurer une confiance mutuelle entre la direction et les salariés nous permet d’aller plus loin. Cela nous rend plus agile pour relever les nombreux défis de demain ! ».[18]
Aimer les gens, instaurer la subsidiarité, implique que l’on ait conscience de la dignité fondamentale de cette personne, dignité qu’il faut respecter chez chacun au sein de l’entreprise, quelle que soit sa fonction. Nicolas Masson, gérant de l’entreprise Pragma Cabinet d’ingénieurs conseils, répond à la question de savoir « comment mesurer la place de la dignité dans notre entreprise ? » : « Un des marqueurs les plus forts est le respect du principe de subsidiarité (privilégier le niveau inférieur d’un pouvoir de décision aussi longtemps que le niveau supérieur ne peut pas agir de manière plus efficace, NDLR). Si j’organise mon entreprise autour des personnes, en partant des personnes, cela signifie que je privilégie la personne et que je reconnais la qualité du travail. La conception du travail, la manière dont il est imaginé dans l’entreprise, est aussi un marqueur important. Le salarié doit en percevoir l’utilité. Si je le respecte, je dois accepter que chaque personne soit en capacité de créer, de concevoir et de contribuer au bien commun de l’entreprise, du monde. La manière dont la fragilité est prise en charge dans l’entreprise est également une manière de mesurer la place de la dignité. Je ne le mentionne qu’ici mais plus globalement la dignité de l’homme dans la vie économique commence par le fait qu’il puisse, par son travail, gagner sa vie et celle de sa famille, s’épanouir et se rendre utile à la société. »[19]
Allons plus loin dans la découverte d’entreprises où l'« amitié » a transformé les structures.
Martin Mahaux Ingénieur civil en informatique (UCL) et docteur en informatique (UN) se présente comme un « facilitateur de créativité collaborative ». Soucieux de donner plus de souplesse et d’agilité aux entreprises[20] dont les organigrammes révèlent trop de rigidité et de lenteur, il leur propose de faire « le grand saut en établissant que ce n’est plus le chef qui décide ». Il s’agit de « favoriser la motivation autonome ».[21] Il a participé à la fondation de Phusis au service des entreprises désireuses de mettre en place une gestion collaborative. On peut lire sur leur site : « L’humanité fait face à des défis d’une ampleur sans précédent. Nous croyons que les humains peuvent y répondre en mettant en place de nouvelles manières d’être et de faire ensemble. En remettant radicalement au centre la notion de responsabilité et de liberté, ils formeront des organisations vivantes, adaptatives, capables de faire corps avec la complexité toujours croissante du monde qui nous entoure. Leur potentiel pourra s’y exprimer pleinement, dans un plaisir retrouvé de produire ensemble une valeur qui dépasse le simple plan financier. »[22]
Martin Mahaux s’appuie, en fait, sur une tradition, même si celle-ci est relativement récente. Il se réfère notamment aux œuvres de Frédéric Laloux[23] et d’Isaac Getz[24]qui, eux-mêmes, ont médité ou rapporté ce que certains appellent l’expérience de l’entreprise libérée.[25] Ces nouveaux entrepreneurs ne se réfèrent ni à la Bible[26] ni à Aristote mais recoupent par leur expérience les valeurs jusqu’ici découvertes.
De quoi s’agit-il ?
Divers entrepreneurs ont été déçus par l’expérience qu’ils ont vécue dans des entreprises « classiques », construites de manière pyramidale.
Ce type d’entreprise s’est construit selon une doctrine assez simple : « Prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler »[27] ou plus concisément encore : « Command and control »[28]. « Cette célèbre formule, affirme I. Getz, suppose cette toute-puissance de l’intelligence […] C’est la formule de l’omnipotence qui prétend tout voir et tout diriger. »[29] Ricardo Semler considère que la pyramide, principe de base de toute organisation moderne « transforme une entreprise en un monstrueux embouteillage » et est au « cœur du problème. »[30]
Ces entreprises traditionnelles ont été imprégnées des idées de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) le promoteur de l’organisation scientifique du travail. On lui attribue cette réflexion célèbre qu’il fit à un ouvrier récalcitrant du nom de Michael Johnson Shartle : « Je vous emploie pour votre force et vos capacités physiques. On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. »[31] Taylor est considéré comme le « père de l’usine moderne dans laquelle, nous dit un chef d’entreprise, des milliers de zombies anonymes et sans visage exécutent sans fin des tâches répétitives sous une surveillance vigilante et constante. »[32] Là, « on utilise la personne comme un outil de production. […] On ne peut pas se motiver quand on a le sentiment de n’être qu’un numéro. L’homme a soif de considération. »[33] De plus, « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[34]
Dans cet esprit et « dans leur quête de loi, d’ordre, de stabilité et leur lutte contre les surprises, les sociétés se dotent de prescriptions permettant de faire face à toutes les éventualités imaginables. On crée des manuels en pensant que si tout est couché par écrit, ce sera plus rationnel et plus objectif. La standardisation des méthodes et des conduites à tenir doit guider les nouvelles recrues et conférer à l’entreprise tout entière une image unique et cohérente. Il est bientôt établi que les grandes entreprises ne peuvent fonctionner sans l’aide de centaines ou de milliers de réglementations.[…] Tous les textes font oublier aux salariés que l’entreprise a besoin de faire preuve de créativité et de sens de l’adaptation pour survivre. Les réglementations écrites ne font que les freiner. »[35]
Nous avons présenté, plus haut, de courts extraits d’un règlement de travail récent où les rédacteurs ont visiblement tenté de tout prévoir pour que les droits et les devoirs de chacun soient respectés.
Les nouveaux leaders des « entreprises libérées » estiment que ces réglementations tatillonnes brident la créativité et que la construction pyramidale tout comme « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[36]
Pour nous faire comprendre leur vision de l’entreprise humaine et performante, ils emploient diverses images comme celle de la « pyramide arrondie ». Il est fondamental d' « arrondir la pyramide ».[37]
Plus souvent, c’est l’image d’une équipe sportive qui est employée.
Déjà Hyacinthe Dubreuil, en son temps, montrait à quelle aberration on arriverait si l’on appliquait les règles de l’entreprise taylorienne à une équipe de football, suggérant par là qu’il serait peut-être bon de gérer une entreprise comme on gère une équipe de football :
« Ce que l’on s’obstine à faire dans les ateliers, par la distribution individuelle du travail, c’est exactement l’équivalent de ce qu’on pourrait faire sur un terrain de football, si l’on y avait l’idée absurde de faire conduire l’équipe par un chef qui devrait commander à chaque joueur - à l’aide de papiers ! - ce qu’il a à faire quand le ballon tombe sur le terrain. […] Mais ce n’est pas ainsi que les joueurs de football opèrent. Sagement, après avoir bien choisi -sélectionné - les joueurs, on fait confiance à leur initiative individuelle, laquelle fonctionne avec rapidité et à mesure que se déroulent les circonstances constamment changeantes de la partie. […] Si l’on en usait de la même façon avec les ouvriers, on ne tarderait pas à voir s’opérer entre eux des arrangements et ajustements spontanés, dont l’organisation scientifique la plus poussée ne saurait prévoir les détails. »[38]
Cette vision est confirmée par l’Américain John Wooden, qui fut un coach de basket-ball et qui s’est fait une réputation dans le monde de l’entreprise en transposant dans le monde du travail ce qu’il avait acquis comme expérience des hommes sur le terrain des entraînements.[39]
On peut illustrer les changements souhaités :
Le résultat de la « libération » met en évidence les valeurs énumérées longuement dans les chapitres précédents : respect de la dignité de toute personne, priorité à la personne sur les choses, solidarité-amitié-fraternité, subsidiarité, juste salaire, concertation. On le constate sur le tableau comparatif ci-dessous :
Cela suppose, on va le voir dans le chapitre suivant, une conversion du leader.
