C. La recherche du bien des personnes
Les hommes politiques ne cessent de nous parler de la nécessité de construire ou de préserver un « vivre ensemble » qui apparaît, dans leurs discours, comme la valeur essentielle à établir et à respecter dans un monde où des systèmes de pensée très différents, des cultures de toutes origines cohabitent plus ou moins harmonieusement et le plus souvent entrent en conflit. Le conflit est aussi un risque et une réalité dans la vie de l’entreprise qui est une société qui rassemble des intérêts, des sensibilités, des conceptions de vie qui sont autant de sources potentielles de tensions et d’affrontements.
L’objectif essentiel de la société, de toute société et donc de l’entreprise, est-il de « vivre-ensemble », c’est-à-dire d’arriver à juxtaposer paisiblement des êtres nécessairement différents sans qu’ils engagent la lutte, cherchent à se mesurer, à s’imposer ?
« Vivre-ensemble » doit-il être l’idéal de tout rassemblement humain ?
L’expression est floue et n’est pas sans risque si on ne précise pas son sens. En politique, le dirigeant estimera que le respect de la loi démocratiquement établie est la garantie du vivre-ensemble surtout à une époque où les sociétés accueillent des gens de toutes cultures :
« Prendre conscience de la diversité ethnique et prendre des mesures pour que les individus puissent conserver leurs cultures vont de pair avec le respect et l’acceptation des principes constitutionnels et des valeurs communes d’une société. »[1]
Tel est le credo du multiculturalisme qui refuse de prendre en considération les valeurs ou les non-valeurs qu’une culture peut transporter. Comment dès lors communiquer sérieusement si nous vivons dans une diversité contenue et retenue par les lois de la cité ? En effet,
« Ne parler de culture qu’au pluriel, en effet, c’est refuser aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi. »[2]
De même dans l’entreprise, on estimera que le respect du règlement de travail concocté paritairement par les patrons et les organisations syndicales ou les ouvriers et employés garantira l’harmonie.
Au moins un auteur et non le moindre n’est pas d’accord avec cette vision largement répandue parce qu’il l’estime trop sommaire.
Le grand philosophe grec Aristote, si grand qu’il est surnommé le Philosophe, fait dans une de ses œuvres les plus importantes[3] cette remarque radicale :
« … ce n’est pas seulement en vue de vivre mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble… »
Et il ajoute :
« La vertu et le vice, voilà, au contraire, ce sur quoi ceux qui se soucient de bonne législation ont les yeux fixés. »
« … c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble. »
Aristote estime que la cité qui s’organise simplement en vue du vivre ensemble est une contrefaçon. La société (qu’elle soit politique ou économique) ne doit pas viser au vivre ensemble mais au bien vivre ensemble. C’est-à-dire qu’elle doit veiller à ce que l’on s’associe pour vivre en fonction du bien, du bien de chacun et de tous, ce qu’on appellera le « bien commun ». Ce bien existe-t-il ? Comment le définir ?
L’esprit contemporain, on l’a vu, est allergique à cette notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. L’éthique se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers. Elle est donc fluctuante.
Mais n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.
La réponse qui saute à l’esprit c’est que nous partageons tous une même valeur qui est notre humanité. Mais qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce qui spécifie la personne humaine ?
Il nous faut donc nous efforcer de bien comprendre ce qu’est l’homme.
Un vieil auteur [4]donnait ce conseil :
« Deviens ce que tu es quand tu l’auras appris » (Γένοι’ οἷος ἐσσὶ μαθών.)
Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique. Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature, φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » _μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre. _
Définir la nature humaine est une tâche inutile disent certains ! Ainsi, Jean-Paul Sartre affirme[5]:
« … il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. »
Un autre penseur athée conteste cette vision. Albert Camus[6], méditant, entre autres, l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine :
« Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui, appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête. »
Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.
Récemment, par exemple, le philosophe Luc Ferry[7], contestait l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[8]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte[9] à répondre[10] avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé » ». Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que nous pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre. Comme le dit Winston Smith, le personnage central du roman de George Orwell[11], 1984[12], personnage qui conteste le système totalitaire dans lequel il vit : « La liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. _Lorsque cela est accordé, le reste suit. »[13]
À cet endroit, se pose une question importante : la loi, la règle, la directive, que nous avons dites indispensables, s’opposent-elles à la liberté ?