On peut se préparer en essayant, par jeu, sur cette photo de repérer les cadres, le patron…
[40]
Le bon étudiant très discipliné protestera : « mais que devient la hiérarchie dans une telle entreprise ? »
Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’étymologie de ce mot familier. Hiérarchie vient du grec ιεραρχία et est composé de deux mots : hieros (ἱερός) qui signifie saint, sacré, qui appartient à une divinité et ἄρχειν (arkhein) qui signifie commander. On voit aisément le glissement qui a pu s’opérer : celui qui commande est un personnage sacré à qui l’on doit obéir et que l’on doit vénérer… Dans l’entreprise libérée, entreprise construite dans la subsidiarité, une hiérarchie des pouvoirs ainsi conçue, nous allons le voir, est mise à mal. Encore une fois, c’est l’image de l’équipe de football qui s’impose. Là, « le capitaine est à la fois opérationnel à égalité dans l’équipe et tiers supérieur dans la décision ». En fait, à la hiérarchie des pouvoirs se substitue une hiérarchie de valeurs car « aucune société n’est stable sans hiérarchie de valeurs partagées ».[41]
Sur le site de FAVI, PME spécialisée dans les produits faits d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse pour automobiles, on peut lire cette présentation inhabituelle de l’entreprise qui « a développé dans les années 80 une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation. »[42]
D. Portrait d’un bon leader
1. Un bon leader est un leader vertueux[1], répondrait Aristote.
C’est du responsable politique qu’il parle mais, comme nous l’avons vu, on peut transposer sa conception sur le plan de l’entreprise, cette petite cité.
La gouvernance comme le leadership n’est pas simplement le fruit d’une technique. Elle s’exerce d’abord, que ce soit dans la communauté politique ou dans l’entreprise, sur des personnes. C’est pourquoi
« Le politique doit posséder une certaine connaissance de l’âme tout comme le médecin appelé à soigner un œil doit connaître aussi le corps entier. »[2]
B. Girard en déduit qu’« on ne peut espérer construire d’organisation qui amène les salariés à donner spontanément le meilleur d’eux-mêmes, que si l’on comprend ce qui les anime. Le bon manager est un bon connaisseur des hommes. »[3] Et « si l’on veut connaître les hommes, il faut aller à leur contact, les observer dans leur milieu de travail, avoir des conversations fréquentes avec eux pour comprendre leurs difficultés, identifier leurs faiblesses, celles de l’organisation. La qualité d’un manager se mesure souvent à la capacité qu’il a d’entretenir un lien de confiance avec ses collaborateurs et à rester disponible. On reconnaît, a contrario, le manager médiocre à ce que, toujours débordé, il ne sort de son bureau que pour fréquenter ses pairs et ses supérieurs hiérarchiques. »[4]
C’est d’autant plus nécessaire que
« l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié. »[5]
B. Girard confirme : « le manager vertueux n’est pas seulement celui qui contrôle, met en place procédures et règles, mais celui qui se préoccupe de l’excellence de ses collaborateurs et construit des institutions qui favorisent le développement de ces dispositions à appliquer ces pratiques qui rendent le travail agréable. »[6]
L’amitié ne peut naître que dans la proximité car, « comment avoir confiance dans des dirigeants lointains ? »[7] Le leader vertueux doit avoir le « souci de créer une organisation qui aide les salariés à devenir excellents et de rester dans une proximité qui favorise le développement de la confiance, deux composantes de la vertu du management. »[8]
La « vertu » du dirigeant implique, pour Aristote, une autre qualité : la prudence.
« La prudence est la seule vertu propre au gouvernant, car il semble que les autres (vertus) sont nécessairement communes aux gouvernés et au gouvernant. »[9]
En quoi consiste-t-elle ? Prudence (φρόνησις en grec) est de nouveau un mot difficile à traduire car, dans notre langage courant, la prudence est l’attitude des gens qui veulent éviter tout danger. Or la prudence est tout autre chose pour Aristote. C’est une qualité indispensable pour toute personne qui veut agir. Le mot d’ailleurs est parfois traduit par l’expression « sagesse pratique » ou par « sagacité ».
L’homme prudent est celui qui, suivant les circonstances et celles-ci sont toujours changeantes, choisira, après délibération, les moyens d’atteindre une fin bonne.[10] Ce qui peut demander du courage.
Trois éléments sont à retenir : la prudence est la vertu de l’homme d’action, un homme qui délibère[11] et qui délibère en vue d’un objectif moralement bon. C’est bien en ce sens que vont les commentaires de B. Girard :
« À l’inverse de l’exécutant qui se contente d’appliquer règles et lois, le prudent délibère et calcule en tenant compte des circonstances. […] Le prudent vise le particulier, il se préoccupe des situations réelles, hic et nunc, et s’intéresse à ce qui est bon et non pas à ce qui pourrait être. […] Les objectifs qu’il poursuit sont tout à la fois bons pour lui-même et pour les autres, pour la communauté. C’est en ce sens qu’on peut le dire vertueux. Ce n’est pas un sage ou un philosophe qui s’interroge longuement sur les objectifs à poursuivre. C’est un homme d’action dont la délibération porte sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce qu’il y a de mieux : le médecin qui réfléchit au traitement à prescrire ne s’interroge pas sur l’objectif, rendre la santé à son patient. […] Ni technocrate ni intellectuel, ni égoïste ni mercenaire, le prudent est un homme d’action qui possède esprit de responsabilité, capacité à mobiliser des ressources et intelligence des situations. N’est-ce pas la meilleure définition que l’on puisse donner du leader ? »[12]
Aristote associe à la vertu de prudence la capacité de choisir la « médiété » ou « juste milieu ».