Pour bien répondre à cette question, on peut réfléchir aux conditions nécessaires pour qu’un acte soit libre. En nous appuyant sur Aristote, nous pouvons proposer ce schéma :
L’acte libre suit le parcours des larges flèches. De la perception à l’intelligence en passant par la mémoire, de l’intelligence à la volonté qui rencontrera l’obstacle de passions mauvaises (en sombre) ou au contraire de passions positives (en vert) qui conduiront à l’acte libre. Les flèches minces indiquent des « courts-circuits ». Passant immédiatement de la perception à l’acte, nous parlerons de réflexe qui n’a rien d’un acte libre. Passant de la mémoire aux passions, nous sommes sujets à quelque conditionnement nourri de passions mauvaises et nous ne pouvons parler par la suite d’acte libre Un acte libre est nécessairement un acte intelligent.
La liberté donc s’acquiert au fur et à mesure que l’intelligence se forme, au fur et à mesure que la volonté s’affermit et que le tri s’opère entre les bonnes et les mauvaises passions. La liberté est donc le fruit de l’éducation dont le but est précisément de libérer la personne du réflexe irréfléchi et des conditionnements. Quant à l’autorité, comme l’étymologie le révèle, elle a pour vocation de faire grandir (augere) la liberté. Elle ne doit pas être confondue avec l’autoritarisme et toute forme de contrainte extérieure qu’on l’appelle despotisme, domination, oppression, tyrannie, joug, totalitarisme, etc..
Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[14] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc..? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran[15] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme…?
Précisément, intéressons-nous au Préambule de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme[16] qui reconnaît
« la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et […] leurs droits égaux et inaliénables… »
Si « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » (art. 1) c’est qu’ils sont tous de même nature, qu’ils sont tous essentiellement doués des mêmes caractères fondamentaux qui sont autant de valeurs partagées.
« La dignité humaine ne se fonde pas sur des données biologiques, mais si quelqu’un la possède, c’est en raison de son appartenance biologique à une famille d’êtres libres, car les relations de parenté sont en même temps des relations personnelles. »[17]
Dans le domaine professionnel qui nous intéresse particulièrement ici, cette dignité humaine inhérente à un être libre[18], implique
« que tout homme touché directement ou indirectement par des actions n’y soit jamais traité seulement comme moyen mais toujours en même temps comme fin. »[19]
Comment encore parler des droits de l’homme s’il n’y a pas entre eux une communauté essentielle ? De plus, ces droits universels reconnus égaux et inaliénables[20] sont présentés comme fondateurs et garants de la liberté face à l’injustice, à l’arbitraire, à la dictature. Comment pourraient-ils prétendre à l’universalité si les hommes qui les détiennent ne les détenaient pas tous, par nature, c’est-à-dire du simple fait d’être hommes ?
En fait, la « nature », l’essence définie n’agit pas en l’homme à la manière de l’instinct chez l’animal ainsi que le montre bien Pierre-Henri Simon[21]. Il constate que la plupart des écrivains du début du XXe siècle sont des humanistes et il essaie de définir cet humanisme. Il affirme :
« Il existe une nature humaine : […] la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. Sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver : un crime d’homme est inhumain ; en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire. Or -et c’est la seconde affirmation de l’humaniste - cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit : l’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête »[22]. Mais il reconnaît pour évaluer ses actes, une hiérarchie des valeurs, et les plus haut placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. La vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort : ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que, plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le Saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas seulement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie. »
La définition de l’homme que nous esquisserons plus loin, permet à chaque individu qui en prend conscience par son intelligence aidée, dans les meilleurs cas, éventuellement, par la culture ambiante, de savoir ce qu’il doit tâcher de réaliser en lui-même pour être vraiment humain et de plus en plus humain. Cet idéal découvert lui indique dans quelle direction se conduire, quelles sont les valeurs les plus importantes qui doivent baliser sa marche dans l’existence, valeurs attachées à ce que l’auteur appelle l’« esprit » : amour, justice, vérité, beauté. C’est à ce niveau-là que l’humanité prend son sens le plus précieux. Mais nous y reviendrons.