« Ainsi donc la vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme le déterminerait l’homme prudent. »[13]
Que signifie cette « capacité à tenir, lorsque l’on prend une décision, le juste milieu » ?[14] pour Aristote, toute vertu est un juste milieu entre des excès contraires. Par exemple, le courage dont ne doit pas manquer l’homme prudent est un juste milieu entre témérité et lâcheté. Dans sa délibération, le bon leader qui est tout le contraire d’un individualiste, doit adopter « une position « rationnellement déterminée » qui tient compte de la situation, des circonstances, des acteurs, de nous, de nous tous, de celui qui prend la décision mais aussi de ceux qu’elle implique, qu’elle concerne, ceux que les théoriciens de la responsabilité sociale des entreprises appellent « stakeholders » ou parties prenantes. […] la bonne décision est celle qui permet de concilier raisonnement économique (maximisation, minimisation) et raisonnement moral (souci de l’autre). La bonne méthode est d’intégrer performances et considérations de justice dans le calcul qui précède la décision.[…] Les meilleurs managers sont ceux qui savent nouer rationalité économique et souci moral, qui sont à la fois efficaces et justes. » En somme, « la vertu du management […] tient en ces quelques mots : souci de l’excellence et d’autrui, prudence et juste milieu. »[15]
Cette « vertu » est-elle innée ? Non : Aristote nous rassure mais nous invite à la patience car « il faut beaucoup de temps pour créer l’expérience ». [16]
« C’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés et les actions courageuses que nous devenons courageux. »[17]
B. Girard le répète : « les vertus morales sont, comme le savoir-faire de l’artisan ou du musicien, le résultat d’une formation, d’un apprentissage, d’une pratique. »[18] La vertu du management « ne doit pas être confondue avec la compétence ou le talent. Elle est ce trait de caractère qui amène à faire spontanément ce qui convient tant pour soi-même que pour autrui. Bien loin d’être innée, elle se forme dans le travail, avec l’expérience, au contact de dirigeants qui la possèdent également. »[19]
Une autre réponse à la question (qu’est-ce qu’un bon leader ?) va retenir notre attention mais elle ne contredit absolument pas la définition donnée par Aristote.
2. Un leader libérateur, répondra le partisan de l'« entreprise libérée » ou, mieux encore, un leader serviteur![20]
Isaac Getz écrit : « … se demander si « toute entreprise peut devenir une entreprise libérée » n’est pas une bonne question. La bonne question est : « Tout patron peut-il devenir un leader libérateur ? » »[21] De nombreux auteurs ont réfléchi à cette question[22]. Nous n’en évoquerons que quelques-uns en privilégiant les entrepreneurs plutôt que les théoriciens.
Pour devenir « libérateur », il faut des qualités personnelles, notamment avoir le souci « de combler les besoins universels des salariés que sont l’égalité intrinsèque, la réalisation de soi et l’autodirection ».[23] Avoir donc le souci de l’autre, de sa dignité, de sa liberté et de ses capacités.
Max De Pree[24] rejoint Greenleaf et Spears et confirme que « le leader doit devenir un serviteur et un débiteur »[25], insistant sur la participation, le respect des personnes et l’aptitude à « comprendre que les relations sont plus importantes que la structure »[26].
Sa vision du leader est partagée par Robert Townsend[27] qui a travaillé chez American Express puis a transformé Avis en entreprise libérée avant que ses propriétaires ne la revendent à ITT. Il se réfère à Lao Tseu[28]à qui l’on prête cet aphorisme : « Celui qui conduit doit marcher le dernier ». Il explique : « Le véritable leadership, dans son sens le plus large et le plus dynamique, doit s’exercer au profit de ceux qu’elle entraîne, et non de celui qui l’exerce. »[29] « Je souhaite également préciser qu’un bon leader doit être au service de son équipe. Les personnages excessivement ambitieux, avides de pouvoir et insensibles ne sont pas de bons leaders, car ils ne comprennent pas cet aspect de leur rôle. »[30]
En quoi consiste ce « service » ?
Il s’agit en premier, pour que le leader soit « serviteur », quel que soit son rang, d’abandonner son « ego ».
Pour Bob Davids, créateur de Radica Games[31], « Ce dont on manque le plus, dans le monde, ce n’est pas le pétrole ou la nourriture, c’est le leadership. Pourquoi est-ce une ressource si rare ? Parce que les egos s’en mêlent. »[32] Beaucoup suivent une mauvaise pente dans la gestion d’une entreprise, ce sont des « gens qui sautent sur l’occasion dès qu’ils ont moyen d’avoir du pouvoir. Ils prennent une secrétaire personnelle, qui récupère leurs vêtements au pressing. Ils s’octroient un bureau spécial, avec une table de travail spéciale. Ils réclament une voiture… C’est une mauvaise pente. Quand vous avez un standing différent de vos subordonnés, alors vous n’êtes plus leur leader. Vous avez perdu toute chance de gagner leur respect. Vous devez comprendre que vous n’êtes pas différent de vos subordonnés. Vous avez la même valeur qu’eux dans l’organisation ; vous avez simplement une mission différente. »[33]
Un autre chef d’entreprise va même plus loin dans la volonté de limiter la discrimination : « nos employés, écrit-il, portent des cols de cent couleurs différentes, pas seulement des bleus et des blancs, et nous ne favorisons pas les symboles de l’autorité ou les lieux privilégiés comme une cantine séparée pour les cadres ou les places de parking réservées. »[34]
La leader qui a abandonné son ego, se rend compte de la place réelle qu’il occupe dans l’entreprise.
Une place qui a son importance certes mais qui doit être modeste, servante : « Plus vous avez de pouvoir, moins vous pouvez en user car, dès que vous en usez de façon incorrecte, vous le perdez totalement.
Le pouvoir réside dans l’organisation, pas en vous.
C’est comme pour un mur.
Il y a des briques et du mortier.
Et dans le mortier, il y a du gypse, de l’eau, du sable, et, le plus petit composant : de la chaux.
C’est la chaux qui fait tenir le tout.
Admettons que je fasse partie d’un mur ; en tant que PDG, je suis le plus petit composant. Je ne suis pas la brique, je ne suis pas le mortier, je ne suis pas l’eau, je ne suis pas le sable.
Je suis cette petite trace de liant qui fait tenir le mur.
Un PDG doit bien comprendre qu’il est le plus petit composant.
Ce n’est pas lui qui donne sa force au mur. La force du mur vient de tous ces gens collés ensemble, et la responsabilité du PDG est de fournir le liant pour les faire tenir. Mais le PDG seul ne peut pas faire le boulot. »[35] Et l’auteur ajoute encore : « Il y a un problème avec le PDG s’il pense que l’argent est plus important que les gens.
Si les gens, l’environnement, la culture, le moral sont bons, alors vous avez une bonne probabilité de faire de l’argent. Mais si vous vous focalisez d’emblée sur l’argent, le manque d’enthousiasme, le manque de culture précipiteront votre chute en tant que leader. »[36]
Plusieurs[37], pour justifier la nouvelle attitude, se réfèrent à la Règle d’or : « Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité », règle que l’on retrouve dans diverses traditions culturelles et religieuses à travers le monde[38]. Il s’agit d’une « maxime universelle », d’une « règle d’empathie qui vise à retourner et convertir notre égoïsme originel (nos désirs et nos craintes) dans la prise en compte des autres comme ego aussi importants et uniques que nous […]. »[39] Elle implique la reconnaissance de l’égalité de dignité de chaque personne dont nous parlions plus haut. Il faut la vivre concrètement dans l’entreprise.
Et donc, à la place qui est la sienne, le leader aura essentiellement comme tâche « de faire de chaque salarié une personne meilleure ». Et pour traiter les salariés en égaux, chers futurs leaders, « il s’agit de sortir de votre bureau, pour aller écouter un maximum de membres du personnel ; c’est le meilleur moyen d’être en contact avec votre équipe. Un véritable leader doit être accessible à tous » et « la moindre de vos actions doit insuffler de la confiance dans l’équipe ».[40] « Un leader doit écouter plutôt que de parler. »[41] « Je joue le rôle d’un catalyseur, dit Ricardo Semler. Je tente de créer les conditions nécessaires pour que chacun puisse prendre les décisions. La réussite n’exige pas que je les prenne moi-même. »[42]
Écouter et faire grandir les autres est le véritable sens de l’autorité. Ceux qui la possèdent devraient y réfléchir. Le latin auctoritas vient du verbe augere qui signifie augmenter c’est-à-dire ajouter quelque chose de plus, quelque chose de neuf. L’auctoritas, c’est donc la capacité d’augmenter, de faire grandir :
« C’est notre mission, en tant que parents, enseignants, entraîneurs et managers, d’aider les autres à découvrir et à développer leurs talents. Ceux-ci éprouvent alors un sentiment d’épanouissement qu’aucune rémunération monétaire ne peut égaler. Il s’agit de l’épanouissement de l’âme de la personne, qui vient de la conviction qu’elle a fait de son mieux pour se développer et servir son prochain. Pour respecter le commandement « tu aimeras ton prochain », il me suffit de respecter ma personne et les talents que le Seigneur m’a donnés, et de m’emparer de ces dons pour les perfectionner. Ainsi, chacun peut voir aisément quel épanouissement naît de la coopération. Associer tous ces fragments épars permet à l’organisation de tirer les meilleurs résultats de ce que nous appelons le travail en équipe. […] La pire erreur que puisse faire un PDG, c’est de fonder son leadership sur le principe du « command and control », ou sur toute approche où les choses sont organisées du haut vers le bas. Le mieux qu’il puisse faire, c’est aider les gens à comprendre leur obligation morale de découvrir et de développer leurs talents, et de travailler ensemble pour se rendre service et s’entraider. Ensuite, vous pouvez déléguer, sachant que les meilleures décisions viendront des personnes qui sont sur le terrain et non au sommet de la pyramide. Si la prise de décision part du bas, il en sort des innovations, des idées qui améliorent l’entreprise. »[43] Méditant la « règle d’or », Robert McDermott, explique que « servir autrui comme vous aimeriez être servi oblige l’individu à découvrir et à développer ses talents ».[44]
Le vrai leadership est donc « collaboratif » : « On collabore mieux avec ceux qui nous entourent pour mieux servir ceux que vous avez à servir. Il faut collaborer. Chacun donne le meilleur de soi-même et c’est cette collaboration qui permet d’obtenir les meilleurs résultats. »[45]
On a parfois l’impression que l’entente et l’efficacité sont meilleures lorsque les personnes rassemblées ont la même culture, la même formation, voire le même sexe ! Mais, au contraire, la diversité peut être une force à condition, bien sûr, que les principes fondamentaux de l’entreprise soient acceptés et que tous fassent preuve de bienveillance les uns envers les autres. Si c’est le cas, la diversité, les différences culturelles, sexuelles, philosophiques ou religieuses sont un atout. Une étude américaine a mis « en concurrence deux formes de pensée managériale, l’une qui privilégie la compétence des personnes, l’autre la diversité des équipes ». Or, « si l’on choisit au hasard des personnes hétérogènes, d’intelligence normale pour les faire travailler ensemble, elles obtiennent de meilleurs résultats dans la résolution d’un problème complexe qu’un groupe d’experts présentant chacun une science supérieure. Plus les personnes se ressemblent moins elles sont performantes ensemble, car elles n’ont pas suffisamment de points de vue différents et ne sont pas capables d’élaborer un panel de solutions aussi varié que celui des groupes plus hétérogènes. »[46]
Dans ce leadership « collaboratif », à l’image de ce qui se vit dans une équipe sportive, « l’attention, le souci et la considération que vous portez aux membres de votre équipe est la marque d’un bon leader. Ces attributs ne vous donnent pas une image vulnérable ou laxiste. Au contraire, ils sont une force. Les gens ne se soucient guère de tout ce que vous savez jusqu’à ce qu’ils sachent combien vous vous souciez d’eux.[…] Tous les rôles comptent, tous les postes sont importants. Chaque membre de l’équipe doit être fier de son travail. Il est du ressort du leader de transmettre cette fierté, surtout à ceux dont les rôles sont les moins visibles. »[47]
Pour y arriver, il faut « de l’amour avant tout »[48]. Aristote aurait donc bien raison : « De l’amitié, écrit John Wooden, naît la bienveillance qui nourrit les relations au sein d’un groupe. Elle nécessite du temps et de la confiance pour se développer, et il faudra peut-être y travailler, mais lorsqu’elle existe, le travail de leadership est plus facile et l’équipe qui en ressort beaucoup plus forte. Un bon coach est sur le terrain avec son équipe : il est là pour expliquer, donner des consignes et rectifier. Il est dans la mêlée. Faites-vous la même chose dans votre entreprise ? Comment pouvez-vous être efficace si vous êtes toujours caché dans votre bureau ? Comment allez-vous créer des liens si les membres de votre équipe ne vous voient jamais ? Ou s’ils n’ont jamais l’occasion de vous côtoyer ? » [49]
Pour être ainsi proche de chacun et à son écoute, l’idéal est de travailler dans une entreprise de taille moyenne[50] mais même dans de très grandes entreprises, il est possible de vivre les principes ici confirmés à condition de tout « organiser en petites unités ». En effet, « les gens ne peuvent s’impliquer dans les décisions qui les concernent que si l’unité dans laquelle ils travaillent n’a pas des effectifs trop lourds. […] La seule manière de réussir le changement, c’est de travailler dans des entités de taille suffisamment petite pour que les individus puissent comprendre ce qui s’y passe et participer en conséquence. […] En règle générale, les gens n’exploitent leur potentiel que quand ils connaissent tout le monde autour d’eux […]. »[51]
Être proche de chacun est la première condition à remplir afin d’établir la confiance réciproque.
Et finalement, le but du leadership collaboratif est-ce la richesse ?
B. Girard nous a avertis : « Les récompenses monétaires sont indispensables et en priver ses collaborateurs serait absurde, mais on aurait tort de se reposer seulement dessus pour motiver des salariés comme tant d’entreprises en ont pris la mauvaise habitude. »[52] Aristote, souvenons-nous, soulignait que la fin de toute communauté est d’abord de bien vivre.
John Wooden confirme : « La richesse n’apporte pas nécessairement de bonheur véritable.
Elle apporte sans doute des choses qui procurent un bonheur provisoire, mais qui ne durera pas.