Disons encore que même si cette conception est héritée « de notre culture helléno-latine et chrétienne », comme le souligne l’auteur, cette double origine permet en principe à tout un chacun de se reconnaître dans cette description. En effet, précise encore Pierre-Henri Simon :
« …l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »
Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne[23] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.
Quand il décrit la nature de l’homme, Thomas d’Aquin parle[24] d' « inclinations » qui ne sont pas déterminantes comme l’est l’instinct chez l’animal. Ce sont des « aptitudes virtuelles » écrit un anthropologue contemporain[25]. Et un philosophe libéral contemporain, Damien Theillier[26] s’appuyant sur les travaux du psychologue canadien Steven Pinker (1954), qui fut professeur au Massaschusetts Institute of Technology puis à Harvard, n’hésite pas à parler aussi d'« invariants naturels et universels », d'« inclinations naturelles et universelles ».[27]
Quelles sont ces « inclinations » ?
Bien avant saint Thomas, Cicéron[28], sous l’influence des philosophes stoïciens[29], affirme l’existence d’une loi naturelle telle que définie :
« Il y a une loi vraie, droite raison, conforme à la nature, diffuse en tous, constante, éternelle, qui appelle à ce que nous devons faire en l’ordonnant, et qui détourne du mal qu’elle défend ; qui, cependant, si elle n’ordonne ni ne défend en vain aux bons, ne change ni par ses ordres, ni par ses défenses les méchants. Il est d’institution divine qu’on ne peut pas proposer d’abroger cette loi, et il n’est pas permis d’y déroger, et elle ne peut pas être abrogée en entier ; nous ne pouvons, par acte du sénat ou du peuple, dispenser d’obéir à cette loi ; il n’est pas à chercher un Sextus Aelius[30] comme commentateur ou interprète ; elle n’est pas autre à Rome ou à Athènes ; elle n’est pas autre aujourd’hui que demain ; mais loi une, et éternelle, et immuable, elle sera pour toutes nations et de tout temps ; elle sera comme dieu, un et universel, maître et chef de toutes choses : dieu qui est l’auteur de cette loi, qui l’a jugée, qui l’a portée ; qui ne lui obéira pas se fuira lui-même, et n’ayan pas tenu compte de la nature de l’homme, il s’infligera par cela même les peines les plus grandes, même s’il échappe à ces autres choses que les hommes considère comme des châtiments. »[31]
Il va tâcher de décrire cette loi inscrite en chacun[32]. Il relève les éléments qui composent la « beauté morale » et il précise : « qu’elle ait ou non l’approbation de la multitude, elle n’en est pas moins belle et le vrai bien, ne fût-il loué par personne, n’en est pas moins par nature digne d’éloge. » Manière de dire que cette beauté est innée et ne dépend pas de la reconnaissance publique ou de son ignorance. Dans l’homme, il souligne « l’instinct qui le porte à veiller sur sa vie et sur son propre corps » ; la raison logique qui le pousse à rechercher et poursuivre « le vrai » ; l’attachement « à une communauté de vie et de langage » ; la sensibilité « à la beauté des choses visibles… » ; la capacité de ne pas s’abandonner « même en pensée à l’appétit sensuel ».
Nous ne sommes pas loin de saint Thomas[33] et de ses « inclinations naturelles » : la première citée, parce qu’elle est le fondement des autres, est l’inclination au bien ; suivent l’inclination à la conservation de l’être, l’inclination sexuelle et la transmission de la vie ; l’inclination à la vérité et l’inclination à la vie en société.
C’est peu, diront certains, mais, dans un premier temps, cela suffit pour affirmer l’existence d’une nature humaine et faire barrage à toute une série d’idéologies qui veulent faire fi de ces réalités et aboutissent logiquement à une forme ou l’autre de déshumanisation.
Sur cette base, nous pouvons approfondir notre recherche et enfin mettre à jours des caractéristiques utiles dans l’organisation du travail et de l’entreprise.