Parfois, nous sommes tellement préoccupés par le fait de gagner notre vie que nous oublions d’avoir une vie.
C’est ainsi que des familles sont détruites, lorsque nous sommes distraits par l’appât du gain et du prestige, ou par d’autres pièges que nous tend la réussite.
Nous devons gagner notre vie, mais nous devons aussi vivre une vie avec notre famille.
Il est facile de la perdre de vue quand on commence à courir après l’argent et ses compagnons de route - la célébrité et le pouvoir. »[53]
Sans minimiser l’importance du juste salaire, il faut peut-être se rendre compte que « l’essentiel [est] de donner à chacun une chance de s’impliquer dans l’entreprise. En devenant parties prenantes, [on travaille] non pour un salaire mais pour le bénéfice psychique d’aider les autres, d’appliquer la règle d’or si vous voulez. » En fait, « … la qualité de vie est d’abord liée à notre sens du service. »[54]
Ricardo Semler l’affirme : « aucune société ne peut réussir, en tout cas à long terme, si elle fait du profit son but principal. […] j’irai même jusqu’à dire que l’argent n’est pas non plus la seule chose qui intéresse les salariés. Chez Semco, nous essayons en général de payer notre personnel plus que ce qu’ils pourraient toucher ailleurs et, bien sûr, ils bénéficient de l’intéressement aux résultats. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils nous sont si fidèles. Nous leur offrons surtout la chance d’être d’authentiques partenaires, d’être autonomes et responsables. C’est la raison pour laquelle nos collaborateurs refusent régulièrement des offres fort lucratives. »[55]
En somme, au lieu de traiter les travailleurs comme des enfants, des subalternes qu’il faut diriger et contrôler, l’humanisation de l’entreprise demande qu’on se rappelle que l’on a affaire à des adultes, des adultes qui sont la « ressource la plus précieuse » de l’entreprise et à qui on peut faire confiance[56], que l’on peut écouter et former en permanence en vue d’une promotion car, « que peut-on attendre des salariés des niveaux inférieurs, à qui on ne demande jamais leur avis, pas plus qu’on ne leur explique quoi que ce soit, ou alors très rarement ? »[57] Il ne faut pas s’étonner alors que des liens ne se créent pas. Dans ces conditions, comment espérer « moins d’encombrement, moins de niveaux, plus de flexibilité » ?[58]
Puisque nous avons commencé par quelques vieux règlements de travail, terminons par ceux qui sont aujourd’hui adoptés dans ces différentes entreprises. En voici deux. Mais peut-on encore employer le mot « règlement » ? Comme l’écrit Ricardo Semler, « L’amour et la solidarité que nous avons à offrir viennent des hommes et des femmes qui travaillent chez nous, pas de notre politique. […] Le pouvoir découle non de règlements, mais du respect qu’inspirent les individus. En d’autres termes, les entreprises qui réussiront seront celles qui donneront la priorité à la qualité de la vie. Si vous le faites, le reste — c’est-à-dire la qualité des produits, la productivité du personnel et les profits pour tous — suivra. »[59]
Pour nous en rendre compte, méditons tout d’abord les « principes directeurs » établis par Bill Gore, ingénieur chez Dupont de Nemours qui a créé W.L. Gore & Associates, Inc., une multinationale qui a notamment mis au point le Gore-Tex[60]. Quatre principes sont « absolument nécessaires (et probablement suffisants). Ils doivent être respectés pour qu’une entreprise conserve une structure en treillage viable »[61].
Chacun doit :
1. Essayer de faire preuve d’équité. Tenter sincèrement d’être équitable avec les autres, avec nos fournisseurs, nos clients ou toute personne avec qui nous réalisons des transactions ;
2. Autoriser, aider et encourager ses Associés à développer leurs connaissances, leurs compétences, l’étendue de leurs responsabilités et l’éventail de leurs activités ;
3. Prendre ses propres engagements et s’y tenir ;
4. Consulter ses Associés avant de prendre des mesures susceptibles d’être « sous la ligne de flottaison » et de causer de graves dommages à l’entreprise. » [62]
Ce petit « règlement » se fonde sur des principes éthiques : honnêteté, fidélité, respect, bienveillance, souci du progrès personnel. La référence à l’équité est particulièrement intéressante. En effet, équité vient du latin aequitas dont le premier sens est égalité. Le dictionnaire nous apprend que le mot implique non seulement une appréciation juste mais aussi le respect absolu de ce qui est dû à chacun[63]. Or, qu’est-ce qui est dû d’abord et avant tout à chacun sinon son humanité, sa pleine humanité, c’est-à-dire d’être traité en homme dans le sens le plus complet du terme ?
Dans une autre entreprise, Sun Hydraulics, Corp. (société spécialisée dans l’industrie des valves hydrauliques), le fondateur, Bob Koski, a résumé ainsi la « philosophie » de l’entreprise :
Obéir à la Règle d’or dans toutes les relations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, aussi difficile que cela puisse paraître sur le moment.
Respecter la dignité de chacun et être courtois en permanence.
Prendre et respecter honnêtement et loyalement nos engagements à l’égard de nos clients, distributeurs, salariés, et fournisseurs et établir avec eux des relations stables.
Être un leader dans nos domaines d’activité définis et dans le développement de notre secteur et de notre communauté.
Être une entreprise en croissance pour que les salariés obtiennent constamment la possibilité d’assumer des responsabilités supplémentaires.
Améliorer constamment nos produits et nos services afin qu’ils aient plus de valeur pour nos clients, et améliorer constamment nos méthodes opérationnelles pour pouvoir verser des salaires supérieurs à la moyenne.
Fournir un emploi stable et pérenne aux personnes embauchées, avec des heures de travail raisonnables et des conditions de travail sécurisées. Encourager l’auto-amélioration des salariés et assurer la promotion intérieure dès que possible.
Tenir les salariés et les actionnaires informés de la politique, des procédures et des projets de l’entreprise. » [64]
Dans ce texte, plus fourni que le précédent, on retrouve les valeurs morales citées plus haut mais aussi le souci d’offrir la stabilité d’emploi, de meilleurs salaires, des horaires raisonnables, et de tout organiser et prévoir dans la transparence. Ce dernier point est important. Un économiste explique : « On ne peut traiter les salariés comme des adultes honnêtes et responsables que si on leur donne la possibilité de savoir ce qui se passe autour d’eux et de pouvoir influer dessus. »[65] Le leader confirme : « Il ne faut pas s’attendre à ce qu’implication et partenariat fonctionnent sans mettre à la disposition, même du plus modeste salarié une information abondante. […] Et une entreprise qui ne partage pas l’information en période favorable se disqualifie pour demander solidarité et concessions quand les temps sont durs. »[66]
Cf. aussi les notes 190 et 191.
« Chaque personne au sein de ce treillage interagit directement avec les autres individus — sans intermédiaire, les lignes de communication sont directes — de personne à personne. » Il n’y a donc « pas d’autorité établie ou attribuée ; des sponsors, pas de chefs ; un leadership naturel défini, par un followership ; une communication « face à face » ; des objectifs fixés par ceux qui doivent les réaliser ; des tâches et des fonctions organisées par le biais d’engagements. » (Cf. L’organisation en treillage, Une philosophie d’entreprise, 1976, cité in GETZ, op. cit., p. 200.)
E. Comment devenir un leader vertueux ?
Comment devenir ce leader vertueux, serviteur, comment développer cette « disposition permanente à vouloir le bien », condition de l’amitié, de la solidarité ? En effet, nous ne naissons pas nécessairement parés de toutes les qualités nécessaires. Comment les acquérir ?
Aristote, encore lui, a répondu à la question. Question importante puisque pour le philosophe, la vertu est la condition du bonheur. Et l’on devient vertueux (on ne naît pas vertueux) en veillant au perfectionnement de sa nature, en faisant ce qui est propre à l’homme, en agissant concrètement selon des principes éthiques. Aristote distingue les vertus intellectuelles, qui viennent de l’instruction et les vertus morales, filles des bonnes habitudes. La vertu ne vient pas de la nature : aucune vertu morale ne naît naturellement en nous. En revanche, nous sommes naturellement prédisposés à les acquérir, à condition de les perfectionner par l’habitude. Nous n’obtenons de la nature que des tendances, des dispositions en puissance et c’est à nous ensuite de les faire passer à l’acte. D’où l’importance de la volonté et de l’action : par exemple, c’est en bâtissant que l’on devient architecte, en jouant de la cithare que l’on devient citharède. De même, c’est à force de pratiquer la justice, la tempérance, et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. C’est à force d’affronter les situations dangereuses que nous devenons courageux, ou lâches, à force de les fuir. Il faut donc prendre garde lorsqu’on agit, parce que notre attitude forme notre caractère. La manière dont on est élevé dans l’enfance a également une importance fondamentale. La jeunesse est par excellence le temps du perfectionnement. Mais toute notre vie doit être un temps d’entraînement.
À l’époque contemporaine, un auteur plus accessible et plus pratique, Alexandre Dianine-Havard, a écrit de nombreux livres sur la question à destination des leaders[1]. Descendant d’émigrants russes, il est né en France mais vit et travaille à Moscou. Le Manuel pratique du leader vertueux[2] peut être particulièrement utile. En une soixantaine de pages, l’auteur explique comment en fonction de son tempérament, colérique, mélancolique, sanguin ou flegmatique, forger son caractère en acquérant les vertus les plus importantes pour la mission du leader : la prudence (pour prendre les bonnes décisions), le courage (pour prendre des risques et maintenir le cap), la maîtrise de soi (pour diriger nos passions), la justice (pour donner à chacun ce qui lui est dû), la magnanimité (pour tendre vers de grandes choses) et l’humilité (pour vivre dans la vérité sur soi-même et servir les autres).
Comment devenir un leader vertueux revient à se demander, dans le fond, à quelles valeurs nous sommes attachés ?
L’expérience de Simone Weil
La philosophe Simone Weil[3] qui fut, très tôt solidaire des syndicats ouvriers d’extrême-gauche, s’engagea comme ouvrière[4] pour connaître de l’intérieur la condition des travailleurs. Elle connut l’entreprise pyramidale et le travail à la chaîne.
Elle eut ainsi la possibilité de constater que dans ce cadre, le travailleur, « du jour au lendemain […] devient un supplément à la machine, un peu moins qu’une chose, et on ne soucie nullement qu’il obéisse sous l’impulsion des mobiles les plus bas, pourvu qu’il obéisse ». Scandalisée par ce « déracinement ouvrier », elle appelle au changement en précisant ce qui doit être modifié : « Il faut changer le régime de l’attention au cours des heures de travail, la nature des stimulants qui poussent à vaincre la paresse ou l’épuisement - stimulants qui aujourd’hui ne sont que la peur et les sous -, la nature de l’obéissance, la quantité trop faible d’initiative, d’habileté et de réflexion demandée aux ouvriers, l’impossibilité où ils sont de prendre part par la pensée et le sentiment à l’ensemble du travail de l’entreprise, l’ignorance parfois complète de la valeur, de l’utilité sociale, de la destination des choses qu’ils fabriquent, la séparation complète de la vie du travail et de la vie familiale. »[5]
Pour transformer radicalement « l’atmosphère morale des entreprises »[6]et qu’elles deviennent des « lieux de joie » [7]deux conditions doivent être remplies. Premièrement, il faut que « les travailleurs puissent avoir au sein des entreprises le sentiment d’une certaine égalité, d’une certaine réciprocité dans les obligations et dans les droits […]. » Et « il faut en second lieu que les ouvriers se sentent liés à la production par autre chose que par la préoccupation obsédante de gagner quelques sous de plus en gagnant quelques minutes sur les temps alloués. Il faut qu’ils puissent mettre en jeu les facultés qu’aucun être humain normal ne peut laisser étouffer en lui-même sans souffrir et sans se dégrader : l’initiative, la recherche, le choix des procédés les plus efficaces, la responsabilité, la compréhension de l’œuvre à accomplir et des méthodes à employer. »[8] Elle conclut : « Il faut leur donner le sentiment que l’entreprise vit, et qu’ils participent à cette vie. »[9]
N’est-ce pas à ce désir profondément humaniste qu’a répondu le leader « libéré » : « Au cœur de notre expérience audacieuse se trouve une idée tellement simple que ce serait un truisme si elle était moins rarement reconnue : l’entreprise doit confier son destin aux hommes qui y travaillent. »[10]
Confier le destin de l’entreprise aux hommes qui y travaillent ! L’entreprise, disions-nous en commençant, est une communauté de personnes au service d’autres personnes. Et qu’avons-nous lu tout au long de ces pages sinon que par des voies aussi diverses, à première vue, que la Révélation judéo-chrétienne, la philosophie païenne ou simplement l’expérience, des solutions simples existaient pour humaniser le travail et le rendre plus agréable. Solutions simples, solutions de bon sens, à condition de se rendre compte avant tout de la valeur précieuse de l’autre quelle que soit sa compétence, de l’éminente dignité de tout son être complexe.
S’en rendre compte demande une conversion, demande que l’on se décentre, que l’on accorde à l’autre autant d’attention qu’à soi et que l’on accepte une autre hiérarchie de biens que celle que la société matérialiste nous propose et parfois tente de nous imposer. Quel est le bien le plus important pour nous ? Le pouvoir ? L’argent ? Si tel est notre idéal, il ne faut surtout rien changer. On finit par s’accommoder du malheur d’autrui jusqu’à ce que la frustration éclate avec violence et rappelle à l’ordre le « patron » devenu l’ennemi… On devient un « ennemi » lorsqu’on cède à l’intérêt et à l’orgueil, au plaisir d’« avoir des inférieurs »[11].
« Il faut choisir, écrivait Simone Weil, entre avoir des esclaves ou des collaborateurs. »[12]
Cette ouvrière exceptionnelle expérimenta dans sa chair, au bas de l’échelle et durant des semaines de 40 à 45 heures, la condition des travailleurs. Nous avons bénéficié jusqu’ici du témoignage de leaders qui ont constaté les bienfaits d’une organisation collaborative susceptible de permettre à chacun de donner le meilleur de soi-même dans le respect de sa dignité. Avec Simone Weil nous avons un témoignage d'« en-bas » qui arrive aux mêmes conclusions.
Sensible à la déshumanisation du travail et à la misère humaine, elle a réfléchi en profondeur au chemin inverse qu’il faudrait suivre pour que chacun s’épanouisse au travail et y trouve, malgré les inévitables difficultés, de la joie.
Elle a frotté sa grande culture puis sa foi croissante à la réalité pour s’assurer de la pertinence de ces valeurs fondatrices que sont l’amour et la liberté, fondements du bonheur. Son parcours exceptionnel peut éclairer le nôtre.
Sommes-nous fondamentalement dissemblables, travailleurs, cadres, manœuvres, leaders ? Notre vocation humaine commune n’est-elle pas le bonheur ? Tout homme cherche le bonheur même celui qui va se pendre, disait Pascal[13]. Ainsi, le bonheur est le fondement de la morale car il y a dans l’homme une insatisfaction permanente, une poursuite incessante d’un bien qui échappe ou qui est vite dépassé, il y a un désir illimité en nous qui est une aspiration à une plénitude.
Le bonheur n’est pas l’hédonisme qui est selon Guy Haarscher est un des maux majeurs de notre temps[14]. Et Kant se trompe lorsqu’il prétend que Le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination.[15]
Nous cherchons tous à être heureux, c’est-à-dire à vivre dans la plénitude de notre être dans toutes ses dimensions. Pouvons-nous refuser aux autres une vie en plénitude, y compris au travail ?
Et de quoi est fait ce bonheur ?
Une courte enquête dans notre entourage nous amènera très rapidement à constater que cette plénitude à laquelle nous aspirons, implique au moins la reconnaissance de ma liberté et de ma dignité. Mis en confiance, notre interlocuteur avouera peut-être aussi son besoin d’amour.
Dans la vie professionnelle comme dans la vie sociale, à moins d’un désordre psychologique, on ne supportera pas ou on supportera mal l’autoritarisme, les injustices, les querelles conjugales ou professionnelles. Il est donc important, me semble-t-il, de réfléchir un peu à la signification exacte de ces valeurs auxquelles nous sommes comme spontanément attachés.
Et tout d’abord, l’amour.
Comme je suis un être personnel et social, mon chemin n’est pas un chemin de solitude. Il ne s’agit pas de simplement, de construire son moi, de sauver mon âme. Mon chemin est un chemin de solidarité, d’amitié, comme disait Aristote, d’amour, dit le chrétien. À moins de trahir ma nature profonde qui est celle d’un être de relations, je ne puis chercher le bonheur sans chercher le bonheur de l’autre. Certes, je dois chercher ma plénitude, autrement dit, lutter contre mes « pauvretés ». J’entends par là : mes manques, mon égoïsme, mon orgueil, mon ignorance, mon avarice, ma misanthropie, mais je dois aussi travailler à la plénitude de l’autre, lutter contre ses « pauvretés ». Et c’est en cherchant la plénitude de l’autre que je trouve la mienne.
Paradoxalement, je ne puis lutter contre la « pauvreté » qu’en la vivant. C’est-à-dire en donnant à l’autre les richesses que j’ai reçues ou acquises, en répondant à ses manques, en lui donnant ce que j’ai et qui lui manque, en me donnant. Le professeur donne ses connaissances et son temps et parfois jusqu’à sa santé, le mari donne à sa femme, sa présence, son temps, son aide, sa vie parfois, le chef d’entreprise donne son savoir-faire et sa peine pour offrir les meilleures conditions de travail à ses collaborateurs et un produit de qualité à ses clients.
Tout ce que j’acquiers c’est pour l’autre sinon à quoi bon être riche, intelligent, cultivé, costaud, affectueux, patient ?
Le chrétien y reconnaît l’appel « Aimez-vous les uns les autres » : « la parole la plus culottée du monde », dit l’acteur Benoît Poelvoorde[16]. Culottée parce que, dans notre monde, l’autre est souvent un ennemi, un concurrent, un gêneur, un empêcheur de bien gagner notre vie.
Les Grecs qui ont, les premiers, nous l’avons vu, réfléchi aux conditions de la vie harmonieuse en société, ont estimé qu’il fallait tenir compte d’une force qui est en nous et qu’il fallait même la privilégier. Cette force, cette tendance, ils l’ont appelée d’abord eros et puis philia, c’est-à-dire l’eros dépouillé de sa sensualité, l’amitié, cette force qui nous pousse vers les autres. Pas de société digne de ce nom sans philia pour Aristote[17]. Les auteurs latins parleront de caritas qu’on a traduit par charité. Mais le mot paraît saugrenu car « charité » nous fait penser trop vite à « aumône ». La charité dont il est question ici, dans le sens premier de caritas, est la cherté, le haut prix que l’on attribue à une chose ou une personne. On peut traduire aussi caritas par amour. L’amour ! Mais voilà encore un mot mis à toutes les sauces mais jamais ou très rarement à la sauce politique, sociale ou économique ! Et pourtant, l’amour est nécessaire à la vie sociale. L’amour est nécessaire, à la liberté, à la vérité, à la justice, à la paix ! Et si le mot amour gêne, on peut le remplacer par les mots solidarité ou fraternité. Mais on y perd du sens car, explique Simone Weil, « aimer un être, c’est tout simplement reconnaître qu’il existe autant que vous ».[18] Reconnaître que le manœuvre existe autant que moi, leader !
Si Platon dans la République écrit que la cité est une communauté, une koïnônia, liée par l’amitié, la philia[19], Aristote précise judicieusement que cette amitié se manifeste d’abord et fondamentalement par le dialogue[20].
Cet esprit de dialogue est essentiel dans le couple, dans la famille, dans la commune, au niveau d’un pays ou d’une communauté internationale et, évidemment, dans l’entreprise ! Plusieurs leaders nous ont dit : écoutez d’abord au lieu de parler !
Pourquoi le dialogue est-il indispensable ? Parce que notre liberté, nous y venons, est relative, limitée, comme notre intelligence.
L’exercice de la liberté est un appel à la conscience personnelle.
Il ne fait aucun doute que la liberté est une valeur fondamentale de la vie en société. Tous les régimes totalitaires, toutes les dictatures, tous les « patrons » autoritaires en font, tôt ou tard, l’expérience. L’histoire regorge d’exemples : on ne peut indéfiniment maintenir les hommes dans la dépendance d’un pouvoir, même si, à première vue, un régime autoritaire peut garantir - mais pour combien de temps ? - la cohésion sociale.
Pourquoi la liberté est-elle si précieuse ? Si précieuse qu’on est capable de sacrifier sa vie pour elle. Si l’on est prêt à mourir pour la liberté, c’est parce qu’elle est nécessaire à la vie ! Qu’est-ce que cette liberté pour laquelle certains sont prêts à mourir ?
Les philosophes répondent qu’elle est le signe le plus manifeste de la transcendance humaine ou, si l’on préfère, de la dignité humaine. Autrement dit, elle nous révèle que l’homme n’est pas réductible aux conditions de son existence, à son corps, à son environnement naturel, social, économique, politique, culturel. Il est évidemment relié à ces conditions sans y être nécessairement soumis et sans en être le produit pur et simple.
Mais en quoi consiste exactement cette liberté ? Serait-ce simplement la possibilité de faire ce que je veux ? Puis-je faire ce que je veux ? En fait je ne peux pas faire tout ce que je veux. Je ne peux pas dans les deux sens du verbe « pouvoir » : « être capable de » et « être autorisé à ». Je ne suis pas capable de faire tout ce que je veux. C’est aussi une évidence. J’ai toujours rêvé de gagner le Tour de France mais à la première côte raide, je perds mon souffle. La réalité me rappelle rapidement mes limites. Suivant les circonstances : je n’ai pas assez de muscles ou je n’ai pas assez de connaissances, je n’ai pas assez de courage, d’intelligence, de volonté, d’argent, etc. Ma liberté est relative, relative à mes capacités plus ou moins larges, plus ou moins limitées. Ce qui en même temps me révèle que la liberté n’est jamais donnée de naissance mais qu’elle s’acquiert plus ou moins selon mes efforts et mes acceptations. En effet, je ne suis pas seul dans ce cheminement. La croissance de ma liberté est aussi tributaire de ce que m’apportent les autres, parents, amis, professeurs, formateurs divers, collègues. La justification de leur autorité réside d’ailleurs, nous l’avons dit, dans la capacité qu’ils ont de faire croître mes propres capacités et donc mes libertés.
Simone Weil insiste :
« La liberté véritable ne se définit pas entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action. »[21]
Elle ajoute :
« Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d’une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d’autrui. »[22]
Un acte libre est un acte intelligent. Voilà pourquoi il faut veiller, pour « libérer » les travailleurs, à leur garantir d’une manière ou d’une autre une croissance personnelle, solliciter leur intelligence et ne pas se contenter de leur donner des ordres.
Cette liberté, relative, est aussi confrontée, bien sûr, à des interdits, à des lois, à des règles qui peuvent être ressenties comme des entraves ou qui sont réellement des entraves à la liberté. Certes, des lois peuvent être des entraves insupportables qui attentent à la dignité de la personne. Mais n’y aurait-il pas des lois libératrices, des lois créatrices de liberté, des lois protectrices de liberté ?
Comment faire le tri ? Comment repérer la loi liberticide et la loi qui me libère, qui me protège de l’arbitraire. Je sais que le code de la route me protège de la dictature des poids lourds, de la puissance des autres, de leur force. Il est des lois qui obligent les forts à respecter les faibles, qui préservent ma liberté, ma vie, devant l’irruption de la violence, des lois qui me protègent aussi contre moi-même, contre mes tendances égoïstes, contre ma volonté de puissance. Des lois qui guident ce que je suis vers ce que je dois être, autrement dit, des lois qui font sortir l’homme de l’animal que j’ai tendance à être si je me laisse aller. Ce que je suis et ce que je dois être. Quel est cet être que je dois être, sinon un homme au plein sens de la notion ? Il s’agit de s’accorder, de s’ajuster à notre nature le mieux possible. La loi juste est celle qui me permet d’être un homme, d’être plus homme, qui m’oriente, qui m’aide à devenir ce que je suis. La loi injuste est celle qui étouffe mon être, l’empêche de croître, le mutile. S’il fut un temps où dans l’entreprise le bon employé ou le bon ouvrier était celui qui obéissait au doigt et à l’œil, on s’est rendu compte aujourd’hui de l’importance de laisser une part de créativité, d’initiative ne fût-ce que pour l’efficacité de travail. La bonne loi, la bonne règle est celle qui me permet de croître en humanité.
De croître en tant qu’être intelligent, libre et social. D’aider les autres à croître en tant qu’êtres intelligents, libres et sociaux.
Comment garantir la paix sociale, la collaboration, revivifier l’entreprise sans respecter ces valeurs ? Qu’est-ce qui peut faire que mon souci de la liberté ne soit pas simplement le souci de ma liberté, qu’est-ce qui va me pousser à chercher à libérer l’autre, à le faire grandir, à lui donner des responsabilités à la mesure des compétences acquises ?
La vraie liberté est difficile, elle demande un effort, un engagement, le dépassement de certaines inclinations paresseuses. Sa croissance et son orientation engagent ma responsabilité personnelle. Et c’est pour cela que la liberté n’est pas toujours appréciée. Même si beaucoup risquent leur vie pour la liberté, il en est d’autres qui préfèrent la servitude, le conformisme qui paraissent parfois et même souvent plus confortables.[23] Il en est qui préfèrent que l’on pense à leur place. La liberté est un risque d’autant plus que dans le monde des valeurs, rien n’est jamais acquis. Notre belle intelligence, comme l’a montré Pascal, est vite détournée par notre imagination, les habitudes, notre sensibilité, notre inconstance et les contrariétés, notre vanité, le divertissement, les préjugés, la concupiscence.
Et les anciens avaient raison de dire que la vertu, la tendance à vouloir le bien de l’autre, en l’occurrence, est une disposition à acquérir donc. Encore faut-il aimer la liberté, la justice, la paix, s’aimer et aimer les hommes, travailler à notre croissance et à leur croissance. Il n’y a pas d’autre voie pour être humain et pour qu’une société, une entreprise soit humaine.
On ne peut construire une vraie société, sans partage, sans solidarité, sans échange, sans fraternité, sans amour.
Tout cela, me direz-vous, est bien compliqué ou fort abstrait. En êtes-vous sûr ? Je vous propose, pour terminer, de méditer cette page écrite par l’ouvrière Weil. Vous verrez qu’il faut finalement peu de chose pour être heureux au travail et même si le travail est très humble :
« Pendant qu’on s’ingénie, qu’on fait effort, qu’on ruse avec l’obstacle, l’âme est occupée d’un avenir qui ne dépend que de soi-même. Plus un travail est susceptible d’amener de pareilles difficultés, plus il élève le cœur. Mais cette joie est incomplète par le défaut d’hommes, de camarades ou chefs, qui jugent et apprécient la valeur de ce qu’on a réussi. Presque toujours aussi bien les chefs que les camarades chargés d’autres opérations sur les mêmes pièces se préoccupent exclusivement des pièces et non des difficultés vaincues. Cette indifférence prive de la chaleur humaine dont on a toujours un peu besoin. Même l’homme le moins désireux de satisfactions d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière dont il s’y est pris pour le faire ; par là les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. » [24]
Vous sentez-vous vraiment incapable de répondre à l’appel de cette petite ouvrière ?